Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/33

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 337-343).

TRENTE-TROISIÈME RUNO

sommaire.
Kullervo mène paître les vaches. — Il se lamente sur sa destinée. — L’heure de son repas étant arrivée, il tire de sa besace le pain préparé par la femme d’Ilmarinen. — Son couteau se brise contre la pierre qu’elle y avait cachée. — Colère de Kullervo. — Il jure de se venger. — La corneille lui en suggère les moyens. — Il change les vaches en loups et en ours, et revient à la maison avec cet étrange troupeau. — La femme d’Ilmarinen se rend dans l’étable pour traire ses vaches, et devient la proie des loups et des ours.


Kullervo, fils de Kalervo, mit ses provisions dans sa besace et poussa les vaches d’Ilmarinen à travers les marais et les arides bruyères. Il marchait solitaire et disait :

« Malheur à moi, pauvre garçon ! Malheur à moi, infortuné ! Où en suis-je venu, misérable ! Quelle tâche de paresseux m’a-t-on imposée ? Il faut que je garde ces laides vaches, que je fasse paître ces veaux stupides : il faut que j’erre à travers des marais sans fin, des landes escarpées et difficiles ! »

Il s’assit sur une motte de terre, dans un lieu exposé au soleil, et se mit à chanter d’une voix retentissante :

« Répands ta lumière, à soleil divin, répands ta chaleur, ô globe de Jumala, sur le berger du forgeron, sur le pauvre garçon des pâturages, mais non sur la maison d’Ilmarinen, ni, surtout, sur ma nouvelle maîtresse ! La vie est douce pour cette femme : elle se coupe des tranches de pain de froment, elle se nourrit de gâteaux grassement frottés de beurre. Le berger, au contraire, n’a à ronger que du pain sec, de la croûte dure ; parfois même, il doit se contenter d’une galette d’orge mêlée de son, de paille ou d’écorce de bouleau[1]. S’il a soif, il exprime l’eau de la vase des marais, ou de la motte de gazon des prairies.

« Ô soleil, incline à l’occident ton orbe splendide ; jour divin, précipite ta course, descends dans les profondeurs des bois de sapin, des bouquets de bruyères, des humbles aulnes ; ramène, enfin, le berger à la maison du maître, afin qu’il y goûte le beurre délicieux, qu’il y mange le pain frais, qu’il y savoure le gâteau encore chaud ! »

Mais, tandis que le berger se lamentait, tandis que le fils de Kalervo chantait ses tristes chants, la femme d’Ilmarinen avait déjà goûté le beurre délicieux, mangé le pain frais, savouré le gâteau encore chaud. Et elle prépara pour le berger une bouillie à l’eau, un plat de choux froids, dont ses chiens avaient léché la graisse, dont Musti[2] avait fait son dîner, dont Merkki[3] s’était rassasié, dont Halli[4] avait rempli son ventre.

Le serin chanta du fond des bocages verts, le gracieux oiseau fit entendre sa voix du fond des buissons :

« Il serait temps que l’esclave prît sa nourriture, que l’orphelin donnât satisfaction à sa faim ! »

Kullervo, fils de Kalervo, regardait s’allonger l’ombre du soir. Il prit la parole et il dit :

« Oui, il serait temps de manger, de commencer son repas, de voir ce qu’il y a au fond de cette besace ! »

Et il conduisit son troupeau au milieu des bruyères pour qu’il pût s’y reposer. Puis il s’assit sur une touffe de frais gazon ; il détacha sa besace de son épaule et en tira le pain que la femme du forgeron y avait placé. Il l’examina dans tous les sens et il dit :

« Beaucoup de pains ont une belle apparence ; la croûte en est lisse et brillante ; mais l’intérieur en est fait d’écorce de bouleau et ne renferme que des bourriers[5]. »

Et il tira son couteau de sa gaîne pour couper le pain. Le couteau heurta violemment contre la pierre, la lame aiguë fléchit et vola en éclats.

Kullervo, fils de Kalervo, regarda tristement la lame brisée et versa des larmes amères.

« Ce couteau était mon seul frère, sa lame mon seul amour. Je l’avais reçu jadis de mon père ; l’auteur de mes jours me l’avait donné. Et le voilà brisé, brisé contre la pierre, que ma perfide et ma misérable maîtresse avait cachée dans mon pain[6] !

« Comment me vengerai-je de cette femme ? Comment ferai-je expier à l’infâme son mépris insolent, ses dons trompeurs ? »

La corneille chanta, du fond du bois, elle dit de sa voix rauque : « Ah ! pauvre infortuné, beau bijou d’or, fils unique de Kalervo, pourquoi es-tu si triste, si désolé dans ton âme ? Coupe une branche dans les jeunes arbrisseaux, une verge de bouleau dans la forêt, et chasse les jambes crochues au fond du marais, disperse les vaches à travers la mousse humide ; livres-en une moitié aux loups, l’autre moitié aux ours.

« Oui, rassemble tous les loups et tous les ours ; change Pienikki[7] en loup, Kyyttä[8] en ours, et ramène-les à l’étable. Ainsi tu te vengeras du mépris de la femme, ainsi tu lui feras expier ses rires insolents et ses moqueries. »

Kullervo, fils de Kalervo, dit :

« Attends, attends, vile prostituée de Hiisi[9] ! Si je pleure le couteau de mon père, tu pleureras peut-être aussi, toi-même, les vaches que tu viendras traire ! »

Et il coupa une branche dans les jeunes arbrisseaux, une branche de genévrier ; et il chassa les jambes crochues au fond du marais, il dispersa les taureaux à travers les bois ; il en livra une moitié à la voracité des loups, l’autre moitié à la voracité des ours. Puis, il changea Pienikki en loup, Kyyttä en ours, et se forma ainsi un nouveau troupeau.

Le soleil s’inclinait à l’occident, le soir approchait, couronnant d’ombres la cime des pins, et précipitant l’heure de traire les vaches.

Kullervo, fils de Kalervo, le rude et misérable berger, se dirigea vers la maison d’Ilmarinen, avec son troupeau de loups, avec son troupeau d’ours ; et, pendant la route, il les instruisait de ce qu’ils devraient faire : « Vous vous jetterez sur ma maîtresse et vous lui dévorerez la cuisse, vous lui arracherez la moitié de la jambe, lorsqu’elle viendra pour vous voir, lorsqu’elle se baissera pour vous traire. »

Et il se fit une corne de berger avec l’os d’une vache, avec la corne d’un taureau, l’os de Tuomikki[10], la jambe de Kirjo[11] ; et il souffla avec force dans l’instrument ; et il en tira des sons joyeux, lorsqu’il ne fut plus qu’à trois pas, qu’à six pas de la colline sur laquelle était située la maison de son maître.

La femme d’Ilmarinen, la belle femme du forgeron, soupirait avec impatience, après le lait frais, après le beurre d’or. Elle entendit retentir du fond du marais, des bords de la plaine lointaine les joyeux sons de la corne du berger. Elle éleva la voix et elle dit : « Maintenant, ô Dieu, sois béni ! la corne résonne, le berger arrive. Mais, où l’esclave a-t-il trouvé une corne capable de rendre des sons aussi joyeux, aussi éclatants ? Ils me déchirent les oreilles, ils me fendent la tête. »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit : « L’esclave a trouvé la corne dans le marais, il l’a tirée de la mousse fangeuse. Mais, voici que le troupeau approche : hâte-toi d’allumer le feu et de venir traire tes vaches ! »

La femme d’Ilmarinen dit à sa vieille mère : « Va toi-même, chère mère, traire les vaches, va prendre soin du troupeau ; il faut que je reste ici à lui préparer sa pâtée. »

Kullervo, fils de Kalervo, dit : « Jadis une bonne maîtresse de maison, une habile ménagère trayait toujours elle-même ses vaches et prenait soin de son troupeau. »

La femme d’Ilmarinen alluma donc le feu, et se rendit dans l’étable pour traire les vaches. Elle jeta un regard sur le troupeau, elle l’examina avec soin, et elle dit : « Les bêtes sont belles à voir ; leur toison est lisse comme celle du lynx, leur duvet est fin comme celui de la brebis des bois ; leurs mamelles sont gonflées et riches de lait. »

Et elle se baissa pour les traire ; elle fit jaillir le lait une fois, elle le fit jaillir deux fois ; mais, au moment où elle pressait la mamelle pour la troisième fois, le loup se précipita sur elle, l’ours l’assaillit avec violence ; le loup lui arracha la mâchoire, l’ours lui dévora la moitié de la jambe et lui enleva le talon.

Ainsi Kullervo, fils de Kalervo, se vengea du mépris de la femme d’Ilmarinen ; ainsi Kullervo punit la méchanceté de sa perfide maîtresse.

L’orgueilleuse épouse d’Ilmarinen fondit en larmes amères, et dit avec angoisse : « Tu as commis une infamie, misérable berger, en amenant un troupeau d’ours dans mon étable, un troupeau de loups dans ma maison. »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit : « Si le misérable berger a commis une infamie, qu’as-tu donc fait, toi, misérable maîtresse, en me préparant un gâteau de pierre, en me pétrissant un pain de rocher ? Mon couteau s’est ébrèché contre la pierre, il s’est brisé contre le rocher, le couteau, seul héritage que j’avais reçu de mon père, le couteau qui avait appartenu à ma famille. »

La femme d’Ilmarinen dit : « Ah ! berger, cher berger, reprends les paroles que tu as prononcées ; rappelle à toi tes ensorcellements ; délivre-moi des dents du loup, des griffes de l’ours ! Je te parerai de beaux vêtements, je te nourrirai de beurre et de froment, je t’abreuverai de lait frais, je t’entretiendrai pendant un an, pendant deux ans, sans exiger de toi aucun travail.

« Si tu ne te hâtes de me délivrer, je sens que je vais bientôt mourir, que je vais être changée en poussière. »

Kullervo, fils de Kalervo, répondit : « Ah ! puisses-tu mourir ! Ce sera justice ! Ce sera un bonheur que tu sois réduite au néant ! La terre héberge ceux qui ne sont plus ; la sépulture abrite les morts ; les plus grands y trouvent une place, les plus fiers peuvent s’y reposer[12]. »

La femme d’Ilmarinen dit : « Ô Ukko, dieu suprême entre tous les dieux, viens ici avec ton plus grand arc, ton meilleur arc ! Arme-le d’un trait rapide comme l’éclair, d’un trait de cuivre brun à la pointe d’acier, et tire sur le fils de Kalervo ; transperce la chair épaisse de son épaule, renverse-le par terre, égorge l’homme misérable ! »

Kullervo, fils de Kalervo, dit : « Ô Ukko, dieu suprême entre tous les dieux, ce n’est point sur moi que tu dois tirer, c’est sur la femme d’Ilmarinen. Abats la méchante créature, de manière à ce qu’elle ne puisse plus changer de place, à ce qu’elle demeure éternellement immobile ! »

Et la femme d’Ilmarinen, l’orgueilleuse épouse du forgeron, tomba morte ; elle tomba comme un panier d’ordures, devant sa maison, devant le seuil de son étroite demeure.

Tel fut le moment suprême de la jeune femme, telle fut la fin de la belle épouse, de celle qu’Ilmarinen avait recherchée pendant si longtemps et avec tant d’ardeur, de celle que le célèbre forgeron avait implorée pendant six ans, afin qu’elle devînt, pour toute sa vie la joie de ses jours, la plus haute gloire de son nom.

  1. Voir Vingt-troisième Runo, note 32.
  2. Nom de chien.
  3. Nom de chien.
  4. Nom de chien.
  5. Proverbe finnois.
  6. « Yks’oli veitsi veikkoutta,
    « Yksi rauta rakkauta,
    « Isän saamoa eloa,
    « Vahemman varustamata,
    « Senki katkaisin kivehen,
    « Karahutin kalliohon,
    « Leipahan pahan emannän,
    « Pahan vaimon paistamahan. »

  7. Nom de vache.
  8. Nom de vache.
  9. Voir Sixième Runo, note 3.
  10. Nom de vache.
  11. Nom de vache.
  12. « Kun on kuollet, kuolkosipa,
    « Kaotkosi, kun kaonnet !
    « Sia on maassa mennehillä,
    « Kalmassa kaonnehilla,
    « Maata mahtavaisimmanki,
    « Leveimmänki leväta. »