Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/32

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 327-336).

TRENTE-DEUXIÈME RUNO

sommaire.
La femme d’Ilmarinen se décide à employer Kullervo pour garder son troupeau. — Elle lui prépare un pain dans la pâte duquel elle cache une pierre, le met dans sa besace et lui ordonne de conduire les bêtes au pâturage. — Au moment où il part, elle se livre à une foule d’invocations et de conjurations, pour écarter les dangers qui pourraient fondre sur le troupeau confié à la garde de Kullervo.

Kullervo, fils de Kalervo, Kullervo, le jeune homme aux bas bleus, à la blonde chevelure, à la belle chaussure, demanda au forgeron Ilmarinen de l’ouvrage pour le soir, à la femme du forgeron de l’ouvrage pour le matin.

« Qu’on me dise, maintenant, à quoi il faut m’occuper, qu’on m’indique ce que je dois faire ! »

La femme du forgeron chercha, dans son esprit, à quoi le nouvel esclave, l’homme acheté pouvait être utile. Elle résolut d’en faire un gardeur de troupeaux. Et la méchante créature prépara un grand pain. Elle le pétrit de froment au-dessus, d’avoine au-dessous ; mais, au milieu, elle cacha une pierre.

Puis, elle le trempa dans du petit lait, le frotta de beurre, et, le donnant à Kullervo, elle lui dit : « Tu ne toucheras à ce pain que lorsque tu auras conduit le troupeau dans le bois. »

Et la femme du forgeron fit partir les bêtes pour le pâturage, et elle éleva la voix, et elle dit :

« J’envoie mes vaches dans le bois touffu, les donneuses de lait au milieu des forêts défrichées, les bêtes aux cornes recourbées parmi les peupliers et les bouleaux. Je les envoie pour qu’elles grandissent et qu’elles engraissent dans ces champs riches de verdure, dans ces forêts de sapins à la couronne d’or, dans ces vastes espaces brillants comme l’argent.

« Veille sur elles, ô bon Jumala, protége-les, ô créateur immuable ; éloigne de leurs pas tous les dangers, et conduis-les à travers des voies sûres et libres de douleurs.

« Ainsi que tu les gardes dans l’étable, garde-les sous le ciel libre. Remplace auprès d’elles leur maîtresse, et fais qu’elles embellissent, qu’elles prospèrent, pour la joie de ceux qui les aiment, pour la confusion de ceux qui leur souhaitent du mal.

« Et si mes bergers sont trop mauvais, si mes pâturages sont trop maigres, charge une branche d’osier de garder le troupeau, un bouquet d’aulne de le contenir, un rameau de coudrier de le rassembler, une verge de putier de le ramener à l’étable, sans que la maîtresse de maison ait besoin d’aller à sa rencontre, sans que les serviteurs doivent en prendre souci[1].

« Et si l’osier refuse de garder le troupeau, si le coudrier ne veut pas le rassembler, ni l’aulne veiller sur lui, ni le putier le ramener à l’étable, donne-lui, ô Jumala, d’autres gardiens ; confie-le aux filles de la nature[2] ! N’as-tu pas mille jeunes filles, mille servantes qui obéissent à ta voix ? Ne disposes-tu pas de tous les êtres qui vivent sous la voûte de l’air, des vierges bienfaisantes issues de Luonto[3] ?

« Ô Suvetar[4], belle femme, Etelätär[5], mère de la nature, Hongatar[6], douce matrone, Katajatar[7], belle vierge, Pihlajatar[8], tendre jeune fille, Tuometar[9], fille de Tapio[10], accourez toutes prendre soin de mon troupeau ! Veillez sur lui durant ce bel été, durant ces jours où les feuilles couvrent les arbres et bruissent dans leurs branches, où le gazon orne la terre de sa verdure !

« Suvetar, belle femme, Etelätär, mère de la nature, étendez votre voile aux fins plis, déployez votre tablier sur mon troupeau, afin de le protéger contre le vent glacé, contre la pluie battante.

« Chassez loin de lui tout fléau, détournez-le des chemins du malheur, des marais humides, des rivières bondissantes, des trous profonds, afin qu’il ne tombe point dans l’angoisse, qu’il ne soit exposé à aucun danger sans la volonté de Jumala, sans l’ordre du Bienheureux[11] !

« Faites résonner la corne du pasteur, des régions les plus reculées, la corne de miel, des hauteurs du ciel, la corne d’hydromel[12], des profondeurs de la terre, et qu’à ces sons joyeux, les collines se revêtent de fleurs, les bruyères s’embellissent, les lisières des bois se parent de doux feuillage, les marais distillent un miel pur, la bière[13] croisse aux bords des ruisseaux !

« Rassasiez ensuite mon troupeau, nourrissez-le de miel suave, donnez-lui les fleurs qui germent au cœur des fontaines, les fleurs qui s’épanouissent près des cataractes bruyantes, des sources bondissantes, des fleuves impétueux, les fleurs qui s’élèvent sur les collines d’or, au milieu des bosquets d’argent !

« Creusez un puits d’or de chaque côté du pâturage, afin que mon troupeau s’y abreuve, et que de ses mamelles remplies de la douce séve, le lait s’échappe comme un torrent, même sous la pression d’une main jalouse et ennemie, sans aller se perdre dans les entrailles de Mana[14] !

« Ô Suvetar, belle femme, Etelätär, mère de la nature, accourez, vous aussi ; rassasiez mes vaches bien-aimées, gonflez leurs mamelles de lait nouveau, de lait extrait du suc des fleurs, du miel des gazons, de la séve, des arbres, du sein des vierges qui habitent dans les nuages, afin qu’elles se présentent en bon état à la jeune fille chargée de les traire !

« Lève-toi de ton humide demeure, ô vierge des sources murmurantes, vierge au teint rose et frais ; prends de l’eau dans tes réservoirs et lave le troupeau, embellis les vaches, avant que leur maîtresse, leur sévère maîtresse vienne les visiter !

« Ô Mielikki[15], reine des forêts, mère des troupeaux, aux larges mains, envoie une de tes plus grandes, de tes meilleures servantes, afin qu’elle garde mes bêtes, qu’elle prenne soin de mon troupeau pendant ce long été, ces jours d’ardente chaleur que nous a donnés Jumala, le dieu riche en grâces !

« Tellervo, fille de Tapio, vierge des bois à la face obtuse, à la belle chevelure d’or, à la robe de lin moelleux, toi qui gardes les troupeaux dans la douce Metsola [16], dans la vigilante Tapiola[17], prends soin de mes vaches, avec tes belles mains, avec tes jolis doigts ; lisse leur peau de manière à ce qu’elle soit aussi polie que la toison du lynx ou de la brebis des forêts, aussi luisante que l’écaille des poissons de la mer ; oui, fais cela vers la chute du jour, et ramène les superbes bêtes à leur maîtresse, les flancs chargés d’un lait abondant et écumeux !

« Nyyrikki[18], fils de Tapio, au manteau bleu, abats les hauts sapins, les pins à la riche couronne ; étends-les, comme des ponts, sur les endroits fangeux, sur les passages escarpés, sur les marais humides, sur les gazons mouvants ; et, à travers cette voie nouvelle, conduis les cornes recourbées, les pieds fendus, en les préservant de tout accident et de toute chute !

« Si le troupeau refuse de marcher, s’il ne veut point reprendre le chemin de l’étable, alors que tombe la nuit, ô Pihlajatar, belle jeune fille, Katajatar, douce vierge, coupez une verge de bouleau dans le bois, une baguette de sorbier, derrière le château de Tapio, la montagne de Tuomi, et chassez les vaches rebelles vers leur demeure. Il faut qu’elles y soient rentrées à l’heure où l’on chauffe le bain.

« Ô bel Otso[19], pomme des bois, aux pieds ruisselant de miel, faisons ensemble un pacte, un traité de paix pour toute notre vie. Jure-moi de ne point attaquer les jambes recourbées, de ne point écraser les donneuses de lait durant ces jours d’été brûlant que nous envoie le Créateur !

« Quand tu entendras résonner leur clochette ou retentir la corne du berger, retire-toi dans ton repaire de mousse, ou bien gagne les collines les plus éloignées !

« Otso, mon unique bien-aimé, mon doux pied de miel, je ne te défends point d’errer alentour de mon troupeau, ni même de t’en approcher ; mais garde-toi de le toucher avec ta langue, de le saisir avec ta bouche, de le déchirer avec tes dents, de le mettre en pièces avec tes griffes !

« Évite les pâturages, glisse-toi secrètement le long des champs de lait, détourne-toi des lieux où résonnent les clochettes, où le berger fait entendre sa voix ! Si le troupeau est dans la prairie, gagne le marais ; s’il vient dans le marais, fuis vers le bois : s’il gravit la colline, descends-la ; s’il la descend, remonte-la ; s’il se répand dans la forêt défrichée, tourne tes pas du côté de la forêt vierge ; s’il t’y rejoint, cède-lui de nouveau la place et va prendre la sienne[20] ! Marche comme le coucou d’or, vole comme la colombe d’argent, glisse comme la lotte ou le lavaret ; cache tes griffes dans ta toison, tes dents dans leurs gencives, afin que le troupeau n’éprouve aucun dommage et échappe au malheur !

« Oui, laisse le troupeau errer en paix à travers les mousses et les bruyères, les landes et les marais, et garde-toi d’y toucher, si légèrement que ce soit !

« Rappelle-toi le serment que tu as fait jadis, près du torrent de Tuonela[21], de la cataracte mugissante de Kynsi, aux pieds du grand Jumala ! Il te fut permis alors de visiter deux fois, pendant l’été, les lieux où résonnent les clochettes, mais non d’y commettre le mal et de t’y signaler par une œuvre honteuse !

« Si la rage s’empare de toi, si tes dents aspirent à dévorer, va exercer tes ravages dans les bois, au milieu des bouleaux et des sapins ; arrache les jeunes arbrisseaux, les tendres plantes, les frais rameaux chargés de baies !

« Et s’il te faut rassasier ta faim, mange les champignons sauvages, dévaste les nids de fourmis, ronge les racines des roseaux, les blocs de miel de Metsola, mais épargne mes pâturages, épargne l’herbe destinée à nourrir mon troupeau !

« Les vastes chaudières d’hydromel de Metsola ont cessé de fermenter sur les collines d’or, sur les montagnes d’argent. Là, il y a de quoi assouvir le vorace, sans que la nourriture vienne jamais à manquer, sans que le breuvage diminue.

« Ainsi donc, c’est entre nous un pacte, un traité de paix éternel. Nous vivrons en parfait accord pendant tout l’été, nous aurons les mêmes champs à fréquenter ; seulement, nos provisions de voyage seront différentes.

« Si ton instinct te pousse au combat, si tu veux vivre absolument en guerre, eh bien ! nous nous battrons pendant l’hiver, alors que la neige couvrira au loin les plaines. Mais, dès que l’été renaîtra, que les bruyères fleuriront, que les ruisseaux feront entendre leur frais murmure, garde-toi, oui, garde-toi d’approcher de mes pâturages, de ces champs où j’aurai conduit mon troupeau !

« Et si tu ne tiens pas compte de ma défense, si tu envahis les lieux que je t’interdis, on te chassera sans merci. Les chasseurs que leurs travaux retiendraient chez eux seront remplacés par des femmes puissantes, par des maîtresses de maison expérimentées. Elles bouleverseront tes chemins, elles te les rendront si difficiles que, malgré ton humeur sauvage, tu ne pourras faire aucun mal sans la volonté du Très-Haut, sans la permission du Bienheureux.

« Ô Ukko[22], dieu suprême entre tous les dieux, lorsque tu entendras s’approcher le grave[23], change aussitôt la forme de mon troupeau. Oui, change mes vaches en blocs de pierre, change mes belles donneuses de lait en troncs d’arbre, lorsque le monstre apparaîtra dans la plaine, lorsque l’homme fort se mettra en mouvement !

« Ah ! si moi-même j’étais Otso, si je marchais, semblable aux pieds de miel, je ne viendrais pas toujours me dorloter aux genoux des femmes. Il est d’ailleurs d’autres champs, il est, au loin, d’autres pâturages où le paresseux, l’homme sans travail peut aller folâtrer à l’aise. Va donc, aussi vite que tes jambes te le permettront, au milieu de ces bruyères bleues, de ces vastes landes sauvages !

« Oui, il est des plaines onduleuses que tu peux visiter, des landes sablonneuses où tu peux prendre tes ébats. Là, les chemins sont vraiment faits pour toi. Oui, va vers les rivages de la mer, vers les limites extrêmes de Pohja, vers les vastes déserts de Laponie. Tu y vivras bien et agréablement, tu y passeras l’été et l’automne, sans y être exposé à aucun dommage !

« Mais, s’il ne te plaît pas de te rendre dans ces régions, prends le sentier qui te conduira aux landes ténébreuses de Tuonela[24], aux bois chevelus de Kalma[25] ! Tu y trouveras aussi de vastes marais, d’immenses bruyères à parcourir, et des vaches maigres, et des vaches grasses et succulentes !

« Ô bois cléments, ô doux bocages, et toi, sombre désert, soyez-moi propices ! Vivez en paix avec mes troupeaux, en bonne harmonie avec les jambes crochues, durant ces longs jours d’été, cet été brûlant du Créateur !

« Ô Kuippana[26], roi des bois, dieu tutélaire des forêts, à la barbe grise, retiens tes chiens sous ta garde ! Glisse un ver dans l’un de leurs naseaux, une baie dans l’autre, afin qu’ils ignorent la direction du vent et qu’ils ne reconnaissent point la piste de mes bêtes ! Mets sur leurs yeux un bandeau de soie, un bandeau autour de leurs oreilles, afin qu’ils ne voient point mon troupeau bondir, qu’ils n’entendent point le bruit de ses pas[27] !

« Et si cela ne suffit point, si ces précautions ne sont point assez efficaces, interdis à ton fils[28] l’accès de mes pâturages ! Cache tes chiens dans une caverne, enchaîne-les avec des chaînes d’or, des chaînes d’argent, de manière à ce qu’ils ne puissent sortir pour commettre le mal et se livrer à des œuvres honteuses !

« Et si cela ne suffit point encore, si ces précautions ne sont pas assez efficaces, ô Ukko, dieu suprême, écoute mes paroles d’or, écoute mon ardente prière ! Fixe un lien de sorbier autour des museaux plats ; si le lien de sorbier ne tient pas, remplace-le par une bande de cuivre ; si la bande de cuivre se brise, remplace-la par une bande de fer ; si la bande de fer n’est pas assez solide, fais une muselière en or, et attache-la de manière à ce que la bouche ne puisse s’ouvrir, à ce que les deux mâchoires ne puissent se séparer, sans être déchirées par l’acier, ensanglantées par la hache. »

Alors, la femme d’Ilmarinen, l’orgueilleuse épouse du grand forgeron, chassa son troupeau hors de l’enclos de sa maison, et elle ordonna au berger de le mener paître, à l’esclave de le garder fidèlement.

  1. C’est-à-dire arme-toi d’une verge d’osier, de genévrier, etc., pour chasser le troupeau vers l’étable.
  2. Voir Deuxième Runo, note 19.
  3. Voir Première Runo, note 18.
  4. De Suvi, été, déesse des bois.
  5. De Etela, Sud, déesse des vents du Sud.
  6. De Honka, pin, déesse des pins.
  7. De Kataja, genevrier, déesse des genevriers.
  8. De Pihlaja, sorbier, déesse des sorbiers.
  9. De Tuomi, putier, déesse des putiers.
  10. Voir Quatorzième Runo, note 2.
  11. Cette épithète, que les runot appliquent assez souvent à Jumala, est remarquable.
  12. C’est-à-dire la corne dont le son a la douceur du miel, la limpidité de l’hydromel.
  13. L’orge et le houblon.
  14. Voir Quatrième Runo, note 15.
  15. Voir Quatorzième Runo, note 3.
  16. Voir Quatorzième Runo, note 7.
  17. Voir Quinzième Runo, note 9.
  18. Voir le début de la Quatorzième Runo.
  19. Otso veut dire proprement front. Les Finnois donnaient ce surnom à l’ours, à cause de son large front. C’était à leurs yeux l’animal le plus redouté. De là ces invocations étranges (otsonvaroittusanat) dont il est l’objet. On l’appelle aussi pied de miel, à cause du goût prononcé que l’ours a pour le miel.
  20. « Otsoseni, ainoiseni,
    « Mesikämmen kaunoiseni !
    « En sua kiella kiertämastä,
    « Euka kaymasta epeä,
    « Kiellän kielen koskemasta,
    « Suun ruman rupeamasta,
    « Hampahin hajottamosta,
    « Kammenin käpyämästa.
    « Kayös kaarteu karjamaita,
    « Piiten piima-kankahia,
    « Kierten kellojen remua,
    « Aantä painenen paeten !
    « Kousa on karja kankahalla,
    « Sina suolle soiverraite ;
    « Kun karja solahti suolle,
    « Silloin korpehen kokeos,
    « Karjan kayessä makeä
    « Astu sie maen alatse
    « Mene sie makeä myöten,
    « Astuessansa aholle
    « Sinä viere viiakkoa,
    « Viiakkoa vierressansä
    « Sina astuos ahoa ! »

  21. Voir Quatrième Runo, note 16.
  22. Voir Première Runo, note 20.
  23. L’ours est ainsi qualifié à cause de son air sombre et réfléchi.
  24. Voir Quatrième Runo, note 16.
  25. Voir Neuvième Runo, note 6.
  26. L’homme au long cou, le même que Tapio, auquel la mythologie finnoise prête une taille géante.
  27. « Kuippana metsän Kuningas,
    « Metsan hippa halliparta,
    « Korjaele korri si,
    « Raivaele rakkiasi !
    « Pista sieni sieramehen,
    « Toisehen omena-marja,
    « Jott’ei henki haisahtele,
    « Tuuhahtele kaijan tuuhku !
    « Silmat silkilla sitele,
    « Korvat käari kaarehellä,
    « Jott’ei kuule kulkevia,
    « Ei nae kavelevia ! »

  28. Le chien.