Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/31

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 319-326).

TRENTE ET UNIÈME RUNO.

sommaire.
Lutte sanglante entre Kalervo et Untamo. — Kalervo est vaincu et toute son habitation réduite en cendres. — Kullervo, fils de Kalervo, vient au monde à la suite de ce désastre et jure de le venger. — Untamo le fait élever, puis lui confie plusieurs tâches que Kullervo remplit d’une façon insensée. — Untamo renonce à se servir de lui, et le transporte en Karélie, où il le vend au forgeron Ilmarinen.


Une mère élevait plusieurs colombes ; elle nourrissait une troupe de cygnes[1]. Elle laissa les colombes dans l’enclos de sa maison, mais elle conduisit les cygnes au bord d’un fleuve. Vint un aigle qui les enleva dans les nues ; vint un épervier qui les dispersa. Et l’oiseau ailé en porta un en Karjala[2], un autre en Wenäjä[3], quant au troisième, il le ramena à la maison maternelle,

Celui qui fut porté en Wenäjä devint un habile marchand ; celui qui fut porté en Karjala devint le célèbre Kalervo[4] ; celui qui fut ramené à la maison maternelle devint le sombre Untamo[5], fléau de son père, désespoir de sa mère.

Untamo jeta son filet dans l’étang de Kalervo. Kalervo visita le filet et prit tout le poisson qui s’y trouvait. Alors, Untamo, l’homme méchant, entra en fureur. Il s’escrima avec les doigts, il attaqua avec les poings, il livra bataille pour le ventre d’un poisson, pour une perche en frai.

Ainsi luttèrent Kalervo et Untamo, mais nul ne fut vainqueur : si l’un portait un coup, l’autre le lui rendait aussitôt.

Deux jours, trois jours après cette querelle, Kalervo sema son avoine derrière la maison d’Untamo.

La fière brebis d’Untamo mangea l’avoine de Kalervo ; le chien farouche de Kalervo dévora la brebis d’Untamo.

Untamo entra de nouveau en fureur et vociféra des menaces de mort contre Kalervo, contre son propre frère. Il jura d’abattre sa maison, d’y massacrer les grands et les petits, d’en exterminer tous les habitants et de la brûler jusqu’à la cendre.

Et il arma ses hommes : il donna aux forts des glaives, aux faibles et aux enfants des épieux, et il marcha à un combat sanglant, à une guerre sans merci, contre le fils de sa mère.

La belle-mère de Kalervo, la superbe femme, était assise près d’une fenêtre, regardant vers la plaine. Elle ouvrit la bouche, et elle dit : « Est-ce une épaisse fumée ou un sombre nuage qui s’élève là-bas, de l’autre côté du champ, à l’ouverture du nouveau chemin ? »

Ce n’était ni une épaisse fumée, ni un sombre nuage ; c’étaient les guerriers d’Untamo se précipitant au combat. Déjà, ils sont arrivés. Le glaive brille à leur flanc. Ils taillent en pièces la troupe de Kalervo, massacrent la grande race, brûlent son habitation et la rasent au niveau du sol aride.

Une seule femme échappa au désastre, une femme portant un enfant dans son sein. Les guerriers d’Untamo l’emmenèrent avec eux, pour l’employer à mettre en ordre sa maison, à balayer les ordures de sa chambre.

Et quand un peu de temps se fut écoulé, la malheureuse femme mit au monde un fils. Quel nom fut donné à ce fils ? Sa mère l’appela Kullervo[6], mais Untamo l’appela Sotjalo[7].

On coucha le petit enfant, le pauvre orphelin, dans un berceau.

Puis on le berça pendant un jour, pendant deux jours. Le troisième jour, l’enfant agita tout à coup ses pieds et se roidit de tous ses membres. Il déchira son maillot, se dressa sur sa couverture, brisa son berceau de bois de tilleul et mit ses langes en pièces.

Ainsi, l’on reconnut que la vigueur lui était venue, qu’une séve puissante bouillonnait dans ses veines. Untamo commença à espérer qu’il deviendrait un homme d’une grande sagesse, un fier et indomptable héros, un esclave[8] valant plus de cent, plus de mille esclaves.

Mais, au bout de deux mois, au bout de trois mois. lorsqu’il n’était encore pas plus haut que le genou, l’enfant se mit à songer en lui-même et dit : « Si je devenais un peu plus grand, si mon corps prenait un peu plus de force, je vengerais les douleurs de mon père, les angoisses de ma mère ! »

Untamo entendit ces paroles, et il dit : « Cet enfant sera le fléau de ma race ; Kalervo revit en lui. »

Et les hommes et les femmes tinrent conseil. Ils se demandèrent où ils pourraient transporter l’enfant, où ils pourraient l’exposer à une mort certaine.

On l’enferma dans un tonneau, et on roula le tonneau dans la mer, au milieu des flots orageux.

Deux nuits, trois nuits s’écoulèrent. On alla voir si l’enfant était noyé, s’il était mort dans le tonneau.

L’enfant n’était point noyé, l’enfant n’était point mort dans le tonneau. Échappé de sa prison, il se balançait tranquillement sur les vagues, tenant dans ses mains une ligne, au manche de cuivre, au fil de soie. Il pêchait le poisson et sondait les profondeurs de la mer. La mer a assez d’eau pour remplir deux coupes, et si on la mesurait bien rigoureusement, elle en fournirait peut-être encore assez pour une troisième[9].

Untamo se dit de nouveau : « Où faudra-t-il donc transporter ce garçon ? Où trouvera-t-il sa perte certaine ? Où rencontrera-t-il le coup de la mort ? »

Il ordonna à ses esclaves de rassembler une grande quantité de bouleaux hauts et durs, de sapins chevelus, de vieux pins résineux, afin de brûler le garçon, d’exterminer Kullervo.

Les arbres furent rassemblés, les bouleaux hauts et durs, les sapins chevelus, les vieux pins résineux. On y ajouta encore mille traîneaux d’écorce, cent brasses de jeunes rameaux ; et, quand le bûcher fut allumé, quand la flamme s’en élança furieuse, on y jeta le pauvre garçon.

Le bûcher brûla un jour, brûla deux jours, il brûla jusqu’à trois jours. Alors, on s’en approcha pour voir ce qu’était devenu Kullervo. Il était à genoux, au milieu du brasier, jouant avec les charbons et les attisant avec un croc en fer. Le feu n’avait pas même effleuré la pointe de ses cheveux, il avait respecté jusqu’au plus léger duvet de sa chair.

Untamo, furieux, se demanda encore : « Où faudra-t-il donc transporter ce garçon ? Où trouvera-t-il sa perte certaine ? Où rencontrera-t-il le coup de la mort ? »

On pendit Kullervo à un arbre, on le hissa jusqu’à la cime d’un chêne.

Deux nuits, trois nuits s’écoulèrent et autant de jours. Untamo réfléchit profondément.

« Il est temps de savoir si Kullervo a succombé, s’il a trouvé la mort sur la potence ! »

Et Untamo envoya un esclave pour s’en assurer. L’esclave rapporta cette nouvelle :

« Kullervo n’a point succombé, Kullervo n’a point trouvé la mort sur la potence. Il est là, un ciseau à la main, gravant sur l’arbre toute sorte de figures : des guerriers, des lances, des épieux ; le chêne en est entièrement couvert. »

Ainsi, Untamo se vit convaincu d’impuissance. Tous ses efforts pour perdre le terrible garçon avaient échoué ; Kullervo avait échappé à tous les piéges, rien n’avait réussi contre sa vie.

Ennuyé, fatigué de chercher les moyens de s’en défaire, Untamo dut se résoudre à garder le garçon dans sa maison, à traiter l’esclave comme un membre de sa famille.

Il lui parla en ces termes : « Si tu veux te bien conduire, si tu veux vivre tranquille et sage, tu peux rester dans ma maison et y travailler. Nous réglerons plus tard ce que tu dois gagner. Je te récompenserai suivant ton mérite : une belle ceinture pour ta taille ou un soufflet bien appliqué sur tes oreilles. »

Kullervo, devenu grand, fut donc mis au travail. On lui confia la garde d’un enfant, d’un petit enfant aux doigts délicats.

« Prends bien soin de ce petit enfant, donne-lui à manger souvent et selon sa faim ; lave ses langes dans la rivière, et tiens propres tous ses petits vêtements. »

Kullervo prit soin du petit enfant : le premier jour, il lui cassa les bras ; le second jour, il lui arracha les veux ; le troisième jour, il le laissa mourir de maladie : puis il jeta ses langes dans la rivière et brûla son berceau.

Untamo se livra à de profondes réflexions.

« Ce garçon ne vaut rien pour garder les petits enfants, pour bercer les doigts délicats. À quoi donc l’employer ? Quel ouvrage lui confier ? Peut-être réussira-t-il mieux à abattre les arbres d’une forêt et à la défricher. »

Et Untamo envoya Kullervo dans une forêt pour y abattre des arbres et la défricher.

Alors Kullervo, fils de Kalervo, dit ces paroles :

« Ainsi donc, moi aussi je deviendrai un homme lorsque j’aurai une hache à la main. On me trouvera plus beau à voir, plus beau que par le passé. Oui, je deviendrai un homme qui vaudra cinq hommes, un héros qui pourra lutter contre six héros. »

Et il se rendit dans l’atelier d’un forgeron.

« Forgeron, mon cher frère, fais-moi une hache, une hache convenable, une hache proportionnée à ma taille ; j’ai une forêt à défricher, j’ai de grands bouleaux à abattre. »

Le forgeron se mit aussitôt à l’ouvrage ; il fit puissamment résonner son marteau, et déjà la hache commandée est prête, une hache convenable, une hache proportionnée à la taille du héros.

Kullervo, fils de Kalervo, prit la hache ; il en aiguisa le fer pendant le jour, et le soir il en tailla et polit le manche.

Et il se dirigea vers la forêt ; il pénétra dans les espaces vastes et sauvages, au milieu des grands bouleaux, des gigantesques futaies.

Là, il brandit sa hache. D’un coup il abat les troncs les plus vigoureux, d’un demi-coup les tiges les plus tendres. Cinq arbres, huit arbres tombent à la fois. Puis, il vociféra d’une voix éclatante : « Que Lempo apparaisse ici et frappe ! Que Hiisi[10] vienne lui-même renverser les troncs ! »

Et il poursuit avec rage son œuvre de destruction, et poussant une immense clameur, un sifflement effroyable, il s’écrie : « Que les bois s’écroulent, que les fiers bouleaux jonchent la terre, aussi loin que ma voix se fait entendre, que mon sifflement retentit !

« Que nulle plante ne germe, que nulle tige ne grandisse, tant que les siècles poursuivront leur course, que la lune répandra sa lumière, dans la forêt défrichée par le fils de Kalervo, dans le nouveau champ du grand héros !

« Et si la terre s’obstine à se montrer féconde, si la semence germe de son sein, si la tige se dresse et bourgeonne, que l’épi, du moins, ne se forme jamais, que jamais il ne sente couler en lui la séve vivifiante ! »

Untamo, l’homme cruel, voulut voir ce que le fils de Kalervo avait fait. La forêt abattue ne ressemblait en rien à une forêt défrichée et disposée pour la semence. Ce n’était point là l’œuvre d’un jeune homme.

Untamo pensa en lui-même : « Ce garçon n’est point apte à une pareille tâche : il a coupé les troncs les plus solides, il a détruit les meilleurs bouleaux. À quoi donc l’occuper ? Quel ouvrage lui confier ? Peut-être réussira-t-il mieux à construire une cloison. »

Et Untamo chargea Kullervo de construire une cloison.

Kullervo abattit les plus grands pins, les plus hauts sapins. Puis, il les planta en ligne serrée, et les lia fortement les uns aux autres avec de longues verges de sorbier. Ce fut là sa cloison : elle n’avait ni porte ni aucune autre ouverture.

Kullervo dit : « Que celui qui n’a pas les ailes de l’oiseau ne tente pas de franchir la cloison du fils de Kalervo ! »

Untamo alla voir ce qu’avait fait Kullervo. Il vit une cloison sans porte ni aucune autre ouverture, une cloison solidement enfoncée dans la terre et s’élevant jusqu’aux nuages du ciel.

Il dit : « Ce garçon n’est point apte à un pareil travail. La cloison qu’il a construite est impraticable ; je ne puis la franchir ni passer au travers. À quoi donc l’occuper ? Quel ouvrage lui confier ? Peut-être réussira-t-il mieux à battre le seigle. »

Et Untamo envoya Kullervo battre le seigle.

Kullervo, fils de Kalervo, battit le seigle avec ardeur ; il le battit jusqu’à pulvériser le grain, jusqu’à réduire la paille en son.

Untamo alla voir son ouvrage. Il vit le grain pulvérisé, la paille réduite en son, et il fut transporté de colère.

« Ainsi donc cet homme n’est bon à rien ! Partout où je l’ai employé, il n’a fait que folie. L’enverrai-je en Wenäja[11] ou l’emmènerai-je en Karjala[12], pour le vendre au forgeron Ilmarinen et le mettre au régime du marteau ? »

Untamo emmena le fils de Kalervo en Karjala, et le vendit au grand Ilmarinen, à l’habile batteur de fer.

Quel prix le forgeron paya-t-il pour l’esclave ? Un grand prix : deux vieux chaudrons fêlés, trois moitiés de crochets, cinq faux édentées, six râteaux de rebut. Voilà ce qui fut payé pour le misérable, pour l’esclave qui n’était bon à rien.

  1. Forme allégorique très-fréquente dans la poésie finnoise. Voir fin de la Vingt-neuvième Runo.
  2. Voir Troisième Runo, note 13.
  3. Voir Vingtième Runo, note 20.
  4. Presque tous les noms propres ont en finnois une signification déterminée. On en a vu déjà de nombreux exemples. Kalervo vient de Kala (poisson), et veut dire homme de mer, pêcheur.
  5. De Uni, sommeil, et, par suite, homme de nuit, aux passions ténébreuses et sinistres. Voir Cinquième Runo, note 1.
  6. De Kulta (or), par conséquent objet précieux et digne d’amour. (Voir Deuxième Runo, note 14).
  7. Force du combat, de sota (combat).
  8. Voir Dixième Runo, note 7.
  9. Proverbe finnois signifiant la grande quantité d’eau que contient la mer.
  10. Voir Sixième Runo, note 3.
  11. Voir Vingtième Runo, note 9.
  12. Voir Troisième Runo, note 13.