Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/40

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 391-398).

QUARANTIÈME RUNO

sommaire.
Le navire de Wäinämöinen continue sa route. — Il arrive au milieu des cataractes. — Conjurations de Lemminkäinen. — Le navire est arrêté par un brochet. — Wäinämöinen le tue, et de ses os il forme un instrument mélodieux, un kantele. — Vains efforts des compagnons de Wäinämöinen et de tout le peuple de Pohjola, pour jouer de cet instrument. — On le rapporte au puissant runoia.


Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen s’éloigna du long promontoire, du misérable village ; il dirigea son navire à travers les ondes, en chantant des chants d’allégresse.

Les jeunes filles des bords de la mer regardèrent du haut des rochers et écoutèrent : « Quels sont ces chants d’allégresse qui retentissent au loin sur les flots ? Ils sont plus éclatants que tous les autres, plus beaux que ceux dont nos oreilles ont été frappées auparavant. »

Et le navire poursuivait sa course rapide : le premier jour, il longea l’embouchure des fleuves, le second jour, l’embouchure des lacs, le troisième jour, il arriva au milieu des cataractes.

Alors, le joyeux Lemminkäinen se rappela les paroles conjuratrices des chutes d’eau flamboyantes, les formules propres à enchaîner les tourbillons des fleuves sacrés[1] ; et il éleva la voix, et il dit : « Suspens, ô cataracte, tes bonds furieux, cesse de gronder, ô débordement immense ! Et toi, ô vierge des torrents, dresse-toi, comme une digue sur la roche écumeuse, retiens avec tes mains, rassemble avec tes doigts les vagues effrénées, afin qu’elles ne se brisent point contre ta poitrine, qu’elles ne se tournent point contre nous !

« Ô vieille qui habites sous les ondes, ô femme qui résides au fond des torrents orageux[2], sors de ton humide demeure et viens condenser les masses bondissantes, les flots emportés, afin qu’ils n’attaquent point l’innocent, qu’ils ne se vautrent point sur celui qui est libre de fautes[3] !

« Que les pierres fixées au milieu de la cataracte, que les rochers fixés au cœur des sources impétueuses, abaissent le front, inclinent la tête, sur le sentier du rouge bateau, sur la route du navire goudronné[4] !

« Et si cela ne suffit point, ô Kimmo fils de Kammo[5], prends une tarière, prends un ciseau de fer, et perce un trou dans le rocher, le dur rocher de la cataracte, en sorte que le bateau puisse passer, que le navire puisse, sans dommage, poursuivre sa route !

« Et si cela ne suffit point encore, ô père des ondes[6], ô habitant des torrents rapides, change les rochers en mousse, change le navire en léger poisson, tandis que nous franchirons les bouillonnements orageux, les vagues escarpées !

« Ô vierge, qui habites le voisinage des cataractes, des tourbillons déchaînés[7], tresse avec des étoupes nébuleuses un câble nébuleux[8]. et tends-le sur les eaux de la cataracte, afin qu’il serve de guide au navire goudronné, afin qu’avec son aide un homme de moyenne taille, un homme même tout à fait ignorant des lieux, puisse trouver la véritable route et marcher en avant !

« Ô Melatar[9], douce femme, prends ton précieux gouvernail et conduis le navire à travers les brisants maudits, devant l’habitation du jaloux, les fenêtres du sorcier[10] !

« Et si tous ces moyens se trouvent encore insuffisants, ô Ukko, dieu suprême, conduis toi-même le navire avec ton glaive, fraye-lui sa route avec ta lame étincelante, afin qu’il franchisse librement les vagues furieuses, qu’il sorte sain et sauf de la cataracte ! »

Et le vieux Wäinämöinen reprit avec vigueur le gouvernail, et il poussa le navire à travers les écueils, les bouillonnements effroyables ; il lui fit surmonter heureusement tous les obstacles.

Mais, quand il eut atteint la pleine eau, le navire s’arrêta tout à coup, et demeura immobile.

Le forgeron Ilmarinen, le joyeux Lemminkäinen piquèrent dans les flots la pointe d’une rame, d’une gaffe de sapin, cherchant à le dégager ; leurs efforts restèrent sans succès, le navire ne reprit point sa course.

Alors, le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen éleva la voix, et il dit : « Ô joyeux fils de Lempi, penche-toi sur l’abîme pour voir ce qui le retient au milieu des eaux ; est-ce un rocher, ou des racines d’arbres, ou tout autre obstacle ? »

Le joyeux Lemminkäinen se pencha sur l’abîme, il regarda jusque sous la quille du navire, et il dit : « Ce n’est point un rocher, ce ne sont point des racines d’arbre qui le retiennent au milieu des eaux ; il s’est arrêté sur les épaules d’un brochet, sur les côtes d’un chien de mer. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « On trouve toute sorte de choses au fond de la mer ; on y trouve des racines d’arbre, on y trouve des poissons ; si le navire s’est arrêté sur les épaules d’un brochet, sur les côtes d’un chien de mer, plonge ton glaive dans les ondes, et coupe le monstre en morceaux ! »

Le joyeux Lemminkäinen, l’audacieux et brillant compère tira son glaive du fourreau, détacha le rongeur d’os de sa ceinture et le plongea dans les ondes jusque sous la quille du navire ; mais, voici qu’il tomba lui-même au fond du gouffre.

Le forgeron Ilmarinen saisit le héros par les cheveux et le sauva de la mort ; puis il dit : « Tous sont faits pour devenir des hommes, pour porter la barbe, pour ajouter à la foule, pour augmenter la multitude[11]. »

Et il tira son glaive, sa lame aiguë du fourreau, il le plongea sous le navire et en frappa le brochet ; mais le glaive vola en éclats, le monstre résista à ses coups.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Vous ne valez pas une moitié, pas même un tiers d’homme ; et lorsque vient le moment de faire preuve de force et d’intelligence, votre force et votre intelligence ne sont déjà plus. »

Il prit son glaive, sa lame d’acier fulgurante, et il le plongea sous le navire, et il l’enfonça dans les épaules du brochet, dans les côtes du chien de mer.

Le glaive s’attacha fortement aux ouïes du monstre. Alors, le héros l’arracha du fond de la mer et le coupa en deux morceaux ; sa queue retomba dans l’abîme, sa tête roula sur le pont du navire.

Et le navire, délivré de sa prison, reprit sa course. Le vieux Wäinämöinen le dirigea vers une île. Là, il lava la tête du brochet, et le considérant avec attention, il dit : « Quel est celui parmi les jeunes hommes qui est le plus âgé ? C’est à lui qu’il appartient de découper le poisson, de tailler sa tête en morceaux. »

Les hommes, les femmes du navire répondirent : « Les mains du pêcheur sont les plus pures, les doigts du pêcheur sont les plus saints[12]. »

Alors, le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen saisit un couteau, une lame de froid acier, et il se mit à découper le brochet, et il dit : « Quelle est, parmi les jeunes filles, celle qui est la plus jeune ? C’est à elle à faire cuire le poisson, pour qu’il serve d’aliment délicieux au repas du milieu du jour. »

Les jeunes filles rivalisèrent de zèle pour faire cuire le poisson ; et sa chair fut mangée, mais ses os restèrent épars sur un rocher de l’île.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen examina les os de tous les côtés, et il dit : « Que pourrait-il advenir des os de ce brochet s’ils étaient portés dans l’atelier du forgeron, s’ils étaient mis entre les mains d’un habile ouvrier ? »

Le forgeron Ilmarinen dit : « Rien ne se fait de rien ; rien donc ne pourrait advenir des os de ce brochet, lors même qu’ils seraient portés dans l’atelier du forgeron, mis entre les mains d’un habile ouvrier. »

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen dit : « Des os de ce brochet on pourrait certainement tirer un kantele[13], si l’on pouvait trouver un maître capable de le fabriquer. »

Mais, aucun maître ne se présenta, aucun maître capable de fabriquer l’instrument. Alors, le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen se mit lui-même à l’œuvre. Des os du brochet, il forma une source de mélodie, une source de joie éternelle[14].

De quoi est faite la caisse du kantele ? de la mâchoire du grand poisson ; de quoi sont faites les chevilles du kantele ? des dents du grand poisson ; de quoi sont faites les cordes du kantele ? des crins du coursier de Hiisi[15].

Et maintenant que le kantele est prêt, qu’il est complétement terminé, les jeunes hommes, les hommes mariés, les jeunes garçons, les petites filles, les jeunes vierges, les jeunes et les vieilles femmes, tous accourent pour le voir, pour le contempler.

Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen invita les jeunes, invita les vieux à jouer du nouvel instrument, du kantele issu des os du brochet.

Les jeunes jouèrent, et leurs doigts craquèrent ; les vieux jouèrent, et leurs têtes branlèrent ; mais la joie ne se maria point à la joie, l’harmonie ne se fondit point dans l’harmonie[16].

Le joyeux Lemminkäinen dit : « Ô garçons à moitié stupides, et vous, simples et ignorantes jeunes filles, et tout ce qui reste de votre triste race, vous êtes incapables de jouer du kantele, de faire vibrer ses cordes sonores. Qu’on m’apporte l’instrument, qu’on le place sur mes genoux, qu’on l’approche de mes dix doigts ! »

On apporta l’instrument à Lemminkäinen, on le plaça entre ses mains, on l’approcha de ses dix doigts ; et il essaya d’en jouer. Mais les cordes ne rendirent aucun son, le kantele de la joie demeura muet.

Le vieux Wäinämöinen dit : « Il n’est personne ici, ni parmi les jeunes, ni parmi les vieux, qui puisse faire résonner le kantele. Si je l’envoyais dans Pohjola, peut-être y trouverait-il des mains plus habiles ! »

Et le kantele fut envoyé dans Pohjola, il fut emporté dans Sariola. Là, les jeunes garçons essayèrent d’en jouer, et les jeunes filles, et les jeunes femmes, et les hommes mariés, et la mère de famille de Pohjola elle-même, et les habitants de chaque maison ; ils le touchèrent de leurs doigts, de leurs dix doigts. Mais, la joie ne se maria point à la joie, l’harmonie ne se fondit point dans l’harmonie. L’instrument ne rendit que des sons discordants, que des grincements effroyables.

Un vieillard aveugle dormait dans la soupente du foyer. Il fut brusquement arraché à son sommeil et murmura sourdement : « Écoutez-moi donc, enfin, et faites silence ! Ce bruit me déchire les oreilles, me brise la tête ; il me cause une douleur affreuse et trouble mon sommeil pour toute une semaine !

« Si cet instrument de Suomi ne peut éveiller la joie, s’il ne berce pas d’un doux repos, il faut le jeter au fond de la mer, ou le renvoyer aux lieux d’où il a été apporté, afin qu’il soit placé entre les mains du maître, sous les propres doigts du puissant runoia. »

Soudain, les cordes du kantele vibrèrent, et ces paroles en retentirent : « Je n’irai point au fond de la mer avant d’avoir résonné entre les mains du maître, sous les doigts du grand runoia. »

Et le kantele fut renvoyé avec soin aux lieux d’où il avait été apporté, et il fut placé entre les mains du maître, sur les genoux du puissant runoia.

  1. Koskensanat.
  2. Veen eukko, Veen emäntä, la vieille, la mère des eaux, divinité marine.
  3. « Jott’ei syytöinta syseä,
    « Viatointa vierettele »

  4. C’est-à-dire se détournent pour laisser passer le navire :

    « Kivet keskellä jokea,
    « Paaet kuohun kukkuralla
    « Otsansa alentakohon,
    « Paälakensa painakohon.
    « Matkalta punaisen purren,
    « Tielta tervaisen venehen ! »

  5. Divinité qui régnait sur les pierres et habitait au sein d’un rocher.
  6. Veen ukko : l’ancien des eaux, dieu marin ; on l’appelle aussi aaltojen kun’ngas, roi des flots.
  7. Kosken neiti : vierge ou déesse des cataractes.
  8. C’est-à-dire marque la route à travers la cataracte avec un cordon de nuages ou de vapeurs. Les cataractes sont très-nombreuses en Finlande, et ceux qui tentent de les descendre en bateau s’exposent aux plus grands dangers. Il est vrai que les paysans finnois sont très-intrépides, et qu’ils se tirent presque toujours avec honneur de cette aventure.
  9. Divinité qui règne sur le gouvernail ainsi que sur les rames, et protége les pilotes et les rameurs.
  10. Les cataractes, à cause des dangers qu’elles présentaient étaient regardées comme ensorcelées.
  11. « Kaikki on mieheksi kyhätty,
    « Pantu parran kantajaksi,
    « Lisaksi satalu’ulle
    « Tuhannelle täytteheksi. »

    Proverbe finnois qui veut dire : Bien peu d’hommes se distinguent de la foule par des qualités supérieures.

  12. La mer et les fleuves étant chez les anciens Finnois l’objet d’un culte religieux, les poissons qui les habitaient passaient naturellement à leurs yeux pour des êtres sacrés auxquels on ne devait toucher qu’avec respect. C’est pourquoi, dans les familles, le soin de dépouiller les produits de la pêche était dévolu aux plus dignes.
  13. Guitare à cinq cordes ; instrument national des Finnois.
  14. « Laati soiton hauinluisen,
    « Suoritti ilon ikuisen. »

  15. Voir Sixième Runo, note 3.
  16. C’est-à-dire l’instrument destiné à provoquer la joie ne rendit aucun son joyeux ; l’harmonie lui fit complétement défaut.