Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/41

Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 399-405).

QUARANTE ET UNIÈME RUNO

sommaire.
Le vieux Wäinämöinen s’assoit sur la pierre de la joie, et de là il fait résonner son kantele et entonne ses chants merveilleux. — Les dieux et les déesses, tous les êtres de la nature, accourent pour l’écouter. — Les chants du runoia les plongent dans le ravissement et les touchent jusqu’aux larmes. — Le vieux Wäinämöinen se met à pleurer à son tour, et ses larmes roulent jusqu’au fond de la mer. — Il propose une récompense à ceux qui voudront aller les recueillir. — Le canard seul y réussit. — Mais, déjà les larmes du héros s’étaient changées en perles fines et resplendissantes.


Le vieux, l’imperturbable Wäinämöinen, le runoia éternel, prépara ses doigts, lava et purifia ses pouces ; puis, il s’assit sur la pierre de la joie, sur la roche du chant, au sommet de la colline d’argent, de la colline d’or[1].

Et il prit l’instrument entre ses doigts, il appuya la caisse sonore sur son genou, il plaça le kantele sous sa main ; et il éleva la voix, et il dit : « Qu’ils viennent, maintenant, ceux qui veulent entendre la joie des runot éternelles, les mélodieux accords du kantele, qu’ils viennent ceux qui ne les ont pas encore entendus ! »

Et le vieux Wäinämöinen commença à jouer magnifiquement ; il toucha l’instrument formé des os du brochet, le kantele d’os de poisson : ses doigts couraient flexibles sur les cordes, son pouce tendu les effleurait légèrement.

Et la joie rayonnait véritablement dans la joie, l’allégresse enflammait l’allégresse ; le jeu du héros s’élevait comme la voix de l’harmonie, le chant éclatait dans toute sa force ; et les dents du brochet résonnaient, et les nageoires frémissaient harmonieusement, et la crinière du coursier ébranlait les airs de ses vibrations splendides[2].

Et tandis que le vieux Wäinämöinen touchait le kantele, il ne se trouva pas un être dans les bois, pas un animal marchant sur quatre pieds, bondissant sur ses pattes velues, qui n’accoururent pour écouter l’instrument, pour admirer les accents de la joie.

Les écureuils sautent de branche en branche, les hermines grimpent sur les poteaux des cloisons, les élans bondissent à travers les plaines, les lynx tressaillent de plaisir.

Et le loup s’émut aussi dans le marais, l’ours se réveilla dans le désert, au fond de sa tanière enveloppée de sapins épais. Le loup franchit les vastes espaces ; l’ours longea les bruyères, s’arrêta à l’extrémité d’une cloison et se dressa contre la porte. Mais, la cloison fléchit sous son poids, la porte s’écroula. Alors l’ours monta dans un pin, il se hissa dans un sapin, pour écouter les doux accords, pour admirer les accents de la joie.

L’austère vieillard de Tapiola[3], le chef suprême de Metsola[4], tout le peuple des forêts, toutes les jeunes filles, tous les jeunes garçons gravirent les cimes des rochers pour écouter le kantele.

La souveraine des bois elle-même, la grave hôtesse de Tapiola mit ses bas bleus, ses chaussures aux rubans rouges, et monta dans la couronne d’un bouleau, dans la courbure flottante d’une aulne, pour jouir de la belle harmonie.

Tout ce qui s’appelait oiseau de l’air, tout ce qui volait sur deux ailes tomba du ciel comme un ouragan de neige, et se précipita vers le runoia, pour écouter son jeu splendide, pour admirer les chants de la joie.

L’aigle entendit, du haut de son aire, les beaux chants de Suomi ; il laissa ses petits dans leur nid, et se hâta de venir les écouter de plus près, de venir contempler les transports de Wäinämöinen.

Et tandis que l’aigle descendait des espaces sublimes, l’épervier s’élança du sein des nuages, les canards sauvages des vagues profondes, les cygnes des lacs marécageux, les petits pinsons, les oiseaux gazouilleurs, les serins par centaines, les alouettes par milliers, tous prirent leur essor à travers les plaines de l’air et accoururent se poser sur les épaules du runoia, mêlant leur ramage à ses chants joyeux, à la suave mélodie du kantele[5].

Les belles vierges de l’air, les filles bien-aimées de la nature prêtèrent aussi une oreille attentive et charmée à la voix du grand héros, aux sons du magique instrument ; elles étaient assises, gracieuses et rayonnantes, les unes sur l’arc-en-ciel, les autres sur le bord d’une légère nuée frangée de pourpre.

Kuutar, la fille splendide de la lune, Päivätär, la fille glorieuse du soleil, trônaient sur un rouge nuage, agitant bruyamment leur navette et tissant un tissu d’or, un tissu d’argent. Les accords du kantele, du bel instrument, montèrent jusqu’à elles ; et, soudain, la navette tomba de leurs mains, les fils d’or de leur tissu se brisèrent, leur métier d’argent vola en éclats.

Il ne se rencontra pas un être sur la terre, pas un être au fond des eaux, pas un poisson armé de six nageoires, qui n’accoururent pour écouter les sons du kantele, pour admirer les runot de la joie.

Les brochets fendirent rapidement les ondes, les chiens de mer oublièrent leur lourdeur, les saumons quittèrent le creux des rochers, les truites leurs demeures profondes, les petites roses de mer, les perches, les ablettes, les saumons blancs, tous les poissons s’élancèrent en foule vers le rivage, pour écouter les chants de Wäinämöinen, pour jouir des accords du kantele.

Ahto[6], le roi des vagues bleues, l’ancien des eaux, à la barbe de gazon, s’éleva au-dessus de la voûte humide et s’étendit sur un lit de nénuphar. Il prêta l’oreille aux runot de la joie, et il dit : « Jamais je n’ai rien entendu de semblable ; jamais, dans tous les jours de ma vie, Je n’ai entendu des accents pareils à ceux de Wäinämöinen, à ceux du runoia éternel. »

Les sœurs de Sotkottar[7], les vierges du rivage, à la parure de roseaux, lissaient leurs longues boucles, leur riche chevelure, avec une brosse d’argent, une brosse d’or. Elles entendirent les sons merveilleux ; et soudain, leur brosse tomba dans l’eau, elle disparut au fond des ondes, et leur chevelure resta à moitié lissée, les anneaux de leurs boucles à moitié formés[8].

La souveraine des ondes, la vieille femme au sein enveloppé de saules, surgit des profondeurs de la mer, et elle appuya sa poitrine contre un rocher fixé dans l’eau, pour écouter la voix de Wäinämöinen, la surprenante mélodie du kantele ; et, dans son ravissement, elle oublia de quitter le rocher et s’y endormit.

Le vieux Wäinämöinen fit résonner son kantele pendant un jour, pendant deux jours ; il ne se trouva pas un héros, pas un homme, pas une femme à la riche chevelure, qui ne fussent touchés jusqu’aux larmes, et dont les cœurs ne se fondissent. Les jeunes pleurèrent, les vieux pleurèrent, les hommes mariés pleurèrent, les hommes non mariés pleurèrent, les enfants au berceau pleurèrent, les tendres petites filles pleurèrent, et les jeunes garçons, et les jeunes vierges, tant la voix du runoia était douce, tant l’harmonie de l’instrument était pénétrante.

Et le vieux Wäinämöinen pleura aussi lui-même. Les larmes s’échappèrent de ses yeux, les gouttes d’eau jaillirent de ses paupières, plus épaisses que les baies des bois, plus gonflées que les pois, plus rondes que les œufs des gelinottes, plus grosses que les têtes des hirondelles.

Les larmes s’échappèrent de ses yeux, les gouttes d’eau jaillirent de ses paupières ; elles inondèrent ses joues, elles baignèrent son beau visage ; et de son beau visage elles roulèrent sur son large menton, sur sa vaste poitrine ; et de sa vaste poitrine elles roulèrent sur ses genoux puissants, sur ses pieds superbes ; et de ses pieds superbes, elles roulèrent par terre, à travers ses cinq vêtements de laine, ses six ceintures d’or, ses sept tuniques bleues, ses huit manteaux de drap ; et elles gagnèrent les rivages de la mer, et elles descendirent sous les ondes claires de l’abîme, jusque sur la vase noire[9].

Alors, le vieux Wäinämöinen éleva la voix, et il dit : « Est-il parmi cette jeunesse, cette belle jeunesse, cette grande et illustre race issue du même père, est-il quelqu’un qui veuille aller recueillir mes larmes, sous les ondes claires de l’abîme ? »

Les jeunes hommes dirent, les vieillards répondirent : « Non, parmi cette jeunesse, cette belle jeunesse, cette grande et illustre race issue du même père, non, il n’est personne qui veuille aller recueillir tes larmes, sous les ondes claires de l’abîme. »

Le vieux Wäinämöinen dit : « Celui qui voudrait aller recueillir mes larmes sous les ondes claires de l’abîme, recevrait de moi un vêtement de plumes[10]. »

Un corbeau se mit à croasser ; le vieux Wäinämöinen lui dit : « Cher corbeau, va recueillir mes larmes sous les ondes claires de l’abîme, tu recevras de moi un vêtement de plumes ! »

Le corbeau ne put recueillir les larmes du héros.

Un canard bleu entendit ces discours, et il s’approcha du runoia ; le vieux Wäinämöinen lui dit : « Souvent le canard bleu plonge au fond des eaux, souvent il se baigne dans l’onde froide, et sonde les flots de son bec. Ô cher canard, va recueillir mes larmes sous les ondes claires de l’abîme, je te ferai un beau présent ; tu recevras de moi un vêtement de plumes ! »

Le canard plongea sous les ondes claires de l’abîme, pour y chercher les larmes de Wäinämöinen ; il sonda la vase noire, et il y recueillit les larmes du héros, et il vint les déposer dans sa main. Mais, elles avaient subi une métamorphose merveilleuse ; elles s’étaient changées en perles fines et resplendissantes, pour l’ornement des rois, pour la joie éternelle des hommes puissants[11].

  1. Cette runo exprime, sous les couleurs les plus gracieuses et les plus pittoresques, la force attractive des chants magiques, la puissance merveilleuse de la musique et de la poésie sur les âmes. J’en citerai souvent le texte original qu’une traduction, si fidèle qu’elle soit, ne saurait rendre que très-imparfaitement. Voici les premiers vers :

    « Vaka vauha Wäinämöinen,
    « Laulaja iän-ikumen
    « Sormiansa suorittavi :
    « Peukaloitansa pesevi ;
    « Istuiksen ilo-kivelle,
    « Laulu-paaelle paneikse
    « Hopeiselle maelle
    « Kultaiselle kunnahalle. »

  2. « Jo kävi ilo ilolle,
    « Riemu riemiulle remahti,
    « Tuntui soisto soitannalle,
    « Laulu laululle tehosi ;
    « Helähteli hauin hammas,
    « Kalan pursto purkaeli,
    « Ulvosi upehen jouhet,
    « Jouhet ratsun raikkahuivat. »

  3. Voir Quinzième Runo, note 9.
  4. Voir Quatorzième Runo, note 7.
  5. « Korkealta kokko lenti,
    « Halki pilvien havukka,
    « Allit aalloilta syvilta,
    « Jontsenet sulilta soilta ;
    « Pieniäki peiposia,
    « Lintuja livertavia,

    « Sirkkuja satalukuisin,
    « Leivoja liki tuhatta
    « Ilmassa ihastelivat,
    « Hartioilla haastelivat
    « Tehessa isan iloa,
    « Soitellessa Wainämöisen. »

  6. Voir Cinquième Runo, note 2.
  7. Déesse protectrice des oies et des canards.
  8. « Sisarekset Sotkottaret,
    « Rannan ruokoiset kalykset
    « Hiipoivat hivuksiansa,
    « Hapsiansa harjasivat
    « Harjalla hopea-paallä,
    « Sukimella kultaisella ;
    « Saivat kuulla aanen ouon,
    « Tuon on soitannan sorean,
    « Sulkahti suka vetehen,
    « Haitui harja lainehesen,
    « Jai hivukset hiipomatta,
    « Tukat kesken suorimatta. »

  9. « Ve’et vieri silmästänsä,
    « Toiset toisesta noruvi
    « Putosivat poskipäille,
    « Kaunihille kasvoillensa,
    « Kaunihilta kasvoiltansa,
    « Leveille leuoillensa,
    « Leveiltä leuoiltanasa,
    « Reheille rinnoillensa,
    « Reheilta rinnoiltansa
    « Pateville poivillensa,
    « Pateviltä polviltansa
    « Jalkapöyille jaloille,
    « Jalkapöyiltä jaloilta
    « Maahan alle jalkojensa,
    « Lapi viien villavaipan,
    « Kautta kuuen kultavyönsä,
    « Seitseman sini-hamosen,
    « Sarkakauhtanan kaheksan.
    « Vierivät vesipisarat
    « Luota vanha Wäinämöisen,
    « Rannalle meren sinisen,
    « Rannalta meren sinisen
    « Alle selvien Vesien,
    « Paälle mustien murien. »

  10. Il s’agit ici probablement d’un de ces vêtements tissus de plumes d’oiseau dont se parent encore aujourd’hui les indigènes des régions polaires.
  11. « Jo oli muiksi, muuttunehet,
    « Kasvanehet kaunoisiksi :
    « Helmiksi heristynehet,
    « Simpsukoiksi siintynehet,
    « Kuningasten kunnioiksi,
    « Valtojen iki-iloiksi. »