Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !/Texte entier

Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !
Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !Oeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 1-157).

PRÉFACE


Un matin brûlant d’août, au Huelgoat. Je revois la forêt, ses chemins escarpés, ses genêts, ses ruisseaux, puis soudain, à flanc de coteau, entre les chênes qui s’espacent, un autel de granit où des druides officient, les bras tendus vers le soleil…

Sans doute pour jouir de ma surprise, un ami venait de me jeter en pleine fête celtique, et je me sentis subitement « l’étranger » au milieu de cette foule qui écoutait le rude appel des rapsodes bretons et des envoyés gaéliques. Autour de ces blocs énormes qui, d’après la légende, servirent d’osselets à Gargantua, le Gorsedd réunissait exceptionnellement ses adeptes, et pas un mot de français ne devait être prononcé au cours de la cérémonie. Or, tout à coup, je crus entendre mon nom, dans la bouche de celui qui brandissait le gui. Des gens se retournèrent, on me montra du doigt, mes compagnons me poussèrent vers le rocher et, un instant plus tard, je me trouvais là-haut, en compagnie de druides, un peu honteux de mon veston parmi ces robes de lin. Après quelques paroles de bienvenue dont le sens m’échappa, on me noua sur la poitrine l’écharpe bleue des bardes. Je ne savais quelle contenance prendre. Maladroitement, je remerciai l’assemblée, me servant de mots français que plus d’une vieille à coiffe écoutait sans comprendre. Arrivé simple touriste au Goueliou braz Breiz Izel j’allais en repartir pourvu d’un titre que je ne pensais pas mériter.

Comme je quittais mon piédestal de granit, un tout jeune barde, flottant dans une robe bleue trop large et le voile rituel retombant sur les épaules, vint à ma rencontre. Il me dit d’une voix cassée, un nom que j’entendis mal.

C’était François Abgrall, que je rencontrais pour la première et la dernière fois.

Le cortège s’étant formé, bannières en tête, pour redescendre en ville où le banquet avait lieu, je pris le petit poète par le bras, et c’est en marchant, au son des binious, qu’il me confia ses projets. Ses déceptions aussi. Celles de son âge. Les plus amères. Il avait publié dans des journaux locaux quelques contes en français, puis des poèmes bretons et l’année précédente, aux fêtes de Locmariaquer, les bardes l’avaient élu, malgré son jeune âge, sous le nom d’Alouette de l’Arré. Dans sa vie repliée de malade, ce fut un rayon de soleil. Mais le soleil se couche tôt, sur ce rude pays. Après le premier succès, les échecs semblent plus injustes. Il essayait maintenant de s’introduire dans les journaux ou revues de Paris et les manuscrits qu’il soumettait lui revenaient l’un après l’autre. Pas toujours dépliés…

— Pourtant m’expliquait-il d’une voix assourdie, les légendes bretonnes que je rapporte méritent d’être connues. C’est ma vieille grand’mère qui me les a racontées, les soirs d’hiver, dans notre chaumière du Creisker, et elles ne sont plus nombreuses, les mam-goz qui se souviennent des histoires de l’ancien temps.

Pauvre petit ! Je l’imaginais, si mince dans son lit, et retenant sa toux pour ne pas perdre un mot de Rivoal le Sonneur. La vieille bretonne ne connaît pas un mot de français et, cependant, c’est elle qui enseigne des choses à son petit collégien. Elle le berce de ses récits, en tournant la tisane. Et le boursier de village, que la maladie a contraint à interrompre ses études, se reprend à espérer. Il sera écrivain. Il chantera son pays, il tirera un roman de sa vie d’enfant pauvre, le succès viendra le trouver dans son village, et ce sera son tour de donner un peu de bonheur à sa mam-goz et à la mère courageuse qui travaille pour eux à Paris.

À mesure qu’il me livrait ses secrets, s’animant avec le récit, il marchait plus péniblement, l’haleine coupée. Bientôt, nous fûmes à la fin du cortège, avec les vieilles en noir et les anciens à grands chapeaux.

Je remanie mon dernier essai, m’expliquait-il encore. Je veux l’appeler : Moi aussi, j’ai eu vingt ans…

Ce titre sur d’autres lèvres, aurait souri ; je lui trouvai, dans sa bouche, une résonnance funèbre. On eût dit une plainte, un avertissement. À la dérobée, j’observai Fanch Abgrall. Sa gorge sifflait. Je lui touchai la main et la sentis brûlante. Était-il si malade ?

Oui. Perdu, m’apprit quelques instants plus tard le docteur qui le soignait. Les deux poumons. On ne peut plus rien…

Ce mourant de vingt ans s’était perché sur une table de l’auberge, et de toute son âme, passionnément, il lançait le refrain qu’on reprenait en chœur :

« O Breiz, ma bro ! »

Cela me faisait mal d’entendre sa voix brisée. Il mettait sa vie dans cet hymne.

« Ô Bretagne, mon pays ! »

Le peu de sang qui lui restait enflammait ses pommettes et, pressant les deux poings sur sa poitrine déchirée, il clamait, ivre de jeunesse, l’amour de cette patrie qu’il brûlait de servir. Comme elle battait des ailes, la petite Alouette de l’Arré !

Le lendemain, j’ai parcouru le pays de son enfance, des pentes désolées de la montagne aux tourbières de Yeun Elez, et les combes hantées, les marais, les genêtières, m’ont paru plus tragiques encore, au souvenir du chantre de Botmeur. L’horizon avait la profondeur inquiète de son regard. On chercherait en vain, dans toute la Cornouaille, région plus émouvante que celle-ci. Des plateaux désertiques, des bourgs déshérités, des moulins solitaires. C’est dans ce sombre décor que Fanch Abgrall va passer son dernier hiver et quand, le matin, il poussera la porte, il verra glisser sur les toits du Creisker les nuées de deuil que chasse le vent d’Ouest.

Malgré tout, il ne désespère pas. Confiant, il se raccroche et lutte encore. Sans relâche, il écrit, penché près de l’étroite fenêtre où s’infiltre un jour gris. Il ne frissonne plus, lorsqu’il longe le Yun où rôdent les maudits. Encore une légende à conter !

Il m’avait promis de m’envoyer un manuscrit quand il jugerait son œuvre au point, et nous correspondions. Je lui donnais de ces conseils inutiles que réclament les débutants, avec l’espoir qu’il ne les suivrait pas. Comme il ne parlait jamais de sa santé, je n’osais rien en dire, craignant de l’alarmer, et je commençais à croire un miracle possible. Puis, un jour, ma lettre est revenue. « N’a pu être remise au destinataire » avait écrit le facteur d’une main malhabile. Tout de suite, j’ai compris…

Hélas ! les alouettes chantent le matin.


Roland DORGELÈS,
de l’Académie Goncourt.


Et moi aussi, j’ai eu vingt ans !

Infirmerie ; Frappez, s. v. p. !


En descendant de la camionnette aux essieux criards qui rappellent étrangement le Char de l’Ankou, je me revois tout étourdi.

La ville, dans la brume dense et chargée des embruns de janvier, vit intensément. Un instant, je me demande si je ne vais pas trébucher. J’ai la tête vide et, devant la laideur des rues, dans le vacarme du carrefour grouillant, je me sens une grosse envie de pleurer. Comme la vie peut paraître banale et triste à dix-sept ans ! alors qu’on s’y trouve seul avec déjà aux épaules le poids s’alourdissant du désenchantement ! Heureuses les familles que n’ont pas éprouvé le vent mortel des malheurs !

Et pourtant à cette vie, j’allais me cramponner avec désespoir, éperdument, de toute ma jeunesse vibrante…

— Kénavo !

La voix joviale du conducteur m’a brutalement rendu à la réalité. D’un geste brusque j’ai ramené ma pèlerine bleue sur mes épaules endolories.

— Kénavo !

Une large poignée de main m’a secoué fortement le bras, une de ces franches étreintes qui vous incrustent les doigts les uns dans les autres et qui semblent, par le contact d’un épiderme chaleureux, vous insuffler de la vie. Fiévreusement, j’ai repris ma valise. Vais-je rentrer de suite au Collège, cette « boîte » qui se cache sur la butte de Kernon, derrière un rideau de sombres sapins ? Aurai-je le courage de grimper là-haut ? Mes jambes fléchissent, se dérobent sous moi. Allons-y ! Que de monde, sur ces trottoirs, étroits et crevassés ! Que de fois il m’a fallu descendre sur le pavé et remonter hâtivement devant l’arrivée subite des véhicules ! Je suis las, oh ! si las, que je voudrais mourir là, de suite, sans penser à rien. Je dois être pâle, presque hagard. À plusieurs reprises, des passants m’ont dévisagé, avec des mines inquiètes ou apitoyées, curieusement, comme si je portais sur le visage, quelque stigmate redoutable.

À un détour, j’ai rencontré des camarades, gais, turbulents, pleins de santé et de cette méchanceté inconsciente qui en découle.

— Tiens, Rosmor ! bonjour, mon vieux ! Ça va ?

J’ai dit que ça n’allait pas.

— Nom d’un chien ! en effet, ce que t’as décollé. T’as l’air flapi.

— Je le suis en effet, fis-je… Je me sens tout drôle.

— Avec ça, le bachot qui vient et tu as un mois de retard !

— Oh ! le bachot !…

Malgré moi, j’ai eu un geste d’indifférence. Le bachot ! comme c’est loin. Et devant la mesquinerie de toutes ces choses qui me paraissent maintenant ridicules, il me vient un pauvre sourire… Le bachot !

Sarcastique, j’ai ricané. Alors l’un des collégiens a remarqué, mal à l’aise.

— En effet, t’es rien drôle !

Là-dessus, j’ai repris mon chemin, mon calvaire, allais-je dire. Les maisons s’alignent austères, se succèdent dans des rues miséreuses qui, ce jour, semblent condenser toute la tristesse du monde. Voilà la rue des Chèvres, morne et sale, que j’ai tant de fois parcourue avec les bandes joyeuses qui vont en promenade, deux par deux, sous la vigilance alertée du pion. Humble rue qui ne doit plus voir beaucoup de chèvres mais qui accumule sur ses pavés rugueux des fagots traînant comme aux soirs de barricades. Dans l’air, flottent avec les émanations des poubelles, le parfum tiède des boulangeries et l’odeur agréable du pain chaud.

Mes yeux se troublent. Heureusement que s’ouvre sur la place du Marché, la porte clémente d’un bistro. J’entre. Il y a affluence autour du comptoir, des paysans malicieux et discrets qui traitent leurs affaires entre deux lampées de cidre et de « fort ». Il y a même un petit cochon rose qu’un gaillard glabre tient paternellement en laisse et ce porcelet irrévérencieux va de l’un à l’autre en flairant les mollets. Mais ce philosophe en herbe doit avoir sans doute une médiocre idée du genre humain, car dégoûté de son enquête, il va s’asseoir gravement, le derrière dans une flaque de jus de chique… Je me suis approché du zinc luisant.

— Un Dubonnet ! un grand !

La patronne qui porte coiffe du pays, s’empresse. Elle est rouge et aimable. Elle a de bons yeux et la main preste. En me servant, elle a dit, en breton :

Heman zo klanv, marvad ! Celui-ci est malade, sans doute !…

Rapidement j’ai avalé le liquide généreux sur lequel je compte pour pouvoir gravir la côte. J’ai payé et discrètement, je me suis esquivé. « Le vin, selon Molière, ruminai-je, a une vertu sympathique qui fait parler ! » De fait, je me sentais mieux, beaucoup mieux. Il me vint des souvenirs de classe, de la bonne humeur…

Les marronniers taillés de l’avenue du Collège, pleurent des larmes glaciales sur de vieux bancs défraîchis. Je les hais, ces marronniers, symétriques, quelconques et tous pareils, avec leurs branches courtaudes rompues de tumeurs et de boursouflures. Il bruine. Le vent colle des gouttelettes humides à mon front brûlant, et le long de mes aisselles je sens des ruisselets froids qui glissent lentement. Mes bronches sifflent et ronflent d’une façon alarmante. Ma gorge se serre, ravalant avec peine de gros sanglots et de l’amertume.

Le Collège avec ses grilles grises. Il y a toujours des grilles dans les collèges comme dans les prisons… Une cloche qui tinte à la façon des chaudrons fêlés et dont l’appel outrageant est une constante insulte à la musique. Et c’est la face rubiconde du concierge souriant de toutes ses dents que j’imagine au complet. Dans les légendes de ma montagne les ogres ont aussi de ces dents-là !

Le brave homme s’enquiert.

— Alors, Rosmor, ça va mieux ?

Ce concierge est un type, un vrai type de concierge scolaire. Il ne se contente pas de réparer les sabots, il représente aussi, avec honneur, en vérité, la Direction. Il complimente les bons élèves, chapitre les mauvais, et à la première incartade qu’il surprend il signale aux autorités, les uns et les autres… Mais le voilà qui m’interroge. Il insiste. Il veut des détails. Sa commisération m’exacerbe, me crispe. J’ai envie de lui jeter à la figure des insultes, des grossièretés.

La grille se referme… Me voilà repris par l’ambiance désolée des galeries froides au ciment craquelé et des cours silencieuses dont je connais par cœur les moindres détails. Me voilà repris par l’étiolement implacable de cette vie souffreteuse qui a fait du robuste petit montagnard, souriant et naïf, un éphèbe efflanqué que la Mort amoureusement couve de son regard terrible. Il faut de l’air et de la lumière, de l’azur et de la liberté à l’oiseau qui chante ! et nous sommes combien d’oiseaux meurtris, éclopés pour lesquels la cage s’est ouverte quand ils n’avaient plus la force d’exhaler un dernier couplet ? Rendez à la vie, rendez à l’espoir, quand il est temps encore, les petits collégiens trop pâles ! Mais qui, par une compréhension plus juste, élèvera une voix accusatrice, en faveur de la jeunesse des écoles, cette élite que l’emprisonnement déprimant couche à jamais dans l’éternel linceul ?…

Mon courage d’un jet était revenu, factice. Il est tombé mais la révolte met sa braise au fond de mon pauvre cœur. Des larmes de rage me brûlent les paupières. J’entre dans la surveillance générale qu’un écriteau redoutable signale à la juste méfiance des élèves. Le surveillant général absorbé par quelque paperasse, une liste de consignés, peine et souffle. Ma personne est de trop peu d’importance pour qu’il daigne lever la tête.

— Ah ! vous voilà de retour, Rosmor ? Billet du docteur… lance-t-il, machinalement.

J’ai posé ma valise et repris mon amour-propre. Je me raidis, en tendant le certificat médical que l’autre prend et parcourt d’un œil inquisiteur.

— Bronchite aiguë d’origine grippale… a nécessité un repos de…

Brusquement il a levé la tête et je soutiens durement son regard aigu.

— Vous êtes guéri, au moins ?

— Bien sûr, fis-je d’un ton assuré.

— Hum ? toussota-t-il.

Alors ce tic nerveux, par un phénomène inexplicable, a soudain déclenché en moi, une violente quinte de toux que je m’étrangle à réprimer. Le surveillant général s’est levé. Il est venu vers moi. J’ai cru qu’il allait me dire un mot charitable, un encouragement. Et il a haussé les épaules avec mépris. Tout l’être de ce petit homme qui pose au lutteur me jette à la figure un dédain cruel.

— Crevé !

Il ne l’a pas dit ce mot, mais je l’ai entendu, clairement. Tous les maîtres de collège ont l’esprit « pion », cet esprit particulier aux maîtres d’internat et aux sous-offs de carrière. Par-dessus le marché, notre surveillant général fut l’un, est resté l’autre. Toutes les compétences sont conciliables, en ce bas monde.

— Suivez-moi à l’infirmerie. Le docteur est justement là. Nous avons quelques grippés depuis la rentrée.

J’ai repris ma pèlerine qui s’alourdit à mon bras et ma valise que je traîne en la heurtant rudement aux marches râpées de l’escalier que par représailles, ont furieusement talonné les souliers mal cirés de générations de collégiens.

Un corridor clair et blanc. Une porte verte sur laquelle se détache en lettres noires, sans nul souci de l’esthétique, un tortueux :

Infirmerie. — Frappez, s. v. p. !

Le surveillant général, lui, ne frappe pas. Il entre comme chez lui et je pénètre dans son sillage. Puis, respectueux des distances, je me suis arrêté à deux pas de la porte, face au docteur et à l’infirmière. J’avoue que ce n’est point par politesse, mais surpris, suffoqué par cette odeur pharmaceutique spéciale à toute salle de malades, odeur complexe qu’il est impossible d’analyser et dont le souvenir inlassable vous poursuit le reste de votre vie. Pourtant la chambre est propre, spacieuse.

— Docteur, je vous amène un rentrant qui a été malade.

J’avance à l’ordre, sans enthousiasme. Affectueusement le docteur me tapote la joue. Il a une figure de bonté et d’intelligence. Celui-là n’est pas un Diafoirus. C’est un homme… C’est beaucoup.

— En effet, il a mauvaise mine. Défais-toi, mon petit.

Lentement je me déshabille. Dans les lits américains (une occasion) — la guerre nous a donné quelques petits bénéfices de ce genre ! — quelques malades me font des signes amicaux. Leur regard vif rit, leur nez s’esclaffe et leur langue trépigne. À part cela, dans leur repos de momies, on les dirait à l’agonie. Allons, on sait encore s’amuser, que diable !

— Hé, là-bas ! il faudrait tâcher de décamper demain, a clamé le surveillant général Napoléon, d’une voix harmonieuse en se dressant sur ses ergots. Il semble que tout se soit mis au garde à vous.

— Bande de rossards !

Napoléon tonitrue, ravi de son langage fleuri de l’éternelle fleur de rhétorique qui pue la vase des administrations bébêtes et le parfum calamiteux de l’imbécile scholastique. Les « rossards » savent s’adapter aux circonstances. Il faut pour réussir naître comédien, ouvrir ses yeux à la lumière en beuglant !… Ils ont pris un petit air malheureux, leurs regards deviennent fixes et ternes, leurs traits figés. Malgré tout, il y en a un, un petit frisé comme un moricaud, qui glousse sous ses draps au risque de hâter l’heure de sa guérison et la récolte anticipée de quelques heures d’arrêt pour fêter cet heureux événement inévitable.

— Chut ! a fait le docteur qui m’auscultait.

Longuement, il a collé son oreille sur ma poitrine, sur mon dos, écoutant les bronches et les poumons, épiant mon cœur. Longuement, il a cherché le rouage défaillant du mécanisme intérieur. Soucieux, il s’est relevé. Il m’a questionné gentiment, scrutant mes paupières et mon visage. Un moment, il est resté silencieux. Je ne respire plus. J’attends le verdict. Le moricaud glousse toujours dans ses draps. L’infirmière s’est avancée.

— Alors, docteur ?

— Bronchite double. Ce petit est très affaibli. Il faudrait qu’il retourne chez lui, qu’il prenne des forces…

Du sang me monte aux joues. Instinctivement je me réjouis. Retourner chez moi, je veux bien, oui, tout de suite. Fuir au plus vite ce collège qui me paraît hideux et mortel.

— As-tu tes parents ?

Mon Dieu ! oui, mais aux quatre vents de la destinée, meurtris à jamais…

— Non ! ma grand’mère.

Un bref colloque s’est engagé entre le médecin et l’infirmière. Le surveillant général tend l’oreille et se rengorge.

— Couchez-vous, Rosmor, a conclu l’infirmière. Vous allez vous reposer quelques jours. Après ça, on verra.

Bon ! on verra. Alors à Dieu vat ! Dans le lit blanc aux draps proprets, je me couchais avec délice. Sur une bonne parole, le docteur est parti, suivi par le « sous-patron » important et digne.

— Madame, fis-je, pourriez-vous me faire monter mes livres de classe. Je suis en retard. J’aurai besoin de travailler ces jours prochains.

Elle a levé les bras au ciel, le prenant à témoin de ma folie.

— Travailler ? vous êtes fou, mon petit. Il faut vous soigner et guérir d’abord. On verra après. Vos livres, je dirai à l’économe de les ramasser ?…

… Comment ? elle dira à l’économe de ramasser mes livres ?… Une sourde angoisse m’est venue et j’ai chaud aux tempes. Cela ne se fait pas pour quelques jours d’infirmerie. Ce que j’ai, serait-ce donc grave ? Mais l’infirmière devine mon inquiétude. Dans son cœur de femme et de mère, elle a trouvé les mots qui calment et qui bercent, et ma confiance renaît. Mes nerfs se détendent.

Avec fracas, la porte s’est ouverte.

— Demain, tout le monde en bas, sauf Rosmor et Masson !

Je suis heureux que le Napoléon de la surveillance générale ait ajouté : sauf Rosmor et Masson. Donc, demain, je resterai au lit, dans la quiétude amie des draps où mon corps endolori retrouvera le repos, où mon esprit vide, s’anesthésiera dans un grand besoin de ne plus penser à rien, de ne plus réfléchir.

… Sauf Rosmor et Masson…

Insensiblement, je glisse vers le sommeil. Confusément, j’ouïs les camarades qui se querellent. Et je rêve, de marais en fleurs, de l’Elez glauque où les nuages se mirent, d’examinateurs sévères autour d’un bureau rouge et d’une immense porte bleu ciel où, entre deux têtes de mort, une main maléfique a tracé ces mots :

Infirmerie. — Frappez, s. v. p. !




Ci-gît, belle jeunesse


Nous sommes donc restés à l’infirmerie, Masson et moi. Moi, pour bronchite aiguë battant son plein et d’allure suspecte. Lui, pour une congestion pulmonaire arrêtée net par une judicieuse application de ventouses. Mais on le garde par crainte d’un retour du mal.

Nous ne sommes pas mal du tout, dans cette infirmerie où pétille un feu de chêne. Au dehors, le vent hurle dans les arbres du parc et vient heurter sourdement avec des sifflements ironiques aux vitres des fenêtres. La pluie cingle les croisées et l’eau coule dans les gouttières avec un bruit monotone. Parfois, un train passe, strident, sur le pont, et son grondement meurt au lointain dans les échos assourdis.

De temps à autre un de nous se lève pour alimenter le feu et nous regagnons en hâte le lit tiède.

Lui, Masson, est élève de seconde. Nous sommes des amis de longue date, étant presque compatriotes et comme nous sommes à l’âge où l’on s’éveille à l’amour et aux femmes, ce sont celles-ci qui font l’ordinaire sujet de nos conversations, souvent animées. Avec complaisance, avec fatuité sans doute, nous nous contons nos amourettes. Il me fit beaucoup rire en me détaillant le trouble où le jeta, un soir orageux de juin, le baiser que lui plaqua sur les lèvres, un camarade plus vieux, que je connaissais pour sa sentimentalité déviée et pour la perversité de sa sexualité florissante. Masson se fâcha, écœuré et s’essuyant vigoureusement les lèvres qu’il jugeait à jamais souillées, il cingla le délinquant d’un énergique « salaud » qui suffirait à dégoûter un satyre des attentats publics à la pudeur. Pour mon ami Masson mon rire était inexplicable et je ne sais pas si ce jour-là, il ne me taxa point de pédérastie, car il était courroucé en récitant une phrase latine qui devait être lapidaire où il était question de débauchés qui se baignaient en compagnie d’adolescents choisis parmi les plus beaux.

Pauvre Masson, cher ami, généreux et enthousiaste, pauvre fleur qui allait éclore et dont les pétales n’ont pas ri au soleil, accepte ma pensée émue, un souvenir ineffable, une larme de regret d’un poète, comme toi, frappé par Elle mais qui jusqu’ici échappa à sa dernière étreinte. Et si tu vis aujourd’hui, de la vraie vie parmi les justes et les bons, dans la Poésie éternelle, intercède pour moi auprès du Tout-Puissant… et dis-lui que je suis faible parce qu’homme, homme aussi, parce que souffrant !

Masson et moi, nous évoquions d’innocentes idylles que nous embellissions à souhait, avec cette merveilleuse imagination de notre jeunesse chaleureuse et toute la fantaisie des poètes. Il m’apprit qu’une de ses voisines, quelqu’étudiante, en « pinçait » pour moi. Flatté, je déclarais que moi aussi je la trouvais intéressante. Ce qui n’était pas vrai puisque je ne l’avais jamais remarquée jusque-là. Mais qu’importe ! ne vit-on pas de mensonges ? et ne sont-ce point les illusions et les mirages, les denrées quotidiennes de l’existence ? Leurrons-nous d’espoirs vains. Ils ne sont jamais tout à fait vains puisqu’ils nous ont fait espérer. Espérer c’est diviniser. L’espoir soulève le monde…

Ce que je ne racontais pas à Masson, c’était cette passion soudaine qui m’avait, un soir de fête, de l’été écoulé, jeté de toute mon âme éprise d’idéal, de toute ma sensualité d’adolescent capricieux vers une brune adorable, dont les yeux noirs si profonds et si doux, me fascinèrent. Non, je ne pouvais dire cet amour qui me fit tant mal. Une pudeur instinctive m’obligeait à taire l’aveu qui me brûlait les lèvres. Je me sentais trop enfant, trop neuf, auprès d’elle. Amèrement, je la revoyais dans l’épanouissement de ses vingt ans, avec les trésors de vie irradiant sa chair éblouissante, et l’éclatant sourire de ses dents blanches…

…Ce soir-là, quelque part (à quoi bon préciser ?) j’errais mélancolique dans la foule en liesse, seul, dans la cacophonie écrasante des manèges. Pourquoi, l’ai-je rencontrée ? Pourquoi, elle, si hautaine, et si distante est-elle venue à moi, comme viennent dans les contes de fées, les princesses radieuses et cruelles, aux pages égarés ? Jamais je ne le saurais sans doute ! À quoi m’avancerait de le savoir ? Au bout d’une heure j’étais à elle, tout entier. Au premier regard je lui avais fait offrande de ce qu’il y avait de meilleur en moi, de tout ce qu’il peut y avoir d’affection contenue, de sentimentalité exaspérée, chez un collégien tendre et fougueux. Aujourd’hui, après bien des années fécondes en souffrances et en avatars, je ne garde plus de l’aventure qu’un souvenir discret, un peu nostalgique. Mais j’ai adoré cette femme. Elle m’a fait souffrir et elle ne l’a jamais su. J’ai souffert, comme l’on souffre toujours d’un premier amour meurtri, d’une première illusion envolée, comme l’on regrette toujours la ferveur d’un premier élan, la foi et la dévotion du premier baiser.

Non ! j’avais trop d’amour-propre, et je ne pouvais avouer décemment à mon ami Masson, cette blessure douloureuse que m’avait infligée la brune et radieuse amie d’un jour qu’il connaissait fort bien. Alors, dans la plaie qui malgré tout s’enkystait, je tournais et retournais le fer…

Oui, le vent pouvait hurler. Et, compatissante, ma tristesse doucement, se mêlait à l’éclat de sa voix et pleurait avec la bise la lamentable mélopée de la détresse humaine ?

Oui, nous étions très bien dans cette infirmerie ! Volontairement j’avais rejeté par-dessus ma tête mes soucis de classe, vouant au diable le bachot et tous les examinateurs d’à présent et de l’avenir, je n’avais pas au vrai, le courage de m’intéresser aux cours et aux classes. Il me semblait que tout cela s’était éloigné et toutes ces choses dont nous parlions parfois par habitude, me paraissaient vagues, inaccessibles, comme dans un autre monde. Une indifférence morne s’emparait de moi pour cette vie plate de pensionnaire et comme le pendu à sa dernière minute exècre sa corde, j’abhorrais la « boîte », boîte où l’on ne meurt pas, mais où l’on apprend à mourir…

Mes camarades vinrent me voir, en chœur. Leur turbulence m’énervait, me froissait. Je les trouvais grossiers, matérialistes. Ils eurent beau me raconter les potins de classe, le succès d’un tel à telle composition et le mémorable chahut de réception qu’on avait fait au nouveau pion, rien n’y fit. Je n’avais plus d’écho. Quelque chose était mort en moi sans que je m’en doute. Alors, ils finirent par se lasser et ne vinrent plus.

Mon professeur de français que j’affectionnais et qui, en secret m’avait en estime, me rendit visite lui aussi. Il fut surpris de me trouver si calme, si réfléchi, moi qu’il appelait parfois le « torrent ». Cela le frappa et il dut augurer mal de ma mine recueillie. Il m’apportait des romans, m’en promit d’autres. Cet homme avait de l’expérience. Je l’ai su depuis. Il savait que les romans sont les seuls livres prescrits aux malades, parce que généralement de lecture facile et agréable. Je le remerciais avec effusion. Je n’osais pas lui dire que mes yeux se troublaient vite et qu’au bout de dix minutes de lecture, les lettres et les mots dansaient la farandole sur le sabbat des feuilles tumultueuses.

Je gardais les romans. D’ailleurs la lecture des journaux que nous apportait l’infirmière nous suffisait. Elle nous gâtait, cette infirmière… Des fruits, des friandises, des desserts à bénédiction. Elle s’ingéniait pour diversifier et agrémenter notre menu qui, en temps ordinaire, n’était pas le régime de la suralimentation. Il s’en fallait de beaucoup ! Nous sommes nombreux ceux qui en ont pâti ! Masson, lui, mangeait avec appétit, avec un entrain qui ne ralentissait pas. Moi j’avais dégoût des mets. La seule vue de la viande, son odeur, suffisaient à m’écœurer pour toute une journée. Cela désolait notre vigilante infirmière.

— Comment voulez-vous guérir, si vous ne mangez pas, disait-elle. Elle s’obstinait, m’obligeait à avaler des jaunes d’œuf crus que j’absorbais, les yeux fermés, comme des hosties.

Au bout de quelques jours, j’avais repris des forces, sinon de la sérénité. Pourtant, de longues quintes de toux, suffocantes, glaireuses m’abattaient. Ni la teinture d’iode, ni les ventouses n’y firent. Cette toux faisait désormais partie de mon individu. Et j’en riais, tout le premier !

Midi sonnant nous apportait des émotions : l’heure du courrier. C’était le gros et souriant concierge qui nous amenait les lettres, entre sa casquette et son cœur. Quant au surveillant général, le Napoléon de l’espèce, il ne venait plus. À peine entr’ouvrait-il la porte, de temps à autre et, passant prudemment sa tête fouineuse dans l’entrebâillement, il jetait un bref « Eh bien, ça va là-dedans ? »

Masson jurait Teutatès que Napoléon avait peur… Dame, on peut être brave à la guerre, à la face du ciel et du monde, devant les balles qui viennent droit à la poitrine offerte, et craindre la menace pateline de la Mort sournoise qui couve dans l’air fade d’une salle d’infirmerie. C’est humain. Les plus grands héros ont souvent eu de bien petites faiblesses. Et notre surveillant général n’était pas un héros… Que les petits collégiens de l’avenir, en souvenir de leur malheureux aîné, François Rosmor, boursier de l’État, lui soient cléments !

N’ayant pas de fièvre, je me levais chaque jour. La notable partie de mon temps se passait, le front collé aux vitres, à regarder la pluie cingler sur l’Esplanade, les haies d’aubépine dénudées et le tourbillon des feuilles mortes au pied sali des marronniers.

Là-bas, au loin, derrière la brume blanche qui léchait les bois de Bot-Varec, j’imaginais la mer furieuse battant les rochers gris et l’écume jaillissant sur les rivages au goémon vaseux. J’évoquais les maisonnettes basses de Saint-Guénolé, bien closes dans l’averse et le crépitement de la pluie dans les taillis avoisinants. Locquénolé ! Gwenolé ! Ys, Gradlon, et la belle Ahès aux cheveux d’or ! Je savais une complainte bretonne, apprise dans mon enfance et que, bien des fois, par les nuits embaumées de l’été tombant en caresse sur le « Yun » bleu, je lançais à gorge déployée dans l’air pur : Merc’hed Sant Guénolé ! Les Filles de Saint-Guénolé, belles filles aux chairs hardies, bonnes langues et rudes cœurs… Et c’est pourquoi j’avais une obscure sympathie, une secrète prédilection pour ce village de la côte, si différent du mien, isolé dans la ceinture sauvage et grandiose de l’Arrée.

— Avance à l’allumage, me criait Masson. Alors j’empilais des bûches dans le foyer. La flamme s’élevait claire et joyeuse, avec des ronronnements voluptueux, mettant quiétude et gaîté dans la chambre, et des frissons au long de mon échine. Sur le manteau de la cheminée, on avait gravé des noms et des dates, au tisonnier rougi. « Nous autres collégiens, sous des allures émancipées et modernistes, nous sommes restés des traditionnalistes incurables et des conservateurs acharnés. » Ainsi disaient les inscriptions grossières ou naïves. Minutieusement, je fis rougir le fer pointu et, avec soin, à la suite des noms, beaucoup inconnus, je marquais en lettres inégales, profondément :

François Rosmor — 1re D. 1923
et, en dessous, en caractères plus modestes, sans au juste savoir pourquoi : Remember ! Rappelle-toi ! Remember, mot historique, mystérieux, mélancolique aussi, plein de défaite et d’abandon. Alors, satisfait de mon œuvre, je soupirai… Il y a dans tout soupir du rêve qui déteint !…

Le docteur est revenu. Il m’a ausculté longuement. Puis, soucieux, il a baissé la tête.

— Eh bien ? a demandé l’infirmière.

— Il y a quelque chose…

— Il y a quelque chose…

Ils se dirent quelques mots à voix basse. Et je vis, qu’en effet, il y avait quelque chose.

— Tu as les poumons fatigués, reprit le médecin en venant sur moi. Il faudra passer aux rayons X. J’envoie un mot à mon confrère du dispensaire qui te visitera. Tu comprends, il vaut mieux consulter un spécialiste. Puis, il faudrait retourner chez toi, te soigner sérieusement. Tu comprends ?

Je ne comprenais pas du tout. Non, je ne compris qu’une chose, c’est que j’allais quitter cette affreuse boîte, ce Collège qui avait bu toute la sève et la saveur de mon adolescence, années sacrifiées à l’ennui, aux préjugés, aux stupides lois de la vie moderne, aux rhéteurs incolores prêcheurs de vertu et d’austérité. Quoi ? Prêcher la vertu, l’austérité ! alors qu’on est jeune, bouillant, que le soleil rit aux cieux, que les fleurs se pâment dans les vigueurs de l’été et que l’amour est frais éclos sur les lèvres des fraîches filles de chez nous ! Pauvres fous ! Pauvre de nous.

Mais d’où me venait cette inconscience momentanée qui me laissait veule, ignare, devant le terrible diagnostic, pourtant si nettement formulé ? Sans doute de ma lassitude morale. En tout cas je restais indifférent devant la menace.

— Tu vas avertir ta mère, n’est-ce pas ? Retourne dans ta montagne, mon gars. Et bon courage, va !

Le bon docteur, chaleureusement, serre ma main fébrile.

— Et tu guériras vite. Crois-moi, ajouta-t-il persuasif.

Je ne demandais qu’à le croire, n’ayant pas encore attaché d’importance à ma maladie. « Pour être enrhumé, me disais-je, je ne suis pas si bas que ça. Et puis ma mère viendra, alors… »

Alors il ne fallait pas s’en faire ! Alors ce mal s’en irait au diable chassé par les soins affectueux d’une prévenance maternelle.

La « science » disparue, le collégien redevint gavroche et exécuta un pas de gavotte qui finit prématurément dans une affreuse quinte de toux qui effraya le tranquille Masson.

Le lendemain je fus convoqué au dispensaire.

L’économe, un charmant garçon, m’accompagna dans une voiture de louage frétée pour la circonstance et ayant proche parenté avec le char des rois fainéants. Une haridelle nous traîna par les rues tortueuses, nous cahotant sur les pavés sournois. Le temps était sec, l’air vif. Je me trouvais mieux. Le dispensaire se tenait dans un chemin détourné. Malheureux ceux que détournent ce chemin !

Le bâtiment était net avec cet air de froid mortel de charnier ou de morgue… Je descendis du char brinqueballant.

— Tu pourras marcher au moins ? interrogea mon mentor de sa voix bourrue.

— Dame ! fis-je d’un air étonné.

— Dame ! reprit-il, ce n’est pas si sûr que cela ! Il n’y aurait rien de drôle, dans ton état, que tu…

Je haussais les épaules, dédaigneux, et je gravis le seuil du dispensaire qui dispense les conseils et la science mais qui ne dispense pas la santé et la fortune. À défaut de grives, il est vrai… et sa création, but éminemment prophylactique sinon charitable, est un pas vers le progrès.

Je m’arrêtai, interdit.

Sur des bancs, pâles, bien sages, des malades attendaient. Quoi ? la guérison ? un docteur… Instinctivement, je reculais. Je les voyais. Je ne me voyais pas. La gorge serrée, je me laissais choir sur une chaise. Petit à petit, je repris mes esprits. Ma lucidité revenait. Un couple de jeunes mariés, gentils, livides, résignés, étroitement serrés, voisinait. Ils étaient tristes, si tristes que j’aurais voulu leur sourire, les rassurer, leur dire que tout cela, leur maladie, la mienne, c’était des mauvais rêves, un affreux cauchemar et que nous allions nous réveiller, renaître au soleil, à la vie.

— Rosmor, appela une infirmière en ouvrant une porte.

— Tu n’as pas toutes les déveines. Un tour de faveur, plaisanta l’économe.

L’infirmière, grave sous ses voiles blancs, me désigna un siège. Elle se mit à me questionner. Son interrogatoire était tellement serré, tellement indiscret, avec ses curiosités pathologiques que j’étais sur des charbons ardents. Après avoir remonté assez loin dans ma généalogie pour rechercher les héritages ataviques, elle redescendait, fouillant mon individualité. Je trouvais sa curiosité purement indécente. Et je suis sûr que la mâtine riait sous cape.

— Est-ce qu’on vit vieux, dans votre famille ?

— Je crois bien.

— Pas de tuberculeux ?

Je me rebiffais, offusqué, effrayé aussi.

— Pas que je sache.

— Votre grand-père ? Côté maternel.

— Un colosse. Mort en pleine santé, au beau milieu d’un repas de noces, à l’âge de quatre-vingt-onze ans. C’était exact et je fus sur le point d’ajouter involontairement : Priez pour lui !

Dieu m’en garda ! La grave petite infirmière se tordait les côtes, larme à l’œil. J’ai le culte des lignées, mais j’ai aussi quelques bribes de lettres. Rabelais, Gargantua… je me fâchais.

— Mademoiselle, je ne vois pas très bien à quel point une mort au milieu d’un repas de noces peut être risible…

J’étais digne, et solennel. Elle se tordait de plus belle, et, ma foi, que l’âme de mon grand-père ne frémisse là-haut, je m’esclaffais aussi !

Accalmie et reprise d’hostilités.

— Votre grand’mère ?

— Vivante.

Une menace planait sur moi. Je voulais la détruire et puis je voulais me venger de cette impertinente.

— Quatre-vingt-dix ans, ajoutai-je froidement, majorant de vingt ans le passé de mon aïeule qui ne s’en porte d’ailleurs pas plus mal. Mais, redoutant une nouvelle crise de rire, j’omis prudemment d’attester en faveur de mon aïeul de sang paternel, que cet avorton de Léonard assommait un bœuf d’un coup de poing en pleine ville de Landivisiau et qu’il mangeait un cochonnet déjà respectable du lever du soleil au lever de la lune.

Arguments décisifs et qui se moquent des charges ataviques.

Je passais ensuite à la radioscopie, impressionné par le jeu des lumières électriques et du ronronnement des dynamos. Rudement, les mains gantées du docteur me palpaient les côtes.

— Tournez-vous ! Levez les bras !

Sa voix est brève, métallique. Je ne suis pas rassuré. Un déclic sec, un bourdonnement qui meurt et me revoilà en pleine lumière, devant le tabouret mobile du médecin. Les bords du stéthoscope enfoncent dans ma chair. Je serre les dents sans me plaindre. Les injonctions de cet homme m’ont mis au garde à vous. Il me fait une impression pénible, ce docteur laconique, au regard dur.

— J’enverrai les résultats à votre médecin, a-t-il conclu.

Dans un cabinet, vague laboratoire où pullulent les boîtes d’outils, les tubes, où s’étalent sur des plaques de verre des crachats à l’analyse, je me rhabille en hâte. J’étouffe là-dedans, malgré le froid glacial du parquet…

Quelques jours après je me réveillais sous le regard navré et inquiet de ma mère accourue de Paris, au cri d’alarme. Et ce fut le retour hâtif vers la vieille chaumière recueillie et sombre.

De gros baisers d’adieu. Une grille de Collège qui se ferme sur du passé. Un ciel gris de fer, un cœur plein d’amertume et, sans fleurs ni couronnes, six années meurent, s’enterrent, pauvrettes, par un jour morne de février distillant toute la tristesse du monde. Pas de plaque commémoratrice, non plus. Pas de nom. Pas de regrets. Nulle prière.

Petit collégien qui foule la galerie d’honneur, rappelle-toi qu’elle vit un après-midi, 1923, passer un désespéré !

Je descendis, titubant dans l’arène des luttes sourdes, face à la Mort sournoise qui vous épie chaque instant et qui ricane.

Ci-gît, rêves fous, belle jeunesse !

Là s’ouvre la tragique école de la douleur !

En avant, quand même !…

Sinistres présages


Les esprits malins rôdent dans la nuit noire et l’Arrée se peuple d’intersignes.

Je suis revenu dans l’antique chaumière paisible où, sur le large foyer noirci, les âmes des disparus viennent parfois rechercher l’ambiance des choses chères. Face à mon petit lit de fer, contre le mur vaguement blanchi à la chaux, il y a un Christ brumeux qui roule des yeux blancs. Et, par la fenêtre minuscule que le givre constelle, je vois le ciel froid et le balancement étrange de maigres cerisiers roussis. La cheminée qui hurle appelle autour de la flamme violette de la tourbe qui brûle, les longs récits imagés que l’on écoute avec des frissons, et des légendes surnaturelles où la Mort et le vieux Paolik, prévôt d’Enfer, se concertent pour détruire les amoureux gentillets, chantant leurs « gwerziou » au tard des assemblées…

J’ai retrouvé l’atmosphère du pays natal, toujours pareille avec son parfum complexe des traditions et des mœurs séculaires. J’ai retrouvé les mêmes habitudes, les mêmes préjugés indéracinables, la même mentalité faite de largesse et de mesquinerie. La nuit distille toujours la terreur lancinante des superstitions. Vieille terre de mes pères, terre sacrée des miracles et des fées merveilleuses, inspiratrice de la lumière et de l’enchanteresse musique, terre des vieux saints naïfs aux élans d’apôtres, sol indomptable du granit, berceau des races fortes, défends-moi ! reprends-moi dans ta sécurité immuable…

Ah ! que j’aurais voulu vivre, jadis, à l’époque puissante des Celtes aux longs cheveux bouclés, époque du «  bragou-braz » symbolique, époque fruste pleine d’ardeurs et de santé où tous ceux qui respiraient, choisis par une rigoureuse sélection, étaient gens sans tares et combien heureux ! mais à quoi bon revenir sur le passé. Fi des regrets intempestifs ! Le passé n’est-il pas toujours le bon vieux temps ? plein de loups, de fièvres malignes, de famines, d’épidémies ?… Brrr ! ! ! Aujourd’hui, tuberculose, cancer, syphilis. Alors, écrouelles, lèpre, peste. L’humanité aura toujours ses maux, loi éternelle. D’une calamité à l’autre. Ce qui est, est bien. Rien n’y fera.

Et je tousse, je tousse, à fendre l’âme. Je ne puis guère manger. La seule vue de quelqu’un qui s’alimente me dégoûte. Je trouve aux gens un air de jouisseurs.

Mon retour dans l’Arrée a surpris les montagnards et mon immense parenté et, comme l’on m’y tenait en quelque estime, c’est un perpétuel défilé dans mon humble chaumière, du matin jusqu’au soir et du crépuscule à minuit. J’en ai entendu de belles ! Renan ! Renan ! avez-vous enfin mesuré la bêtise humaine ? Oui, de belles, sous formes d’encouragements candides et maladroits, d’exhortations grotesques et pathétiques, de conseils fleurant les sorcières et l’incantation. Je me réjouis. Je ne suis pas encore rassasié de l’hypocrisie et de la sottise des gens. Le malheur d’autrui ne touche pas, mais il est des convenances qu’on respecte, des habitudes singulièrement fausses qui dans les mœurs de toujours, voileront à jamais sous un masque décent d’une traîtrise inouïe l’égoïsme incurable inné au cœur des hommes.

Avec une curiosité malsaine on m’interroge. Et je réponds de mon mieux. Je n’ai pas encore appris à me méfier des gens et je prends pour sincère la fausse commisération des commères que l’arôme du café rend d’une sensibilité extrême. On me croit déprimé par l’école, fatigué par une croissance rapide mais on ne me juge pas bien malade. Les appréciations de mes visiteurs sont rassurantes. Des amis d’enfance, rivés à la glèbe qui leur insuffle force et santé, viennent souvent faire la causette. Je détaille leur vigueur tranquille, avec une secrète envie.

Je suis loin d’aller vers la guérison, mais la surexcitation nerveuse, l’auto-suggestion m’entretiennent gaîment dans l’insouciance et les bavardages. On ne meurt pas, à mon âge, voyons !… La jeunesse est une merveilleuse source de vie. Elle a des réserves de forces indicibles, un ressort invisible et magique qui remonte les organismes fatigués et qui ranime une flamme qu’on croyait éteinte…

Mais, les jours coulent, ternes et peu à peu l’angoisse m’étreint. J’ai des quintes interminables que je m’étrangle à juguler et qui me font honte devant les voisins. Je vomis souvent. Alors, des tremblements inexplicables, des réflexes inattendus me crispent soudain.

La nuit, j’ai des cauchemars terribles. Tous les racontars, toutes les histoires abracadabrantes de revenants me travaillent l’esprit. Mon cœur se dérègle. Mon cerveau crie à la folie. Parfois, je me réveille, hurlant, transi d’un froid mortel, trempé de sueur.

— Maman, je vais devenir fou ! Maman !

Vraiment, j’ai cru le devenir. Et ma mère attentive à mon chevet me disputait âprement à la maladie. Dans mes rêves, j’avais aux oreilles le tintement disgracieux des cloches fêlées du Collège. Maintenant que j’ai quitté cette boîte, elle ne me lâche plus ! Son souvenir me hante, m’exaspère. Malédiction ! oh ! ma pauvre tête qui éclate !

Fox, mon compagnon de chasse qui a flairé ma rentrée, vient de sa patte rugueuse râper la porte moisie. Puis il aboie à la nuit, à la lune, à la Mort aussi sans doute… Il hurle à la Mort et c’est moi qui vais mourir. J’en suis sûr.

— Maman, je vais mourir ! Mon cœur s’affole. Ma respiration s’arrête. Elle est là, la Camarde. Je la sens qui s’approche, qui ricane. Un trou béant où l’on descend un cercueil jaune. De la terre qui tombe lourdement. L’éternité qui se ferme et les larmes d’une mère crucifiée !

Mon Dieu, ne me laissez pas mourir !

La clarté du jour chasse mes affres, mais chaque nuit, je couche avec Elle.

J’ai décidé que ce serait un docteur de Huelgoat qui me soignerait. Le médecin du Collège lui a envoyé les résultats de l’examen radiologique. Un jeudi, maman est allée aux nouvelles… Tendrement, doucement, elle m’a bercé. Et cette ombre que j’ai sur le poumon droit se dissipe… Je suis sûr qu’elle s’en ira comme le nuage frondeur s’en va rapidement du ciel radieux, un lendemain d’orage.

Sur les conseils du docteur, j’ai demandé les soins gratuits de l’Assistance Publique. Il y a là, dans l’armoire robuste aux clous luisants, une lettre du praticien pour le maire de ma commune. Je suis seul au coin du feu qui flambe. Seul, avec mes idées noires, à suivre l’envol capricieux de l’épaisse fumée âcre comme l’odeur du soufre qui brûle.

Cette ombre sur le poumon droit… et cette lettre qui traîne là. Voisinage insolite. J’ai couru à la missive et vivement d’un doigt hargneux j’ai déchiré l’enveloppe. Je ne suis pas sûr d’avoir bien lu. Je recommence. Je m’efforce au calme.

« Je soussigné, docteur en médecin… élève de… atteint de tuberculose pulmonaire… »

Tuberculose pulmonaire ! je tremble de tous mes membres, tout mon être saisi de désarroi, ma personnalité abolie, devant l’implacable verdict et la détresse infinie du diagnostic. Tuberculeux ! poitrinaire… Le médecin, charitable, a fait entre les mots, un renvoi, et il a ajouté « début ». Mais je ne suis pas dupe. Ça fait mieux, concluai-je sarcastique.

Je relis la lettre accusatrice et je me sens redevenu calme, d’un calme effrayant. Il me semble que j’ai subitement vieilli. Froidement, je replace le papier froissé dans l’enveloppe déchirée.

— Pourquoi, maman, ne m’as-tu pas dit carrément toute la vérité ? fis-je amer. Une ombre au sommet du poumon droit, la belle affaire !

Elle se tait. Je lis la torture sur sa franche figure de paysanne et la douleur muette qui ne veut pas jaillir en larmes de ses yeux bleus aimants.

— Maman ! maman !

Et c’est moi qui me ressaisis en m’armant pour la lutte. L’école de la douleur. Je devine mon énergie qui se retrempe et la rancune coléreuse qui me dresse pour le combat.

— N’aie pas peur, maman. Un homme averti en vaut deux. Je me soignerai bien. Je ne suis pas encore mort, va !

Le sang actif que m’ont transmis des lignées de solides montagnards réagit. L’enfant disparaît. Un homme va surgir qui trempera dans la souffrance et chaque ride ténue qui s’ajoute à son front vieillissant dit l’effort continuel, surhumain, pour résister. Rassénéré, je hume dans l’air vif, des parfums violents de batailles angoissantes d’où je sortirai, j’en suis sûr, parce que je crois !… Et puis, après tout, on ne meurt pas si vite de tuberculose !

Je citai des noms, des phtisiques invétérés, accrochés pantelants à la vie, narguant le sort, d’autres victorieux du mal, guéris… Ce qui était certain, c’est que l’échéance fatale m’apparaissait lointaine, reculée. Inconsciemment, mon insouciance et ma légèreté reprenaient le dessus. Ce n’est que longtemps après qu’on mesure de telles choses !

Mais il faut manger pour vivre, et trimer pour manger. Si j’avais été riche, bien sûr, me disais-je, je me serais guéri ! Maintenant il fallait subir mon destin. Je l’acceptais sans plaintes ni jérémiades mais au fond de mon cœur, la haine et la révolte couvaient.

Il faudrait que maman retourne dans ce Paris diabolique, refuge de tous les parias de ce monde. Il faudrait qu’elle se remette à la besogne quotidienne, besogne harassante et déprimante. Ce qu’elle ferait en bonne mère, en Bretonne austère et courageuse, vaillamment, sans murmure et sans marchander. Oui, elle le ferait pour moi. Et d’être une charge pour elle me torturait. Ô l’abomination de l’humiliante existence ! Je grinçais des dents et parfois il me venait avec des bouffées de vengeance, des idées de meurtre et de suicide.

Que ceux qui n’ont jamais connu de telles heures, me lancent hardiment la pierre !

Pourquoi Dieu, si juste et si bon, tolère-t-il de telles misères ? Dis-le donc, toi, Christ pacificateur, frère dans la douleur, homme dans les malheurs, dans l’injustice et la souffrance et qui roule des yeux blancs au-dessus de mon petit lit de fer ?

Et mes poings crispés broient dans un rêve fou de suprême justice et de chambardement universel, la société exécrable et pourrie où, dans l’avilissement fangeux du monde égoïste et charnel, traînent toutes les misères et toutes les saletés humaines.

Sur l’ultime barricade que dressent au Soir Rouge tous les révoltés de la terre, tous les forçats d’ici-bas, je vois un collégien pâle et sévère qui trône, accusateur, sur le cataclysme. Et je vois des figures terribles parce que justes, farouches dans le feu et le sang, purificateurs des crimes et des souillures monstrueuses.

Mais dans l’Arrée goguenard, les chouettes qui hululent disent dans leur lamentable mélopée que les feux follets rient de l’injustice et que les lutins, fous ou sages, gambadent irrévérencieux dans les marais immenses et recueillis. À quoi bon s’insurger ? eux, ne se révoltent pas. Connaissent-ils donc le grand secret ?

Dieu ne fut pas trop cruel dans son anathème puisqu’il nous laissa sans partage, la tendre infinie et le sourire ineffable d’une mère…

Dans une camionnette où règne l’odeur étouffante de l’essence brûlée, ma mère m’accompagne encore, vers un autre dispensaire.

Il a neigé, les jours passés. Aujourd’hui, le soleil étincelle et sous le manteau féerique, il y a dans la nature qui s’étire, des tressaillements. La vie déborde du sol enfoui dans la neige complice et les premières sèves engendreront dans l’air de mars prochain, le renouveau. Tout s’égaye, prend un aspect merveilleux. Les rochers bleus dans leur ceinture de lys voient les ébats sautillants des pies qui jacassent. La rivière aux eaux de cristal coule avec des couplets ravis et les arbres que mouille la caresse du soleil fondant leur parure, pimpants ou fantastiques, sont des personnages légendaires de beaux contes norvégiens. Le ciel limpide sourit aux corbeaux qui coassent, surpris par cet éclat inattendu et qui proteste contre cette neige infâme où gîte la charogne.

Mes narines frémissent. Comme mon pays est beau ! et que la vie est belle ! Et il me faudrait la quitter à mon âge ? allons donc ! Tout mon être s’insurge contre cette idée absurde. Ils sont idiots, ces docteurs négateurs de merveilles et de miracles ! Réjouissons-nous, vive Dieu ! au diable les mauvais augures ! Si mes bronches sifflantes ne me retenaient j’aurais tenté d’ébaucher dans la camionnette pleine de puanteur, un petit air de jabadao !

Dieu que la vie est belle au cœur des souffrants !

… Ce dispensaire d’hygiène sociale de Plouergat, est comme tous les dispensaires, hygiénique et réfrigérant. Aujourd’hui il est vide. Dans un coin s’empilent des chaises longues à bon marché et des boîtes de crachoirs en carton. L’infirmière s’enquiert du but de ma visite, but écrit apparemment clair sur mon visage amaigri où mes lèvres seules sont restées rouges. Elle est discrète, effacée. Elle doit être dévouée et brave. Une vraie petite sœur des pauvres.

Le docteur m’attendait, cheveux à la brosse, et nez busqué. Il m’a examiné en silence. Puis brusquement il a dit :

— Assieds-toi. Pour qu’un malade se soigne, il faut qu’il connaisse sa maladie… Connais-tu la tienne ?

— Non !

Ma mère debout près de la fenêtre avait pâli.

— Eh bien ! tu es atteint de tuberculose pulmonaire, à forme évolutive.

— Ah ! m’exclamai-je, sans trop de surprise. Alerté cependant, je le regardais sans douceur.

— Pourrai-je entrer au sanatorium ?

Et comme il se taisait, impassible, j’ajoutais bravement :

— … En payant ?

— Non, répliqua-t-il sèchement.

Si mal ! Je le toisais insolemment et rudement je demandais :

— Alors, pour combien de temps croyez-vous que j’en aie ? six mois ?…

Il haussa les épaules.

— Trois mois.

Nouveau haussement d’épaules.

— Un mois ?

Même geste.

— Quinze jours alors ? m’écriai-je.

Il ne répondit pas. J’écoutais dans le silence lourd de pensées et de menaces, mon cœur qui battait.

— Quinze jours ?

Le morticole baissa un peu la tête. Acquiescement ? Je ne sais. Suffoqué d’indignation je me levai.

— Maman, allons-nous-en, vite.

Et nous quittâmes ce prophète de malheur qui dévoile le mal sans pouvoir y remédier.

Hippocrates et guérisseurs, laissez au cœur de vos clients l’ultime espérance. La foi seule sauve.

Dans la rue, je marchais mieux, d’un pas plus assuré.

— N’aie pas peur, maman, il a menti pour me frapper l’esprit. Tu verras. Je ne suis pas si bas que ça.

Cramponné à l’existence, de toute mon énergie juvénile, je lançais à l’oubli, avec dédain, le sinistre présage de Diafoirus.

Et puis, ce furent les ressources qui s’épuisent, l’aveu pénible, et la rageuse exigence du pain quotidien, inexorable antienne des gueux ! Ceux qui ont de l’argent à volonté, n’en connaissent pas la valeur, ne la sauront jamais et c’est tant mieux pour eux ! mais il a dit : « Malheur aux rassasiés car ceux-là auront faim. » En attendant, chaque jour, à la famine aux dents longues, des milliers de pauvres hères sacrifient.

Je me souviens qu’un matin, maman partit. Il le fallait. Crispé je ne pleurais pas, mais je compris, ce jour-là, bien des souffrances et bien des crimes.

Je restais seul avec moi-même, au long des jours qui prenaient de l’ampleur, au long des nuits pleines de terreur. Ma grand’mère m’aime. Mais elle préfère la religion, croit au curé, à l’évêque, au Pape, à Satan et à la damnation éternelle. C’est une hantise chez elle. Elle ne cesse de me tarabuster. « Fais tes Pâques. Va te confesser. » Avec cela, d’abominables sornettes et toute la litanie des mauvais esprits qui rôdent autour de nous. Avec cela, elle prêche aussi les bons services des « guérisseuses » et les remèdes « ensorceleurs ». Exaspéré, je suis entré dans une colère terrible. Hors de moi, j’ai fulminé. Elle s’en bouchait les oreilles, la pauvre ! devant mes imprécations sardoniques et pour sûr, elle ne doute point que Paolik, le vieux Lucifer biscornu ne vienne quelque sombre nuit, m’enlever vivant du trident de sa fourche… et l’on sait, chez nous, que par ces ténèbres, les méprises sont faciles !…

Je reçois régulièrement beaucoup de lettres de camarades et d’amis qui s’informent de ma santé. J’en ai reçu une bonne. Lui, fut mon meilleur ami de collège, mon défenseur aussi car il était plus âgé que moi et ancien quand je n’étais que bleu. Nous avions l’un pour l’autre une solide affection. Nous partagions nos jeux et nos colis, fraternellement, avec de temps à autre une courte bouderie agrémentée d’un échange de torgnoles et de ruades. Mais jamais nous nous insultâmes. Pourquoi ? je n’en sais rien… Je ne fus pas gentil pour lui. Je l’avais abandonné un an, pour un autre commensal plus tendre.

On s’égare. On fait un faux pas. Mais qui n’a jamais trébuché ? Je revins à son amitié. Il ne me reprocha rien. Ayant pris la « boîte » en horreur, il avait le cafard. Il voulait s’en aller. Alors, comme ses parents ne voulaient rien entendre, il fit la grève de la faim. Il s’anémia, tomba malade. On l’examina aux rayons X. On lui conseilla le sanatorium. Il rentra chez lui, mal en point. Les soins maternels furent plus efficaces que la médecine. Un an de régime sévère le remit sur pied… Il me disait tout cela, m’exhortait à la patience, me consolait de ce ton énergique et affectueux qui était le sien. Son épître me fit du bien. Je le remerciai avec effusion.

Mars ramena le chant des alouettes.

Chaque jour je me levais, sans pourtant aller mieux. J’étais sujet à de longues rêveries nostalgiques tournant au marasme.

Pour la deuxième fois je suis allé au dispensaire toujours aussi hygiénique et aussi réfrigérant. Un mien oncle m’accompagne, et cet homme de bien ne cesse de me répéter que je ne suis point poitrinaire.

En effet, j’ai bien besoin qu’on me le redise. Pour convaincre il faut répéter, obséder, mais le mensonge n’est plus possible. Mon poumon gauche sans rime ni raison s’est éclairci et le mal tend à se localiser au sommet du poumon droit. Décidément la nature est une grande coquine, ennemie de la science et des verdicts trop absolus. N’aurai-je donc point une phtisie galopante ?

Un docteur du Huelgoat me soignera. Il est là, prévenant, doux. L’Assistance Publique le dédommagera. Lui, au moins, m’inspire confiance et volontiers, je croirais qu’il fait des miracles.

Le pneumothorax essaiera ses jeunes mérites sur le cobaye que je commence à devenir. Comprimer un poumon par insufflations d’azote et d’air pendant une période de temps variant suivant que le malade résiste ou ne résiste pas. Traitement déroutant, je l’ai su depuis. Cela mérite réflexion. La science me renvoie dans « mes foyers » pour quinze jours d’examen de conscience. En quinze jours il se passe quelquefois bien des choses !…

Mon oncle voulait avoir le cœur net. Original et très intelligent il se fiait en ses méthodes personnelles. Ça lui a toujours réussi.

Il s’en fut aux médecins. Il revint souriant, me déclarant avec superbe que j’étais sauvé.

— Vrai ? fis-je.

— Tu es sauvé ! répéta-t-il avec non moins d’assurance.

Ah ! traître ! je t’avais cru et Hippocrate t’avait dit que j’étais fichu ! que c’était une affaire de quelques jours et qu’on ne tentait l’opération qu’en dernier ressort !

— Mais enfin, avait-il ajouté, moins catégorique cette fois, on ne sait jamais !

Non, on ne sait jamais !

L’oracle était optimiste. Il avait fait un bon dîner !



Ris-donc, Fanfan !


Le 21 mars 1924 (ces dates-là sont gravées dans ma mémoire) je débarquais sans allégresse sur la place d’Huelgoat, dans le charivari des étalages, le beuglement des vaches et les appels cocasses des autos. Une pluie froide qui glaçait jusqu’aux moelles tombait d’un ciel tellement bas qu’il semblait toucher les maisons.

Ma détresse se marie à la laideur des choses.

Demain le docteur Darsel me fera ma première piqûre. Il me faudra séjourner un mois à Huelgoat, pour faciliter le traitement et je vais à la recherche d’une chambre et d’un hôtel. Ce n’est pas ce qui manque, mais je veux de l’approprié. Dans l’énervement de la foule, je ne sens pas ma fatigue. J’ai serré de nombreuses mains, rencontré de multiples connaissances. J’ai croisé un parent qui m’a indiqué le restaurant Bellec. Nous y sommes allés de concert. En buvant un café noir, brûlant et fort, j’ai expliqué timidement mon cas à la patronne et à sa fille. L’une et l’autre sont aimables. Elles m’ont plu et j’ai été adopté d’emblée. Dans un coin, j’ai remisé ma valise et ce soir, je coucherai à Huelgoat où tant de malheureux viennent chercher une santé perdue et l’espoir d’un soulagement ou d’une amélioration possible.

Isolé dans le brouhaha, je savoure ma nostalgie, indifférent aux regards qui scrutent mon visage aux traits tirés et qui compatissait à la morne résignation de mes yeux grand ouverts. Au soir, le chauffeur attitré de mon village, un garçon déluré, énergique et sportif, m’a relancé. Nous avons toujours sympathisé. Il est venu s’enquérir des résultats de mon expédition. Il m’a trimballé dans sa voiture. J’ai voulu le payer. Froissé, il s’est rebiffé, a refusé en disant qu’il fallait sauver la jeunesse et s’unir pour la dérober à la mort. Il m’a ému. Ensemble, nous avons bu le verre traditionnel offert aux santés réciproques, puis, sur une vigoureuse poignée de main il est parti. Mélancolique, je l’ai vu s’éloigner de son grand pas souple et disparaître au tournant sous la pluie cinglante.

Dans la salle à manger que l’électricité écœure de sa lumière trop crue, les pensionnaires, avec entrain, s’installent autour de la table hospitalière. Chacun prend possession de sa chaise et de ses petites habitudes. Moi, je reste indécis, debout sous le regard inquisiteur des convives.

— Tenez, mettez-vous là ! a décrété la bonne.

Je me suis placé entre des ouvriers, face à des jeunes filles, curieuses et rieuses. Quel supplice ! Je mange du potage, par cuillerées hasardeuses, gauchement, sous l’œil attentif, peut-être hostile de ces gens. Alors, brusquement, je me suis levé, je me suis enfui, les laissant tout interloqués…

À Catherine, la fille de la tenancière, et à son mari, j’ai dévoilé mon cœur et ma peine, entre deux gros sanglots. Mme  Bellec compatissante est survenue. Simplement, maternellement, elle m’a consolé, m’a réconforté, daubant sur la médecine et les thérapeutes stupides. Avec une reconnaissance infinie, j’ai senti que ce soir, guidé par la pitié et la fraternité des humbles, j’entrais dans une nouvelle famille…

Maintenant, au restaurant Bellec, je suis l’enfant gâté. Tout le monde me choie, me conseille, m’affectionne et je n’ai pas trop de toute ma tendresse si longtemps comprimée pour leur en savoir gré.

La table d’hôte me comble.

Il y a là deux gentilles postières, fraîches et coquettes : Jeanne et Francine. Une dactylo blonde comme les blés et qui travaille chez un austère industriel de la région. Elle s’appelle Mimi. Elle est rayonnante dans l’épanouissement de ses vingt ans. Des ouvriers, humains comme tous les fils du peuple et qui travaillaient à l’érection d’un sanatorium dans le voisinage.

Mimi, ma blonde amie, car nous sommes devenus vite des amis, me trouble. Elle me prodigue des sourires et des bouchons coupés qu’elle me lance à la tête par plaisanterie. Nous vivons tous dans une atmosphère de cordiale familiarité qui me réconforte… Un peu d’amour qui va éclore. Le mirage qui renaît.

Mon prénom, de par la fantaisie de Mimi, s’est prêté à une transformation subite. Et, vaille que vaille, je suis devenu Fanfan, Fanfan, rien que Fanfan. Je me suis adapté avec facilité à mon nouvel état civil dont la dualité ironique me forge une autre personnalité.

— Fanfan, mange donc !

Lommik le charpentier, ancien colonial, probe et sentimental, me rappelle à des exigences que mes entrailles n’ont plus.

— Mais oui, mange donc, Fanfan ! et ris un peu…

Mimi vient à la rescousse. Mes regards et nos sourires se rencontrent. Du sang me vient aux joues et la saveur d’une belle amitié naissante dans sa poésie me fait oublier la fadeur que mon peu d’appétit accolle à chaque met.

— Mais l’autre jour, Fanfan, pourquoi étais-tu parti de table comme un fou ?

Bravement devant toute la tablée, je me suis expliqué. Contagion. Prophylaxie. Craintes et remords. Ils ont éclaté de rire. Sacré Fanfan, va ! et tous les cancéreux, tous les syphilitiques incurables, tous les contagieux qui passent et qui traînent dans les hôtels sans qu’on puisse se méfier d’eux ? Un malade intelligent, conscient de ses devoirs, un malade qui « se sait » n’est pas dangereux. Ainsi dirent mes bons amis. D’être considéré au titre d’un malade intelligent me consolait un peu d’être malade. Et allez donc, vanité humaine !… La douce main de Mimi s’arrête tendrement dans mes cheveux, et sous la caresse je me sens défaillir. Sur le seuil de la porte, Lommik sourit paternellement.

Quand le docteur Darsel qui avait pris sur moi un ascendant motivé par son assurance et son intelligente indulgence me hissa sur le billard dur de son cabinet, je n’étais pas très crâne. D’une main, cramponné au rebord, je regardais de tous mes yeux.

— Attends un peu, sans t’énerver, et repose-toi. Je ne suis pas prêt.

Sa blouse blanche, ses manches retroussées, ses bras nus et musclés m’impressionnent. L’émotion me coupe la respiration. Mon cœur me monte à la gorge. L’appareil est là avec ses tubes, ses manomètres, sur un guéridon, entre deux ballons d’azote et d’air. Sur la table, des boîtes ouvertes où brillent des aiguilles stérilisées, de l’éther, de la teinture d’iode dans des flacons.

Minutieusement l’opérateur se lave les mains à l’alcool à 90 degrés. Avec précaution, il choisit un trocart.

— Prépare-toi, et ne regarde pas. Tourne la tête, mon petit !

Je me raidis furieusement, mes nerfs tendus à se rompre. Il a dit que la première piqûre serait douloureuse mais je ne veux pas crier. Ma dignité en souffrirait… Je ne veux pas que ce docteur ait une pauvre idée de moi ! Pauvre gosse que je suis !

Sur mon torse nu et squelettique, la sueur ruisselle et par-dessus ma tête, mon bras replié écrase férocement le bois.

— Allez-y !

Crac ! un petit bruit de chair qu’on perce. Un deuxième bruit. La plèvre qui cède. Dans ma surexcitation, je n’ai rien senti. Mais l’aiguille n’est pas à l’endroit propice. Le mercure dans les tubes n’oscille pas. D’un trait, le docteur enlève le trocart. Un autre s’enfonce entre mes côtes. Cette fois-ci, ça y est. Le tuyau s’adapte à l’aiguille et sous la pression des bocaux de liquide vert, le gaz pénètre et décolle mon poumon. Je sens de petits craquements intérieurs.

— Respire. Doucement… plus fort !

Aïe ! une douleur lancine entre mes épaules.

— Ça va, conclut le docteur, joyeux.

Alors je le regarde et il me sourit.

Tiens ! il avait chaud lui aussi. Son front est moite. Il y en a et beaucoup qui s’abritent derrière l’impunité professionnelle. Le docteur Darsel est resté homme. J’en étais sûr. Le métier n’a pas défloré sa conscience…

Confiant je me rhabille, malgré mon côté meurtri, mais il me semble que mon dos se voûte et je ne dois pas avoir tort.

— Alors, docteur, ce traitement durera combien de temps ?

Il m’avoue six mois, un an, dix-huit mois peut-être. Qui sait ! mais bah ! près de lui je suis regaillardi. C’est un faiseur d’énergie !

Demain je reviendrai.

Je suis revenu et je commence à me faire aux piqûres et aux petites émotions des circonstances, aux petites misères quotidiennes. « Et surtout, m’a dit le docteur, pas d’imprudence. Repose-toi. » Je ne ferai point d’imprudence, mais je ne me repose guère. J’attends avec impatience que Mimi revienne du bureau. En compagnie de Jeanne et de Francine, bande joyeuse et bruyante, nous nous sommes longuement promenés dans les bois, au bord des Canaux où les boutons d’or et les anémones commencent déjà à se conter fleurette. Mimi me donne son bras auquel je me pends sans scrupules.

Nos camarades, gentiment, nous taquinent au sujet de notre idylle et nous en rions tous.

Tous les soirs, un jeune instituteur qui prend pension dans un hôtel voisin, nous rejoint autour du bon feu clair qui pétille dans la salle, tandis que les autres pensionnaires entament une manille acharnée. Il est charmant ce garçon, et totalement dépourvu de suffisance et de pédantisme. Sa compagnie aurait suffi à réconcilier René Benjamin et les pédagogues.

Au fond, je crois qu’il éprouve un faible pour Francine. Jean (il s’appelle Jean) nous a offert, le jour de sa paie, une coupe de Champagne. J’ai bu la mienne. Mimi a fait la moue. Elle a capitulé après quelques lampées. Alors, en badinant, j’ai pris son verre et j’ai bu le vin généreux, généreusement, par esprit de sacrifice, avouai-je. Mimi savait que je cherchais la place de ses lèvres. Assise à mon côté, elle a attiré ma tête…

— Mademoiselle, déclarai-je sérieusement malgré un ton comique et solennel, il faudra aller au dispensaire d’hygiène sociale trouver ce savant de docteur X… qui vous renseignera sur la tuberculose et sur les dangers de la contagion.

Alors elle éclatait de rire, et je fermais les yeux sous son regard aimant, bouleversé, ravi, n’ayant pas le courage de me soustraire à la douceur de ses baisers.

— Eh bien, si j’attrape ta maladie, Fanfan, nous irons tous deux au sana. Nous serons très bien ensemble, n’est-ce pas ?

Elle me serrait contre elle, tendrement. Allez donc, sévères censeurs, apôtres de l’hygiène, parler prophylaxie à des cœurs trop jeunes pour ne point s’émouvoir, à des corps trop neufs bien qu’éclopés et trop vibrants pour résister à passion ! Je vous entends ricaner et parler de légiférer, mais craignez la sordité morale des lois dites sociales… Je sentais contre ma joue, la brûlure exquise de sa joue et son cœur battre fortement contre mon cœur exultant d’ineffables espoirs. Mimi, ma blonde amie, contre toi serre-moi fort, bien fort, plus fort, veux-tu ?

J’adorais Mimi. À corps perdu je me lançais dans son amour, avec toute l’exaltation de mes rêves sans souci de la Mort planant sur ma tête. Fi de la gueuse qui ne respecte pas les galants jouvenceaux ! Je ne songeais guère plus à ma maladie. Tout pour moi devenait beau. L’air égrenait des couplets merveilleux et la divine magie de l’éternelle chanson d’amour, l’amour qui fait de tout homme un poète et de toute femme, une déesse.

Aime-le de toute âme, console de tout ton cœur épris ce collégien fougueux, Mimi, blonde petite dactylo qui provoque les rêves et crée de l’enchantement !

— Fanfan, tes baisers claquent comme des drapeaux. Embrasse-moi bien…

— Non !

J’ai rougi.

— Pourquoi ?

J’arguais de mes scrupules. J’ai peur de devenir un criminel. Elle rit de mes alarmes et de ma mine austère.

— Gosse, va !

Décontenancé je la regarde qui sourit de ses dents éclatantes. Brusquement dans une morsure exaspérée j’ai pris ses lèvres. Elle se laisse aller au charme brutal de la caresse imprévue. Puis humblement, je me suis excusé. Mais qui a bu, boira… Est-ce elle qui l’a voulu ? ou moi ? Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir car je l’aime. Elle m’a tout dit d’elle-même comme je lui ai tout dit de moi. On s’habitue à nous voir ensemble. Il n’y a dans notre attitude rien d’inconvenant. Je ne suis qu’un gosse puisque je ne suis que Fanfan. Quand je vais aux piqûres, Mimi et ses amies m’accompagnent et le docteur Darsel me gourmande pour la forme. Il sait bien lui, que la gaieté est un remède merveilleux ! Puis elles reviennent en hâte à leurs bureaux pour ne pas être en retard. Moi-même, je flâne. Je retourne en musant, m’attardânt longuement à rêvasser devant l’étang livide que le vent agite d’un rythme désordonné. Ou bien je gagne les bois déserts pleins de murmures, et, du haut des rochers polis, usés, je mesure la grandeur sauvage des chaos tumultueux. Je suis des yeux l’eau écumante qui tonitrue de roc en roc, dans un fracas de torrent. Dans les grottes pleines d’ombre et de mystère, par les soirs tendres de l’été, les fées voluptueuses viennent parler d’amour…

Pour la notable partie de Huelgoat, je suis devenu aussi Fanfan et je suis sûr d’être citoyen Huelgoatain, le jour où cette aimable petite ville s’érigera en République. À moins que d’ici là, je ne sois promu à la dignité de citoyen de l’autre monde… Presque tous les jours j’écris à ma mère, lui donnant des nouvelles de ma santé, sans trop insister pourtant, la rassurant de mon mieux.

À la Feuillée, bourg voisin et sans gloire, pour la Mi-Carême, des artistes ou des amateurs d’art avaient organisé au profit des bistrots et des mercantis une fête magnifique qui a dû compter dans les annales du pays. Je suis resté seul au restaurant Bellec, devant une feuille blanche où je voulais consigner mon vague à l’âme. Tous les autres s’amusent là-bas !… Une auto qui passe et Fanfan désinvolte, avec un « tant pis » énergique, au diable médecins et médecine, s’envole vers Mimi, la jeunesse, les plaisirs ou l’Amour. Eberluée, la Camarde me pardonna.

Par la suite, je fus sévèrement chapitré par le docteur Darcel qui se désolait de me prodiguer inutilement de bons conseils et des soins éclairés. Mme  Bellec outrée, leva les bras et laissa brûler son rôt. Mais Catherine, en indulgente amie, comprit. À quoi bon nier ? elle était trop intelligente et trop femme et la psychologie d’un garçon de dix-huit ans n’est pas tellement compliquée et ténébreuse !… Je convenais que j’avais été idiot et je promis, à la satisfaction générale, de ne plus recommencer. Après quoi, fier du devoir accompli, j’allais faire brailler au phonographe : Mirella la jolie que je reprenais au refrain entre deux quintes de toux.

Chaque soir, Mimi bondissait dans ma chambre, chaque matin aussi en s’en allant au travail. Sa visite me mettait aux anges. Sans respect pour l’esthétique, je coupai une mèche des cheveux blonds que je glissai dans mon portefeuille entre deux cartes odorantes et je plaçai le tout sur mon cœur.

Plusieurs jeunes gens du voisinage courtisaient ma belle amie et notre amitié les surprenait. Cependant ils me faisaient bonne figure, mais je voyais à leurs manières que j’étais un obstacle à leurs tentatives d’approche. Je m’en ouvrais à Mimi, parlant sincèrement de quitter la place, lui enjoignant de prendre en considération ces partis possibles et très sérieux. Ce qui eût été le parti le plus sage ! Moi, je serais toujours le petit ami qu’on aime bien et qu’on comble de baisers retentissants ! Je n’étais que Fanfan, ça n’avait et n’aurait jamais aucune importance. Je m’efforçais à celer mon amertume et ma jalousie perçante.

— Gosse, va !

— Mimi, ma Mimi, je t’aime !

Jouvenceaux amoureux, jouez votre chance, ne renoncez pas à l’amour. Le bonheur est court et capricieux. À la source des élans sincères, buvez-le à en perdre haleine. Le bonheur est volage comme les femmes et les oiseaux.

Ce dimanche matin, Mimi n’est pas encore levée. Furtif, je me suis glissé dans sa chambre toute pleine de son parfum. J’ai farfouillé dans les tiroirs raflant photos et lettres, sans qu’elle proteste. Je me maîtrise. Appellera-t-elle mon baiser ? J’attends fébrile, sans pouvoir dissimuler mon énervement. Elle sourit.

— Ne te moque pas de moi, va, Mimi. Je t’aime tellement. Et je suis si malheureux. Dompté, affalé sur son lit contre son corps que je sens vibrer sous les couvertures qui glissent, je la dévore de caresses. Puis triste soudain, pressé contre elle, je lui ai dit toutes mes misères, toutes mes rancœurs. Tendrement, elle cajole. Sur son corps pur, ma main se promène, chaste… Et c’est à son tour de parler. Elle le fait avec compréhension, avec douceur, avec conviction.

— Tu verras Fanfan, un jour, tu seras heureux, crois-moi. Chacun à son tour !

Dites-moi, est-ce vrai que chacun ici-bas a droit à sa place au soleil, au bonheur ? Que tout homme peut prétendre au partage d’amours et de liesse ? Mimi, ma petite et tendre amie des mauvais jours, entends s’élever vers toi ma bénédiction ! Bénies soyez-vous, femmes qui mettez au nom de la pitié ou de l’amour, qu’importe ! le baume divin de l’espérance au cœur des miséreux et malheur à quiconque ne croit ni à l’une ni à l’autre !

Mais le temps passe, malgré ma volonté de retarder l’envol des heures. Au restaurant Bellec, j’ai coulé des jours délicieux, dans la saine et sainte atmosphère familiale, entre Mimi et mes rêves, malgré ma maladie qui s’enracine en moi plus profondément en dépit ou peut-être à cause des piqûres et du pneumothorax. Bien que j’aie prolongé mon séjour d’un mois, voilà l’échéance qui s’apprête. Demain je retourne dans la montagne.

Kénavo, Mimi ! Kénavo, mot tendre et redoutable, si doux et si nostalgique. Kénavo !

Me revoilà, ô vieil Arré paternel, ressassant une neurasthénie qui tourne à la morbidité et au marasme.

Le soleil rutile et mai sourit au cœur des roses.

J’ai prétexté une recrudescence réelle de bronchite pour revenir à Huelgoat. Avec enthousiasme, j’ai revu le lac miroitant et les bois majestueux qui se parent. Avec fougue j’ai repris Mimi, ma blonde dactylo.

Ah ! ce vieil industriel ! Quelle pitié de garder ainsi prisonniers la beauté et l’amour ! vieux mécréant méphistophélique, on ne renferme pas les oiseaux gazouilleurs et les jolies filles. Si je deviens riche un jour, mais je divague, moi aussi j’aurais beaucoup de mignonnes et gentes dactylos blondes : et je leur rendrais la liberté. Colombes, allez vous pâmer d’amour dans les hêtres au vert tendre !…

J’ai fait ma demande d’admission au sanatorium. Le pneumothorax réussissant, paraît-il, le médecin du dispensaire a transmis ma demande à la Préfecture parce que je devenais un cas intéressant ! Champ d’expériences. Cobaye. Et tous les malheureux écoliers qui ne sont pas des cas intéressants et qui achèvent de mourir sur les grabats dans d’infects taudis, qu’en ferez-vous ? L’hôpital ? oh ! comme aux jeunes oreilles, ce mot sonne glas ! Que ferez-vous pour eux, riches de la terre, égoïstes et couards ? Enfer et damnation ! Mais à quoi bon rugir et pleurer dans notre géhenne ?…

— Tout à l’heure, je m’en vais, Mimi. Sans doute tu ne me reverras plus, car bientôt, j’entre au sanatorium. Viens, que je te dise adieu… On ne sait pas ce qui arrive et dans ma situation, on ne saurait être optimiste.

Farouchement, nous nous sommes étreints. Sur le lit défait, elle palpite, désemparée. Alors, je l’ai serrée plus étroitement. Mes sens qui s’émeuvent m’inspirent des gestes audacieux. Faiblement, elle se débat.

— Mimi, sois à moi.

Humblement, j’implore. Elle s’est ressaisie et se relève, et, prenant ma tête sur ses genoux, elle me caresse et me gronde.

— Pourquoi ne veux-tu pas ?

Farouche, j’insiste. Elle se trouble.

— Sois à moi !

Doucement, elle a murmuré :

— Fanfan, ces choses-là ne se demandent pas.

Furieux, outré, je me dresse sarcastique.

— Tu as raison. Ça se fait sans demander !

Toute ma personne goguenarde insulte. Elle est là, douloureuse, les larmes aux yeux, qui implore ma soumission, et moi, la bouche mauvaise, pleine de rancune et de fiel, je lui ai crié :

— Va-t-en ! Va-t-en !

— Fanfan ! Fanfan ! Elle pleure avec des hoquets de petite fille.

— Fanfan ! Fanfan !

Humble et pauvrette, elle supplie. Des sanglots me brûlent la gorge. Comme je voudrais la prendre dans mes bras, lui demander pardon, rouler à ses pieds. Et je reste là, méprisant de tout mon orgueil révolté. Et je l’ai chassée comme une fille, sans un mot de regret, pour m’avoir fait don de sa beauté au péril de sa vie, pour m’avoir trop aimé.

J’ai tué mon amour, mon Dieu ! mon Dieu !



À l’entour des chaises longues


Bientôt, demain peut-être, je m’en irai de ce sanatorium où je languis depuis un an. Oui, je m’en irai. L’air m’étouffe ici. J’y flaire des odeurs de cadavre.

En entrant dans ce dortoir au sanatorium de Cozbourg, je n’avais qu’un poumon malade. Maintenant, j’en ai deux. Je l’ai compris aux réticences des docteurs, à leurs petits airs entendus lorsqu’ils m’auscultent, à leur charabia technique dans l’obscurité complète de la salle de radio. Chaque soir, une rougeur inexplicable me brûle l’oreille gauche. Inexplicable ? Oh ! non, si j’avais le courage d’approfondir le symptôme car je sais bien que mon poumon gauche, sain ou presque jusqu’ici, prend aussi. Alors, il va falloir décamper ! Il est de notoriété publique qu’au sanatorium de Cozbourg on ne meurt pas. Si l’on n’y guérit pas, on doit, pour le moins, y améliorer son cas. Au sanatorium de Cozbourg, on ne doit pas mourir. On y apprend à mourir proprement, sans bruit et sans pleurs. Presque l’école stoïcienne. C’est déjà quelque chose. Dans la méditation des longues heures de cure, s’enseigne la résignation et la soumission presque absolues aux lois inéluctables du destin.

… Sur la montagne que pavoisent les bruyères roses, dans les taillis rutilants, juin s’étire sous la caresse du soleil…

Un ordre préfectoral est venu. De la révolte a passé, soulevant sur les chaises longues des colères terribles contre les médecins, contre les infirmières, contre tout le personnel, contre le ciel et la terre… Il y a eu des mutineries au réfectoire, des pétitions signées d’enthousiasme, des chahuts fantastiques où chacun ayant repris sa personnalité, hurle, dans un grand besoin de faire du bruit, de s’étourdir.

Les malades ayant plus d’un an de séjour au sana sont priés sans politesse de vider les lieux par échelon d’ancienneté. D’abord, les doyens, ceux qui sont là depuis trois ou quatre ans et qui n’ont pas le courage (triste courage) de délaisser un abri sûr, un gîte confortable pour la misère d’un foyer pauvre.

Et ils sont partis ! alors ce fut la débandade. On devance son tour, on revendique la vie « civile » d’où nous sommes rayés depuis des mois.

Une panique s’empare de nous, un sentiment obscur, une terreur vague, la crainte de fermer là pour toujours ses paupières meurtries, d’être surpris par des événements inattendus et qui nous mèneraient droit à la froide petite morgue qui se terre sous les pommiers lourds du verger. Mourir, oui ! mais sous l’œil affectueux et consolateur d’êtres chers…

Repris par l’existence des luttes et le tourbillon des passions humaines les « anciens » ont fui au plus vite. Le cœur brisé, j’ai serré des mains cordiales et fraternelles. Dans notre commune misère, sous les mêmes souffrances, dans les mêmes espoirs, dans des craintes identiques, nous vivions, disciples martyrs, dans la grande franchise des « tubards ». J’aurais voulu pleurer, mais je ne puis. Je suis à l’âge où l’on n’a pas de larmes, à l’âge où l’on se mord les poings en silence.

Demain, je m’en irai…

Ils sont bien partis, les autres ! bravement, presque tous sacrifiés ! J’ouïs Le Bris de sa voix traînante qui me parle de sa famille dont la moitié est contaminée par le père mort poitrinaire. « Il faut que je bûche, tu sais ! »

Il faudra qu’il bûche ! — Face au sort ricanant, il va, manches retroussées, en lutteur d’avance vaincu, mais farouche dans la rude besogne des piqueurs de pierre… Et toi, joyeux Le Gars, mon copain le « lieut’nant » aviateur dont la culotte rapiécée mille fois était populaire parmi nous. Il la gardait cette culotte, disait-il, parce qu’elle recelait un parfum d’essence et d’huile, parce qu’elle cachait dans ses replis décolorés l’indicible souvenir des longs envols, la griserie délicieuse des essors matinaux, un coin de ciel bleu.

Et le héros paisible, dont les yeux nostalgiques s’irradiaient de la magie d’un rêve continuel, allait trépasser d’une mort sans gloire, dans les bras d’une vieille mère, au sein des bois de Cornouaille…

Et tant d’autres ! que je ne veux pas nommer, que je ne peux pas nommer ! parce qu’à me remémorer leurs visages cireux, figés dans une dernière grimace, mon cœur se fend. Pauvres et chers compagnons d’infortune, puissiez-vous au moins, dans la sérénité immuable du grand sommeil, avoir trouvé l’ultime consolation des espoirs purs satisfaits et la douceur édénique de l’absolu idéal.

Depuis un an que je suis au lit no 2, j’ai deviné chez mes camarades d’isolement, des drames poignants dans leur simplicité banale. Ému et révolté, j’ai vu bien des tragédies, bien des combats, bien des défaites. Nous savons à peu près de tout, les uns des autres. Tout ce qu’on peut savoir, tout ce qu’on peut avouer et qui ne soit pas une trop grande charge, une trop lourde accusation contre la société, contre les maîtres, contre ce Dieu qui régit le monde et auquel nous croyons !

Car si nous disions tout, que de leurres dissous ! que d’ailes brisées, que de crimes dévoilés et clamant vengeance ! et la société entière sapée dans ses fondements, croulante sous le poids des injustices et des vilenies, les règles et les lois de l’existence à jamais anéantis, la morale en déroute, les faux dieux à terre et les religions en pièces, dans le réquisitoire acharné qu’élèverait l’humanité souffrante !

Si nous disions tout, quelle insulte à la Beauté !

Oh ! la laideur de la plus féroce des réalités et l’atroce plainte des réprouvés !

Bien sûr, détachés des choses d’ici-bas, des plaisirs matériels, des jouissances ordurières, nous autres tuberculeux, nous devrions, le sourire aux lèvres, quitter cette vie crapuleuse… Mais non ! à toute parcelle de vie, parce qu’elle détient du rêve et de la force, de tout notre individualité rebellée, nous nous cramponnons, parce que depuis sa naissance, tout homme porte en soi des larmes, des regrets et des espérances…

J’ai dit au directeur que je pars demain.

Je m’en irai sans regrets. Il me faut le grand air, les horizons libres aux rêves fous. Au no 2 du dortoir no 4, j’ai passé un an de ma jeunesse mutilée. Là j’ai souffert sans gémir. J’ai ri aussi parce que j’avais souvent envie de pleurer. J’évoque comme dans une hallucination, les jours écoulés…

Au bout de trois mois de présence ici, réconforté, je criais déjà victoire, lorsqu’un épanchement pleural consécutif au pneumothorax me terrassa. Un mois de fièvre intense avec la hantise continuelle de la fin prochaine ; une longue convalescence. Et puis ce fut la cruauté des ponctions et la douloureuse tentative de l’oléo-thorax. Tous les huit ou dix jours, étouffant, n’en pouvant plus, le cœur affolé, on me retirait du liquide par litres qu’on remplaçait par de l’huile goménolée. On y ajouta même (je ne m’en doutais pas) quelques sérums à l’essai dont on attendait des résultats probants. Je faillis y laisser ma peau, mais que diable ! il faut bien employer les nouveaux remèdes.

Depuis six mois, ce régime de ponctions m’exténue. Je vais de mal en pis.

Je ne mange plus. À peine un dessert de temps à autre. Vraiment, ce médecin-chef a du bon sens. Il faut que je m’en aille… N’est-ce pas, Margot ?

Margot, la nouvelle infirmière, si jeune et si jolie, me sourit.

— C’est vrai, Rosmor, que vous partez demain ?

— Mais oui, ma belle !

Son regard s’assombrit. Au tremblement de sa lèvre inférieure, je devine son trouble et son petit cœur qui se pince. Depuis le jour de son arrivée, elle est mon amie, ma seule et bonne amie.

Oui, demain je m’en vais.

Il y a juste un an que j’entrais dans ce pavillon. C’était en juin aussi. Un soleil radieux et les pavillons coquets noyés dans la verdure. Des ramiers dans les bosquets, des fleurs et des papillons sur la pelouse… L’infirmière vive et menue m’accueille sur le palier. Mon air lui déplut. Mes paroles aussi. Elle a dit que j’étais un goujat. J’ai dit qu’elle était une pimbêche. Chaque soir, elle m’entreprend : mon lit n’est pas bien fait, je trouble les cures. Elle m’épie sans cesse, me tance. Il m’arrive de répondre. Alors elle me signale au médecin traitant qui s’en moque. Peut-être avait-elle des remords, des projets de réconciliation. Lorsque j’eus cet épanchement pleural, elle voulut me bichonner. Il est vrai que c’est une brave petite bonne femme et qu’elle ne boude pas à la besogne. Mais j’adore être seul et tranquille et puis, ma tête qui me fait si mal…

— Mademoiselle, je vous prie de vous occuper un peu plus des autres, un peu moins de moi.

Depuis, j’ai vécu dans l’hostilité sourde des infirmières. Malade insupportable parce qu’indépendant, mauvaise tête, on m’accuse d’ameuter les camarades à chaque incident. Un rien me fera « sauter ». L’air m’est insalubre. Ces demoiselles, par solidarité professionnelle, ne manqueraient pas à la moindre incartade. Bah ! laissons faire le temps et l’oubli…

L’infirmière-major surtout, ne m’aime pas. Je la respecte beaucoup, le respect dû aux choses périmées. C’est une vieille fille du Midi. Une ancienne cocotte déhuppée qui a « fait » la guerre, de façon toute particulière il est vrai. Elle se faisait trousser par les officiers des armées interalliées. En levant les jambes, elle relevait le moral de nos guerriers. Elle fit œuvre patriotique. À elle, les palmes et les lauriers !

Mademoiselle l’infirmière-major a beaucoup d’esprit, trop d’esprit, à tort et à travers. Au réfectoire certain jour elle contait une histoire où il était question d’un Breton, se promenant en plein jour avec une lanterne allumée pour chercher je ne sais quoi… sans doute la beauté défunte de la spirituelle major. Des camarades n’ayant pas compris ont ri avec éclat. Moi, je n’avais pas assimilé toute la saveur du récit. Je fis des restrictions à haute voix. La major fut conspuée avec entrain. Le Breton possède à l’état latent, un vieux fonds de nationalisme qui se réveille parfois !

La major ne m’a pas dans son cœur. Cela se comprend. Elle s’ingénie pour m’accorder un régime de faveur qui soit compatible avec le règlement. Il va sans dire qu’il y a aussi un règlement au sana… Singulière manie de tout réglementer ici-bas alors qu’aucun de nos échafaudages ne résiste à l’ironique fortune ! On veut tout canaliser, tout dompter, se jeter aux yeux la perpétuelle poudre de l’illusion par laquelle nous voulons nous persuader que nous sommes quelque chose, des maîtres, alors que nous ne serons jamais que des esclaves et des vermines…

Avec une attention touchante, j’ai été recommandé aux soins vigilants du garde de jour qui me talonne, en frisant ses moustaches rousses, par les allées et par les champs. Au fond, il me sera indulgent. Le veilleur de nuit, le brave Abraham, régulier et cadencé comme le réveil Jazz dont il a usurpé le nom, m’attrape chaque soir, avec entrain.

— Toujours le nouveau du no 2 !

Il y a un an que je suis là et pour lui je suis toujours le nouveau du no 2. Il est vrai qu’il ne m’a peut-être pas vu sous le même jour ! Chaque soleil couchant diffère les nuances et les couleurs. Dès que la jambe de bois du père Jazz résonne sur le linoléum, il se trame dans l’ombre des complots hilares.

— Je parie qu’il ira à Rosmor !

— Je parie que non !

On s’évertue à créer du brouhaha. Se hâtant, Abraham arrive sur moi.

— Toujours le nouveau du no 2 !

Ce qui n’empêche pas le bonhomme de me faire bonne figure sous le soleil de Dieu.

Mes amis je vais vous quitter.

Le Gall essuie ses lunettes. Est-ce vraiment ses lunettes qui s’embuent ? Il n’enragera plus quand je l’appelle Charlot, ce qui outrage sa dignité. Il fut comptable. Il incarnait à mes yeux l’esprit petit bourgeois, pondéré, débordant de cette pusillanimité étroite qu’on dénomme vulgairement le bon sens. Je dois l’effrayer par mes turbulences et mes fantaisies. Il a des pressentiments, ayant déclaré à Loyer, le lieutenant au long cours, intelligent et volubile, avec lequel j’ai eu de fréquentes discussions :

— Je ne sais pas, mais ce sacré Rosmor m’intimide. J’ai l’impression qu’il écrira tout ça, plus tard…

Non Le Gall, que tes mânes se rassurent, dans les limbes où elles s’en sont allées ! je n’écrirai pas « tout ça »! Ça me ferait trop mal. À quoi bon s’infliger des cruautés inutiles, imposer à d’autres des tortures vaines ?

Ce jour-là, Le Gall était ému… J’avais piteuse mine. Manifestement je « m’en allais » et pour de bon ! On ne doit pas mourir au sanatorium. Je partais à propos…

Gombot, mon voisin de lit, serviable et cordial, qui a « une sacrée garce de douleur à l’épaule », réfléchit. Mon ami Sabol que je ne ferai plus rire entre deux vigoureuses parties de jacquet, écarquille ses bons yeux bleus. Et le no 3, l’ineffable lycéen, d’« esprit supérieur », un doigt sur l’occiput, s’abîme en des contemplations éthérées…

Finies les longues causeries, les disputes animées ! Je ne serai plus des controverses bruyantes, du concert improvisé où chacun y va de son petit tour de chant. Ah ! les douces hilarités où nous plongeait la vieille infirmière anglaise, cocasse et stupide ! et les ébats ébouriffants de Marzin, le citoyen de Douarnenez qui, en chemise et bonnet de coton, la gaffe sur l’épaule, exécutait sur la terrasse, un pas inédit qu’il intitulait avec quelque ambition : Les Archers du Roy !

Ce qu’elle nous amusa, cette fameuse marche dont je ne donne pas les rimes par décence !

Un type, ce Marzin ! Communiste et mutin de la Mer Noire. Il prétendait que la marine « bretonne » était la première du monde ! Tirez les premiers, Messieurs les Anglais !… Marzin avait l’heur de résumer l’opinion générale et sur le départ de la major il conclut :

— Va te faire foutre, vieille vache !

… Tous les soirs, mes pommettes sont en feu. Ma vue se trouble, et, selon l’expression de Théo, le préparateur en pharmacie, je suis « pâle des genoux ». Théo, lui, était livide. Aujourd’hui il est sans doute incolore, sous six pieds de terre, dans quelque cimetière des environs de Pont-l’Abbé…

Des foins qui mûrissent exhalent un parfum de chairs inquiètes. Sur les pelouses, des fleurs éclatent de fraîcheur. Mille insectes égarés bourdonnent dans le pavillon et viennent s’écraser contre le mur blanc. Le « Mene » là-bas à l’horizon, danse dans la lumière crue qui avive le rose des bruyères. Dans les chênes barbouillés de lierre dont les branches en guirlandes descendent presque sur la balustrade, une tourterelle romance. La cloche de trois heures vient d’appeler au thé. Je suis resté seul, dans la blancheur écœurante d’une salle trop claire, trop lumineuse.

— Tiens, te voilà, Margot !… Approche donc ici mon petit, mon amour de jolie infirmière. Mets-toi là, sur ton lit, ce lit qui n’est à personne et sans parfum puisque personne n’y couche… Viens, plus près ! ce sera pour la dernière fois. Demain, je m’en vais. Le grand voyage, ma belle ! Ah ! vivre… mon petit, mon tout petit. Laisse ma main caresser ta divine jambe. J’aime l’odeur de tes aisselles, odeur des chairs… Ne te débats pas. Ça n’a aucune importance, va ! Ne crains rien, nous sommes seuls, si l’on peut être seul à deux ! Margot, dis-moi que tu ne garderas pas un trop mauvais souvenir du garnement que je suis ! Que tu n’oublieras jamais ton fougueux camarade, hein ? Mais oui, répète-le-moi encore, j’ai besoin de l’entendre. Ça me réconforte, tu sais ! Margot, Margot ma jolie ! Sens comme mon cœur bat. Un jour prochain il aura cessé de battre… Non ! laisse ma main savourer toute la grâce de ton corps sain, la beauté éperdue de tes formes de déesse… Allons, ne gronde pas. Puisque ça n’a plus aucune importance !…

… Ah ! Margot, que la vie est belle ! Regarde comme tout clame, comme tout chante. Et je vais la perdre, mon petit. Margot, Margot, ma gentille amie, vis ! Use et abuse de ta santé juvénile, de toutes tes forces, de tout ton être. Courte, soit ! mais bonne… Vois-tu, il faut rire, sauter, courir, aimer, s’ébattre dans l’insouciance et la folie des jeunesses fortes ! Ne laisse pas mourir tes vingt ans ! Va-t-en ! Quitte au plus vite, cet antre de malheur et de souffrances ! N’abîme pas tes jours, dans ce lieu maudit où couve la mort, où languissent les corps et où se désespèrent les âmes. Petit oiseau né pour l’azur, quitte ce sana terrible aux menaces sournoises toi qui, faite pour vibrer, viens t’enterrer ici. Ne te plie pas au joug des abnégations stériles, des dévouements inutiles, des sacrifices trop prompts…

Laisse-nous à notre triste sort et que tes sœurs, à ta suite, s’envolent. Nous n’avons pas le droit de vous retenir, de vous accaparer, de jouir de votre fraîcheur, nous, les tarés, les dangereux dont l’humanité souffre et dont les races se meurent… Fuyez cet air empesté, l’ambiance morbide des poitrinaires… Fuyez avec une sainte horreur les dangers que nous représentons, par nos pauvres corps déchus et vindicatifs. Laissez-nous face à Elle dont le rire implacable nous pourchasse. À quoi bon l’ample geste de la pitié ? la main secourable des consolations et le sourire faux des encouragements fallacieux ?…

Tu dis que je mens ! Mais bien sûr je mens !…

Margot, il ne faut pas pleurer. Pardonne-moi car je t’aime… Je suis un égoïste. Demain je serai parti. Tu m’écriras. Et moi, de tout mon cœur avide de poésie et de cette ivresse qu’il n’aura plus, je te dirai des choses gaies. Je tâcherai de te faire rire, petite Margot qui pleure sur mon visage et dont les larmes lourdes de pitié, roulent silencieusement, merveilleuses oboles…

… Margot, ne pleure pas. Je ne veux pas que tu pleures. Écoute, je voudrais que le docteur survienne et qu’il te chasse avec moi. « Oui, docteur, elle est mienne cette jolie fille. Rendez-la à la vie. Rendez-la à l’amour. Chassez-la comme une gueuse. Elle est ma maîtresse et je ne suis pas son amant !… » Pourquoi sacrifies-tu, aux déshérités, ton corps de déesse et l’éclatant printemps de ta vie ? On ne rachète pas le monde, va !… Ah, Margot ! que tu t’en ailles loin ! Aime, Margot, aime ! Fais-toi aimer aussi. Donne-toi à qui t’aime, à qui te veux. Hais les préjugés stupides et les mœurs imbéciles ! La précarité de notre existence leur est un éternel démenti. Margot ! Il n’y a que de pauvres gens et de petits esprits. Vivre, ma belle, vivre ! Oh ! les lèvres rouges de mon amie, rançon de la souffrance, baiser dans la douleur… Tes lèvres, Margot !… tes lèvres !



Hier, j’avais vingt ans


Il y a plus de huit mois que j’ai quitté le sanatorium. Regaillardi par l’air du pays natal, l’énergie ranimée par le sourire des filles fraîches, j’ai repris, un moment, le pas sur la maladie. Alors, le corps revigoré, j’ai foncé tête baissée dans les imprudences. Je ne regrette rien. Je ne puis me reprocher d’avoir voulu profiter d’une accalmie pour fuir la glaciale averse. Chacun peut et doit réclamer sa part au festin.

Comme les autres, mes camarades d’enfance, j’ai voulu rire, m’amuser, chahuter les pucelles et les demi-pucelles au retour nocturne des pardons. Cet acompte pris sur le plaisir malgré la formelle interdiction, je l’ai payé cher. Tant pis, quoique je l’aie payé trop cher sans doute, car des prix élevés n’indiquent pas toujours la valeur réelle de la marchandise. Enfin, qu’importe ! Ce qui est fait, est bien. Je voulais fêter un peu mes vingt ans, leur donner le baptême de l’amour et du soleil et si la froide saison n’a pas tardé à me reprendre dans son manteau gelé, j’ai du moins joué ma chance. Notre corps pour la libre disposition de lui-même, a des raisons que la Raison ne connaîtra jamais. Si j’ai perdu, c’est que je n’avais dans mon jeu que des atouts nuls pour une partie de cette envergure : une ardeur juvénile et l’éternel mirage des cœurs toujours trop neufs !

Dans la liesse générale du printemps éternel chantant sa romance adorable au banquet des artistes et des poètes, j’ai voulu avoir ma part du butin. Et comme les papillons harassés aux ailes endolories, au hasard d’un caprice manqué, je me suis posé sur la première fleur venue. Qu’importe si sa tige plongeait dans le ruisseau ! Je suis trop avide des chairs saines, des sexualités pleines, des sensualités souveraines pour discerner dans la saveur brutale des franches étreintes, le goût immonde de la vase et le baiser gluant du vice…

J’ai voulu aussi gagner le pain quotidien. Comme d’autres, j’ai cru que le journalisme me mènerait à la fortune et à la célébrité par une plume légère et mordante. J’ai pris à cœur la maigre besogne des correspondants. Hé oui ! « le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir »… Lapalissade grotesque et cruelle ! À écrire de fallacieux communiqués, la rubrique des chiens crevés et des ivrognes, je me fais des rentes, un sou par ligne. En alignant des lignes et des lignes, je suis pris de vertige… Mon salaire ne me donnera point une telle impression ! Il est vrai qu’on a toujours la petite satisfaction d’amour-propre, en voyant son nom s’étaler sans modestie au bas d’une note déformée par un typographe distrait qui rêve d’une partie de campagne ou du bistrot du coin.

Et me revoilà, plus malade que jamais !

Une nuit, j’ai failli étouffer, mon cœur éperdu, d’un battement fou me monte à la gorge. Alors j’ai crié mon épouvante… Le liquide est revenu, tiraillant, ma plèvre douloureuse. Je souffre énormément et, devant la mine apitoyée des gens compatissants, exaspéré, je cèle mes affres, je m’efforce à rire. Je fais rire les autres. Je ne veux pas de pitié, aucune pitié ! Il me semble que tout aveu de défaite accentuera ma chute, rapprochera le terme tragique. Avec désespoir, les dents serrées, sur mon épave qui descend le courant à toute allure, je me crispe et je me débats. Je ne veux pas entendre le fracas de la fatale cascade qui tombe au gouffre où mon radeau va s’abîmer. Je ne veux voir que les rives fleuries d’où, peut-être, quelque génie bienfaisant me tendra au prochain détour, la branche de saule salutaire. Mais le miracle ne se fait pas. Je maigris, je tousse, je crache. Il m’est impossible de manger. Cette fois, il n’y a plus de doute. Cette fois, le néant va s’ouvrir devant moi et dans les rochers de l’Arrée, le hibou peut déjà lancer ses chants de mort tandis que minuit sonnant se peuplera d’intersignes… Je deviens maussade, taciturne et je vais à grands pas vers la neurasthénie. Et je suis insociable, malgré l’été splendide où croule la blondeur des moissons. Dieu sait que ma souffrance physique n’est rien auprès de ma torture morale. C’est à devenir fou, d’une folie lancinante que nulle psychie n’analysera.

Impuissant contre le mal, le docteur Darcel en suit les progrès à la radio. « Un peu d’infiltration à gauche », a-t-il expliqué. Un concert exaspérant se joue dans ma poitrine, des ronflements, des sifflements, des râles. Il a encore fallu me ponctionner et comme le liquide s’épaissit, devient purulent, on a dû employer les grosses aiguilles. Avec soulagement pourtant, je les ai senties déchirant ma chair et quand, délivré de la terrible oppression, mon cœur se calme, je trouve à la nature un petit air de fête, un charme guilleret. Tout fredonne et tout se trémousse dans ma résurrection provisoire, comme au retour de l’enfant prodigue !

Le docteur est très inquiet à mon sujet. Je lui ai demandé :

— Et quand vous ne pourrez plus m’enlever ce liquide ? si l’évolution continue à gauche ?… Alors, je suis flambé ?

Mal à l’aise il hausse les épaules. Il aurait voulu me mentir mais il me sait trop au courant pour croire à des bobards même scientifiques. Évasif, il a conclu :

— Il y a toujours des ressources…

Mais il ne précise pas. Maintenant j’ai peur qu’il précise et je n’insiste pas.

— Après tout, fis-je, il me reste mon revolver.

Je ne mens pas. À la hauteur de ma ceinture je sens le dur contact d’une crosse. Suis-je lâche ? ou aimé-je trop la vie ?…

Dans la nuit idyllique où tinte l’Angelus, des feux de Saint-Jean rougeoient. Autour des brasiers, sous la nuit limpide, il y a des rires, de la gaîté et de la jeunesse. Des rondes batifolent sur les gazons frais que mouille une tendre rosée. Sous les haies d’aubépine, dans l’ombre indécise des talus, des amoureux se lutinent et se barbouillent de myrtilles. Les pastoureaux gambadent, pieds nus entre le double cercle des femmes en prières. Moi aussi, je voudrais prier… À l’écart de cette scène biblique, je savoure ma détresse et, dans le ciel bleu plein d’étoiles et de songes, avec une ferveur éperdue s’élève la muette prière de ma douleur… Mon Dieu, sauvez-moi ! Saint Michel, ô doux saint qui veille du haut du mont séculaire, saint Michel, patron des bergers et des pillawers, toi qui sais guérir et consoler, viens à mon secours ! Pieds nus, je fais vœu d’aller à ton sanctuaire comme jadis allaient les pèlerins ! Que ta bonté pour moi, appelle la miséricorde divine !

Depuis quelque temps, mes anciens amis de sanatorium me laissent sans nouvelles. Aujourd’hui, j’ai reçu une lettre nostalgique. Des morts ! des morts !

Mort, le vieux facteur Hily qui aimait le vin et détestait les curés ! Mort le grand Perel, rouge d’idées et de trogne ! Morts Pffik et Julot, les candides jouvenceaux aux aspirations d’éphèbes. Mourant mon ami Jean Kereg, l’impétueux paysan aux élans de poète…

Désolé, j’ai déchiré entre deux soupirs, l’inexorable message de la fatalité. Eux aussi avaient espéré, avaient confiance… Quelques-uns pourtant parmi nos camarades résistent vaillamment, grâce à l’obscur travail du sang qui répudie les diagnostics les plus formels, qui déroute les affirmations les plus catégoriques. Il y a Le Guen, ce révolté farouche, retapé on n’a jamais su trop comment ni pourquoi et qui vient de partir pour les horizons inviolés du Haut-Canada, vers d’autres aventures peut-être plus brutales mais non plus tragiques. Il y a Pipi, ce blagueur féroce, Tartarin de la lande, sentimental comme une gosseline et qui, d’un coup, vient de connaître le succès dans les beuglants de Paris.

Alors, dans la masse des phtisiques, il y en a qui réchappent ? Oui. Les faits sont là, troublants, indéniables. Contre tout espoir, contre tout diagnostic, contre tout bon sens, contre toute raison appuyée par des données médicales, il y en a qui restent debout ! Il y a un jansénisme de la tuberculose. Il suffit d’avoir la grâce… Pourquoi, ne l’aurai-je pas ?

Il y a quelque temps, j’ai passé le conseil de revision. Alors, je me portais à peu près bien. Au major, j’ai présenté mon certificat médical que, par amour-propre professionnel, il a feint de négliger. Mal lui en prit !

— De quel côté avez-vous le pneumothorax ? interroge-t-il avec importance. (Je l’avais à droite.)

— À gauche, fis-je effrontément.

Avec précaution (pour sa personne) il m’ausculte. Puis il déclare, péremptoire :

— En effet, c’est un joli cas. Ce poumon gauche ne respire plus du tout.

— Pardon, ai-je répliqué, à haute et intelligible voix. Vous faites erreur, Monsieur le major, c’est le droit qui est comprimé…

Il y a parmi les officiels, une douce hilarité. Je savoure ma petite méchanceté. Furieux le militaire n’essaie même pas d’ergoter.

— Fichez le camp !

Pour un peu, s’il l’osait, il me collerait sa semelle conquérante au derrière, mais je suis tellement maigre qu’il a peur de rater le but, ce qui ajouterait encore à son ridicule. Et il se juge suffisamment comblé. Ah ! si là-haut, au paradis des guerriers, les majors ont des comptes à rendre aux pioupious occis par leurs soins éclairés, je gage que leurs congénères n’y sont pas légion !

Pour tâcher de mériter le pain quotidien, je fais un travail effréné. À mes heures, poète, je taquine la rime. Pour oublier d’autres soucis et les exigences matérielles d’une précaire existence, j’étudie avec acharnement. C’est une façon de vaincre le mal qui me relance sans cesse.

Mais voici que mon ami Luc Gorman me téléphone. Il m’avertit qu’il me fait prendre par son auto. Lui ne conduit plus. Il a renié le volant et la griserie des émotions rapides. Lui, ne bouge plus de sa chaise longue. Prostré dans une continuelle rêverie, il n’a plus le courage de lire. Il glisse, glisse dans un profond désenchantement. Il y a à peine six mois que je le connais. Un hasard nous mit en présence dans un cabinet de consultations. Nous avons parlé, une bonne amitié a suivi.

Luc est de Paris, la grand’ville. Il est jeune, riche, et vaguement architecte. Il a trente ans dont déjà cinq de maladie. Un caprice l’a amené sans grande conviction dans notre région. Luc est fils de famille, d’une bonne famille si vous voulez. Son père fait de la politique, rien que de la politique. Luc n’a pas connu sa mère, morte jeune. Il n’a pas connu l’infinie douceur d’une tendresse maternelle. Cela explique bien des choses. Sa sœur, papillon de salons, flirte de réception en réception, court les spectacles à la mode et oublie totalement qu’elle eût un frère… Un père déchu de ses droits, n’ayant plus de devoirs, une sœur qui n’eût ni droit ni devoir. Pauvre Luc !

Luc prétend n’avoir pas de souvenirs et par conséquent pas de regrets ! Jusqu’à sa maladie, il n’a jamais souffert. Il prétend ne point souffrir encore.

— Dans ma famille, dit-il, il n’y eut pas de tuberculeux. Guère d’alcooliques, aucun dégénéré. Absence de héros mais aussi absence de fous. J’ai toujours été très fort, excellent sportman, bon mangeur. J’ai toujours joui du confort le plus moderne. J’avais le nécessaire et surtout le superflu. Il ne me souvient pas d’avoir fait des excès d’aucune sorte. J’ai usé d’une large vie, sans en abuser. Alors, je me demande où et comment, j’ai contracté la tuberculose. Oui, je me le demande…

Rêveur, il s’efforce de résoudre ce problème difficile, d’élucider le mystère d’une pathologie incompréhensible. Étendu sur sa chaise longue, devant la large fenêtre ouverte, on ne lui donnerait guère plus de vingt ans. Dans le mal, il est resté d’une beauté sereine, un peu pâle cependant. Il a gardé la ligne pure et ses formes admirables de jeune dieu. Seul, un pli discret des lèvres trahit la fatigue du corps désabusé. Ses épais cheveux blonds frémissent d’un souffle indicible et un rayon de soleil joue dans leur masse soyeuse.

Luc reprend de sa voix un peu dolente :

— Vous savez, Rosmor, ici-bas tout est réellement relatif et, contre la nociveté de notre mal, je ne crois pas qu’il y ait jamais de remèdes efficaces. Mon pessimisme est repréhensible certes ! et je voudrais que l’avenir le démente ! Vous voyez, moi je me soigne impeccablement depuis cinq ans, sans écart de conduite ou d’attention, sans défaillances. Aujourd’hui il y a dans mes deux poumons une recrudescence d’évolution qui ne devrait pas être ! Tandis que d’autres, vous par exemple, se rient des médecins et de la médecine…

Je ne lui ai pas dit le terrible retour de ma maladie, et il faut qu’il soit bien préoccupé pour ne pas le lire sur mon visage aux yeux cernés.

— Allons, taisez-vous !

— Non, mon vieux. Laissez-moi parler. C’est d’ailleurs pour ça que je vous ai fait venir.

Affectueusement, il a pris mes doigts dans ses belles mains froides.

— Il faut que vous guérissiez, Rosmor, pour dire aux autres d’espérer. Quand même ! toujours ! qu’aucun docteur ne saura les desseins et les buts de notre nature, les secrètes réactions de notre mécanisme intérieur. Il y a dans cette nature tant d’effarants paradoxes, tant de cocasses contradictions que la clef de l’énigme échappera toujours à la volonté des hommes, à leur besoin de savoir. Entre elle et notre faible esprit, Dieu, ce vague terme qui identifie l’être suprême, la grande force surhumaine, a dressé un mur éternel contre lequel tous les savants, et les pauvres indiscrets que nous sommes, viendront toujours se casser le nez ! Quelle manie de vouloir tout expliquer par des termes stupides ! Quelle manie de nier l’évidence ! Ah ! la belle blague des toxines et des anti-toxines, la carence d’une technique audacieuse mais vaine ! Ils ne veulent pas admettre les miracles, les lumières du savoir, les projecteurs de la science ! Les ânes ! Des miracles se font. J’en suis sûr. Il y a des guérisons imprévues par le monde des savants. Il se produit des survies que nul n’explique, des résurrections véritables dans des physiologies agonisantes. Alors ?… Il faut leur dire ça, Rosmor, aux compagnons d’infortune. Il faut les réconforter, les encourager. Espérer, quand même, toujours !

— Quand même ! toujours !

Les yeux fermés, avec exaltation, il scande les mots.

— Quand même ! toujours !

Puis, brusquement, il change de ton.

— Écoute, mon petit ! Ne t’étonne pas de ce que j’ai pu te dire ni de ce que je vais te dire. Pendant cinq ans, machinalement, je me suis soigné inutilement. Je ne veux plus entrer dans de nouvelles épreuves, recommencer un régime de restrictions oiseuses. Je n’ai plus aucun espoir, aucune ambition. De la vie (de la bonne vie, agréable et facile, s’entend !) je connais à peu près tout ce qu’on est en droit et en mesure de connaître. J’ai eu d’elle, tout ce qu’elle pouvait me donner en plaisirs fallacieux, en mornes jouissances. J’ai étreint de beaux corps, bu à de belles lèvres. C’est un jeu dont on se blase… Je n’ai donc pas de regrets, même pas d’amertume. Je n’ai point de reproches à recevoir de qui que ce soit. Je ne récrimine contre personne. Ni fleurs, ni couronnes. Ni baisers, ni larmes. À quoi bon traîner ici-bas une âme sans idéal, un corps sans âme, un cœur sans amour. L’existence pour moi ne serait ni heureuse ni cruelle, vide simplement. Les ailes ne vibrent plus. Pas d’essor possible… J’ai décidé de mourir. Ne tressaute pas ! Comme tu es pâle. Ressaisis-toi !

Mes mains tremblent dans les belles mains froides. Dans ma tête bouleversée, des idées frénétiques dansent la farandole.

— Taisez-vous !

— Fanfan, tu sais que je suis riche, sans disposer encore de ma fortune. Sans fausse honte, à bas ton amour-propre inconsidéré, si vraiment tu ne manques de rien, si tu as toutes les chances de lutter favorablement ?…

L’amitié va jusqu’au portefeuille, mais généralement sans l’ouvrir. Luc a toujours le sien en main. Mais je lui ai caché les vicissitudes de mon humble sort et la misère ricanant au long des jours de détresse.

— Mon Luc, je vous remercie. Je n’ai besoin de rien. Je vous jure…

Lui, ce beau Parisien du grand monde à coup sûr, n’a jamais frôlé le bouge humain, le cloaque des infortunes. Il ne sait pas lire l’aveu qu’on veut taire, sous les assertions désespérées, sous les réticences volubiles, et le destin amer qu’on porte lamentablement sous le front hautain de sa dignité orgueilleuse… Ses mains, maintenant, sont moites. Il me dévisage avec un sourire doucement moqueur.

— Non, je ne suis pas fou, Breton mystique et craintif. Je te parle posément avec toute ma lucidité et je sais toute la portée de mes paroles. Ce soir, je retourne à Paris, chez moi ! Chez moi ! comme ces mots sonnent faux à mes oreilles ! Alors, j’ai voulu te dire adieu !… Tu ne me reverras plus !

Je me suis levé, tout tremblant.

— C’est possible. Avant votre retour, je serais sans doute trépassé.

Lui aussi, s’est levé, calme et droit. Le suicide, lui ? allons donc, il n’est pas assez malade pour cela !… Son bras encercle ma taille et de sa voix affectueuse il me parle en souriant.

— Mais tu ne m’as donc pas compris ?

Interdit, je le fixe. Vraiment, il est sincère ? Je n’ose pas comprendre.

— Dans un mois, Fanfan, tu recevras un avis de convoi : Luc Gorman, décédé pieusement au sein de sa famille, dans sa trentième année.

— Vous êtes fou et méchant !

Non ! il veut m’effrayer, ça ne peut pas être vrai ce qu’il dit là ! Ce n’est pas possible. Il ment.

— Il y a cinq ans, Fanfan, j’étais fiancé à une belle fille. Elle avait dix-huit printemps et un joli nom : Jeanne de Kergar. Ça veut dire je crois village d’amour, ou village aimant. C’est un nom breton, n’est-ce pas ? suave comme le chant de vos ruisselets au creux des tendres mousses et gracieux comme les coiffes blanches de vos filles. ! J’ai cru qu’elle m’aimait, que je l’aimais. Nous devions nous marier. C’est alors que j’ai appris ma maladie. J’ai offert de rendre sa parole à ma dulcinée qui l’a d’ailleurs acceptée sans difficulté. Jeanne de Kergar ! te rappelleras-tu le nom ? si jamais tu la vois…

— Oh ! je ne la verrai jamais !

- On ne sait pas, fit Luc en sortant une splendide photographie d’un tiroir. Et il continua :

— Si jamais tu rencontres Jeanne de Kergar, ma brune fiancée d’antan, tu lui diras, qu’un jour, j’avais fait un bien joli rêve…

Il me remit le portrait que je serrai dans mon porte-feuille sans oser le contempler. Il m’a enjoint de le garder, toujours, toujours. Je l’ai promis, en maudissant la femme trop belle au nom d’amour qui n’avait pas su aimer.

— Embrasse-moi !

Nous nous sommes étreints fraternellement et je l’ai quitté avec des sanglots dans la gorge.

Il y a juste un mois que Luc est parti, et, désemparé, je tourne et retourne dans mes mains tremblantes une lettre liserée de noir et portant le cachet postal de Paris.

« … ont la douleur de vous faire part du décès subit de Luc Gorman, décédé pieusement au sein de sa famille, dans sa trentième année. »

On avait omis d’ajouter que dans sa chambre, à côté de lui, sur le lit encore chaud des caresses d’une fille de joie (la dernière fille et la dernière joie) on avait trouvé un flacon portant ce simple mot : Poison !

Luc Gorman, décédé pieusement au sein de sa famille…

Priez pour lui !



Sous le signe du hasard


L’été languissant achève de mourir dans le bourdonnement mélancolique des dernières batteuses et la romance des tourterelles. Les bois se teintent d’or et le ciel d’un bleu divin distille la tendresse infinie des souvenirs. Il y a dans l’air un je ne sais quoi de résigné, la quiétude un peu nostalgique des regrets atténués, l’apaisement sous la fatalité adoucie des espoirs évanouis sans haine.

C’est l’époque où l’on se retourne sans bruit vers le passé, l’époque où dans les cœurs attiédis ne flambe nulle épopée, où l’on peut fouiller sous les cendres sans craindre la traîtrise des étincelles. Époque rassérénée, toute en nuances, d’une tonalité mesurée, avec du calme et de l’oubli… La brise chargée des derniers parfums a, des caresses apaisantes, la tendresse consolatrice et un peu désabusée des derniers beaux jours, l’automne d’une belle qui au miroir de son âme, se laisse défaillir aux ressouvenirs du passé encore tout proche.

Le soleil rit dans les feuilles tremblantes des chênes. Vibrantes dans l’air pur, des alouettes grisées d’azur, chantent à gorge déployée. Dans la poussière blanche de la route aux gazons brûlés, des moineaux se baignent éperdûment en craquant leurs plumes ébouriffées. Hâtifs, des papillons vont au caprice des fleurs.

Rêveur, je vais à la cadence un peu folle des rimes, au rythme enchanteur des vers qui clament à mon oreille et je suis ravi de cette extase poétique qui éveille au cœur dans un épanouissement de fraîches ardeurs, l’exquise sensibilité de l’artiste.

— Imbécile !

Dans un crissement de freins bloqués et l’interjection furibonde d’une petite personne outrée, une auto a failli me culbuter. Le pare-choc a rasé mes jambes. Abasourdi, je n’ai pas bougé d’une semelle. Je n’avais guère eu le temps de m’effrayer et d’entendre les vigoureux avertissements du clakson, que déjà le véhicule était sur moi. Je l’ai échappé belle ! Une seconde d’affolement chez le conducteur et j’étais en bouillie, mais la jeune femme qui tient le volant d’une main sûre, ne doit pas être sujette aux émotions inconsidérées. Avec un sang-froid imperturbable, elle a manœuvré en conséquence… et je me retrouve stupéfait sous le compliment :

— Imbécile !

Mes torts sont si flagrants que je juge inutile de me rebiffer. D’ailleurs, aujourd’hui, je me sens d’une indulgence inexplicable, d’une mansuétude à toute épreuve. Brune, sportive, nerveuse, la conductrice a claqué la portière. D’un bond elle est sur le chemin. Tiens ! la petite personne est décidément grande.

— Mais vous êtes sourd ? Vous n’avez donc pas entendu venir ma voiture ?

Je hausse les épaules.

- Il faut croire que non ! sans cela je me serais garé. Je ne suis point partisan du suicide inélégant.

Elle n’est plus bien fâchée. Elle sourit de toutes ses dents blanches. (Je veux croire qu’elles sont toutes !) Elle m’examine sans complaisance des pieds à la tête. Impertinente, elle sourit.

- Et puis, m’auriez-vous écrasé, Mademoiselle, vous n’auriez guère fait un grand malheur. Je ne suis pas tellement personnage de conséquence. Les muses ne pleureraient pas trop une disparition prématurée. Vous m’auriez peut-être rendu service en faisant une œuvre de salubrité publique !

— Diable !… Seriez-vous donc à ce point dégoûté de la vie ? Quel âge avez-vous ?

Décidément elle est carrée en affaires, cette mâtine.

— L’âge conscient de l’électeur inconscient.

Elle rit de bon cœur d’une trouvaille mal trouvée.

— Bah ! on vous donnerait à peine dix-sept ans…

D’un geste machinal je cherche ma moustache. Je la trouve bien jolie, de plus en plus jolie, cette jeune fille moderne, pleine d’allant, aux allures de garçonne. Quel âge, vingt-trois ? vingt-cinq au plus ! Je commence à croire que le modernisme a des charmes.

— Mais je vous retiens, Mademoiselle… Ne gaspillez pas de précieuses minutes. Je vous fais toutes mes excuses pour cet accident stupide et bien involontaire. Mademoiselle…

Avec une légère ironie, je tire ma révérence.

— Au fait, nous suivions de façons très diverses, la même direction. Vous allez ?

— Je ne sais au juste. À Huelgoat si vous y allez…

— Justement. Allez, hop ! en voiture !

Des leviers manipulés à toute vitesse, un moteur qui vrombit et l’auto démarre en souplesse. Amusé de l’aventure, j’examine avec complaisance le visage régulier de ma compagne… Devant nous, la route grimpe imperceptiblement, droite et blanche.

— Vous allez voir, je vais faire du cent…

Réception de gala. Du cent à l’heure ? Non, vraiment, je suis comblé. Je n’en demandais pas tant. Un petit cinquante me suffisait… Des yeux, je suis sur le compteur les oscillations de l’aiguille. 60 ! 70 ! 80 ! La voiture a des soubresauts. Le moteur chante à perdre haleine. 90 ! 95 ! Anxieux, je me pelotonne dans mon coin. Je ne nage pas dans l’ivresse ! L’auto se cabre. Elle va nous tuer. Elle est folle cette demoiselle ! Un faux mouvement, une légère défaillance et là-bas au tournant…

L’aiguille tressaute : cent.

— Ça y est, hurlai-je. Quelques bonds désordonnés et le train se ralentit, se régularise. Je respire avec force. J’ai eu chaud.

— Je vous en donne des émotions fortes ! fit une voix moqueuse. Je regarde cette amazone du volant avec insistance. J’admire sa maîtrise et le calme du beau visage mat. Tout à l’heure, c’est presque avec regret que je vais la quitter.

— Au revoir, Mademoiselle.

— Au revoir, Monsieur.

J’ai dû retenir plus longuement qu’il ne le fallait sa main aux pressions énergiques, presque viriles. Nos regards se sont croisés et j’ai rougi de mon inadvertance. Ce soir, je vais rêver de la belle automobiliste. Tiens ! mais je n’ai guère pensé lire sur la plaque de contrôle l’identité et l’adresse de la jolie garçonne ? Allons je suis stupide. Comme on dit j’ai perdu mon bon sens. Ce n’est jamais le mauvais qu’on perd. À quoi cette adresse m’aurait-elle servi ? Décidément, mon esprit se détraque et, désinvolte je suis allé voir mon ami le docteur Darcel, toujours compatissant, toujours bienveillant.

Il résulte de cette entrevue que je vais passer à la radio, car j’ai déclaré d’importance mon intention formelle de quitter dès demain le sol granitique de Bretagne, vieille terre de mes pères ! Oui, je veux aller sans but bien défini, presque à l’aveuglette, promener mon infortune dans les rues de Paris, au hasard des hasards. Il me semble que ce changement d’air et d’habitudes me sera salutaire et que dans la capitale névrosée, mes soucis s’en iront au diable. Je crois que l’espoir, là-bas, me fera renaître. C’est fou, mais je déteste les gens trop sages, incapables d’aimer et de haïr. J’ai le sentiment obscur que tout changera dans ma vie, que je ferai peau neuve. Le bon sens et la logique me ressassent bien des conseils judicieux que je n’écoute pas avec une mauvaise foi évidente, qui a argument à tout. Et, s’il n’'est pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre il n’y a pas non plus de gens si peu influençables que les convaincus. J’obéirai à la voix (oh ! elle ne vient pas du ciel, celle-là !) qui me guide vers d’autres horizons. La raison pourra s’évertuer : je dirai qu’elle déraisonne et puis voilà ! Notre psychologie est simple, et ses raisonnements limpides : je suis maître de moi, je dispose de ma personne à condition de ne point rencontrer la tentation. Cette condition unique et nécessaire nous concilierait cet esprit anti-passionnel qui fait les saints et les apôtres de mauvaise souche, sains d’esprit et sains de corps, allant malgré eux à la vertueuse canonisation de la morale, religion des « sans religion », parce que la nécessité ou plutôt l’obligation d’être chastes les a éloignés « du vice et des débordements » ou tout simplement de l’amour. Il y a beaucoup de saints et peu de saints personnages.

Cela me rappelle une discussion que nous eûmes, un jour, au sanatorium, sur le mode spiritualiste. Un camarade prétendant que les grands courants d’idées ou d’opinions qui, alternativement ou simultanément, régissent le monde, résultent plutôt de réactions et de phénomènes physiques, d’événements physiologiques d’ordre général, que des conséquences philosophiques des lois morales. Autrement dit, l’esprit naissant de la matière fait que la nature engendre la morale. Ce n’était pas nouveau. Mais le raisonnement était curieux, en ce sens, qu’il dénotait chez des malades une sûre observation psychique, au lieu d’une pénétration psychologique déviée par la maladie et des vues spéciales sur les problèmes généraux. La logique éclatante due aux phénomènes vitaux a des sens inverses, opposés qui déroutent l’esprit, quoique la morale puisse se résumer en quelques règles inviolables, immuables…

Les grands problèmes se posent clairement au cerveau des frustes et Cadic, le paysan matois de Bannalec, résolvait les questions d’une façon tranchante. Pour lui, l’humanité se divisant en deux parties bien distinctes et pour cause ! : les morts qui ne mangent plus et les vivants qui mangent encore. Les premiers n’ayant aucun besoin, nul appétit, ne sont plus intéressants. Paix à leurs cendres ! Réservons toute notre attention aux vivants. C’est cruel, mais c’est humain.

Cadic oubliait d’ajouter qu’il croyait à îa survie spirituelle des défunts !… La société pour lui, avait deux clans férocement opposés : ceux qui ont quelque chose et ceux qui n’ont rien. Ceux qui ont quelque chose veulent le garder. Ceux qui n’ont rien, veulent quelque chose. Voilà, nettement établies, je le suppose, l’équation vitale et les raisons de l’antagonisme social. Lorsqu’on parlait des riches, des puissants, des heureux, de tous ceux-là qui avaient la vie belle, Cadic s’écriait avec une secrète envie :

— Ah ! les vaches !

— Pourquoi les vaches ? Cadic resta songeur. Il remuait des idées pénibles et contradictoires, jonglait avec des conclusions et des hypothèses, sabrait des axiomes. En quelques minutes il avait bouleversé tout le cycle des connaissances humaines, détruit les religions et les conventions.

— Parce qu’on peut pas faire comme eux !

Et voilà la vérité ! Dans la phrase cynique les mots claquent, empreints de l’éternelle aspiration des foules vers quelque chose de mieux et qui porte les individualités en avant, à la recherche du meilleur.

— Parce qu’on peut pas faire comme eux !

Bravo Cadic ! source de lumière et de sagesse ! Voilez-vous la face, pauvres doctrines ! Riez, discoureurs de tous genres !

Et Cadic triomphait, assénait avec conviction :

— Ah ! les vaches !

… Dans le train qui me rapproche à toute vapeur de la capitale, je réprime avec peine, des transports d’allégresse. Je trépigne d’une joie enfantine. Je voudrais, comme le troupier en fugue ou le collégien en vacances, me démener, m’égosiller en chansons gaillardes, en tapant sur les fesses du voisin, des claques formidables. Tout rit, les poteaux au long de la voie, le soleil, le ciel bleu, le convoi sur les rails. Comme le condamné qui s’évade de sa geôle je me saoule de liberté. Mais n’étais-je donc point libre auparavant ? Je ne mesure point mon inconscience grotesque et de tout mon être avide, j’appelle l’Inconnu. Et c’est cet Inconnu attrayant et terrible que je vais chercher dans la ville tentaculaire où les plus forts trébuchent… Un puceron défiait le ciel !

Depuis Morlaix, je voyage avec deux jeunes filles, manifestement des ouvrières ; j’ai cru comprendre des modistes. L’une est blonde et charnue. L’autre brune et délicate. Toutes les deux sont jolies et rieuses. Elles babillent sans cesse et, de temps à autre, croquent du chocolat et fument des cigarettes à bout doré. Pour le dernier jour de sortie ! on peut bien s’émanciper car lundi on reprend la vie d’atelier ! À l’aise dans la camaraderie bonasse du démocratique « 3e classe » elles m’ont offert des cigarettes que je fume avec plaisir bien que j’aie le tabac en horreur. Elles s’amusent de tout et de rien. Puis, entre deux refrains, elles se chuchotent de petits secrets que je saisis au vol, avec indiscrétion.

— Alors, il viendra t’attendre à la gare, ce soir ?

— Penses-tu ! ma mère sera là…

Comme elles ont surpris mon sourire, elles finissent leurs conciliabules, un peu confuses. Ah ! je voudrais bien leur crier : « Mais continuez donc ! Dites-moi votre cœur ! Mettez-moi dans votre vie ! Je suis votre ami, votre frère. Comme tous j’ai des espoirs et des craintes. Comme vous j’aime la gaieté et la vie ! le soleil et l’amour ! Avec vous, je suis jeune, je vibre. Riez ! Chantez. Je rierai et je chanterai, douces filles du peuple, mes petites sœurs ! Ne craignez rien. Je ne suis pas un rabat-joie malgré ma mine austère et la pâleur de mon maigre visage. Voyez l’éclat de mes yeux, le sourire de mes lèvres et toute la foi que j’ai en votre belle jeunesse… »

À Rennes, une heure d’arrêt. Nous avons tous trois déjeuné ensemble et si nous n’avons pas bien mangé, nous avons du moins bien ri. Puis au départ, notre wagon est pris d’assaut par une horde de nouveaux voyageurs, j’allais dire des étrangers. Psfuitt ! C’en est fait de notre intimité. À peine si l’on pourra de temps à autre en griller « une » dans le couloir. Mes amies gloussent peu charitablement à cause du monsieur du coin qui a l’air d’un phoque et de la dame du milieu qui ressemble à un chameau. Sans grandeur d’âme, je ris aussi.

Quand fatigués du paysage fuyant et des fils téléphoniques, nous reprenons nos places respectives entre des gens respectables nous nous regardons avec des coups d’œil complices. Dans un wagon, même de troisième classe, je vous garantis des moments agréables si vous avez en face de vous une jolie fille mutine.

Nous approchons du but et le soleil tombe à l’horizon ras des plaines de Beauce. Le décor a changé et ses nuances se stabilisent à mesure que le train roule. Bientôt, ce ne sera plus que l’aspect uniformément laid de la banlieue. Des maisons grises, ternes, maussades, le lamentable alignement des constructions sans style, sans cachet. Des couleurs sombres, des formes inesthétiques. Ici, ça sent l’effort, la lutte. Mon enthousiasme est tombé tout à coup. Et si, tout à l’heure, Paris est ainsi, aussi vilain, aussi repoussant dans l’hostilité sourde d’un ciel de labeur ! ici, ça pue l’usine et les besognes répugnantes, la misère et les rancœurs de la bête humaine. Ô mon Dieu !

Le convoi s’allume de mille lumières dans la nuit qui descend. Nous arrivons. Avec une hâte fébrile, je me suis rué sur la portière. Attention ! ont crié les deux petites modistes. J’ai un peu honte de mon empressement stupide et je me suis ressaisi, ayant repris cette raideur utile à toute attitude correcte.

Montparnasse ! drôle de nom, claironnant et blagueur. Montparnasse ! Des trains, des rails, des halls. Une foule énervée de gens pressés qui n’ont qu’un seul souci : ne pas se laisser dépasser. À Paris, a-t-on le temps de mourir ?

Après une cordiale poignée de main, j’ai quitté mes deux compagnes sur quelques mots aimables. La tête en feu, je sors de la gare, sous l’œil pacifique d’un gardien de la paix. Dans la nuit, Paris éclate de lumière et le ciel bas lui fait un dôme merveilleux regorgeant d’étoiles. Des taxis glissent silencieusement dans les rues. Sur les trottoirs, des passants se hâtent. Sur le rond-point voisin, la silhouette d’un agent se détache. Paris ! une émotion me serre la gorge et je murmure dans l’air frais qui défaille de sève et de vie, quelque chose comme un juron énergique…

Les premiers jours de contact avec la capitale me ravissent. Je ne me lasse pas de cette singulière ivresse que donnent l’animation des rues claires, le grouillement des foules trépidantes, la fantasmagorie d’une circulation étourdissante. Des jolies femmes, passent, alertes dans leurs jupes courtes… Je me suis ébahi au spectacle des agents régissant d’un bâton énergique les mouvements de la voie. Mais le temps s’écoule, condensant peu à peu des regrets et le désenchantement amer des enthousiasmes qui tombent et des élans usés…

— Monsieur, m’a dit le directeur de cette revue, auquel je soumettais quelques contes, vous me permettrez de vous donner quelques conseils tout à fait confraternels, mieux, fraternels. Vous êtes jeune. Avec de la volonté vous réussirez dans la vie. Croyez-moi. Paris et le métier littéraire ne valent rien pour vous. Vous y laissez le peu de santé qui vous reste et le dernier courage que vous aurez. Et allez donc, pensez-vous que pour un cœur éperdu comme le vôtre (je l’ai senti en relisant ces feuillets) Paris soit l’abri rêvé ? Non, mon petit. Méditez ces lieux communs et retournez en Bretagne. Il vous faut outre l’air pur, les horizons tourmentés de votre montagne, les bruyères en fleurs et le chant des alouettes. Si l’on pouvait refaire sa vie je ne serai pas ici à l’heure actuelle. Métier ingrat, mon ami, que celui d’homme de lettres. On y gagne peu. On y perd tout. Tout vous dis-je. Sa belle humeur, ses dernières illusions, ses amis, son cœur. Ah ! oui ! si c’était à recommencer !… Mais j’ai cinquante ans. À cet âge, on est un homme classé, fini, usé si l’on veut se métamorphoser. Vous avez du talent, un talent qui vous sera inutile ici, permettez-moi de vous le dire et pardonnez-moi cette cruauté nécessaire. C’est une opération chirurgicale que je tente pour vous et je souhaite fort qu’elle réussisse. Ici mon garçon, pour frôler le succès, il faut et il ne faut qu’une seule chose : de l’argent. Avec de l’argent vous aurez de la publicité, des préfaciers, des secrétaires, des auteurs à la rigueur, voire des succès tout préparés et du talent à cent sous la page ! Quelques puissent être les mérites uniquement secondés par la bonne volonté, on végète…

Cet homme est sincère. Je le sais. Mais je ne plaide pas encore battu.

— Pourtant, Monsieur le directeur, il y a bien des maîtres, larges pour les débutants.

Le directeur s’est mis à rire.

— Ah ! mon gaillard, vous en avez de bonnes ! J’admire votre candeur ! Les maîtres veulent rester au pinacle. Les demi-maîtres aspirent à les remplacer. Des uns aux autres, il n’y a pas de place pour les jeunes.

Une sourde colère me gagne. Mes poings se serrent.

— Les salauds !

— Vous avez dit le mot… Pour conclure, vous me plaisez, vous avez du cran. Je ferai pour vous tout ce qu’il m’est possible de faire, mais ne vous illusionnez pas. Je ne puis pas grand chose. Tenez. Je garde ces contes que je publierai. Laissez-moi votre adresse. Revenez me voir. Voici deux cents francs pour votre travail. Ce n’est pas dans mes moyens de vous payer davantage. Je le regrette beaucoup. Au revoir mon vieux.

Je ne veux pas avoir l’air d’exulter, mais je suis bougrement content et, sur le trottoir que je foule en conquérant, je fais sonner altièrement mes talons. J’exhibe un visage radieux. « Je suis dans le bon chemin, me disais-je. J’ai trouvé le filon. » Je ne m’embarrassais point de considérations oiseuses et dans le fourmillement de la foule», condescendant, je riais à l’avenir en toisant les belles passantes. Comme le monsieur qui a fait de bonnes affaires, je me sentais d’une clémence joviale et j’avais envie de taper sur le ventre des bedonnants en leur demandant avec une tendre sollicitude : Hé, là ! mon gros, ça va ! La vie est belle, hein ?

Par malheur, Paris dont le ciel voit s’élever tant d’étoiles ne verra guère briller la mienne…

Un mois après, mon protecteur, le directeur de revue, eut la malencontreuse idée de se faire écraser par un tram et son remplaçant, un gandin, plein de morgue et de suffisance, me mit à la porte sans cérémonie !



Il avait fait un joli rêve…


À l’hôpital Laënnec où je suis entré sur les conseils d’une demi-sommité médicale, j’ai trouvé des compatriotes qui se meurent de trop aimer leur pays et de l’avoir quitté. Pantelants, ils se raccrochent à la même espérance : aller mieux, pour s’en retourner vers la poésie lumineuse du ciel breton. Dans leur nostalgie, je leur apporte du réconfort, un peu de courage. Quiconque a beaucoup souffert, s’anesthésie peu à peu à sa propre peine tant il est dit qu’on s’habitue à tout, mais il sait les mots, puisés dans sa propre expérience, qui raniment les énergies et réveillent les vigueurs.

Ensemble, nous nous enivrons des choses de chez nous et qu’ils n’oubliaient pas. Frémissants, ils s’exaltent à la magie du vieux parler celtique qui allume dans leurs cœurs des lueurs splendides et sur les murs gris que leurs yeux fixent, ils voient défiler les paysages chéris où coula leur enfance radieuse.

Oh ! la tendre douceur, à l’ombre des lits-clos ! la marmaille qui s’ébouriffe à l’entour de l’enclos paisible, la mère vaquant aux menus soins, le fauteuil de bois où l’aïeul ne sommeille plus… Les soirs mauves s’émeuvent du train des attelages. Entre les soupirs et les regrets, défilent des souvenirs tenaces : les ébats des troupeaux dans les landes immenses où chantent les ajoncs, et l’adorable hantise de la mignonne payse au profil fin et pur, sous sa coiffe blanche des jours de fête…

Haïssable est l’homme qui n’aime pas le pays qui le nourrit ! s’écriait un de nos vieux saints d’Arvor, Kado le Sage ! Hélas, la Bretagne ne nourrit plus ses enfants qu’elle a sacrifié à Paris et ailleurs à la République des Camarades. Et cela, au nom du Progrès, sans éclat et sans gloire, pour le bien général… Les Celtes n’emportent point leur patrie à la semelle de leurs souliers pour la bonne raison qu’ils chaussent des sabots !

Picrate, mon voisin de lit et qui répondait, « dans le civil » au vocable éminemment flatteur de Lapin, né natif de Bagnolet, ne comprend point notre attachement au sol qu’il prend pour de la haute fantaisie. Pour lui, « la patrie est là, oùsqu’on gagne sa croûte ». Il est vrai que le nommé Picrate n’a à défendre aucun patrimoine national et que les uniques traditions de la famille sont gardée précieusement par sa blanchisseuse de mère qui n’a pas encore décrété la patrie en danger. D’ailleurs, Picrate prétend que c’est Bagnolet le centre spirituel « offensif et défensif » de la capitale et que, par conséquent, il ne représente point une minorité lésée…

Picrate ne comprend guère davantage, le peu d’enthousiasme que j’éprouve à rester un mois en observation.

— Comment ? tu te plais pas chez nous ? C’est inconcevable et inconsistant, dit-il dans son beau langage, varié et fleuri de la plus belle rhétorique, celle des pavés.

— Pourtant, t’es ici dans une maison hospitalière (et pour cause !), t’as le plaisir et l’honneur (double avantage assurément) d’être dorloté par de charmantes infirmières, charitables et dévouées comme des anges (pour un peu il ajouterait également des dames hospitalières !). T’as un gîte confortable, bonne table pour le « burlingue », un plumard à toute épreuve… La preuve que si tu y crèves tu seras peut-être pas le premier ni le dernier !

Les grands malades ont secoué leur torpeur. Ils crient :

— La ferme !

Les autres, les valides ou à peu près, moins susceptibles, ont éclaté de rire. Ici, la souffrance est individuelle. La collectivité s’en fiche. Il y a des Russes, des Polonais et nous autres, les Bretons, les Auvergnats, les Parisiens, tous fondus dans la belle unité française lorsqu’il s’agit de tel ou tel coffre-fort à défendre…

— Ouais, mon vieux Breton. Moi je suis ici depuis un an et je ne m’en plains pas. Il est vrai que je suis mieux que chez moi où je faisais ceinture. Nous avons une nourriture saine et abondante oùsqu’est le remède efficace contre la « ptisie » pulmonaire des poitrinaires !

En effet, l’ineffable et spirituel Picrate prétendait avec des fracas de vocabulaire surprenants « qu’avec de la purée et du pâté de foie à midi, du pâté de foie et de la purée le soir, y avait des chances de s’en tirer « indemne »… Extrêmement gobeur comme tous les titis et les Parisiens en général, il ignorait tout de notre « Breiz » jusqu’à sa situation et sa configuration géographiques. Je le stupéfiais. Il est vrai que pour la circonstance je procédais à des embellissements faciles et à des exagérations aisées qui ne coûtaient rien à l’art oratoire mais qui extasiaient Picrate.

— Des fois, Rosmor, que tu verrais une place de gérant, là-bas, dans une ferme, tu pourrais pas me pistonner ?

— C’est à voir. Quelles sont tes aptitudes ? As-tu des dispositions ?

— J’crois bien. J’ai servi dans l’artillerie.

— Allons donc ! se sont écriés des camarades, il nous a avoué l’autre jour, qu’il chevauchait un âne…

Il y eut des rires et des trépignements. Mais les internes arrivent à grands pas, la mine renfrognée, mécontents de cette hilarité dont ils s’attribuent à tort, les causes.

— Tiens, a remarqué Picrate, y a une poule. Reluque un peu comme « ils » lui font des « samamecs ».

Serrée dans sa blouse blanche, les cheveux courts plaqués sur sa tête brune, ce n’est peut-être pas une « poule » mais c’est assurément une femme !

— Ah ! c’est la demoiselle, a fait Picrate avec une certaine déférence. Y a déjà un moment qu’on l’avait pas vue. Justement elle est allée en Bretagne.

Les médecins se sont approchés. Brusquement, mon cœur a bondi. Mais non, je ne suis pas fou ! Cette future doctoresse, c’est l’inconnue qui faillit m’écraser sous sa voiture, à Huelgoat. Tout de même ! Je me maîtrise, je veux celer mon émotion. Est-ce qu’elle me reconnaîtra tout à l’heure ? Je me fige dans une attitude glacée et Picrate, surpris, pouffe sans façon. Pourvu, grands dieux, qu’elle ne me reconnaisse pas !

La petite troupe s’arrête au pied de mon lit.

— Bonjour, mon vieux.

D’un battement de cils, j’accuse réception et par retour de courrier, j’envoie un morne salut.

Elle me fixe un instant, cherche, me dévisage. Elle va droit à ma fiche, lit mes nom et prénoms et autres renseignements. Puis elle s’attarde au schéma pulmonaire, car cet hôpital marque un progrès sur le sanatorium. Les malades peuvent suivre, grosso modo, sur la fiche apposée en haut de leur lit, l’avance ou la régression de la maladie, identifiée sur le croquis à coups de crayon rouge ou bleu.

— Monsieur, il me semble vous avoir déjà vu ?…

— C’est possible, Mademoiselle.

Elle me pose plusieurs questions que je satisfais le moins possible avec un laconisme outré. Le grand interne s’approche.

— Défaites-vous, mon cher ! Mademoiselle, voilà un cas intéressant, bizarre même. C’est à n’y rien comprendre…

Il bredouille quelques termes à prétention technique et les autres acquiescent en baissant la tête. Je souris avec une évidente insolence.

— Vous vous trompez, Monsieur !

L’autre se hérisse.

— Comment, je me trompe ? Vous savez mieux que moi ?

Parfaitement.

— Ça, c’est trop fort ! daigne-t-il ajouter en riant. Après tout, c’est possible. Mademoiselle, voulez-vous l’ausculter. Vous serez meilleur juge.

Mademoiselle va m’ausculter ? Ah ! non, par exemple. Le sang m’afflue aux tempes. Sèchement, je refuse.

— Pardon, Monsieur, vous m’avez déjà ausculté hier. Je suis très fatigué et je ne vois pas l’utilité d’un autre examen aujourd’hui.

Il s’incline, bon garçon.

— Mauvaises têtes, ces Bretons ! Heureusement qu’ils ne sont pas tous de vos compatriotes, Mademoiselle de Kergar !

Non, heureusement ! mais quel nom a-t-il dit ? de Kergar ? Non, je me trompe. Mlle  de Kergar, Luc Gorman ?…

— Picrate, comment s’appelle-t-elle ?

Mlle  de Kergar. T’as donc pas entendu ?

— Tu es sûr ?

— Archi-sûr, s’pèce de loufoque !

… Picrate, une fois de plus, ne comprend rien de cet héritage qui vient de lui échoir. Sur son lit, j’empile mes réserves : des victuailles, des œufs, des fruits, une bouteille de Graves, des bouquins.

— Tiens ! prends toujours mon bazar. Ça te consolera si jamais je ne te trouve point de ferme à gérer. Cet après-midi, je pars.

— Où ?

— Mais loin de cet hôpital, infâme personnage. J’en ai assez d’une observation aussi sévère. Depuis un mois, une fois de la teinture d’iode sur le dos. Une autre fois sur le ventre. Avec ça on peut affronter l’évolution, s’il y en avait ! Alors, au large !

— Ben mon colon ! a fait le titi ahuri, t’aimes les solutions rapides.

Je me suis gardé d’ajouter que la vue de Mlle  de Kergar a été pour quelque chose dans ce départ que je précipite. Sur ces entrefaites, le médecin-chef arrive et l’infirmière-major lui a notifié mon intention.

— Vous voulez partir ? Pourquoi ?

— Parce que je retourne en Bretagne.

Le docteur veut m’effrayer.

— Vous avez tort car si vous rechutez à Paris, je ne vous reprendrais pas ici. Je ne signe pas votre feuille de départ.

Qu’est-ce que ça peut me faire, qu’il ne signe pas ma feuille de départ ! J’ai une folle envie de lui crier joyeusement : Ta gueule ! Mais je me contente de répondre poliment :

— Je vous remercie beaucoup, docteur, mais il y a de grandes chances que je ne revienne pas crever ici.

Bien entendu, le médecin-chef me signa ma feuille.

J’ai fait le tour de la salle, serrant des mains, prodiguant les encouragements et des bons souhaits. Je sens dans les regards une secrète envie. Un peu de patience, votre tour viendra, et ce sera l’envol vers l’azur et la lumière, pauvres oiseaux blessés qui rêvez de soleil et d’espaces inviolés !

Mes talons sonnent sur le carrelage. Les yeux bleus de Dimitri qui fut officier noble dans la vieille Russie, m’arrêtent un instant. Il n’a plus de mère. Il n’a plus de patrie.

— Un peu moins de bruit, a exigé l’infirmière-major.

Elle peut menacer. Ce que je m’en moque. Dans deux minutes, je suis à la grille. Picrate s’attarde à me complimenter sur ma tournure « civile ». Mes « godillots-escarpins » feraient son affaire, mon béret basque lui irait « au poil ». Ma canne est à sa convenance. Picrate rit, s’agite. Picrate est heureux. Picrate est un sage… Partir, c’est mourir un peu. Mais c’est moi qui pars, alors c’est moi qui meurs et je lui ai laissé de quoi distraire ses mâchoires infatigables. Sacré Picrate, va ! Allons, adieu, mon vieux !

À voix basse, je prends congé des infirmières. Le silence de la cure s’appesantit sur les lits blancs où ma fuite fait rêver.

— Dis donc, Rosmor, t’as tout l’air d’un camelot du roi, s’écrie Picrate du fond de la salle qui s’éveille alors dans un brouhaha.

Aux yeux de Picrate, dit Lapin, ou de Lapin dit Picrate, camelot du roi est un titre extrêmement flatteur, honorifique et de la plus haute distinction. Sur cette amabilité, je m’incline et je gagne la porte, mais pas assez rapidement, car le dernier salut ironique de Picrate, dit Lapin, me rejoint.

— Hé ! vas-y donc, camelot !

Une infirmière m’a talonné jusqu’au bureau où je trouve sans nulle peine l’adresse de Mlle  de Kergar.

Ainsi, c’était elle, la brune fiancée de mon ami Luc Gorman que je venais de trouver sous la blouse blanche, à Laënnec ? Le hasard est cocasse. Jeanne de Kergar ! la femme au joli nom d’amour qui n’a pas su aimer ! Je lui en veux presque, à cette délicieuse étudiante au masque froid et hautain de garçonne. Non vraiment, cette Jeanne aux traits réfléchis et trop calmes, ne doit pas savoir aimer ! et je songe au regard dur que j’ai surpris, alors qu’elle me parlait dans cette salle d’hôpital. Et c’est peut-être d’elle que Luc, ce sentimental qui prétendait ne plus vibrer, est mort.

Ah ! comme la petite aventure d’Huelgoat perd vite sa saveur. Et l’inconnue identifiée n’a plus pour moi ce charme attrayant. Oui, je lui en veux de n’avoir pas réalisé l’unique rêve de l’infortuné Luc. Maudites les femmes insensibles au corps de statue…

Jeanne de Kergar ! Mais peut-on être sans cœur ni âme, avec un nom pareil ? On verra. Je lui écrirai. Oui, si fou que cela puisse paraître je vais lui écrire.

Sur le papier, j’ai tracé cette phrase ambiguë.

« Mon ami Luc Gorman avait fait un joli rêve. » La réponse ne tarda guère : « Venez ! »

Je suis allé à l’hôtel que Jeanne de Kergar habite, sur la place Clichy. Mon cceur bat à se rompre. Je mâche et je remâche les mots maladroits que je vais lui dire, tout à l’heure. Au fait, je suis un goujat ou un mufle. Les deux, sans doute. De quel droit me transformé-je ainsi en justicier ? Au nom de quelle morale et de quel sentiment vais-je entreprendre cette jeune fille, lui demander des comptes ? De quoi est-elle coupable ? et de quoi l’accusé-je, pour m’ériger ainsi en bourreau ? Désemparé, je ne sais plus quel parti prendre. Fuir, ou rester ? Comment expliquer ma lettre stupide et ma démarche ? Oui, il y a bien la promesse faite à Luc, scellée par la mort ! Évidemment. Mais est-ce suffisant pour m’arroger le droit de troubler une vie, peut-être à jamais ? Peut-être vais-je la torturer cette Jeanne de Kergar ? Les morts n’ont pas à se venger. Pitié pour les vivants ! Mais eut-elle pitié, elle ? Allons, en avant, pas de vains scrupules. Luc avait fait un trop joli rêve…

Elle m’a accueilli simplement et son calme m’impressionne.

— Je vous remercie, Monsieur, et je ne vous en veux nullement. Cette mission que vous aviez acceptée était sacrée, pour vous. Il fallait la faire. Aucun principe ne m’oblige à me justifier devant vous que je connais à peine. Non, rien ne m’oblige, seulement… Seulement…

Les yeux noirs s’embuent et la voix se trouble.

— Seulement, puisque vous l’avez si bien connu, je veux vous expliquer.

Elle halète et j’ai honte de ma cruauté.

— Vous ne pouvez pas comprendre !

Elle parle sourdement, en phrases hachées. Une immense pitié me vient pour elle, et le secret qu’elle comprime depuis longtemps, me soufflète durement.

— Taisez-vous, Mademoiselle. Je vous en supplie, taisez-vous ! Je comprends, je comprends. Ne dites plus rien. Je n’aurais pas dû… je m’en vais. Je suis odieux…

Affolé, je me suis levé. Mais elle m’a forcé à me rasseoir.

— Si, maintenant, il faut que vous sachiez.

Avec des sanglots dans la gorge, elle me raconte sa vie, sa pauvre vie si vide et si douloureuse pourtant, malgré les plaisirs éphémères et les fallacieuses jouissances qu’on se procure avec de l’argent. Et moi qui croyais qu’on pouvait acheter le bonheur ! pardon !

Elle me dit son enfance libre, son père mort de la poitrine, tout jeune. Sa mère jolie et riche la délaissait, s’amusait pour mourir à son tour du même mal. Elle avait vu, dans son adolescence, ses frères fauchés en pleine fleur, toujours par le même fléau. Alors elle ne vécut plus, tant la peur la harcelait. Oh ! la terreur lancinante de la Mort qui vous couve de son regard sardonique et la cruelle hantise qui vous poursuit jour et nuit.

Elle me dit son affolement, les médecins consultés et rassurants, puis le calme et l’oubli. Et ce furent ses fiançailles avec Luc Gorman qui lui plut. Puis elle s’aperçut qu’elle ne l’aimait pas, parce qu’elle le croyait incapable de s’attacher à qui que ce soit, à quoi que ce soit. Aujourd’hui encore elle ne croit pas que Luc ait souffert de leur rupture mais elle déplore son attitude fâcheuse envers lui et le peu de courage dont elle fit preuve.

Quand elle eut appris la maladie de Luc elle faillit devenir folle. La peur la reprenait. Non, elle ne pouvait plus devenir sa compagne et elle dissimulait mal ses affres. Déroutée, elle ne raisonnait pas. Elle était si jeune !…

Un revirement se fit chez elle. Ayant repris sa parole et sa liberté, pour étouffer ses remords, elle se mit à étudier la médecine. Avec rage, avec acharnement, elle travailla, passa avec succès des examens. Aujourd’hui, elle se spécialisait dans la lutte contre la tuberculose qu’elle ne craignait plus parce qu’elle la connaissait et qu’elle voyait ses ravages tous les jours.

Non pas qu’elle eût besoin de gagner sa pain ! elle avait suffisamment de fortune pour vivre l’existence qu’on juge belle. Mais ayant souffert, elle désertait les joies factices et les insanités journalières et tapageuses d’une vie qu’on dit de plaisir.

— Non ! vous ne pouvez pas comprendre…

Elle réprime à peine de gros sanglots et moi, sans dignité aucune, effondré, je pleure à grands hoquets, comme un gosse…

Maintenant, c’est elle qui me console. Elle s’est ressaisie. Je la retrouve l’automobiliste impassible et je lui ai avoué le désarroi déguenillé et poétique de mon passé de gueux rêveur. Luc Gorman, pardonne-moi ! mais je crois que par Jeanne de Kergar je vais aussi faire un bien joli rêve !

Nous nous sommes quittés dans un sourire et je trouve que le ciel s’éclaire. Dieu m’a mis au cœur des réserves de tendresse et d’optimisme.

Suis-je donc de ceux qui éprouveront toujours le besoin de s’emballer pour quelqu’un ou pour quelque chose ?



Mon cœur est un rosier


Malheureux, les cœurs qui ne refleurissent pas, qui ne donnent qu’une rose ou qui n’ont qu’une saison. Le mien arbore aujourd’hui, un gracieux bouquet. J’aime Jeanne de Kergar et elle m’aime. Oui, je suis sûr qu’elle m’aime. Est-il plus grande félicité ? La première ivresse du bonheur se rapproche de l’absolu et dans ma griserie, je chante éperdument l’exquise et toujours nouvelle chanson d’amour, jamais banale, jamais vulgaire, dans la chaleur de son éternel mirage.

J’adore Jeanne de Kergar.

Il est aussi absurde de demander à quelqu’un pourquoi il aime, que de demander à l’oiseau pourquoi il chante et aux fleurs pourquoi elles ont des parfums.

Je vis dans l’extase de la passion partagée et comblée. Jeanne a été à moi, elle l’est encore, comme je suis à elle, sans souci des préjugés idiots, sans considérations stupides. Nous nous aimons. Ceux qui ont le cœur épris doivent vibrer de la tête aux pieds. On se prend et l’on se donne. C’est tout et c’est simple. Les véritables amants, les amoureux sincères, ignorent les complications sentimentales et ils éliminent de leur amour tout ce qui peut l’attiédir ou lui nuire.

Le passé est mort. Ne pensons point à l’avenir. Jouissons du présent. Ce qui fut n’est plus. Rien ne le fera revenir. Ce qui est, est bien. Alors, aimons-le. Ce qui sera, aura peut-être de rudes revanches. Méprisons-le !

À corps perdu, je me suis lancé dans mon nouvel amour. J’en ai eu d’autres, d’aussi entiers, d’aussi sincères. J’en ai souffert. Si celui-ci me fait encore pâtir, tant pis ! puisque ce n’est que par l’amour qu’on peut guérir de l’amour. La tendresse ineffable d’un cœur de femme, la douceur des bras de l’aimée ne sont que la juste et peut-être l’unique compensation de l’étroitesse mesquine de la fade réalité.

Jeanne, ma petite Jeanne, ma grande amie, aime-moi bien ! Aime-moi bien ! Ton amour c’est la rançon de toutes mes souffrances, le tribut à ma douleur. Ton corps enfin, c’est mon rêve et tes baisers m’insufflent la flamme sacrée…

Il me semble que je ne me lasserai jamais d’étreintes charnelles ou idylliques, poésie des corps extasiés, communiant dans un besoin de tendresse infinie. Et quand les cœurs palpitent d’un émoi d’artiste, les âmes troublées balbutient le secret indicible qui voile l’idéal.

Ici, je me permets une petite digression. De doctes esprits, des savants ambigus, des médecins forcenés ont prétendu que les phtisiques étaient, au sens charnel, plus exigeants que les autres. Paradoxe sexuel d’une atroce ironie ! Formidable antithèse et sarcasme révoltant ! Comment des corps estropiés, diminués, physiologiquement détraqués pourraient-ils avoir les mêmes exigences que les corps sains ? Il n’y a pas « d’embrasement » qui puisse ranimer des flammes éteintes dans un foyer au combustible avarié.

Sans doute, l’erreur provient de ce que les « embrasés », pour la plupart victimes de leurs exagérations corporelles, deviennent poitrinaires et qu’ils gardent jusqu’à bout de souffle et de force, la tradition, devenue cérébrale, de leurs habitudes sexuelles.

Tous les jours, je vois Jeanne, ma grande amie au nom berceur de tendresse et nous faisons les plus inavouables projets. Mais le vent de la destinée vient de souffler en rafale et dans le ciel radieux jusqu’ici, il vient de passer des lueurs d’orage…

Dans son auto qu’elle pilote de main sûre, entre les files de voitures, Jeanne a poussé un cri.

— Qu’est-ce que tu as ?

Inquiet je la regarde. Brusquement du froid me glace les moelles. Elle est livide. Anxieux, je répète :

— Qu’as-tu ?

Je la sens qui défaille. D’une main tremblante elle porte son mouchoir aux lèvres et, halluciné, j’ai aperçu sur la soie blanche des taches rouges. Du sang !

— Jeanne !

À mon tour, j’ai crié. Ma tête sombre dans un grand désarroi. Du sang ! du sang ! Je ne connais que trop le sens redoutable des hémophtisies… Mon Dieu ! mon Dieu ! Mais elle, avec un calme effrayant, a garé sa voiture.

Comme dans un affreux cauchemar, je la vois, allongée sur son lit bas, maniant avec précaution les aiguilles et les seringues. Puis, dans la chair éblouissante d’une jambe fine, j’ai suivi d’un regard hébété l’acier qui s’enfonce et la boursouflure de la chair, sous la pression du liquide.

— Là, a-t-elle fait avec un soupir. Elle est blanche comme une morte. Soudain une petite quinte de toux la courbe, et sur le mouchoir j’ai vu encore s’élargir du rouge vif. Brusquement, Jeanne me fixe. Oh ! ce regard ! pourrai-je jamais oublier l’expression douloureuse et terrible de ce regard chargé de reproches ? J’ai porté mes mains à mon front moite. Debout devant elle, tremblant de tous mes membres, je fléchis sous l’implacable accusation. Je sens l’effroi de la sentence qui alourdit mes épaules.

— Jeanne ! Jeanne !

Mais, prostrée, elle ne m’écoute pas. Impuissante, vaincue, elle s’est affalée sur son lit et soudain elle éclate en sanglots.

Sous la désolation navrée du maudit destin, tête nue, je me suis enfui comme un fou. Malheur sur moi ! serais-je donc un assassin ? N’aurai-je plus donc le droit d’aimer ? Alors, adieu mon dernier amour !

La vie a des traîtrises démoniaques et je vais dans le drame, horrifié, tragique…

Un soir, en rentrant de la fête des Batignolles où je suis allé promener l’amertume de mon cœur tourmenté, j’ai été pris de grands frissons. Une fièvre intense m’a terrassé et mon organisme se débat dans une congestion pulmonaire qui m’aveugle et me déchire les côtes. De jour en jour, ça va plus mal. Je me laisse aller dans la demi-torpeur de la maladie, sans penser à rien, avec un seul espoir : fermer à jamais, doucement, sans mal, mes pauvres yeux brûlants. Comme une lampe qui s’éteint faute d’huile, je voudrais descendre dans la nuit, pour toujours…

J’ai craché le sang. Ce goût étrange, amer et salé m’a réveillé d’un coup. Et toutes mes fibres ont tressailli. Au plus secret de ma nature, des voix inconnues protestent. Non ! je ne veux pas mourir là, dans ce décor hostile du Paris hideux, sordide géhenne des parias de ce monde, éden aussi des favoris d’ici-bas. Je veux revoir le ciel lumineux baignant de clarté les dômes mauves et bleus de l’Arrée.

J’ai retrouvé ma vieille chaumière pleine de souvenirs et de sanglots. Au-dessus de mon petit lit de fer, le Christ fraternel roule toujours des yeux blancs et sur les murs gris où des larmes suintent passe toute la détresse de mon cœur.

Allons, maman, ne t’efforce pas à sourire. Pleure tout ton saoul, pleure, maman ! comme seules pleurent les mères. Rien ne me donnera plus le change puisque je suis certain que je m’en vais. Je ne vois même plus les dates énormes écrites en clous luisants sur le bois sombre des immenses armoires rustiques. Ma vue se trouble et ma raison ballote dans un vertige continuel.

Dieu seul est en droit de faire un miracle, si les miracles se font toujours.

Un vieil abbé humain se penche en confesseur sur ma conscience éplorée et récalcitrante. Perçoit-il toujours sous l’épave, le bouillonnement intense d’une source qui ne veut pas tarir ?

… Si j’ai connu des femmes ? oui, bien sûr ! Mais la femme, non ! Qui pourra jamais prétendre avoir connu la femme ? Mon père, mon cœur est un rosier qui refleurit… Je n’ai guère besoin d’absolution. C’est Dieu-Homme qui m’a fait aimer. C’est lui aussi qui m’a fait gémir. Mon souffle, mes passions, mes ardeurs, il les renouvelle à son gré. Ce n’est pas à vous, ni à moi de juger ses mystérieux desseins. Merci, mon père ! Laissez-moi emporter l’ultime espérance, l’espoir qui se dresse contre tout espoir. La souffrance purifie. Le malheur divinise oui, mais l’amour, mon père, l’amour ? Ô grand Christ fraternel, tends-moi les bras ! Retournons à nos premières amours, aux amours éternelles ! Qu’il retourne aux anges et aux chérubins l’homme qui a cessé d’être un homme ! Qu’il aille dans la virilité toujours jeune de l’immatérielle justice !

Tenace, je me suis rebellé une fois de plus, face à la mort, et le docteur Darcel qui m’assure le renouveau me met sur la plaie le baume délicieux de la foi.

— Alors, docteur, ce n’est pas encore pour cette fois ?

Le médecin rit. J’aime son rire clair et sa franchise de ses yeux bleus.

— Non, bien sûr !

Maintenant, je ne doute plus. Par l’humble petite fenêtre qui cligne de l’œil aux cerisiers en fleurs, un rayon de soleil vient caresser ma blanche main. Du soleil ! du soleil !

Le temps passant, indifférent, nous courbe les épaules et sur chacun il s’appesantit. En tremblant, j’ai déchiré l’enveloppe armoriée que j’ai reconnue avec émoi.

« Fanfan, au nom de notre amour, de cet amour que j’ai bafoué, pardonne ! Pardonne-moi mon erreur, l’odieuse attitude d’une minute d’affolement. Que veux-tu, j’étais folle. J’avais trop peur, après ce que tu sais… Je me suis crue condamnée aussi. Ce sang… alors…, alors… Pardonne moi, Fanfan, mon petit Fanfan. Je ne vis plus. Réponds-moi vite. Pourquoi ne réponds-tu pas à mes lettres. Serais-tu plus mal ? Pardonne-moi ! Tu ne peux pas comprendre ! »

Si ! ma Jeanne adorée, je comprends ! et je me bats la coulpe. Te pardonner ? mais c’est moi qui t’implore à deux genoux. Pardonne-moi, femme, de n’avoir pas été un homme et d’avoir sacrifié à l’amour, à l’amour qui m’est défendu !…

J’ai su que Jeanne avait d’urgence appelé un spécialiste. Comme conclusion à son examen il avait déclaré que le sang craché ne provenait point des poumons très sains et très vigoureux mais d’une lésion occasionnée par une rupture de quelque tissu dans l’arrière-gorge. Rassurée, mon amie m’écrivit de longues lettres éplorées, pleines d’amour et de repentir… De quoi s’accusait-elle ? d’avoir été lâche devant la mort ? d’avoir oublié son amour ? trahi ses serments ? Pauvre petite, comme si des serments tenaient devant Elle, comme si l’Amour défendait ses droits au dernier moment ?…

Juillet ondulant les blés d’or a ramené Jeanne de Kergar au berceau de ses ancêtres.

Nous avons passé deux mois de liesse, des vacances éclatant de rires et de bonheur. Mais je sens que des nuages planent sur notre tête. J’ai beau chasser de mon esprit les idées noires, je suis assailli de reproches, de remords, de terreurs. Ma conscience ne me laisse plus en repos et je me pose sans cesse l’angoissante question. Et si ce qui n’est pas arrivé arrivait ?… Ma confiance est morte, enfuie ma belle sérénité ! Il s’est creusé entre Jeanne et moi un fossé profond que rien ne comblera. Elle le sent aussi. Elle a l’intuition secrète de ce qui se passe en moi. Mais elle s’évertue à cacher son appréhension, et je surprends souvent dans ses grands yeux un éclat dur qui ne me dit rien qui vaille.

Et voici l’heure de la séparation. La buvette de la gare regorge de clients et Morlaix exhale le bruit intrépide de ses rues animées. Jeanne va partir par le premier train, ce train qui emportera à jamais mon dernier amour. La mine défaite et les yeux rougis de mon amie me font mal. Je voudrais la bercer, la consoler, lui dire des choses impossibles, des rêves fous. Mais à quoi bon ? il vaut mieux finir tout de suite, être fort une bonne fois ! Il faut qu’elle oublie. Elle oubliera. Tout à l’heure elle va disparaître de ma vie, et ce sera fini, bien fini. Elle a levé sur moi son regard triste.

— Fanfan, je suis sûre que tu ne m’as pas pardonnée… Dis-moi que tu m’aimes toujours, que tu ne m’en veux pas ?

— Mais tu es folie, ma petite. Bien sûr que je t’aime ! Comment pourrais-je t’en vouloir, mon adorable princesse ?

Sans souci des consommateurs qui nous épient, je la presse tendrement. Rassure-toi mon bel amour. Je t’aimerai toujours, toujours.

— Bien vrai ?

— Vrai !

Un obscur espoir la ranime.

— Dis donc, Fanfan ? et elle me propose des choses folles que dans son esprit enchaîné elle trouve réalisables, naturelles. J’ai rougi des projets insensés et je savoure l’infortune de mon existence, l’orageuse rancœur de mon amour impossible.

— Jeanne, ma petite Jeanne adorée !

Doucement, je la serre sur mon cœur. Ses larmes silencieuses collent à ma joue brûlante et sur ses lèvres vermeilles que j’écrase avec force, je bois l’atroce saveur du dernier baiser.

— Mon amour !

De la portière du train qui s’ébranle, elle m’a crié des mots tendres :

— Adieu, mon bel amour !

Un signe de la main qui défaille et j’ai couru au long du convoi, pour saisir au vol, son petit mouchoir trempé de larmes.

Un instant je suis resté planté là, sans courage. Mon front ruisselle. Je dois être hagard.

Jeanne, Jeanne de Kergar au doux nom d’amour !

Et j’ai mis sur mon cœur le petit mouchoir mouillé de larmes.

Luc Gorman, moi aussi j’ai fait un joli rêve !…

FIN



Contes du Yun et de l’Arrée


PARMI LES ÂMES ET LES BRUYÈRES


Au rude flanc de l’Arrez, au sein palpitant d’une tendre mousse, l’Elez, avec un bruit de soupir, prend sa source. Un instant indécise, elle muse à travers les ajoncs au parfum violent, caresse les massifs de bruyères aux dômes écarlates ou roses et se laisse glisser avec un gloussement de surprise et d’inquiétude vers la plaine et l’aventure. Là, tout près, au pied de l’immuable et colossal Saint-Michel, gardien paisible dans sa sérénité millénaire, rêvent quelques modestes pins, là où autrefois frémissaient d’énormes chênes qui, aujourd’hui, vaincus, dorment sous les marais leur dernier sommeil. La vieille chapelle s’emplit toute de ce murmure et la fontaine où les pèlerins, jadis, faisaient leurs ablutions, clapote et pleure sur les prairies voisines des larmes discrètes et glaciales. C’est ici, qu’au clair de lune, dans l’eau limpide et froide, que les « kannerez noz » venaient laver un linge toujours souillé. Mais, depuis beau temps, on cherche en vain dans le vent l’écho de leurs accents pathétiques et l’on ne perçoit rien que la plainte immense du Yun, las de son passé et de sa terrible renommée.

En hiver, par les jours décolorés, d’une monotonie désespérante, il n’y a rien de plus triste, de plus poignant que la solitude silencieuse des marais, noyés d’ombre et de brume, qui estompent d’un léger et subtil manteau de grisaille les tons restés audacieux des garennes et des landes. Et, quand tôt les ténèbres viennent sur la plaine uniforme et interminable, quand dans l’Arrez les oiseaux de nuit commencent leurs rauques mélopées, que l’orfraie passe en grinçant avec des cris déchirants, sinistre message de mort, redouté « Karrigel an Ankou », il monte des tourbières et des mares glauques un malaise inexprimable qui prend à la gorge comme l’odeur acre et sulfureuse de la tourbe qui brûle. Cette terre d’Au-delà, de surnaturel et de légendes, exhale alors un concert d’imprécations, de lamentations et de plaintes ; un concert qui s’enfle, assourdit, puis s’apaise et meurt avec la bourrasque qui fuit, chargée de chimères et de superstitions.

Dans les sentiers du Vennec, aux abords de Lenn-ar-Youdic, courent des hordes de damnés qui, hurlant la peur, attendent les supplices et les châtiments éternels. On devine, au frôlement inquiétant des roseaux, leur marche légère à travers les mares et leur course éperdue dans les voies charretières aux approches du matin blafard…

Mais en été, lorsque le soleil verse sur le Yun des gerbes aveuglantes de lumière crue, cette armée de revenants fuit au plus vite. Les landes se peuplent d’esprits plus bonassées ; les lutins malicieux, le « Kornandon » vindicatif, et le « Bugel noz » farceur au large chapeau. Les sortilèges et les conjurations s’évanouissent à la chaleur bienfaisante des beaux jours. Les marais se parent de mille couleurs. Les joncs agitent leurs panaches de ouate blanche sur lesquels une brise caressante folâtre. Les genêts et les ajoncs mettent des taches d’or dans le rose des bruyères. Au meuglement des troupeaux, les courlis répondent par leur chant guttural, tandis que sur les gazons couverts d’anémones et de marguerites, bourdonnent des milliers d’insectes et d’abeilles. Tout semble danser dans la lumière et les tourbières se plongent dans une grande torpeur.

Le soir, autour des feux, assis en rond, les pâtres écoutent avec ravissement les vieilles bergères conter leurs souvenirs en filant leur quenouille, et, dans le ciel bleu, les étoiles intéressées, sourient. Il n’y a rien de plus reposant que ces veillées d’été dans le calme et l’oubli. Autrefois aussi, je vagabondais avec les pastoureaux mes amis. Que de fois, en leur compagnie, ai-je batifolé et dansé sur la vase mouvante, couverte de mousses et de lichens, de Lenn-ar-Youdic ! On dansait, se prenant par la main, en frémissant de peur. C’était une peur délicieuse qui me tenait les jambes raides et la gorge sèche, quand un bruit insolite arrêtait notre ronde.

Rititiri, me Gathel, me meuz bet eun aotrou,
Me meuz bet eur pillawer, dic’haol braz e vragou.


Nous nous attendions à voir surgir entre les maigres saules la tête hirsute de quelque barbet ou la face diabolique d’un réprouvé. Mais c’était toujours fausse alerte, le cri de quelque loutre dérangée dans ses ébats ou le bruissement fait par un canard retardataire parmi les nénuphars.

Et c’étaient, j’en garde le souvenir tenace, des mollets grillés au soleil, et des retours craintifs dans la nuit tiède. Nous allions, dès l’enfance et même dans nos jeux, sensibles aux superstitions et aux croyances, depuis des siècles et pour longtemps encore, l’apanage de nos populations d’Arvor et de l’Arré.



LEN-AR-YOUDIC


Il faisait un beau clair de lune. Yann Jezéquel, le sacristain de Botmeur, s’en allait, de la part de son recteur, porter une lettre au curé de Laz. Tout dormait dans les chaumières ; dans leurs niches, les chiens grognaient en rêvant. Yann partait donc en voyage d’un pas ferme et assuré. Pour couper court, il traversait les marais. L’air vif, saturé d’effluves âcres et forts, le cinglait au visage. Des chouettes hululaient dans les rochers de l’Arrée. Parfois s’élevait la voix quasi-humaine de quelque loup, hurlant la faim. Haut, très haut, des nuages passaient dans le ciel.

Yann n’avait pas peur. Il tenait solidement son pen-baz en main et s’avançait à grandes enjambées, foulant allègrement les bruyères. Il traversa d’un bond l’Elez et s’engagea sans hésiter dans les tourbières. À son approche, des vanneaux s’envolaient à tire-d’aile, des poules d’eau plongeaient. Silencieux, un oiseau de nuit le frôla d’un vol inquiétant et lourd. La lune mirait son disque pâle dans les mares sinistres aux eaux tourbeuses. Yann regardait son ombre se mouvant nette sur un fond de ciel gris.

Le grand jour était venu. Le sacristain avait traversé les marais. Il marchait à travers les champs, s’arrêtant de temps en temps pour secouer la terre brune collant à ses sabots, « bonjourant » au passage les gens au travail, faisant s’enfuir dans les garennes bergers et bergères. Quand il avait trop chaud et que ses habits de grosse laine lui collaient à la peau, il s’arrêtait un instant pour respirer.

L’Angelus sonnait quand Yann frappa à la porte du presbytère de Laz. La « carabassen » vint ouvrir. Elle regarda, avec méfiance, ce grand gaillard aux longs cheveux bouclés dont l’habillement lui était inconnu.

— Que voulez-vous d’ici, « estranjour » ? dit-elle d’un ton rude.

— Le maître, Monsieur votre curé, répondit-il, laconique.

— Et que lui voulez-vous donc, va Doué ?

— Lui donner ceci.

Et il extirpa de sa poche la lettre soigneusement pliée en quatre. La mégère prit le billet, et, s’obstinant à ne pas laisser passer le visiteur, elle lui ferma la porte au nez… Monsieur le curé, en personne, vint le prier d’entrer !

Yann passa la nuit à Laz. Comme il partait, le prêtre vint, tenant en laisse un grand chien jaune tacheté de roux.

— Voici, dit-il, une bête qui appartient au recteur de Châteauneuf. Remettez-la-lui : pour votre peine voici deux écus. Allez, mon fils, que Dieu vous garde !

Le sacristain partit, joyeux, traînant après lui son compagnon qui, d’ailleurs, le suivait volontiers. Deux écus pour mener un chien si docile, quelle aubaine ! Yann rayonnant, entra donc d’un air d’importance chez le curé de « Kastelnevez ». Diable ! ce digne homme se défendit d’être le propriétaire du chien qui ne semblait lui manifester aucune sympathie. Le convoyeur, surpris, fut, après avoir encore reçu deux écus, invité à se présenter avec son animal au prochain presbytère. Là, toujours la même chanson ! On lui donna deux autres écus, mais on refusa le chien. Yann commençait à faire grise mine. Il erra ainsi de presbytère en presbytère, traînant après lui son chien fidèle. Sans grande conviction, il vint pourtant échouer chez le desservant de Loqueffret qui, après lui avoir remis la même somme, lui tint à peu près ce langage :

— Mon fils, ce chien que vous avez là est destiné à Len-ar-Youdic. C’est une âme en peine. Votre curé vous a envoyé à Laz la prendre et vous allez assister à sa conjuration. Dans les marais, quand vous sentirez l’animal tirant la corde, lâchez-le et couchez-vous !

Cela n’eut pas le don de réjouir le sacristain qui tremblait en s’en allant alors que le chien prenait les devants. Ah ! certes, il avait perdu sa belle prestance, Yann Jezequel ! Pensez donc, tenir en laisse une âme en peine ! Plus d’un à sa place aurait lâché net ce chien terrible ! Mais, diable, dans ces affaires-là, le parti le plus sage est encore d’obéir ! Ainsi raisonnait l’homme qui, dans son for intérieur, jurait comme un brigand, maudissant ces prêtres et leurs sorcelleries et ne s’interrompant de jurer que pour réciter avec ferveur, Pater sur Pater ! C’est avec ces idées, plus ou moins gaies, qu’il s’engagea dans le « Yun ».

La nuit était encore loin, pourtant le temps était sombre. Et là-bas, du côté de Saint-Michel, le ciel était livide. Pas un souffle de vent, un calme étrange pesant sur tout ! Yann allait, la gorge sèche, les dents serrées, le cœur battant à grands coups et les jambes quelque peu molles. À mesure qu’il approchait de Len-ar-Youdic, le chien filait plus vite. Le sacristain avait peine à le suivre et tenait serré dans sa main, son pen-baz et la laisse. Dans l’ombre d’un talus brillèrent les yeux d’un loup, qui s’éloigna soudain comme si le diable en personne eût été à ses trousses. « Oh ! va Doué ! murmurait Yann, que va-t-il m’arriver ? Un cierge à Saint-Herbot, si je m’en tire vivant ! »

Tout à coup, Len-ar-Youdic apparut. L’animal renifla avec force, nez au vent, et tira sur sa laisse. Yann tint bon malgré la recommandation du curé. Alors, il fut projeté sur le sol avec violence. Le chien lui échappa et, avec un cri terrible, s’élança dans l’eau que soulevait bouillonnante une tempête invisible. Un bruit formidable éclata comme si tous les tonnerres de Brest et d’ailleurs, donnaient ensemble un concert. Des éclairs multiples embrasaient les marais.

Yann ne voyait plus rien ; il se tassait éperdument contre la terre humide. Une odeur de brûlé lui chatouillait désagréablement les narines et, à cela, il jugeait Satan tout proche. Il lui semblait que les bruyères et les genêts, voisinant autour de lui avec des saules neurasthétiques, étaient brutalement arrachés et lui cinglaient les épaules de leur maire échine. Quelque chose de tiède, du sang, lui coulait sur le cou, d’une entaille qu’il s’était faite dans sa chute. Mais il n’y prenait garde et attendait la mort.

L’orage cessa tout à coup. Après une bonne minute d’attente, craignant une surprise, Yann se releva. Tout s’était tu comme par enchantement. Hagard, il regardait Len-ar-Youdic de tous ses yeux. Quelques rides ondulaient encore l’eau trouble, d’où montaient d’énormes bulles d’air avec des glouglous prolongés, semblables à des soupirs. Contre des saules, une touffe de poils roux annonçait que là, pour une éternité, s’était englouti le chien jaune ! À moitié fou, le sacristain s’enfuit loin de ces lieux maudits. Il rentra chez lui souillé de boue, sanglant, noir de tourbe, hurlant des mots sans suite et, le dimanche d’après, un énorme cierge brûlait à Saint-Herbot !

Voilà, telle qu’on la raconte chez nous, l’histoire de Yann Jézéquel, qui eut l’insigne honneur d’assister à l’engloutissement d’une conscience dans le sinistre réservoir d’âmes de Len-ar-Youdic.



L’ENFER DE YANN-AR-FEIZ


Si je vous racontais de but en blanc que l’Enfer, le seul, l’unique, se trouve exactement à sept lieues sous le taillis de Botmeur, vous me ririez au nez en disant : quel est donc ce blanc-bec qui vient se gausser de nous avec tant d’outrecuidance ? Et comme, après tout, je tiens beaucoup à votre estime, je ne veux en aucune façon m’exposer à recevoir pareil accueil de votre part.

Je vais donc, en toute sincérité, vous conter cette histoire, telle que la contait le héros de l’aventure lui-même. Oui, Messieurs les esprits forts, incrédules et mécréants de toute sorte, vous que je vois déjà sourire, oui, je ne désespère pas de vous rencontrer un jour sur le chemin mystérieux et kilométré qui mène droit à l’Enfer de chez nous !

Soit qu’il eût une confiance immodérée en tout ce qui touchait l’Au-delà de près ou de loin, soit qu’il ne jurât que par ces mots : va feiz (ma foi), on l’avait appelé Yann-ar-Feiz et, mon Dieu, le surnom lui resta.

Jean-la-Foi était plutôt un drôle de paroissien et qui ne manquait jamais l’occasion de tricher son curé et le bon Dieu. Mal lui en prit, car, vous allez le voir, il fut sévèrement puni. Buvant sec, mangeant de même quand il le pouvait, ce garçon-là dormait souvent à la belle étoile, au hasard de ses chutes, dans les buissons ou dans les ornières. Sa présence insolite se décelait au passant par une odeur de « gwin-ardant » et par un ronflement vigoureux.

Une nuit d’hiver bien sombre (en général, les nuits d’hiver sont toujours sombres, et celle-ci plus que toutes les autres, et pour cause !) Yann dormait auprès de sa tendre moitié, Marie Bierez. Il dormait même très bien, à en juger par le tremblement inquiétant du lit-clos odieusement secoué par une respiration à haute tension.

Au dehors, le vent hurlait et, quelquefois, s’engouffrait dans la cheminée, avec des bruits de tonnerre. Dans les landes voisines, les loups faisaient entendre le chant de la faim inassouvie. Mais cré dié ! Yann n’en avait cure… Il rêvait de fars énormes et de ruisseaux de gwin-ardant.

Soudain le toit de chaume se souleva et, par l’ouverture, quelqu’un entra, léger, sentant le roussi. La porte du lit-clos glissa dans ses rainures et Yann fut happé par une main crochue. En un millième de seconde, le dormeur fut dehors, dans la nuit froide. Vous pensez bien qu’il s’était réveillé… Dame ! mettez-vous à sa place ! Il vit avec épouvante que son assaillant était un diable cornu et biscornu, à l’air peu rassurant. À quoi bon lutter ? Il ne le pouvait pas. Et puis, on ne résiste pas à un suppôt de Satan. Et Yann, la mort dans l’âme et un vent glacial dans les pans de sa chemise, suivit de force son mentor ricanant.

La route souterraine s’éclairait, à leur passage, d’une lueur sanglante et l’homme vit se dresser une borne kilométrique rouge. Il en compta vingt-huit, entendez-vous ? vingt-huit ! pas une de plus, pas une de moins ! Et il se trouva face à une porte d’airain. Sur un signe du convoyeur, elle s’ouvrit. Yann alors vit devant lui, sinistre, comme une hallucination, une grande mer de feu : Ar mor a dan !

Notre ami subit à son arrivée un passage à tabac en règle. Après quoi, ses bourreaux se mirent à danser autour de lui une ronde endiablée (c’est bien le cas de le dire) en chantant :

Mari Bierez ha Yann-ar-Feiz,

E oa o daou er memes neiz.
(Marie Bierez et Jean-la-Foi

Étaient tous deux dans même nid.)


Et les danseurs, battant la mesure, martelaient les orteils du pauvre homme. La gavotte cessa enfin et il vit… Oh ! mon Dieu ! Ce qu’il vit alors le remplit d’épouvante et d’horreur ! D’abord, des diables à n’en plus finir, des diablotins, des diablotines. An diaoul pikouz (le diable aux yeux chassieux), An diaoul kam (le diable boiteux) et tous les diables de la création. Et puis, et puis, dans un océan de flammes, des êtres démoniaques se démenaient, hurlant leur détresse et leur désespoir. Des fantômes lubriques se livraient à des excentricités. Des juifs en calotte noire, des livres de banque collés au dos, en compagnie d’anciennes cocottes, s’adonnaient à des orgies fantastiques. Des spadassins galonnés, couverts d’or et d’ordures, dansaient le tango ou quelque chose de similaire, tandis qu’un vieil usurier les accompagnait en frappant l’un contre l’autre deux écus flamboyants. Enfin, il y avait là toute la fange, tous les détritus de ceux qui avaient été des puissants et des forts, des bandits respectés et des assassins honorés.

Yann-ar-Feiz regardait, cherchant…

… Du petit peuple, il n’y en avait guère. Guère de menu fretin. Rien que de la haute racaille, la canaille huppée. Quand même, dans le nombre des damnés, il reconnut son propre beau-frère, mais de cela, il ne s’étonna pas, car celui-là avait été fort méchant homme. Il aperçut aussi son voisin et ami Fanch-ar-Peul, décédé depuis peu et ceci le chagrina beaucoup, et lui donna par la suite à réfléchir.

Toute cette tourbe déchirante criait sa haine, bavait, appelait, tendait des bras avides vers Yann. Désespéré, celui-ci eut un geste qui le sauva : il fit le signe de croix ; il le refit même à plusieurs reprises.

Ah ! Messieurs ! Si vous aviez vu ce spectacle ! Depuis le plus minuscule des diablotins jusqu’au grand prévôt lui-même, tous se mirent à trembler. Puis ils crièrent de rage, en proie à une indignation effroyable. La porte de ces lieux, poussée par une puissance invisible, s’ouvrit et une voix glapit :

An estranjour e maez
(L’étranger dehors !)



Yann fut violemment projeté au loin, dans la nuit froide. Dans la lande, une voix ironique chantait :

Hasta buan, Yann-ar-Feiz
Kerz a lesse-ta, d’ha neiz.
Ar gwin-ardant a zo mad
Evet peuz spenn eul lonkad !

Hâte-toi, Yann-ar-Feiz,
Va-t-en vite au nid.
L’eau-de-vie est bonne.
Tu en as bu plus d’une goulée.



De mauvaises langues assurent que Yann-ar-Feiz s’étant saoulé plus que d’habitude, avait passé la nuit dans le taillis. D’autres croient, ferme comme roc, que notre héros fut bien victime de quelque machination diabolique. Quant à moi, craignant de me fourvoyer, je reste dans l’expectative.

En remerciement et en souvenir de sa délivrance inespérée, Jean-la-Foi offrit à notre vénéré patron, Saint Eutrope, d’admirables plats en faïence de Locmaria-Quimper. On pouvait les voir encore, il n’y a pas bien longtemps, dans l’église de Botmeur[1].



SAMM-LAOU LE POUILLEUX


Il y avait cohue autour de l’église de Saint-Herbot que le géant Gelvre décapita au retour d’une de ses randonnées. Le soleil riait aux pèlerins accourus, ce jour de pardon, au sanctuaire, blotti dans la verdure ruisselante de clarté et pleine de merles fous.

Assis en tailleur sur une marche de l’imposant escalier de pierre, Samm-laou, le pouilleux, grattait sa vermine ; ce qui était chez lui, un indice de grande perplexité. L’attitude du gaillard était justifiée par des événements importants qui venaient de révolutionner le peuple des gueux, confrérie de mendiants, infirmes vrais ou simulés, mais tous loqueteux.

En effet, les affaires allaient mal. En vérité, elles n’allaient plus du tout. Les aumônes se faisaient rares. Non pas que la charité eût faibli, ou que le cœur des hommes se fût glacé, mais Samm-laou voyait avec appréhension augmenter le nombre des simulateurs qui, en somme, ne faisaient que l’imiter. Voilà justement ce qui situait leur culpabilité et motivait, de la part de notre confrère, d’amers reproches et des imprécations contre le ciel et la terre.

Et, comme en ces moments de gaîté, on a l’âme attendrie, Samm-laou poussa, pour conclure et clore des réflexions fielleuses, un énorme juron que le bon curé de La Feuillée reçut en passant, en pleine poitrine.

— Mil malloz Doué !…

— Tiens, te voilà Samm-laou ? s’exclama l’abbé ; je t’aurais reconnu à la façon magistrale dont tu loues le Seigneur. Pécheur endurci va ! Pour sûr que Satan te rôtira à la broche.

— Vous croyez, Monsieur le recteur ? s’enquit poliment le paroissien.

— J’en suis sûr. D’abord, espèce de paresseux, que fais-tu ici ?

— Je fais l’aveugle, répliqua Samm-laou, candide ; et, sans se faire prier, il roula des yeux blancs, puis tendit la main d’une façon impérative.

Le curé, avec un soupir, déposa deux sols dans la dextre tendue, en disant d’un air affligé :

— Mon pauvre mi, quand donc changeras-tu ?

— Dès que vous me prendrez pour sacristain, aotrou person !

Le prêtre disparu, le mendiant vint au porche de l’église. Il s’adossa au mur, et prit une attitude de circonstance. Au-dessus de lui, un Saint-Herbot en granit, veillait, placide. Un homme s’approcha, sur ses béquilles.

— Tiens, qu’est-ce que c’est que cet imbécile ? maugréa le pouilleux sans aménité.

Cet imbécile était de la famille des « klasker bœd » et cousin germain de Samm-laou par divers côtés. Manifestement le nouveau venu était un simulateur. Il exhibait de faux moignons. Comme il avait de fort bonnes jambes il aurait pu se dispenser des « bicher loaiek » . Tout ça échappait au commun mais point à l’œil confraternel du digne Samm-laou.

— Ça c’est trop fort, fit-il sidéré.

L’autre mendiant, sans souci des traditions, se plaçait devant Samm-laou. Il le « masquait », bénéficiant des aumônes qui auraient dû échoir à son aîné en fourberie. Samm-laou était outré et comme il avait le sang chaud et la main prompte, il lança entre ses dents :

— T’as pas honte, grand flandrin, de voler le pain des pauvres gens. T’as donc des cailloux à la place du cœur, fils d’enfer ? avec ta corpulence venir mendier ? Tu crois donc que je crois que t’as pas de jambes ni de bras ? Elle se voient, tes échasses.

— Comment ça, puisque t’es aveugle ?

Pris au piège, le compère jugea prudent de se taire. Il ravala sa bile et ses injures. Puis, comme ça lui pesait sur le cœur, il se mit, en juste retour des choses, à cracher avec méthode, sur le chapeau crasseux de son partenaire.

Et la mort dans l’âme, le pauvre Samm-laou voyait les sous tomber en tintinabulant dans la sébille voisine. Véritablement la colère l’aveuglait pour de bon ! Il étouffait. Alors il appela Saint Herbot à la rescousse.

— Grand Saint, ami du menu fretin, dit-il, inspire-moi un moyen de me débarrasser de cet animal et je te jure que sur ton autel, ce soir, je ferai brûler trois cierges.

Samm-laou pensait avec juste raison que d’habitude les Saints ne sont pas exigeants et qu’à la rigueur, l’« animal » parti, on pouvait réduire le taux de l’offrande, voire même différer l’échéance du paiement…

Mais, au fait, est-ce le Saint ou le diable qui exauça la prière du galvaudeux ?

Peu importe puisque l’idée vint au cerveau, sans trop attendre.

Lentement, savourant sa vengeance, Samm-laou bourra sa courte pipe en terre. Il alluma consciencieusement (si on peut dire) sa pierre à feu et… en un clin d’œil les vêtements de son ennemi flambèrent.

— Au feu, hurla Samm-laou, à l’oreille du clochard affolé.

Alors, on vit ce miracle, un malheureux infirme, qui n’ayant ni bras ni jambes, retrouvant les uns et les autres, détalait précipitamment en se déshabillant.

— Ah ! Ah ! claironna Samm-laou, voilà un luron qui court rudement bien.

Et, pour jouir du coup d’œil, notre homme s’élança. Par malheur, il ne vit pas l’escalier et il roula au bas des marches avec plaies et bosses.

— Prenez en pitié le pauvre aveugle ! gémit-il. Profitant de la circonstance il fit valoir des larmes sincères et monnayait sa douleur physique. Les aumônes se mirent à pleuvoir dans son chapeau.

— Merci, Aotrou Sant-Herbot, murmura-t-il, vous aurez votre cierge ! ! !

Lorsque, du haut de la chaire, M. le recteur de La Feuillée eut annoncé à ses ouailles que, désormais, en remplacement de Pipi-Vraz, décédé pieusement (Doue d’hen pardono), Samm-laou le pouilleux remplirait les fonctions de bedeau et de sacristain de la paroisse, ce fut si comme le clocher s’était effondré sur les fidèles. La stupeur était telle qu’on entendit la vague sourde des cœurs. Puis un immense éclat de rire fit tonner la voûte de l’église. Samm-laou, sakrist ? allons donc ! autant dire qu’on changerait en tourbe le Roc-Trévézel !

An Aotrou Person, nullement ému de l’accueil réservé à ses paroles, répéta dans les mêmes termes sa décision. Un brouhaha de commentaires salua la péroraison du prêtre. Comment ? Samm-laou, Samm-laou le pouilleux, Samm-laou le chapardeur, le rusé mendiant habile aux expédients, vivant plus de rapines que d’aumônes, Samm-laou le mécréant, voué à Satan et à ses œuvres, pourrait-il concilier sa vermine et la dignité de sacristain ? Ah ! l’on allait voir de belles, pour sûr que l’on allait rire. Ce serait toujours une compensation de la façon déplorable dont le vagabond se tirerait d’affaire.

Il faut vous dire que depuis sa chute dans les escaliers de Saint-Herbot dont il gardait à juste titre quelques cuisants souvenirs, Samm-laou s’était sérieusement amendé. La force fait loi. Le métier de klasker-boued était devenu pour le luron quasi-impossible. Victime de son astuce, dans l’accident par lui occasionné dans sa vengeance, le compère s’était cassé le nez. Cette nouvelle infirmité lui porta malchance. Il eut beau simuler, tour à tour ou simultanément diverses tares et afflictions corporelles, la pitié chrétienne se détournait de lui. La charité lui riait au nez, ce nez cocasse qui n’inspirait dorénavant que les quolibets et les facéties. C’était à se cogner la tête contre les murs. Mais Samm-laou jugeait avec raison que son vénérable chef méritait meilleur sort et pour le lui ménager tel, il résolut de changer le sien propre.

À l’encontre de l’opinion publique, en dépit de tout bon sens, Samm-laou se débarrassa en un clin d’œil, sinon de son joli surnom du moins de ses mauvaises habitudes et de ses loques. Au bout de six mois, c’était le plus consommé et le plus ponctuel des sacristains. À vrai dire il lui arriva par-ci, par-là, de se singulariser par quelques peccadilles, de boire le vin des calices et celui du presbytère. Il advint aussi que dans ces moments de gaieté circonstanciée, il se trompa, qu’il sonna l’Angelus au lieu du glas et le carillon aux enterrements.

Mais, par contre, que de services rendus, que d’initiative et d’entrain ! Samm-laou vous chantait ces harmonies liturgiques avec un cran qui laissait le bon recteur tout coi devant son autel. Il connaissait le rituel sur le bout des doigts et l’office comme pas un. Bref, avec la tonsure et l’habit religieux, Samm-laou eut pu prendre honorablement la place de n’importe quel desservant. Il n’aurait pas enfreint les règles sacrées du sacerdoce, tant et si bien que lui-même, en dépit de son nez cassé et de fâcheuses réminiscences fugitives de son passé de gueux, en vint à se prendre au sérieux.

Or, Dieu qui fit bien toutes choses, les sacristains et les faux aveugles, a dit, ou nous a fait dire, qu’il est aussi difficile à un nomade de devenir sédentaire qu’à un rabatteur de faire l’espiègle. « Chassez le naturel, il revient au galop. » Bien peu suffit pour le faire réapparaître…

Un jour que Samm-laou revenait de sonner les matines, ne voilà-t-il pas que la bonne du curé, Mac’harit-Voan, une grosse dondon, maligne et bonasse, vint hâtivement à sa rencontre.

Ah, ma Doue ! gémit-elle, not’ recteur qui est malade !

— La belle affaire, répondit le sacristain, bonne âme… Il guérira.

— Oui. Aussi c’est pas ça qui le tracasse.

— Quoi donc alors, belle jouvencelle ? plaisanta le galant Samm-laou, en pinçant la croupe avantageuse de la « carabassen » laquelle répliqua par un bruyant soufflet.

— Tu vas voir, imbécile ! Le pauvre homme est couché et il tousse, il tousse tant qu’il en pleure.

Ici, ce serviteur irrévérencieux qui avait nom Samm-laou, se permit un jeu de mots que nous nous refusons à transcrire.

— Ah ! te voilà mon gars ! se lamenta le recteur d’une voix éteinte que démentait le visage rubicond. Il m’en arrive une bonne claque !… Mgr  l’évêque me prie d’assister à une retraite spéciale à Saint-Corentin. Et, toussota-t-il, dans l’état où je suis, comment veux-tu que j’y aille ?

— Heu ! grogna le gaillard, prudent. Ceci regarde mon patron Saint Michel (depuis son accident, Samm-laou avait renié Saint Herbot). D’abord, n’y allez pas. Nous expliquerons votre cas à « notre » évêque.

Le prêtre fit un geste désespéré.

— Oui, mais c’est la troisième fois que Sa Grandeur m’invite. Cette fois, c’est un ordre.

Pour que ses réflexions eussent plus de poids, Samm-laou prit siège. Puis, péniblement, il mit son imagination à la torture… Soudain il se leva. Non sans solennité, pesant ses mots, lentement il déclara :

Aotrou Person ! votre chagrin me fait de la peine. Vous avez fait de moi l’homme que je suis (ici petite pose et effet de poitrine). Il est juste que je remercie l’homme miséricordieux que vous êtes. Je vais vous sauver. Voilà. Tout le monde ici sait que je suis chantre sans rival et vous-même vous reconnaîtrez que je suis à votre hauteur pour l’office. Soit dit sans vous offenser ! Quant au sermon… suffit, je m’entends ! Je me suis exercé tout seul à l’église, d’abord devant les chaises vides. C’est moins impressionnant et ça vous entraîne. Ensuite aux enfants du catéchisme.

— Tiens ! s’exclama l’ecclésiastique. Il avait en effet remarqué que la venue de Samm-laou pendant le catéchisme provoquait des accès de folle hilarité mais il omit de faire aucun rapprochement. En quoi, il fut sage.

— Depuis, Monsieur le recteur, aux jeunesses, avant les vêpres, devançant votre arrivée, j’ai apporté la bonne parole et avec un certain succès, conclut-il.

Cela dit, il se rengorgea.

— Et alors ? questionna le prêtre avide.

— Alors, si vous voulez me prêter vos habits, garnir modestement mon escarcelle, je cours me faire une gentille tonsure. Et le tour est joué ! Je vais à Quimper.

Le curé timide fit des objections quoique déjà gagné à cette folle idée.

— Il est vrai que je suis inconnu là-bas, avoua-t-il.

— Alors c’est convenu, hurla Samm-laou triomphant. Mac’harit-Voan, marmite défoncée, beugla-t-il en martelant un pas de « jabadao », des verres qu’on trinque à la santé de « ’n Aotrou Person ».

Et pour arranger définitivement les choses, Samm-laou s’invita sans façon à dîner !

À vrai dire, M. le recteur de La Feuillée, en l’occurrence notre estimable ami Samm-laou, avait le cœur joyeux et le pied leste lorsqu’il descendit de sa monture, face à la cathédrale : « An iliz veur. »

Cette monture était typique, en ce sens qu’elle devait être unique en son espèce. Figurez-vous un bidet de couleur indéfinissable, borgne, bancal, chargé outre mesure d’une série incontrôlable de vices plus ou moins héréditaires, avec cela affligé d’une manie pétaradante qui lui soulevait la queue immodérément, tous les deux minutes. Et quelle queue, mon Dieu ! Quelle queue ! Mais passons…

Samm-laou, frusqué de noir et tonsuré selon les règles de l’art, tira son chapeau en l’honneur du grand Saint Corentin ; après quoi il lui tira sa révérence. S’étant enquis de l’évêché, il s’y fit conduire, avec une noble gravité. Le vicaire général (ar Vikaël vraz), entouré d’une cohorte de soutanes, surveillait l’entrée du nouveau venu sur le domaine épiscopal. Un valet cérémonieux vint au-devant du brave Samm-laou, le salua et saisit la bride du palefroi inquiet lequel, dans un esprit empreint de la plus grande cordialité prit sur lui de répondre pour son maître par une salve de fusées plus odorantes qu’éclatantes.

Narquois, le « grand vicaire » daigna sourire. Mal lui en prit car il faillit achever sa jubilation dans l’éternité. Le destrier furieux lui décocha au passage une taloche amicale, une bonne petite ruade qui, depuis quelque temps, lui démangeait le sabot… Avec un rire claironnant et des claques formidables qu’il s’administrait sur les fesses, Samm-laou applaudissait à l’urbanité de son maigre cheval.

— À la bonne heure, s’écriait-il, en voilà un qui ne laisse pas marcher sur le pied de son patron. Sacré Krav-Rëor ! s’attendrit-il. (Cette locution métaphorique résumait patronymiquement l’état civil du farouche bidet.)

Mgr  l’évêque de Kemper, Kerne et autres lieux, avait chaleureusement recommandé à son subordonné immédiat ar vikaël vraz de concentrer une attention toute spéciale sur le desservant de La Feuillée.

Sa Grandeur, du fait que cet homme avait déjà décliné, sous divers prétextes, la participation à la retraite épiscopale, était portée à la méfiance. Elle suspectait le berger de l’Arrée d’entretenir sous cape quelque penchant vers l’hérésie. On ne sait jamais, les mouvements réformistes, non conformistes et autres étaient partis d’une mauvaise tête, d’un être simple… et ce diable de prêtre avait mauvaise mine, c’est-à-dire qu’il n’avait pas du tout l’empreinte sacerdotale. Le vicaire général avait donc la charge de surveiller Samm-laou, capable de porter atteinte aux dogmes les plus sacrés et à l’inviolabilité de l’Église catholique, apostolique et romaine. Tout écart de conduite, toute liberté de parole devaient être réprimés vigoureusement.

Bien que la question de préséance fut délicate, il se trouva que Person ar Fouille fut chargé de mener l’affaire, c’est-à-dire les opérations religieuses de cette mémorable retraite. Il le fit, à son honneur, avec un zèle qui lui gagna Monseigneur lui-même. Jamais la cathédrale n’avait ouï pareil chanteur et au plus fort de cette liesse ecclésiastique, la voix de Samm-laou semblait une trompette du jugement dernier. Les bourgeois et la noblesse de Kemper en béaient d’admiration. Ah ! ce Samm-laou ! les yeux fermés, il rugissait, il bêlait, il mugissait. Cela vous imitait le tonnerre de Brest à s’y méprendre. Et quand le chantre s’arrêtait épuisé, ruisselant de sueur, extasié, béatifié, il avait une folle envie de se taper la coulpe et de leur crier à ces hobereaux, à cette prêtraille, à Sa Grandeur elle-même :

— Eh bien, « paôtred » ! regardez-moi, hein ? En fait-on des coffres comme ça de ce côté-ci de la montagne ?

Et, avec un ostracisme méprisant il les toisait.

Chaque jour le succès du montagnard allait grandissant. On accourait l’entendre de partout. Oncques ne se vit pareille foule. Le nouvel apôtre, car c’en était un assurément, soulevait le peuple par sa parole véhémente et enthousiaste. Alors ce fut presque du délire. On se battit pour entrer dans l’église. Il fallut faire donner la police. Il y eut des bagarres, des blessés.

Comme conclusion à ce beau succès, Samm-laou était tout désigné pour le sermon de clôture. Un autre que le pouilleux se serait senti un peu froid au bas des entrailles, mais lui, entré définitivement dans son rôle, se jetait tête baissée dans l’aventure.

Le samedi, il y eut dîner à l’évêché. On mangea et on but. C’est là l’objet principal de tout dîner. L’abondance des vins n’enlevait pas à la saveur des mets. Le personnel domestique avait, outre des dispositions culinaires remarquables, des attentions pour chaque invité, notamment pour Samm-laou lequel, notablement saoul, raflait les coupes de ses voisins et par un juste retour des choses, leur versait la sauce dans leurs souliers. Hâtons-nous d’ajouter, à la décharge pour notre compatriote, qu’il n’était pas le seul à courtiser l’originalité. Il y avait, outre un gros moine du Relecq, qui s’obstinait à fourrer un gigot dans sa manche, un petit abbé léonard qui se faisait des moustaches avec du papier trempé dans les plats.

C’est alors que se produisit l’événement que nous relatons, bien que les chroniques de l’époque n’en aient point fait mention.

M. le recteur de La Feuillée grimpa sur la table, malgré les efforts du vicaire général. Mais après tout, comme à la fin de ces banquets on en voyait bien d’autres, Monseigneur qui était indulgent ordonna de laisser la parole au perturbateur. Celui-ci déclara qu’il voulait tout simplement chanter sur le mode majeur. On applaudit. Monseigneur penchait à croire qu’il allait ouïr quelque beau cantique. Il ne fut pas déçu. Chavirant bouteilles et verres, Samm-laou gardait péniblement l’équilibre. Un instant de stabilité lui permit de commencer sa mélodie.


An aotrou person a Bleyben
An a c’hoantet eun anduillen
Dirdin, dirda…


Comme homélie, c’était réussi. Un moment ahurie, l’assistance pensa protester. Mais le vin bu inclinait à la plus grande largeur d’idée. L’assistance donc fit chorus au refrain en s’accompagnant du bris de vaisselle.


Abalamour d’e anduillen
Dirdin, dirda,
Chaned n’o ket an absolven
Dirdin, dirda,
Diou vicher vad zo war sa skoa…


Le lendemain, bénéficiant de ce que la totalité des abbés avait part de complicité dans l’histoire, M. le curé de La Feuillée fut averti qu’il n’aurait pas à faire le sermon. Monseigneur, en considération de la longueur du chemin qu’il avait à faire pour son retour le dispensait d’achever la retraite…

Tête basse, un peu mélancolique d’avoir frôlé la gloire, Samm-laou enfourcha Krav-Réor. Aux alentours de Saint-Corentin il fut pris dans la foule des mendiants, alertée, alléchée par la perspective d’aumônes considérables. Il fut reconnu. On lui fit fête.

— Non ! quel miracle ! s’écriaient les loqueteux, Samm-laou le pouilleux, Samm-laou le brigand devenu curé ! Gwerc’hez Vari ! Est-ce possible ?

Samm-laou, modeste, expliquait son avancement.

— J’étais sacristain, disait-il.

— Un jour il sera pape, affirma un colosse couvert de plaies factices. Au son de cette voix, Samm-laou poussa son cheval. Il avait reconnu son ancien rival, le grand Léonard de Saint-Herbot.

— Mords-le, rugit le cavalier à son coursier.

Alors Krav-Rëor se précipita sur l’individu et d’un coup de la dent qui lui restait lui trancha l’oreille.

Bourlogod ! s’esclaffa Samm-laou.

— Alors, mon garçon, ça s’est bien passé ? interrogea le brave recteur de La Feuillée lorsque le sacristain eut rejoint la cure.

— Très bien.

— Et tu crois qu’ils ne me rappelleront plus à leur retraite, hasarda timidement le bonhomme.

— Ah ! de ça vous pouvez être sûr. Dormez sur les trois oreilles, répliqua Samm-laou qui pensait à celle de son ennemi.

Deo gratias ! répondit le prêtre.



LE « PELGENT »[2] DE IANN VRAZ


Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen, revenait en droite ligne de Landreger. À travers bois et taillis, il avait gagné Plounéour-Menez d’un pied allègre, pen-baz en main, sac sur l’épaule et trente beaux écus amoureusement serrés dans la large ceinture de son bragou-braz. Il avait fait bonne tournée, au pays des « parleurs doux » (Kozeerien flour), ramassant du crin et réparant des tamis. Alors il retournait à sa résidence d’hiver, par delà les monts d’Arré, là-bas, dans le creux des marais, un petit et discret village blotti contre le Roz, à l’abri des vents et des rôdeurs et dont les toitures rousses de gui couvaient du bonheur. Trente écus, Salver binniget ! pensez donc, ce que cette somme représentait de bien-être, de confort, de vie assurée ! Ah ! l’hiver pouvait sévir, mordre et hurler, Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen et sa respectable famille ne manqueraient ni de froment ni de blé noir. Les épices et la résine ne feraient point défaut et le lard savoureux, tous les jours, fumerait dans l’unique assiette bleue.

Mgr  Graveran disait que le peuple breton serait le premier peuple de l’univers s’il pouvait passer sans s’arrêter devant le gui et les bouquets de lierre des auberges. Iann, lui aussi, était bien trop respectueux des traditions et trop peu soucieux de relever le prestige de sa race pour enfreindre ce précepte quasi sacré que le Malin inscrivit en une langue pathétique dans la couleur dorée de l’eau-de-feu. Iann s’arrêta donc autant par devoir que par besoin à l’hostellerie de la Caserne, sise en Plounéour-Ménez. Je gage fort qu’aucun bidet du pays des pillawers et des « baleërien bro » ne passait alors d’une traite la vénérable hostellerie de la Caserne. Et même ces malicieux petits chevaux arréiens, d’instinct, sacrifiaient à l’auberge et leur trot nerveux et amble s’arrêtait souvent de lui-même au signe d’amitié que faisait aux passants l’enseigne de verdure balancée au-dessus des portes étroites par la bise aigrelette, en gracieuse invite de la bienvenue. C’est vous dire que la Caserne, repaire des « troc’her moc’h » et autres compères de joyeuse mémoire, était une chapelle qui, en aucune saison ne manquait point de fidèles et que, chaque jour dispensé par le bon Dieu sur l’échine sombre de l’Arré, donnait à ce sanctuaire particulier et original l’aubade du soleil, l’ambiance des jours de fête éternelle.

C’était l’avant-veille de Noël et Iann en l’honneur de cet heureux temps, célébra à sa façon l’anniversaire de l’événement qui souleva le monde dans un magnifique élan d’espérance et de foi. Pour se réjouir, il faut boire et il faut aussi boire pour se réjouir. Le « baléer bro » absorba quelques petits verres de fort et comme ce satané liquide collait désespérément à son gosier, il doubla la dose pour aider le « gwin ardant » à descendre… Il neigeait depuis le matin, mais Iann n’en avait cure. Il se souciait aussi fort peu de la nuit qui venait, des sentiers tortueux et abrupts de l’Arré, des brigands qui chaque soir y rôdaient, des loups dont les yeux diaboliques luisaient dans l’ombre comme des charbons ardents. Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen, ayant trente écus dans sa ceinture de cuir et un litre d’eau-de-vie dans la panse ne craignait ni les vivants ni les morts. Au surplus, dois-je ajouter, il aurait défié le ciel menaçant de choir sur sa tête. Allons donc, est-ce que le crâne d’un Breton de bonne lignée ne pourrait-il pas supporter la voûte céleste ?

L’hôtelier de la Caserne, gras comme un porc et fort comme un bœuf, voleur comme un « pagan » et malin comme un renard, dont il avait d’ailleurs le nom, l’hôtelier Louarn avait le cœur d’un brave homme.

— Iann, fit-il, la nuit s’avance. Il est six heures, tu ferais peut-être mieux de partir. D’autant plus que le Menez n’est pas sûr et qu’il neige. Si tu tardes, tu pourrais t’égarer. Il fait noir comme dans un sac…

— Pas ici toujours, répondit le montagnard en se tapant sur les cuisses de formidables claques, indice indéniable d’une haute et puissante jubilation. Encore une tournée, compère « hostis », j’ai bien le temps, que diable !

— Ma Doué ! ne sais-tu pas que c’est ce soir le Pelgent et que cette nuit il ne fait pas bon voyager, lorsque tous les bons chrétiens louangent la venue du Sauveur ! Allons, Iann, pars, ou reste coucher ici et nous irons ensemble à la messe de minuit.

— Un Kernevod n’entend jamais le « Pelgent » dans le Léon, riposta Iann, indigné d’une pareille proposition. Puisque je te gêne, hôtelier d’enfer, kénavo ! je m’en vais, et va-t-en au diable ou au pelgent, maudit tripier, failli mangeur de bouillie !…

Là-dessus, ayant de façon courtoise, aimablement pris congé de Louarn, Iann s’en fut à grandes enjambées vers l’Arré. La bise le cingla rudement au visage et de gros flocons l’aveuglèrent. Il est vrai qu’un aveugle dans ces ténèbres y aurait vu autant que lui. Iann jura, oublia de jurer pour blasphémer et, une main agrippant le bord de son petit chapeau crasseux, l’autre crispée sur son pen-baz, il s’enfonça dans la nuit. Il n’alla pas loin et soudain, trébuchant sur quelque obstacle, il roula dans la neige, son couvre-chef s’envola dans une rafale et Iann, longtemps, le chercha de la main, aux alentours. Après de pénibles efforts, il le découvrit et il se remit en route.

— C’est drôle, il me semble que je devrais être au Roc-Trévezel, soliloqua-t-il. Il ne reconnaissait plus son chemin. Il n’était pas sûr si le terrain grimpait ou descendait, s’il allait à droite ou à gauche. Il s’arrêta indécis et, une main sur le front, il tenta de découvrir des points de repère, mais aucune lumière ne trouait l’obscurité et Iann commençait à perdre la saveur de l’eau-de-feu.

— Ah ça ! me serais-je égaré ? se demanda-t-il, inquiet. Il se remit à marcher. Les guêtres se détrempaient et de temps à autre, des broussailles le griffaient, des rocs le heurtaient rudement. Alors, il revenait un peu sur ses pas et repartait à l’aventure dans la nuit. Les mollets se raidissaient et il se sentait faiblir. La neige tombait, tombait toujours. Quelque part, dans l’ombre, un loup hurla longuement. À cet appel, d’autres voix rauques et quasi humaines s’élevèrent dans les landes et la mélopée lamentable de la faim et de la misère s’enfla avec la bise dans les garennes immenses du vieil Arré. Inlassablement le vent qui chantait dans les ajoncs, accompagnait cette musique barbare. « Tiens, tiens, voilà Guillou qui s’éveille, murmura le montagnard, il doit donc être près de dix heures. » Il s’effraya. Il y avait au moins trois heures qu’il marchait ! « Où suis-je donc ? » Sourdement, l’angoisse le gagnait et son cœur se mit à battre à grands coups. Craintivement, il retint sa respiration et prêta l’oreille et ses oreilles ne perçurent que la plainte de la bise et de la complainte tragique des loups.

À l’aveuglette, il marcha longtemps, longtemps, les joues en feu et l’haleine saccadée. La neige, implacable, tombait toujours. Alors, dans l’interminable nuit noire et féroce où passaient des menaces et du mystère, dans l’interminable nuit pleine de lamentations, dans la nuit sinistre où régnait l’inconnu, Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen s’arrêta, les jambes fléchissantes. La gorge serrée, il n’en pouvait plus. Désespéré, meurtri, il se laissa tomber dans la neige qui crissa sous lui. Les flocons ironiques vinrent lui caresser le visage et le vent espiègle se mit à jouer dans ses cheveux. Et Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen, la tête dans ses mains, se mit à pleurer.

Amèrement il se reprocha ses imprudentes paroles de la Caserne et flétrissant son attitude d’ivrogne, il demanda pardon à Jésus-Enfant de l’affront qu’il lui avait fait en méprisant son « Pelgent ». Ah ! Dieu était juste et terrible et voilà que lui, Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen allait avoir la mort affreuse au « Pelgent ». Saint Milliau et saint Moelan, intercédez pour le pécheur auprès du Tout-Puissant !…

Soudain, abolissant sa détresse, éclata, triomphal, le carillon des cloches de minuit.

— Ar Pelgent ! murmura Iann. À genoux, il se mit à prier. À toute volée, l’hymne d’allégresse s’élevait vers les cieux. De toute son âme, Iann, recueilli, écoutait. « Celles-ci, dit-il, les cloches de La Feuillée, celles-là, celles de Commana, voilà aussi celles de Plounéour. » L’oreille tendue, ragaillardi, il les reconnaissait toutes, les cloches bénies, les cloches ravies, chantant la naissance du Christ. Graves, sonores, vibrantes, chacune de toute la force de son airain, clamait la joie et l’espoir du monde, l’espoir qui fait exulter le cœur des hommes et qui ranime la foi des peuples, l’espoir qui engendre des miracles et qui guide les foules vers l’idéal. Et Iann, se relevant, avait redressé sa haute taille.

— La Feuillée ici. Commana là. Je suis donc au Roc’h Vechek. Un tintement argentin, discret, radieux, pimpant, semblait monter d’un ravin. Ah ! celle-là, il la reconnaissait aussi, la petite cloche aimée de Bot-Meur ! Iann, au hasard s’élança vers cette voix connue et amie, sans souci des creux et des ornières, des broussailles et des talus. Il fonçait dans la neige, droit vers l’appel du clocheton. Bientôt, il distingua les lumières du vieux bourg, veillant dans les chaumières à la préparation du « fiskoan » et la chapelle aux vitraux éclairés de reflets rougeâtres. La porte de l’église était entr’ouverte. Haletant, Iann se faufila parmi les fidèles. Son arrivée passa inaperçue dans le chant triomphal dont les poitrines frémissantes emplissaient la voûte sonore et constellée.

Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen s’adossa contre le mur et se croisa les bras lentement. Son regard alla vers un bas côté où, près de l’autel il y avait une niche de sapin vert, entourant de rameaux sombres un petit Jésus blond en carton peint qui se réchauffait à l’haleine d’un bœuf paisible et d’un âne velu. Les rois mages agenouillés, il y en avait un rouge, un noir et plusieurs de couleur indéfinissable ou polychromes, tendaient leurs présents et leurs offrandes aux petites menottes ouvertes du fils de Dieu. Et Jésus souriait, d’un sourire frais, d’un sourire rose, d’un sourire de chérubin. Iann, lui aussi, sourit à l’enfant divin. Ah ! bien sûr, Jésus allait voir que Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen n’était pas un ingrat et qu’il saurait rendre hommage au sauveur des hommes et qui l’avait sauveté aussi.

Et, comme un mugissement de la mer en furie, la voix de Iann roulant l’écho tonitruant des vagues et des rafales, déferla en tempête, noyant irrésistiblement le chant valétudinaire du chœur botmeurien.

Glôôôô… ôôôô… ôria in excelsis Deo !

Sur l’autel, les flammes des cierges vacillèrent et les candélabres se trémoussèrent de joie. Le prêtre, comme dans une bourrasque, courba les épaules et sa voix frêle sombra dans le torrent musical. Ravi, saint Eutrope, le vénéré patron des Botmeuriens, semblait, le doigt levé, diriger de main de maître cet orchestre fantastique. Et toujours l’Enfant-Jésus souriait de son tendre sourire rose, tandis que le bœuf aux gros yeux, défaillant dans la mélodie, retenait son haleine et que l’âne, l’oreille dressée, avait l’air de battre la mesure.

Glôôôô… ôôôô… ôria in excelsis Deo !

Les voûtes chuchotaient, tremblaient et les vitraux flamboyants crièrent d’aise. La cloche, dans le clocheton, tinta d’elle-même à plusieurs reprises. Les boucles blondes de Iann, agitées par un léger vent rythmaient l’élan des notes et les fidèles en chœur, s’étant enfin mis au diapason voulu, accompagnèrent en basse l’organe formidable du « baleer bro ».

— … In excelsis Deo !

Le chant mourut et l’écho lointain, semblant revenir des nuées reprit doucement : « In excelsis Deo ». Et les trente beaux écus, dans la large ceinture de cuir de Iann, se mirent à danser la sarabande.

L’Enfant-Jésus souriait toujours de son sourire rose et Iann, le grand Iann, Iann de Kerbraguen le regarda avec amour.



RIWALL LE SONNEUR


Où l’on voit Mac’harit-ar-Veridi mariant sa fille et où il est question de Riwall le sonneur.

La Métairie (Ar Veridi), dépendance du château du Salons, sis en Bot-Meur, était bien la plus belle terre de la contrée. Deux barrières robustes, sinon monumentales fermaient les deux extrémités de la route desservant cette pittoresque bâtisse aux allures de bas castel. De la chaussée moussue de l’étang aux bâtiments courait une rangée de hêtres magnifiques dont quelques-uns, opiniâtrement incrustés au sol se sont obstinés à vivre jusqu’à nous. La Métairie avait puits et four, mais point moulin. À part cela, aurait-elle pu prétendre à une totale indépendance et à une suzeraineté légitime sur tous les malheureux villages et « pen-ti » égaillés et blottis dans les creux broussailleux de l’Arré ? Comment, après l’émigration de M. de la Marche, le tenancier de la Métairie s’était-il approprié cette terre à redevances ? Mystère ! Toujours est-il que le bonhomme, de vilain qu’il était, devint seigneur et maître. À vrai dire, cet heureux mortel, boiteux, bossu et borgne, probablement quelque engeance d’enfer réincarnée par le Malin ne justifiait-il point de titres de noblesse inscrits à l’Armorial de Basse-Bretagne. Mais il estimait que quelques barils d’écus et de pistoles l’emportent sur la meilleure et la plus vieille noblesse du monde. Ce finaud diabolique, avec une pénétration psychologique parfaite, se disait que la fortune ferait à brève échéance un éclatant blason à sa lignée. L’or n’a-t-il point des vertus prolifiques ? Et la preuve que le maître de la Métairie était dans le vrai, c’est que la noblesse dépouillée depuis beau temps de ses privilèges n’a plus que le prestige du nom ronflant. Parfois, il en est qui s’y laissent encore prendre. Mais n’en est-il pas aussi qui se laissent étourdir par la peau d’âne des charlatans ?… Et notre vilain, tout vilain qu’il fût, n’était pas dupe des préjugés…

Noblesse du cœur et autres noblesses, lamentables vieilleries, vers quels cieux vous êtes-vous donc envolés ? Trois fois heureux, les mortels vivant dans une ère d’émancipation et de progrès…

Le maître de la Métairie, ce ladre cynique et matois, conserva au moins en héritage quelques lambeaux de traditions seigneuriales. Il fut craint comme la peste et les maléfices et haï comme un authentique hobereau. Eh bien ! Croyez-moi si vous voulez, ce mécréant avait une fille ravissante qu’on appelait Mac’harit et qui, de par les écus paternels, passait pour la première et la plus riche des héritières du pays. Mac’harit épousa un « pen-her » de La Feuillée qui vint naturellement nicher à la Métairie. Par malheur, gendre et beau-père, de prime abord, ne se témoignèrent guère de brûlante sympathie. Et, un jour, pour mettre fin à une dispute affectueuse, le beau-père, qui n’était pas précisément beau, heurta un peu trop rudement de son « pen-baz » le cuir chevelu du « iannik » de La Feuillée, son doux et estimable gendre. Mort s’ensuivit.

Mac’harit accepta la chose le plus naturellement du monde. D’ailleurs, à quoi bon agir autrement ? Le pouvait-elle ? Que non, bien sûr. Est-ce que des âmes bien trempées s’émeuvent devant la banalité d’un tel accident ? Son mari était mort. Paix à son âme et que Dieu lui pardonne ! L’essentiel était qu’il fût enterré proprement et le plus vite possible. Après quoi, on verrait peut-être à verser quelques larmes judicieuses et justificatives d’un désespoir sincère.

Mac’harit était curieuse par nature, autant que charitable.

— Mais comment l’avez-vous tué, tad ? s’enquit-elle.

— J’ai voulu lui écraser les poux avec mon pen-baz, déclara-t-il, spirituellement hypocrite. Et son crâne était tellement fragile, fragile comme du verre, que sa cervelle d’écervelé a voulu voir le soleil.

— Vous mangez trop de bouillie d’avoine, conclut Mac’harit sévèrement. Il faudrait vous rationner.

— J’en ai peur, se lamenta le gai personnage dont la bosse se trémoussa.

— Et moi, s’exclama la jolie veuve, qu’est-ce que je vais devenir ? Que vais-je devenir si je ne trouve un autre homme ?…

Là-dessus, le pen-baz se leva menaçant.

— Assez d’hommes comme cela, trancha le borgne et tu me feras le plaisir de ne plus en parler.

Ce disant, il partit sautillant sur sa jambe torte.

Un jour, ou plutôt une nuit, Satan reprit sa progéniture, car nous nous refusons à croire que cet être démoniaque eût une âme. Dans la montagne, les mauvais esprits en liesse accoururent à jambes ribaudaines vers le paysan qui, de son vivant, sentait déjà le roussi et le brûlé.

Mac’harit, elle aussi, avait une fille unique, une gente et doulce mignonne qui semblait, en dépit de toute hérédité, l’ange du ciel en personne. Ah ! la charmante créature du bon Dieu ! Elle avait un cœur sensible, de jolis yeux bleus et des cheveux blonds. Les pauvres et les voyageurs égarés ne frappaient point en vain à sa porte de chêne et sa blanche main s’ouvrait large, en bénédictions quotidiennes, pour les déshérités de la vie. Naïk ! radieuse enfant de la montagne dont l’haleine avait la senteur prenante des bruyères et le délicieux parfum du miel et des roses. Naïk ! tendre pen-herez, douce fillette au collier d’or ! Naïk, espoir affolant de maints galants, rêve mirifique de maints héritiers ! Naïk, adorable créature, pour sûr que le pacte de Satan fut rompu et que votre gracieuse jeunesse n’était que le sourire du bon Dieu !

Et Naïk était jolie ! et Naïk avait vingt ans ! Ô l’ultime poésie de l’amour, magie du cœur et du rêve qui passe dans un rire éblouissant sur les dents de nacre des pen-herezed, aux cheveux d’or…

Or, il advint que la petite Naïk aux cheveux d’or tomba malade. Ah ! ce fut bien du chagrin sur la Métairie et Mac’harit pleura toutes les larmes de son corps. Oui, sans rime ni raison, Naïk tomba malade. Ses joues roses pâlirent, ses yeux magnifiques s’attristèrent, son fin visage s’allongea. On eût beau quérir les médecins, rien n’y fit. La jeune fille languissait toujours et la science, malgré une quantité incroyable de remèdes, se déclara impuissante à guérir la patiente, Mac’harit alors s’adressa au ciel, fit des vœux et des offrandes, pèlerina pieds nus dans d’innombrables sanctuaires, mais le ciel resta sourd à sa prière et les saints indifférents à ses plaintes. Naïk pâlissait toujours, maigrissait, avec un pauvre sourire, si triste que les pierres du manoir en eussent pleuré. De guerre lasse, on appela la « sorcellerie » à la rescousse. Mais il n’était point de puissance occulte efficace contre le mal mystérieux qui minait la jolie Naïk.

Naïk aimait écouter le chant des fileuses entre deux pauses du rouet. Un jour, l’une d’elles, en dévidant son fil, entonna une complainte mélancolique relatant les amours d’une jolie « pen herez » Pried Kalvez et de son galant, Kloarek an Amour, amours détruites par la main criminelle du fameux marquis de Guerrand, de sinistre mémoire. Kloarek an Amour avait invité sa douce aux ébats de quelque aire neuve (al leur nevez). Craignant pour son bel ami la présence du « markis », elle refusa d’abord, puis céda. Jeunesse folle ! Les deux jeunes gens s’en allèrent à l’assemblée. Pried Kalvez revint seule, le sang généreux de Kloarek ayant rougi le sol fraîchement battu de l’aire. Pauvre Pried Kalvez ! écoutez-la donc rejetant fièrement les propositions du sanguinaire marquis. Écoutez-la, la mort dans l’âme, dire adieu à la vie, à l’âge où le cœur demande tant à vivre !


Ozet va gwele, ozet aes,
Rak va c’halon a zo diaes
O ye la-lan-la.
Rak va c’halon a zo diaes.


« Mère, faites mon lit, et faites-le doux à mon corps, car mon cœur est malheureux. » Malheureuse Pried Kalvez ! Le rouet reprenant sa chanson monotone fit écho à la « sôn » qui mourait infiniment douce entre les solives noircies de la salle basse. Alors, Naïk, la mignonne pen-herez aux cheveux d’or, éclata en sanglots…

Elle pleura, longtemps, longtemps, fort, très fort, comme il fait bon pleurer des larmes d’amour. Entre deux hoquets, elle conta son « amitié » pour un beau garçon du voisinage qu’elle aimait sans espoir, car il était l’aîné d’une nombreuse famille de pauvres gens. Une riche héritière n’épouse point le premier galvaudeux errant dans l’Arré ! Mais Mac’harit adorait sa fille et, de cœur indulgent, elle permit les fiançailles de celle-ci et de Kaou-Bihan, le plus heureux mortel de Haute-Cornouaille.

Là-dessus, pour que les noces fussent dignes de la fille aux cheveux d’or, on alla quérir pour la cérémonie Riwall, le maître des sonneurs.

Où Riwall se révèle excellent cavalier, mauvais mangeur et piètre buveur

Lorsque Riwall, arrivé à bon port à la Métairie, eut humé complaisamraent le fumet des tripes et l’odeur du « chufere » (hydromel), il renifla avec force et, traduisant l’allégresse de ses muqueuses, il envoya une grosse bourrade dans le dos de son compère-bombarde. Ce compère répondait au nom prédestiné et éminemment flatteur de Torr-Rëor, sans doute parce qu’il ne soufflait jamais mot, se contentant de grogner à l’occasion. Torr-Rëor donc, répondit au témoignage d’amitié de Riwall par une rauque articulation ayant des rapports très rapprochés avec le cri de joie du cochon qu’on égorge. Puis il se passa la langue sur les lèvres, à la façon des bœufs, ce qui était de sa part une grande démonstration de haute satisfaction.

Il y avait, en effet, de quoi réjouir nos deux amis. Quarante cuisinières en tablier blanc, rôdaient affairées et crasseuses entre d’interminables rangées d’énormes marmites. Mac’harit-ar-Véridi avait voulu bien faire les choses ! On avait abattu pour la circonstance vingt moutons, vingt bœufs et autant de vaches, au hasard du choix, sans préférence marquée pour les bêtes neurasthéniques. Toutes les commères de la contrée, pouvant prétendre manier la louche et la fourchette de buis, avaient été mandées d’urgence, afin de préparer le banquet de noce. Il y avait là, outre de notables cordons bleus, Kéginerezed a vrud, toutes les mauvaises langues de la région, ayant ainsi indiscutable moyen de déployer leurs talents réciproques et occasion unique de racoler d’ineptes racontars à colporter durant six mois. Autrement dit, en langage vulgaire, toutes ces dondons avaient du pain sur la planche.

Ah ! je vous prie de croire, mes chers lecteurs, que les marmites en ouïrent de belles ! Elles en eussent pâli, les pauvres, si cela avait été possible, et c’est miracle que les sauces ne tournèrent pas. Mari Beg-Arok et Channed Pikouz s’en trouvèrent à court de salive dès la deuxième heure. Elles remplacèrent la sécrétion de leurs glandes taries par le sang de la pomme, juste compensation d’une perte remédiable. Et Riwall, à grand renfort d’épithètes et de jurons, finit par convaincre Torr-Rëor de la mauvaise foi et de la méchanceté féminines. Torr-Rëor, écœuré de tant de duplicité étalée, grogna.

À cette noce mémorable, il y avait douze cents invités. Autant dire, qu’à part les lutins et les korrigans, tenus à l’écart des ébats diurnes, toute la montagne était conviée au festin. Et tout l’Arré certes, en bonne courtoisie et selon les principes inviolables d’une immuable galanterie, ne manquerait pas d’accourir. Tous ceux qui pouvaient se trainer d’une façon et de l’autre, et tous ceux qui pouvaient se faire traîner, depuis les enfants ne se mouchant point encore jusqu’aux tontons se mouchant de la main, arriveraient au bon moment, pleins de courage et de bonne volonté, c’est-à-dire pourvus d’une soif et d’une faim de bonne envergure (passez-moi l’expression !). En attendant, on avait creusé dans un champ en friche de profonds sillons dont les rebords accolés serviraient de tables. Dans le courtil transformé en cuisine, les feux flambaient sec, les marmites et les chaudrons fumaient. Dans le hourvari continuel des allées et venues, on percevait le bourdonnement des commères.

On avait fait toilette, ce jour-là, à la Métairie. Naïk, la mignonne pen-herez aux cheveux d’or était radieuse et elle ne cessait point de remercier le ciel de son bonheur. Elle avait revêtu de magnifiques atours, mis son double collier d’or et sa fine cornette blanche la coiffait adorablement. Quelques mèches blondes rebelles musaient sur sa nuque divine. Elle avait taille si menue sous son corsage de velours perlé et si fière allure dans sa jupe svelte qu’on eût dit quelque gracieuse fée des forêts du Huelgoat. Ses souliers à boucles d’argent frémissaient d’une imperceptible impatience. Telle, on l’aurait abordée comme la princesse Mariollon, avec le refrain connu :


Peuz ket gwelet evit an de,
Eur c’hi gwen o vonet aze.
Eur c’hi ru,
Eur c’hi ru,
Eur c’hi gwen,
Prinsez Mariollon, Mariollen !


Quant à Kaou-Bihan, bornons-nous à dire qu’il ne désirait plus rien et que, le cas échéant, il n’eût pas échangé sa place contre celle de saint Pierre en personne. Toute la famille de Kaou-Bihan, et cela se comprend, était sur les lieux. Nous avons déjà dit que Kaou était l’aîné d’une nombreuse et pauvre famille. Quand nous disons nombreuse, nos lecteurs nous pardonneront de ne point préciser. À vrai dire, nous ne le pourrions pas, pour la bonne raison que Kaou-Vraz, le chef débonnaire de cette prolifique lignée, n’avait jamais su exactement s’il avait droit de paternité sur seize ou dix-sept enfants, n’ayant jamais compté ceux-ci, se contentant de les chérir en bloc et de les corriger un à un, lorsque besoin était.

Lorsque le cortège se forma pour se rendre à Berrien où se devait faire le mariage, les chevaux furent amenés dûment sellés et décorés de rubans et de fanfreluches multicolores. En tête, se plaça Kaou-Bihan, l’heureux mortel qui prit Naïk en croupe. Puis, garçons et filles d’honneur, à deux par monture, s’installèrent. Le cavalier tenait l’étrier à sa doulce et la hissait sur sa « torchen ». De ce fait, cent chevaux hennissant et piaffant, furent équipés. Seulement, lorsqu’on voulut se mettre en route, le biniou et la bombarde manquaient à l’appel. Gros émoi parmi le personnel des cuisines et gros remous dans la cavalcade. On finit par découvrir les deux délinquants, se faisant des politesses et buvant à leurs santés respectives entre deux tonneaux de « chufere ». Ils étaient légèrement ivres et émus. Riwall courut à son biniou. Torr-Rëor enleva sa bombarde du plus profond de son « chupen » avec un soupir du plus profond de son cœur. Après quoi, nos deux compères se mirent en quête d’un cheval. Las ! il ne restait plus qu’un malheureux bidet blanc, borgne et boiteux et qui aurait pu se prétendre cousin germain de l’« inkane », de Gradlon. Force fut à nos deux compères d’enfourcher ce vénérable coursier qui n’avait plus de crinière et dont la queue, pareille à un balai de crin, se soulevait immodérément avec un petit bruit ironique dont seuls les bidets bretons avaient le secret. Riwall le sonneur se grattait l’oreille, et toutes les fois que son cheval… saluait, il gémissait de honte, d’autant plus que les gars du cortège l’accablaient de quolibets.

— Oh ! le beau chevalier, sur sa blanche hacquenée, lui criait-on. Où donc vous en allez-vous, messire, avec votre gente damoiselle ? Ne craignez-vous point pour votre palefroi ?

Sur ce, le palefroi, sans plus de souci des formes, répondait du tac au tac par une savante pétarade, tandis que la « damoiselle », en l’occurrence, le digne Torr-Rëor, le bombarde, maugréait de rage. Mais l’« inkane » boiteux avait bon œil et bon pas. À mesure qu’il marchait, son allure se régularisait.

Sell-ta, murmura Riwall, voilà ce « kamus » qui se réveille. Quelle farce si on arrivait avant les autres à Berrien. Attention, Torr-Rëor, on va leur jouer un air.

Torr-Rëor s’aboucha avec sa bombarde. Riwall attaqua son biniou. On descendait à ce moment Roz-an-Hospittal, par delà Kerberon, et l’on entrait au bourg de La Feuillée. Ah ! mes enfants, si vous aviez vu cela ! Aux cris stridents poussés par le biniou en prélude, les chevaux épouvantés partirent dans un galop d’enfer, traversèrent La Feuillée en trombe, talonnés par le bidet blanc et poursuivis par le biniou vengeur de Riwall. Torr-Rëor avait pris son partenaire à bras-le-corps et, retrouvant l’usage de la parole, il suppliait : Assez, assez ! Trowalc’h ! trowalch !… Mais le biniou stridait, ronflait, hurlait, riait, sifflait. « Assez ! », hurlait-on dans le cortège en délire. Les filles criaient de terreur. Berrien fut bientôt en vue. Alors, Riwall talonna son coursier et celui-ci, s’élançant de plus belle, dépassa un à un les autres chevaux blancs d’écume. Au passage, le palefroi salua immodestement d’une triple salve, Kaou-Bihan, l’heureux mortel, et Naïk aux cheveux d’or. Comme on le voit, le fougueux bidet avait le triomphe bruyant !

L’inkane vainqueur, s’arrêta, naseaux en feu, contre le portail de l’église. Torr-Rëor, blême d’épouvante, mâchonnait ses patenôtres. Mais quand la noce calmée déboucha du chemin, biniou et bombarde jouant avec entrain un air de gavotte irrésistible, donnèrent l’aubade…

Le retour s’effectua sans incident remarquable. Toutefois, le noble bidet dévala la pente de la Métairie à toute allure, sauta le talus bas au moulkleun, derrière lequel se faisaient les préparatifs du festin, se débarrassa sans ménagement aucun de Torr-Rëor qui chut dans les tripes, renversa trois chaudrons et six commères et s’arrêta le nez dans l’étang seigneurial.

L’on se souviendra longtemps, dans la montagne, de Riwal le Sonneur et de la noce endiablée !

Le banquet fut magnifique et pantagruélique. Riwall buvait, bâfrait inlassablement, et Torr-Rëor l’imitait de son mieux. Il avait une main au plat et l’autre à la bouche, ou plutôt la dextre en route quand la gauche retournait. Riwall aimait le « chufere ». Il ne le disait pas, mais il le prouvait. Il adorait le fars. Il n’avait nul besoin de le dire, on s’en apercevait. Ceux qui faisaient pitance commune avec lui s’en mordaient les pouces. À part Torr-Rëor qui était diligent et expéditif, les autres invités ne pouvaient mettre les bouchées doubles. Il s’en fallait de beaucoup, Riwall engloutissait les mets. On s’attendait à le voir éclater. Il ne s’arrêtait d’empiffrer que pour lever l’écuelle de cidre à hauteur raisonnable. Les servantes qui l’approvisionnaient, elles, n’étaient pas à la noce, c’est bien le cas de le dire. Nos deux compères avaient l’appétit insatiable. Je gage fort, s’il se trouvait dix douzaines de lurons pareils parmi les invités qu’il ne dut pas y avoir abondance de « restachou » et que les pauvres hères accourus par légions ne s’en pourléchèrent point les babines. Toujours est-il qu’enfin repu, Riwall déclara les tripes détestables et le fars franchement mauvais. Pourtant, de par sa panse pleine, il inclinait à l’indulgence. À la fin du repas, il daigna clamer de spirituelles « rimoustademou », des « diskouriou » fleuris, moins cependant que son plastron blanc où la sauce gluante avait tracé de luisantes guirlandes.

Juché sur un tonneau percé, rafistolé pour la circonstance, Riwall enfla son biniou. Il se sentait en force et pour cause ! Plus bas d’un étage, Torr-Rëor caressait sa bombarde. Et hardi les gars ! tro d’an dro ! La gavotte se forma. Du pied, Riwall battait la mesure, tandis qu’en cadence les talons ferrés claquaient sur le sol battu de l’aire. Hardi les gars ! C’est Riwall, le maître des sonneurs, qui vous conduit et jamais il n’a failli à sa réputation. Jamais danseurs ne lui tinrent tête. Oncques il ne fut à court d’haleine. Les joues rondes ne crient point grâce et ses doigts agiles ne se fatiguent pas.

Birvi, birvi, birviken,
Deuz Riwall na harzo den.
Birvi, birviken !



Tro d’an dro ! Pendant deux heures, le biniou joua sans défaillance aucune, sans « bal » ni contredanse. Torr-Rëor commençait à se sentir chaud aux tempes et soudain, il laissa tomber ses bras et sa bombarde. Riwall cligna de l’œil et aviva le ton. Alors, n’en pouvant plus, les danseurs s’arrêtèrent. Triomphant, Riwall, le maître des sonneurs, se dressa de toute sa hauteur et il clama :

— Hé quoi ? Ça ne va plus ? Voulez-vous que je change d’air ? Non ? vous ne pouvez plus ? pas même un petit « jabadao » ! Allons, bas les « chupennou » et je recommence !

Mais personne ne mit bas la veste. Alors, Riwall se commanda une nouvelle cruche de « chufere », puis il cracha d’un air méprisant sur le chapeau de Torr-Rëor. Après quoi, il se remit à jouer.

Birvi, birvi, birviken
Deuz Riwall na harzo den !



Nous allons voir bientôt que ce coq chanta trop haut victoire !

Riwall dans la fosse aux loups

En quittant la Métairie, Riwall le Sonneur, nanti de deux beaux écus, juste rétribution de ses loyaux services, fit des adieux touchants à son ami occasionnel, le digne et honorable Torr-Rëor, qu’il talocha avec effusion. Puis il prit cordialement congé de Mac’harit, la vénérable maîtresse du logis, et des nouveaux mariés, hébétés de bonheur et béats d’amour. Ayant ainsi sacrifié à la courtoisie, Riwall, non sans un gros soupir, s’éloigna du village que d’un détour, il contempla, écrasé dans le repli sombre du Tar-Roz. Une petite émotion lui pinçait le cœur. En se remémorant ces trois jours de bombance fraternellement partagée en compagnie du compère Torr-Rëor, il se jura d’en garder fidèle souvenance. Un goût tenace de fars lui collait au palais et l’odeur persistante du « chufere » s’insinuait sournoisement dans ses narines.

Riwall le Sonneur avait du regret au cœur, ce regret vague, incompréhensible, illégitime aussi sans doute, de ce regret que les soirs lamentables d’hiver, on voit courir dans les nuages blafards. Les lendemains de fête sont de mornes jours de triste réveil, où l’on perçoit distinctement la chute exécrable du rêve à la fange de la réalité, à la misère quotidienne. Et Riwall, du regard, poursuivait dans les nuées mystérieuses la randonnée des chimères, quelque chose qui ressemblait à du désenchantement. Pour un peu, il aurait pleuré, lui, Riwall le Sonneur ! et quand si gai compère tombe dans la mélancolie, pour sûr, il y a de l’insolite dans les airs inquiets. Son biniou écrasé dormant sur son cœur, l’homme, au soir tombant, comme un manteau de deuil sur l’échine désolée de l’Arré, prenait le chemin du retour.

Riwall le Sonneur était pensif.

L’hiver trônait sur la montagne. Le vent endiablé sifflait dans les landes austères dont la tristesse infinie mettait des frissons de mort dans les touffes pressées des bruyères râpées et craquantes. Sa plainte s’enflait démesurément et faisait crépiter les massifs d’ajoncs séchés dont les troncs rugueux et lépreux s’entrechoquaient, s’embrassaient en crissant avec un bruit sinistre et cocasse comme le rire d’un damné. Un instant, la bourrasque se calmait. On l’entendait filer au loin. Dans les rangs mi-fauchés des fougères rouges, son haleine, comme une houle bondissait en grésillant. La nuit glaciale au baiser souvent mortel descendait silencieusement sur l’Arré fiévreux. Des roitelets téméraires dans leurs secrets abris de mousse sèche, piaillaient. De loin en loin, la voix glapissante d’un loup appelait les ténèbres.

Riwall grimpa le raidillon de Roz-dû, puis il prit à travers les landes interminables. Il faisait presque noir. Une chaumine fumait à la Croix-Cassée. Le long des bas talus de pierraille et de glaise, des genêts inquiétants et dégingandés se balançaient et leurs profils se dressaient comme des spectres désordonnés livrés au sabbat. Riwall descendit les contreforts de l’Arré et s’engagea dans le ravin où l’Elorn glousse, surprise de se trouver si claire et si pimpante dans ce paysage lugubre. Un pauvre village de miséreux, écroulé derrière un fantomatique bois de pins rabougris, Roudouderc’h, y semblait condenser toute la tristesse du monde. Sur la droite, les carrières d’ardoises de Commana, avec leurs saillies bizarres et menaçantes paraissaient être des repaires de bandits ou des cavernes de fauves. Et toujours, ce maudit vent d’enfer, rageur, brûlant, vindicatif, qui descend en trombe de l’Ouest, gronde dans le vallon et tourbillonne avec les âmes en peine dans le marais fameux du « Yun-an-Tremp ». Formant arrière-plan contre la colline, un taillis inextricable, Koat Dengoat, farfouillis d’épines et de ronces, penche quelques modestes arbustes vers l’Elorn élargie. Moi-même, j’ai vu et parcouru ces lieux où, continuellement il semble qu’un désespoir muet se crispe. Je les ai contemplés, par un riant soleil d’été et j’en ai remporté une impression si pénible, qu’aujourd’hui, au coin de mon feu violet de tourbe, j’en ai toujours froid dans le dos. Dans le silence pesant sur Koat Dengoat, on ne percevait que le glouglou du ruisseau et je m’attendais à voir surgir des fourrés gigantesques où croît l’airelle, les hommes chevelus de l’époque préhistorique…

Dans la nuit sombre, Riwall le Sonneur ne rêvait plus. Quoique il connût à merveille « Yun an Tremp » et ses abords fangeux, il se méfiait du terrain, craignant la traîtrise toujours possible des tourbières glauques. Du bout du sabot, aux endroits difficiles ou suspects, il tâtonnait, fichant rudement son pen-baz dans le sol. Prudemment, il enjambait les rigoles profondes où barbottent les vanneaux intrépides. Riwall aux aguets tendait l’oreille. Les bruits lui étaient familiers : le chuchotement cristallin de l’eau qui court et le frôlement du saule nain sur l’onde ténébreuse des mares. Riwall gagnait le terrain ferme, prit un sentier, lorsque soudain son pied buta. Il chercha en vain à se retenir, ouvrit les mains, tendit les bras. D’un bloc, il culbuta…

Riwall se releva sans trop de mal et ayant constaté qu’aucun de ses membres ne manquait à l’appel, il chercha son couvre-chef, autour de lui. Soudain, il poussa un cri. À quatre pas de lui, deux ronds lumineux trouaient l’obscurité et ces deux ronds bougeaient, vivaient. Il entendait aussi un souffle rauque. « Guillou ! », murmura Riwall effrayé. Alors, une pensée atroce lui vint et dans son affolement, il appela au secours de toute la force de ses poumons. Le loup recula en grognant. Riwall le Sonneur, les bras collés au corps, désespérément, ferma les yeux. « Je suis dans la fosse aux loups… avec le loup », se répétait-il. Peu à peu, il se calma et ouvrit l’œil. Les deux yeux allumés, étranges le fixaient. Riwall se baissa, chercha son pen-baz, mais en vain. Le fauve qui épiait ses gestes se mit à grogner et s’approcha. Le sonneur crut sa dernière heure venue. La sueur lui collait ses longs cheveux à la nuque. La main erra dans la ceinture de son « bragou-braz ». Les doigts glissèrent sur les écus ironiques, mais l’énorme couteau manquait dans sa gaine. Riwall était perdu. Armé de sa lame, il aurait pu se défendre. Maintenant, il ne fallait pas y songer. Quant à sortir de la trappe, impossible ! Les parois, hautes de plus de trois mètres, taillées dans l’argile étaient rigoureusement perpendiculaires. En creusant ces fosses, les paysans entendaient prendre le loup et ne point le laisser partir. Riwall attendit, désespéré. Mais compère Guillou n’osait trop l’aborder. Riwall n’ayant rien de mieux à faire, marmottait éperdument ses prières et de toute son âme, il appelait à son secours son vénéré patron Sant-Riwall dont le petit sanctuaire, à une lieue de là, dormait paisible dans le minuscule « Ker » des bergers. Du temps passait et le loup, enhardi, s’approcha du captif avec l’intention évidente de le flairer, mais non de le mordre, car il ne ricana point. L’homme crispé, épiait, les nerfs tendus, les yeux de feu qui, insensiblement, venaient sur lui. Il percevait l’haleine sauvage de la bête. Quand il jugea le loup à bonne distance, Riwall lui décocha sous le museau un formidable coup de sabot. Il y eut un bruit exaspérant de mâchoires qui s’entrechoquent. L’animal hurla sur ses dents mises à l’épreuve. Les « boutou » de Riwall étaient cloutés et ses jambes solides. Le sonneur avait repris courage. Sa bonne humeur et sa gaîté lui revenaient de ce premier choc et de cette première victoire.

— Eh bien ! Guillou, gouailla-t-il, que dis-tu de ces « errhez » ? Ce denier à Dieu te convient-il ? C’est ça, grogne toujours. Si tu veux le règlement définitif, de suite, je suis à ta disposition pour le paiement !

Le loup accroupi haletait et ne semblait guère belliqueux. Se souvenant soudain de son biniou, Riwall se mit en mesure de lui jouer une sérénade puisque de tout temps, la musique adoucit les mœurs. Et tel, jadis, Merlin l’Enchanteur, pris au piège à Brocéliande, narguait le sort et la malchance, Riwall le Sonneur chanta :

O kanomp breman drin drin drin,
Tapet eo Merlik me sonj din,
O kanomp breman deiz ha noz,
Eman Merlik ’ nen eur plas kloz.



Surpris, le loup hurla à la mort. La musique se fit tendre et douce ; alors, il se tut. De toutes ses oreilles, il écoutait la mélodie et, confusément, son cœur de bête était remué par la chaleur des notes, vibrait obscurément à l’envolée de la magique mélopée. Les yeux mi-clos, il se coucha, au fond du trou, son museau endolori sur ses pattes, et Riwall le dompteur, le croyait subjugué par son biniou ensorceleur.

Va mamm-goz a lare d’in-me ;
Diwall demeuz ar forez-se !
Meus-me da ziwall euz netra
Met euz eur plac’h a drivac’h vla.



Le biniou se tut… La magie envolée le loup redevenu loup et plus loup que jamais, furieux peut-être de s’être laissé attendrir, se releva et avança sur Riwall. Celui-ci vit la bévue qu’il venait de faire. Il aurait mieux valu pour lui, casser son biniou. Maintenant, il lui fallait sonner, et sonner sans relâche ou les dents acérées allaient l’occire sans délai. Alors, il joua, joua, à en perdre l’haleine, et tandis qu’il jouait, le loup reculait, mais aussitôt qu’il cessait, l’animal revenait à l’attaque. Riwall enflait ses joues. Il clama tout son répertoire : airs de danse, jabadao, pache-pi, jibidi, tous les contre-pas de l’Arré. Et, lorsqu’un instant, il s’arrêtait pour souffler, le loup s’apprêtait à bondir en grognant. De longues heures s’écoulèrent ainsi depuis sa chute. Il n’avait plus qu’un espoir, tenir jusqu’au jour, être entendu par les montagnards. Quand il eut dévidé tous ses airs connus, il improvisa un morceau de circonstance sur son propre malheur :

Riwall zo en toull ar bleiz
Birviken, birviken,
Riwall zo en toull ar bleiz
Biken na welo an deiz.



De grosses larmes lui coulaient le long des joues. Il était las, las, et bientôt ses bras vaincus tomberaient. Alors, il n’aurait plus qu’à s’étendre pour mourir et le loup le mangerait (il n’avait pas ouï parler de la chèvre de M. Seguin, et pour cause, le pôvre !). Comme elle était déjà loin, la noce mirifique de Naïk aux cheveux d’or ! Et le bombarde Torr-Rëor, que dirait-il, en apprenant la fatale nouvelle ? Kénavo, chaumière aimée, parents, amis ! L’âme de Riwall gémissait dans la voix du biniou, pleurait les deux jours révolus.

Riwall zo en toull ar bleiz,
Birviken na welo an deiz.



Adieu l’enchantement des pardons enrubannés de Cornouaille ! adieu, la douceur des assemblées par les soirs enivrants de mai ! Ah ! que la vie est belle et que le rire des coquettes filles est clair aux jours de « marradek ». Oh ! la tendresse mouillée des bosquets au printemps embaumé de fleurs, plein d’abeilles et de merles en délire ! Quiétude heureuse des longues veillées, flip adorable, festins plantureux, Riwall le Sonneur vous quitterait-il à jamais ?

Et Riwall le Sonneur, en larmes, des larmes silencieuses et lourdes, chantait dans son biniou sa vie et sa mort.

Birvi, birviken !

À l’aube blanche, les paysans de Roudouderc’h ayant entendu l’appel du prisonnier, accoururent. Riwall venait de s’évanouir et le loup interdit le flairait. Le fauve abattu, on sortit le sonneur de la trappe. Son visage blême était souillé de glaise et une mousse rougeâtre ensanglantait ses lèvres minces.

Un épervier matinal planait en criant sur la fosse aux loups.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Trois jours après, on portait en terre le corps de Riwall le Sonneur.



RAFALE[3]


Le vent qui souffle du Trévézel ranime dans les massifs de bruyères, cet émoi indicible, avant-coureur du printemps, et les pies goguenardes sur la plus haute branche des aubépines brunes traduisent en jacassements cacophoniques la vague tendresse que cèle leur œil malicieux. Du clair soleil rit aux cieux. L’alouette vibrante, inlassablement, monte dans l’air limpide et chante, chante à plein gosier, dans une auréole de lumière crue et dans un vertige d’espace libre et d’azur inviolé.

Biken pec’hed ken na rin !
Perik, Perik, digor din



Mais Pierre le sardonique ou simplement l’impassible s’obstine à refuser au pèlerin du ciel grisé de musique et de rêve l’entrée divine de son « Paradoz » où tous les vieux Saints bretons et leurs amis les chefs vaillants doivent boire entre deux « sônes » le cidre et l’hydromel ! Alors, l’oiseau symbolique à bout de force se livre d’un bloc à la chute, mais pour reprendre haleine et repartir encore à l’assaut des nues puisque c’est là-haut, quelque part, par delà les nuages indociles, que règne l’idéal…

Et je songe entre deux rafales, aux deux bardes bretons dont les chants disent sans cesse la montagne en liesse, la nature rutilante de fleurs, bourdonnante de cloches et d’abeilles, les vieux bourgs en fête pleins de rires et de belles filles de chez nous, et de temps à autre, couvrant le pétillement du cidre, un petit air de biniou et le fracas du « jabadao » !… Prosper Proux ! Charles Rolland !

Des refrains me reviennent et qui ne s’oublient jamais, pimpants dans leur fraîcheur embaumée, tant de fois chantés et toujours vivants, toujours vivaces comme l’airelle dans les bois odorants de Huelgoat et les genêts d’or dans les « balanou » des marais. J’entends la voix véhémente de Rolland clamer son amour pour la Bretagne, tandis que le « Bro goz » lui-même semble s’insurger dans la large carrure du lutteur chantant et que l’esprit de la race illumine son honnête figure de rude montagnard.

En eul lann vraz ar lein war Mene
En gwarez an ivin, ar fô.
Dirag an avel hag an arne,
E kornig eul lochen kolo !



Qui a mieux chanté la beauté et la splendeur du berceau natal dans sa pauvreté sereine et fleurie et la sauvage jeunesse dépenaillée au long des jours déguenillés et sans pain, adorable quand même puisque débordante de fraîcheur, de santé et de poésie ? Et ce sang pur, après avoir bouillonné dans les veines des lignées en chantant la puissance irréductible de la race, met dans sa voix pathétique ces accents enthousiastes qui vous pénètrent, vous transportent et soulèvent les foules… Ainsi devaient être les bardes, jadis !

Je revois la noble indignation du bretonnant devant le délaissement et l’abandon de notre langue, odieuse lâcheté envers sa race, abominable traîtrise à son pays, et la pire insulte que l’on puisse se faire à soi-même ! Ont-elles eu l’effet espéré, les imprécations de « Janik Koat-fréo » et de tant d’autres ? Peut-être… Et sans brandir le drapeau d’un nationalisme outrancier, réjouissons-nous de cette résistance désespérée de notre « brezonek » que nous devons soutenir et faire survivre, avec cet acharnement, cette ferveur, cette persévérance quasi mystique, qui font de nous les vrais « pennou kaled », et qui nous marque du blason internissable des vieilles races fortes.

Quel plus bel acte de foi que de communier chaque jour dans cette langue maternelle avec l’âme des clans héroïques qui rôdent, par les soirs d’été, autour des menhirs et dans les chemins creux ? Et ces revenants qui ne trouvent plus sur la lande et sur les rochers, la flamme du souvenir, devant les brasiers éteints, réclamant au moins le « tantad » spirituel. Quelle meilleure preuve d’amour donnée au pays, que de le célébrer par ce langage celtique aux accents chers et familiers qui sont partie intégrante avec son cœur, et qui contribuent à faire vibrer ces mille choses ténues et ineffables que créent et imposent l’âme d’un sol ? C’est un culte qu’il nous faut honorer, qu’il nous faut soutenir et continuer et c’est cette musique délicieuse de la langue maternelle que viennent écouter, l’hiver, au seuil des chaumières du « Yun » les esprits malicieux ou débonnaires d’antan, escortés de feux follets et chevauchant de magnifiques légendes.

Non, la langue bretonne ne mourra pas ! elle ne doit pas mourir ! Il y a trop de passé sur elle ! Trop de siècles l’ont sanctifiée et sa tonalité, qu’a imprégnée le souffle des âges héroïques, révèle la musique des premiers chants humains, des premières luttes et des premiers espoirs. Et cette langue, symbole de l’épopée celtique, vivra tant que le rêve allumera ses splendides lueurs dans les yeux des hommes de chez nous, ce rêve mystérieux et sublime par lequel tous les Celtes de l’avenir se reconnaîtront…

Chantons le pays des genêts et des ajoncs d’or, la terre des menhirs et des coiffes blanches, de la vie pleine d’espérance, le sol du passé et de la légende. Chantons Breiz-Izel douce au cœur du barde ! Humons dans le vent de Gwalarn qui souffle de l’Arré des senteurs marines, en disant avec Proux et Rolland que la vie est toujours belle au pays de la pauvreté où régnent encore la paix et la vérité.



TABLE DES MATIÈRES


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Et moi aussi, j’ai eu vingt ans ! 
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  1. Fait rigoureusement exact.
  2. Ancien nom de la Nuit de Noël (G dur.).
  3. Voici les derniers feuillets qu’écrivit Abgrall, avant de mourir. Son chant du cygne, peut-on dire : magnifique poème en prose où on le retrouve tout entier ; testament de foi qu’il laisse à la jeunesse bretonne à venir.