Contes du YunOeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 105-108).


LEN-AR-YOUDIC


Il faisait un beau clair de lune. Yann Jezéquel, le sacristain de Botmeur, s’en allait, de la part de son recteur, porter une lettre au curé de Laz. Tout dormait dans les chaumières ; dans leurs niches, les chiens grognaient en rêvant. Yann partait donc en voyage d’un pas ferme et assuré. Pour couper court, il traversait les marais. L’air vif, saturé d’effluves âcres et forts, le cinglait au visage. Des chouettes hululaient dans les rochers de l’Arrée. Parfois s’élevait la voix quasi-humaine de quelque loup, hurlant la faim. Haut, très haut, des nuages passaient dans le ciel.

Yann n’avait pas peur. Il tenait solidement son pen-baz en main et s’avançait à grandes enjambées, foulant allègrement les bruyères. Il traversa d’un bond l’Elez et s’engagea sans hésiter dans les tourbières. À son approche, des vanneaux s’envolaient à tire-d’aile, des poules d’eau plongeaient. Silencieux, un oiseau de nuit le frôla d’un vol inquiétant et lourd. La lune mirait son disque pâle dans les mares sinistres aux eaux tourbeuses. Yann regardait son ombre se mouvant nette sur un fond de ciel gris.

Le grand jour était venu. Le sacristain avait traversé les marais. Il marchait à travers les champs, s’arrêtant de temps en temps pour secouer la terre brune collant à ses sabots, « bonjourant » au passage les gens au travail, faisant s’enfuir dans les garennes bergers et bergères. Quand il avait trop chaud et que ses habits de grosse laine lui collaient à la peau, il s’arrêtait un instant pour respirer.

L’Angelus sonnait quand Yann frappa à la porte du presbytère de Laz. La « carabassen » vint ouvrir. Elle regarda, avec méfiance, ce grand gaillard aux longs cheveux bouclés dont l’habillement lui était inconnu.

— Que voulez-vous d’ici, « estranjour » ? dit-elle d’un ton rude.

— Le maître, Monsieur votre curé, répondit-il, laconique.

— Et que lui voulez-vous donc, va Doué ?

— Lui donner ceci.

Et il extirpa de sa poche la lettre soigneusement pliée en quatre. La mégère prit le billet, et, s’obstinant à ne pas laisser passer le visiteur, elle lui ferma la porte au nez… Monsieur le curé, en personne, vint le prier d’entrer !

Yann passa la nuit à Laz. Comme il partait, le prêtre vint, tenant en laisse un grand chien jaune tacheté de roux.

— Voici, dit-il, une bête qui appartient au recteur de Châteauneuf. Remettez-la-lui : pour votre peine voici deux écus. Allez, mon fils, que Dieu vous garde !

Le sacristain partit, joyeux, traînant après lui son compagnon qui, d’ailleurs, le suivait volontiers. Deux écus pour mener un chien si docile, quelle aubaine ! Yann rayonnant, entra donc d’un air d’importance chez le curé de « Kastelnevez ». Diable ! ce digne homme se défendit d’être le propriétaire du chien qui ne semblait lui manifester aucune sympathie. Le convoyeur, surpris, fut, après avoir encore reçu deux écus, invité à se présenter avec son animal au prochain presbytère. Là, toujours la même chanson ! On lui donna deux autres écus, mais on refusa le chien. Yann commençait à faire grise mine. Il erra ainsi de presbytère en presbytère, traînant après lui son chien fidèle. Sans grande conviction, il vint pourtant échouer chez le desservant de Loqueffret qui, après lui avoir remis la même somme, lui tint à peu près ce langage :

— Mon fils, ce chien que vous avez là est destiné à Len-ar-Youdic. C’est une âme en peine. Votre curé vous a envoyé à Laz la prendre et vous allez assister à sa conjuration. Dans les marais, quand vous sentirez l’animal tirant la corde, lâchez-le et couchez-vous !

Cela n’eut pas le don de réjouir le sacristain qui tremblait en s’en allant alors que le chien prenait les devants. Ah ! certes, il avait perdu sa belle prestance, Yann Jezequel ! Pensez donc, tenir en laisse une âme en peine ! Plus d’un à sa place aurait lâché net ce chien terrible ! Mais, diable, dans ces affaires-là, le parti le plus sage est encore d’obéir ! Ainsi raisonnait l’homme qui, dans son for intérieur, jurait comme un brigand, maudissant ces prêtres et leurs sorcelleries et ne s’interrompant de jurer que pour réciter avec ferveur, Pater sur Pater ! C’est avec ces idées, plus ou moins gaies, qu’il s’engagea dans le « Yun ».

La nuit était encore loin, pourtant le temps était sombre. Et là-bas, du côté de Saint-Michel, le ciel était livide. Pas un souffle de vent, un calme étrange pesant sur tout ! Yann allait, la gorge sèche, les dents serrées, le cœur battant à grands coups et les jambes quelque peu molles. À mesure qu’il approchait de Len-ar-Youdic, le chien filait plus vite. Le sacristain avait peine à le suivre et tenait serré dans sa main, son pen-baz et la laisse. Dans l’ombre d’un talus brillèrent les yeux d’un loup, qui s’éloigna soudain comme si le diable en personne eût été à ses trousses. « Oh ! va Doué ! murmurait Yann, que va-t-il m’arriver ? Un cierge à Saint-Herbot, si je m’en tire vivant ! »

Tout à coup, Len-ar-Youdic apparut. L’animal renifla avec force, nez au vent, et tira sur sa laisse. Yann tint bon malgré la recommandation du curé. Alors, il fut projeté sur le sol avec violence. Le chien lui échappa et, avec un cri terrible, s’élança dans l’eau que soulevait bouillonnante une tempête invisible. Un bruit formidable éclata comme si tous les tonnerres de Brest et d’ailleurs, donnaient ensemble un concert. Des éclairs multiples embrasaient les marais.

Yann ne voyait plus rien ; il se tassait éperdument contre la terre humide. Une odeur de brûlé lui chatouillait désagréablement les narines et, à cela, il jugeait Satan tout proche. Il lui semblait que les bruyères et les genêts, voisinant autour de lui avec des saules neurasthétiques, étaient brutalement arrachés et lui cinglaient les épaules de leur maire échine. Quelque chose de tiède, du sang, lui coulait sur le cou, d’une entaille qu’il s’était faite dans sa chute. Mais il n’y prenait garde et attendait la mort.

L’orage cessa tout à coup. Après une bonne minute d’attente, craignant une surprise, Yann se releva. Tout s’était tu comme par enchantement. Hagard, il regardait Len-ar-Youdic de tous ses yeux. Quelques rides ondulaient encore l’eau trouble, d’où montaient d’énormes bulles d’air avec des glouglous prolongés, semblables à des soupirs. Contre des saules, une touffe de poils roux annonçait que là, pour une éternité, s’était englouti le chien jaune ! À moitié fou, le sacristain s’enfuit loin de ces lieux maudits. Il rentra chez lui souillé de boue, sanglant, noir de tourbe, hurlant des mots sans suite et, le dimanche d’après, un énorme cierge brûlait à Saint-Herbot !

Voilà, telle qu’on la raconte chez nous, l’histoire de Yann Jézéquel, qui eut l’insigne honneur d’assister à l’engloutissement d’une conscience dans le sinistre réservoir d’âmes de Len-ar-Youdic.