Parmi les âmes et les bruyères

Contes du YunOeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 101-103).


PARMI LES ÂMES ET LES BRUYÈRES


Au rude flanc de l’Arrez, au sein palpitant d’une tendre mousse, l’Elez, avec un bruit de soupir, prend sa source. Un instant indécise, elle muse à travers les ajoncs au parfum violent, caresse les massifs de bruyères aux dômes écarlates ou roses et se laisse glisser avec un gloussement de surprise et d’inquiétude vers la plaine et l’aventure. Là, tout près, au pied de l’immuable et colossal Saint-Michel, gardien paisible dans sa sérénité millénaire, rêvent quelques modestes pins, là où autrefois frémissaient d’énormes chênes qui, aujourd’hui, vaincus, dorment sous les marais leur dernier sommeil. La vieille chapelle s’emplit toute de ce murmure et la fontaine où les pèlerins, jadis, faisaient leurs ablutions, clapote et pleure sur les prairies voisines des larmes discrètes et glaciales. C’est ici, qu’au clair de lune, dans l’eau limpide et froide, que les « kannerez noz » venaient laver un linge toujours souillé. Mais, depuis beau temps, on cherche en vain dans le vent l’écho de leurs accents pathétiques et l’on ne perçoit rien que la plainte immense du Yun, las de son passé et de sa terrible renommée.

En hiver, par les jours décolorés, d’une monotonie désespérante, il n’y a rien de plus triste, de plus poignant que la solitude silencieuse des marais, noyés d’ombre et de brume, qui estompent d’un léger et subtil manteau de grisaille les tons restés audacieux des garennes et des landes. Et, quand tôt les ténèbres viennent sur la plaine uniforme et interminable, quand dans l’Arrez les oiseaux de nuit commencent leurs rauques mélopées, que l’orfraie passe en grinçant avec des cris déchirants, sinistre message de mort, redouté « Karrigel an Ankou », il monte des tourbières et des mares glauques un malaise inexprimable qui prend à la gorge comme l’odeur acre et sulfureuse de la tourbe qui brûle. Cette terre d’Au-delà, de surnaturel et de légendes, exhale alors un concert d’imprécations, de lamentations et de plaintes ; un concert qui s’enfle, assourdit, puis s’apaise et meurt avec la bourrasque qui fuit, chargée de chimères et de superstitions.

Dans les sentiers du Vennec, aux abords de Lenn-ar-Youdic, courent des hordes de damnés qui, hurlant la peur, attendent les supplices et les châtiments éternels. On devine, au frôlement inquiétant des roseaux, leur marche légère à travers les mares et leur course éperdue dans les voies charretières aux approches du matin blafard…

Mais en été, lorsque le soleil verse sur le Yun des gerbes aveuglantes de lumière crue, cette armée de revenants fuit au plus vite. Les landes se peuplent d’esprits plus bonassées ; les lutins malicieux, le « Kornandon » vindicatif, et le « Bugel noz » farceur au large chapeau. Les sortilèges et les conjurations s’évanouissent à la chaleur bienfaisante des beaux jours. Les marais se parent de mille couleurs. Les joncs agitent leurs panaches de ouate blanche sur lesquels une brise caressante folâtre. Les genêts et les ajoncs mettent des taches d’or dans le rose des bruyères. Au meuglement des troupeaux, les courlis répondent par leur chant guttural, tandis que sur les gazons couverts d’anémones et de marguerites, bourdonnent des milliers d’insectes et d’abeilles. Tout semble danser dans la lumière et les tourbières se plongent dans une grande torpeur.

Le soir, autour des feux, assis en rond, les pâtres écoutent avec ravissement les vieilles bergères conter leurs souvenirs en filant leur quenouille, et, dans le ciel bleu, les étoiles intéressées, sourient. Il n’y a rien de plus reposant que ces veillées d’été dans le calme et l’oubli. Autrefois aussi, je vagabondais avec les pastoureaux mes amis. Que de fois, en leur compagnie, ai-je batifolé et dansé sur la vase mouvante, couverte de mousses et de lichens, de Lenn-ar-Youdic ! On dansait, se prenant par la main, en frémissant de peur. C’était une peur délicieuse qui me tenait les jambes raides et la gorge sèche, quand un bruit insolite arrêtait notre ronde.

Rititiri, me Gathel, me meuz bet eun aotrou,
Me meuz bet eur pillawer, dic’haol braz e vragou.


Nous nous attendions à voir surgir entre les maigres saules la tête hirsute de quelque barbet ou la face diabolique d’un réprouvé. Mais c’était toujours fausse alerte, le cri de quelque loutre dérangée dans ses ébats ou le bruissement fait par un canard retardataire parmi les nénuphars.

Et c’étaient, j’en garde le souvenir tenace, des mollets grillés au soleil, et des retours craintifs dans la nuit tiède. Nous allions, dès l’enfance et même dans nos jeux, sensibles aux superstitions et aux croyances, depuis des siècles et pour longtemps encore, l’apanage de nos populations d’Arvor et de l’Arré.