Le Pelgent de Iann Vraz

Contes du YunOeuvres posthumes, 1907-1930, vol. 2 (p. 125-131).


LE « PELGENT »[1] DE IANN VRAZ


Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen, revenait en droite ligne de Landreger. À travers bois et taillis, il avait gagné Plounéour-Menez d’un pied allègre, pen-baz en main, sac sur l’épaule et trente beaux écus amoureusement serrés dans la large ceinture de son bragou-braz. Il avait fait bonne tournée, au pays des « parleurs doux » (Kozeerien flour), ramassant du crin et réparant des tamis. Alors il retournait à sa résidence d’hiver, par delà les monts d’Arré, là-bas, dans le creux des marais, un petit et discret village blotti contre le Roz, à l’abri des vents et des rôdeurs et dont les toitures rousses de gui couvaient du bonheur. Trente écus, Salver binniget ! pensez donc, ce que cette somme représentait de bien-être, de confort, de vie assurée ! Ah ! l’hiver pouvait sévir, mordre et hurler, Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen et sa respectable famille ne manqueraient ni de froment ni de blé noir. Les épices et la résine ne feraient point défaut et le lard savoureux, tous les jours, fumerait dans l’unique assiette bleue.

Mgr  Graveran disait que le peuple breton serait le premier peuple de l’univers s’il pouvait passer sans s’arrêter devant le gui et les bouquets de lierre des auberges. Iann, lui aussi, était bien trop respectueux des traditions et trop peu soucieux de relever le prestige de sa race pour enfreindre ce précepte quasi sacré que le Malin inscrivit en une langue pathétique dans la couleur dorée de l’eau-de-feu. Iann s’arrêta donc autant par devoir que par besoin à l’hostellerie de la Caserne, sise en Plounéour-Ménez. Je gage fort qu’aucun bidet du pays des pillawers et des « baleërien bro » ne passait alors d’une traite la vénérable hostellerie de la Caserne. Et même ces malicieux petits chevaux arréiens, d’instinct, sacrifiaient à l’auberge et leur trot nerveux et amble s’arrêtait souvent de lui-même au signe d’amitié que faisait aux passants l’enseigne de verdure balancée au-dessus des portes étroites par la bise aigrelette, en gracieuse invite de la bienvenue. C’est vous dire que la Caserne, repaire des « troc’her moc’h » et autres compères de joyeuse mémoire, était une chapelle qui, en aucune saison ne manquait point de fidèles et que, chaque jour dispensé par le bon Dieu sur l’échine sombre de l’Arré, donnait à ce sanctuaire particulier et original l’aubade du soleil, l’ambiance des jours de fête éternelle.

C’était l’avant-veille de Noël et Iann en l’honneur de cet heureux temps, célébra à sa façon l’anniversaire de l’événement qui souleva le monde dans un magnifique élan d’espérance et de foi. Pour se réjouir, il faut boire et il faut aussi boire pour se réjouir. Le « baléer bro » absorba quelques petits verres de fort et comme ce satané liquide collait désespérément à son gosier, il doubla la dose pour aider le « gwin ardant » à descendre… Il neigeait depuis le matin, mais Iann n’en avait cure. Il se souciait aussi fort peu de la nuit qui venait, des sentiers tortueux et abrupts de l’Arré, des brigands qui chaque soir y rôdaient, des loups dont les yeux diaboliques luisaient dans l’ombre comme des charbons ardents. Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen, ayant trente écus dans sa ceinture de cuir et un litre d’eau-de-vie dans la panse ne craignait ni les vivants ni les morts. Au surplus, dois-je ajouter, il aurait défié le ciel menaçant de choir sur sa tête. Allons donc, est-ce que le crâne d’un Breton de bonne lignée ne pourrait-il pas supporter la voûte céleste ?

L’hôtelier de la Caserne, gras comme un porc et fort comme un bœuf, voleur comme un « pagan » et malin comme un renard, dont il avait d’ailleurs le nom, l’hôtelier Louarn avait le cœur d’un brave homme.

— Iann, fit-il, la nuit s’avance. Il est six heures, tu ferais peut-être mieux de partir. D’autant plus que le Menez n’est pas sûr et qu’il neige. Si tu tardes, tu pourrais t’égarer. Il fait noir comme dans un sac…

— Pas ici toujours, répondit le montagnard en se tapant sur les cuisses de formidables claques, indice indéniable d’une haute et puissante jubilation. Encore une tournée, compère « hostis », j’ai bien le temps, que diable !

— Ma Doué ! ne sais-tu pas que c’est ce soir le Pelgent et que cette nuit il ne fait pas bon voyager, lorsque tous les bons chrétiens louangent la venue du Sauveur ! Allons, Iann, pars, ou reste coucher ici et nous irons ensemble à la messe de minuit.

— Un Kernevod n’entend jamais le « Pelgent » dans le Léon, riposta Iann, indigné d’une pareille proposition. Puisque je te gêne, hôtelier d’enfer, kénavo ! je m’en vais, et va-t-en au diable ou au pelgent, maudit tripier, failli mangeur de bouillie !…

Là-dessus, ayant de façon courtoise, aimablement pris congé de Louarn, Iann s’en fut à grandes enjambées vers l’Arré. La bise le cingla rudement au visage et de gros flocons l’aveuglèrent. Il est vrai qu’un aveugle dans ces ténèbres y aurait vu autant que lui. Iann jura, oublia de jurer pour blasphémer et, une main agrippant le bord de son petit chapeau crasseux, l’autre crispée sur son pen-baz, il s’enfonça dans la nuit. Il n’alla pas loin et soudain, trébuchant sur quelque obstacle, il roula dans la neige, son couvre-chef s’envola dans une rafale et Iann, longtemps, le chercha de la main, aux alentours. Après de pénibles efforts, il le découvrit et il se remit en route.

— C’est drôle, il me semble que je devrais être au Roc-Trévezel, soliloqua-t-il. Il ne reconnaissait plus son chemin. Il n’était pas sûr si le terrain grimpait ou descendait, s’il allait à droite ou à gauche. Il s’arrêta indécis et, une main sur le front, il tenta de découvrir des points de repère, mais aucune lumière ne trouait l’obscurité et Iann commençait à perdre la saveur de l’eau-de-feu.

— Ah ça ! me serais-je égaré ? se demanda-t-il, inquiet. Il se remit à marcher. Les guêtres se détrempaient et de temps à autre, des broussailles le griffaient, des rocs le heurtaient rudement. Alors, il revenait un peu sur ses pas et repartait à l’aventure dans la nuit. Les mollets se raidissaient et il se sentait faiblir. La neige tombait, tombait toujours. Quelque part, dans l’ombre, un loup hurla longuement. À cet appel, d’autres voix rauques et quasi humaines s’élevèrent dans les landes et la mélopée lamentable de la faim et de la misère s’enfla avec la bise dans les garennes immenses du vieil Arré. Inlassablement le vent qui chantait dans les ajoncs, accompagnait cette musique barbare. « Tiens, tiens, voilà Guillou qui s’éveille, murmura le montagnard, il doit donc être près de dix heures. » Il s’effraya. Il y avait au moins trois heures qu’il marchait ! « Où suis-je donc ? » Sourdement, l’angoisse le gagnait et son cœur se mit à battre à grands coups. Craintivement, il retint sa respiration et prêta l’oreille et ses oreilles ne perçurent que la plainte de la bise et de la complainte tragique des loups.

À l’aveuglette, il marcha longtemps, longtemps, les joues en feu et l’haleine saccadée. La neige, implacable, tombait toujours. Alors, dans l’interminable nuit noire et féroce où passaient des menaces et du mystère, dans l’interminable nuit pleine de lamentations, dans la nuit sinistre où régnait l’inconnu, Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen s’arrêta, les jambes fléchissantes. La gorge serrée, il n’en pouvait plus. Désespéré, meurtri, il se laissa tomber dans la neige qui crissa sous lui. Les flocons ironiques vinrent lui caresser le visage et le vent espiègle se mit à jouer dans ses cheveux. Et Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen, la tête dans ses mains, se mit à pleurer.

Amèrement il se reprocha ses imprudentes paroles de la Caserne et flétrissant son attitude d’ivrogne, il demanda pardon à Jésus-Enfant de l’affront qu’il lui avait fait en méprisant son « Pelgent ». Ah ! Dieu était juste et terrible et voilà que lui, Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen allait avoir la mort affreuse au « Pelgent ». Saint Milliau et saint Moelan, intercédez pour le pécheur auprès du Tout-Puissant !…

Soudain, abolissant sa détresse, éclata, triomphal, le carillon des cloches de minuit.

— Ar Pelgent ! murmura Iann. À genoux, il se mit à prier. À toute volée, l’hymne d’allégresse s’élevait vers les cieux. De toute son âme, Iann, recueilli, écoutait. « Celles-ci, dit-il, les cloches de La Feuillée, celles-là, celles de Commana, voilà aussi celles de Plounéour. » L’oreille tendue, ragaillardi, il les reconnaissait toutes, les cloches bénies, les cloches ravies, chantant la naissance du Christ. Graves, sonores, vibrantes, chacune de toute la force de son airain, clamait la joie et l’espoir du monde, l’espoir qui fait exulter le cœur des hommes et qui ranime la foi des peuples, l’espoir qui engendre des miracles et qui guide les foules vers l’idéal. Et Iann, se relevant, avait redressé sa haute taille.

— La Feuillée ici. Commana là. Je suis donc au Roc’h Vechek. Un tintement argentin, discret, radieux, pimpant, semblait monter d’un ravin. Ah ! celle-là, il la reconnaissait aussi, la petite cloche aimée de Bot-Meur ! Iann, au hasard s’élança vers cette voix connue et amie, sans souci des creux et des ornières, des broussailles et des talus. Il fonçait dans la neige, droit vers l’appel du clocheton. Bientôt, il distingua les lumières du vieux bourg, veillant dans les chaumières à la préparation du « fiskoan » et la chapelle aux vitraux éclairés de reflets rougeâtres. La porte de l’église était entr’ouverte. Haletant, Iann se faufila parmi les fidèles. Son arrivée passa inaperçue dans le chant triomphal dont les poitrines frémissantes emplissaient la voûte sonore et constellée.

Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen s’adossa contre le mur et se croisa les bras lentement. Son regard alla vers un bas côté où, près de l’autel il y avait une niche de sapin vert, entourant de rameaux sombres un petit Jésus blond en carton peint qui se réchauffait à l’haleine d’un bœuf paisible et d’un âne velu. Les rois mages agenouillés, il y en avait un rouge, un noir et plusieurs de couleur indéfinissable ou polychromes, tendaient leurs présents et leurs offrandes aux petites menottes ouvertes du fils de Dieu. Et Jésus souriait, d’un sourire frais, d’un sourire rose, d’un sourire de chérubin. Iann, lui aussi, sourit à l’enfant divin. Ah ! bien sûr, Jésus allait voir que Iann, le grand Iann, Iann Vraz de Kerbarguen n’était pas un ingrat et qu’il saurait rendre hommage au sauveur des hommes et qui l’avait sauveté aussi.

Et, comme un mugissement de la mer en furie, la voix de Iann roulant l’écho tonitruant des vagues et des rafales, déferla en tempête, noyant irrésistiblement le chant valétudinaire du chœur botmeurien.

Glôôôô… ôôôô… ôria in excelsis Deo !

Sur l’autel, les flammes des cierges vacillèrent et les candélabres se trémoussèrent de joie. Le prêtre, comme dans une bourrasque, courba les épaules et sa voix frêle sombra dans le torrent musical. Ravi, saint Eutrope, le vénéré patron des Botmeuriens, semblait, le doigt levé, diriger de main de maître cet orchestre fantastique. Et toujours l’Enfant-Jésus souriait de son tendre sourire rose, tandis que le bœuf aux gros yeux, défaillant dans la mélodie, retenait son haleine et que l’âne, l’oreille dressée, avait l’air de battre la mesure.

Glôôôô… ôôôô… ôria in excelsis Deo !

Les voûtes chuchotaient, tremblaient et les vitraux flamboyants crièrent d’aise. La cloche, dans le clocheton, tinta d’elle-même à plusieurs reprises. Les boucles blondes de Iann, agitées par un léger vent rythmaient l’élan des notes et les fidèles en chœur, s’étant enfin mis au diapason voulu, accompagnèrent en basse l’organe formidable du « baleer bro ».

— … In excelsis Deo !

Le chant mourut et l’écho lointain, semblant revenir des nuées reprit doucement : « In excelsis Deo ». Et les trente beaux écus, dans la large ceinture de cuir de Iann, se mirent à danser la sarabande.

L’Enfant-Jésus souriait toujours de son sourire rose et Iann, le grand Iann, Iann de Kerbraguen le regarda avec amour.


  1. Ancien nom de la Nuit de Noël (G dur.).