Discours sur les psaumes (Augustin)/Psaumes CI à CX
PREMIÈRE PARTIE DU PSAUME.
modifierLES GÉMISSEMENTS DE L’ÉGLISE.
modifierC’est un pauvre qui parle, et ce pauvre est Jésus-Christ, lequel a fait les richesses matérielles, les richesses de l’intelligence, les richesses de la vertu. S’il est pauvre, c’est qu’il s’est fait chair, et dès lors, revêtu de notre pauvreté ; c’est donc nous qui parlons en lui dans notre psaume ; et dans le chef on doit reconnaître les membres. Que Dieu soutienne toujours ses membres, puisqu’il en est qui sont toujours dans l’angoisse. Mes jours se sont évanouis, parce que dans mon orgueil j’ai oublié de manger mon pain, ce pain du juste descendit du ciel. Mais par compassion les os, dans l’Église, s’attachent à la chair, ou les forts s’inclinent vers les faibles. La prédication de la vérité se fait parfois chez un peuple où le Christ est inconnu, c’est le pélican au désert ; ou chez un peuple qui est retombé, c’est le hibou, dans les ténèbres et les masures ; ou chez de vrais chrétiens, c’est le passereau sur le toit : ou bien encore le Christ serait le pélican qui rend, dit-on, la vie à ses petits qu’il arrose de son sang, et dans la solitude, parce que seul le Christ est né d’une vierge ; il serait le hibou par sa passion, qui eut lieu dans les ténèbres des Juifs, et le passereau sur le toit par sa résurrection. On reproche au Christ de manger avec les pécheurs, comme aux chrétiens d’encourager le vice par la promesse du pardon : comme si le désespoir n’était pas plus corrupteur encore, et comme si l’incertitude de la mort n’était pas un contre-poids. Dieu punit en effet l’homme pécheur, et non la créature qu’il n’a point faite à son image, qui ne craint rien, n’espère rien. Le Seigneur n’oublie rien, et de la poussière de Sion il fait sortir l’Église primitive. Hâtons-nous d’entrer dans la construction de Sion ; quand elle sera achevée, il sera trop tard.
1. Voici un pauvre qui prie, et qui ne prie pas en silence. On peut donc entendre ce qu’il dit, et voir qui il est. C’est peut-être de ce pauvre que saint Paul dit : « Il s’est fait pauvre « pour nous, lui qui était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté[2] ». Mais si c’est lui, comment est-il pauvre ? Car sa richesse, qui ne la voit point ? Qu’est-ce qui fait la richesse des hommes ? L’or, l’argent, de nom nombreux
domestiques, de grandes terres : mais stout cela est fait par lui[3] ». Or, quoi de plus riche que celui qui a fait les richesses, et même celles qui ne sont point de véritables richesses ? C’est de lui, en effet, que nous viennent ces richesses intérieures, le génie, la mémoire, la conduite, la santé, la vivacité des sens, la conformation des membres. Avec ces biens un homme est déjà riche, fût-il pauvre d’ailleurs. C’est de Dieu encore que viennent les richesses bien plus précieuses, comme la foi, la piété, la justice, la charité, la chasteté, les mœurs pures. Car nul ne peut les tenir que de celui qui justifie l’impie[4]. Incalculables richesses ! Quel est en effet le plus riche, ou l’homme qui a ce qu’il désire, par celui qui a tout fait, ou celui qui fait ce qu’il veut, pour en laisser le bénéfice à un autre ? Assurément le plus riche est celui qui a fait ce que tu possèdes, puisqu’il a aussi ce que tu n’as pas. Quelles richesses encore une fois ! Et dans celui qui est si riche comment retrouver cette parole : « Je mangeais la cendre comme du pain, et je mêlais mes larmes à mon breuvage[5] ? » Est-ce là que se bornent tant de richesses ? Quelle élévation d’une part ! quel abaissement d’autre part ! Que faire ? Comment allier tant de grandeur avec tant de bassesse ? Quelle distance de l’une à l’autre ! Je ne reconnais point ce pauvre ; sans doute c’est un autre, cherchons encore. Ce qui nous fait croire que ce n’est point lui, c’est que nous ne pouvons l’interroger, sans nous extasier devant ses richesses : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était sen Dieu, et le Verbe était Dieu. Voilà ce qui était en Dieu au commencement. Tout a été fait par lui, et sans lui rien n’a été fait[6] ». Celui qui a parlé de la sorte, était riche déjà pour tenir ce langage, et combien l’était davantage Celui dont il disait : « Au commencement était le Verbe », non point un Verbe quelconque, mais « le Verbe Dieu » ; non point quelque part, mais en Dieu » ; non point oisif, mais : « Toutes choses ont été faites par lui ». A-t-il donc mangé son pain comme la cendre, mêlé ses larmes à son breuvage ? Craignons que notre pauvreté ne fasse injure à tant de richesses. Cherche cependant s’il ne serait point lui-même ce pauvre, « lui qui s’est fait chair pour habiter parmi nous[7] ». Écoute cette parole : « C’est moi votre serviteur, elle fils de votre servante[8] ». Souvenez-vous de cette chaste servante, vierge et mère tout ensemble, C’est en elle qu’il s’est revêtu de notre pauvreté, qu’il a revêtu la forme de l’esclave, en s’anéantissant lui-même, de peur que sa richesse ne t’effrayât et ne t’empêchât de t’approcher de lui à cause de ton extrême pauvreté. C’est là, dis-je, qu’il a pris la forme de l’esclave, là qu’il s’est revêtu de notre pauvreté, qu’il s’est fait pauvre, là qu’il nous a enrichis. Nous commençons donc à comprendre qu’il s’agit de lui dans ce passage ; toutefois ne nous prononçons pas avec témérité c’est le fruit d’une vierge, c’est la pierre détachée de la montagne, sans le secours d’aucun homme[9], nul homme n’a eu part dans cette œuvre, nulle transfusion de concupiscence, mais la foi s’alluma et la chair du Verbe fut conçue. Il sortit du sein virginal ; les cieux chantèrent sa gloire, les anges l’annoncèrent aux bergers[10], l’étoile attira les mages, qui adorèrent ce nouveau roi[11]. Siméon, plein de l’Esprit-Saint, reconnut l’Enfant-Dieu dans les bras de sa mère. L’âge fit grandir, non sa divinité, mais son corps, et d’ineptes vieillards admirent avec stupéfaction la sagesse d’un enfant de douze ans[12]. Et quand même ces vieillards eussent été habiles qu’est-ce que cette habileté auprès du Verbe de Dieu ? Qu’est-ce que cette habileté auprès de la Sagesse de Dieu ? Les habiles eux-mêmes ne seraient-ils pas réduits au néant, si le Verbe ne les soutenait ? Son corps grandit encore, et il vient au fleuve pour être baptisé ; celui qui le baptise le reconnaît pour Dieu, et se proclame indigne de délier les cordons de ses souliers[13]. Dès lors la lumière est rendue aux aveugles, l’oreille des sourds est ouverte, les muets parlent, les lépreux sont guéris, les paralytiques affermis, les malades recouvrent la santé, les morts ressuscitent[14].
2. À la vérité, en comparant tout cela aux richesses de ce Verbe, je n’y vois que pauvreté : mais combien est-ce encore loin de la cendre et du breuvage mêlé aux larmes ! Je n’ose encore dire : C’est lui, et néanmoins je le voudrais. Il y a ici des choses qui me forcent à le dire, et d’autres qui me forcent à craindre. C’est lui, et ce n’est pas lui. Déjà il a la forme de l’esclave, il porte une chair fragile et mortelle, il vient pour mourir, et néanmoins on ne le comprend pas encore dans cette pauvreté : « Je mangeais la cendre comme le pain, et je mêlais mes pleurs à mon breuvage ». Qu’il ajoute alors pauvreté à pauvreté, qu’il identifie à lui-même le corps de notre humilité[15] : qu’il soit notre chef, que nous soyons ses membres, soyons deux dans une même chair. D’abord pour être pauvre, il a pris la forme de l’esclave[16], et a quitté son Père : après avoir pris naissance d’une vierge, qu’il abandonne aussi sa mère, et qu’ils soient deux dans une même chair[17] ; ils n’auront plus alors qu’une même voix, et dans cette voix unique, nous ne serons plus surpris de retrouver la nôtre : « Je mangeais la cendre comme du pain, et mêlais mes pleurs à mon breuvage ». Il a donc daigné nous agréer pour ses membres. Or, dans ses membres, il y a des pénitents, car ils ne sont pas exclus ni séparés du corps de son Église ; et il ne peut se joindre à cette Épouse que par ces paroles : « Faites pénitence, parce que le royaume des cieux approche[18] ». Écoutons ce que demandent ici la tête[19] et le corps, l’Époux et l’Épouse[20], le Christ et l’Église, dans l’ineffable unité : mais le Verbe et la chair ne sont pas un, tandis que le Père et le Verbe sont un : le Christ et l’Église sont un, un homme parfait, clans sa forme la plus complète : « Jusqu’à ce que nous parvenions tous, dans l’unité de foi, dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’homme parfait, à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ[21] ». Mais jusqu’à ce que nous arrivions, nous rencontrons ici-bas notre pauvreté, nous rencontrons le labeur et le gémissement. Grâces soient rendues à sa miséricorde. D’où viendrait le labeur et le gémissement au Verbe par qui tout a été fait ? S’il a daigné prendre sur lui notre mort, ne nous donnera-t-il pas la vie ? Il nous a donné une grande espérance, et c’est dans cette espérance que nous gémissons. Car il y a un gémissement de tristesse, et un gémissement qui a bien sa joie. Il me semble que Sara, longtemps stérile, eut un gémissement de joie quand elle devint mère. Et nous aussi, Seigneur, c’est avec votre crainte que nous avons enfanté l’esprit de salut[22], Écoutons donc le Christ pauvre en nous et avec nous, et pour nous. Car le titre nous indique ici un pauvre. Si vous croyez, mes frères, que de moi-même j’ai soupçonné quel est ce pauvre, écoutons sa prière et connaissons enfin sa personne ; ne te laisse point surprendre, si tu entends une parole qui ne puisse s’adapter à ce chef auguste : j’ai jeté ces préliminaires, afin que si tu rencontres quelque chose de semblable, tu te souviennes que c’est le corps qui parle dans son infirmité, et que tu reconnaisses dans le chef la voix des membres. « Prière du pauvre », tel est le titre. « Quand il était dans l’angoisse, il répandait sa prière, en présence de Dieu[23] ». Tel est le pauvre qui dit ailleurs : « Des confins de la terre, j’ai crié vers vous, quand mon âme était dans l’angoisse[24] ». Tel est notre pauvre, parce que c’est lui qui est le Christ, lui qui, chez les Prophètes, s’est appelé Époux et Épouse. « Il m’a mis une couronne », dit-il, « comme au jeune Époux ; et il m’a ornée comme une jeune Épouse[25] ». C’est à lui-même qu’il donne le nom d’Époux et aussi bien celui d’Épouse ; pourquoi, sinon parce que le chef alors serait l’Époux, et le corps l’Épouse ? Écoutons ses paroles, ou plutôt écoutons les nôtres, et si nous nous trouvons en dehors, travaillons à entrer bientôt.
3. « Seigneur, écoutez ma prière, et que mes cris viennent jusqu’à vous[26] ». Or, « Seigneur, exaucez ma prière », revient à dire : « Que mes cris arrivent jusqu’à vous ». Ce redoublement est une véhémence de sentiment dans la prière. « Ne détournez point de moi votre face[27] ». Quand est-ce que Dieu détourna sa face de son Fils ? Le Père de son Christ ? Mais à cause de la pauvreté des membres : « Ne détournez point de moi votre face, au jour de mes tribulations ; inclinez vers moi votre oreille ». C’est ici-bas que je suis dans l’angoisse, et vous, Seigneur, vous êtes en haut des cieux. Si je m’élève, vous êtes loin de moi ; si je m’abaisse, vous inclinez votre oreille vers moi. Mais qu’est-ce à dire, « au jour de mes tribulations ? » N’est-il point maintenant dans l’angoisse ? Et parlerait-il de la sorte, s’il n’était dans l’épreuve ? Il aurait donc suffi de dire : Inclinez votre oreille vers moi, parce que je suis dans l’angoisse. « En quelque jour que je sois dans l’angoisse, inclinez votre oreille vers moi ». Telle est ta prière de tout le corps, et si un membre souffre, tous les membres souffrent aussi[28]. Tu es donc aujourd’hui dans l’affliction, j’y suis avec toi. Un autre y sera demain, j’y serai avec lui ; et après cette génération, ceux qui succéderont à nos descendants, y seront aussi, j’y serai avec eux ; quiconque de mes membres peut être dans la tribulation, jusqu’à la fin des siècles, j’y suis avec lui. « En quelque jour que je sois dans la tribulation, inclinez votre oreille vers moi ; en quelque jour que je vous invoque, exaucez-moi sans retard ». Ce qui est la même pensée. Maintenant donc je vous invoque : mais « au jour où je vous invoquerai, hâtez-vous de me secourir ». Pierre a prié, Paul a prié, les autres Apôtres ont prié ; dans ces mêmes temps les fidèles ont prié, les fidèles ont prié dans les temps qui ont suivi, les fidèles ont prié au temps des martyrs, les fidèles prient dans les temps où nous sommes, les fidèles prieront encore dans l’avenir : « En quelque jour que je vous invoque, hâtez-vous de me secourir ». « Hâtez-vous de me secourir » ; car je demande ce que vous voulez accorder. Ce n’est point l’homme terrestre désirant les biens de la terre ; mais racheté de la captivité primitive, j’espère au royaume des cieux. « Exaucez-moi sans délai » ; car ce n’est qu’à ceux qui ont de semblables désirs, que vous avez dit : « Tu parleras encore, quand je répondrai : Me voici[29]. En quelque jour que je vous invoque, exaucez-moi sans retard ». D’où vient ton invocation ? De quelle tribulation ? De quelle pauvreté ? O pauvre, couché devant la porte d’un Dieu si riche, quel désir te fait mendier ? Quel besoin te fait crier vers lui ? Quelle indigence te fait frapper et demander que l’on ouvre ? Parle, afin que nous entendions ta pauvreté, que nous nous y reconnaissions nous-mêmes, et que nous sollicitions avec toi. Écoute et reconnais-toi, si tu le peux.
4. « Car mes jours se sont évanouis comme la fumée[30] ». O jours ! s’ils sont bien des jours ; car nommer le jour est dire lumière. Mais « voilà que mes jours se sont évanouis comme la fumée ». « Mes jours » ou le temps de ma vie : pourquoi « comme la fumée », sinon à cause de l’orgueil qui s’élève ? Tels furent les jours que mérita l’orgueilleux Adam, d’où Jésus-Christ a tiré sa chair. Donc le Christ était en Adam, et Adam aussi dans le Christ. Assurément il nous a délivrés de ces jours de fumée, Celui qui a daigné prendre la voix de ces jours qui s’évanouissent comme la fumée. « Voilà que mes jours disparaissent comme la fumée ». Voyez cette fumée si semblable à l’orgueil, elle s’élève, grossit, et puis disparaît ; elle s’évapore donc et ne demeure point. « Voilà que mes jours se sont évanouis comme la fumée ; mes os se sont desséchés comme la pierre du foyer ». Mes os, qui sont ma force, ne sont point sans tribulation, sans brûlure. Dans le corps du Christ, les os sont la force, et quelle force est supérieure à celle des Apôtres ? Et néanmoins, vois comme ces os se dessèchent. « Qui est scandalisé sans que je brûle », dit saint Paul[31] les forts, ce sont les fidèles qui comprennent et qui prêchent la parole de Dieu, qui mettent leur vie d’accord avec leurs paroles, et leurs paroles avec ce qu’ils entendent : assurément ils sont forts, mais tous ceux qui souffrent le scandale sont pour eux un foyer brûlant. Car c’est en eux qu’est la charité, principalement dans les os. Ils sont plus intérieurs que la chair, et en deviennent les soutiens. Mais si quelqu’un souffre scandale, si son âme est en péril ; les os en sont desséchés à proportion de leur charité. Que la charité manque, et nul os ne dessèche ; mais s’il y a charité, si un membre compatit quand un membre souffre, combien seront desséchés ceux qui supportent tous les membres[32] ? « Mes os se sont desséchés comme la pierre du foyer ».
5. « Mon cœur a été frappé comme l’herbe, et s’est desséché[33] ». Vois en Adam, tige du genre humain. Quel autre que lui est la source de nos misères ? De quel autre que lui nous est venue cette pauvreté héréditaire ? Maintenant donc qu’il est incorporé au Christ, qu’il dise avec espérance, lui qui, en se regardant lui-même, ne pouvait que désespérer « Mon cœur a été frappé comme l’herbe, et s’est desséché ». Et cela bien justement, car toute chair est une herbe[34]. Et toutefois d’où te vient cet état ? « C’est que j’ai oublié de manger mon pain ». Car Dieu lui avait donné le pain d’un précepte. Qu’est-ce eu effet que le pain de l’âme, sinon la parole de Dieu ? Or, à la suggestion du serpent, et devant la prévarication de la femme, il toucha au fruit défendu[35], et oublia le précepte. Ce fut donc justement que son cœur fut frappé comme l’herbe, et se dessécha, parce qu’il avait oublié de manger son pain. Oubliant de manger ce pain, il avala ce poison ; et son cœur fut frappé et se dessécha comme le foin. C’est de cet homme frappé que Dieu parle en Isaïe, et à qui il dit : « Je ne serai pas irrité éternellement : c’est de moi que vient l’esprit, c’est moi qui ai créé tout ce qui respire. À cause de son péché, je l’ai quelque peu contristé et frappé, j’ai détourné de lui mon visage ». C’est donc avec raison que cet homme dit ici : « Ne détournez pas de moi votre visage », de cet homme frappé, dont vous avez dit : « Je l’ai frappé » ; dont vous avez dit aussi : « J’ai vu ses voies, et je l’ai guéri[36]. Mon cœur a été frappé comme l’herbe, et s’est desséché, parce que j’ai oublié de manger mon pain ». Mange maintenant ce pain oublié. Ce pain est venu lui-même ; et, incorporé à lui, tu peux te souvenir de cette parole de l’oubli, crier dans ta pauvreté, afin de recevoir ses richesses. Mange, maintenant que tu es incorporé à celui qui a dit : « Je suis le pain de vie descendu du ciel[37] ». Tu avais oublié de manger ton pain, mais depuis qu’il est cloué à la croix, tous les confins de la terre se souviendront du Seigneur, et se convertiront à lui[38]. Qu’après l’oubli vienne enfin le souvenir ; que l’on mange ce pain du ciel, et que l’on vive ; qu’on mange, non point la manne, comme ceux qui en mangèrent et qui moururent[39], mais ce pain dont il est dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice[40] ».
6. « A la voix de mes gémissements, ma chair s’est attachée à mes os[41] ». À cette voix que je comprends, à cette voix que je connais : « A la voix de mon gémissement », non pas aux gémissements de ceux qui ont ma compassion. Beaucoup gémissent en effet, et moi-même je gémis, et je gémis parce qu’ils ne savent gémir. Tel a perdu de l’argent, et il gémit ; il a perdu la foi et n’en gémit pas. Je pèse l’argent et la foi, et je trouve que j’ai bien plus à gémir de ceux qui ne savent gémir, ou qui ne gémissent point du tout. On a fait un larcin, et on en tressaille. Quel gain d’une part, quelle perte de l’autre ! Acquérir de l’argent et perdre la justice ! Voilà ce qui fait gémir celui qui sait gémir, celui qui est uni à son chef, qui est incorporé étroitement au corps du Christ. Mais l’homme charnel, au lieu d’en gémir, fait gémir sur lui-même, parce qu’il n’en gémit point : et néanmoins, bien qu’ils ne sachent point comme il faut gémir, ou ne gémissent point du tout, nous ne pouvons les mépriser. Nous voulons en effet les corriger, nous voulons les redresser, nous voulons les guérir : et quand cela nous est impossible, nous gémissons, et en gémissant sur eux, nous sommes loin de nous en séparer. « A la voix de mes gémissements, mes os se sont attachés à ma chair ». Les forts se sont attachés aux faibles, et les valides aux infirmes. Comment s’y sont-ils attachés ? Par la force de leurs propres gémissements, et non par la force des gémissements des faibles. En s’y attachant, ils ont cédé à la loi ; à quelle loi, sinon à celle qui a fait dire : « Nous qui sommes forts, nous devons supporter la faiblesse des faibles[42] ? « Mes os se sont attachés à ma chair ».
7. « Je suis devenu comme le pélican, qui habite la solitude, comme le hibou dans les masures. J’ai veillé et je suis comme le passereau sur un toit ». Voilà trois oiseaux, et trois habitations : puisse le Seigneur m’aider à en expliquer le sens, et vous, à entendre, pour votre profit, ce que l’on vous dit pour votre salut. Quel est le sens de ces trois oiseaux, et des trois habitations ? Quels oiseaux d’abord ? Le pélican, le hibou, le passereau ; les trois habitations sont la solitude, le creux d’un mur et un toit. Le pélican est dans la solitude, le hibou dans les masures, le passereau sur un toit. Exposons d’abord ce qu’est le pélican, car les contrées qu’il habite ne nous permettent pas de le connaître. Il naît dans les déserts, principalement dans ceux du Nil, en Égypte. Quel que soit cet oiseau, voyons ce que le Prophète a voulu nous en dire. « Il habite la solitude », nous dit-il. À quoi bon nous enquérir de sa forme, de ses membres, de sa voix, de ses mœurs ? Ce que le Prophète nous en dit, c’est qu’il habite la solitude. Le hibou est un oiseau qui aime la nuit. On appelle masures ce que nous appelons vulgairement ruines, des murailles sans toiture, sans habitants : c’est la demeure du hibou. Vomis connaissez le passereau et le toit. Je me figure donc un homme incorporé à Jésus-Christ, qui prêche sa parole, qui compatit aux faibles, qui cherche les intérêts du Christ, qui se souvient que son maître doit venir, et qui craint qu’on ne lui dise : « Méchant et lâche serviteur, que n’as-tu mis mon argent chez les banquiers[43] ? » Cherchons trois choses dans l’œuvre de ce dispensateur. Qu’il vienne dans un lieu où il n’y a nul chrétien, ce sera le pélican dans la solitude ; qu’il vienne chez ceux qui ont été chrétiens, et ne le sont plus, c’est le hibou dans les masures, car il n’abandonne pas les ténèbres de ceux qui habitent la nuit, et s’applique à les gagner ; qu’il vienne chez des chrétiens qui habitent dans la maison, qui ne sont point de ceux qui n’ont jamais embrassé la loi, ou ne l’ont point gardée après l’avoir embrassée, mais qui rie font qu’avec tiédeur les œuvres de la foi : c’est un passereau qui leur crie, non point de la solitude, puisqu’ils sont chrétiens, non point des masures, puisqu’ils ne sont point tombés, mais sont sur le toit, ou plutôt sous le toit, puisqu’ils sont sous la chair. Ce passereau se fait entendre au-dessus de la chair, puisqu’il ne garde point le silence sur les préceptes de Dieu, qu’il ne devient point charnel, et qu’il n’est point sous le toit. « Que celui qui est sur le toit n’en descende pas pour prendre quelque chose dans sa maison[44] » ; et : « Ce que vous entendez de l’oreille, prêchez le sur le toit[45] ». Voilà donc trois oiseaux et trois habitations. Un seul homme peut faire ce que figurent ces trois oiseaux, de même que trois hommes peuvent le faire aussi : et ces trois lieux différents, sont trois genres d’auditeurs ; car cette solitude, cette masure, ce toit, ne peuvent figurer que trois sortes d’hommes.
8. Mais pourquoi nous étendre à ce sujet ? Jetons les yeux sur le maître, et voyons si ce n’est pas lui, s’il ne nous apparaîtra pas mieux dans le pélican au désert, le hibou dans les masures, le passereau solitaire sur un toit. Qu’il nous parle, ce pauvre qui est notre chef ; que ce pauvre de gré parle aux pauvres de nécessité. Disons tout ce que l’on a dit ou dont au sujet de cet oiseau, c’est-à-dire du pélican ; n’affirmons rien avec témérité, mais n’omettons rien de ce qu’ont voulu dire et faire lire ceux qui en ont écrit. Pour vous, écoutez de manière à vous y arrêter, si cela est vrai ; à le laisser, s’il est faux. On dit que ces oiseaux frappent leurs petits à coups de bec, et après es avoir tués, les pleurent dans leur nid pendant trois jours, que la mère se fait une large blessure, et arrose ses petits de son sang qui les rend à la vie. Est-ce vrai, est-ce faux ? Si cela est vrai, voyons le rapport de celte figure avec ce qu’a fait pour nous Celui qui nous a rendu la vie par son sang. Ce rapport consiste en ce que c’est la mère qui donna la vie à ses petits par son sang. Cela est évident ; et lui-même s’est comparé à une poule qui échauffe ses poussins « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l’as point voulu[46] ? » Le Christ en effet a toute l’autorité d’un père, et toute la tendresse d’une mère ; de même que Paul il est père, il est mère ; non par lui-même sans doute, mais par l’Évangile : père, quand il nous dit : « Eussiez-vous dix mille maîtres en Jésus-Christ, vous n’avez pas néanmoins beaucoup de pères, c’est moi qui vous ai engendrés à Jésus-Christ par l’Évangile[47] » ; mère, quand il dit : « Mes petits enfants, que j’enfante de nouveau, jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous[48] ». Si donc ce que l’on dit du pélican est véritable, il a une grande ressemblance avec la chair du Christ, dont le sang nous a donné la vie. Mais quelle ressemblance y a-t-il avec Jésus-Christ, à tuer ses enfants ? Pourtant cela n’est-il pas d’accord avec cette parole : « Je donnerai la mort, et je donnerai la vie ; je frapperai et je guérirai[49] ? » Saul le persécuteur fût-il mort, s’il n’eût été frappé du haut du ciel[50] ; et se serait-il relevé prédicateur, s’il n’eût été vivifié par le sang du Christ ? Toutefois c’est l’affaire de ceux qui ont écrit ces choses, et nous ne devons pas baser nos interprétations sur l’incertitude. Voyons plutôt cet oiseau dans la solitude : c’est là que notre psaume l’a placé : « Le pélican dans la solitude ». Je crois qu’il nous désigne ici le Christ né d’une vierge. Il est en effet le seul de là vient la solitude ; il est né dans la solitude, parce que seul il est né de cette manière. Après sa naissance vient sa passion. Qui l’a crucifié ? Ceux qui se tenaient debout ? Ceux qui pleuraient ? On peut donc dire que ce fut pendant la nuit de l’ignorance, et comme dans les masures de leurs propres ruines. C’est là le hibou qui habite les masures, qui aime la nuit. S’il ne les aimait, comment dirait-il : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[51] ? » Né dans la solitude, parce que seul il est né de cette manière, il a souffert de la part des Juifs, dans leurs ténèbres, c’était la nuit ; dans leur prévarication, c’était leur ruine. Qu’est-il arrivé ensuite ? « Je me suis éveillé ». Vous aviez donc dormi dans les murailles, et vous aviez dit : « J’ai dormi ». Qu’est-ce à dire « j’ai dormi ? » J’ai dormi parce que je l’ai voulu ; j’ai dormi parce que j’aimais la nuit, mais il dit aussitôt : « Et je me suis levé[52] ». Donc là aussi « j’ai veillé ». Mais après avoir veillé, qu’a-t-il fait ? Il est monté aux cieux, et dans son vol ou dans son ascension, il a été « semblable au passereau, seul sur un toit », c’est-à-dire dans le ciel. Il est donc le pélican dans sa naissance, le hibou dans sa mort, le passereau dans sa résurrection : dans l’une il est solitaire, puisqu’il est unique ; dans l’autre il est dans les ruines, puisqu’il est mis à mort par ceux qui ne pouvaient se tenir debout ; enfin dans la dernière il s’éveille, prend son vol par-dessus les toits, et intercède pour nous[53]. Ce passereau est notre chef, la tourterelle est son corps. « Car le passereau a trouvé une demeure pour lui ». Quelle demeure ? Il est dans le ciel, intercédant pour nous. « La tourterelle qui se trouve un nid où reposer ses petits[54] », c’est l’Église qui se compose des bois de la croix un nid pour ses enfants. « Je me suis éveillé, et j’étais comme le passereau solitaire sur un toit ».
9. « Pendant tout le jour, mes ennemis me couvraient d’opprobre, ceux qui me louaient faisaient des vœux contre moi[55] ». Leur bouche me louait, leur cœur me préparait des embûches. Écoute leurs louanges : « Maître, nous savons que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, et ne faites acception de personne : est-il permis de payer le tribut à César[56] ? » C’est louer celui qu’on veut faire tomber. Pourquoi ? sinon parce que « ceux qui me louaient faisaient des vœux contre moi ? » D’où me vient cet opprobre, sinon de ce que je suis venu m’incorporer les pécheurs, afin que devenus mes membres, ils fissent pénitence ? De là cette ignominie, de là ces persécutions : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les pécheurs et les publicains ? Parce que le malade seul a besoin du médecin, et non celui qui se porte bien[57] » Plût à Dieu que vous connussiez combien vous êtes malades, et que vous eussiez recours au médecin ! vous ne le tueriez point, dans votre orgueil, en vous croyant follement la santé.
10. D’où vient que « mes ennemis me couvraient d’opprobre pendant tout le jour ? » D’où vient que « ceux qui me louaient formaient des vœux contre moi ? » « C’est que je mangeais la cendre comme le pain, et que je mêlais mes pleurs à mon breuvage[58] ». Parce qu’il a voulu mettre ces hommes parmi ses membres, afin de les guérir et de les délivrer, telle est la cause de l’opprobre. Aujourd’hui, quelles sont les injures que nous prodiguent les païens ? Que croyez-vous qu’ils disent, de nous ? Vous pervertissez les hommes, nous disent-ils, vous corrompez les mœurs dans le genre humain. Dis-moi, accusateur, quelle preuve en as-tu ? Qu’avons-nous fait ? Vous offrez aux hommes le remède de la pénitence, vous leur promettez l’impunité de tous les crimes ; et les hommes s’enhardissent au mal, parce qu’ils sont assurés qu’au jour où ils se convertiront, tout leur sera pardonné. Voilà le sujet des opprobres : « Parce que je mangeais la cendre comme un pain, et je mêlais mes pleurs à mon breuvage ». O toi, qui insultes, c’est à ce pain que je te convie. Tu n’oserais point dire que tu n’es point pécheur. Examine ta conscience ; monte sur le tribunal de ta conscience, discute sans ménagement, laisse parler la moelle de ton cœur, et vois si tu oseras bien te dire innocent. Un tel homme, en s’examinant, sera troublé ; et s’il ne se flatte point, il avouera ses fautes. Que feras-tu donc, misérable pécheur, s’il n’y a pas un port où tu puisses trouver l’impunité ? Si tu n’as que la liberté de pécher, sans espoir de pardon, que deviendras-tu ? où iras-tu ? C’est assurément pour toi que ce pauvre a mangé la cendre comme son pain, et mêlé ses pleurs à son breuvage. Un tel festin n’aura-t-il donc pour toi aucun attrait ? Mais, répond-il, l’espérance du pardon augmente le nombre des fautes. Il s’augmenterait bien davantage par le désespoir du pardon. Ne vois-tu pas combien est licencieuse la vie des gladiateurs ? Pourquoi cette licence, sinon parce que, destinés au glaive comme des victimes, ils veulent assouvir leurs convoitises avant de répandre leur sang. Et toi, ne diras-tu pas à ton tour : Me voilà pécheur, injuste, sous le coup de la damnation, sans espoir de pardon, pourquoi donc ne point faire ce qu’il me plaît, en dépit de la défense ? Pourquoi ne pas satisfaire mes appétits, autant que je le puis, si je ne puis au-delà de cette vie attendre que des tourments ? Ne tiendrais-tu pas ce langage, et le désespoir ne te jetterait-il point dans la dépravation ? C’est donc pour te redresser qu’on te promet le pardon, et qu’on te dit : « Prévaricateurs, rentrez en vous-mêmes[59]isse les voiles, tu retournes la proue du vaisseau, tu vogues sers la justice ; et dans l’espoir de trouver la vie, tu ne négliges point le remède. Dès lors m’accuse plus le Seigneur de donner la sécurité aux pécheurs, en leur promettant le pardon. De peur que le désespoir ne les déprave encore, il leur ouvre le port de l’indulgence ; et de peur que l’espérance du pardon ne les entretienne dans le péché, il veut que le jour de leur mort soit incertain : accordant avec sagesse, et la bonté qui accueille ceux qui reviennent à lui, et la menace qui effraie les retardataires. Mange donc la cendre comme un pain, et mêle tes pleurs à ton breuvage : ce festin te conduira à la table du Seigneur. Loin de toi tout désespoir, le pardon t’est promis. Dieu soit béni de cette promesse, me dira-t-on, je la tiens enfin. Oui, mais commence à bien vivre. Demain, dit-on, je le ferai. Dieu t’a promis le pardon, sans doute, mais nul ne t’a promis un lendemain. Si jusqu’ici tu as mal vécu, commence à bien vivre dès aujourd’hui. « Cette nuit même, ô insensé, on va te redemander ton âme ». Je ne dis point : « A qui appartiendra ce que tu as amassé[60] ? » mais bien : Où te conduira la vie que tu as menée ? Corrige-toi donc, entre dans le corps du Christ, afin de dire ce que tu entends volontiers, si je ne me trompe : « Je mangeais la cendre comme un pain, et je mêlais mes pleurs à mon breuvage ».
11. « A cause de votre colère et de votre indignation, après m’avoir élevé, vous m’avez précipité[61] ». Telle fut, ô mon Dieu, votre colère en Adam ; votre colère dans laquelle nous sommes nés, qui nous a enveloppés à notre naissance, votre colère contre la transfusion de l’iniquité, contre la masse du péché ; selon cette parole de l’Apôtre : « Nous avons été, nous aussi, enfants de colère, comme le reste des hommes[62] » ; et cette autre du Sauveur : « La colère de Dieu pèse sur quiconque ne croit pas au Fils unique de Dieu[63] ». Il ne dit pas : La colère de Dieu viendra sur lui ; mais bien : « pèse sur lui », parce qu’elle ne lui a pas été enlevée depuis sa naissance. Pourquoi donc cette parole et que veut-elle dire : « Après m’avoir élevé, vous m’avez précipité ? » Il n’est point dit : Parce que vous m’avez élevé et précipité ; mais bien : « Parce que vous m’avez élevé, vous m’avez précipité ». Mon élévation a été la cause de ma ruine. Comment cela ? L’homme, étant en honneur, a été fait à l’image de Dieu. Élevé à cet honneur, tiré de la poussière, tiré de la terre, il a reçu une âme raisonnable ; la lumière de sa raison lui a fait donner le sceptre sur les animaux, sur le bétail, sur les oiseaux, sur les poissons[64]. Qu’y a-t-il en eux qui ait la lumière de la raison ? Nul d’entre eux n’a été fait à l’image de Dieu. Mais comme nul n’a cet honneur, nul aussi ne ressent notre misère. Quel animal pleure son péché ? Quel oiseau craint la violence des flammes éternelles ? Comme il n’a nulle part à la vie éternelle, il ne ressent point l’aiguillon de nos misères. Mais l’homme qui est fait pour la vie bienheureuse, s’il vit saintement, n’aura qu’une vie de misères, si sa vie est dépravée. Donc, « parce que vous m’aviez élevé, vous m’avez précipité » ; et je suis en butte à la peine, parce que vous m’avez donné le libre arbitre. Car si vous ne m’aviez donné ni le libre arbitre, ni cette raison qui me rend supérieur aux animaux, mon péché ne serait point suivi d’une juste condamnation. Donc vous m’avez élevé par le libre arbitre, et précipité par le jugement de votre justice.
12. « Mes jours ont décliné comme l’ombre[65] ». Tes jours auraient pu ne point décliner, si toi-même tu n’eusses décliné du jour véritable tu t’en es détourné, et tes jours ont décliné. Qu’y aurait-il d’étonnant que tes jours fussent semblables à toi-même ? Ce sont des jours qui déclinent, comme tu as décliné ; des jours de fumée, parce que tu t’es élevé. Le Prophète avait dit plus haut : « Mes jours se sont évanouis comme la fumée » ; et maintenant il dit : « Mes jours ont décliné comme l’ombre », il nous faut dans cette ombre connaître le jour, et dans cette ombre voir la lumière, de peur qu’une pénitence tardive et sans fruit ne nous fasse dire : « De quoi nous a servi notre orgueil ? Que nous a rapporté l’ostentation de nos richesses ? Tout cela a passé comme l’ombre[66] ». Dès maintenant, tout cela passera comme l’ombre, mais toi, ne passe point comme cette ombre. « Mes jours ont décliné comme l’ombre, et moi je me suis desséché comme le foin ». Il avait dit plus haut : « Mon cœur a été frappé comme l’herbe et il s’est desséché ». Mais arrosé par le sang du Sauveur, le foin reverdira. « Pour moi, je me suis desséché comme le foin ». Moi, homme, ô mon Dieu, après cette grande prévarication, j’ai ressenti votre juste jugement : mais vous, Seigneur ?
13. « Mais vous, Seigneur, vous demeurez éternellement[67] ». Mes jours ont décliné comme l’ombre, tandis que vous demeurez éternellement : que celui qui est éternel, sauve l’homme de quelques jours. Ce n’est point parce que je décline que vous vieillirez aussi ; car votre force doit me délivrer, comme votre force m’a humilié. « Mais vous, Seigneur, vous demeurez éternellement, et votre mémoire passe de race en race ». « Votre mémoire », car il n’y a rien d’oublié, « de race en race », et non dans une foule, mais « de génération en génération ». Nous avons la promesse de la vie présente et de la vie à venir[68].
14. « Vous vous lèverez pour prendre en pitié Sion, car il est temps d’en avoir pitié[69] ». Quel temps ? « Lorsque le temps fut accompli, Dieu envoya son Fils, formé d’une femme et assujetti à la loi ». Où est Sion ? « Afin de racheter ceux qui étaient sous la loi[70] ». Les Juifs donc tout d’abord ; de là vinrent les Apôtres, de là plus de cinq cents frères[71] ; de là cette multitude qui n’avait plus en Dieu qu’un cœur et qu’une âme[72]. Donc « vous vous lèverez, et vous prendrez Sion en pitié ; il est venu, le temps de la clémence ; il est venu, « le temps marqué ». Quel temps ? « Voici maintenant le temps propice, voici les jours de salut[73] ». Qui parle ainsi ? Le serviteur travaillant à l’édifice de Dieu, et qui disait : « Vous êtes l’édifice du Seigneur » ; qui disait encore : « Comme un architecte sage : j’ai posé le fondement » ; et : « Nul ne posa une base autre que celle qui est posée, et qui est le Christ Jésus[74]. »
15. Que dit ensuite le psaume ? « Vos serviteurs en ont aimé les pierres[75] ». Les pierres de quoi ? Les pierres de Sion ; mais il en est là aussi qui ne sont point des pierres. Des pierres de quoi ? Écoutons ce qui suit : « Ils prendront en pitié sa poussière ». Reconnaissons-le donc, il y a en Sion des pierres, et en Sion de la poussière. Le Prophète ne dit point qu’on aura pitié des pierres ; mais que dit-il ? « Vos serviteurs en ont aimé les pierres, et ils prendront sa poussière en pitié ». L’amour pour les pierres, la pitié pour la poussière. Par les pierres de Sion, j’entends tous les Prophètes : c’est là que la parole des prédicateurs a retenti d’abord, de là que furent tirés les ouvriers évangéliques, et par leur prédication le Christ fut connu. Donc vos serviteurs ont fait leurs délices des pierres de Sion ; mais les prévaricateurs, qui se sont retirés de Dieu, qui ont irrité le Créateur par leurs actions détestables, sont retournés dans la terre d’où ils avaient été tirés. Ils sont devenus poussière, et sont tombés dans l’impiété. C’est d’eux qu’il est dit : « Il n’en est pas ainsi, non pas ainsi de l’impie ; il est comme la poussière que le vent chasse de la surface de la terre[76] ». Mais, Seigneur, attendez, attendez, ô mon Dieu, prenez patience ; défendez au vent de souffler, et d’emporter l’impie de la surface de la terre. Qu’ils viennent, vos serviteurs, qu’ils viennent et qu’ils reconnaissent dans vos pierres votre parole, qu’ils prennent en pitié la poussière de Sion, qu’ils reforment l’homme à votre image[77] : que la poussière dise, afin de ne point périr : « Souvenez-vous que nous sommes poussière, et ils auront pitié de sa poussière[78] » : voilà ce qui regarde Sion. N’étaient-ils point poussière, ceux qui ont crucifié le Seigneur ? Et même plus, une poussière sortie des débris d’une masure. C’était donc une poussière, et néanmoins ce n’était pas en vain qu’il était dit, à propos de cette poussière : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[79] ». C’est de cette poussière qu’est sortie cette muraille de tant de milliers de croyants, qui apportaient aux pieds des Apôtres le prix de leurs biens. C’est donc de cette poussière qu’est sortie l’humanité réformée et embellie. Qui a fait rien de semblable parmi les Gentils ? Combien peu en trouvons-nous, si nous les comparons à tant de milliers de Juifs ? Trois mille d’abord, puis cinq mille, et tous vivent comme un seul, et tous viennent apporter aux pieds des Apôtres le prix de leurs biens, afin qu’il fût distribué à chacun selon ses besoins, et ils n’avaient tous en Dieu qu’un cœur et qu’une âme[80]. Qui a pu tirer ce parti de cette poussière, sinon celui qui a fait Adam de la poussière[81] ? Ceci donc regarde Sion, mais ne s’est pas accompli seulement en Sion.
16. Que dit en effet le Prophète ? « Et toutes les nations redouteront votre nom, ô mon Dieu, et les rois de la terre votre gloire[82] ». Puisque déjà vous avez eu pitié de Sion, que vos serviteurs ont mis leurs délices dans ses pierres, en y retrouvant le fondement des Apôtres et des Prophètes ; puisqu’ils ont pris en pitié sa poussière, en formant, ou plutôt en reformant de cette poussière l’homme plein de vie ; puisque c’est de là que la prédication des Gentils a pris de l’accroissement ; que les Gentils alors craignent votre nom, et tous les rois de la terre votre gloire ; qu’il vienne du côté des Gentils une autre muraille ; qu’on reconnaisse la pierre angulaire[83] ; que là s’unissent les deux murailles, venant de différentes directions, mais n’ayant plus des sentiments opposés.
17. « Car c’est le Seigneur qui a bâti Sion[84] ». C’est l’œuvre d’aujourd’hui. Accourez, ô pierres vivantes, venez former l’édifice, et non le détruire. On bâtit Sion, prenez garde aux masures ; éditions une tour, éditons une arche, évitons le déluge. Travaillez maintenant, « parce que le Seigneur construira Sion ». Mais quand Sion sera bâtie, qu’arrivera-t-il ? « Alors on le verra dans sa gloire ». Pour bâtir Sion, pour être le fondement de Sion, le Christ s’est montré à Sion, mais non dans sa gloire. « Et nous l’avons vu, et il n’avait ni apparence ni beauté[85] ». Mais quand, avec ses anges, il viendra pour juger, quand les nations seront toutes rassemblées devant lui, quand les brebis seront placées à sa droite et les boucs à sa gauche[86], ne verront-ils point Celui qu’ils ont percé[87] ? Alors une confusion tardive couvrira ceux qui auront repoussé une prompte et salutaire pénitence. « Le Seigneur bâtira Sion, et sera vu dans sa gloire » ; lui qui s’est montré tout d’abord dans son infirmité.
18. « Il a entendu favorablement la prière des humbles, et n’a point dédaigné leurs soupirs[88] ». Voilà ce qui se passe aujourd’hui dans la construction de Sion ; ceux qui la construisent gémissent et prient ; ce pauvre unique personnifie mille pauvres, comme ces milliers de toutes les nations ne forment qu’un seul homme, dans l’unité de la paix de l’Église. Cet homme est un et multiple ; un à cause de la charité, multiple à cause de l’étendue. C’est donc maintenant que l’on prie, maintenant que l’on court ; quiconque a vécu d’autre manière, a nourri d’autres sentiments, doit maintenant manger la cendre comme un pain, et mêler ses pleurs à son breuvage. C’est le moment de le faire, quand on bâtit Sion ; c’est maintenant que les pierres entrent dans l’édifice ; une fois l’édifice achevé et la maison dédiée, à quoi bon courir, pour arriver trop tard, supplier en vain, frapper sans résultat, et demeurer dehors avec tes cinq vierges folles[89] ? Cours donc maintenant. « Le Seigneur a écouté la prière des humbles, et n’a point dédaigné leurs soupirs ».
19. « Que ceci soit écrit pour la génération qui doit venir[90] ». Quand le Prophète écrivait ces choses, elles étaient moins utiles à ceux parmi lesquels il les écrivait ; car Dieu les faisait consigner pour prophétiser la nouvelle alliance parmi ces mêmes hommes, qui vivaient selon l’ancienne. C’était Dieu néanmoins qui avait donné cette alliance, et qui avait placé son peuple dans la terre promise. Mais « parce que votre souvenir passe de race en race », non chez les impies, mais chez les justes ; la première génération appartient à l’ancienne alliance, et la seconde génération à la nouvelle. Ceci donc était une prophétie, et le Psalmiste y prédit le Nouveau Testament : « Que ceci soit écrit pour la génération suivante ; et le peuple qui sera créé louera le Seigneur » : non point le peuple qui a été créé, mais « le peuple qui sera créé ». Quoi de plus évident, mes frères ? Voilà qu’est prédite cette créature dont saint Paul a dit : « Si donc nous sommes dans le Christ une créature nouvelle, le passé n’est plus, tout a été renouvelé et tout vient de Dieu[91] ». Qu’est-ce à dire : « Tout vient de Dieu ? » Et ce qui est ancien et ce qui est nouveau, car votre souvenir passe de génération en génération. « Et le peuple qui sera créé bénira le Seigneur. « Car il a regardé du haut de son sanctuaire[92] ». Il a regardé d’en haut, afin de venir vers les humbles ; d’élevé qu’il était, il s’est fait humble, afin d’élever les humbles.
DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 101
modifierDEUXIÈME PARTIE DU PSAUME.
modifierLES CONSOLATIONS DE L’ÉGLISE.
modifierCeux qui ont les fers aux pieds, sont ceux que retient la crainte du Seigneur ; or, le Seigneur écoute leurs gémissements ; il délivre par sa grâce les fils des martyrs. Alors le nom du Seigneur fut annoncé en Sion ; l’homme comprit son avenir, tons les peuples bénirent le vrai Dieu ; la vie pure des hommes, la sainteté en Jérusalem a été le fruit de cette prédication. C’est par là que l’Église a répondu au Christ dans sa force, ou après la résurrection, et en rassemblant tes peuples dans l’unité. L’Église, nous dit l’hérésie, n’est plus celle de toutes les nations, cette Église a péri. Pourtant Jésus-Christ devait être avec elle jusqu’à la consommation des siècles ; et si cette Église demande aujourd’hui de connaître ses jours peu nombreux, c’est que ces jours qui doivent se prolonger jusqu’à la fin des siècles, alors que l’Évangile sera prêché à tous les peuples, ne sont rien en comparaison de l’éternité, de ces années de Dieu, sans passé, sans avenir, qui ne s’écoulent point, car elles sont elles-mêmes Celui qui est. Ces années de Dieu passent de génération en génération, c’est-à-dire qu’elles sont le partage des saints de chaque génération, en Adam d’abord, puis chez les patriarches, puis chez les nations chrétiennes, tandis que la terre doit finir ainsi que les cieux. Déjà ont péri par le déluge les cieux inférieurs ; les cieux supérieurs ou les saints périront d’une manière corporelle, pour être revêtus d’immortalité, tandis que Dieu ne passera point. Ces cieux donc habiteront avec Dieu, et ces fils de ses serviteurs, sont nos bonnes œuvres qui doivent nous préparer la véritable vie.
1. Hier, nous avons entendu un pauvre prier et gémir ; nous avons reconnu en lui celui qui étant riche[93] est devenu pauvre, ainsi que les membres qui lui sont unis et qui parlent en la personne de leur chef. Car nous sommes là aussi, nous l’avons vu, si toutefois, par sa grâce, nous sommes quelque chose. Or, les paroles de gémissements cessaient pour faire place aux paroles de consolation, mais il nous était impossible hier de vous les exposer plus longuement. Écoutons dans ce qui nous reste à traiter, non plus le pauvre qui gémit, mais le pauvre qui tressaille, et qui tressaille parce qu’il espère, et qui espère parce qu’il ne présume point de lui-même. Il avait annoncé dans les divines Écritures le bonheur dont peuvent jouir les hommes, et il ajoute : « Que ceci soit écrit pour la génération à venir, et le peuple qui croira, bénira le Seigneur, parce qu’il a regardé du haut de son sanctuaire[94] ». C’est jusque-là que se prolongea hier notre discours, voyons la suite.
2. « Des hauteurs du ciel le Seigneur a jeté les yeux sur la terre pour écouter les gémissements de ceux qui ont les fers aux pieds, et délivrer les enfants de ceux qu’on a égorgés[95] ». Nous trouvons dans un autre psaume « Que les gémissements de ceux qui ont les fers aux pieds s’élèvent jusqu’à vous[96] » ; et le psaume qui parle ainsi s’entend des martyrs. Comment les martyrs ont-ils les fers aux pieds ? Leurs membres n’étaient-ils pas chargés de chaînes, plutôt que leurs pieds entravés ? Nous lisons en effet qu’on enchaînait les saints martyrs de Dieu, et qu’on les traînait derrière des juges de province en province, nous ne lisons pas qu’ils avaient les fers aux pieds. Nous connaissons aussi les entraves de la discipline et de la crainte de Dieu, dont il est dit : « La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse[97] ». C’est à cause de cette crainte que les serviteurs de Dieu n’ont point redouté ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme : ils craignaient alors celui qui a le pouvoir de jeter le corps et l’âme au feu éternel[98]. Si les martyrs, en effet, n’eussent eu les pieds retenus par les entraves de cette crainte, comment eussent-ils pu endurer de la part de leurs persécuteurs des tourments si rigoureux quand ils étaient libres de faire ce qu’on les contraignait de faire, et d’échapper aux tortures qu’ils enduraient ? Mais Dieu leur avait mis ces entraves salutaires, entraves dures et pénibles pour un temps, à la vérité, mais supportables en vue des promesses de Celui à qui il est dit : « A cause des paroles de vos lèvres, j’ai marché dans la voie douloureuse[99] ». On doit gémir dans ces entraves, sans doute, afin d’obtenir la divine miséricorde ; aussi les martyrs ont-ils dit dans un autre psaume : « Que le gémissement de ceux qui ont les entraves aux pieds s’élève jusqu’à vous » ; mais il ne faut point éviter ces entraves, pour convoiter une liberté pernicieuse, pour rechercher la douceur si courte d’une vie passagère, qui serait suivie d’une amertume sans fin. Aussi, de peur que nous ne repoussions les entraves de la sagesse, l’Écriture nous en parle-t-elle ainsi : « Écoute, mon fils, reçois ma pensée, et ne rejette point mon conseil. Mets tes pieds dans ses entraves, engage ton cou dans ses chaînes : baisse ton épaule et porte-la ; ne te fatigue point de ses liens. Approche-toi d’elle de tout ton cœur, et garde ses voies de toutes tes forces : cherche-la, mets-toi en peine de la trouver, et elle te sera manifestée ; une fois que tu l’auras embrassée, ne la quitte point. Car au dernier jour c’est en elle que tu trouveras le repos, et elle se changera pour toi en délices, et ses fers deviendront pour toi une protection, et ses chaînes un vêtement de gloire. Car elle a la beauté de l’or, et ses liens sont des fils d’hyacinthe tu te revêtiras d’elle comme d’une robe de gloire, tu la mettras sur ta tête comme une couronne de joie[100] ». Qu’ils crient donc tandis qu’ils ont les entraves aux pieds, tandis qu’ils sont enchaînés par la discipline du Seigneur qui a exercé les martyrs, et leurs fers seront brisés, et ils s’envoleront, et ces fers eux-mêmes deviendront leur ornement et leur gloire. Voilà ce qui est arrivé aux martyrs. Qu’ont fait leurs persécuteurs en les égorgeant, sinon briser leurs chaînes, qui se sont changées en couronnes ?
3. « Le Seigneur a donc regardé du haut du ciel, afin d’entendre les gémissements de ceux qui ont les fers aux pieds, et de délivrer les fils de ceux qu’on a égorgés ». Ce sont les martyrs que l’on a fait mourir ; mais quels sont les fils de ceux que l’on a fait mourir, sinon nous-mêmes ? Or, comment nous délier, sinon en disant à Dieu : « Seigneur, vous avez brisé mes liens ; je vous offrirai un sacrifice de louange[101] ? » Car chaque fidèle est délivré soit des chaînes de ses appétits déréglés, soit des liens du péché. Lui remettre son péché, c’est en effet le délier. Qu’aurait servi à Lazare de sortir vivant du tombeau, sans cette parole : « Déliez-le, et laissez-le aller[102] ? » À la vérité, le Christ le fit sortir à sa voix du sépulcre, lui rendit la vie par son cri puissant, put vaincre ce monceau de terre dont il était couvert, et Lazare sortit encore tout garrotté ; il ne sortit donc point par la force de ses pieds, mais par la force de celui qui le ressuscitait. Voilà ce qui s’opère dans le cœur d’un pénitent. Écoute un homme qui se repent de ses fautes, il est ressuscité ; écoute-le découvrir sa conscience par la confession, il est déjà sorti du tombeau, mais pas encore délié. Quand le sera-t-il ? Par qui le sera-t-il ? « Tout ce que vous délierez sur la terre », dit le Sauveur, « sera délié aussi dans le ciel[103] ». C’est avec raison que nos péchés sont déliés par l’Église : mais un mort ne peut ressusciter que par le cri intérieur de Jésus-Christ : c’est Dieu qui agit ainsi au dedans de nous. Nous vous parlons à l’oreille, mais comment savoir ce qui se passe dans vos cœurs ? Or, ce qui se passe intérieurement est l’œuvre de Dieu, et non la nôtre.
4. Dieu donc « a jeté les yeux pour délier les fils de ceux qu’on a égorgés ». Vous connaissez maintenant ces hommes égorgés, vous connaissez leurs enfants. Quelle est la suite ? « Afin que le nom du Seigneur soit annoncé dans Sion ». L’Église était d’abord opprimée, quand ou égorgeait ceux qui avaient les entraves aux pieds : et après ces persécutions, le nom du Seigneur est prêché dans Sion avec une grande liberté, c’est-à-dire dans l’Église même qui est Sion, non point ce lieu de la terre si orgueilleux d’abord et réduit ensuite à l’esclavage ; mais dans cette Sion dont l’ancienne était une figure, et qui signifie spéculation. Placés en effet dans la chair, nous voyons ce qui devant nous en nous étendant, non plus vers ce qui est du présent, mais vers les choses de l’avenir. De là cette spéculation. Quiconque est en spéculation ou au guet étend sa vue au loin ; et l’on appelle guet l’endroit où l’on pose des gardes. Or, on établit un guet sur des rochers, sur des montagnes, sur des arbres, afin que de cette hauteur on puisse voir de plus loin. Sion est donc un guet, et l’Église est un guet. Pourquoi un guet ? Être au guet, c’est voir de loin. « Il n’y a devant moi que labeur, jusqu’à ce que j’entre dans le sanctuaire de Dieu, et que je comprenne la fin des méchants[104] ». Qu’est-ce que voir, comprendre la fin ? Traverser la mer eu voyant, non plus en naviguant, et habiter les bords de la mer[105], c’est-à-dire mettre son espérance dans ce qui doit durer après l’écoulement des temps. Si donc l’Église est un guet, c’est là qu’on annonce désormais le nom du Seigneur. Et non seulement le nom du Seigneur est annoncé dans cette Sion, mais « sa louange », dit le Prophète, « est publiée dans Jérusalem ».
5. Comment publiée ? « Alors que les peuples et les royaumes se réuniront, pour servir le Seigneur[106] ». D’où vient cette merveille, sinon du sang de ceux qu’on a mis à mort ? D’où vient cette merveille, sinon des gémissements de ceux qui ont les entraves aux pieds ? Dieu donc les a écoutés, sous le pressoir et dans l’humiliation, afin qu’en un jour l’Église fût élevée à cet éclat de gloire que nous voyons, et que les puissances qui persécutaient alors servissent maintenant le Seigneur.
6. « Elle lui a répondu dans la voie de sa force[107] ». À qui a-t-elle répondu, sinon au Seigneur ? Qui a répondu ? Voyons ce qui précède. « Et sa louange », dit-il, « sera chantée en Jérusalem, quand les peuples et les rois s’uniront pour servir le Seigneur. Elle lui a répondu dans la voie de sa force ». Quelle est celle ou quel est celui qui a répondu dans la voie de sa force ? Cherchons tout d’abord celui qui a répondu, et nous saurons par là quel est le chemin de sa force. D’après les paroles précédentes, on pourrait croire que c’est la gloire de Dieu ou Jérusalem qui lui a répondu ; car le Prophète avait dit plus haut : « Et sa louange sera en Jérusalem ; quand se réuniront les peuples et les royaumes pour servir le Seigneur ». « Elle lui a répondu, nous ne pouvons point parler ainsi des royaumes, car alors le Prophète eût dit : Ils lui ont répondu. « Elle lui a répondu », ne peut avoir pour sujet les peuples, car le Prophète eût dit encore : Ils lui ont répondu. Donc puisque répondre est au singulier, nous ne pouvons lui trouver dans ce qui précède, d’autre sujet que la louange du Seigneur, et Jérusalem. Et comme il est douteux si c’est la louange de Dieu ou Jérusalem, exposons l’un et l’autre sens. Comment sa louange lui a-t-elle répondu ? Quand ceux que Dieu daigne appeler lui rendent grâces. Car c’est Dieu qui nous appelle, et nous lui répondons, non par la voix, mais bien par la foi ; non par la langue, mais par la vie. Si Dieu en effet t’appelle, et t’ordonne de mener une vie pure, tu ne réponds point à son appel par une vie de désordre, il ne vient de toi aucune louange qui lui réponde ; car ta vie est plutôt un blasphème contre lui qu’une louange en son honneur. Mais quand nous vivons de manière à faire louer le Seigneur, sa louange alors lui répond. Jérusalem lui a aussi répondu dans la personne des saints que Dieu appelait. Car Jérusalem fut appelée, et tout d’abord Jérusalem refusa d’écouter, et il lui fut dit : « Voilà que vos maisons seront désertes. Jérusalem, Jérusalem », (il crie alors et l’on ne répond point), « combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l’as point voulu[108] ». Nulle réponse alors : nouvelle pluie et pour tout fruit des épines. Mais quant à la Jérusalem dont il est dit : « Réjouis-toi, stérile, qui n’enfantes pas : chante des cantiques de louanges, et pousse des cris de joie, toi qui n’avais pas d’enfants : l’Épouse abandonnée est devenue plus féconde que celle qui a un Époux ; celle-ci lui a répondu[109] ». Qu’est-ce à dire qu’elle a répondu ? » Elle n’a pas méprisé celui qui l’appelait. Qu’est-ce à dire qu’« elle a répondu ? » il l’a arrosée, et elle a donné du fruit.
7. « Elle lui a donc répondu », mais où ? « Dans le chemin de sa force ». Cette force vient-elle d’elle-même ? Que serait-elle en elle-même, quelle voix aurait-elle en elle-même et d’elle-même, autre que la voix du péché, que la voix de l’iniquité ? Examinez cette voix, qu’y trouverez-vous ? Tout au plus cette réponse : « J’ai dit, Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme parce que j’ai péché contre vous[110] ». Si Dieu l’a justifiée, « elle lui a répondu », non par ses propres mérites, mais par des œuvres qui viennent de lui. Où ? « Dans la voie de sa force ». C’est là le Christ, lui qui a dit : « Je suis la voie, la vérité, la vie[111] ». Mais avant la résurrection, le peuple ne le connaissait point ; ce fut principalement lors de sa mort sur la croix, que son infirmité cacha ce qu’il était[112], jusqu’à ce qu’il parût dans sa force par sa résurrection. Donc l’Église n’a point répondu au Fils de Dieu dans le chemin de son infirmité, mais bien quand il a fait éclater sa force clans sa résurrection. L’Église ne lui a point répondu quand il était dans la vie de son infirmité, mais bien quand il était « dans la voie de sa force » : car ce fut après sa résurrection qu’il appela son Église de tous les confins de la terre, non plus dans l’infirmité de la croix, mais dans toute la force du ciel. La gloire du chrétien, en effet, n’est pas de croire à la mort du Christ, mais bien plutôt à la résurrection du Christ. Car le païen croit qu’il est mort ; et s’il te fait un reproche, c’est de croire à un mort. Où donc est ta gloire ? C’est de croire à la résurrection du Christ, et d’espérer que tu ressusciteras par le Christ : telle est la gloire de ta foi. « Si tu crois en ton cœur que Jésus est le Seigneur, et si ta bouche confesse que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, tu seras sauvé[113] ». L’Apôtre ne dit point : Si tu confesses que Dieu l’a livré à la mort ; mais : « Si tu confesses que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauve ; car, c’est par le cœur que l’on croit pour devenir juste, et l’on confesse de bouche pour obtenir le salut[114] ». Pourquoi donc croire à sa mort ? Parce que nous ne pouvons croire à sa résurrection sans croire à sa mort. Qui peut ressusciter, si d’abord il ne meurt ? Qui se réveille sans avoir dormi ? « Mais celui qui a dormi, ne s’éveillera-t-il donc point[115] ? » Telle est la foi des chrétiens. Telle est la foi qui a uni l’Église, et dans laquelle « cette Épouse abandonnée a plus d’enfants que celle qui a un mari[116] ; et lui répond », en lui chantant des louanges selon ses préceptes ; « dans la voie de sa force », et non dans la voie de son infirmité.
8. Déjà nous avons entendu cette réponse : « C’est en rassemblant les peuples et les royaumes dans l’unité, afin qu’ils servent le Seigneur[117] ». Telle est donc sa réponse, l’unité, et quiconque n’est pas dans l’unité, ne lui répond point. Car le Christ est un, l’Église est unité. L’unité seule répond à Celui qui est un. Mais il en est qui disent : Voilà ce qui est fait : l’Église des quatre coins du monde a répondu au Christ, en lui donnant plus de fils que celle qui avait un Époux ; « elle lui a répondu dans la voie de sa force » ; elle a cru que le Christ est ressuscité ; toutes les nations ont cru en lui. Mais cette Église, qui fut l’Église de toutes les nations, ne l’est déjà plus ; elle a péri. Telle est le langage de ceux qui n’en sont pas. O insolence ! Elle n’est pas l’Église, parce que tu n’en es pas ? Prends garde de n’être plus par cela même ; car elle subsistera, bien que tu n’en sois point. Celte voix abominable, détestable, pleine de présomption et de fausseté, qui n’a pour base aucune vérité, qui n’est éclairée par aucune sagesse, ni pondérée par aucune prudence, qui est vaine, qui est téméraire, qui est précipitée, qui est pernicieuse, a été prévue par l’Esprit de Dieu, et il semble la combattre en prédisant l’unité contre ses adeptes : « En rassemblant dans l’unité les peuples et les rois, afin qu’ils servent le Seigneur ». Et quand l’Apôtre ajoute, qu’elle lui a répondue, c’est sa louange, c’est la Jérusalem notre mère, qui sera enfin rappelée de son exil, elle qui est féconde, et qui a plus d’enfants que celle qui avait un Époux ; elle dont les adversaires devaient dire : Elle a été, mais elle n’est plus. « Faites-moi connaître l’exiguïté de mes jours[118] ». Quels sont ces murmures que j’ignore, et que profèrent contre moi ceux qui s’en éloignent ? Comment des hommes perdus soutiennent-ils que je suis perdue ? Ils publient hardiment que je ne suis plus, et que j’ai été : « Faites-moi connaître le nombre restreint de mes jours ». Je ne vous demande point des jours éternels : ceux-là sont sans fin, et je les obtiendrai ; je ne vous les demande point ; je m’enquiers des jours du temps, indiquez-moi les jours du temps : « Faites-moi connaître l’exiguïté », et non l’éternité « de mes jours ». Indiquez-moi le temps que je dois passer en cette vie, à cause de ceux qui disent : Elle était, elle n’est plus ; à cause de ceux qui disent : Voilà que les Écritures sont accomplies, les nations ont embrassé la foi, mais l’Église est tombée dans l’apostasie, elle a disparu du milieu des nations. Qu’est-ce à dire : « Annoncez-moi l’exiguïté de mes jours ? » Dieu la lui a fait connaître, et cette prière n’est pas vaine. Qui donc me l’a dit, sinon Celui qui est la vie ? Commuent l’a-t-il dit ? « Voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles[119] ».
9. Mais ils sont ici, et ils disent : « Je suis avec vous », dit le Sauveur, « jusqu’à la consommation des siècles » ; parce qu’il nous avait en vue, et qu’il savait que le parti de Donat serait un jour sur la terre. Est-ce bien ce parti qui a dit : « Faites-moi connaître l’exiguïté de mes jours ? » Où n’est-ce point plutôt cette Église qui parlait plus haut et qui disait : « Je rassemblerai les peuples et les rois, qui doivent servir le Seigneur ? » Pourquoi voire cœur est-il affligé ? Parce que les empereurs proposent des lois contre les hérétiques, et justifient l’oracle, que « les rois s’uniront pour servir le Seigneur ? » Ce n’est point vous en effet qui êtes les fils de ces hommes égorgés, dont le Seigneur a exaucé la voix, quand ils étaient dans les entraves. Loin de là. Vos actions ne le disent point, votre vanité, votre orgueil ne vous rendent point ce témoignage : Vous n’avez point la sagesse, et vous êtes au-dehors ; vous êtes un sel affadi, et foulé aux pieds par les hommes[120]. Écoutez donc ce que dit l’Église, et quelle Église ? Celle qui a rassemblé les « peuples dans l’unité ». Quelle Église ? Celle qui a rassemblé « les rois, afin qu’ils servent le Seigneur ». Ébranlée par vos cris et vos erreurs, elle demande à Dieu qu’il lui fasse connaître l’exiguïté de ses jours, et elle entend cette parole du Seigneur : « Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles ». À ce propos, c’est de vous qu’il parle, dites-vous, c’est nous qui sommes, et qui serons jusqu’à la consommation des siècles. Qu’on interroge le Christ, à qui il est dit : « Montrez-moi le petit nombre de mes jours. Cet Évangile », nous répond-il, « sera prêché dans l’univers entier, en témoignage à toutes les nations, et alors viendra la fin[121] ». Où est maintenant votre allégation : L’Église était, elle n’est plus ? Écoute le Seigneur, qui annonce cette exiguïté de jours. « Cet Évangile sera prêché », dit-il. Où ? « Dans l’univers entier ». À qui ? « En témoignage à toutes les nations ». Qu’arrivera-t-il ensuite ? « Ensuite viendra la fin ». Ne vois-tu pas qu’il y a beaucoup de nations encore qui n’ont pas entendu l’Évangile ? Donc, puisqu’il faut que soit accomplie la parole du Seigneur, prédisant à l’Église la brièveté de ses jours, puisqu’il faut que l’Évangile soit prêché dans toutes les nations, avant la fin ; pourquoi dire que l’Église a disparu du milieu des nations auxquelles on prêche cet Évangile, afin qu’elle étende son empire sur tous les peuples ? Donc, jusqu’à la fin des siècles, l’Église subsistera parmi les nations ; et si ses jours sont peu nombreux, c’est qu’il y a brièveté dans tout ce qui a une fin, et qu’à cette brièveté doit succéder l’éternité. Que les hérétiques périssent, qu’ils périssent dans ce qu’ils sont, afin qu’ils deviennent ce qu’ils ne sont point. Cette brièveté des jours s’étendra jusqu’à la fin des siècles ; et si elle s’appelle brièveté, c’est que tout le temps, je ne dis pas depuis ce jour jusqu’à la fin des siècles, mais tout le temps qui s’écoulera depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, n’est qu’une goutte d’eau en comparaison de l’éternité.
10. Les hérétiques n’ont donc point à s’applaudir contre moi, parce que j’ai parlé de « la brièveté de mes jours », comme si je ne devais point subsister jusqu’à la fin des siècles. Qu’ajoute le Prophète ? « Ne me rappelez point au milieu de mes jours[122] ». N’agissez point avec moi, selon les prétentions des hérétiques. Conduisez-moi, non point au milieu de mes jours, mais jusqu’à la fin des siècles, dispensez-moi ces jours rapides, mais de manière à me donner ensuite les jours éternels. Pourquoi donc cette inquiétude au sujet des jours si rapides ? Pourquoi ? veux-tu l’entendre ? « Vos années sont de génération en génération ». Si je vous supplie au sujet de mes jours si restreints, c’est que ces jours, bien qu’ils doivent durer jusqu’à la fin des siècles, ne sont rien en comparaison de vos jours : « Vos années sont de génération en génération ». Pourquoi ne dit-il pas : Vos années remplissent les siècles des siècles, puisque telle est la manière de désigner l’éternité dans les saintes Écritures ; pourquoi dire : « Vos années sont de génération en génération ? » Mais quelles sont « vos années », ô mon Dieu ? Oui, quelles sont vos années, sinon celles qui ne viennent point, qui ne passent point ? Quelles années, sinon celles qui ne viennent point, afin précisément de ne point passer ? Tout jour de cette vie ne vient que pour n’être plus ; ainsi des heures, ainsi des mois, ainsi des années, rien ne demeure ; avant qu’il soit venu, chaque moment n’était pas ; est-il une fois venu qu’il n’est déjà plus. Vos années, Seigneur, sont donc des années éternelles, des années qui ne changent point, mais qui seront « de génération en génération ». Il y a une certaine génération des générations, c’est en elle que seront vos années. Quelle est-elle ? Elle existe, et si nous la connaissons bien, c’est en elle que nous devons être, et les années de Dieu seront en nous. Comment seront-elles en nous ? Comme Dieu lui-même sera en nous selon cette parole : « Afin que Dieu soit tout en tous[123] ». Car les années de Dieu ne sont autres que lui-même : or, ces années sont l’éternité de Dieu ; et l’éternité de Dieu, c’est la substance de Dieu qui n’a rien de changeant ; en lui il n’y a rien de ce passé qui ne serait déjà plus, ni de cet avenir qui ne serait point encore, il n’y a en lui rien d’autre que Il est ; il n’y a ni Il fut, ni Il sera ; car ce qui fut n’est plus, ce qui sera n’est point encore : mais en Dieu tout Est. C’est avec raison qu’il envoya autrefois son serviteur Moïse avec cette parole. Moïse demanda le nom de celui qui l’envoyait ; il le demanda et l’entendit, car le Seigneur ne frustra point ce désir pieux, qui ne venait point d’une curieuse présomption, mais de la nécessité d’accomplir un ministère. « Que répondrai-je », dit-il, « aux fils d’Israël, s’ils me disent : Qui t’a envoyé vers nous[124] ? » Et alors s’inclinant vers sa créature, lui Créateur, lui Dieu vers l’homme, lui immortel vers celui qui est mortel, lui éternel vers celui qui est du temps : « Je suis », dit-il, « celui qui suis[125] ». Pour toi, tu dirais C’est moi. Qui ? Gaïus ; un autre : Lucius ; un autre : Marc. Pourrais-tu dire autre chose que ton nom ? Voilà ce que Moïse attendait de Dieu, ce qu’il lui avait demandé. Quel est votre nom ? Que répondre à ceux qui me demanderont par qui je suis envoyé ? « Je suis ». Qui ? « Celui qui suis ». Est-ce donc là votre nom ? Est-ce là tout ? Et serait-ce là bien votre nom, si tout ce qui existe n’est véritablement pas dès qu’on le compare à vous ? Ceci est votre nom, exprimez-le mieux encore : « Allez », dit le Seigneur, « et dites aux enfants d’Israël : Celui qui est m’a envoyé vers vous. Je suis celui qui suis ; celui qui est m’a envoyé vers vous ». « Être », grandeur ! « Être », sublime expression ! Après cela, qu’est-ce que l’homme ? En face de ce grand « Être », qu’est-ce que l’homme dans tout son être ? Qui comprendra cet « Être » sublime ? Qui pourra y avoir part ? Qui pourra le désirer ? y aspirer ? Qui pourra se promettre d’y arriver un jour ? Ne désespère point, ô homme, ô faible créature. « Je suis », dit-il, « le Dieu d’Abraham, et le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob[126] ». Tu as entendu ce que je suis en moi-même, écoute ce que je suis pour toi. Telle est donc l’éternité qui vous appelle, et le Verbe est sorti de l’éternité. Voilà déjà l’éternité, voilà déjà le Verbe, et le temps n’est-il point encore ? Pourquoi le temps n’est-il pas ? Parce que le temps même a été fait. Comment le temps a-t-il été fait ? « Tout a été fait par lui, et sans lui rien n’a été fait[127] » O Verbe, avant le temps ! Verbe, par qui les temps ont été faits ! Verbe, qui êtes la vie éternelle, qui appelez à vous les hommes du temps pour leur donner l’éternité ! Telle est la génération des générations : une génération s’en va, une autre génération vient[128]. Il en est des hommes comme des feuilles d’un arbre, feuilles de l’olivier, du laurier, ou de tout arbre qui conserve toujours son manteau de verdure. Ainsi la terre porte les hommes, comme un de ces arbres porte des feuilles ; elle est couverte d’hommes dont les uns meurent, dont les autres naissent pour leur succéder. L’arbre a toujours sa robe éclatante de verdure ; mais vois au-dessous combien de feuilles sèches tu foules aux pieds.
11. Il y eut donc une génération pour Adam, et elle a passé. De là sortirent quelques hommes qui durent avoir part à l’éternité de Dieu, même en ce temps-là. De là sortirent Abel, et Seth, et Enoch[129]. Cette génération a passé, puis est tenu le déluge, n’épargnant qu’une famille. Cette génération nouvelle en donna quelques-uns à son tour, comme Noé, ses trois fils et ses trois brus, et dans cette famille, composée de huit personnes, il n’y eut qu’un seul pécheur[130] : elle s’ajouta à la génération précédente. Des trois fils de Noé, comme des trois mesures de froment de l’Évangile, toute la terre fut ensuite peuplée. Dieu se choisit Abraham, Isaac et Jacob, saints personnages, illustres patriarches, qui plurent au Seigneur. Cette génération en produisit d’autres, qui en donnèrent d’autres à leur tour, les saints Prophètes, les hérauts de Dieu. Est venu enfin Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui a jeté le levain dans ces trois mesures de farine, jusqu’à ce que le tout fût fermenté[131]. Lorsqu’il était encore ici-bas, dans sa chair, il y eut des Apôtres, il y eut des saints, et après eux, d’autres saints ; et c’est au nom du Christ qu’il y a maintenant des saints, qu’il y en aura après nous, et de même jusqu’à la fin des siècles. Dans tant de générations, vous choisirez, Seigneur, tous les saints de chaque génération, pour en faire une génération unique, Et c’est dans cette génération des générations que subsisteront vos années, c’est-à-dire que votre éternité sera dans cette génération tirée de toutes les autres, et réunie en une seule ; celle-là donc participera à votre éternité. Les autres générations ne sont que pour remplir le temps qui enfante cette génération destinée à l’éternité ; vous la changerez, Seigneur, et elle aura une vie nouvelle ; elle sera capable de vous porter, parce que vous lui en donnerez les forces. « Vos années sont dans la génération des générations ».
12. « Au commencement, Seigneur, vous avez fondé la terre ». Je sais que vous êtes éternel, et dès lors avant toutes choses : « Au commencement, Seigneur, vous avez fondé la terre, et les cieux sont l’ouvrage de vos mains. Ils périront, mais vous demeurez : tous vieillissent comme un vêtement ; vous les changerez comme on change un manteau, et ils seront changés. Mais vous, Seigneur, vous êtes le même[132] ». Qui êtes-vous ? « Celui qui êtes le même », vous qui avez dit : « Je suis celui qui suis, vous êtes le même ». Et bien que les créatures ne puissent exister que de vous, que par vous, et qu’en vous, elles ne sont pas néanmoins ce que vous êtes. « Vous êtes en effet le même, et vos années ne passeront point ». Non, elles ne passeront point, ces années qui vous sont propres, ces années qui doivent subsister dans la génération des générations. Dans cette conviction, vous demanderais-je quelle est la brièveté de mes jours, si je ne savais que tous les jours d’ici-bas sont courts quand on les compare à votre éternité ? Je sais donc ce que je vous demande. Que les hérétiques ne s’élèvent point, comme si l’Église, répandue dans l’univers entier, n’avait que peu de jours à vivre. Bien que ces jours doivent se prolonger jusqu’à la fin du monde, ils sont courts néanmoins. Comment courts ? Oui, puisqu’ils doivent finir. Quant aux années qui subsisteront « de génération en génération », voilà celles qu’il faut aimer, qu’il faut désirer après lesquelles nous devons soupirer ; c’est en vue de ces années que nous devons demeurer dans l’unité, pour les acquérir qu’il faut éviter ce qu’il y a de contagieux dans les hérétiques, pour les posséder qu’il faut répondre à ces pervers, qu’il faut gagner ceux qui sont égarés et rappeler à la vie ceux qui ont péri. Voilà ce qu’il faut désirer. Toutefois, ô mon Dieu, afin que je puisse répondre à ces discoureurs, à ces parleurs impudents, à ces calomniateurs, à ces murmurateurs, à ces détracteurs : « Faites-moi connaître le petit nombre de mes jours » ; et « ne me rappelez point au milieu de mes années ». Ne me retirez point de la terre avant que l’Évangile soit prêché dans le monde entier, selon cette promesse du Sauveur : « Il faut que l’Évangile soit prêché dans tout l’univers, afin de servir de témoignage à tous les peuples, et alors viendra la fin[133] ». Que dirons-nous ici, mes frères ? Tout cela est clair, évident. Dieu a fondé la terre, nous le savons, les cieux sont l’œuvre de ses mains. Ne croyez point toutefois qu’il y ait une différence entre l’œuvre de ses mains et l’œuvre de sa parole : celui qui a dit : « Je suis celui qui suis », n’a point de membres corporels, et son Verbe est sa main, car sa main est bien sa force. Parce qu’il est écrit : « Que le firmament soit fait », et il fut fait ; nous comprenons que Dieu le fit par son Verbe ; mais quand il dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance[134] », il nous semble qu’il le fit de sa main. Écoute alors : « Les œuvres de vos « mains sont les cieux e. Voilà qu’il fait par sa parole ce qu’il fait aussi par ses mains, puisqu’il l’a fait par sa puissance, par sa force. Vois donc ce qu’il a fait, et ne t’enquiers ! point de la manière dont il l’a fait. C’est trop pour toi de vouloir comprendre comment il l’a fait, puisqu’il t’a fait de telle sorte que tu sois d’abord son serviteur, afin de pouvoir être ensuite son ami intelligent. « Donc les cieux sont l’œuvre de vos mains ».
13. « Ils périront, mais vous demeurez[135] ». L’apôtre saint Pierre nous dit clairement : « Les cieux furent d’abord tirés de l’eau et appuyés sur l’eau, par le Verbe de Dieu ; c’est lui qui a créé ce monde qui périt par le déluge ; mais les cieux et la terre qui subsistent maintenant, sont réservés au feu e par ce même Verbe[136] ». Il nous enseigne donc que les cieux ont péri par le déluge ; ils périrent dans l’étendue et l’espace de cet air que nous respirons. L’eau s’accrut, et remplit tout l’espace d’air où voltigent les oiseaux ; ainsi périrent les cieux rapprochés de la terre, et dont on dit les oiseaux du ciel. Mais il y a des cieux bien supérieurs dans le firmament : périront-ils par le feu, ou bien n’y aura-t-il que ces mêmes cieux qui ont déjà péri par le déluge ? C’est là une question épineuse parmi les savants, et qu’il n’est pas facile de trancher dans le peu de temps qui nous reste. Laissons-la donc, ou du moins différons-la pour un autre moment, mais sachons que tout cela périra, et que Dieu demeure. Si quelques-unes des créatures du Seigneur doivent demeurer avec lui, ce n’est point en elles-mêmes qu’elles peuvent demeurer, mais bien en Dieu, en ne se retirant point de Dieu. Quoi donc, mes frères ? Dirons-nous que les anges doivent périr par le feu qui consumera le monde ? nullement. Quoi donc ? que Dieu n’a pas fait les anges ? Loin de nous. Que dire alors ? D’où viendraient-ils, s’ils n’eussent été faits par lui ? « Il a dit, et j tout a été fait ; il a commandé, et tout a été créé[137] ». Ainsi dit le Prophète à propos des œuvres de Dieu, parmi lesquelles sont comptés les anges. Les anges donc seront avec Dieu lorsque le monde sera réduit par le feu : et le monde passera par un embrasement qui n’atteindra point les saints de Dieu. Ce que fut la fournaise pour les trois jeunes hébreux[138], voilà ce que sera l’embrasement du monde pour les justes marqués au sceau de la Trinité.
14. Ce n’est point nous tromper peut-être que d’entendre par les cieux les justes eux-mêmes, les saints de Dieu, qu’il choisit pour sa demeure, afin de faire gronder le tonnerre de ses préceptes, et briller l’éclair de ses miracles et pleuvoir la sagesse de sa vérité ; Les cieux en effet ont raconté la gloire de Dieu[139]. Mais ces cieux périront-ils ? Ou doivent-ils périr en quelque sens ? En quelle manière doivent-ils périr ? À la manière d’un vêtement. Qu’est-ce à dire, à la manière d’un vêtement ? Dans ce qu’ils ont de corporel ; car le corps est le vêtement de l’âme, comme il résulte de l’expression de Jésus-Christ, quand il dit : « L’âme n’est-elle point plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement[140] ? » Comment donc périt un vêtement ? « Quoique l’homme extérieur doive se corrompre en nous, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour[141] ». Ils périront donc, mais seulement selon le corps : « pour vous, Seigneur, vous demeurez ». Si donc ils doivent périr selon le corps, où est la résurrection de la chair ? Que deviendra pour les membres l’exemple donné par le chef ? Où sera-t-il ? Veux-tu l’entendre ? La chair sera changée ; elle ne demeurera point ce qu’elle était. Écoute un mot de l’Apôtre : « Les morts ressusciteront dans l’incorruptibilité, et nous serons changés ». Comment serons-nous changés ? « On sème un corps animal, et il ressuscitera corps spirituel[142] ». Donc ce que l’on sème de mortel, ressuscitera immortel ; ce que l’on sème de corruptible, ressuscitera incorruptible. Attendons ainsi ce changement : les cieux alors doivent périr, les cieux doivent être changés. Mais peut-être n’est-il pas juste d’appeler cieux les corps des saints ? S’ils ne portent pas Dieu, qu’ils ne soient point appelés des cieux. Mais, dira-t-on, comment prouver qu’ils doivent porter Dieu ? As-tu donc oublié ce mot de saint Paul : « Glorifiez Dieu, et portez-le dans votre corps[143] ? » Ces cieux donc doivent périr, mais non éternellement, périr afin d’être changés. N’est-ce point là ce que dit le psaume ? Lis la suite : « Et tous vieilliront comme un vêtement, vous les changerez comme un manteau, et ils seront changés pour vous, vous êtes le même, et vos années ne périront point[144] ». Entends-tu ce vêtement, entends-tu ce manteau, qui ne signifie rien autre que le corps ? Espérons donc le changement de notre corps, mais ne l’espérons que de Celui qui était avant nous, qui demeure après nous ; de qui nous tenons ce que nous sommes, et à qui nous devons revenir après notre changement ; qui change tout sans subir de changement, qui crée et qui est incréé ; qui donne le mouvement et qui demeure ; qui dit autant que la chair et le sang peuvent le comprendre : « Je suis celui qui suis[145]. Vous êtes le même Seigneur, et vos années ne périront point ». Mais en face de ces années immuables, qui sommes-nous avec des années en lambeaux ? Et toutefois ne désespérons point. Déjà dans cette hauteur, dans cette suréminence de la sagesse. Il avait dit : « Je suis celui qui suis », et néanmoins, pour nous consoler, il ajoute : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob », et nous sommes de la race d’Abraham[146] ; quelle que soit notre objection, quoi que nous soyons cendre et poussière, nous espérons en lui. Nous sommes esclaves, il est vrai ; mais pour nous, le Seigneur a pris la forme de l’esclave[147] pour nous, chétifs mortels, l’immortel a voulu mourir, pour nous il a donné en lui-même un témoignage de notre résurrection. Espérons dès lors que nous arriverons à ces aunées qui demeurent, et dont le soleil ne mesure point les jours, mais où demeure stable tout ce qui est, parce qu’il n’y a que cela qui soit véritablement.
15. Mais dites-nous, ô Prophète, si nous pouvons espérer d’y être un jour. Ecoute, et vois s’il te faut désespérer ; écoute ces paroles : « C’est là qu’habiteront les fils de vos serviteurs ». Où, sinon dans les années qui n’ont point de fin ? « C’est là qu’habiteront les fils de vos serviteurs, et leur postérité sera dirigée vers le siècle[148] » : oui, vers le siècle du siècle, vers le siècle sans fin, vers le siècle qui demeure stable. Mais, c’est le sort « des fils de vos serviteurs », dit le Prophète, et dès lors nous faudra-t-il redouter qu’après avoir servi le Seigneur, nous n’habitions point ces années éternelles, et qu’il n’y ait que nos enfants ? Ou si nous sommes les fils des serviteurs de Dieu, parce que nous sommes les fils des Apôtres, que dire ? Des enfants nouvellement nés, naguère admis dans une succession qui les honore, auraient-ils donc la scandaleuse audace de dire : C’est nous qui devons y être, les Apôtres n’y seront point ? Dieu préserve de ce malheur, et la piété des fils, et la foi des enfants, et l’intelligence des plus grands. Là aussi seront les Apôtres ; les béliers ouvriront la marche, puis viendront les agneaux. Pourquoi dire alors : « Le fils de vos serviteurs », et ne pas dire aussitôt, vos serviteurs ? Car eux aussi sont vos serviteurs, et leurs fils vos serviteurs ; et les fils de leurs enfants, que seront-ils, sinon encore des serviteurs ? On comprendrait tout cela en un seul mot, si le Psalmiste nous disait : C’est là qu’habiteront vos serviteurs : on comprendrait en un seul mot » Voyons ce que figure son langage ; dans les premiers siècles il y a des faits. Pendant quarante années, les enfants d’Israël furent brisés dans le désert nul n’entra dans la terre promise à l’exception de leurs enfants. Deux seulement, sue ne me trompe, entrèrent dans cette terre, pas plus[149]. De tant de milliers d’hommes, deux seulement purent y entrer. C’était pour eux seuls que Dieu avait pris tant de peine, quoique pour Dieu il n’y ait aucune peine, seulement la peine est pour ses serviteurs. Combien souffrit Moïse pour ces hommes ; combien il entendit menacer de n’entrer point dans la terre des promesses ! Ce furent leurs enfants qui y entrèrent. Quel est le sens de cette figure ? Ce furent les hommes nouveaux qui y entrèrent, non ceux qui tenaient du vieil homme. Toutefois deux y entrèrent, un et l’unité, la tête et le corps, le Christ et l’Église, avec toute cette jeunesse renouvelée, ou leurs enfants. Donc, c’est là qu’« habiteront les fils de tes serviteurs ». Et ces fils de tes serviteurs sans les œuvres de tes serviteurs, car nul ne peut y résider que par ses œuvres. Qu’est-ce à dire, les fils l’habiteront ? Que nul ne se flatte d’y habiter, s’il se dit seulement serviteur, sans en faire seulement les œuvres ; car il n’y aura que les fils pour y habiter ? Qu’est-ce à dire, « les fils de vos serviteurs y habiteront ? » Vos serviteurs y habiteront par leurs bonnes œuvres, y habiteront par leurs enfants. Ne sois donc point stérile, si tu veux habiter les années éternelles ; envoie devant toi tes enfants, afin de les suivre ; envoyez-les-y, ne les en faites pas sortir. Que tes enfants te conduisent à la terre des promesses, à la terre des vivants, et non à la terre des mourants. Pendant que tu accomplis ton pèlerinage, qu’ils te précèdent pour te recevoir. C’était pour préparer à son père la nourriture du corps que le fils de Jacob le précéda en Égypte, et qu’il dit à son père et à ses frères : « Je suis venu avant vous pour vous préparer des vivres[150] ». Que tes enfants donc, ou plutôt que tes bonnes œuvres te précèdent ; tels vous aurez envoyé ces enfants, tels vous les suivrez.
DISCOURS SUR LE PSAUME 102
modifierSERMON POUR UNE FÊTE DES MARTYRS.
modifierLES BIENFAITS DU SEIGNEUR.
modifierEn nous appelant à bénir le Seigneur, le Prophète s’adresse à ce qu’il y a d’intérieur en nous, ou à notre âme, qui a toujours quelqu’un qui l’écoute et qui doit chanter intérieurement, au souvenir de nos péchés pour les désavouer, au souvenir des bienfaits de Dieu, lequel stimulait dans les martyrs l’espérance de retrouver dans le ciel la vie qu’ils donnaient pour Dieu. Ils ne lui reportaient que ses dons, il est vrai, et ne pas oublier ses dons, c’est lui en rendre grâce ; s’il nous demande un culte, c’est pour nous attirer à lui. De nous-mêmes nous n’avons que le péché ; de lui nous vient le calice du salut, ou la douleur qu’il faut subir en invoquant son nom. N’oublions, donc jamais : – Qu’il nous remet nos fautes, mais en nous imposant des peines qui nous ramènent à lui ; – Qu’il guérit nos langueurs, pourvu que nous soyons patients dans nos peines dont il nous guérira certainement, comme le malade se laisse opérer par le médecin qui n’est pas sûr de le guérir ; – Qu’il nous délivrera ainsi de la corruption en nous donnant le Christ par qui nous sommes incorruptibles. – Qu’il nous couronnera dans sa miséricorde, car la lutte qui nous donnera la couronne viendra de la grâce ; – Qu’il nous rassasiera de bonheur, en nous donnant Dieu lui-même, dont nous ne sentons point ici-bas l’ineffable douceur, parce que notre corps est appesanti ; – Qu’il renouvellera ce corps quand l’aigle sent son bec trop allongé par les années, pour laisser passage à la nourriture, il l’use sur la pierre et reprend par la nourriture de nouvelles forces ; ainsi Dieu usera notre corps sur la pierre qui est le Christ et le revêtira de jeunesse en le rassasiant des trois pains de l’Évangile ou de Dieu en trois personnes ; – Qu’il fait miséricorde à ceux qui sont miséricordieux, et quand on lui amène la femme adultère, il écrit la loi sur la terre, pour marquer les vertus chrétiennes, et nous apprendre à chercher si nous ne sommes point coupables. Pour le juste nous n’avons que la miséricorde corporelle ; à l’injuste pourtant nous devons faire aussi miséricorde, non parce qu’il est injuste, mais parce qu’il est homme, comice au juste, parce qu’il est juste. La vengeance n’est permise que quand elle est une juste correction infligée à ceux qui nous sont soumis ; s’agit-il des puissants, endurons persécution. Dieu a montré à Moïse qu’il donnait la loi, afin que l’homme vit le nombre de ses fautes, et eût recours à l’aveu et à la grâce. Toutefois Dieu est lent à punir, parce qu’il nous invite à la pénitence, et pourtant nous remettons cette pénitence indéfiniment ; et Dieu ne nous traite point selon nos offenses ; chaque jour il nous protège comme le ciel protège la terre. Il met nos péchés au couchant pour n’y plus revenir, et sa grâce à un orient sans occident, Il sait que nous sommes faibles, que nos jours sont courts, que tout passe vite ici-bas, qu’il récompensera non ceux qui connaissent la loi, mais ceux qui en font les œuvres, non point, seulement à l’extérieur, mais aussi de cœur.
1. Dans tous les dons qui nous viennent du Seigneur notre Dieu, dans les consolations qu’il nous envoie, comme dans les châtiments qu’il nous inflige, dans les grâces qu’il a daigné nous faire, comme dans cette miséricorde qui iie nous traite point dans la rigueur de sa justice, enfin dans toutes ses œuvres, que notre âme bénisse le Seigneur. Voilà ce que nous avons chanté ; c’est ainsi que commence le psaume que nous allons expliquer avec le secours de ce Dieu que notre âme bénit à jamais. Que chacun de nous donc exhorte sou âme, et se stimule en disant : « O mon âme, bénis e le Seigneur ». Que tous ensemble, que tous les frères en Jésus-Christ répandus partout et ne formant qu’un seul homme, dont la tête est déjà dans le ciel, que cet homme unique exhorte aussi son âme, et lui dise : « O mon âme, bénis le Seigneur ». Cette âme écoute, elle obéit, elle fait ce qu’on la presse de faire, elle cède à une persuasion qui ne vient pas de nous, mais de ce Dieu qu’elle bénit. Le Prophète en effet entreprend de nous montrer pourquoi notre âme doit bénir le Seigneur, comme si notre âme lui répondait : Pourquoi m’engager à bénir Dieu ? Écoutons donc, et que notre âme écoute, qu’elle considère tout ce qui peut la stimuler, afin de n’être point lâche à bénir Dieu, et de voir s’il est bien juste de lui dire : « Mon âme, bénis le Seigneur » ; qu’elle considère si elle doit en bénir un antre que lui. « Bénis le Seigneur, ô mon âme », dit le Prophète.
2. Notre interlocuteur répète ce qu’il vient de dire en termes bien plus expressifs. « Mon âme, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom[151] ». Je crois qu’il ne s’adresse ici à rien de corporel, et qu’il ne veut point exhorter nos poumons, notre foie, et ce qu’il y a de charnel dans nos entrailles à éclater en cris de joie pour bénir le Seigneur. Sans doute notre poumon est comme un soufflet qui, tour à tour, aspire l’air et l’expulse, et ce souffle d’air expulsé forme, quand nous parlons, le son, la voix ; et nul son de voix ne peut sortir de notre bouche, s’il n’est émis par notre poumon. Mais il ne s’agit point de cela qui est seulement pour l’oreille des hommes. Dieu aussi a ses oreilles, comme le cœur a sa voix. C’est tout ce qui est en lui que le Prophète exhorte à bénir le Seigneur, quand il dit : « Que tout ce que j’ai d’intérieur bénisse son saint nom ». Qu’ai-je d’intérieur, diras-tu ? Ton âme elle-même. Et dès lors : « Mon âme, bénis le Seigneur », est identique à cette autre parole : « Et tout ce que j’ai d’intérieur, son saint nom », en sous-entendant bénisse. Que ta voix s’élève, si c’est un homme qui doit entendre, qu’elle se taise, si nul n’est là pour entendre ; mais ton cœur a toujours quelqu’un qui l’écoute. Notre bouche a donc fait retentir cette bénédiction, quand nous avons chanté ces paroles : « Bénis le Seigneur, ô mon âme, et tout ce que j’ai d’intérieur, son saint nom ». Nous y avons mis le temps qu’il fallait, puis nous avons gardé le silence ; mais dans notre cœur, la louange de Dieu doit-elle donc se taire ? Que le son de fois à autre se fasse entendre, mais que la voix intérieure soit sans fin. Quand tu es venu à l’église réciter une hymne, ta voix a lait retentir la louange de Dieu : tu as parlé selon ton pouvoir, et tu t’es ensuite retiré : mais que ton âme chante sans cesse la louange de Dieu. Es-tu occupé d’une affaire ? que ton âme bénisse le Seigneur. Prends-tu de la nourriture ? écoute cette parole de saint Paul : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la gloire du Seigneur[152] ». J’oserai même dire : Es-tu dans le sommeil ? que ton âme bénisse le Seigneur. Que la pensée du crime, que le dessein d’un vol, que le rendez-vous de L’infamie ne t’éveille jamais. Pendant le sommeil, ton innocence doit être la voix de ton âme, et dire : « Bénis le Seigneur, ô mon âme, que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom ».
3. « Bénis le Seigneur, ô mon âme, et n’oublie pas tous ses bienfaits[153] ». « Bénis le Seigneur, ô mon âme », dit le Prophète. Qu’est-ce donc que ton âme ? Tout ce qui est intérieur en toi. « Bénis le Seigneur, ô mon âme », répétition qui nous presse de plus en plus. Mais pour bénir sans cesse le Seigneur, « n’oublie pas ses bienfaits ». Les oublier, c’est te taire. Or, tu ne peux avoir devant les yeux les bienfaits de Dieu, sans avoir aussi devant les yeux tes péchés. Toutefois, que ton péché soit devant tes yeux, non pour le plaisir qu’il t’a causé, mais pour la damnation qu’il t’a méritée. La damnation, voilà ton œuvre ; la rémission est l’œuvre de Dieu. Tel est le bienfait qui nous force à dire : « Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu’il m’a faits[154] ? » Voila ce que considéraient les martyrs dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire, tous les saints qui n’ont eu que du mépris pour cette vie, et, comme vous l’avez entendu dans l’épître de saint Jean, qui ont donné leur vie pour leurs frères[155], ce qui est la perfection de la charité, comme l’a dit le Sauveur : « Nul ne peut pousser la charité plus loin qu’en donnant sa vie pour ses amis[156] ». Telle était la considération qui portait les martyrs à mépriser ici-bas leur vie, afin de la retrouver dans le ciel, fidèles qu’ils étaient à cette parole du Seigneur : « Celui qui aime sa vie la perdra, et quiconque perdra sa vie à cause de moi, la retrouvera dans l’éternité[157] ». Ils ont voulu rendre à Dieu. Qui étaient-ils ? que rendre ? et à qui ? Des hommes voulaient à leur tour rendre service à Dieu, jusqu’à la mort. Que pouvaient-ils donner, que lui-même ne nous ait point donné ? Qu’ont-ils donné qu’ils n’aient point reçu ? C’est donc Celui qui donna qui a véritablement rendu. Mais il ne nous a point rendu ce que méritaient nos péchés ; car autre était ce que nous méritions, et autre ce que Dieu nous a rendu. « N’oubliez point », dit le Prophète, « les saintes rétributions du Seigneur », non pas les dons, mais bien « les rétributions ». Nous avions mérité, et ce qui nous a été rendu n’est point ce qui était dû. De là cette parole : « Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu’il m’a rendu[158] ? » Le Prophète ne dit point, pour les dons qu’il m’a faits ; mais, pour tout ce qu’il m’a rendu. Toi, tu as rendu le mal pour le bien, et le Seigneur le bien pour le mal. Comment donc toi, ô homme, as-tu rendu à Dieu des maux pour des biens ? Parce que tu étais un blasphémateur, un persécuteur, un insulteur[159], tu as rendu des blasphèmes. En retour de quels biens ? D’abord de l’existence ; mais la pierre existe aussi ; ensuite de la vie, mais la brute vit aussi. Que rendras-tu au Seigneur pour t’avoir élevé au-dessus des brutes, au-dessus des oiseaux, en te créant à son image et à sa ressemblance[160] ? Ne cherche point ce que tu lui rendras : rends-lui son image vivante en toi, c’est là ce qu’il demande ; il veut la pièce de monnaie à son effigie[161]. Et toi, au lieu de ces actions de grâces, de cette humilité, de cette obéissance, de ce culte religieux, en un mot de toutes ces actions saintes que tu devais à Dieu, en retour de ces bienfaits que tu as reçus de lui, tu lui as rendu le blasphème. Que dit le Seigneur ? Confesse-toi, et je te pardonne. Moi aussi, je te rendrai, mais non ce que tu m’as rendu : tu m’as rendu le mal pour le bien, moi je te rendrai le bien pour le mal.
4. Pense donc, ô mon âme, à tous les bienfaits de Dieu, sans oublier tes offenses envers lui. Plus tes offenses sont nombreuses, et plus nombreux sont ses bienfaits. Or, quels présents pourras-tu lui faire ? Quels dons ? Quels sacrifices ? Ne pas oublier ses saintes rétributions, c’est là un sacrifice qui lui est agréable. « Bénis le Seigneur, ô mon âme. C’est le sacrifice de louanges qui m’est agréable. Immole à Dieu une hostie de louanges, et rends tes vœux au Très-Haut[162] ». Dieu veut que tu le bénisses, et cela pour ton avantage, et non pour les intérêts de sa gloire. Tu ne saurais lui rien offrir en échange de ses dons, et ce qu’il exige, c’est pour toi et non pour lui ; c’est pour ton bien, tu en retireras le fruit. Ce qu’il aime de toi, n’est point l’accroissement de sa gloire, mais ce qui peut te conduire à lui. Aussi les martyrs cherchaient-ils ce qu’ils devaient rendre à Dieu, et dans leur dépit de ne rien trouver, ils s’écriaient : « Que rendrai-je au Seigneur pour tout le bien qu’il m’a fait ? » et ils ne trouvaient rien à lui rendre, sinon : « Je prendrai le calice du salut, et j’invoquerai le nom du Seigneur[163] ». Que rendras-tu au Seigneur ? Tu cherchais sans pouvoir trouver cette parole : « Je prendrai le calice du salut ». Quoi donc ? Ce calice du salut n’est-il pas un don de Dieu ? Donne a Dieu, si tu le peux, quelque chose de toi. Ou plutôt ne le fais point, ne lui donne point ce qui vient de toi ; Dieu ne veut rien de ce qui est à toi, car de toi-même tu ne peux lui offrir que le péché. Tout ce que tu as de bon, te vient de Dieu, le péché seul t’appartient. Dieu donc ne veut point que tu lui offre ce qui vient de toi, mais bien ce qui vient de lui. Si d’un champ qu’il a semé, tu apportes au maître quelques gerbes, c’est là le fruit qui lui appartient ; lui offrir des épines, voilà ce qui vient de toi. Rends à Dieu la vérité, bénis-le dans la vérité. Le louer de toi-même, c’est mentir. « Celui qui profère le mensonge, dit ce qui lui est propre[164] ». Dire ce qui vient de nous-mêmes, c’est donc mentir ; dire ce qui vient de Dieu, c’est dire la vérité. Mais prendre le calice du salut, qu’est-ce autre chose que souffrir à l’exemple du Sauveur ? Voilà ce qu’ont fait les martyrs. Voilà ce qu’a enseigné le Sauveur à ceux qui recherchaient les premières places, qui fuyaient la vallée des larmes, qui voulaient s’asseoir l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Que leur dit-il en effet ? « Pouvez-vous boire le calice que je boirai[165] ? » Et le martyr, sur le point de s’immoler à Dieu comme une victime sainte, s’écrie : « Je prendrai le calice du salut ». Je prendrai le calice du Christ, je boirai à la coupe des douleurs de mon Dieu. Garde-toi de faillir. Oui, « j’invoquerai le nom du Seigneur ». Ceux donc qui ont failli, n’ont pas invoqué le nom du Seigneur, ils ont compté sur leur propre courage. Pour toi, rends à Dieu, sans oublier que tu as reçu de lui ce que tu lui offres. Que ton âme bénisse donc le Seigneur, de manière à n’oublier jamais ses dons.
5. Écoutez quels sont ses dons : « C’est lui qui te pardonne toutes tes iniquités, qui guérit toutes tes langueurs, qui rachète ta vie de la corruption, qui te couronne de miséricorde et d’amour, qui rassasie de bonheur tes désirs, qui renouvelle ta jeunesse comme « celle de l’aigle[166] ». Voilà ses bienfaits. Que devait-il au pécheur autre chose que le supplice ? Que devait-il au blasphémateur, sinon la flamme de l’enfer ? Ce n’est point là ce qu’il nous a rendu. Ne tremble point, ne t’effraie point, que ta crainte ne soit point sans amour. Garde-toi d’oublier les rétributions de sa bonté, change de vie, si tu ne veux éprouver ses rétributions, comment dirai-je ? Mauvaises ? mais si elles sont justes elles ne sont point mauvaises. Elles ne sont donc mauvaises que de ta part ; mais du côté de Dieu, ces maux que tu endures ne sont point des maux, car s’ils sont justes, ils sont des biens ; ils ne sont des maux que pour toi qui les endures. Veux-tu que la justice de Dieu ne devienne point un mal pour toi ? Que ton iniquité ne soit plus un mal devant Dieu. Jamais, en effet, il n’a cessé d’appeler, ni d’instruire ceux qu’il appelait, ni de perfectionner ceux qu’il avait instruits, ni de couronner ceux qu’il avait perfectionnés[167]. Que répondre ? Que tu es pécheur ? Tourne-toi vers Dieu, et reçois ses grâces : « Il te pardonne toutes tes iniquités ». Mais après cette rémission de tes fautes, il te reste un corps infirme, et qui est nécessairement aiguillonné par les désirs de la chair, par les convoitises illicites. Ta chair est donc faible encore, la mort n’est pas encore absorbée par la victoire, et ce que tu as de corruptible, n’est point revêtu encore d’incorruptibilité ’, et même après la rémission des fautes, ne laisse pas d’être assujetti à bien des troubles : elle est exposée au péril des tentations : parfois elle trouve un plaisir dans les suggestions, et parfois elle les rejette, et quand elle y trouve un plaisir, souvent elle s’y laisse aller et succombe. C’est une langueur, et Dieu « guérit toutes nos langueurs ». Toutes tes langueurs seront guéries, sois donc sans crainte. Ces langueurs sont grandes, me diras-tu ; le médecin est plus grand encore. Pour un médecin tout-puissant, il n’est point de langueur incurable ; laisse-toi seulement guérir, ne repousse pas sa main, il sait ce qu’il doit faire. Qu’il te plaise, non seulement quand il adoucit ta douleur, mais aussi quand il y porte le fer ; souffre un médicament douloureux, en vue de la santé qui doit suivre. Voyez, mes frères, dans les maladies du corps, ce qu’endurent les hommes, afin de mourir encore après avoir vécu peu de jours, et encore peu de jours incertains. Beaucoup, après avoir cruellement souffert dans les incisions qu’on leur faisait, ou mouraient entre les mains du médecin, ou, après leur guérison, succombaient à une autre maladie. S’ils eussent cru leur mort si proche, eussent-ils enduré ces douleurs ? Mais toi, tu souffres sans incertitude : et celui qui t’a promis la guérison ne saurait se tromper. Un médecin se trompe quelquefois, et néanmoins il promet de guérir un corps humain. D’où vient qu’il se trompe ? C’est qu’il ne soigne point ce qu’il a fait. C’est Dieu qui a fait ton corps, Dieu qui a fait ton âme : il sait comment refaire ce qu’il a créé ; comment rétablir ce qu’il a formé. Pour toi, laisse agir la main du médecin ; il hait ceux qui la repoussent. Il n’en est pas ainsi de la main du médecin qui est tin homme. Car les hommes se laissent garrotter, trancher même ; ils sont tout prêts à endurer une douleur certaine pour une santé douteuse, et à bien payer le médecin. Quant au Dieu qui t’a fait, il te guérira certainement et gratuitement. Supporte donc sa main, ô toi, mon âme qui le bénis, n’oublie jamais ses bienfaits, puisqu’« il guérit toutes tes langueurs ».
6. « C’est lui qui délivre ta vie de toute corruption ». Guérir tes langueurs, c’est là racheter ta vie de toute corruption. « Car le corps corruptible appesantit l’âme[168] ». Dans ce corps de corruption l’âme a donc une vie. Quelle vie ? Elle est sous le fardeau, elle en soutient le poids. Qu’un homme veuille penser à Dieu, comme il doit le faire, combien d’obstacles va-t-il rencontrer, et qui semblent venir de cette corruption de la chair ! Combien d’empêchements viennent le distraire, le détourner de cette application sainte ! Combien de dissipations ! Quelle foule de fantômes ! Quelles suggestions innombrables ! Tout cela sort du cœur de l’homme, comme des vers d’un cadavre en pourriture. Nous avons dépeint la maladie, bénissons le médecin. Ne peut-il donc te guérir, celui qui t’a fait tel, qu’en gardant avec fidélité les lois de santé qu’il t’avait données, tu n’eusses point connu la maladie ? Ne t’avait-il point prescrit par un précepte ce qu’il fallait toucher ou respecter, pour avoir la santé durable[169] ? Indocile à écouter ce qu’il fallait faire pour la conserver, écoute au moins ce qui peut la recouvrer. Ta maladie t’a montré toute la vérité du précepte, Que l’expérience apprenne enfin à l’homme à écouter les avis qu’il a négligés. Quel endurcissement ne céderait à l’expérience ? Ne pourra-t-il donc te guérir, celui qui t’a fait tel, que tu n’eusses jamais éprouvé de maladie, si tu avais voulu suivre ses préceptes ? Ne pourra-t-il te guérir, celui qui a fait les anges, qui en te réformant te fera l’égal des anges ? Ne pourra-t-il guérir l’homme fait à son image, celui qui a fait le ciel et la terre ? Il te guérira, mais à la condition que tu voudras être guéri. Il guérit tout malade, mais non malgré le malade. Quel bonheur est-plus grand que le tien, puisque tu as en quelque sorte sous la main et à ton gré la guérison complète ? Si tu ambitionnais quelque poste d’honneur ici-bas, un commandement, un consulat, une préfecture, prétendrais-tu les obtenir aussitôt que tu le voudrais ? Ce pouvoir suivrait-il aussitôt ta volonté ? Beaucoup y aspirèrent sans pouvoir y arriver : et quand même ils y seraient arrivés, qu’est-ce que l’honneur pour des malades ? Qui n’est point malade en cette vie ? Qui n’y traîne une vie de langueur ? Naître dans un corps mortel, c’est commencer une maladie. Nos nécessités journalières ont besoin de secours journaliers, et ce qui répare chaque jour nos forces, ne paraît être qu’un médicament de chaque jour. La faim ne t’emporterait-elle point, si tu n’y apportais le remède qui la guérit ? N’en serait-il pas de même de la soif, si tu ne buvais, non pour l’étancher complètement, mais pour la proroger ? Après un adoucissement, elle reviendra. Ces remèdes adoucissent donc ce qu’il y a d’accablant dans nos misères. Être debout vous lasse, vous asseoir vous délasse : vous asseoir est donc un remède à votre lassitude ; mais ce remède vous fatigue à son tour, car vous ne pouvez tenir continuellement assis. Donc tout remède à une fatigue devient un commencement de fatigue. Pourquoi donc, ô malade, convoiter ces honneurs ? Pense d’abord à ta santé. Qu’un homme souffre chez lui, sur son lit, d’une maladie que tout le monde connaît ; il est vrai que celles dont nous parlons, sont connues, bien que les hommes ne les veuillent point voir de près ; qu’un homme, dis-je, souffre d’une maladie qui fait recourir aux médecins, le voilà chez lui, brûlé de fièvre dans son lit. Qu’il veuille s’occuper de ses affaires domestiques, donner des ordres dans sa maison, dans ses terres, y mettre de l’ordre, aussitôt un murmure d’inquiétude s’élève et court parmi les siens, on le détourne de toute occupation ; laissez là tous ces soins, lui dit-on, pensez à votre santé. Tel est le langage que l’on te tient, ô homme : si tu n’es point malade, pense à autre chose ; si tu es malade, pense à ta santé ; mais la santé, c’est le Christ, pense donc au Christ. Prends le calice du salut, de « Celui qui guérit tes langueurs ». Telle est la santé que tu obtiendras à ton gré. En vain tu convoiteras les honneurs et les richesses, tu ne les posséderas point aussitôt que tu les auras désirés ; mais cette santé qui est plus précieuse suivra tes désirs. « C’est lui qui guérit toutes tes blessures, qui épargne à ta vie la corruption ». Ta langueur sera guérie quand cette chair corruptible sera revêtue d’incorruption[170]. Notre vie, en effet, est rachetée de la corruption ; Sois dès lors en toute sécurité : le contrat est fait de bonne foi ; on ne saurait ni tromper, ni circonvenir celui qui t’a racheté, ni peser sur lui. Il a passé le contrat, il en a versé le prix avec son sang. Oui, dis-je, le Fils de Dieu a versé son sang pour nous : ô mon âme, sois-en fière, voilà ton prix. « Il a racheté ta vie de la corruption ». Il a montré dans son exemple ce qu’il t’a promis en récompense. Il est mort à cause de nos péchés, il est ressuscité pour notre justification. Que les membres espèrent – pour eux ce qu’ils ont vu dans leur chef. Bien n’aura-t-il pas soin des membres, quand il élève la tête jusqu’au ciel ? Donc, « il a racheté notre vie de la corruption ».
7. « C’est lui qui nous couronne dans sa miséricorde et son amour ». À ce mot de « couronner », tu ressentais peut-être quelque folle arrogance ; me voilà grand, disais-tu ; j’ai donc lutté. Avec quelles forces ? Avec les tiennes, mais qu’il t’a données. Tu combats, cela est évident ; et ta victoire sera couronnée : mais vois qui a vaincu le premier, vois qui te fera vaincre ensuite. « Réjouissez-vous », nous dit-il, « car j’ai vaincu le monde[171] ». Pourquoi nous réjouir de sa victoire sur le monde ? cette victoire est-elle donc notre victoire ? Oui, réjouissons-nous, car nous sommes vainqueurs. Vaincus par notre fait, nous sommes vainqueurs en Jésus-Christ. Il te couronne donc, parce qu’il couronne en toi ses dons, et non tes mérites. « J’ai travaillé plus que tous les autres », dit saint Paul ; mais voyez ce qu’il ajoute « Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi[172] ». Et après tous ses labeurs, il attend aussi la couronne, quand il nous dit : « J’ai combattu un bon combat, j’ai fourni ma course, j’ai gardé ma foi : il ne me reste plus qu’à recevoir la couronne de justice, que me rendra en ce jour le Seigneur qui est un juste juge[173] ». Pourquoi ? parce que « j’ai combattu ». Pourquoi ? parce que « j’ai fourni ma course ». Pourquoi ? parce que « j’ai gardé ma foi ». Mais d’où avez-vous pu, ô saint Apôtre, et combattre et garder votre foi ? « Ce n’est point moi, mais la grâce de Dieu avec moi[174] ». Donc la couronne que vous recevrez sera la couronne de sa miséricorde. Ne sois donc jamais orgueilleux, bénis le Seigneur, sans oublier ses dons. Être appelé du sein du péché et de l’impiété pour être justifié, c’est un don. Être élevé et dirigé pour ne point tomber, c’est un don. Recevoir des forces pour persévérer jusqu’à la fin, c’est un don. Tirer de la mort cette chair qui pèse sur toi, de manière qu’il ne périsse pas un cheveu de ta tête, c’est un don. Te couronner après la résurrection, c’est un don. Te faire chanter éternellement et sans lassitude les louanges de Dieu, c’est un don. N’oublie dès lors aucun de ses dons, si tu veux que ton âme bénisse le Seigneur, « qui te couronne avec miséricorde et amour ».
8. Et que ferai-je, quand je serai couronné ? J’étais soutenu pendant la lutte, après la lutte je serai couronné ; je n’aurai plus ni suggestion de l’ennemi, ni corruption à combattre. En cette vie nous avons toujours à lutter contre notre corruption ; mais qu’est-il écrit ? « La mort, notre dernière ennemie, sera détruite ». La destruction de la mort ne laissera aucun ennemi à redouter : « La mort sera absorbée dans la victoire[175] ». Ce sera donc alors le temps de la victoire, le temps de la couronne. C’est donc après le combat que je serai couronné ; u rie fois couronné, que ferai-je ? « C’est Dieu qui rassasie de bonheur tes désirs[176] ». À ce mot de bonheur tu soupires ; on te parle de bien, et tu gémis : peut-être même chez toi le péché n’est-il qu’une erreur dans le choix de ce bien dont tu es affamé ; et n’es-tu coupable qu’en dédaignant le conseil de Dieu, lequel t’indique ce qu’il te faut mépriser ou choisir, ou qu’en négligeant de voir ce qui a déjà égaré ton choix. Dans tout péché tu cherches quelque bien apparent, quelque soulagement. Tout objet de tes désirs est bon, mais il devient mauvais pour toi, dès que tu abandonnes Celui qui a fait les biens. Cherche ton vrai bien, ô mon âme. Tout autre a son bien propre, et toutes les créatures ont un bien qui les complète, qui donne à leur nature sa perfection. Le point capital pour ce qui est imparfait, est de savoir ce qui doit lui donner la perfection : cherche donc ton bien. « Or, nul n’est bien, si ce n’est Dieu seul[177] ». Ton bien propre, c’est le souverain bien. Que peut donc manquer à celui dont le bien propre est le souverain bien ? Il y a des biens inférieurs qui sont des biens pour les autres créatures. Que veut la bête, sinon rassasier ses entrailles, ne point sentir la disette, dormir, se jouer, vivre, se bien porter, engendrer ? Voilà son bien, que le créateur de toutes choses ou Dieu, lui accorde à sa manière et dans sa mesure. Est-ce là le bien que tu cherches ? C’est Dieu qui l’accorde, il est vrai ; mais ne borne pas là tes désirs. Cohéritier du Christ, pourquoi te réjouir de partager avec la bête ? Élevé ton espérance jusqu’à ce bien de tous les biens. Celui-là seul sera ton bien, qui t’a fait bon dans ton genre, comme il a fait toute créature bonne aussi en son genre : « Car Dieu fit toutes les choses, et elles étaient très bonnes[178] ». Si donc nous disons de ce bien qui est Dieu, qu’il est très bon, comme il est dit des créatures, que Dieu les créa très bonnes, que sera-ce de ce bien dont il est dit : « Nul n’est bien, si ce n’est Dieu ? » Dirons-nous qu’il est très bon ? Il nous souvient qu’il est dit de toutes les créatures que « Dieu « les créa très bonnes ». Que dire alors ? La parole nous manque, mais non le sentiment. Ayons recours à ce que nous disions naguère en exposant un psaume ; l’expression nous manque ; jubilons alors. Donc, si l’expression vient à manquer, et que néanmoins nous ne puissions nous taire ; ne disons rien, et pourtant ne nous taisons point. Que faire alors pour ne point nous taire et ne point parler ? Jubilons. « Tressaillez d’allégresse, en présence du Seigneur notre Dieu ; que toute la terre jubile dans le Seigneur[179] ». Qu’est-ce à dire, « jubilez ? » Poussez dans votre joie des cris inarticulés ; que votre joie se répande au-dehors. Quand nous serons pleinement rassasiés de cette joie sainte, quels ne seront point nos cris, si dès ici-bas tes miettes qu’en reçoit notre âme lui donnent de tels transports ? Que sera-ce quand nous serons rachetés de toute corruption, alors que s’accomplira ce que dit le Prophète : « Lui qui rassasie de tous biens vos désirs ? »
9. Et comme si tu demandais : Quand nous veut-il rassasier ? maintenant je ne suis point rassasié ; quelque part que se tournent mes désirs, je n’éprouve que dégoût pour ce que j’obtiens, quelque vif qu’en ait été le désir quel bien pourra combler mes désirs, quand je convoite ce que je n’ai point, et quand je ne puis l’obtenir sans le mépriser ? La louange de Dieu. Mais ici-bas que « le corps corruptible appesantit l’âme, et que ce séjour terrestre abat l’esprit malgré la vivacité de ses pensées », ce n’est point la louange de Dieu qui rassasie mon âme, qui lui donne la félicité. Cette corruption qui a d’autres besoins me donne d’autres plaisirs, qui me détournent de Dieu, Quand mon désir sera-t-il saturé de bonheur ? Quand ? me dis-tu. Écoute : « Il renouvellera ta jeunesse comme celle de l’aigle ». Tu veux savoir quand sera-ce que ton âme sera rassasiée de bonheur ? Quand tu recouvreras ta jeunesse. Le Prophète ajoute : « Comme celle de l’aigle ». Il y a ici quelque mystère ; et toutefois ce qu’on dit de l’aigle, je ne le passerai point sous silence, parce qu’il n’est pas inutile de comprendre ce passage. Soyons seulement persuadés que ce n’est pas sans raison que l’Esprit-Saint a dit : « Tu as jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle, et qu’il nous marque là une certaine résurrection. L’aigle renouvelle en effet sa jeunesse, mais non pour devenir immortel. Le Prophète emprunte aux choses mortelles une image telle qu’il peut la trouver, non pour nous démontrer, mais pour nous désigner seulement l’immortalité. On dit que l’aigle, quand son corps est accablé de vieillesse, ne peut plus se nourrir, à cause de la grandeur de son bec, croissant avec l’âge. La partie supérieure du bec, qui vient se courber sur la partie inférieure, excède de beaucoup avec les années, en sorte que cet accroissement ne lui permet plus d’ouvrir le bec, et ne laisse aucun intervalle entre la partie inférieure et le crochet supérieur. Or, sans intervalle entre ces deux parties, le bec ne peut imiter le jeu des ciseaux, ni mettre en pièces ce qu’il veut avaler. La vieillesse donc, faisant croître et courber cette partie supérieure, l’empêche d’ouvrir le bec et de prendre sa nourriture. Le voilà sous le poids de la vieillesse, et de l’impuissance de manger, ce qui le jette dans la double langueur et des années et de la faim. Alors, par un instinct naturel, il recouvre jusqu’à un certain point sa jeunesse, dit-on, en heurtant contre la pierre cette espèce de lèvre supérieure dont l’accroissement démesuré lui ferme le bec ; et en la frappant ainsi contre la pierre, il se débarrasse d’un fardeau incommode, qui fermait le passage à la nourriture ; il reprend cette nourriture, et ses forces reviennent : il est dans sa vieillesse, comme le jeune aigle ; ses membres ont de la vigueur, ses plumes de l’éclat, ses ailes sont libres, son vol aussi haut qu’auparavant ; il s’opère en lui une certaine résurrection. Tel est le but de la comparaison ; c’est dans le même sens que l’on se sert quelquefois de la lune qui diminue, qui se dérobe en quelque sorte, pour reparaître ensuite et arriver à son plein ; ce qui nous représente la résurrection : mais elle ne demeure pas dans ce plein ; elle diminue ensuite, pour être toujours une image. Ainsi en est-il de l’aigle : s’il rajeunit comme nous l’avons dit, ce n’est point pour devenir immortel, tandis que nous c’est pour une vie sans tin : on emploie toutefois cette comparaison pour nous avertir de briser contre la pierre tout ce qui est pour nous un obstacle. Ne présume donc point de tes forces, puisque c’est la solidité de la pierre qui te fait secouer ta vieillesse. « Or, cette pierre est le Christ[180] ». C’est donc par le Christ que ta jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle. Nous avons en effet vieilli parmi nos ennemis, selon cette parole si connue du psaume : « J’ai vieilli au milieu de tous mes ennemis[181] ». Qu’est-ce qui nous a fait vieillir ? Notre chair mortelle, notre chair qui est une herbe ; aussi : « Mon cœur a-t-il été frappé comme « l’herbe, s’est-il desséché, parce que j’ai oublié de manger mon pain[182] ». J’ai oublié de « manger mon pain », dit le Prophète. La vieillesse est venue me fermer cette bouche qu’il faut briser contre la pierre.
10. Voilà donc pourquoi dans le psaume qui nous occupe, quand le Prophète a dit qu’« il rassasie de bonheur tous nos désirs », l’âme semble lui répondre Rien de mortel, rien de périssable ne saurait me rassasier que Dieu me donne quelque chose d’éternel, quelque chose qui dure toujours ; qu’il m’accorde sa sagesse, qu’il me donne son Verbe qui est Dieu en Dieu ; qu’il se donne à moi, lui, Dieu le Père, et Dieu le Fils, et Dieu le Saint-Esprit. Je suis un mendiant couché à sa porte, mais celui que j’invoque n’est pas endormi ; qu’il me donne trois pains. Vous vous souvenez de l’Évangile, tel est l’avantage de connaître les saintes lettres ; on est plus touché à la lecture que l’on entend. Vous vous souvenez en effet d’un homme qui vint chez son ami lui demander trois pains. Et cet ami, dit l’Évangéliste, lui répondait en dormant : « Voilà que je repose, et mes enfants dorment avec moi ». Mais l’autre continue à frapper, et obtient pur son importunité ce qui n’eût pas été accordé à son mérite[183]. Quant à Dieu, il veut nous donner, mais il ne donne qu’à celui qui demande, afin de n’éprouver aucun refus. Il n’a pas besoin d’être éveillé par l’importunité. Prier en effet, ce n’est point l’importuner comme s’il dormait : « Car il ne dormira point, il ne sommeillera point, celui qui garde Israël[184] ». Le Christ a dormi une fois, afin que son Épouse fût tirée de son flanc[185]. Il dormit sur la croix, nous le savons ; et cette mort lui a fait dire : « J’ai dormi, j’ai pris mon sommeil[186]. Mais celui qui dort ne s’éveillera-t-il donc point[187] ? » Aussi le psaume dit-il aussitôt : « Et je me suis éveillé, parce que le Seigneur m’a pris sous sa garde ». Que dit maintenant l’Apôtre ? « Le Christ ressuscitant d’entre les morts ne meurt plus, la mort n’aura plus d’empire sur lui[188] ». Ce n’est donc point le Christ qui dort, c’est à toi de craindre que ta foi ne s’endorme. Que l’âme donc, prise du désir d’avoir à satiété un bien sublime, un bien ineffable, qui stimule nos transports, et pour lequel ou tressaille bien mieux qu’on ne l’exprime ; que l’âme qui aspire à ce bien, qui le sent déjà en partie, mais qui se trouve arrêtée par la pesanteur du corps, qui ne saurait s’en rassasier en cette vie, réponde enfin et s’écrie : Pourquoi me dire que mes désirs seront au comble du bonheur ? Je connais le bien que je dois désirer, je sais ce qui doit me suffire, et Philippe me l’apprend : « Seigneur », dit-il, « montrez-nous le Père, et cela nous suffit ». Il ne voulait que le Père seul, et le Seigneur lui montra les trois pains qu’il devait désirer ; celui qui est un de ces pains lui dit : « Voilà si longtemps que je suis avec vous, et vous ne connaissez pas mon Père ? Philippe, quiconque me voit, voit aussi mon Père ». Il promet encore le Saint-Esprit : « Que mon Père », leur dit-il, « vous enverra en mon nom » ; et ailleurs : « Que je vous enverrai au nom de mon Père[189] », promettant un don égal à lui-même. Je sais donc ce que je désire, dira cette âme ; mais quand serai-je ainsi comblée ? Je pense aujourd’hui à la Trinité, j’y pense en quelque manière ; c’est à peine si j’ose en comprendre quelque chose comme en énigme, comme dans un miroir, et encore en partie ; mais quand serai-je rassasiée ? « Votre jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle ». Aujourd’hui tu n’es point rassasié, parce que ton âme n’est point encore capable de cette nourriture solide et ineffable[190] ; c’est le bec de l’aigle fermé par la vieillesse qui le rend incapable. Mais on t’offre la pierre, afin que ta vieillesse y soit brisée, que ta jeunesse se renouvelle coin-me celle de l’aigle, et que dès lors tu puisses manger ton pain, ce pain qui a dit : « Je suis le pain de vie, descendu du ciel[191]. Ta jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle » : alors tu seras comblé de biens.
14. « C’est le Seigneur qui fait miséricorde, qui rend justice à ceux qu’on opprime[192] ». Dès maintenant, mes frères, Dieu fait miséricorde, avant que nous soyons arrivés au renouvellement de l’aigle, avant que nous soyons rassasiés de biens. Que nous fait le Seigneur ici-bas, en ce pèlerinage, en cette vie ? Nous abandonne-t-il ? Loin de là. « Le Seigneur fait miséricorde ». Et voyez comme il fait miséricorde, comme il ne nous abandonne point dans le désert ; comme il a pitié de nous dans cette solitude, jusqu’à ce que nous arrivions à la patrie. « Il fait donc miséricorde », mais à qui ? « Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde[193] ». Vous l’avez entendu tout à l’heure à la lecture de l’Évangile. Que nul donc ne compte à l’avenir sur la miséricorde de Dieu, si lui-même a été sans miséricorde Mais écoute quelle doit être la mesure de la miséricorde : ne crois pas qu’elle soit pour les amis, et non pour les ennemis. Il est dit : « Aimez vos ennemis[194] ». Tu veux être rassasié des biens de Dieu ; que la miséricorde soit rassasiée en toi. Une miséricorde pleine une miséricorde parfaite, est celle qui aime ses ennemis, qui a de la tendresse pour ceux qui nous haïssent. Que faire ? me diras-tu. Si je témoigne de l’amour à mon ennemi, j’en recevrai des injures ; et faudra-t-il supporter ces injures sans en tirer vengeance, quand les lois sont pour moi ? Ta vengeance est juste, on te l’accorde, parce qu’elle est juste ; mais vois d’abord si l’on n’a pas de vengeance à tirer de toi-même, et alors venge-toi sans crainte. Mais, diras-tu, pourrais-je donc ne point venger mon honneur ? Comme si Dieu voulait s’opposer à ce que la vengeance a de juste, et non point à l’orgueil de celui qui se venge ! La femme adultère qu’on lui présentait, ne méritait-elle donc point d’être lapidée ? Était-ce une injustice de la lapider ? S’il y avait injustice, le précepte était injuste : or, la loi l’ordonnait, Dieu l’ordonnait ; mais vous, vengeurs du crime, voyez si vous n’êtes point pécheurs. On amène donc cette femme que la loi condamnait à être lapidée, mais on l’amène au législateur. Tu es en fureur, ô toi qui l’amènes ; vois de qui vient cette fureur, et contre qui elle s’exerce : si tu es pécheur, laisse là ta colère contre une pécheresse, et confesse ton péché. Si tu es pécheur, adoucis ta fureur envers une pécheresse. Dieu sait que penser d’elle, comment la juger, comment lui pardonner, comment la guérir. Ta sévérité vient-elle de la loi ? L’auteur de cette loi qui stimule ton indignation, sait mieux que toi ce qu’il doit faire. Or, le Seigneur, quand on lui présentait cette femme, s’inclinait pour écrire sur la terre. Ce fut quand il s’inclina vers la terre, qu’il écrivit sur la terre : avant qu’il s’inclinât vers la terre, il avait écrit cette loi, non sur la terre, mais sur la pierre. La terre alors fécondée par cette écriture du Sauveur devait porter un fruit. Écrite sur la pierre, cette loi marquait la dureté des Juifs[195] : écrite sur la terre, elle marquait le fruit des vertus chrétiennes. Les voici donc amenant cette femme adultère, comme des flots qui se ruent contre un rocher ; mais sa réponse brisa leur fureur. « Que celui d’entre vous qui est sans péché », leur dit-il, « lui jette la première pierre[196] ». Et il s’incline de nouveau pour écrire sur la terre. Et chacun ayant discuté sa conscience, nul ne parut plus. Ce qui les repoussa, ce ne fut point une femme tombée, mais leur conscience adultère. Ils voulaient une vengeance, ils brûlaient de juger : ils vinrent donc à la pierre, et ces juges furent brisés contre cette pierre[197].
12. « Le Seigneur fait miséricorde » mais à qui ? « Bienheureux ceux qui sont miséricordieux, parce qu’ils recevront miséricorde[198] ». Fais miséricorde à tous. Mais quelle miséricorde pourras-tu faire au juste ? Dans ses besoins corporels seulement, et si tu n’y subviens point, Dieu y subviendra. Le bien que tu feras alors est donc avantageux à toi-même. Tu donnes à un mendiant qui passe et te tend la main ; mais tu cherches le juste pour lui donner, afin qu’il te reçoive dans les tabernacles éternels : « Car celui qui reçoit le juste comme juste, recevra la récompense du juste[199] ». Le mendiant te recherche mais toi, recherche le juste. Pour l’un, il est écrit : « Donne à quiconque te demande[200] » ; et pour l’autre : « Que ton aumône sue dans ta main, jusqu’à ce que tu trouves un juste à qui la donner ». Si tu es longtemps à le trouver, cherche longtemps, et tu le trouveras enfin. Mais que donneras-tu ? N’est-ce point toi qui recevras davantage ? « Si nous avons semé parmi vous des biens spirituels, est-ce donc une grande chose de recueillir de vos biens corporels[201] ? » Tel est le sens de cette parole que nous vous avons expliquée avec le secours de Dieu, savoir, que la terre produit du foin pour les animaux[202], c’est-à-dire des biens corporels pour ceux qui battent le grain : car « vous ne tiendrez point la bouche liée au bœuf qui foule les grains[203] ». Ce qui nous donna lieu de vous exhorter à donner à ce devoir vos soins, votre attention, votre circonspection. Regardez vos bonnes œuvres comme vos trésors. Est-ce à dire pour cela, mes frères, que vous deviez en user de la sorte à notre égard ? Grâces à Dieu, je crois que malgré mon imperfection, je puis vous tenir le langage de saint Paul, et vous le tenir parce qu’il vous est avantageux : « Ce n’est point le don que je cherche, mais le fruit qui vous en revient[204] ». Quelle aumône feras-tu donc au juste ? Celui qu’une veuve ne nourrissait point était nourri par un corbeau[205], ou plutôt par celui qui a fait le corbeau ; je parle d’Elie. Dieu ne manque pas de moyens de nourrir ses serviteurs. Pour toi, vois ce que tu dois acheter, quand l’acheter, combien l’acheter. Tu achètes en effet le royaume des cieux, et tu ne saurais l’acheter qu’en cette vie ; et vois combien peu tu l’achètes, car il t’en coûtera seulement ce que tu peux avoir.
13. Fais miséricorde à l’injuste, non parce qu’il est injuste ; car, à le considérer comme tel, ne le reçois point chez toi : c’est-à-dire, ne le reçois point comme si tu aimais son injustice. Car Dieu défend de donner au pécheur, de recevoir les pécheurs chez soi[206]. Comment alors comprendre cette parole « Donne à quiconque te demande[207] ? » et cette autre : « Si ton ennemi a faim, nourris-le[208] ? » Ces préceptes nous paraissent en contradiction ; mais quand on frappe au nom de Jésus-Christ, ils deviennent intelligibles. « Ne donne rien au pécheur », non : « Ne reçois pas le pécheur chez loi », non : et cependant « donne à quiconque te demande ». Mais c’est un pécheur qui tue demande. Donne-lui, mais non comme à un pécheur. Quand lui donnes-tu comme à un pécheur ? Quand tu te plais à lui donner par cela même qu’il est pécheur. Que votre charité veuille bien attendre que j’aie éclairci par des exemples un point qu’il est important de comprendre. Il est dit : Quand un homme a faim, donne-lui, si tu as de quoi lui donner ; donne-lui, si tu vois qu’il ait besoin de ton secours. Que les entrailles de ta miséricorde ne se ralentissent point, parce que c’est un pécheur qui te demande. Car c’est un pécheur en effet qui se présente à toi. Mais en disant un homme pécheur, je dis deux choses bien distinctes, deux noms qui ne sont point superflus : il y a là deux noms, l’homme et le pécheur : l’homme est l’œuvre de Dieu, mais le pécheur est l’œuvre de l’homme. Donne alors à l’œuvre de Dieu, mais non à l’œuvre de l’homme. Mais, diras-tu, comment défendre de donner à l’œuvre de l’homme ? Qu’est-ce que donner à l’œuvre de l’homme ? C’est donner au pécheur à cause de son péché, mettre en lui ta complaisance à cause du péché. Qui peut agir ainsi, diras-tu ? Qui fera cela ? Plût à Dieu qu’il n’y ait personne pour le faire, qu’il n’y en ait que peu, qu’on ne le fasse point publiquement. Ceux qui donnent aux gladiateurs de l’amphithéâtre, pourquoi donnent-ils, qu’ils le disent ? Pourquoi donner à un gladiateur ? Parce qu’on aime en lui ce qui le rend infâme ; voilà ce qu’on nourrit en lui, ce qu’on habille en lui, cette iniquité qu’il étale aux yeux du public. Ceux qui donnent aux histrions, qui donnent aux cochers, qui donnent aux femmes perdues, pourquoi donnent-ils ? En leur donnant, ne donnent-ils pas à des hommes ? Toutefois ils ne considèrent point en eux l’œuvre de Dieu, mais bien l’infamie de l’œuvre humaine. Veux-tu voir ce que tu honores dans un comédien en le revêtant ? Que l’on te dise : Fais comme lui ; tu l’aimes, et te réjouit ; tu voudrais en quelque façon te dépouiller, pour le revêtir : ne t’offense pas comme d’une injure, si l’on te dit : Ainsi soient tes enfants. C’est là un outrage, diras-tu, Pourquoi un outrage, sinon parce que cette profession est infâme ? Les dons que tu fais ne sont donc point faits au courage, mais à l’infamie. De même que donner au gladiateur, ce n’est point donner à l’homme, mais bien à un art coupable (s’il n’était en effet qu’un homme, et non point un gladiateur, tu ne lui donnerais point ; et dès lors c’est le vice que tu honores en lui, et non sa qualité d’homme) : de même, au contraire, donner au juste, donner au Prophète, donner au disciple du Christ ce dont il a besoin, et ne point penser à sa qualité de disciple du Christ, de ministre du Christ, de dispensateur de Dieu ; mais n’avoir dans l’esprit qu’un avantage temporel, qu’une faveur que l’on en peut attendre, c’est ne voir qu’un homme vendu et acheté par le don qu’on lui a fait. Donner ainsi n’est pas plus donner au juste, que cet autre n’a’ donné à l’homme en donnant au gladiateur. Cette vérité est donc claire, mes frères, et je pense que si elle avait d’abord quelque chose d’obscur, elle devient évidente, C’est là ce que le Seigneur enseignait par cette parole : « Quiconque aura reçu un juste[209] », laquelle aurait suffi. Mais comme en recevant un juste, on peut avoir une autre intention, espérer de lui quelque avantage temporel, l’assouvissement d’une passion, son secours pour tromper un homme, pour l’opprimer ; dès que tu ne le reçois que par espérance d’un semblable avantage, voilà pourquoi Jésus-Christ te refuse la récompense du juste, si tu n’y mets cette condition ainsi exprimée : « Celui qui aura reçu le juste au nom du juste », c’est-à-dire qui l’aura reçu par cela même qu’il est juste. « Et celui qui reçoit le Prophète », non seulement qui reçoit le Prophète, mais qui le reçoit « au nom du Prophète », honorant en lui cette qualité ; et enfin : « Celui qui aura donné un verre d’eau froide à un de ces petits, en sa qualité de mon disciple », c’est-à-dire, parce qu’il est le disciple du Christ, le dispensateur de ses sacrements : « En vérité, je vous le dis, il ne perdra point sa récompense[210] ». Ainsi, comme nous comprenons que, « Celui qui aura reçu le juste au nom du juste, recevra sa récompense », il nous faut comprendre que celui qui recevra le pécheur comme pécheur, perdra la sienne.
14. Donc, mes frères, exercez la miséricorde. Il n’y a point d’autre lien de charité, il n’y a point d’autre moyen pour aller de cette vie à la patrie céleste ; étendez votre charité jusqu’à vos ennemis : soyez en sûreté, C’est pour cela que le Christ est venu au monde, lui à qui le Prophète a dit longtemps auparavant : « C’est de la bouche des enfants nouveau-nés et à la mamelle que vous avez tiré la louange la plus parfaite, afin de détruire l’ennemi et le vindicatif[211] ». D’autres manuscrits ont écrit « le défenseur » ; mais « le vindicatif » est plus vrai. C’est lui en effet que le Seigneur a voulu détruire, c’est-à-dire l’homme qui poursuit sa vengeance au point que ses péchés ne lui soient point remis. Quoi donc ? diras-tu. Laissera-t-on dormir tout châtiment ? N’y aura-t-il plus de réprimande ? Loin de là. Que ferais-tu alors de ce fils débauché ? N’y aura-t-il pour lui ni frein, ni répression ? Et ton esclave, si tu lui vois une conduite déréglée, n’aurais-tu pour lui ni frein, ni châtiment ? Agissez alors, agissez ; Dieu vous le permet ; il vous menace, au contraire, si vous ne le faites point ; mais faites-le dans un esprit de charité, et non dans un esprit de vengeance. Que si tu as à souffrir tes outrages de plus puissants que toi, et que tu ne puisses ni infliger un châtiment, ni même avertir ou commander, tu dois alors souffrir, et souffrir avec sécurité. Ecoute l’Évangile qu’on lisait tout à l’heure : « Vous serez heureux quand les hommes vous persécuteront, et diront hautement contre vous toute sorte de mal à cause de moi[212] ». Le Seigneur prend soin de nous indiquer le motif, de peur que ces injures ne nous viennent plutôt par nos mérites, que pour la cause des saintes justices de Dieu Recevoir des injures, ce n’est point pour cela être juste. Mais celui qui est juste et que l’on outrage injustement, recevra sa récompense pour l’injustice qu’il endure. Sois donc en assurance, quand tu fais miséricorde, étends ta charité jusqu’à tes ennemis ; et pour ceux que tu dois surveiller, corrige-les, châtie-les avec amour, avec charité, ayant eu vue le salut éternel. Fais cela : mais tu en trouveras beaucoup sur qui tu ne pourras exercer aucune autorité, qui ne soit point soumis à la discipline ; alors souffre leurs injures, et sois sans inquiétude. « Car le Seigneur fera miséricorde, et rendra justice à tous ceux qu’on opprime ». Il te fera miséricorde, si tu es miséricordieux : et tu seras miséricordieux, sans toutefois que celui qui t’outrage demeure impuni. « La vengeance m’appartient », dit le Seigneur, « c’est moi qui dois l’infliger[213] ».
15. « Il a fait connaître ses voies à Moïse[214] ». Quelles voies Moïse a-t-il connues ? Pourquoi choisir Moïse ? Par Moïse, comprenez tous les justes, tous les saints ; un seul doit rappeler tous les autres. Toutefois c’est par Moïse que la loi fut donnée, et la prescription même dans cette loi a quelque chose d’obscur. Elle fut donnée afin que le malade, convaincu de sa maladie, eût recours au médecin. Telle est la voie secrète de Dieu. Déjà tu as entendu que « Dieu guérit nos langueurs ». Or, comme ces langueurs étaient cachées pour les malades, Dieu donna les cinq livres de Moïse ; et la piscine de l’Évangile eut cinq galeries ; la loi montra les malades que l’on étendait dans ces galeries, non pour être guéris, mais pour être en évidence. Ces galeries aussi manifestaient les malades, sans les guérir : la piscine en guérissait un seul, quand elle était troublée[215] ; trouble qui figurait la passion du Sauveur. Car il est venu et a été méconnu au point que les uns disaient : C’est le Christ ; les autres : Ce n’est pas le Christ ; c’est un juste, c’est un pécheur ; c’est le Maître, c’est un séducteur ; il troublait l’eau, c’est-à-dire qu’il troubla le peuple ; et dans ce trouble de l’eau, un seul était guéri, parce que l’unité seulement est guérie par la passion du Sauveur. Quiconque est en dehors de l’unité, fût-il dans les galeries, ne peut être guéri ; fût-il attaché à la loi, il n’arrivera pas au salut. C’est donc à cause de ce mystère que le Prophète nous enseigne que la loi fut donnée pour convaincre les pécheurs, et les exciter à recourir au médecin pour en recevoir la santé. De là vient qu’il est pleinement convaincu, cet homme que l’Apôtre personnifie en lui-même, quand il dit : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? » La loi en effet lui avait découvert en lui-même un combat, qui lui faisait dire : « Je ressens dans mes membres une loi qui répugne à la loi de l’esprit, et qui me captive sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres ». Il s’est retrouvé dans la misère, dans les gémissements, dans la guerre, dans les combats, en désaccord avec lui-même, divisé, opposé à lui-même. Et que dit-il, en demandant la paix, la vraie paix, la paix éternelle ? « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ[216]. Où le péché a abondé, a surabondé la grâce ». Où donc le péché a-t-il abondé ? « La loi est entrée, en sorte que le péché a surabondé[217] ». Comment le péché a-t-il abondé à l’entrée de la loi ? Parce que les hommes ne voulaient point se reconnaître coupables, et que la loi est venue leur montrer leurs prévarications. Car il n’y a de prévarication que quand la loi est violée. Tel est le langage de l’Apôtre « Où n’est pas la loi, il n’y a pas de prévarication[218] ». Le péché a donc abondé, et la grâce a surabondé. Tel est donc, ainsi que je le disais, le profond mystère de la loi, c’est qu’elle a été donnée, afin que l’accroissement des fautes humiliât les superbes ; qu’en les humiliant elle leur fît avouer leurs fautes, et les guérit par cet aveu ; telles sont les voies secrètes que Dieu fit connaître à Moïse, en donnant par lui cette loi, qui a fait abonder le péché et surabonder la grâce. Dieu ne l’a point fait dans un dessein de sévérité, mais dans le dessein de nous guérir. Souvent, en effet, un homme se croit en bonne santé, tandis qu’il est malade ; et parce qu’il est malade sans le comprendre, il ne cherche point de médecin. La maladie s’accroît, ses maux deviennent cuisants ; il cherche le médecin, et se retrouve en pleine santé : « Dieu a fait connaître ses voies à Moïse, et ses volontés aux enfants d’Israël ». Est-ce à tous les enfants d’Israël ? Non, mais aux vrais enfants d’Israël ; ou plutôt à tous les enfants d’Israël. Car les hommes fourbes, trompeurs, hypocrites, ne sont point enfants d’Israël. Quels sont donc les enfants d’Israël ? « Voilà un véritable Israélite, sans déguisement[219] ». « Et aux enfants d’Israël, ses volontés ».
16. « Le Seigneur est plein de bonté, de clémence ; il est lent à punir et prodigue de miséricorde[220] ». Quelle patience est plus longue que la sienne ? Qui est plus riche en miséricorde ? Un homme pèche, et il vit ; il augmente ses fautes, et Dieu ses années. Chaque jour on blasphème contre lui, et il fait luire son soleil sur les bons comme sur les méchants[221]. De toutes parts il nous invite à nous corriger ; de toutes parts il nous convie à la pénitence : il nous appelle par les biens qu’il nous crée, il nous appelle en nous donnant le temps de vivre ; il nous appelle par une lecture, par l’explication d’un passage, par une pensée intime, par le fouet de ses châtiments, par sa consolante miséricorde, « car il est lent à punir, et riche en miséricorde » ; mais prends garde que le mauvais usage de sa miséricorde ne t’amasse, comme dit l’Apôtre, un trésor de colère pour le jour de ses vengeances. « Mépriseras-tu donc », dit cet Apôtre, « les trésors de sa bonté, de sa longanimité ? Ignores-tu que cette patience de Dieu te convie à la pénitence[222] ? » T’imagines-tu lui plaire, parce qu’il t’épargne ? « Voilà ce que tu as fait, et je me suis tu ; et tu m’as soupçonné d’iniquité, d’être semblable à toi[223] ». Tes fautes me déplaisent, et ma lenteur attend des actes de vertu. Punir à l’instant les péchés, c’est rejeter l’aveu des fautes. Ainsi donc la lenteur de Dieu qui t’épargne, te conduit à la pénitence ; mais toi, tu dis chaque jour : Voici un jour écoulé, demain il en sera comme aujourd’hui, car demain ne sera pas mon dernier jour ; il en sera de même après-demain : et voilà que sa colère éclate soudain. O mon frère, ne tarde point à revenir à Dieu[224]. Il en est qui préparent leur conversion, mais qui diffèrent de l’accomplir, ils disent alors comme le corbeau, cras, cras, demain, demain. Mais le corbeau une fois sorti de l’arche, n’y revint plus[225]. Dieu n’aime point ces retards qu’exprime le cri du corbeau, il veut la confession avec le gémissement de la colombe. La colombe fut envoyée et revint. Jusques à quand dirons-nous : Cras, cras, demain, demain ? Attention au dernier cras, et comme tu ne sais quand arrivera ce dernier cras, qu’il te suffise d’avoir été pécheur jusqu’aujourd’hui. Tu entends nos avertissements, tu les entends souvent, tu les entends aujourd’hui encore, et de même que tu les entends tous les jours, tu remets tous les jours à te corriger. « Par la dureté de ton cœur, par ton impénitence, tu amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres[226] ». Que la miséricorde en Dieu ne te fasse pas oublier qu’il est juste. « Le Seigneur est plein de miséricorde et d’amour ». Je l’entends, je m’en réjouis, dis-tu ; écoute encore et réjouis-toi, le Prophète ajoute : « Il a une longue patience, il est riche en miséricorde », et enfin « il est véridique ». Si les premières paroles te réjouissent, que la dernière te fasse trembler. Dieu, il est vrai, a de la patience, de la miséricorde, mais il est véridique. Et lorsque tu auras amassé un trésor de colère, pour le jour de la vengeance, ne sentiras-tu point sa justice après avoir méprisé sa bonté ?
17. « Il n’est point irrité pour toujours ; son indignation ne sera pas éternelle[227] ». Ces châtiments que nous endurons dans la corruption d’une chair mortelle, sont l’effet de son indignation : c’est la peine du premier péché. Mes frères, il nous faut penser, non plus seulement à éviter ses menaces pour l’avenir, mais encore sa colère d’aujourd’hui. Car c’est à lui la colère dont saint Paul a dit que lui et nous sommes les enfants. « Nous avons été, nous autres », dit-il, « par notre nature, des enfants de colère, ainsi que les autres[228] ». C’est donc un effet de sa colère, que l’homme soit ici-bas en exil, soumis au travail. N’est-ce point, mes frères, un effet de sa colère, que cet arrêt « Tu mangeras ton pain dans la sueur et dans le travail, et la terre produira pour toi des épines et des chardons[229] ? » Ainsi fut-il dit à notre premier père. Ou si notre vie est autre chose, cherche un plaisir qui soit exempt d’épines. Choisis comme il te plaira, sois avare et voluptueux pour n’indiquer que ces deux passions, sois même ambitieux, c’est la troisième, et dis-moi combien d’épines dans la recherche des honneurs ! combien d’épines dans les voluptés ! combien d’épines dans les convoitises de l’avarice ! combien d’épines dans les amours déréglées ! combien, en un mot, de sollicitudes en celte vie ! Je ne parle point de l’enfer, mais prends garde d’être à toi-même ton enfer. Tout cela donc, mes frères, est l’effet de la colère divine ; et en te tournant vers Dieu, pour faire le bien, tu ne pourras que souffrir sur la terre, et la douleur ne doit finir qu’avec notre vie. Il nous faut donc souffrir pendant l’exil, afin de nous réjouir dans la patrie. Les consolations divines viennent adoucir notre labeur, nos sueurs, nos chagrins, et Dieu te promet qu’« il ne sera point toujours irrité, que son indignation ne sera pas éternelle ».
18. « Il ne nous a point traités selon nos offenses » Grâces à Dieu qui l’a voulu ainsi, qui ne nous a point traités comme nous le méritions : « Il ne nous a point traités selon nos offenses, ne nous a point rendu selon nos iniquités. Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sa miséricorde s’élève et s’affermit sur ceux qui le craignent. Dieu affermit sa miséricorde sur ceux qui le craignent[230] ». Dans quelle mesure ? « Autant que le ciel s’élève au-dessus de la terre ». Que dit ici le Prophète ? Si jamais le ciel peut cesser de couvrir et de protéger la terre, Dieu alors pourra cesser de protéger ceux qui le craignent. Vois le ciel : partout, de tous côtés, il couvre la terre ; il n’est aucune partie de la terre que le ciel ne couvre point. Or, les hommes pèchent sous le ciel ; ils font sous le ciel toutes sortes de maux, et néanmoins le ciel les protège. C’est du ciel que la lumière vient à nos yeux, que nous vient l’air que nous respirons, et la pluie qui féconde la terre, du ciel enfin que nous viennent tous les bien3. Ôtez à la terre le secours du ciel, ce ne sera bientôt qu’un néant. Comme donc le ciel protège incessamment la terre, ainsi Dieu protège incessamment ceux qui le craignent. Crains-tu Dieu ? Sa protection est sur toi. Mais peut-être es-tu châtié et penses-tu que Dieu t’a abandonné ? Oui, si les cieux cessaient de protéger la terre, car : « Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant la miséricorde de Dieu est affermie sur ceux qui le craignent[231] ».
19. Mais qu’a fait Dieu, puisqu’il ne nous a point traités selon nos offenses ? « Autant l’Orient est éloigné du couchant, autant il a éloigné de nous nos péchés ». Autant le ciel couvre la terre, autant Dieu a confirmé sa miséricorde sur nous. Nous avons expliqué ce passage dans le sens d’une protection. Comment maintenant « a-t-il éloigné de nous nos péchés, autant que l’Orient est éloigné du Couchant ? » Ils le savent, ceux qui connaissent les sacrements ; j’en dirai néanmoins ce que chacun peut entendre. La rémission des péchés, c’est pour ces péchés l’Occident, et l’Orient pour la grâce. Tes péchés sont en quelque sorte à leur couchant, quand la grâce qui te délivre est à son lever. « La vérité s’est levée de la terre[232] ». Qu’est-ce à dire que « la vérité s’est levée de la terre ? » Que la grâce est née en toi, que tes péchés meurent, et que tu es en quelque sorte renouvelé. Tu dois donc tourner tes regards vers l’Orient, et les détourner du Couchant. Détourne-les du péché, et tourne-les vers la grâce de Dieu ; car leur mort est pour toi une résurrection et un progrès. Mais cette partie du ciel qui se lève, ira aussi vers son couchant. Aussi les comparaisons ne peuvent-elles être bustes dans tous les sens, ni embrasser trait pour trait ce qu’on veut représenter. Il en est ici comme de l’aigle et de la lune dont nous avons parlé. Une partie du ciel se couche, l’autre partie se lève : mais la partie qui se lève devra se coucher à son tour après douze heures. Il n’en est pas ainsi de la grâce qui se lève pour nous, non plus que de nos péchés qui se couchent pour jamais, tandis que la grâce demeure à jamais aussi.
20. Mais pourquoi « Dieu a-t-il éloigné de nous nos péchés de toute la distance de l’Orient à l’Occident », en sorte que nos péchés meurent et que sa grâce s’élève ? Quelle raison en voyez-vous ? « Comme un père a pitié de ses fils, ainsi Dieu a pitié de ses enfants ; Dieu a pitié de ceux qui le craignent[233] ». Quelle que soit sa sévérité, il est toujours père. Mais voilà qu’il nous châtie, qu’il nous afflige, qu’il nous brise : il est père encore. Mon fils, si tu pleures, pleure sous la main d’un père ; pleure sans t’indigner, sans te laisser aller au dépit et à l’orgueil. Ce que tu endures, ce qui t’arrache des pleurs, est un remède, et non une peine ; c’est un redressement plutôt qu’une condamnation. Ne rejette point le fouet, si tu ne veux à ton tour être rejeté de l’héritage. Ne t’arrête pas à la douleur du châtiment, mais à ta place dans le testament. « Comme un père a pitié de ses enfants, Dieu a pitié de ceux qui le craignent ».
21. « Car il connaît bien notre argile[234] », c’est-à-dire notre faiblesse ; il connaît ce qu’il a formé, comment cet ouvrage est déclin, comment il doit le reformer, comment l’adopter et comment l’enrichir. C’est de boue que nous sommes pétris : « Le premier homme est terrestre, formé de la terre, le second est céleste, venu du ciel[235] ». Dieu a envoyé son Fils qui est devenu le second homme, et qui était Dieu avant toutes choses. Il est le second dans son avènement, le premier dans le retour. Il est mort après un grand nombre, et ressuscité avant tous. « Dieu connaît bien notre argile ». Quelle argile ? Nous-mêmes Pourquoi dire qu’il le connaît ? Parce qu’il en a pitié. « Souvenez-vous que nous sommes poussière ». Le Prophète se tourne vers Dieu, et lui dit : « Souvenez-vous », comme si Dieu oubliait : mais il voit, il connaît de manière à ne rien oublier. Pourquoi dire alors : « Souvenez-vous ? » Que votre miséricorde persévère à tomber sur nous. Vous connaissez d’une certaine manière notre argile ; n’oubliez pas cette argile, de pour que nous n’oubliions votre grâce : « Souvenez-vous que nous sommes poussière ».
22. « Les jours de l’homme sont comme l’herbe[236] ». Que l’homme voie ce qu’il est, et qu’il ne s’enorgueillisse point : « Ses jours sont comme l’herbe ». Comment s’enorgueillirait une herbe qui fleurit aujourd’hui, pour sécher peu après ? Comment s’enorgueillir quand elle n’est verte qu’un moment, et un moment bien court, jusqu’à ce que le soleil arrive à son midi ? Il nous est donc avantageux que sa miséricorde soit sur nous, et change cette herbe en or. Car « les jours de l’homme sont comme l’herbe ; il s’épanouira comme la fleur des champs ». Toute la gloire du genre humain, les honneurs, la puissance, les richesses, l’orgueil et les menaces, tout cela n’est que la fleur de l’herbe, Voilà une maison florissante, nous dit-on, une grande maison ; voilà une famille florissante : combien y sont en honneur, ou combien d’années dure cette pompe ! Beaucoup d’années pour toi ne sont pour Dieu qu’un temps bien court. Dieu ne compte point le temps comme tu peux le compter. Tout ce qu’il y a d’éclatant dans une maison florissante n’est qu’une fleur des champs, en comparaison de ces siècles qui vivent et qui durent toujours. Toute la beauté d’une fleur dure à peine une année. Tout ce qu’il y a de vif, tout ce qu’il y a d’agréable, tout ce qu’il y a d’éblouissant ne dépasse pas une année entière, et même c’est à peine si cela dure une année entière. Combien rapidement passent les fleurs, et cependant c’est l’ornement de la terre. Ce qui a le plus d’éclat passe aussi le plus vite. « Toute chair est comme l’herbe, et la gloire de l’homme est comme la fleur de l’herbe : l’herbe se fane, la fleur tombe, mais le Verbe du Seigneur demeure éternellement[237] ». Comme donc notre Père connaît notre argile, et sait que nous sommes une herbe, que nous ne pouvons fleurir que pour un temps, il nous a envoyé son Verbe, et ce Verbe, qui demeure éternellement, il l’a fait frère de cette herbe qui passe avec rapidité : ce fils unique dans sa, nature, seul né de sa substance, est le frère de tant de frères d’adoption. Ne t’étonne point de participer un jour à l’éternité de celui qui a pris part le premier à l’herbe dont tu es formé. Refusera-t-il ; de t’élever au-dessus de toi-même, celui qui s’est revêtu d’une humilité qui venait de toi ? Donc « l’homme » quant à ce qui est de l’homme, « n’est qu’une herbe, et ne doit fleurir que comme l’herbe des champs ».
23. « Un souffle passera en lui, et il ne sera plus, et ne connaîtra, plus sa place[238] ». Il sera comme exterminé, comme anéanti. C’est là qu’aboutit toute enflure, tout orgueil, toute élévation : « Un souffle passera en lui, et il ne sera plus, et ne connaîtra plus sa place ». Voyez tous les jours ceux qui meurent. C’est là que tout aboutit, c’est à la fin de tous les hommes. Ce n’est point du Verbe que parle ici le prophète, mais de ce qui a déterminé le Verbe à devenir une herbe qui passe. Tu es homme, en effet, et c’est pourquoi le Verbe s’est fait homme. Tu es chair, et c’est pourquoi le Verbe s’est fait chair, « Or, toute chair est une herbe, et le Verbe s’est fait chair[239] » Quelle espérance, pour cette herbe, que le Verbe se soit fait chair ? Ce Verbe qui demeure éternellement n’a pas dédaigné de se faire herbe, pour que l’herbe ne désespérât point d’elle-même.
24. En jetant donc les yeux sur toi, considère ta bassesse, considère ta poussière, et ne t’élève point ; tout ce que tu seras de plus, tu l’obtiendras de sa grâce et de sa miséricorde. Écoute en effet ce qui suit : « Mais la miséricorde du Seigneur s’étend de siècle en siècle sur ceux qui le craignent[240] ». Vous qui ne le craignez point, vous ne serez que foin, que dans le foin, et jeté au feu avec le foin. Car la chair ressuscitera, mais pour les tourments. Qu’ils se réjouissent donc, ceux qui craignent le Seigneur, parce qu’ils seront sous les abris de sa miséricorde.
25. « Et sa justice protège les enfants de leurs enfants[241] ». Ce qui rejaillit ici sur les « enfants des enfants » est une récompense. Combien de serviteurs de Dieu n’ont point d’enfants, combien plus encore n’ont point de petits enfants ? Mais le Prophète appelle enfants, nos œuvres : et « les fils de nos enfants », la récompense de nos œuvres. « Sa justice protège les enfants de leurs enfants, en faveur de ceux qui gardent son alliance ». Que tous ne s’imaginent point que ces promesses les regardent, mais qu’ils choisissent quand il en est temps. « En faveur de ceux », dit le Prophète, « qui gardent son testament, qui retiennent ses commandements dans leur mémoire, afin de les accomplir ». Déjà tu te disposais à te lever, à me réciter le psautier, mieux que je ne saurais le faire, ou à me réciter de mémoire toute la loi. Ta mémoire est meilleure que la mienne, meilleure que celle de tout juste, car nul juste ne peut réciter toute la loi : mais prends garde à retenir les préceptes. Comment les retenir ? Non point dans la mémoire, mais dans la pratique. « Qui retiennent dans leur mémoire ses commandements », non pour les réciter, mais « pour les pratiquer ». Ceci trouble peut-être quelque conscience. Qui retient tous les commandements de Dieu ? qui peut se souvenir de toute la loi ? Voilà que je veux, non seulement la retenir de mémoire, mais l’accomplir par mes œuvres ; mais qui la retient de mémoire ? Ne crains rien, cette loi ne te surchargera point. « Deux commandements renferment toute la loi et les Prophètes[242] ». Mais je veux tenir toute la loi. Retiens-la, si tu le peux, quand tu le peux, comme tu le peux. Quelque page que tu interroges, elle te répondra : Tiens bien ce que tu tiens ; conserve la charité. « La fin de la loi est la charité[243] ». Ne t’arrête pas au grand nombre des branches, tiens la racine, et tu seras maître de l’arbre. « Ils retiennent dans leur mémoire ses commandements afin de les pratiquer ».
26. « Le Seigneur a préparé son trône dans le ciel[244] ». Qui a préparé son trône dans le ciel, sinon le Christ ? Lui qui est descendu pour y remonter, qui est mort et qui est ressuscité, qui s’est revêtu de l’homme pour l’élever jusqu’au ciel, c’est lui qui a préparé son trône dans le ciel. Ce trône est le siège du juge ; ô vous qui écoutez, songez bien que c’est dans le ciel qu’il a établi son trône. Que chacun vive comme il lui plaira sur la terre ; le péché ne sera pas sans châtiment, ni la justice sans récompense : car le Seigneur, qui a été tourné en dérision au tribunal d’un homme, a préparé son tribunal dans le ciel. « Le Seigneur a préparé son trône dans le ciel, et son empire domine tous les hommes. Au Seigneur appartient l’empire, et il dominera les nations[245]. Et son royaume s’étend sur tous les hommes ».
27. « Bénissez le Seigneur, vous qui êtes ses anges, qui êtes revêtus de force, qui accomplissez sa volonté ». La parole de Dieu ne te rendra donc point juste ou fidèle, si tu ne la pratiques. « Vous qui avez la puissance, qui exécutez ses ordres, afin que l’on obéisse à ses préceptes[246] ».
28. « Bénissez le Seigneur, vous qui êtes sa milice, ses ministres, qui accomplissez sa volonté[247] ». Vous tous qui êtes ses anges, si grands en force, qui faites sa volonté, vous sa milice, vous tous qui êtes ses ministres accomplissant sa volonté, vous tous, bénissez le Seigneur. Pour ceux qui vivent dans le désordre, quand même leur langue se tairait, leur vie est une malédiction contre Dieu. À quoi bon chanter de la langue des hymnes à Dieu, quand la vie n’est qu’une exhalaison sacrilège ? Or, une vie désordonnée fait éclater en blasphèmes une infinité de langues. Ta langue s’occupe d’un psaume, et les langues de ceux qui te regardent s’occupent de blasphèmes. Si donc tu veux bénir le Seigneur, accomplis sa parole, accomplis sa volonté. Édifie sur la pierre, et non sur le sable. Écouter sans pratiquer, c’est bâtir sur le sable ; écouter et pratiquer, c’est bâtir sur la pierre. Ne rien écouter, ne rien pratiquer, c’est ne rien bâtir. Bâtir sur le sable, c’est élever une ruine. Ne rien bâtir, c’est s’exposer à la pluie, aux vents, aux fleuves ; on est emporté avant de résister[248]. Donc sans nous ralentir, hâtons-nous de construire : mais ne construisons point de manière à n’élever qu’une ruine ; bâtissons sur la pierre, afin de ne point nous écrouler au souffle de la tentation. S’il en est ainsi, bénis le Seigneur : s’il n’en est pas ainsi, ne te rassure point sur ce que dit ta langue ; mais interroge ta vie, elle te répondra. Si tu trouves en toi quelque mal, gémis, confesse-toi : ta confession bénira le Seigneur, mais ta conversion sera une bénédiction persévérante.
29. « Bénissez le Seigneur, ô vous qui êtes ses œuvres, dans toute l’étendue de sa domination[249] ». Donc en tout lieu. Qu’on ne le bénisse point où il n’est pas le maître. « Dans l’étendue de sa domination ». Qu’on ne dise point : Je ne puis bénir le Seigneur en Orient, puisqu’il est parti pour l’Occident : ou, je ne puis le bénir en Occident, puisqu’il est en Orient, « Ce n’est en effet, ni de l’Orient, ni de l’Occident, ni du désert, que Dieu vient, parce qu’il est le juge[250] ». Il est partout, afin qu’on le bénisse partout ; il vient de toutes parts, afin que de toutes parts on pousse des cris d’allégresse. On le bénit partout, quand partout on mène une vie pure. « Bénissez le Seigneur, ô vous qui êtes ses œuvres ». Lorsque par une vie pure tu auras commencé à bénir le Seigneur, ce seront tes œuvres, et non tes mérites, qui le béniront. Car c’est lui qui fait le bien par toi et en toi, comme le dit l’Apôtre : « Travaillez à vous sauver avec crainte et tremblement : car c’est Dieu qui opère en vous[251] ». De peur qu’en pratiquant sa parole, en accomplissant sa volonté, tu ne viennes à t’élever, il a voulu t’humilier en te montrant la grâce qui te fait agir ainsi. « Dans toute l’étendue de sa domination, ô mon âme, bénis le Seigneur ». Le dernier verset ressemble au premier : une bénédiction commence et une bénédiction finit ; nous avons commencé par bénir Dieu, terminons en le bénissant, afin que nous puissions régner dans les bénédictions.
PREMIÈRE PARTIE DU PSAUME.
modifierLE MONDE INVISIBLE DANS LE MONDE VISIBLE.
modifierLes œuvres visibles du Seigneur ont un sens que nous devons chercher dons ce psaume. « Vous êtes infiniment grandi par moi ». Cette parole doit s’entendre comme cette autre : Que votre nom soit sanctifié ; ce nom toujours saint est sanctifié quand les hommes deviennent assez droits pour que Dieu leur plaise. Alors le nom du Seigneur est grandi quand nous le connaissons assez pour comprendre cette grandeur, et cette connaissance nous grandit à notre tour. Dieu s’est revêtu de confession et de beauté, parce que l’Église, non pins que l’âme, ne peut s’approcher de Dieu, qu’en avouant une laideur qui vient à l’une du péché, à l’autre de l’idolâtrie. Toutefois le Christ ; en mourant pour les impies, nous aimait malgré notre laideur ; il s’abaissait pour nous, et n’avait ni éclat ni beauté, afin de nous en donner, Il a fait les cieux, comme on déploie une peau, et cette peau signifie la mortalité, car elle fut donnée aux premiers coupables, devenus mortels par le péché. C’est encore l’Évangile prêché par des hommes mortels et qui couvre la terre. La hauteur des cieux que Dieu couvre d’eau, c’est la sainte Écriture, et au-delà cette charité qu’il répand dans nos cœurs, et qui est bien supérieure à tous les autres dons. Les nuées sont une échelle pour lui, c’est-à-dire que par les prédicateurs il conduit au ciel des Écritures ceux qui écoutent avec docilité ; malheur à ceux qui ne montent pas, et qui sont ou branches stériles, ou produisant des épines. Il est porté sur les ailes des vents ou des âmes qui sont un souffle de vie, et dont les ailes sont des vertus, La charité en Dieu ou la croix, a sa largeur dans les bonnes œuvres, sa longueur dans la persévérance finale, sa hauteur dans l’espérance des biens de l’autre vie, sa profondeur dans les sacrements. Les esprits deviennent ses anges, quand ils portent ses messages : quelquefois il se sert du feu, comme il se sert de l’homme spirituel pour la prédication. L’Église est solidement fondée sur le Christ. Écoutons la parole de Dieu de manière à porter pour fruit principal le pardon des offenses.
1. Avant-hier, autant que vous daignez vous en souvenir, nous vous avons largement rassasiés. Mais comme après un long discours, vous ne laissiez pas de témoigner une grande avidité, nous n’avons pas voulu aujourd’hui refuser l’acquittement de notre dette, afin de joindre à cet acquittement le gain que nous espérons en tirer. Le psaume qu’on vient de lire est plein de figures et de mystères, et demande non seulement de notre part, mais aussi de la vôtre, une attention soutenue. À la rigueur, cependant, on pourrait donner à ce qu’il contient un sens littéral et religieux à la fois. On y retrouve en effet, sinon toutes les merveilles du Seigneur, du moins ces œuvres connues de tous ceux qui les voient, et qui, dans ces merveilles qu’il a faites, merveilles visibles, savent lire ses merveilles invisibles[253]. Nous y voyons un grand ouvrage, la création du ciel et de la terre, et de tout ce qu’ils renferment ; et la grandeur et la beauté de cette création nous font sinon voir l’ineffable grandeur, l’ineffable beauté du Créateur, du moins l’aimer. Ce divin ouvrier, que notre cœur n’est pas encore assez pur pour contempler, ne cesse de remettre ses œuvres devant nos yeux, et par ces merveilles que nous pouvons découvrir, de stimuler notre amour envers celui que nous ne pouvons voir, afin que nous méritions de le voir un jour. Toutefois, dans tout ce que nous lisons, il faut chercher un sens spirituel, et avec le secours de Jésus-Christ, vos désirs m’aideront à sonder ces mystères, et seront comme autant de mains invisibles, frappant à la porte invisible aussi, afin qu’elle s’ouvre invisiblement, que vous y entriez invisiblement, et que vous soyez invisiblement guéris.
2. Disons donc tous : « Bénis le Seigneur, ô mon âme[254] ». Adressons-nous tous à notre âme, car nous tous, nous n’avons par la foi qu’une seule âme, de même que nous tous, qui croyons en Jésus-Christ, ne formons, par notre union corporelle avec lui, qu’un seul et même homme. Que notre âme bénisse donc le Seigneur pour tant de bienfaits, pour les dons si grands et si nombreux de ses grâces. Nous retrouvons ces dons dans le psaume, avec un peu d’attention, en secouant le nuage des pensées charnelles, en élevant notre esprit autant qu’il nous est possible, en stimulant son attention autant que nous pourrons, en purifiant l’œil de notre cœur autant qu’il est en nous, autant que le permettent les occupations de cette vie, autant que nous ne sommes point aveuglés par les plaisirs du siècle. Élevons-nous donc pour entendre les dons si grands, si admirables, si désirables, si pleins d’allégresse et de joies saintes, que voyait en esprit celui qui a chanté notre psaume, quand il exhalait son allégresse, en s’écriant : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ».
3. « Seigneur, mon Dieu, votre grandeur a e été trop relevée ». Voyez quelles magnificences va chanter le Prophète, et néanmoins dans ces magnificences, il ne faut bénir que l’auteur de ces grandes œuvres. « Vous vous êtes revêtu de gloire et de beauté ». O Seigneur mon Dieu, dont la grandeur est infinie, d’où vient qu’on chante cette grandeur ? N’êtes-vous point toujours grand ? toujours magnifique ? N’êtes-vous point parfait, et pouvez-vous croître encore ? Y a-t-il chez vous déchéance ou diminution ? Mais vous êtes ce que vous êtes, et vous êtes véritablement, c’est vous qui vous êtes ainsi nommé à Moïse votre serviteur « Je suis celui qui suis[255] » ; vous êtes grand dès lors, et votre grandeur est éternelle ; elle n’a ni commencement ni fin ; elle n’a point commencé avec le temps, elle ne s’écoule point vers la fin du temps, ne souffre point diminution au milieu des temps ; c’est une grandeur immuable. Comment donc votre grandeur eut-elle été trop relevée ? Un autre prophète nous avertit ce disant : « Votre science est devenue admirable par moi[256] ». Or, si l’on peut dire avec vérité : « Votre science est devenue admirable par moi » ; on peut dire aussi : « Vous êtes infiniment grandi par moi, Seigneur mon Dieu ». Mais on peut demander encore : Est-ce moi qui puis relever Dieu ? moi qui puis le grandir ? La prière que nous offrons chaque jour à Dieu pour notre salut, nous enseigne quelque chose de semblable : « Que votre nom soit sanctifié », disons-nous ; c’est là ce que nous demandons chaque jour, Si quelqu’un nous interrogeait : Comment demandez-vous que le nom du Seigneur soit sanctifié ? Y a-t-il un moment où il ne soit pas saint, pour demander qu’il soit sanctifié ? Et pourtant, si nous ne désirions pas qu’il en fût ainsi, nous ne le demanderions point. Car autre est la congratulation, et autre la prière ; noue félicitons de ce qui est, nous demandons ce qui n’est pas encore. Quel est donc le sens de cette parole : « Que votre nom soit sanctifié ?[257] » Il nous aidera à comprendre cette autre : « Seigneur mon Dieu, vous êtes grandi à l’excès ». Or, « Que votre nom soit sanctifié », signifie : Que votre nom soit saint parmi les hommes. Sans doute, Seigneur, votre nom est toujours saint, mais il n’est pas encore saint pour les âmes impures. Car l’Apôtre l’a dit : « Tout est pur pour ceux qui sont purs, mais rien n’est pur pour les cœurs immondes et infidèles[258] ». Si rien n’est pur pour les cœurs infidèles et immondes, j’en demande la cause, et l’Apôtre me répond que « leur raison et leur conscience sont souillées ». Or, si pour eux rien n’est pur, Dieu lui-même ne l’est pas ; à moins de croire peut-être qu’ils le regardent comme pur, tout en le blasphémant. S’il est pur, qu’il leur plaise donc ; et s’il leur plaît, qu’ils le bénissent. Mais s’ils le blasphèment, c’est qu’il leur déplaît ; et s’il leur déplaît, comment peut être pur celui qui déplaît ? Que demandons-nous alors par cette parole : « Que votre nom soit sanctifié ? » Nous demandons que le nom du Seigneur soit saint dans ces hommes, pour qui il ne l’est pas à cause de leur infidélité, dans ceux pour qui n’est pas encore Saint, celui qui est saint en lui-même, par lui-même, et dans ses saints. Nous prions donc pour le genre humain, nous prions pour l’univers entier, pour tous les Gentils, pour tous ceux qui passent les journées à raisonner et à nous dire que Dieu n’est point juste, que ses jugements ne sont point justes, afin qu’ils se corrigent enfin eux-mêmes, et qu’ils redressent leur cœur sur sa droiture, qu’ils s’attachent à lui ; devenus droits, selon la règle même, qu’ils ne blâment plus l’équité de Dieu, mais que le Seigneur, toujours droit, plaise à ceux qui seront droits eux-mêmes. Car le Seigneur, « le Dieu d’Israël est bon », mais « à ceux qui ont le cœur droit[259] ». Alors celui qui chante ainsi, c’est-à-dire nous-mêmes, qui formons le corps du Christ, nous membres du Christ, à la vue des biens qu’a prodigués le Seigneur au genre humain, pour qui naguère Dieu n’était pas, ou n’était qu’un faux Dieu, ou du moins un Dieu moins grand, cet homme, dis-je, en voyant Dicta dans ses œuvres, s’écrie : « Seigneur mon Dieu, vous êtes grandi à l’infini », c’est-à-dire, naguère je ne vous connaissais point, et je comprends que vous êtes grand. Vous êtes toujours grand, même quand vous êtes caché ; mais Vous êtes devenu grand pour moi en m’apparaissant. Vous êtes donc grandi de ma part ; de même que j’ai contribué à rendre votre science admirable[260], quand elle est devenue admirable pour moi. Je l’admire quand je reviens à elle ; mais quand je n’y reviendrais pas, et quand, après y être revenu, je m’en détournerais, votre sagesse n’en demeure pas moins dans son intégrité. Mais quand par elle je deviens grand, que de petit elle me rend parfait, j’admire ce que je ne connaissais pas, non que mon admiration le grandisse, mais arriver à le connaître, de ma part, c’est grandir. Écoute alors où Dieu me paraît grandi à l’excès, lui qui est toujours grand ; c’est dans ses œuvres qu’il nous a paru démesurément grand.
4. « Vous vous êtes revêtu de confession et de beauté ». Le Prophète place avant la beauté la confession, qui est la beauté dans la beauté même. Tu veux la beauté, ô mon âme, et tu as raison. Mais pourquoi chercher la beauté ? Afin d’être aimée de l’Époux dans ta laideur tu ne peux que ici déplaire. Qu’est-il en effet lui-même ? « Il surpasse en beauté les enfants des hommes ». Dans ta laideur, veux-tu donc embrasser un Époux si beau ? Mais tu ne considères point que tu es couverte d’iniquité, « tandis que la grâce est s répandue sur ses lèvres ». Car c’est de lui qu’il est dit : « Il surpasse en beauté les enfants des hommes, la grâce est répandue sur mes lèvres : et pour cela les jeunes filles l’ont aimé[261] ». Cet Époux est donc beau, il est plus beau que « les enfants des hommes », et quoique fils de l’homme, il surpasse « les enfants des hommes ». Est-ce à lui que tu veux plaire, ô âme humaine, ô unique. Choisie entre tant d’autres ? ici entendons l’Église dont les membres n’ont en Dieu qu’un cœur et qu’une âme[262] ; c’est à elle que s’adresse le Prophète. Veux-tu plaire à cet Époux ? Tu ne le peux dans ta laideur, que feras-tu pour être belle ? D’abord prends à dégoût la laideur, et embellie par celui-là même à qui tu veux plaire, tu mériteras alors la beauté e celui qui te reformera, est celui-là même qui t’a formée. Vois donc tout d’abord ce que tu es, afin de n’aller point dans la laideur t’offrir aux baisers d’un Époux si ravissant. Mais où pourrai-je me contempler, me diras-tu ? Il t’a donné pour miroir ses saintes Écritures ; c’est là qu’il est dit : « Bienheureux ceux dont le cœur est pur, parce qu’ils verront Dieu[263] ». Cette parole même est un miroir, vois si tu es ce que dit cette Écriture ; et si tu ne l’es pointe gémis afin de le devenir. Le miroir te remettra devant les yeux ton propre visage ; et comme il ne te flattera point, ne te flatte point toi-même. Sa pureté te montrera ce que tu es ; et si tu te déplais à toi-même, travaille à n’être plus telle. Te déplaire dans ta laideur, c’est déjà plaire à celui qui est parfaitement beau. Quoi donc ? Te déplaire dans la laideur, c’est déjà commencer un aveu ; comme il est dit ailleurs : « Commencez par confesser au Seigneur[264] ». Accuse d’abord ta laideur ; car cette laideur de ton âme vient de tes péchés, de tes iniquités. Commence à confesser ta laideur, et cette confession deviendra pour toi un commencement de beauté ; et qui te donnera cette beauté, sinon celui qui surpasse en beauté les enfants des hommes ?
5. Mais pour t’embellir, j’ose le déclarer, il t’a aimée dans ta laideur. Qu’est-ce à dite qu’il t’a aimée dans ta laideur ? « Le Christ, en effet, est mort pour les impies[265] ». Quelle vie ne te réserve pas, quand tu seras justifiée, celui qui est mort même pour les impies ? Le voilà donc beau, « le plus beau des enfants des hommes », celui qui était le plus juste des hommes, et qui, venant trouver une Épouse difforme, je le dirai, puisque je le trouve consigné dans les Écritures, est devenu lui-même difforme. Ce n’est point moi qu’il faut écouter ici, de peur que je n’aie avancé trop légèrement cette parole. Mais en disant que JésusChrist a aimé son Épouse lorsqu’elle était difforme encore, de peur de parler d’une manière inexacte pour ceux qui aiment le Christ, je me suis appuyé d’un témoignage, et j’ai dit ce qu’a dit l’Apôtre : veux-tu savoir comment il a aimé celle qui était laide encore ? « Le Christ est mort pour les impies », De même, comment prouver que le Christ, en venant trouver cette Épouse difforme, est devenu lui-même difforme afin de l’embellir : comment le prouver, si l’Écriture elle-même ne venait à mon aide, en disant tout d’abord qu’« il est supérieur en beauté aux enfants des hommes ? » Et c’est encore dans l’Écriture que je lis : « Nous l’avons vu et il n’avait ni apparence, ni beauté[266] ». D’une part, « c’est le plus beau des enfants des hommes » ; d’autre part, « nous l’avons vu, et il n’a ni apparence, ni beauté ». Le Prophète ne dit point : Nous ne l’avons pas vu, et dès lors, nous ne savons s’il avait apparence ou beauté ; mais « nous l’avons vu », dit-il, « et voilà qu’il n’avait ni apparence ni beauté ». Où donc l’a vu le Prophète qui nous dit : « Il surpasse en beauté tous les enfants des hommes ? » Et où l’a vu celui qui dit : « Il n’avait ni apparence ni beauté ? » Écoutez où l’a vu celui qui le proclame « le plus beau des enfants des hommes : étant Dieu par nature, il n’a pas craint de se dire égal à Dieu[267] ». Il est donc bien supérieur aux hommes, puisqu’il est égal à Dieu. Je le comprends donc, je sais où l’a vu celui qui a dit : « Il surpasse en beauté tous les enfants des hommes ». Où l’ai-je vu, me dit le Prophète ? Mais « dans la forme de Dieu ». Où donc l’as-tu vu, ô Prophète, dans la forme de Dieu ? Comment le voir en la forme de Dieu ? « Les perfections invisibles deviennent compréhensibles par tout ce qui est visible[268] ». Tout cela est fort bien, je comprends maintenant, et celui que tu as vu, et sous quel aspect tu l’as vu, et où tu l’as vu, et par où tu l’as vu. Qui as-tu vu ? Notre Époux. Sous quel aspect l’as-tu vu ? « Supérieur en beauté aux enfants des hommes ». Où l’as-tu vu ? « En la forme de Dieu ». Par où l’as-tu vu ? « Par ses ouvrages visibles que l’on comprend ». Voyons maintenant ce que dit de lui l’autre Prophète, mais non pas un autre esprit ; car ils ne sont pas en désaccord. L’un nous a montré celui qui est supérieur en beauté aux enfants des hommes, que l’autre nous montre ce que signifie : « Nous l’avons vu, et il n’avait ni apparence ni beauté ». Un seul apôtre vient mettre en accord ces deux Prophètes ; le résumé de saint Paul rend témoignage à chacun des deux Prophètes. D’une part, il est supérieur en beauté aux enfants des hommes, « Celui qui, étant Dieu par nature, n’a pas cru qu’il y eût usurpation à s’égaler à Dieu[269] ». C’est que je retrouve encore ce qu’a dit l’autre Prophète, qu’il n’a ni apparence ni beauté : « Il s’est anéanti et a pris la forme de l’esclave ; il a paru un homme, semblable aux autres hommes, par tout ce qui a été vu de lui ; il s’est humilié, se rendant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix[270] ». C’est donc avec raison qu’on l’a vu sans apparence ni beauté. C’est avec raison, qu’en face de la croix, ils branlaient la tête, en disant : Est-ce à quoi est réduit ce Fils de Dieu ? « S’il est Fils de Dieu, qu’il descende de la croix[271] ». Mais il n’avait alors ni éclat ni beauté. Or, je vous adjure, ô vous à qui déplaît ce Christ, n’a-t-il donc ni éclat ni beauté ? O vous, qui branliez la tête devant la croix, qui ne l’affermissiez point dans ce Chef qui y était suspendu ? N’est-il pas juste qu’elle soit branlante, la tête de ceux qui lui insultent, jusqu’à ce qu’il soit la tête des insulteurs, lui que l’on insultait alors ? Mais voilà qu’il reprend sa beauté, et une beauté incomparable. Tes défis sont bien au-dessous de ce qu’il a fait. « S’il est Fils de Dieu », dis-tu, « qu’il descende de la croix ». Il n’est point descendu de la croix, mais il est sorti du sépulcre.
6. Donc, ô mon âme, tu ne peux être belle, qu’en faisant l’aveu de ta laideur à celui qui est toujours beau, et qui, pour un temps, ne l’a pas été pour toi ; qui ne l’était point quand il avait la forme de l’esclave, et qui était beau néanmoins dans la forme de Dieu. Tu es donc belle, ô sainte Église, et c’est toi que le Cantique des cantiques proclame « la plus belle des femmes[272] ». C’est de toi qu’il est dit : « Quelle est celle-ci qui s’élève dans cette blancheur[273][274] ? » Qu’est-ce à dire « dans cette blancheur ? » Dans cette lumière, car cette blancheur n’est pas le fard dont se servent les femmes qui veulent paraître ce qu’elles ne sont point ; elle n’est point blanche à la manière d’une muraille blanchie[275] ? car toute muraille blanchie sera détruite[276], a dit l’Apôtre, c’est-à-dire l’hypocrisie et la dissimulation. Une muraille blanchie n’est un toit qu’au-dehors, une boue au dedans. Ce n’est point ainsi que l’Église est blanchie ; elle est blanchie parce qu’elle est illuminée, car elle n’est point blanche d’elle-même. « J’ai été tout d’abord un blasphémateur[277] », dit saint Paul ; et encore : « Nous avons été nous-mêmes, par nature, enfants de colère, ainsi que les autres[278] ». La grâce est donc venue nous éclairer et nous blanchir : ainsi donc, ô sainte Église, vous avez été noire, et la grâce vous a blanchie : « Vous étiez autrefois ténèbres, et maintenant vous êtes lumière en Jésus-Christ[279] ». C’est donc de vous qu’il est dit : « Quelle est celle-ci qui s’élève dans sa blancheur ? » La voilà dans sa beauté, on peut à peine la contempler. Aussi l’on dit avec admiration : « Quelle est celle-ci qui s’élève dans sa blancheur » ; avec tant de beauté, tant de lumière, sans ride et sans tache[280] ? N’est-ce point celle qui gisait dans le bourbier de l’iniquité ? N’est-ce point celle qui gisait dans la fange de l’idolâtrie ? N’est-ce point celle qui était souillée par toutes les convoitises, tous les désirs charnels ? « Quelle est donc celle-ci qui s’élève dans sa blancheur ? » Vois celui qui pour elle est devenu sans apparence, sans beauté, et tu comprendras qu’elle ait tant d’éclat. Si tu es surpris de l’humiliation à laquelle son Époux s’est réduit pour elle, ne le sois point de la gloire où elle est élevée à cause de lui. Quel n’est point le bonheur de cette Épouse éclatante de blancheur, puisque tendant qu’elle était noire, elle a pu enfanter l’Époux éclatant de beauté qui est mort pour les impies ? Donc, le Seigneur notre Dieu s’est revêtu de confession et de beauté, en se revêtant de l’Église : car l’Église est confession et beauté. Confession d’abord, beauté ensuite ; confession des fautes, beauté dans les bonnes œuvres, « Vous vous êtes revêtu de confession et de beauté ».
7. « Il se revêt de lumière, comme d’un vêtement[281] ». Tel est le vêtement de celle dont nous avons dit, qu’« elle n’a ni tache, ni ride ». On l’appelle lumière, d’après ces autres paroles : « Vous fûtes autrefois ténèbres, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur ». Ce n’est donc point en vous, car en vous-mêmes, vous êtes ténèbres, mais c’est dans le Seigneur que vous êtes lumière. Dieu donc « s’est revêtu de la lumière comme d’un vêtement, en étendant le ciel comme une peau ». Le Prophète use de plusieurs figures pour nous montrer comment le Christ s’est revêtu, comme d’un vêtement, de cette Église qui est la lumière, comment elle est devenue lumière, comment sans ride et sans tache, comment elle est devenue belle, comment éclatante pour être le vêtement de son Époux, en lui demeurant unie étroitement ; voilà ce qu’il nous faut écouter. « Il étend les cieux comme une peau ». Je le vois de mes yeux. Qui donc a déployé ce pavillon des cieux que voient nos yeux charnels, si ce n’est Dieu ? « Il a étendu les cieux comme une peau », ou à la lettre, avec facilité. Comme on ne saurait faire la moindre voûte sans un grand travail, sans de grandes machines, sans s’appliquer longtemps à vaincre les difficultés, l’Écriture semble craindre que la vue de ce grand ouvrage de la création ne nous fasse croire à un semblable travail de la part de Dieu. Elle nous donne un exemple de cette facilité, que nous pouvons Plus aisément comprendre, et ne veut point nous laisser croire qu’il a bâti les cieux comme nous bâtissons le toit d’une maison, mais qu’il a étendu les cieux avec la même facilité qu’on déroule une peau. Admirable facilité ! et cependant le langage de l’Esprit-Saint est trop lent encore, oui trop lent, dis-je, car Dieu n’a pas étendu les cieux comme tu étends une peau ; qu’on mette en effet devant toi une peau avec des rides et des plis ; commande-lui de s’étendre, étends-la de ta parole. Je ne puis, me réponds-tu ; donc, pour étendre cette peau, tu es loin de cette facilité qui est en Dieu : « Car il a dit, et tout a été fait[282] » ; il a dit : « Qu’il y ait un firmament entre les eaux et les eaux, et il en a été ainsi[283] ». Mais pour marquer la facilité de Dieu, dans ses ouvrages, on te donne cette comparaison, à la portée de ton esprit.
8. Toutefois si nous regardons cette expression comme le voile de quelque mystère, si nous frappons contre cette porte fermée, nous trouvons que Dieu étend le ciel comme une peau, pour nous désigner, par le ciel, la sainte Écriture. Dieu lui a donné tout d’abord une grande autorité dans son Église, puis il a fait le reste. Il plaça donc le ciel, et l’étendit comme une peau, et « comme une peau » n’est pas inutile. Il étendit comme une peau la renommée des prédicateurs ; ce mot de peau désigne la mortalité ; de là vient que les deux premiers hommes, nos deux premiers parents, les premiers auteurs du péché parmi les hommes, Adam et Eve ayant méprisé dans le paradis, et, à la persuasion du serpent, violé le précepte de Dieu, furent assujettis à la mort et chassés du paradis ; or, pour leur faire comprendre cet assujettissement à la mort, Dieu les revêtit de tuniques de peau. Ils reçurent donc ces tuniques faites avec des peaux[284]. Or, ce n’est qu’aux animaux morts que l’on enlève la peau, qui dès lors figura la mortalité, Mais si le mot de peau signifie ici l’Écriture, comment Dieu de cette peau a-t-il fait un ciel ? « Il étendit le ciel comme une peau ». C’est que les hommes qui nous ont prêché l’Écriture étaient mortels. Quant au Verbe de Dieu, il est toujours le même, toujours immuable, toujours éternel. Voilà qu’« au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu[285] ». L’était-il donc alors, sans l’être maintenant ? il l’est, et le sera toujours. Si donc le Verbe de Dieu est Dieu en Dieu, lis ce Verbe, si tu le peux. Diras-tu qu’il est trop relevé, et que tu ne saurais le lire ? Le Verbe de Dieu est partout ; il atteint avec force, d’une extrémité à l’autre, et s’étend partout à cause de sa pureté[286]. « Il était dans ce monde, et le monde a été fait par lui[287] ». Et en venant dans ce monde, il y était déjà. Car il y est venu dans sa chair, mais sa divinité n’a point cessé d’y être. Pourquoi donc ne saurais-tu lire le Verbe ? « C’est que le monde par sa sagesse n’a pu reconnaître Dieu dans les œuvres de sa sagesse », bien qu’il fût constitué dans cette même sagesse ; car c’est en elle que tout réside, et ce qui s’y soustrait n’est rien ; et toi, au milieu de ces œuvres, tu ne pouvais connaître Dieu par la sagesse humaine. Il fallait donc nécessairement, comme le dit ensuite saint Paul « qu’il plût à Dieu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiront en lui[288] ». Mais si c’est par la folie de la prédication que doivent être sauvés ceux qui croient, Dieu a donc choisi un moyen mortel ; il a mis en œuvre des hommes mortels, des hommes qui doivent mourir, il a employé des langues mortelles, à donner des sons mortels ; se servant donc d’instruments mortels pour un ministère mortel, il en a fait un ciel pour toi, afin de te montrer dans des choses périssables ce Verbe qui né meurt point, et de te rendre participant de cette immortalité. Moïse vécut, et il mourut. Dieu lui dit : « Va sur la montagne pour y mourir[289] ». Jérémie est mort, et tous les Prophètes sont morts ; et les paroles de ces morts, paroles qui étaient moins les leurs que de Celui qui parlait en eux, et qui « étend les cieux comme une peau », ont subsisté jusqu’à nous. Le voilà délivré de cette vie, cet Apôtre qui disait : « Être délivré et avec le Christ, est pour moi plus avantageux[290] » ; il vit maintenant avec le Christ aussi bien que tous les autres Prophètes. Mais par quel moyen nous a-t-il laissé ce que nous lisons de ses écrits ? Par ce qu’il y avait de mortel en lui, sa bouche, sa langue, ses dents, ses mains ; voilà ce qui a servi à Paul d’instruments pour nous laisser ce que nous lisons : le corps obéissait à l’âme, et l’âme à Dieu ; le ciel fut donc étendu comme une peau. Nous qui sommes sous le ciel comme sous la tenture des saintes lettres, nous lisons tant que Dieu la déploie. « Car elle doit être ensuite repliée comme un livre[291] ». Ce n’est point sans raison que l’on compare ici l’Écriture à un livre, là à une peau. Il y a là pour nous une figure. Quant aux saintes Écritures, c’est la parole des morts qui s’étend ; elle s’étend dès lors comme une peau, et d’autant plus qu’ils sont morts. Car ce n’est qu’après leur mort, que les Prophètes et les Apôtres furent connus. Vivants ils étaient ignorés, ces Prophètes connus pendant leur vie en Judée seulement, et après leur mort dans toutes les nations. La tenture n’était donc point déroulée pendant leur vie ; le ciel n’était pas encore étendu de manière à couvrir l’univers entier. « Dieu a déployé le ciel comme une tenture ».
9. « Il couvre d’eau ses parties les plus hautes[292] ». Voilà ce que nous lisons, et ce que l’on peut très bien prendre à la lettre, Quand Dieu voulut établir le firmament entre les eaux et les eaux, il en fut ainsi[293], et il y eut des eaux inférieures pour arroser la terre, et des eaux supérieures loin de nos regards mais qui sont un objet de notre foi. « Et que les eaux », dit le Prophète, « qui sont au-dessus des cieux, bénissent le nom du Seigneur, car il a dit, et tout a été fait ; il a ordonné, et tout a été créé[294] ». Voilà donc le sens littéral de ces paroles, que « Dieu couvre d’eau le plus haut des cieux ». Quel est le sens figuratif ? Car nous avons montré que le mot de peau figurait l’Écriture sainte, l’autorité du Verbe divin, dispersée par des hommes mortels dont la renommée s’est étendue après leur mort. Que signifie donc : « Il couvre d’eau ses parties les plus hautes ? » Quelles hauteurs ? Du ciel. Et qu’est-ce que le ciel ? La sainte Écriture. Quels sont les endroits supérieurs de la sainte Écriture ? Que trouvons-nous de plus élevé dans les saintes lettres ? Interroge saint Paul : « Je vous montre, dit-il, une voie bien supérieure encore[295] ». Que peut-il appeler une voie bien supérieure ? « Quand je parlerais les langues des hommes et celles des anges, sans avoir la charité, je ne suis qu’un airain sonore, une cymbale retentissante[296] ». Si donc on ne saurait trouver dans les saintes Écritures rien de supérieur à la charité, comment couvrir d’eau les hauteurs des cieux, si les préceptes supérieurs des saintes Écritures sont la charité ? Écoute comment : « L’amour de Dieu », dit l’Apôtre, « est répandu dans nos cœurs, par d’Esprit-Saint qui nous a été donné[297] ». Ce mot seul de répandre marque les saintes eaux dans la charité de l’Esprit-Saint. Telles sont les eaux dont il est dit quelque part : « Que vos eaux coulent dans vos rues, et que nul étranger n’y ait part[298] ». Ces étrangers sont tous les hommes en dehors du sentier de la vérité, soit païens, soit Juifs, soit hérétiques, soit même mauvais chrétiens ; ils peuvent avoir des dons nombreux, mais non la charité. Et quel est ce don, mes frères ? Ne parlons point des dons du dehors, que partagent les autres hommes, puisque Dieu fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants[299] ; de ces dons qui viennent de Dieu, à la vérité, biens communs non seulement aux bons et aux méchants, mais encore aux animaux, aux bêtes de somme. Être, vivre, voir, sentir, écouter, jouir des bienfaits des autres sens, voilà des dons qui viennent de Dieu : mais voyez avec combien de créatures, et quelles créatures nous les partageons, et auxquelles nous ne voudrions pas ressembler. Les hommes les plus méchants ont aussi l’esprit vif et pénétrant ; de vils comédiens ont l’adresse et la souplesse ; des voleurs ont de grandes richesses, des méchants ont une femme et des enfants. Ces dons excellents viennent de Dieu, nul n’en doute ; mais voyez avec qui tout cela nous est commun. Maintenant jette les yeux sur les dons de l’Église. Quelles richesses dans le baptême, dans l’Eucharistie et dans les autres sacrements ! Et néanmoins, Simon le magicien y prit part[300]. Quels dons chez les Prophètes ! Et néanmoins Saül, ce roi réprouvé, prophétisa, et il prophétisa quand il persécutait David qui était saint. Il envoie des archers prendre David, et David était alors au milieu des Prophètes, du nombre desquels se trouvait Samuel, ce saint personnage tous furent saisis de l’esprit de prophétie, et prophétisèrent. Mais peut-être est-ce parce qu’ils étaient venus avec de bonnes intentions, par la seule nécessité de leur charge, ou sans vouloir obéir à l’ordre qu’ils avaient reçu. Saül en envoya d’autres qui firent comme les premiers ; et si nous leur prêtons les mêmes intentions, voilà que Saül, parce qu’ils tardaient à revenir, y alla lui-même dans sa fureur, ne respirant que le meurtre, et tout altéré d’un sang innocent, qu’il payait d’ingratitude : ce fut alors qu’il fut saisi de l’esprit de prophétie, et qu’il prophétisa[301]. Ils n’ont donc point à se vanter, ceux qui ont reçu de Dieu quelques dons, comme le baptême, sans avoir la charité ; mais bien, qu’ils pèsent le compte qu’ils doivent rendre à Dieu, puisqu’ils n’usent pas saintement des choses saintes. C’est parmi eux que l’on dira : « Nous avons prophétisé en votre nom ». On ne répondra point : Vous mentez ; mais on leur dira : « Je ne vous connais point, retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité[302]. Car j’aurais en vain l’esprit de prophétie, je ne suis rien si je n’ai l’esprit de charité[303] ». Saül prophétisa, et il était un ouvrier d’iniquité. Or, qui fait l’iniquité, sinon celui qui n’a point la charité ? « Car la charité est la plénitude de la loi[304] ». Que signifie dès lors : « Il couvre d’eau ses hauteurs ? » C’est que, dans toutes les Écritures, c’est la charité qui est la voie la plus élevée, qui obtient le plus haut rang ; qu’il n’y a que les bons pour y arriver ; que les méchants n’y ont aucune part ; qu’ils peuvent avoir part au baptême, avoir part aux autres sacrements, avoir part aux prières publiques, être dans les murailles de l’Église, et dans l’unité extérieure, mais qu’ils n’ont point de part avec nous dans la charité. Telle est la source de tous les biens, la source propre aux saints, et dont il est dit : « Que nul étranger n’ait part avec toi[305] ». Quels sont les étrangers ? tous ceux qui entendent : « Je ne vous connais point ». Puisqu’on ne les connaît point, puisqu’on leur dit : « Je ne sais qui vous êtes », ils sont bien des étrangers. La voie suréminente de la charité est donc proprement pour ceux qui appartiennent au royaume des cieux. Donc le précepte de la charité domine les cieux, domine tous les livres ; puisque les livres lui sont subordonnés, puisque c’est pour elle que combat toute langue des saints, tout mouvement des dispensateurs de Dieu, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur. C’est donc là une voie suréminente, et c’est avec raison que Dieu couvre d’eau les hauteurs du ciel ; car, dans les livres saints, on ne trouve rien de supérieur à la charité.
10. Mais écoute plus clairement encore ce qu’est l’eau. Nous avons dit que la charité est répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné[306]. Nous avons dit encore : « Que les eaux coulent dans nos rues[307] ». Mais, me dira quelqu’un, rien ne dit qu’il faut entendre par là la charité : et s’il plaisait à un autre d’y assigner un autre sens ? Souviens-toi seulement de cette parole de l’Apôtre. « La charité est répandue dans nos cœurs ». Comment ? « Par l’Esprit-Saint, qui nous a été donné ». Écoute maintenant le Maître des Apôtres : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne et qu’il boive ». Qu’il poursuive encore : « Si quelqu’un croit en moi, des fleuves d’eau vive jailliront de ses entrailles ». Qu’est-ce à dire ? Que l’Évangéliste nous l’explique « Or, il parlait ainsi de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui : car l’Esprit-Saint n’était pas encore envoyé, parce que Jésus n’était pas encore glorifié ». Donc, mes frères, si l’Esprit-Saint n’était pas encore envoyé, après qu’il fut glorifié par son ascension au ciel, le Saint-Esprit fut envoyé[308], et les Apôtres furent remplis de cette charité[309], qui fut répandue dans leurs cœurs par l’Esprit–Saint qui leur était donné, parce que les hauteurs des cieux sont couvertes d’eau. Et cela est marqué par l’ascension du Sauveur, qui dut dominer les cieux, et de là répandre la charité. Pour Dieu, en effet, couvrir n’est pas être soutenu par ce qu’il couvre ; il soutient lui-même ce qu’il couvre sans le surcharger : si donc il couvre d’eau les cieux, c’est plutôt de manière qu’ils soient soutenus par l’Esprit-Saint. Ce qui soutient est en haut, ce qui est soutenu est en bas ; l’un suspend, l’autre est suspendu. Si donc l’un suspend, si l’autre est suspendu, écoute bien que le ciel des Écritures est suspendu à la charité. Il y a en effet deux préceptes de la charité qui sont très connus : « A ces deux préceptes sont suspendus la loi et les Prophètes[310]. Or, le Seigneur couvre d’eau ses hauteurs ».
11. « Il se fait des nuées une échelle ». On peut très bien l’entendre à la lettre. Le Seigneur est monté visiblement au ciel. Comment les nuées lui ont-elles servi d’échelle ? « Quand il parlait ainsi, une nuée le reçut[311] ». C’est encore ce qui doit arriver à notre résurrection : « Et ceux », dit l’Apôtre, « qui sont morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers ; ensuite nous qui sommes en vie, nous u serons enlevés avec eux sur les nuées, pour aller dans les airs au-devant du Christ ; et ainsi nous serons éternellement avec lui[312] ». Voyez les nuées qui sont l’échelle du ciel : je vais vous montrer aussi dans ces nuées l’échelle de cet autre ciel, ou des saintes Écritures. Qu’est-ce à dire, mes frères ? Puisse le Seigneur mon Dieu me mettre au nombre de ces nuées, quelles qu’elles soient. Il sait que je suis une nuée ténébreuse ; et cependant regardez comme des nuées tous les prédicateurs de la vérité. Quiconque est assez infirme pour ne point monter à ce ciel, c’est-à-dire à l’intelligence des saintes Écritures, doit y monter par ces nuées. C’est peut-être ce qui nous arrive à ce moment ; si je dis quelque chose d’utile, si mon travail n’est point inutile pour vous, vous montez au ciel des divines Écritures, ou plutôt vous arrivez à les comprendre, au moyen de ma prédication. Combien était haut le ciel de notre psaume ! Nul d’entre vous ne voyait ce qu’il figurait : « Alors celui qui couvre d’eau ses hauteurs, a étendu le ciel comme une tenture ». Cette expression même qu’« il se fait des nuées une échelle », voilà que notre parole vous l’a fait comprendre autant que Dieu nous en a fait la grâce ; car ce n’est point par elles-mêmes que les nuées répandent la pluie. Montez donc, mes frères, montez par l’intelligence, et que cette intelligence porte en vous ses fruits ; ne soyez point comme cette vigne dont le Prophète a dit : « Je commanderai aux nuées de ne point pleuvoir sur elle[313] ». Dieu accusait cette vigne de lui donner des épines au lieu de raisins, et de ne point lui rendre un fruit proportionné à ses pluies douces. Car entendre le bien, et faire le mal, c’est recevoir une pluie douce, pour produire des épines. Ne nous imaginons pas ; mes frères, que Dieu parle ici d’une vigne terrestre et visible. Pour empêcher en effet que l’obscurité de cette comparaison ne serve de voile à l’iniquité, le Seigneur a exposé par la bouche de son Prophète ce qu’il entendait par cette vigne, et il a dit : « Cette vigne du Seigneur des armées, c’est la maison d’Israël ». Pourquoi, hommes d’iniquité, jeter vos cœurs sur les montagnes et les coteaux des vignerons ? Je sais, dit le Seigneur, de quelle ville je veux parler ; je sais où je cherchais des raisins, et n’ai rencontré que des épines. Il est inutile de porter ailleurs vos pensées et vos opinions, sans vouloir comprendre, afin de ne point faire le bien. Car il est écrit aussi : « Il n’a point voulu comprendre, de peur de faire le bien[314] ». Bannissez donc de vos esprits toutes ces conjectures. « La vigne du Seigneur des armées, c’est la maison d’Israël ; et l’homme de Juda, c’est le plan choisi[315] » ; plan choisi quand il fut planté, plan réprouvé quand il a produit des épines. Direz-vous donc, mes frères, que la maison d’Israël fut la vigne, et que nous ne sommes point la vigne ? Écoutons en tremblant ce qui est dit aux Juifs. Voyez comment l’Apôtre porte l’effroi parmi les branches insérées à propos des branches retranchées[316], et comment, par ces branches retranchées, il nous fait craindre la sévérité, tout en nous signalant la bonté dans les branches insérées. Ne sois donc pas sans fruit au temps de la bonté, afin de ne pas éprouver le châtiment de l’arbre stérile. Mais je ne suis pas une vigne, me diras-tu. Que devient alors cette parole du Seigneur : « Je suis la vigne, et vous êtes les sarments, mon Père est le vigneron[317] ? » Que devient ce qu’a dit saint Paul ? « Qui plante une vigne sans en recueillir le fruit[318] ? » Tu es donc une vigne, ô sainte Église, et tu as Dieu pour vigneron. Nul vigneron ne peut lui-même arroser sa vigne. Vous donc, mes frères bien-aimés, vous, les entrailles de l’Église, les objets de sa tendresse, les enfants de notre céleste mère, écoutez quand il en est temps. Dieu a menacé cette vigne de la plus terrible vengeance. « Je commanderai aux nuages », dit-il, « de ne point pleuvoir sur elle ». Et il en fut ainsi. Les Apôtres vinrent aux Juifs qui les méprisèrent, et ils répondirent : « Nous étions envoyés vers vous, mais comme vous repoussez la parole de Dieu, nous allons chez les nations.[319] » Voyez comment le même esprit de Dieu, qui habite au fond de leur cœur et leur enjoint ce qu’il lui plaît, commande ici aux nuées du Seigneur de ne point pleuvoir sur sa vigne, parce qu’elle a donné des épines[320], au lieu des raisins qu’il attendait. C’est pour cela qu’il s’est fait des nuées une échelle, et qu’il a déployé le ciel comme une tenture. Ne cherchons pas davantage : l’autorité des Écritures englobe toute la terre, les nuées ne cessent de verset’ leurs eaux, on prêche la parole de la vérité, on éclaircit tout ce qui est obscur, afin que vos cœurs se fassent des nuées une échelle. Voyez comment vous devez croire, voyez comment vous devez recevoir cette parole. Après la prédication viendra le juge, après les semailles viendra celui qui doit recueillir. « Il se fait des nuées une échelle ».
12. « Il marche sur les ailes des vents ». Il est difficile de prendre ceci à la lettre, Quelles sont ces ailes des vents ? Allons-nous, comme dans les peintures, nous représenter les vents qui volent, qui ont des ailes ? Il n’y a d’autres vents, mes frères, que ceux que nous sentons, un mouvement, une agitation de l’air, qui pousse avec effort ce qu’il rencontre. Quelles sont les ailes des vents ? Quelles sont même les ailes de Dieu ? Et néanmoins, il est dit : « Ils espéreront à l’ombre de vos ailes[321] ». Essayons donc de prendre ces paroles à la lettre, comme un fait particulier à cette créature. L’Écriture a signalé quelque part la rapidité de la parole, rapidité dont nous avons déjà parlé dans un autre psaume, où il est écrit « Sa parole court avec rapidité[322] ». Or, chacun le sait, rien n’est plus rapide que le vent. De même alors que la tenture nous marquait tout à l’heure la facilité de Dieu dans ses œuvres ; car rien n’est plus facile pour l’homme que de déployer une tenture : de même ici, pour nous marquer que Dieu ou son Verbe est présent partout, et que la rapidité de ses mouvements ne lui fait rien abandonner, car nous ne connaissons rien de plus rapide que le vent, le Prophète nous dit : « Il marche sur les ailes des vents », c’est-à-dire que sa rapidité l’emporte sur la rapidité des vents : en sorte que nous devons comprendre par les ailes des vents leur rapidité, que surpasse de beaucoup la parole de Dieu. Voilà le sens qui se présente tout d’abord : mais frappons à la porte intérieure, et voyons ce que veut dire le Prophète sous cette figure.
13. Il n’est pas absurde, par les vents, d’entendre les âmes ; non que l’âme soit un souffle, mais parce que le vent est invisible, bien qu’il soit corporel et qu’il renverse les corps ; néanmoins il se dérobe à la perspicacité de l’œil humain ; notre âme aussi, étant invisible, nous pouvons, sous le nom des vents, comprendre les âmes. De là cette expression, que Dieu souffla l’esprit de vie dans l’homme qu’il venait de former, et que « l’homme eut une âme vivante[323] ». Le vent peut donc très bien désigner les âmes dans le sens allégorique. Et toutefois n’allez point croire que ce mot d’allégorie je l’emprunte aux pantomimes certains mots, en effet, parce qu’ils sont des mots, et que la langue les prononce, nous sont communs avec les jeux du théâtre qui n’ont rien d’honnête ; mais ces expressions ont un sens dans l’Église, et encore un sens au théâtre. Je n’ai rien dit ici que l’Apôtre n’ait dit lui-même, quand, à propos des enfants d’Abraham, il s’écrie : « Tout ceci est une allégorie[324] ». Il y a allégorie quand les paroles semblent nous indiquer un sens, et que l’intelligence en voit un autre. Ainsi, dire que le Christ est l’agneau[325], est-ce dire pour cela qu’il est réellement un agneau ? Dire qu’il est le lion[326], est-ce dire qu’il est animal ? Dire qu’il est la pierre[327], est-ce dire qu’il en a la dureté ? Dire qu’il est la montagne[328], est-ce dire qu’il est un monceau de terre ? C’est ainsi que beaucoup d’expressions semblent désigner un objet, et en désignent un autre en réalité : telle est l’allégorie. Si l’on croit que j’ai emprunté au théâtre le mot d’allégorie, on peut croire également que le Seigneur a aussi pris au théâtre celui de parabole. Voyez à quoi nous oblige une ville qui a tant de spectacles ; je parlerais plus librement à la campagne ; et mes auditeurs n’auraient sans doute connu que par les saintes Écritures le mot d’allégorie, Si donc nous disons que l’allégorie est une figure, il y a allégorie chaque fois qu’un mystère est figuré. Que faut-il dès lors comprendre ici : « Il marche sur l’aile des vents ? » Nous avons dit que les vents peuvent très bien figurer les âmes. Quelles sont les ailes des vents ou des âmes, sinon ce qui leur sert pour s’élever en haut ? Or, les ailes des âmes sont les vertus, les bonnes œuvres, les actions droites. Toutes les plumes forment deux ailes, comme tous les préceptes se résument en deux préceptes. Quiconque aime Dieu et son prochain, a une âme pourvue d’ailes, d’ailes très libres, et il s’élève par l’amour vers le Seigneur. Quiconque s’embarrasse dans un amour charnel, n’a que des ailes pleines de glu. Si l’âme n’avait des plumes et des ailes, comment dirait-elle en gémissant dans ses tribulations : « Qui me donnera des ailes comme à la colombe ? » et encore : « Je volerai, puis me reposerai[329] ». Ailleurs encore : « Où irai-je, pour fuir votre esprit ? où fuir devant votre face ? Si je monte au ciel, vous y êtes ; si je descends au fond des enfers, vous voilà. Si je prends des ailes comme la colombe, je volerai jusqu’aux extrémités de la mer[330] ». Comme s’il disait : Je ne puis éviter votre colère qu’en prenant les ailes de la colombe, pour voler jusqu’à l’extrémité des mers. Et s’envoler à l’extrémité des mers, c’est étendre ses espérances jusqu’à la fin des siècles, comme l’a dit encore le Psalmiste : « Tout est labeur devant moi, jusqu’à ce que j’entre dans le sanctuaire du Seigneur, et que je comprenne la fin des méchants[331] ». Comment est-il parvenu aux extrémités de la mer, même avec des ailes ? « C’est là », répond-il, « que votre main me conduira, que votre droite me fera parvenir[332]. Même avec mes ailes, je tomberai, si vous ne me soutenez. Les ailes solides, libres et dégagées de toute glu, sont donc pour les âmes qui observent les préceptes de Dieu, qui ont la charité dans une conscience pure, et une foi sans feinte[333]. Mais quels que soient les feux de leur charité, qu’est-ce que cela, en le comparant à cet amour que Dieu avait pour elles, même quand elles étaient embarrassées par la glu ? L’amour de Dieu pour nous, surpasse donc le nôtre pour lui. Nos ailes sont notre amour ; mais lui « marche sur les ailes des vents ».
14. L’Apôtre disait aussi à quelques-uns : « Je fléchis le genou pour vous devant le Père, afin que selon l’homme intérieur, il fasse habiter le Christ en vos cœurs par la foi, afin que vous soyez enracinés et fondés dans la charité ». Il leur donne déjà la charité, il leur donne déjà des plumes et des ailes. « Afin que vous puissiez comprendre », nous dit-il, « quelle est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur[334] ». Peut-être désigne-t-il ici la croix du Seigneur. C’était une largeur sur laquelle furent étendues ses mains sacrées une longueur qui s’élevait de la terre et où était fixé son corps ; une hauteur qui dépassait le bois transversal ; une profondeur sur laquelle était affermie la croix, et qui est toute l’espérance de notre salut. Largeur, en effet, signifie bonnes œuvres ; longueur, la persévérance finale ; hauteur, l’élévation du cœur, afin que toutes les bonnes œuvres, par lesquelles nous persévérons jusqu’à la fin, n’aient d’autre motif que l’espérance des récompenses du ciel, et nous donnent ainsi l’ampleur du bien, et la longueur par la persévérance finale. Il y a hauteur en effet à ne point chercher ici-bas sa récompense, mais en haut : de peur qu’on ne nous dise : « En vérité, je vous le déclare, ils ont reçu leur récompense[335] ». Enfin ce que j’ai appelé profondeur était cette partie de la croix qu’on ne voyait pas, et d’où s’élevait ce que l’on en voyait. Or, qu’y a-t-il dans l’Église de caché, et qu’on ne voit point ? Les sacrements du baptême et de l’eucharistie. Car les païens voient nos bonnes œuvres, mais les sacrements leur sont cachés ; et toutefois ce qui est visible s’élève sur ce qui ne paraît point, comme c’est de la profondeur de la croix cachée en terre que s’élève cette croix que l’on voit, qui frappe nos regards. Que dit ensuite l’Apôtre ? Après avoir ainsi parlé, l’Apôtre ajoute : « Afin que vous connaissiez l’amour de Jésus-Christ qui surpasse toute connaissance[336] ». Et déjà il avait dit : « Afin que vous soyez enracinés et affermis dans la charité de Jésus-Christ ». Vous aimez en effet le Christ, et dès lors vous travaillez en sa croix. Mais l’aimez-vous autant qu’il vous a aimés ? Toutefois en l’aimant comme vous l’aimez, vous volez à lui, afin de connaître combien il vous a aimés, c’est-à-dire afin de comprendre l’amour du Christ qui dépasse toute science. Vous l’aimez donc autant qu’il vous est possible, et vous volez autant que vous le pouvez ; mais « celui qui marche sur les ailes des vents » s’élève bien au-dessus de ces mêmes ailes.
15. « Il fait des esprits ses messagers, et de ses ministres des feux ardents[337] ». Et cela, bien que nous ne voyions pas les anges : leur présence est dérobée à nos yeux ; ils sont les citoyens de cette grande république dont Dieu est le chef. Toutefois nous savons par la foi qu’il y a des anges, et par l’Écriture qu’ils sont apparu à plusieurs. Nous en sommes certains, et le doute ne nous est pas permis. Or, les anges sont des esprits ; mais ils ne sont point des anges par cela même qu’ils sont des esprits ; ils ne le deviennent que quand ils sont envoyés ; car le nom d’ange désigne un ministère, et non une nature. Tu cherches le nom de cette nature, c’est celui d’esprits ; le nom de leur ministère, c’est celui d’anges. Exister, pour eux, c’est être esprits ; agir, c’est devenir anges. Voyez en effet dans ce genre humain : homme est le nom de la nature ; soldat un nom d’office : homme est le nom qui convient à la nature ; héraut celui qui convient à son ministère : c’est-à-dire que celui qui est homme, devient un héraut, mais de héraut on ne devient pas homme. Il en est de même de ces esprits que Dieu créa dès le commencement du monde ; il en fait des anges en les envoyant porter ses ordres, et ses ministres sont des feux ardents. Nous lisons en effet qu’il apparut dans un buisson ardent[338], et nous lisons encore qu’il fit tomber du ciel un feu qui exécuta ses volontés. Il fut donc sou ministre en accomplissant ses ordres. Être feu, c’était là sa nature, accomplir des ordres, c’était pour lui un ministère. On peut donc à la lettre entendre ces paroles des créatures.
16. Mais quel sens leur donnerons-nous dans l’Église ? Dans quel sens dirons-nous que « Dieu prend des esprits pour ses messagers, et des feux ardents pour ses ministres ? » Par ces esprits il faut entendre ceux qui sont spirituels. Or, Dieu se sert de ceux qui sont spirituels, pour en faire ses messagers. « Car l’homme spirituel juge de tout, et ne subit le jugement de personne[339] ». Voyez l’homme spirituel devenu ange de Dieu. « Je n’ai pu parler comme à des hommes spirituels, mais bien comme à des hommes charnels[340] ». Il descend de sa hauteur spirituelle pour aller à des hommes charnels, comme un ange du ciel qui vient sur la terre. Quel sens donner à ces ministres qui sont un feu ardent, sinon celui que saint Paul exprime : « Ayez la ferveur de l’Esprit[341] ? » En sorte que tout homme à l’âme fervente, sera le feu ardent ministre du Seigneur. N’était-ce donc pas un feu ardent que saint Étienne ? Quel feu le brûlait ? Quel était ce feu qui le portait à prier quand on le lapidait, et pour ceux qui le lapidaient[342] ? Dire qu’un serviteur de Dieu est une flamme, est-ce dire qu’il va tout brûler ? Qu’il brûle sans doute, mais qu’il, brûle ce qui est paille chez toi, c’est-à-dire que le ministre de Dieu brûle tous tes désirs charnels, en prêchant la parole de Dieu. Écoute celui-ci : « Que l’homme nous regarde comme les ministres du Christ, et les dispensateurs des mystères de Dieu[343] ». De quelle flamme n’était-il pas embrasé, quand il disait : « Notre bouche vous est ouverte, ô Corinthiens, notre cœur s’élargit[344] ». Il était alors tout ardent, tout brûlant de charité, et il leur portait cette flamme sacrée. Tel est le feu que le Seigneur promettait d’envoyer sur la terre, quand il disait : « Je suis venu apporter le feu sur la terre[345] ». Il parle du feu comme du glaive[346]. Le glaive tranche les affections charnelles, le feu les consume. L’un et l’autre doivent s’entendre de la parole de Dieu, se reconnaître dans son esprit. Laisse-toi brûler par cette parole que tu entends, et vois ce qu’aura lait en loi le ministre de Dieu, « qui fait des esprits ses messagers, et du feu dévorant son ministre ».
17. « Il a fondé la terre sur sa propre base, elle ne sera pas ébranlée de siècle en siècle[347] ». Je ne sais s’il serait possible d’adapter ces paroles à notre terre, et si l’on pourrait dire : « Elle ne sera pas ébranlée de siècle en siècle » ; puisqu’il est dit d’elle : : « Le ciel et la terre passeront[348] ». Il est difficile d’assigner ici un sens littéral. Cette expression, en effet : « Il a fondé la terre sur sa propre solidité », pourrait nous faire croire à une solidité inconnue qui soutient la terre. Aussi le Prophète a-t-il dit : « Il a fondé », sur quoi ? sur la solidité de la terre même, appuyée à son tour sur une base qui nous est peut-être inconnue. Que la création nous dérobe des mystères, cette obscurité, chez les créatures, ne nous dérobera point le créateur ; voyons ce qu’il nous est possible, et par ce que nous voyons, aimons et bénissons le Seigneur. Efforçons-nous de chercher ici ce qui est caché sous cette figure. « Il a fondé la terre », et par là j’entends l’Église. « La terre est au Seigneur, et tout ce qu’elle renferme[349] » ; et par cette terre nous comprenons l’Église. Telle est la terre qui a soif, et qui dit dans les psaumes, car une seule parle pour toutes : « Mon âme est sans vous comme une terre sans eau[350] ». Qu’est-ce à dire, « sans eau ? » Une terre qui a soif. Mon âme a donc soif de vous, comme une terre sans eau ; car si elle n’est altérée, elle ne peut être bien arrosée. Pour une âme abreuvée, la pluie est un déluge, il faut qu’elle ait soif. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice[351] ». Qu’elle dise : « Mon âme est sans vous comme une terre sans eau » ; comme elle dit ailleurs : « Mon âme a eu soif du Dieu vivant[352] ». Cette terre est donc l’Église. Quelle est cette solidité sur laquelle elle est basée, sinon son fondement ? Est-ce déroger que d’entendre par cette solidité sur laquelle la terre est basée, ce fondement qui est l’appui de l’Église ? Quel est ce fondement ? « Nul », dit l’Apôtre, « ne saurait poser un fondement autre que celui qui est posé, et qui est Jésus-Christ[353] ». Voilà donc ce qui nous affermit. Aussi, affermis de la sorte, ne serons-nous pas ébranlés de siècle en siècle ; rien n’est plus inébranlable que ce fondement. Tu étais infirme, mais un fondement aussi solide te rassure. Appuyé sur toi-même, tu ne pouvais être solide, mais tu seras toujours ferme, si tu ne t’écartes jamais de ce fondement. « Il ne sera pas ébranlé de siècle en siècle ». L’Église, en effet, est destinée à servir de colonne et de fondement à la vérité[354].
18. « L’abîme est pour lui comme un vêtement ; ses eaux dépassent les montagnes. Elles fuiront à votre menace, et seront ébranlées à la voix de votre tonnerre. Les montagnes s’élèvent et les campagnes s’abaissent au lieu que vous leur assignez. Vous leur avez fixé des bornes qu’elles ne dépasseront point, elles ne reviendront point couvrir la terre. Vous envoyez les fontaines dans les vallons ; leurs eaux coulent à travers les montagnes. C’est là que s’abreuvent les animaux des champs, l’onagre y étanchera sa soif. Les oiseaux du ciel habiteront leurs bords, et feront entendre leur voix du milieu des rochers. Vous arrosez les montagnes des pluies du ciel, la terre sera rassasiée des fruits que répandent vos mains. Vous produisez le foin pour les animaux, et les plantes pour le service de l’homme. Afin de tirer de la terre le pain, et le vin qui réjouit le cœur de l’homme, les parfums qui embellissent sa face, et le pain qui affermit ses forces. Les arbres des campagnes seront abreuvés, et les cèdres du Liban plantés par le Seigneur. C’est là que les oiseaux font leur nid, le nid des foulques est à leur tête[355] ». Voilà le ciel étendu ; vous voulez, je le crois, y monter par la pensée ; et je crois encore que vous en mesurez la hauteur. J’ai voulu, en effet, vous citer plusieurs versets, afin que vous compreniez mieux à quelle hauteur Dieu élève ses mystères. On dédaigne ce que l’on découvre, quand il est facile de le trouver : aussi la recherche de ces vérités nous est-elle pénible, afin que la découverte en soit plus agréable. Dans tout ce que je viens de dire, mes frères, et que l’on peut prendre à la lettre, peut-on aussi prendre à la lettre cette parole : « C’est là que les oiseaux feront leurs nids, le nid des foulques est à leur tête ? » La famille de la cigogne est-elle à la tête des oiseaux ? ou bien serait-elle à la tête des cèdres ? Car il y a dans le texte : « Et les cèdres du Liban qu’il a plantés, c’est là que les oiseaux feront leur nid, et le nid des foulques est à leur tête ». Toutefois le latin ne nous permet pas de traduire comme s’il y avait « de ces cèdres » ; puisque dans cette langue « ces » est masculin, tandis que « cèdres » est féminin. Comment alors la famille des foulques est-elle à la tête des passereaux ? Cela ne peut se dire de l’oiseau que nous avons sous les yeux. Le mot « foulques » ou fulicae désigne des oiseaux de la mer ou des étangs. Prenons pour la maison des foulques, domus fulicae, leur nid : comment le nid des foulques est-il un guide pour les oiseaux ? Pourquoi l’Esprit-Saint mêle-t-il aux choses visibles des choses qui paraissent absurdes, sinon pour nous forcer à chercher un sens spirituel, quand nous ne pouvons accepter le sens littéral ?
19. Si donc vous voulez par l’intelligence vous élever jusqu’au ciel, à ce pavillon que Dieu a déployé, si Dieu fait monter cette intelligence au-dessus des nuées ; cette nuée qui vous parle est impuissante à vous expliquer aujourd’hui tant de choses. Épargnez sinon votre faiblesse, du moins la mienne. L’avidité que vous témoignez me fait croire que vous seriez toujours prêts ; mais il est ici deux points que nous ne saurions dédaigner, notre faiblesse corporelle, et le souvenir de ce que nous expliquons, voilà ce qui est à considérer. En attendant, réfléchissez à ce que vous avez entendu. Qu’ai-je dit ? Digérez votre nourriture, et vous serez ainsi des animaux purs, propres aux festins du Seigneur. Remarquez par vos œuvres le fruit que vous recueillez ; car c’est mal digérer que bien entendre, et ne pas bien faire ; et Dieu ne cesse de nous donner une nourriture solide. Or, chacun sait que nous rendrons compte du pair ! que nous avons reçu, et que nous distribuons. Votre charité le sait très bien, l’Écriture n’est pas sans nous en avertir, et Dieu ne nous flatte point. Voyez avec quelle liberté nous vous parlons, du lieu où nous sommes : et quand moi-même, quand ceux qui vous parlent de ce lieu serions moins libres, la parole de Dieu ne redoute personne. Pour nous, que nous soyons sous le coup de la crainte, ou en pleine liberté, nous devons prêcher Celui qui ne craint personne. C’est une grâce qui vous vient de Dieu et non des hommes, que vous entendiez cette parole si libre par la bouche d’hommes qui sont timides. Au jugement de Dieu, vous n’aurez aucune excuse, si vous ne vous appliquez à l’exercice des bonnes œuvres, et ne portez un fruit proportionné aux paroles que nous répandons sur vous comme une pluie céleste. Ce fruit proportionné consiste dans les bonnes œuvres : ce fruit proportionné est un amour sincère non seulement de vos frères, mais aussi de vos ennemis. Ne méprise aucun suppliant ; et si tu ne peux lui donner ce qu’il te demande, au moins, ne le méprise pas. Si tu peux le lui donner, donne-le ; si tu ne le peux, sois du moins affable. Dieu couronne la volonté intérieure, quand il ne voit pas en nous le pouvoir. Que nul ne dise : je n’ai rien. Ce n’est point d’un coffre que la charité tire ce qu’elle donne : mais tout ce que nous disons, tout ce que nous avons dit, tout ce que nous pouvons dire encore, ou nous, ou ceux qui viendront après nous, ou ceux qui nous ont précédé, tout cela n’a d’autre but que la charité, car la fin de la loi c’est la charité émanant d’un cœur pur, d’une conscience irréprochable, d’une foi sans feinte[356]. En priant Dieu, interrogez vos cœurs, et voyez comment vous récitez ce verset : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »[357]. On ne prie point, si l’on ne fait cette prière ; Dieu n’exauce point, si l’on récite une autre prière, parce qu’elle ne nous a pas été enseignée par le jurisconsulte qu’il nous a envoyé. Il faut donc nécessairement que toutes les paroles que nous ajoutons, soient réglées sur cette prière, et qu’en récitant les paroles, nous comprenions ce que nous disons, parce que Dieu a voulu la rendre claire. Si donc vous ne priez point, vous n’avez point l’espérance ; si vous priez autrement que le maître a enseigné, vous ne serez point exaucés ; et si vous mentez en priant, vous n’obtiendrez point. Il faut donc prier, et en priant dire vrai, et prier comme Dieu nous a enseigné. Bon gré, malgré, il te faut dire tous les jours : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Et veux-tu le dire en toute sûreté ? Crois alors ce que tu dis.
DEUXIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 103
modifierDEUXIÈME SERMON. – DEUXIÈME PARTIE DU PSAUME.
modifierLE MONDE INVISIBLE DANS LE MONDE VISIBLE.
modifierDieu nous dérobe quelque peu ses enseignements, afin de nous stimuler à les chercher. Cette lumière dont il est revêtu, c’est l’Église ; l’eau qui couvre les hauteurs du ciel, c’est la charité ; la terre fondée sur la solidité de Dieu, c’est l’Église fondée sur le Christ, inébranlable comme lui. C’est encore l’Église qui a pour vêtement l’abîme ou les eaux de la persécution qui couvrirent jusqu’aux plus hautes montagnes, c’est-à-dire Jusqu’aux Apôtres qui devenaient invisibles, mais demeuraient inébranlables. Mais la menace de Dieu a dissipé ces eaux de la persécution, et les empereurs sont devenus chrétiens. Dieu qui fait les montagnes et les vallées, a renversé l’orgueil des persécuteurs qui ne prévaudront plus. Alors les eaux de la doctrine couleront du milieu des montagnes, c’est-à-dire que les docteurs auront une doctrine commune, et n’enseigneront rien qui leur soit propre. Quiconque parle de lui-même aboutit au mensonge.
1. Je sais que vous me regardez comme votre débiteur, non par nécessité, mais ce qui est bien plus fort, par la charité. Je suis donc redevable tout d’abord au Seigneur notre Dieu, qui habite en vous, et qui exige de moi cet acquittement ; ensuite à mon seigneur et Père qui est présent, qui m’ordonne de parler, et qui prie pour moi : enfin à la sainte violence qui vous porte à me faire parler, dans mon état de faiblesse. Néanmoins autant que me le permettra le Seigneur, qui daignera me donner des forces, selon la prière que vous lui en faites, puisque nous avons expliqué l’autre jour la première partie de ce psaume, j’entreprends de vous expliquer la suite, et d’en finir avec la grâce de celui au nom de qui j’ai commencé. Vous, qui étiez présents, j’avais averti votre charité, des figures mystérieuses qui composent le psaume tout entier, parce que le plaisir de trouver est proportionné a la peine de chercher. Dieu ne veut point nous les dérober par l’obscurité, mais les assaisonner par la difficulté ; afin, comme nous l’avons dit plusieurs fois, d’ouvrir à ceux qui demandent, de faire trouver à ceux qui cherchent, et entrer ceux qui frappent[358]. Mais nous avons besoin de votre part d’un silence plus profond, d’une plus grande patience, afin que le peu que nous avons à dire ne nous prenne plus de temps à cause du bruit. Notre temps est restreint, et nous devons nous borner, votre charité sait bien qu’il nous faut assister aux obsèques d’un fidèle. Ne nous forcez donc point de répéter ce qui est dit, d’expliquer de nouveau les premiers versets. Si quelques-uns y ont manqué, je n’y puis rien. Peut-être leur sera-t-il bon de ne pas bien comprendre ce que comprendront facilement ceux qui m’ont entendu, afin qu’ils apprennent à se trouver à nos assemblées. Parcourons donc le psaume.
2. « Bénis le Seigneur, ô mon âme[359] ». Que l’âme de chacun de nous, devenue une seule âme dans le Christ, répète aussi : « Seigneur, mon Dieu, vous avez été grandi à l’excès ». Comment grandi ? Parce que « vous vous êtes revêtu de confession et de beauté ». Offrez donc à Dieu cette confession, afin d’être embellie, afin qu’il vous revête « celui qui s’environne de lumière comme d’un vêtement[360] », qui s’est revêtu de son Église, et lui a donné La splendeur de la lumière, à elle qui par elle-même était ténèbres, selon cette parole de l’Apôtre : « Autrefois vous étiez ténèbres, aujourd’hui vous êtes lumière en Jésus-Christ[361]. C’est lui qui étend le ciel comme un pavillon ». C’est-à-dire, dans le sens littéral, aussi facilement que tu étends une peau ; ou bien par cette peau qui figure la mortalité, nous pouvons entendre l’autorité des Écritures qui couvre le monde entier ; et cette autorité des Écritures nous est venue par des hommes mortels dont la renommée s’étend après leur mort.
3. « Lui qui couvre d’eau ses hauteurs[362] ». Les hauteurs de quoi ? du ciel. Qu’est-ce que le ciel ? Nous avons dit qu’en figure c’est l’Écriture sainte. Quelle est la partie supérieure des saintes Écritures ? Le précepte de la charité qui domine tout. Pourquoi comparer la charité à des eaux ? « Parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné[363] ». Comment le Saint-Esprit est-il désigné par l’eau ? Parce que « Jésus était là criant et disant : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Celui qui croit en moi verra des fleuves d’eau vive sortir de ses entrailles ». Comment prouver que cela s’applique au Saint-Esprit ? Que l’Évangéliste nous le dise lui-même, lui qui ajoute : « Or, il parlait ainsi de l’Esprit-Saint que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui[364] ». « Il marche sur les ailes des vents », c’est-à-dire sur les vertus des saintes âmes. Qu’est-ce que la vertu de l’âme ? La charité. Or, comment Dieu marche-t-il sur la charité ? Parce que la charité de Dieu pour nous, est bien supérieure à la nôtre pour lui.
4. « Il prend des esprits pour ses anges, et la flamme ardente pour ministre[365] » ; c’est-à-dire qu’il se fait des messagers, de ces hommes qui sont des esprits, qui sont spirituels et non plus charnels, en les envoyant prêcher son Évangile. « Et la flamme ardente est son ministre ». Car si le prédicateur ne brûle du feu sacré, il ne peut l’allumer chez les autres.
5. « Il a fondé la terre sur sa propre solidité[366] ». Il a affermi l’Église sur la solidité de l’Église. Qu’est-ce que la solidité de l’Église, sinon la base de l’Église ? Et quelle est la base de l’Église, sinon celle dont parle l’Apôtre : « Nul ne peut poser un fondement autre que celui qui a été posé, et qui est le Christ Jésus[367] ? » Dès lors, appuyée sur une semblable base, qu’a-t-elle mérité d’entendre ? « Elle ne sera point ébranlée dans la suite des siècles : il a fondé la terre sur sa propre solidité », c’est-à-dire affermi l’Église sur le Christ qui en est le fondement. L’Église sera ébranlée, si ce fondement est ébranlé : mais comment serait ébranlé ce Christ qui, avant de venir à nous et de prendre notre chair, « avait tout fait, et rien n’avait été fait sans lui[368] », qui embrasse tout dans sa majesté, et nous dans sa bonté ? Mais le Christ est immuable, et dès lors l’Église « ne sera point ébranlée de siècle en siècle ». Où sont-ils, ces hommes qui nous disent qu’elle a disparu du monde, cette Église qui ne peut même pas être ébranlée ?
6. Mais d’où le Seigneur a-t-il commencé à parler de cette Église, à en jeter les bases, à la révéler, à la manifester, à la répandre ? D’où a-t-il commencé cet ouvrage ? Qu’y avait-il auparavant ? « Car il a fondé la terre sur sa stabilité, et de siècle en siècle elle ne sera point ébranlée. L’abîme est comme son vêtement[369] ». De qui ? de Dieu peut-être ? Mais déjà le Psalmiste a dit, à propos de ce vêtement : « Il est revêtu de lumière comme d’un manteau ». J’entends par là que Dieu est revêtu de lumière, et cette lumière c’est nous, si nous le voulons, Qu’est-ce à dire, si nous le voulons ? Si déjà nous ne sommes plus ténèbres. Si donc Dieu est revêtu de lumière, à qui l’abîme servira-t-il de vêtement ? On appelle abîme l’immense quantité des eaux : toutes les eaux, tout l’humide élément, toute la substance répandue dans les mers, dans les fleuves, dans les réservoirs cachés, prennent le nom générique d’abîme. Nous comprenons de quelle terre le Prophète a dit : « Il a fondé la terre sur sa propre solidité ; elle ne sera point ébranlée de siècle en siècle ». C’est d’elle qu’il dit aussi : « L’abîme l’environne comme son vêtement ». Car l’eau est pour la terre comme un vêtement qui l’environne et qui la couvre. Mais il est arrivé pendant le déluge que ce vêtement de la terre s’est élevé jusqu’à la couvrir entièrement, jusqu’à surpasser les plus hautes montagnes de quinze coudées[370], au témoignage de l’Écriture. C’est peut-être ce temps du déluge qu’avait en vue le Prophète, lorsqu’il dit : « L’abîme est pour elle comme un vêtement ».
7. « Les eaux s’élèveront au-dessus des montagnes » : c’est-à-dire ce vêtement de la terre, qui est l’abîme, s’est élevé au point que les eaux couvraient les montagnes. Nous l’avons lu, dis-je, à l’occasion du déluge. Est-ce là ce que dit le Prophète ? Parle-t-il du passé, ou annonce-t-il l’avenir ? S’il parlait du passé, il ne dirait pas : « Les eaux s’élèveront sur les montagnes » ; mais bien, les eaux se sont élevées. Nous voyons que l’Écriture emploie souvent le passé pour le futur, puisque l’Esprit de Dieu voit l’avenir comme s’il était présent. De là vient que, dans un autre psaume, nous lisons comme un récit de l’Évangile : « Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os, et ont jeté le sort sur mes vêtements[371] ». Tout cela, que l’on prévoyait pour l’avenir, est consigné comme un fait accompli. Mais, hélas ! que peuvent nos faibles efforts ? Où peut aboutir notre travail ? Et quand pouvons-nous examiner suffisamment, pour affirmer que tel est le sens du Prophète ? Nous voyons donc souvent les Prophètes employer le temps passé pour annoncer l’avenir ; mais je rencontre difficilement dans mes lectures le futur au lieu du passé. Je n’ose pas affirmer que cela n’est point ; j’indique seulement aux hommes, qui aiment les saintes Écritures, un point à rechercher. S’ils en trouvent des exemples, qu’ils me les apportent ; et dans une vieillesse surchargée d’occupations, nous applaudirons à la jeunesse qui voudra bien employer ainsi ses loisirs, et nous profiterons de leurs travaux. Nous ne témoignerons aucun dédain, puisque le Christ se sert de tous pour nous instruire. Le Prophète s’écrie donc : « Les eaux s’élèveront au-dessus des montagnes », pour nous annoncer l’avenir, et non pour raconter le passé, et il parle ainsi pour nous désigner l’Église, qui doit être sous le glaive des persécutions. Il fut un temps, en effet, où les eaux de la persécution couvrirent la terre de Dieu, l’Église de Dieu, et la couvrirent au point que les grands eux-mêmes, ou les montagnes, n’apparaissaient point, quand ils fuyaient çà et là, comment eussent-ils pu paraître ? C’est peut-être à propos de ces eaux qu’il est dit : « Sauvez-moi, mon Dieu, parce que les eaux ont pénétré jusqu’à mon âme[372] ». Ces grandes eaux, qui forment la mer, sont turbulentes et stériles, et quelle que soit la terre qu’elles viennent à couvrir, elles y causent la stérilité plutôt que l’abondance. Les montagnes donc étaient sous les eaux, puisque les eaux dépassaient les montagnes : les peuples dans leur résistance dominaient l’autorité de ceux qui prêchaient la parole de Dieu avec courage. Les eaux les couvraient, les eaux s’élevaient bien au-dessus d’eux et disaient : Frappez, frappez ; et on les opprimait : Éteignez-les, qu’ils disparaissent. Ils parlaient ainsi et prévalaient sur les martyrs, et les chrétiens fuyaient de toutes parts, et cette fuite rendait les Apôtres invisibles. Comment cette fuite les rendait-elle invisibles ? Parce que les eaux s’élevaient au-dessus des montagnes. Les eaux avaient alors une grande puissance. Mais combien dura-t-elle ? Écoute ce qui suit.
8. « Elles fuiront devant vos menaces[373] ». Voilà, mes frères, ce qui est arrivé : les eaux ont fui devant la menace du Seigneur, c’est-à-dire qu’elles ont cessé de couvrir les montagnes. Voilà que Pierre et Paul sont debout ; quelle majesté dans ces montagnes ! Vexés jadis par les persécuteurs, ils reçoivent aujourd’hui l’hommage des empereurs. Les eaux ont fui devant la menace de Dieu, car c’est dans la main de Dieu qu’est le cœur des rois, qu’il tourne comme il lui plaît[374] ; il lui a plu de donner par eux la paix aux chrétiens, et alors s’est élevée dans son éclat l’autorité des Apôtres. Ces montagnes, toutefois, en étaient-elles moins grandes, pour être couvertes d’eau ? Cependant, comme Dieu voulut montrer à tous leur grande élévation, afin qu’ils pussent procurer le salut au genre humain ; car : « J’ai levé les yeux vers les montagnes, d’où me viendra le secours[375] » : voilà que Dieu par sa menace a mis les eaux en fuite. « Elles trembleront au bruit de votre tonnerre ». Qui ne tremble maintenant à la voix de Dieu qui retentit par les Apôtres, à la voix de Dieu dans les saintes Écritures, dans ses nuées ? La mer s’est calmée, les eaux ont tremblé, les montagnes se sont dépouillées, l’empereur a fait des lois. Mais les eût-il faites, si Dieu n’eût fait entendre son tonnerre ? Dieu l’a donc voulu, les princes ont fait des lois, elle calme s’est produit dans l’Église. Que nul d’entre les hommes ne s’attribue rien ici ; les eaux ont tremblé, mais, « Seigneur, c’est au bruit de votre tonnerre ». Aussitôt qu’il a plu à Dieu, les eaux ont fui, pour ne plus couvrir les montagnes ; avant cela, néanmoins, les montagnes étaient sous les eaux, mais inébranlables.
9. « Les montagnes s’élèvent, les campagnes s’abaissent, au lieu que vous leur assignez[376] ». Le Prophète parle encore des eaux. Nous ne devons point voir ici des montagnes terrestres, ni des campagnes terrestres ; mais bien des flots si grands qu’on peut les comparer à des montagnes. La mer fut autrefois agitée, ses flots s’élevèrent comme des montagnes qui couvrirent d’autres montagnes ou les Apôtres. « Mais jusques à quand ces montagnes ont-elles pu s’élever, ces campagnes s’abaisser ? » Leur fureur a monté, puis s’est calmée. Dans leur fureur, c’étaient des montagnes ; dans le calme, des plaines ; Dieu leur a assigné leur place. Il est en effet un certain réservoir, où s’en vont, en quelque sorte, tous les cœurs des hommes avec, leur furie. Combien sont aujourd’hui remplis d’eau salée et amère, et néanmoins demeurent calmes ? Combien en est-il qui ne veulent point s’adoucir ? Quels sont ceux qui ne veulent point s’adoucir ? Ceux qui refusent encore de croire au Christ. Mais quel qu’en soit le nombre, quel mal font-ils à l’Église ? Montagnes autrefois, aujourd’hui ce sont des plaines unies ; et pourtant, mes frères, la mer, quel que soit son calme, n’en est pas moins la mer. Pourquoi n’ont-ils maintenant aucune fureur ? Pourquoi ne sont-ils plus en délire ? Pourquoi renoncer, sinon à détruire notre terre, du moins à la couvrir d’eau ? Pourquoi ? Écoutez : « Vous leur avez assigné un terme qu’elles ne dépasseront point ; elles ne reviendront point pour couvrir la terre[377] ».
10. Mais depuis que ces flots si amers sont devenus tels que nous pouvons prêcher librement ces vérités, parce qu’il leur a été donné des bornes convenables et qu’ils ne dépasseront point ces bornes, pour venir de nouveau submerger la terre, que se passe-t-il sur la terre ? Qu’y fait-on depuis que la mer l’a mise à découvert ? Bien que de légères vagues bruissent encore sur la plage, bien que les païens murmurent, j’entends le bruit du rivage, sans redouter le déluge. Que fait-on dès lors, que fait-on sur la terre ? « Vous faites couler des ruisseaux dans les vallées ». Telle est la réponse du Prophète : Vous faites jaillir « des ruisseaux dans les vallées[378] ». Vous connaissez les vallées, des lieux abaissés dans les terres ; aux collines et aux montagnes, on oppose ici, en figures, les vallons et les vallées. Les collines et les montagnes sont les gonflements de la terre ; les vallons et les vallées sont les lieux les plus bas. Ne méprisez point les lieux abaissés, car de là jaillissent les fontaines : « Vous faites jaillir les ruisseaux dans les vallons ». Écoute une montagne : « J’ai travaillé plus que tous les autres », dit saint Paul. On voit là une certaine hauteur : et toutefois, afin de faire jaillir les eaux, il s’abaisse comme une vallée : « Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi[379] ». Il ne répugne point à ces montagnes de devenir des vallées ; de même que leur hauteur spirituelle les faisait appeler montagnes, de même aussi leur spirituel abaissement les fait appeler des vallées. « Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi ». « Non pas moi », voilà bien le vallon, mais « la grâce de Dieu avec moi », voilà bien la source. « Vous faites jaillir des sources dans les vallons ». C’est de l’Esprit-Saint qu’est dit ce que je citais tout à l’heure : « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive : celui qui croit en moi verra jaillir de ses entrailles des sources d’eau vive. Car il parlait ainsi à cause du Saint-Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui[380] ». Voyons maintenant s’il y a des vallons, afin que la source jaillisse dans ce vallon. Écoute le Prophète : « Sur qui reposera mon Esprit, sinon sur l’homme humble, sur l’homme calme, sur l’homme qui craint mes paroles ? » Qu’est-ce à dire : « Sur qui reposera mon Esprit, sur l’homme humble et calme ? » Où coulera mon eau vive ? Dans le vallon.
11. « Les eaux passeront au milieu des montagnes ». C’est jusque-là que le lecteur a parcouru notre psaume, que cela suffise à votre charité. Voilà ce que nous expliquerons, puis nous terminerons au nom du Seigneur. Qu’est-ce à dire : « Que les eaux passeront par le milieu des montagnes ? » Nous avons déjà vu que par montagnes on entend ces grands prédicateurs de la parole de Dieu, anges sublimes du Seigneur, quoique revêtus encore d’une chair mortelle, élevés non par leur propre vertu, mais par sa grâce ; mais autant qu’il est en eux, ce sont des vallons, d’où jaillissent humblement les eaux. « Et ces eaux », dit le Prophète, « passeront au milieu des montagnes » ; comme s’il disait que par l’intermédiaire des Apôtres nous viendra la prédication de la parole de vérité. Qu’est-ce à dire, par l’intermédiaire des Apôtres ? Une chose intermédiaire est une chose commune, et une chose commune est une chose dont tout le monde vit également, elle est en quelque sorte au milieu, et ne m’appartient pas ; elle n’est ni à toi ni à moi, Aussi disons-nous de quelques hommes : La paix règne entre eux, la bonne foi règne entre eux, la charité règne entre eux. Ainsi disons-nous. Qu’est-ce à dire entre eux ? Au milieu d’eux. Que signifie au milieu d’eux ? Elle leur est commune. Écoute maintenant le sens de ces eaux au milieu des montagnes.
La foi leur était commune, et nul n’avait des eaux qui lui fussent propres. Des eaux qui ne sont point au milieu, sont des eaux particulières, qui ne coulent point publiquement ; j’aurai la mienne, un autre la sienne ; ce que j’ai, ce qu’a cet autre, n’est plus dans le milieu. Il n’en est pas ainsi de la prédication pacifique de la vérité. Mais pour que ces eaux coulent par le milieu des montagnes, écoute le mot d’une montagne : « Que le Dieu de la paix vous donne d’être toujours unis de sentiments[381] ». Et ensuite : « Afin que vous ayez tous un même langage, et qu’il n’y ait aucun schisme parmi vous[382] ». Mes sentiments sont-ils vos sentiments ? L’eau coule entre nous. Je n’ai rien à moi, toi rien à toi, Que la vérité ne soit ni à moi seul, ni à toi seul, qu’elle soit à toi et à moi. « Les eaux couleront au milieu des montagnes ». Écoute encore, d’après l’une de ces montagnes, que, « Les eaux doivent couler au milieu des montagnes. Que ce soit moi, que ce soit d’autres, voilà ce que nous prêchons, et ce que vous avez cru[383] ». C’est avec sécurité qu’il nous tient ce langage : « Soit moi, soit d’autres, voilà ce que nous prêchons, et ce que vous avez cru ». Les eaux coulaient alors au milieu des montagnes, nulles discordes parmi les montagnes au sujet des eaux, tout y était dans l’accord, et dans l’union de la charité. Si quelqu’un prêchait autrement, c’était une eau privée, et non plus une eau du milieu des montagnes. Voyez encore ce qu’a dit celui qui a fait couler les eaux dans les vallons : « Celui qui dit le mensonge, dit ce qui lui est propre[384] ». Aussi, de peur que l’on ne mette sa confiance dans quelque montagne qui donnerait ses eaux non du milieu, mais d’elle-même, l’Apôtre nous dit : « Quiconque annoncera un Évangile autre que celui que vous avez reçu, qu’il soit anathème ». Voyez comme il craint que l’on ne mette sa confiance dans la montagne, de peur que cette montagne, se séparant des eaux qui coulent dans le milieu, ne vienne à donner une eau qui lui serait propre : « Quand même ce serait moi ». Quelle montagne peut tenir ce langage ? Quelles eaux abondantes coulaient dans ces vallons ? mais il voulait que cette eau coulât entre les montagnes, et que les fidèles trouvassent une toi certaine, dans la doctrine que les Apôtres tenaient commune entre eux. « Quand même ce serait moi », dit-il. O vous, Paul, pourriez-vous prêcher autrement ? C’est de Paul qu’il s’agit. « Quand même ce serait moi, ou quand un ange venu du ciel vous annoncerait un Évangile autre que celui que vous avez reçu, qu’il soit anathème »[385]. Anathème à toute montagne, anathème à tout ange qui vous prêcherait une autre doctrine. D’où vient cela ? Parce qu’il veut couler de lui-même, et non au milieu. Un homme qui a sa chair comme un voile, séparé de la source commune, et réduit au mensonge qui lui est propre, tomberait peut-être ainsi, mais un ange ? Un ange, en vérité, le pourrait-il ? Si l’on avait écouté dans le paradis terrestre un ange distillant une eau qui lui était propre, nous ne serions point précipités dans la mort. Le précepte de Dieu était une eau coulant pour les hommes au milieu du jardin. C’était une eau du milieu, une eau en quelque sorte publique, qui s’entretenait sans ruse, ainsi que nous l’avons dit à votre charité, qui coulait limpide, et sans aucune boue. Boire toujours de cette eau, c’était vivre toujours. Survint alors un ange tombé du ciel et devenu serpent, et qui voulait répandre astucieusement ses poisons. Il lança donc son venin, et parla de lui-même, de ce qui lui était propre ; car, « c’est parler de son propre, que dire le mensonge » ; et nos misérables parents l’écoutèrent pour laisser l’eau commune qui faisait leur félicité. Réduits à ce qui leur était propre, et voulant, dans leur extravagance, devenir semblables à Dieu, (car on leur avait dit « Goûtez du fruit et vous serez comme des dieux »[386], ils perdirent ce qu’ils avaient reçu, en voulant être ce qu’ils n’étaient point. Puisse, mes frères, ce que nous vous avons dit au sujet de ces eaux, les faire couler de vous-mêmes. Soyez des vallées, communiquez à tous ce que vous avez reçu de Dieu. Que les eaux coulent au milieu, ne les enviez à personne. Buvez, rassasiez-vous, et une fois rassasiés, faites couler. Que la gloire de Dieu soit répandue partout par l’eau qui est commune, et non par le mensonge de quelque particulier.
TROISIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 103
modifierTROISIÈME SERMON. – TROISIÈME PARTIE DU PSAUME.
modifierLE MONDE INVISIBLE DANS LE MONDE VISIBLE.
modifierLes bêtes des forêts, qui boivent l’eau des vallées, sont les nations qui entrent dans l’Église pour être purifiées par les sacrements, ainsi que nous le montrent et l’arche de Noé qui renfermait des animaux purs et des animaux impurs, et le linceul de saint Pierre renfermant aussi des animaux impurs et tenant au ciel par les extrémités. Elles boiront les eaux qui passent ers cette vie, en attendant que le Verbe leur soit donné. L’onagre y vient comme le lièvre, c’est-à-dire les grands esprits comme les faibles, parce qu’il y a des préceptes à la portée de tous. Les oiseaux qui habitent sur les montagnes sont les âmes tout à fait spirituelles, qui se nourrissent de la doctrine des Prophètes et des Apôtres. Elles ne se divisent point non plus que les oiseaux dans le sacrifice d’Abraham, tandis que les animaux étaient divisés, c’est là le symbole du schisme et de l’hérésie, la fournaise du jugement met les uns à droite, les autres à gauche. Pour l’éviter, ressemblons aux oiseaux qui habitent les montagnes, les rochers, ou le Christ ; c’est de là qu’ils prêchent. Dieu donne la rosée de sa parole, ils la répandent en se proportionnant aux simples ; delà cette terre arrosée de la grâce de Dieu. C’est lui encore qui produit le foin pour les animaux, et par là le salaire pour les ouvriers évangéliques, l’herbe pour la servitude de l’homme ou la substance pour ceux qui ne font serviteurs de tous par la charité et l’humilité, que ne connaissaient point d’abord ni Pierre ni les fils de Zébédée. Donnons la subsistance aux prédicateurs : le Seigneur eut une bourse pour recueillir et pour donner, se proportionnant à ceux qui devaient demander, comme il pâlit devant la mort pour se mettre au niveau de nos craintes. Dieu tire de la terre ou des ouvriers évangéliques, le pain et le vin ou le Christ, et la grâce qui donne l’éclat des vertus. Les cèdres du Liban sont les grands du monde, et ils sont plantés par le Seigneur, quand ils deviennent chrétiens parfaits. Ces passereaux sont les âmes ferventes qui abandonnent leurs biens si elles possèdent, leurs espérances et leurs désirs de l’être s’ils sont comme Pierre et André. Ces âmes font leurs nids sur les cèdres, c’est-à-dire dans les monastères ou dans les Églises que bâtissent les riches du monde. La foulque les guide, elle qui établit sur les rochers des mers, ou sur le Christ, un nid bas et solide. C’est encore au Christ que s’attachent les passereaux. Les cerfs des montagnes sont les plus élevés dans la spiritualité ; mais il y a aussi le hérisson couvert d’épines ou de péchés légers, qui trouve son asile dans la pierre, qui devient ainsi avantageux pour tous. La lune est l’image de l’Église, qui semble croître et renaître comme les générations. Le soleil c’est le Christ qui se lève pour ceux qui comprennent la charité, mais non pour l’impie ; il connaît son couchant, c’est-à-dire qu’il a bien voulu mourir. La nuit alors se ferma sur les Apôtres, et les lionceaux demandèrent leur proie, c’est-à-dire que le diable demanda de les cribler, comme il demanda de tourmenter Job. Mais il doit demander, car tout pouvoir vient de Dieu. Mais à mesure que le jour se fait, les lions s’étendent dans leurs tanières, ou cessent de persécuter l’Église ; l’homme ou le chrétien fait son œuvre, et la terre est remplie des créatures de Dieu par son Christ, ou d’hommes renouvelés par la grâce.
1. Votre charité n’a point oublié que nous vous sommes redevables de ce qui reste du psaume ; je n’ai donc besoin d’aucun exorde pour stimuler votre attention. Je vous vois tous en suspens, dans le désir de comprendre les mystères qu’il renferme, et il n’est aucunement nécessaire de faire naître chez vous une attention que le Saint-Esprit a fait naître lui-même. Allons donc à ce qui nous presse. Nous avons déjà parlé des ruisseaux qui coulent dans les vallées, et des eaux qui coulent au milieu des montagnes : c’est là que j’en suis demeuré, là qu’il nous faut reprendre.
2. Voici ce qui suit : « Les bêtes de la forêt boiront[387] ». Que boiront-elles ? Les eaux qui coulent au milieu des montagnes. Que boiront-elles ? Ces eaux qui coulent dans les vallées. Qui boira ? Les bêtes de la forêt. Cela se voit à la lettre dans les créatures ; les bêtes de la forêt boivent aux fontaines et aux ruisseaux qui coulent entre les montagnes ; mais comme il a plu à Dieu de nous présenter sous des figures les secrets de sa sagesse, non pour les dérober à une sainte curiosité, mais pour fermer aux paresseux une entrée qu’il ouvre seulement à ceux qui frappent ; il a plu à ce même Dieu de vous exhorter par notre bouche à chercher dans ces créatures corporelles et visibles, dont il est ici question, le sens spirituel qui s’y cache, et dont la découverte fera notre joie. Par les bêtes de la forêt, nous entendons les nations, et l’Écriture en donne plusieurs témoignages. Deux passages surtout nous paraissent très évidents. Dans l’arche de Noé, qui est sans aucun doute la figure de l’Église, Dieu n’aurait pas fait enfermer toutes sortes d’animaux[388], s’il n’eût voulu marquer que tous les peuples seraient ralliés dans cette admirable unité ; à moins peut-être que nous ne venions à croire que si tous ces animaux étaient détruits par le déluge, Dieu ne pût ordonner à la terre de les reproduire, comme elle en avait produit tout d’abord à sa parole[389]. Ce n’est donc pas en vain, ce n’est pas sans raison, ce n’est par aucun besoin, ni par impuissance que Dieu fit enfermer les animaux dans l’arche. Au temps marqué, en effet (car il faut bien produire l’autre témoignage de l’Écriture, qui a aussi son évidence), au temps marqué, afin d’accomplir dans l’Église ce qui était figuré dans l’arche, comme l’apôtre saint Pierre hésitait à livrer aux incirconcis de la gentilité les mystères de l’Évangile, et même comme, sans hésiter, il ne croyait devoir le faire aucunement ; un jour qu’il avait faim, et qu’il voulait manger, il monta pour prier. Voilà ce que comprennent ceux qui lisent l’Écriture, et qui savent nous écouter. Or, pendant qu’il priait, il eut un ravissement d’esprit, appelé extase chez les Grecs ; c’est-à-dire que son âme fit taire tout ce qui est corporel, et loin des choses présentes, s’adonna à contempler ce qu’elle voyait. Ce fut alors qu’il vit un certain vase, semblable à un linceul, suspendu par ses quatre coins, qui descendait du ciel en terre, et qui renfermait des animaux de toutes les espèces ; et une voix se fit entendre : « Pierre, tue et mange ». Mais Pierre, instruit dans la loi, et qui avait grandi dans les coutumes des Juifs, qui observait les préceptes de Moïse, sans les avoir jamais enfreints, répondit : « Loin de moi, Seigneur, car jamais rien de commun n’est entré dans ma bouche ». Ceux qui connaissent les saintes Écritures, savent que commun, pour les Juifs, signifie impur. Or, la voix lui répondit : « N’appelle point impur ce que Dieu a purifié ». Cela se répéta trois fois, et le linceul, qui paraissait descendre du ciel, disparut[390]. Ce linceul tenait au ciel par les quatre coins, et signifiait les quatre Parties du monde, l’Orient, l’Occident, le Nord, le Midi ; et parce que l’univers entier était appelé par l’Évangile, Dieu a suscité quatre évangélistes. Or, ce linceul qui descend trois fois du ciel marque celte parole adressée aux Apôtres : « Allez, baptisez les nations, au nom du Père s et du Fils, et du Saint-Esprit[391] » De là aussi ce nombre douze qui fut celui des Apôtres. Car ce n’est pas sans raison que le Christ et voulut avoir douze ; et ce nombre était tellement sacré, qu’à la place de celui qui était tombé, on ne pouvait se dispenser d’en ordonner un autre. Pourquoi donc douze Apôtres ? Parce qu’il y a quatre parties du monde, et que le monde entier est appelé à l’Évangile, de là quatre évangélistes, et tout l’univers appelé au nom de la Trinité à former l’Église : or, trois répété quatre fois forme douze. Ne nous étonnons donc plus que toutes les bêtes des forêts viennent boire aux eaux qui coulent au milieu des montagnes, ou à cette doctrine des Apôtres qui coule au milieu de l’Église, par une harmonieuse communion. Toutes étaient en effet dans l’arche, toutes dans le linceul ; Pierre a dû les tuer toutes, les manger toutes, parce que Pierre est la pierre, et que la pierre est l’Église. Mais qu’est-ce à dire, tuer et manger ? Tuer ce qu’elles étaient, les faire passer dans ses entrailles. Détourner le païen du sacrilège, c’est tuer ce qu’il est ; l’incorporer à l’Église en lui donnant les sacrements du Christ, c’est le manger.
3. Ces bêtes des forêts boivent de ces eaux, mais des eaux qui passent ; car toute doctrine que l’on prêche aux hommes est passagère comme cette vie. De là cette parole de l’Apôtre : « La prophétie passera, la science sera abolie ». Pourquoi passeront-elles ? « Nous ne voyons qu’en partie, nous ne prophétisons qu’en partie, mais quand sera venu ce qui est parfait, tout ce qui est imparfait disparaîtra[392] ». Car vous ne croyez pas sans doute que, dans cette ville à laquelle on chante : « Chante le Seigneur, ô Jérusalem bénis ton Dieu, ô Sion ; parce qu’il a consolidé les serrures de tes portes[393] » ; alors que les portes seront fermées et les serrures consolidées, ainsi que nous l’avons dit[394], alors que nul ami ne veut sortir, que nul ennemi ne saurait entrer, vous ne croyez point qu’on y lise des livres, ou qu’on y fasse des discours, comme nous en faisons maintenant. Nous expliquons ici-bas, afin que vous possédiez là-haut ; ici-bas nous divisons le verbe en syllabes, afin que là-haut vous puissiez le contempler dans son intégrité. Sans doute la parole de Dieu ne vous manquera pas ; mais elle ne vous arrivera ni par des sons, ni par des lèvres, ni par la lecture, ni par la prédication. Comment donc ? Comme le dit l’Évangile. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ». Car il n’est point venu à nous de manière à quitter le ciel, mais : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui[395] ». Tel est le Verbe que nous devons contempler. « Le Dieu des dieux apparaîtra en Sion[396] ». Mais quand ? Après l’exil de cette vie ; si toutefois, après cette vie, nous ne sommes point livrés au juge, et si le juge ne nous jette point en prison. Mais si, après cette vie, nous arrivons à la patrie bienheureuse, comme nous en avons et l’espoir, et le désir, et l’impatience, nous contemplerons alors ce que nous bénirons. Présent à notre amour, il ne voudra point s’y soustraire, non plus que nous en finir ; festin sacré, il n’inspirera aucune lassitude, et ne manquera jamais à notre avidité. Ce sera une sainte et ravissante contemplation. Et qui peut en parler dignement ici-bas, quand les eaux coulent au milieu des montagnes ? Qu’elles coulent alors, ces eaux, qu’elles coulent au milieu des montagnes ; pendant qu’elles s’écoulent, on peut boire dans cet exil, afin de ne point mourir de soif en chemin. « Les bêtes de la forêt en boiront ». C’est de là que vous venez, c’est de la forêt que vous avez été recueillis. Et de quelle forêt ! Nul homme ne la traversait, parce que nul prophète n’y avait été envoyé. Mais pour construire l’arche, on a coupé des bois dans la forêt ; de là sont venus les bois, de là les bêtes, de là nous tous. Buvez donc, buvez. « Toutes les bêtes des forêts en boiront ».
4. « L’onagre y viendra étancher sa soif ». Par l’onagre le Prophète veut désigner les grands animaux. Qui ne sait pas que l’âne sauvage s’appelle onagre ? Il entend par là ceux qui sont grands et insoumis. Les Gentils n’étaient point assujettis au joug de la loi beaucoup de peuples vivaient à leur manière, promenant çà et là leur orgueil audacieux, comme dans un désert. Il est vrai que tous les animaux sauvages vivent de la sorte, mais l’onagre désigne ici quelque chose de grand. Ils viendront donc étancher leur soif, et les eaux couleront pour eux. C’est là que s’abreuve le lièvre, et que s’abreuve l’onagre le lièvre est petit, l’onagre bien plus grand le lièvre est timide, l’onagre féroce ; tous deux viennent y boire, mais chacun selon sa soif. L’eau ne dit point : Je suffis au lièvre, pour rejeter l’onagre ; elle ne dit pas non plus : Que l’onagre s’approche, mais si le lièvre vient, il sera emporté. Cette eau inspire tant de confiance, coule avec tant de modération, qu’elle abreuve l’âne sans effrayer le lièvre. Voilà qu’on entend la voix sonore de Cicéron, je lis un de ses livres, un de ses dialogues, ou de Platon, ou de quelque autre philosophe. Des ignorants le comprennent-ils ? des hommes d’une médiocre intelligence ? qui oserait porter si haut ses prétentions ? C’est le bruit d’une eau, d’une eau quelque peu trouble, etqui coule avec tant de rapidité, qu’un animal timide comme le lièvre n’ose y monter pour y boire. Qui, au contraire, a entendu : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre[397] » et n’a osé s’approcher pour boire ? Qui entend un psaume, et répond C’est trop élevé pour moi ? À la vérité le psaume que nous expliquons est chargé de symboles, et cependant les enfants mêmes prennent plaisir à l’entendre, Les ignorants s’en approchent pour boire, et nous donner dans leurs chants l’exubérance de cette joie qui les rassasie. Les petits animaux viennent donc à cette eau, comme les grands ; mais les grands y puisent davantage, car : « L’onagre y étanchera sa soif ». Que les petits y viennent puiser ce précepte : « Époux, aimez vos Épouses comme le Christ a aimé son Église. « Que les femmes soient soumises à leurs maris[398] ». Voilà pour les petits. On dit un jour au Sauveur : « Est-il permis de renvoyer sa femme, pour tout sujet[399] ? » Le Seigneur le défendit, et dit qu’il n’était point permis. « Ne savez-vous pas », ajouta-t-il, « que Dieu, dès le commencement, fit un homme et une femme ? Que l’homme donc ne sépare point ce que Dieu a joint ». Puis il dit encore : « Quiconque renvoie sa femme, si ce n’est pour cause de fornication, la rend adultère, et celui qui Épouse la femme renvoyée commet l’adultère[400] ». Il resserre le nœud du mariage, ce qui convient à celui qui en est lié : que ne prenait-il garde avant de se lier ? « Êtes-vous lié avec une femme ? Ne cherchez point à vous en délier. N’avez-vous point de femme ? ne cherchez point à vous marier[401] ». Si tu n’es pas encore l’onagre, si tu es dégagé de toute femme, tu peux boire ici comme le lièvre : et toutefois tu n’as point péché en prenant une Épouse. Les disciples, entendant dire au Sauveur, qu’il n’était permis de dissoudre le mariage, que pour le seul cas de fornication, lui demandèrent : « S’il en est ainsi de l’homme à l’égard de la femme, il n’est pas avantageux de se marier ». Et le Seigneur : « Tous ne comprennent point cette parole[402] ». Il est vrai en effet qu’il n’est pas avantageux de se marier, si telle est la condition de l’homme avec la femme ; et pourtant, n’y aurait-il que l’onagre pour boire de ces eaux ? Tous ne comprenant point cette parole, ce n’est pas le grand nombre qui la comprend. Qui donc la comprend ? « L’onagre y viendra étancher sa soif ». Qu’est-ce à dire : « L’onagre y viendra étancher sa soif ? » « Que celui qui peut entendre, entende[403] ».
5. Voici comment continue le texte du psaume : « Les oiseaux du ciel habiteront au-dessus[404] ». Au-dessus de quoi ? des onagres ou plutôt des montagnes ? Voici en effet d’où nous devons chercher un sens : « Les eaux couleront au milieu des montagnes ; tous les animaux des forêts viendront s’y abreuver ; les onagres y boiront à leur soif ; et les oiseaux du ciel habiteront au-dessus ». Il paraît plus convenable, d’entendre par là les montagnes, puisque nous voyons en effet cela dans la création. Les oiseaux du ciel habitent sur les montagnes, et non sur les onagres voilà le sens que nous prendrions, si nous y étions contraints. Nous voyons beaucoup d’oiseaux habiter les montagnes, mais il en est beaucoup aussi pour demeurer dans les plaines, beaucoup dans les vallées, beaucoup dans les bois, beaucoup dans les jardins, tous ne sont point sur les montagnes. Toutefois, il y a des oiseaux qui n’habitent que les montagnes seulement. Cette dénomination désigne quelques âmes tout à fait spirituelles. Ces oiseaux désignent ces âmes élevées, qui volent librement en plein air. La joie de ces oiseaux, c’est la sérénité de l’air, et pourtant ils paissent sur les montagnes ; c’est là qu’ils habitent, Vous connaissez les montagnes, déjà nous en avons parlé. Les Prophètes sont des montagnes, les Apôtres des montagnes, les prédicateurs de la vérité des montagnes. C’est là que doit habiter quiconque veut être spirituel ; qu’il ne s’égare point dans les pensées de son cœur ; qu’il y habite, qu’il s’y élève par ses efforts. Il y a des oiseaux qui ont une signification symbolique. Ce n’est pas en effet sans raison qu’il est dit : « Votre jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle[405] ». Ce n’est pas en vain qu’il est dit d’Abraham qu’« il ne divisa point les oiseaux[406] ». Dans ce sacrifice tout à fait mystérieux, Abraham prit trois sortes d’animaux, un bélier de trois ans, une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, une tourterelle et une colombe. Il partagea le bélier, et en mit les parties vis-à-vis l’une de l’autre. Il partagea la chèvre, et en mit les parties, l’une vis-à-vis de l’autre ; il partagea la génisse, dont il mit les parts dans le même ordre, et l’Écriture ajoute qu’« il ne divisa point les oiseaux[407] ». On remarque aussi que le bélier avait trois ans, la génisse trois ans, la chèvre trois ans : il n’est rien dit de l’âge des oiseaux. Pourquoi, je vous le demande, sinon parce que les oiseaux désignent ces hommes spirituels, qui ne comptent point les années des temps, occupés qu’ils sont des années de l’éternité, et qui s’élèvent au-dessus des choses de cette vie, par la charité, par l’élan de l’esprit ? Tels sont les hommes spirituels qui jugent de tout et ne sont jugés par personne[408] : de là vient qu’ils ne forment aucune secte ni par le schisme, ni par l’hérésie. Le bélier désigne dans l’Église les pasteurs qui conduisent le troupeau. La génisse désigne le peuple juif, qui a porté le joug de la loi, qui lui était pénible. Quant à la chèvre, elle marque l’Église venue de la gentilité, qui bondissait en toute liberté dans ses forêts, et s’y nourrissait de bourgeons amers et sauvages. Les trois années de ces animaux, désignent le troisième âge, ou l’âge de la révélation de la grâce. Le premier âge devança la loi, le second suivit la publication de la loi, et le troisième est l’âge actuel, depuis qué l’on nous prêche le royaume des cieux. Eh quoi donc ? disons-nous que le bélier ne fut point divisé ? Ne s’est-il point trouvé d’évêques fauteurs de schismes et d’hérésies ? Si leurs peuples ne s’étaient point divisés, si la génisse, si la chèvre n’eussent pas été divisées, peut-être eussent-ils rougi de leurs divisions, et fussent-ils rentrés dans le bercail. Les chefs se divisent donc, les peuples se divisent, l’aveugle suit l’aveugle, et tous deux tombent dans la fosse[409]. Ils sont en face l’un de l’autre. « Mais les oiseaux ne sont point divisés ». Car les hommes spirituels ne connaissent ni schismes ni divisions. La paix est en eux-mêmes, ils la gardent chez les autres autant qu’ils le peuvent, et quand elle vient à défaillir chez les autres, ils la gardent en eux-mêmes. « S’il y a là un fils de la paix, votre faix reposera sur lui, sinon elle retournera vers vous[410] ». Cet homme n’est-il pas un enfant de la paix ? A-t-il voulu être divisé ? Votre paix retournera sur vous, car Abraham ne divisa point les oiseaux. Viendra la fournaise, car Abraham se tint là jusqu’au soir, et alors il éprouva l’invincible terreur du jugement. Car ce soir est la fin du monde, et cette fournaise le jour du jugement à venir. La fournaise divisa aussi ce qui était divisé[411]. En passant par le milieu elle voit des parties à droite et d’autres à gauche. Il y a donc des hommes charnels, qui sont néanmoins dans le giron de l’Église, d’autres qui vivent d’une certaine manière choisie par eux, et nous font craindre pour eux la séduction des hérétiques. Tant qu’ils sont charnels, ils sont divisibles, « Abraham ne divisa point les oiseaux », mais on divise les hommes charnels. « Je n’ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais bien comme à des hommes charnels ». Et comment leur prouve-t-il que les hommes charnels se divisent ? Écoutez ce qu’il ajoute : « Quand chacun de vous dit : Moi je suis à Paul, moi je suis à Apollo, moi à Céphas, n’êtes-vous point charnels, et ne marchez-vous pas à la manière de l’homme[412] ? » Je vous en supplie, mes frères, écoutez, et mettez à profit : secouez tout ce qu’il y a de charnel en vous, passez à l’état de colombe et de tourterelle. Car les oiseaux ne furent point divisés. Mais quiconque demeurera charnel, quiconque vivra d’une manière qui convient aux personnes charnelles, sans toutefois se retirer du giron de l’Église, ni céder aux séductions de l’hérésie pour passer au parti contraire, la fournaise viendra pour lui, et sans la fournaise il ne peut être mis à droite. S’il ne veut passer par la fournaise, qu’il devienne tourterelle ou colombe. Que celui qui peut comprendre comprenne. S’il n’en est pas ainsi, et « qu’il bâtisse sur le fondement avec du bois, du foin, de la paille » ; s’il élève sur le fondement de la foi, l’édifice des convoitises charnelles, mais en conservant le Christ à sa base, en lui donnant dans le cœur la première place, en ne lui préférant rien autre chose ; on supporte ces sortes de personnes, on les tolère : viendra la fournaise qui brûlera le bois, le foin et la paille : « Mais lui, sera sauvé, et néanmoins comme en passant par le feu[413] ». Tel sera l’effet de la fournaise, de mettre les uns à gauche, et ceux qu’elle aura épurés à la droite. « Abraham ne divisa point les oiseaux ». C’est aux oiseaux à voir s’ils sont des oiseaux, à demeurer sur les montagnes. Ils ne doivent point suivre leurs pensées altières comme ceux dont il est dit : « Ils ont ouvert leur bouche contre le ciel2 ». Qu’ils reposent sur les montagnes pour n’être pas emportés par les vents. Ils ont l’autorité des saints : qu’ils reposent sur les montagnes, sur les Apôtres, sur les Prophètes. C’est là que doivent habiter de tels oiseaux, qui trouvent sur les montagnes des rochers, ou la solidité des préceptes divins, De même en effet que cette pierre unique est le Christ, le Verbe de Dieu, de même plusieurs verbes ou paroles de Dieu, sont plusieurs pierres, et ces pierres sont des montagnes. Vois les oiseaux qui habitent ces lieux : « Les oiseaux du ciel y habiteront ».
6. Ne va point t’imaginer, toutefois, que ces oiseaux du ciel suivent leur propre sentiment ; vois ce que dit le psaume : « Leurs voix retentiront du milieu des pierres[414] ». Si je vous disais maintenant : Croyez, voilà ce que dit Cicéron, ce que dit Platon, ce que dit Pythagore, qui d’entre vous ne rirait de moi ? Je serais alors un oiseau dont la voix ne retentirait point de la pierre. Que devrait me dire chacun d’entre vous ? Que devrait me dire quiconque a entendu cette parole : « Anathème à quiconque vous annonce un évangile autre que celui que vous avez reçu[415] ? » À quoi bon me parler de Platon, de Cicéron, de Virgile ? Tu as devant toi les pierres des montagnes, fais entendre la voix du milieu de ces pierres. « Leurs voix retentiront du milieu des pierres ». Qu’on écoute ceux qui écoutent la pierre ; qu’on les écoute, parce que dans toutes ces pierres, c’est la pierre que l’on écoute : « La pierre était en effet le Christ[416] ». Qu’on écoute avec empressement ceux qui font entendre leur voix du milieu des pierres, rien n’est plus mélodieux que la voix de ces oiseaux. Ils chantent, et les pierres en retentissent : ils chantent, les hommes spirituels ont des colloques spirituels ; les pierres en retentissent, l’Écriture leur rend témoignage. C’est ainsi que les oiseaux font entendre leurs voix du milieu des pierres, et habitent les montagnes.
7. Mais à ces montagnes et à ces pierres d’où vient la voix ? Pour avoir la rosée des saintes Écritures, nous avons recours à l’apôtre saint Paul. Mais à lui d’où vient cette rosée ? Nous recourons à Isaïe. Mais où Isaïe va-t-il la puiser ? Ecoute : « De ses hauteurs Dieu arrose les montagnes[417] ». Qu’un homme, un païen, un incirconcis vienne à nous, pour embrasser la foi du Christ, nous lui donnons le baptême, sans le ramener aux œuvres de la loi. Qu’un juif nous demande pourquoi nous en agissons de la sorte, nous faisons retentir la pierre, et nous disons : Voilà ce qu’a fait Pierre, ce qu’a fait Paul, nous faisons retentir nos voix du milieu des pierres. Mais cette pierre, ou plutôt Pierre, la grande montagne, quand il priait et avait sa vision, recevait la rosée d’en haut. L’apôtre saint Paul dit aux Gentils : « Si vous recevez la circoncision, le Christ ne vous servira de rien[418] ». Ainsi dit Paul, cette montagne élevée : voilà ce que nous disons après lui, et parlant du milieu de la pierre. Que Dieu arrose d’en haut cette pierre. Car elle était encore dans la rudesse de l’infidélité, lorsque le Seigneur, pour l’arroser de ses hauteurs, afin qu’il en coulât des eaux dans les vallées, lui cria : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu[419] ? » Il ne lui lit point un Prophète, il ne lui cite point un Apôtre, une montagne aussi élevée eût dédaigné tout cela ; Dieu donc l’arrosa de ses hauteurs, et aussitôt qu’il fut arrosé, il voulut couler : « Seigneur », dit-il, « que faut-il que je fasse[420] ? » Prenez cette montagne, prenez cette pierre, d’où vous pouvez faire éclater votre voix, prenez-la, et voyez comme elle est arrosée d’en haut, comme l’eau en jaillit dans les parties basses. Vois ces deux vérités dans un même passage : « Que nous soyons hors de nous-mêmes, c’est pour Dieu ; que nous soyons calmes, c’est pour vous[421] ». Ce qu’il dit ici : « Nous sommes ravis en esprit », c’est là que vous ne pouvez atteindre. Nous nous élevons bien au-dessus de tout ce qui est charnel, tandis que vous êtes charnels encore. C’est donc pour Dieu que nous sommes ravis en esprit, et ce que nous voyons dans ces ravissements, nous ne pouvons le redire. « C’est là que nous avons entendu de ces ineffables paroles, qu’un homme ne peut répéter[422] ». Quoi donc, diront ces hommes charnels, ces lièvres, ne serons-nous donc point arrosés, nous aussi ? rien ne nous arrivera-t-il ? Comment alors Dieu fait-il jaillir ses fontaines dans les vallées ? Comment ces eaux passeront-elles au milieu des montagnes ? C’est à quoi répond saint Paul : « Soit que nous soyons calmes, c’est pour vous ». Pourquoi ? Qui voulons-nous imiter en cela ? « C’est la charité de Jésus-Christ qui nous presse[423] », dit l’Apôtre. O toi, qui es participant du Verbe, toi spirituel aujourd’hui, hier encore charnel, dédaignerais-tu de te rabaisser jusqu’au niveau des hommes charnels, quand le Christ s’est fait chair pour habiter parmi nous[424] ?
8. Bénissons donc le Seigneur, et chantons celui qui de ses hauteurs arrose les montagnes. Cette rosée descendra de là sur la terre, et ce qu’il y a de plus bas sera rassasié ; car le Prophète ajoute : « La terre sera u rassasiée du fruit de vos œuvres ». Qu’est-ce à dire, « du fruit de vos œuvres ? » « Que nul ne se glorifie dans ses œuvres, mais que celui qui se glorifie le fasse dans le Seigneur[425] ». Si elle est rassasiée, c’est par votre grâce ; et qu’elle ne dise point que la grâce lui a été donnée à cause de ses mérites. Si c’est une grâce, elle est donnée gratuitement ; si Dieu la donnait en échange des œuvres, elle serait une récompense[426]. Reçois donc gratuitement, puisque d’impie tu es devenu juste. « La terre sera rassasiée du fruit de vos œuvres ».
9. « Il produit du foin pour les animaux, et des plantes pour le service de l’homme[427] ». Cela est vrai, je le vois, je reconnais la création ; la terre produit du foin pour les animaux, et des plantes pour le service de l’homme. Mais le Seigneur a d’autres animaux désignés par cette parole : « Vous ne lierez point la bouche au bœuf qui foule le grain ». Un de ces bœufs mystérieux s’écrie : « Dieu se met-il donc en peine des bœufs ? » C’est pour nous que l’Écriture tient ce langage. Comment donc la terre produit-elle du foin pour les bêtes de somme ? « C’est que Dieu a réglé que ceux qui prêchent l’Évangile, doivent vivre de l’Évangile ». Il a envoyé des prédicateurs, et leur a dit : « Mangez tout ce que l’on vous présentera, car l’ouvrier est digne de son salaire[428] ». Après leur avoir dit : « Mangez ce que l’on mettra devant vous » ; de peur qu’ils ne répondent : Irons-nous donc, lorsque nous aurons faim, nous présenter à la table des hommes, nous commandez-vous cette effronterie ? Non, dit le Sauveur, ce n’est point un don qui vous sera fait, mais une récompense que vous recevrez. Une récompense de quoi ? Que donnent-ils ? Que reçoivent-ils ? Ils donnent le spirituel, ils reçoivent le temporel. Ils donnent de l’or et reçoivent du foin. « Car toute chair n’est que foin, tout éclat de la chair n’est que la fleur d’une herbe[429] ». Tous ces biens temporels, qui sont chez toi abondants et superflus, ne sont que le foin des animaux. Pourquoi ? Parce que ce sont des biens charnels. Écoute à quels animaux ils servent de nourriture : « Si nous avons semé des biens spirituels, est-ce beaucoup de recueillir quelque peu, de vos biens du temps ? » Voilà ce que disait l’Apôtre, ce prédicateur si laborieux, si courageux, si infatigable, qui rendait même à la terre son foin. « Pour moi, dit-il, je n’ai fait aucun usage de tout cela ». Il montre ce qu’on lui doit, sans l’accepter néanmoins, mais sans condamner ceux qui recevaient ce qui leur était dû. Ils eussent été condamnables d’accepter ce qui n’était point dû, mais non d’accepter leur récompense : bien que pour lui, il abandonne cette récompense. Qu’un homme te remette ce que tu dois, tu n’en es pas moins débiteur envers un autre ; en ce cas, tu ne serais plus une terre arrosée, et produisant du foin pour les animaux. « La terre sera rassasiée de tes fruits ; elle produira du foin pour les bêtes de somme ». Quant à toi, ne sois point stérile, produis du foin pour les bêtes de somme ; si elles ne veulent pas de ton foin, ne sois pas stérile pour cela. Tu reçois des biens spirituels, donne dès biens temporels : on doit la solde au milicien, donne-lui sa solde, tu es l’intendant du Christ. « Qui marche à la guerre à ses propres dépens ? Qui plante une vigne sans en goûter le fruit ? Qui fait paître le troupeau, sans avoir « quelque part à son lait ? » Je ne vous tiens pas ce langage pour que vous en agissiez de la sorte à mon égard. S’il se trouve un milicien pour remettre sa solde à l’intendant, que l’intendant paie toujours la solde. Et pour parler avec David, ce sont des bêtes de somme ; or : « Ne liez pas la bouche au bœuf qui foule le grain[430]. La terre produit du foin pour les bêtes de somme » ; et comme pour expliquer cette parole, il ajoute : « Et des plantes pour le service des hommes ». De peur que tu ne comprennes point ces paroles : que « la terre produit du foin pour les bêtes de somme ». Il les explique en répétant ce qu’il a dit d’abord. Ce qu’il avait appelé « foin », il l’appelle ensuite « une herbe », et ce qu’il appelait « bêtes de somme », il l’appelle « service de l’homme ». C’est donc pour la servitude, et non pour la liberté. Que devient cette parole : « Vous êtes appelés à la liberté[431] ? » Mais écoute le même Apôtre : « Libre à l’égard de tous, je me suis fait le serviteur de tous, pour les gagner en plus grand nombre[432] ». À qui dit-il : « Vous êtes appelés à la liberté ? » Que dit-il ensuite ? « Gardez-vous seulement d’abuser de cette liberté pour vivre selon la chair ? Mais assujettissez-vous les uns aux autres par la charité[433] ». Le voilà qui asservit ceux qu’il appelait tout à l’heure à la ’liberté ; toutefois ils ne sont point assujettis par condition, mais par la rédemption du Christ, non par la nécessité, mais par la charité, « Assujettissez-vous les uns aux autres par la charité », dit saint Paul. Nous sommes serviteurs du Christ, me répondra quelqu’un, mais non de la populace, non des hommes charnels, non des faibles, Tu n’es vraiment serviteur du Christ, qu’en servant ceux dont le Christ a été serviteur. N’est-il pas dit de lui, qu’« il a été le serviteur de plusieurs ? » Le Prophète l’a dit, et on ne peut l’entendre que du Christ. Écoutons cependant ce qu’il dit lui-même dans l’Évangile : « Quiconque veut être le plus grand, sera votre serviteur[434] ». Il te fait donc mon serviteur, celui qui t’a fait libre par son sang. Parlez-nous de la sorte, et vous direz vrai. Écoute un autre passage : « Nous sommes vos serviteurs par Jésus-Christ[435] ». Aimez donc vos serviteurs, mais serviteurs dans le Christ. Qu’il nous donne d’être de bons serviteurs. Car, de gré ou de force, il nous faut servir : et si nous servons volontairement, nous servons par charité, non par nécessité. Car cet orgueil des serviteurs se soulevait en quelque sorte à cette parole du Seigneur : « Quiconque voudra être le plus grand parmi vous sera votre serviteur ». Déjà les fils de Zébédée lui avaient demandé les premières places : l’un voulait s’asseoir à sa droite et l’autre à sa gauche, et ils faisaient demander par leur mère ce qu’ils désiraient. Sans leur refuser ces places, le Seigneur leur montra cette vallée de larmes, comme pour leur dire : Voulez-vous venir où je suis moi-même ? venez par le même chemin. Qu’est-ce à dire, par le même chemin ? Par l’humilité. Je suis venu d’en haut, et c’est de si bas que je remonte : je vous ai trouvés sur la terre, et vous prétendez voler avant d’avoir pris des forces : nourrissez-vous d’abord, fortifiez-vous, et supportez votre nid. Que dit-il ? Comment rappeler à l’humilité ces disciples qui recherchent déjà la grandeur ? « Pouvez-vous boire le calice que je « boirai moi-même ? » Et eux, orgueilleux jusque dans la réponse : « Nous le pouvons », dirent-ils ; de même que Pierre dira plus tard : « Je vous suivrai jusqu’à la mort ». Il montre du courage, mais jusqu’à ce qu’une femme dise : « Celui-ci était aussi avec eux[436] ». « Nous le pouvons », disent les deux frères. « Pouvez-vous ? Nous pouvons ». Quant au Christ : « Vous boirez à la vérité mon calice », bien que vous ne le puissiez maintenant : « Vous le boirez » néanmoins : comme le Sauveur avait dit à Pierre : « Tu ne saurais me suivre » aujourd’hui ; tu me suivras plus tard[437]. Vous boirez à la vérité mon calice ; mais quant à vous asseoir à ma droite ou à ma gauche, il ne m’appartient pas de vous le donner[438] ». Qu’est-ce à dire : « Il ne m’apparut tient pas de vous le donner ? » Il ne m’appartient pas de le donner à des orgueilleux. Or, vous êtes orgueilleux, vous à qui je m’adresse ; et dès lors : « Il ne m’appartient pas de vous le donner ». Mais, diront-ils, nous deviendrons humbles. Vous ne serez donc plus ce que vous êtes, et c’est à vous tels que vous êtes que j’ai parlé. Je n’ai point dit que je ne le donnerai pas aux humbles, mais bien : Je ne le donnerai pas aux superbes. Or, que l’orgueilleux devienne humble, il n’est plus ce qu’il était,
10. Donc les prédicateurs du Verbe sont tout à la fois, selon les Écritures, bêtes de somme, et esclaves. Dès qu’elle est arrosée, que la terre produise, « du foin pour les bêtes de somme, et des plantes pour le service des hommes ». Car le fruit désiré, c’est que l’on, puisse faire ce qui est prescrit dans l’Évangile : « Afin qu’ils puissent vous recevoir dans les tabernacles éternels ». Vois ce que tu peux faire du foin, acheter à un prix aussi vil. « Afin qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels[439] ». Afin qu’ils vous reçoivent où ils seront eux-mêmes. Pourquoi ? « Parce que recevoir un juste, au nom du juste, c’est recevoir la récompense du juste ; et recevoir un Prophète, au nom du Prophète, c’est recevoir la récompense du Prophète ; et quiconque donnera un verre d’eau froide au nom d’un disciple et au moindre d’entre les miens, je vous le déclare, celui-là ne perdra point sa récompense[440] ». Quelle récompense ne perdra-t-il point ? Ils vous recevront dans les tabernacles éternels. Qui, dès lors, ne se hâterait point ? qui ne courrait avec ardeur à ces récompenses ? Si vous êtes une terre, soyez arrosés du fruit des œuvres de Dieu, et ne dites point : Il n’y a personne envers qui nous puissions agir en charité ; nos prédicateurs, ces bœufs mystérieux qui foulent le grain, ces hommes qui nous servent, n’ont aucun besoin de nous. Cherche néanmoins, de peur qu’un seul n’en ait besoin ; et qu’enfin ; celui qui n’a aucun besoin, trouve en toi de quoi refuser. Car il accueillera toujours ta bonne volonté quand tu recevras sa paix. Car s’il ne cherche point le don, il cherche néanmoins le fruit[441]. Cherche donc, de peur que quelqu’un ne se trouve dans le besoin ; et ne dis point : Je donnerai, s’il me demande. Tu attends qu’il te demande ? Peux-tu traiter le bœuf du Seigneur, comme le mendiant qui passe à ta porte ? Tu donnes à ce dernier quand il te demande, ainsi qu’il est écrit : « Donne à quiconque te demande[442] ». Mais qu’est-il écrit de tout autre ? « Bienheureux celui qui comprend le pauvre et l’indigent[443] ». Cherche à qui donner : « Bienheureux celui qui a l’intelligence du pauvre et de l’indigent », qui devance la prière du mendiant. Ainsi il est parmi vous des soldats du Christ, pressés par le besoin au point de mendier. Prenez garde qu’ils ne vous jugent, avant de vous solliciter. Comment, dites-vous, m’en informer ? Soyez curieux, ayez de la prévoyance ; voyez, examinez la vie de chacun, comment il subsiste, quel est son revenu : c’est là une curiosité qui n’est point répréhensible. Tu seras alors une terre, « qui produira du foin pour les bêtes de somme, et des plantes pour le service des hommes ». Sois curieux, et comprends les besoins du pauvre et de l’indigent. Voici que l’un vient à toi pour demander ; préviens l’autre, afin qu’il ne demande point. De même qu’il est dit de l’un : « Donne à quiconque te demande » ; il est dit de l’autre : « Que ton aumône sue dans ta main, jusqu’à ce que tu rencontres un juste pour la lui donner ». Il faut donner, il est vrai, aux pauvres qui vous demandent, puisque Dieu ne détourne point de ces mendiants nos aumônes, et que le Christ nous dit : « Si vous faites un festin, appelez-y les aveugles, les boiteux, les malades, ceux qui n’ont point de quoi vous rendre, et Dieu vous le rendra à la résurrection des justes[444] ». Invite-les donc, nourris-les : mange, quand ils mangent ; réjouis-toi quand ils sont rassasiés, car ils se rassasient de ton pain, et toi de la justice de Dieu, Qu’on ne vienne point me dire, que le Christ a commandé de donner au serviteur de Dieu, mais pas au mendiant. Loin de là ; cette maxime est impie. Donne à l’un, mais encore plus à l’autre. L’un demande, et dans la prière de celui qui demande, vous savez à qui donner ; quant à l’autre, moins il demande, et plus tu dois veiller à prévenir sa demande : peut-être même, sans rien te demander aujourd’hui, te condamnera-t-il un jour. Ayez donc, mes frères, une sainte curiosité pour toutes ces indigences, et vous trouverez dans l’indigence bien des serviteurs de Dieu ; il s’agit seulement de vouloir les trouver. Mais vous aimez l’excuse ; comme vous êtes bien aises de dire : Nous ne savions pas ; voilà pourquoi vous ne trouvez point.
11. Le Seigneur avait lui-même une bourse[445], où l’on mettait ce qui était nécessaire pour subsister ; et l’on gardait de l’argent pour son usage et l’usage de ceux qui le suivaient ; et il n’est pas faux de dire de lui avec l’Évangile : « Il eut faim[446] ». C’est pour toi qu’il voulut avoir faim, de peur que tu ne sois réduit à la faim en celui qui est devenu pauvre, de riche qu’il était, afin que nous fussions enrichis de sa pauvreté[447]. Il avait donc une bourse, et il est dit de quelques saintes femmes, qu’elles le suivaient dans ses courses évangéliques, et qu’elles l’entretenaient de leur bien propre. Ces femmes sont nommées dans l’Évangile, et il y avait avec elles l’Épouse d’un certain Chuza, intendant de la maison d’Hérode[448]. Vois ce qui se passait alors. Paul devait venir, ne demandant rien de semblable, et remettant toute paie aux intendants. Mais comme un grand nombre d’infirmes devaient exiger cette solde, voilà que le Christ personnifie en lui les infirmes. Paul agit-il plus généreusement que le Christ ? Le Christ est plus généreux, parce qu’il est plus miséricordieux. Il voyait que Paul refuserait un jour ces soulagements, mais il ne voulut pas condamner ceux qui les exigeraient, et il donna l’exemple aux plus faibles. De même, prévoyant que plusieurs accepteraient les douleurs et iraient avec joie au martyre, qu’ils tressailliraient dans les souffrances, qu’ils seraient forts et produiraient cent pour un dans les greniers du Père céleste, mais prévoyant aussi que bien des faibles se troubleraient aux approches de la passion, il voulut, dans sa propre passion, se les identifier à lui-même, afin qu’ils ne fussent point abattus, mais qu’ils conformassent leur volonté à la volonté de Dieu ; aussi dit-il : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » ; et ensuite : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ». Il parle d’abord comme l’infirme, afin de montrer à l’infirme ce qu’il doit faire : « Toutefois, ô mon père, non point ce que je veux, mais ce que vous voulez[449] ». Ainsi donc, de même que dans sa passion, le Christ a voulu se revêtir de la personne des faibles, qui ne laissent point d’être ses membres ; et qu’il n’a pas été dit en vain : « Vos yeux ont vu toutes mes imperfections, leur nombre est consigné dans votre livre[450] » ; de même il est revêtu de la personne des pauvres, quand il a tenu une bourse, et a en quelque sorte exigé la solde qu’il ne demandait point, mais qu’on avait soin de lui donner. Zachée le reçoit, et en tressaille de joie[451]. À qui doit profiter cette réception ? Au Christ ou à Zachée ? En vérité, si Zachée ne le recevait point, le Créateur du monde n’aurait-il donc point où demeurer ? Ou si Zachée ne lui donnait point à manger, serait-il dans l’indigence, celui qui avec cinq pains nourrit tant de milliers d’hommes ? Recevoir donc un saint, c’est un avantage pour celui qui reçoit, et non pour celui qui est reçu. Pendant une famine Elie n’était-il pas nourri ? Un corbeau ne lui apportait-il point du pain et de la viande, la créature servant ainsi le serviteur de Dieu[452] ? Et pourtant ce Prophète fut envoyé chez une veuve, non pour que le soldat, mais pour que l’intendant reçût une solde.
12. Nous le disions donc, mes frères, le Seigneur avait une bourse d’où l’on tirait pour nourrir les pauvres, et néanmoins quand il dit à Judas, qui devait le trahir : « Fais promptement ce que tu fais » ; les autres, ne comprenant point ce qu’il disait, crurent qu’il lui ordonnait de préparer au pauvre quelque aumône. Car Judas tenait l’argent, au témoignage de l’Évangile[453]. Cette pensée eût-elle pu venir aux disciples, si le Seigneur n’eût eu cette coutume ? Sur ces deniers qu’on lui donnait et que l’on mettait en bourse, il y avait une part pour les pauvres, que Dieu nous apprend à ne point mépriser. Mais si tu ne méprises point ce pauvre, combien moins dois-tu mépriser ce bœuf mystérieux qui foule dans l’aire de l’Église ? Combien moins son serviteur ? S’il n’a pas besoin de nourriture, il lui faut peut-être un vêtement. S’il n’a pas besoin de vêtement, il lui faut peut-être un abri, peut-être construit-il une Église, ou fait-il dans la maison de Dieu quelque réparation urgente. Il attend que tu le comprennes, que tu aies l’intelligence du pauvre et de l’indigent. Mais toi, comme une terre dure, pierreuse, sans rosée, ou arrosée vainement, tu te réserves cette excuse : Je ne savais rien de cela, je l’ignorais complètement, nul ne m’en a parlé. Nul ne te l’a dit ? Mais Jésus-Christ ne cesse de dire, mais le Prophète ne cesse de dire : « Bienheureux celui qui a l’intelligence du pauvre et de l’indigent[454] ». Tu ne vois point si la caisse de ton pasteur est vide ? Mais tu vois du moins cette église qui s’élève, et où tu dois aller prier. Ne frappe-t-elle pas tes regards ? À moins peut-être, mes frères, que vous ne croyiez que vos pasteurs thésaurisent : et moi, j’en connais un bon nombre qui, loin de thésauriser, n’ont pas de quoi vivre tous les jours, et dont on ne soupçonne pas le besoin : et vous les trouveriez, si vous le vouliez, si vous y apportiez quelque attention, quelque vigilance, afin de donner du fruit, comme une bonne terre. J’ai dit à ce sujet tout ce que j’ai pu, et autant que j’ai pu. Je me persuade que je suis assez connu de vous, comme dit saint Paul, et que vous ne croyez point que j’aie parlé de la sorte pour attirer sur moi vos largesses. Dieu veuille que, je n’aie point parlé en vain ; Dieu veuille que vous soyez une terre bien arrosée, et non une terre pierreuse comme les Juifs, qui méritèrent de recevoir la loi sur des tables de pierre ; mais une terre fertile, une terre arrosée qui produit pour le laboureur. Ils donnaient la dîme, ces hommes au cœur de pierre, comme le marquaient leurs tables de pierre. Vous soupirez, et cependant rien ne sort. Si vous gémissez, soyez en travail, et si vous êtes en travail, enfantez. Pourquoi ces vains gémissements, ces gémissements stériles ? Vos entrailles se déchirent, et ce qui est à l’intérieur ne paraîtra-t-il point ? « Dieu, de ses hauteurs, arrose les montagnes, et la terre sera rassasiée du fruit de ses œuvres ». Bienheureux ceux qui écoutent ces vérités, bienheureux ceux qui les écoutent avec fruit, bienheureux ceux qui ne chantent pas en vain : « La terre sera rassasiée du fruit de vos œuvres : c’est vous qui produisez le foin pour les bêtes de somme, et les plantes pour le service des hommes ». Pourquoi ? « Afin de tirer le pain de la terre ». Quel pain ? le Christ. De quelle terre ? de Pierre, de Pan !, des autres dispensateurs de la vérité. Écoute que c’est bien une terre : « Nous avons ce trésor », dit saint Paul, « dans des vases d’argile, afin qu’on reconnaisse l’éminence de la force de Dieu[455] ». « Il est le pain descendu du ciel[456] », afin d’être tiré de la terre, quand il est annoncé par la voix de ses serviteurs. La terre produit du foin, afin de tirer le pain de la terre. Quelle terre produit du foin ? Les peuples pieux, les peuples fidèles. De quelle terre doit-on tirer le pain ? Ce pain est le Verbe qui doit nous venir par les Apôtres, par les dispensateurs des sacrements de Dieu, pendant qu’ils vivent sur la terre, et qu’ils ont un cœur terrestre.
13. « Et le vin qui réjouit le cœur de l’homme[457] ». Que nul ici ne se promette l’ivresse, ou plutôt que tout homme se prépare à l’ivresse. « Quelle splendeur dans votre coupe enivrante[458] ! » Nous ne disons point : Que nul ne s’enivre. Au contraire, enivrez-vous, mais voyez à quel calice. Si vous vous enivrez au splendide calice du Seigneur, cette ivresse paraîtra dans vos œuvres, elle paraîtra dans l’amour sacré de la justice, elle paraîtra dans le ravissement de votre esprit, transporté de la terre au ciel. « Et l’huile qui parfume son visage ». Je vois quel fruit produit la terre, puisqu’elle produit du foin pour les bêtes de somme. Ils ne vendent point ce qu’ils donnent, car ils ne vendent point l’Évangile : ils donnent gratuitement ce qu’ils ont reçu gratuitement. Ils se réjouissent de vos bonnes œuvres, parce qu’elles vous sont utiles : car ils ne recherchent point ce que vous leur donnez, mais le fruit que vous en tirez. Qu’est-ce en effet que la face embellie par l’huile ? C’est la grâce de Dieu, un certain éclat qui rejaillit au-dehors, comme l’a dit l’Apôtre : « L’esprit est donné à chacun pour la manifestation[459] ». Une certaine grâce qui se transmet d’un homme à un autre, et leur concilie un saint amour, prend le nom d’huile à cause de son éclat divin : et comme elle a paru dans le Christ d’une manière suréminente, tout l’univers l’embrasse d’un saint amour. Autrefois méprisé sur la terre, il est aujourd’hui adoré dans le monde entier : « Car à lui appartient l’empire, et il dominera les nations[460] ». Telle est aujourd’hui l’effusion de sa grâce, que beaucoup qui ne croient pas en lui, le bénissent, et s’excusent de ne point croire en lui, parce qu’il commande ce que l’on ne peut accomplir. Les louanges les retiennent, eux qui sévissaient avec outrage. Il a néanmoins l’amour de tous, la bénédiction de tous, parce qu’il est le Christ, ou l’oint par excellence. Car Christ signifie oint ; du chrême divin est venu le nom de Christ Messie, en hébreu, signifie Christ en grec, et oint en latin. Mais le Christ oint tout son corps. Tous ceux qui viennent à lui reçoivent sa grâce, et l’huile embellit leur face.
14. « Et que le pain fortifie le cœur de l’homme[461] ». Le Prophète nous force en quelque sorte à comprendre quel est ce pain. Ce pain visible que nous mangeons ne fortifie que l’estomac, que les entrailles ; il est un autre pain qui fortifie le cœur, parce qu’il est le pain du cœur. Déjà plus haut, le Prophète avait dit, en parlant du pain : « Afin de tirer le pain de la terre », mais il n’avait point dit quel était ce pain. « Et le vin réjouit le cœur de l’homme ». Il semble parler ici d’un vin spirituel ; car tel est le vin qui réjouit le cœur de l’homme. On pouvait croire toutefois qu’il n’est question que d’un vin ordinaire, car ceux qui en sont enivrés paraissent avoir la joie au cœur. Puissent-ils avoir une joie véritable, et non une joie querelleuse ! Mais, diras-tu, quoi de plus joyeux qu’un homme ivre ? Et aussi quoi de plus insensé ? Quoi de plus irascible ? Il est donc un vin qui réjouit le cœur de l’homme, et qui n’a pas d’autre effet, Mais ne t’imagine pas que l’on peut parler ainsi d’un vin spirituel, et non d’un pain, car le Psalmiste nous montre aussi que ce pain est spirituel encore, quand il nous dit : « Et que le pain fortifie le cœur de l’homme ». Il faut donc l’entendre du pain aussi bien que du vin, en avoir une faim intérieure, comme une soif intérieure. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés[462] ». Ce pain c’est la justice, ce vin c’est la justice : c’est la vérité, et la vérité c’est le Christ[463]. « Je suis », dit-il, « le pain de la vie, descendu du ciel[464] » Et encore : « Je suis la vigne, vous les sarments[465]. Et que le pain affermisse le cœur de l’homme ».
15. « Les arbres des campagnes seront rassasiés » : de cette même grâce tirée de la terre. « Les arbres des campagnes » sont la populace chez les peuples. « Et les cèdres du Liban qu’il a plantés[466] ». Les cèdres du Liban désignent les puissants du siècle, qui seront aussi rassasiés. Le pain, le vin, l’huile du Christ sont parvenus aux hommes puissants, aux nobles, aux rois ; les arbres des champs sont rassasiés. Les humbles furent tout d’abord rassasiés, ensuite les cèdres du Liban, mais les cèdres que Dieu lui-même a plantés : les cèdres pieux, les âmes fidèles et religieuses, voilà ceux qu’il a plantés. Quant aux impies, ce sont aussi des cèdres du Liban ; car « le Seigneur brisera ces cèdres du Liban[467] ». Le Liban est une montagne, et ces arbres sont, à la lettre, des arbres très élevés et qui vivent bien longtemps. Or, Liban veut dire blancheur, comme nous le disent ceux qui ont parlé des étymologies. Liban signifie donc blancheur : et aujourd’hui tout paraît d’une blancheur éclatante, tout est brillant de pompes et de magnificence. Mais il y a là des cèdres du Liban que le Seigneur a plantés, et ces mêmes cèdres seront rassasiés. « Car tout arbre », dit le Sauveur, « que mon Père céleste n’a point planté, sera arraché[468]. Et les cèdres du Liban qu’il a plantés ».
16. « C’est là que les oiseaux font leurs nids. La maison des foulques leur sert de guide[469] ». Où les oiseaux feront-ils leurs nids ? Dans les cèdres du Liban. Déjà nous savons ce que signifient les cèdres du Liban, ceux qui tiennent dans le monde un rang distingué par la noblesse de leur origine, par leurs dignités, par leurs richesses, De tels cèdres sont aussi rassasiés, ceux-là que le Seigneur a lui-même plantés. C’est dans leurs branches que les passereaux font leurs nids. Quels passereaux ? Tous les oiseaux qui volent dans les airs sont des passereaux, mais ce nom désigne plus spécialement de petits oiseaux. Il est donc des hommes spirituels qui font leurs nids sur les cèdres du Liban ; c’est-à-dire qu’il y a quelques serviteurs de Dieu qui comprennent cette parole de l’Évangile : « Laisse-là tous tes biens » ; ou : « Vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi[470] ». Ce ne sont pas les grands seulement qui ont entendu cette parole, mais les petits aussi l’ont entendue, les petits ont voulu l’accomplir et devenir spirituels, renoncer au mariage, n’être point distraits par les soins des enfants, n’être assujettis à aucune demeure particulière, mais embrasser une certaine vie commune. Dès lors, qu’ont-ils abandonné, ces passereaux ? Car les petits dans le monde ressemblent à des passereaux. Qu’ont-ils abandonné ? Quel sacrifice considérable ont-ils pu faire ? Celui-ci se donne àDieu, et laisse la chétive maison paternelle, à peine un lit et un coffre. Il se donne à Dieu néanmoins et devient passereau, il s’éprend des biens spirituels. Cela est bien, fort bien ; loin de nous tout sarcasme, ne lui disons pas : Tu n’as rien laissé. Mais que celui qui laisse beaucoup ne s’enorgueillisse point, Quand Pierre suivit le Sauveur, que put-il abandonner, lui, simple pêcheur, nous le savons ? Que purent quitter et André son frère, et les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean, pêcheurs aussi[471] ? Et pourtant que dirent-ils ? « Voilà que nous avons tout quitté pour vous suivre[472] ». Or, le Seigneur ne lui dit point : As-tu donc oublié, ô Pierre, combien tu étais pauvre ; et qu’as-tu abandonné, pour recevoir le monde entier en échange ? Il quitta beaucoup, mes frères, oui beaucoup, parce qu’il ne quitta pas seulement ce qu’il avait, mais ce qu’il désirait avoir. Quel pauvre ne s’élève point par les espérances de cette vie ? Qui ne cherche à grossir chaque jour ce qu’il possède ? Tel est le désir qu’on sacrifie : le borner quand il s’étend à l’infini, n’est-ce donc rien quitter ? Pierre a ainsi abandonné le monde entier pour recevoir le monde entier. Ne possédant rien et néanmoins possédant tout[473], dit saint Paul. Voilà ce que font beaucoup d’autres ; ce que font ceux qui ont peu, qui viennent à nous et sont des passereaux utiles. Ils paraissent peu, parce qu’ils n’ont rien de l’élévation du monde. Ils font leur nid sur les cèdres du Liban. Les cèdres du Liban sont les grands, les riches, les puissants du siècle, qui n’entendent qu’en tremblant cette parole : « Bienheureux celui qui a l’intelligence du pauvre et de l’indigent[474] », qui ne voient qu’avec mépris leurs richesses, leurs maisons de campagne, ces biens superflus, vaines pompes du monde, et qui les donnent aux serviteurs de Dieu, qui donnent leurs champs, leurs jardins, qui bâtissent des églises, des monastères, y rassemblent des passereaux, lesquels peuvent ainsi construire leurs nids sur les cèdres du Liban. Qu’ils soient donc rassasiés, « ces cèdres du Liban, que le Seigneur a plantés, et où les passereaux doivent faire leurs nids ». Voyez s’il n’en est pas ainsi dans tout l’univers ; ce n’est point de le croire que je parle ainsi, mais bien de le voir, et déjà l’expérience m’a donné l’intelligence. Interrogez les terres les plus lointaines, vous qui les connaissez, et voyez sur combien de cèdres du Liban les passereaux dont je vous ai parlé ont fait leur nid.
17. Toutefois, mes frères, ces passereaux, dès lors qu’ils sont devenus spirituels, ne doivent en rien envier les cèdres du Liban, quoiqu’ils fassent des nids sur leurs branches, ni croire que les cèdres aient un avantage sur eux, parce qu’ils en tirent ce qui est nécessaire à la vie. Les uns sont des passereaux, les autres des cèdres du Liban. Donc « la maison des foulques servira de guide aux passereaux ». Bien que les passereaux fassent leurs nids sur les cèdres du Liban, ces cèdres toutefois ne servent point de guide aux passereaux. Voilà que vont être rassasiés les arbres des campagnes, que seront également rassasiés les cèdres du Liban que le Seigneur a plantés, tous grands du monde, fidèles élevés en gloire. Là, c’est-à-dire parmi les cèdres du Liban, les passereaux feront leurs nids, c’est-à-dire que les cèdres étendront les branches de leurs richesses, pour recueillir les humbles, devenus spirituels. Telles sont les ressources que nous fournissent les cèdres du Liban plantés par le Seigneur ; ils le font, et le font avec joie, la foi leur fait comprendre ce qu’ils font. Mais quoique les passereaux fassent leurs nids sur les cèdres du Liban, « la maison des foulques est leur guide ». Qu’est-ce que la maison des foulques ? La foulque, ainsi que nous le savons tous, est un oiseau marin, qui vit sur la mer ou dans les étangs : difficilement ou presque jamais, elle ne fait sa demeure sur le rivage ; elle recherche un lieu au milieu des eaux, la plupart du temps un rocher battu par les flots de toutes parts. Le rocher est donc l’emplacement qui convient au nid de la foulque ; nulle part elle n’est plus en sûreté, plus solidement établie, que sur un rocher. Sur quel rocher ? Sur celui que la mer environne. Battu par les flots, il les brise et n’en est point brisé : tel est l’avantage des rochers en pleine mer. Combien de flots ont battu le Christ Notre-Seigneur, qui est notre rocher ! Les Juifs se sont rués sur lui, ils s’y sont brisés, sans le briser lui-même. Quiconque veut imiter le Christ, doit être dans le siècle, ou plutôt dans cette mer, où il n’est point possible que la tempête ne s’agite point, de manière à ne céder à aucune bourrasque, à aucune tempête, mais à recevoir un choc, et à résister toujours. La maison de la foulque est donc tout à la fois, et basse et solide. La foulque n’habite point les lieux élevés : rien de plus solide, comme rien de plus humble que son habitation. Les passereaux font leurs nids sur les cèdres à cause des besoins de la vie : mais ils ont pour guide cette pierre battue par les flots, sans en être brisée ; car ils imitent l’humilité du Christ. Que les cèdres du Liban se soulèvent dans leur colère, qu’ils causent du scandale aux serviteurs de Dieu, qu’ils les secouent dans leurs branches ; ceux-ci prendront leur essor : mais malheur au cèdre qui n’abrite point quelques passereaux. Ces passereaux ne feront pas naufrage, ils ne périront point ; car « le nid des foulques est leur guide ».
18. Que trouvons-nous ensuite ? « Les hautes montagnes sont pour les cerfs[475] ». Ces grands cerfs désignent les hommes spirituels, qui franchissent dans leur course les épines et les broussailles des forêts. « C’est Dieu », dit le Prophète, « qui a rendu mes pieds légers comme ceux du cerf, qui m’a établi sur les hauts lieux[476] ». Qu’ils se tiennent sur les montagnes escarpées, sur les préceptes les plus relevés du Seigneur, qu’ils en méditent les profondeurs, qu’ils se tiennent sur les hauteurs des saintes Écritures, qu’ils acquièrent la perfection dans ses cimes audacieuses ; les hauteurs sont pour les cerfs. Mais que deviendront les animaux inférieurs ? les lièvres, les hérissons ? Le lièvre est un animal petit et faible, le hérisson est couvert d’épines : l’un est donc un animal timide, l’autre un animal épineux. Que signifient les épines, sinon le péché ? Quiconque tombe chaque jour dans le péché, ces péchés fussent-ils très légers, est dès lors couvert de petites épines. S’il craint, c’est un lièvre ; s’il est couvert de péchés légers, c’est un hérisson ; et dès lors il ne peut se tenir ferme dans les préceptes d’une sublime perfection. Car ces hauteurs sont pour les cerfs. Ces faibles périssent-ils pour cela ? Non ; voici ce qui suit : « La pierre est le refuge des hérissons et des lièvres ». Car le Seigneur est un refuge pour le pauvre[477]. Mettez ce rocher sur la terre, il sera le refuge des hérissons et des lièvres : mettez-le dans la mer, il sera l’asile de la foulque. Il est donc partout avantageux ; il est utile sur les montagnes, qui tomberaient dans l’abîme si elles n’étaient soutenues par les rochers qui en sont la base. N’est-il pas dit à propos des montagnes : « C’est là qu’habiteront les oiseaux du ciel, qui feront entendre leurs voix du milieu des pierres[478] ? » Partout donc la pierre est pour nous un refuge, qu’on la mette soit sur les montagnes, soit dans la mer où elle est battue, mais non brisée par les flots, soit sur la terre qu’elle affermit : elle est l’asile des cerfs, l’asile des foulques, l’asile des lièvres et des hérissons. Que les lièvres se battent la poitrine, que les hérissons confessent leurs péchés : bien qu’ils se recouvrent chaque jour de fautes légères, la pierre ne leur manquera point pour leur apprendre à dire : « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent[479]. Le rocher est le refuge des hérissons et des lièvres ».
19. « Il a fait la lune pour marquer les temps[480] ». La lune est l’image de l’Église qui, faible d’abord, grandit ensuite, puis à cause de cette vie mortelle, paraît vieillir, mais pour se rapprocher du soleil. Car il n’est point ici question de la lune qui apparaît à nos yeux, mais bien de l’Église, appelée ici du nom de lune ; or, quand cette Église était obscure, quand elle n’apparaissait point encore, et n’avait aucun éclat, les hommes tombaient facilement dans la séduction ; et l’on disait : Voilà l’Église, le Christ est là, « afin de percer de flèches les cœurs droits pendant l’obscurité de la lune[481] ». Combien est aveugle aujourd’hui, celui qui s’égare en pleine lune. « Il a fait la lune pour marquer les temps ». Car l’Église est ici-bas dans un lieu de passage, assujettie au temps. Mais cette loi de la mort n’existera point toujours ; croître et décroître passeront, la lune est faite pour marquer le temps. « Le soleil connaît son couchant », et quel est ce soleil, sinon le soleil de justice qui fera regretter aux impies, au jour du jugement, qu’il ne se soit point levé pour eux ? Ils diront alors : « Nous avons donc erré loin du chemin de la vérité ; la lumière de la justice n’a pas lui à nos yeux, son soleil ne s’est point levé pour nous[482] ». Ce soleil se lève pour quiconque comprend le Christ. Mais le Christ se dérobe à l’intelligence de celui qui se fâche contre son frère jusqu’à la haine. « Fâchez-vous donc, mais ne péchez point[483] ». Car la colère de la charité, qui tend à corriger, n’est pas un péché, parce qu’elle n’est pas invétérée jusqu’à la haine. Mais si la colère se changeait en haine, le soleil alors se coucherait sur votre colère. « Or, que le soleil ne se couche point sur votre colère », a dit saint Paul[484].
20. Ne vous imaginez pas cependant, mes frères, qu’il nous faille adorer le soleil, parce que dans les saintes Écritures, le soleil est pris quelquefois pour l’emblème du Christ. Telle a été la folie de certains hommes, qu’ils ont cru qu’en disant que le soleil est la figure du Christ, on nous demandait un acte d’adoration. Adorez donc aussi la pierre qui est un emblème du Christ[485]. « Il a été conduit à la mort comme une brebis[486] » ; adorez donc aussi la brebis. « Il a vaincu, ce lion de la tribu de Juda[487] » ; adorez donc le lion qui est l’emblème du Christ. Voyez combien sont nombreux les symboles du Christ. Tout cela c’est le Christ en figure, mais non dans le sens propre. Qu’est donc le Christ à proprement parler ? « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu ». Voilà ce qu’était le Christ à proprement parler, et par qui tu as été fait. Veux-tu savoir ce qu’était en propre le Christ par qui tu as été refait ? « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous[488] ». Tout le reste n’est que figures. Comprends donc, sois à la hauteur des Écritures, et quand l’on met sous tes yeux quelques figures, que ton intelligence s’élève plus haut.
21. Mais ce soleil, disons-le en toute sécurité, ce soleil de justice ne se lève point pour les impies, et ce n’est pas sans raison, quand même ils le voudraient. Car la Sagesse a dit : « Les méchants me chercheront et ne me trouveront point ». Ils la chercheront donc, mais sans la trouver, et pourquoi ? « Parce qu’ils haïssent la sagesse ». C’est la Sagesse elle-même qui nous parle et qui nous dit : « Les méchants me chercheront et ne me trouveront point, parce qu’ils haïssent la sagesse[489] ». Pourquoi la chercher, s’ils la haïssent ? Ils la cherchent, non pour lui obéir, mais pour s’en prévaloir ; ils la cherchent eu paroles, et la fuient dans leurs mœurs. « Car l’Esprit-Saint qui donne la science, fuit le déguisement, et se retire des pensées qui « sont sans intelligence[490] ». Ce soleil se lève donc sur les bons, mais non suries méchants. Qu’est-il dit au contraire du soleil qui luit à nos yeux ? « Que Dieu le fait lever sur les bons comme sur les méchants[491] ». Notre psaume dès lors nous donne je ne sais quel sens mystérieux, à propos du soleil de justice, car nous voyons aussi bien dans toutes les créatures s’accomplir même visiblement, ce qui nous est dit ici : « Le soleil connaît son coucher ». Qu’est-ce à dire qu’« il connaît son coucher ? » Le Christ connaît ce qu’il doit souffrir, car son coucher c’est sa passion. Mais ce soleil se couche-t-il donc pour ne plus se lever ? « Celui qui dort ne doit-il donc point s’éveiller[492] ? » Ne dit-il pas lui-même qu’ « il a dormi tout troublé ? » Et qu’est-il dit de lui ? « O Dieu, élevez-vous par-dessus les cieux[493] ». Donc « le soleil a connu son coucher ». Mais qu’est-ce à dire, « l’a connu ? » Il lui a plu, il lui a été agréable. Comment prouver qu’il a connu ce coucher, et qu’il lui a plu ? Qu’y a-t-il que Dieu ne connaisse ? Et pourtant, au dernier jour, il doit dire à quelques-uns : « Je ne vous connais point[494] ». De même alors que dans ce dernier cas : « Je ne vous connais point », signifie, vous ne me plaisez point, et non, vous m’êtes inconnus ; de même ici, « connaître son coucher », c’est y mettre ses complaisances ; s’il n’eût en effet agréé sa passion, comment eût-il pu l’endurer ? Un homme n’est point ce divin soleil, et voilà pourquoi il souffre, quand même il ne voudrait pas souffrir. Mais le Christ ne souffrirait point, s’il ne lui plaisait de souffrir, c’est-à-dire qu’il ne se fût point couché, s’il n’eût d’abord connu son couchant. C’est ce qu’il dit lui-même : « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir de la reprendre ; nul ne m’ôte la vie, mais je la donne de moi-même[495] ». Le soleil donc « connaît son coucher ».
22. Et après le coucher du soleil, après la passion du Seigneur, qu’est-il arrivé ? Je ne sais quelles ténèbres couvrirent les Apôtres, leur espérance vint à faillir, eux qui avaient vu tout d’abord en lui un grand personnage, le Rédempteur des hommes. Pourquoi ? Parce que « Vous avez répandu les ténèbres[496], et la nuit s’est faite ; c’est là que passeront toutes les bêtes des forêts. Les lionceaux rugissent après leur proie, ils demandent à Dieu leur nourriture[497] ». Que devons-nous comprendre par ces lionceaux, sinon les esprits de malice[498] ? Que faut-il comprendre, sinon les mauvais esprits, ces esprits qui se repaissent des erreurs des hommes ? Car il y a parmi les démons des princes, et d’autres qui sont méprisables. Ces démons cherchent à séduire les âmes, mais là seulement où le soleil ne s’est point levé, où règnent encore les ténèbres. Et c’est dans ces ténèbres que les lionceaux cherchent des proies à dévorer. Or, qu’est-il dit à propos du premier de ces lions, du chef de ces lionceaux ? « Ne savez-vous pas que le diable votre ennemi tourne autour de vous, comme le lion qui rugit et cherche quelqu’un à dévorer[499]? » C’est donc à Dieu qu’ils demandent leur proie, car nul ne peut être tenté par le diable, sans la permission de Dieu. Job, dans sa sainteté, était en présence du diable, et néanmoins il en était bien éloigné ; il était présent aux yeux du démon, mais bien éloigné de sa puissance. Or, comment eût-il osé le tenter dans sa chair, ou dans ses biens, s’il n’en eût reçu le pouvoir ? Pourquoi ce pouvoir lui est-il donné ? Pour la condamnation des méchants, et pour l’épreuve des justes. En tout cela Dieu agit avec justice : et le diable n’a de pouvoir ni sur un homme, ni sur rien de ce qui lui appartient, s’il ne lui est accordé par celui qui a le grand, le souverain pouvoir. C’est ainsi que ni le diable, ni aucun homme n’ont de pouvoir sur un autre, s’il ne leur vient d’en haut. Le juge des vivants et des morts comparaissait devant un homme qui le jugeait ; et cet homme voyant le Christ à son tribunal, s’en enorgueillit, et lui dit : « Ne savez-vous donc pas que j’ai le pouvoir de vous faire mourir ou de vous renvoyer ? » Mais le Christ venant pour instruire celui-là même qui le jugeait, lui répondit : « Vous n’auriez sur moi aucun pouvoir, s’il ne vous était donné d’en haut[500] ». Ni l’homme donc, ni le diable, ni aucun démon, ne peuvent nous nuire s’ils n’en ont le pouvoir : mais ils ne nuisent point à ceux qui s’avancent dans la piété. Ils sont donc pour les méchants, ce que la flamme est pour le foin, et pour les bons, ce que le feu est pour l’or. Judas fut consumé comme le foin, Job éprouvé comme l’or. « Vous avez répandu les ténèbres, et la nuit s’est formée ; c’est là que passeront les bêtes de la forêt ». Ici nous donnons aux bêtes de la forêt un sens différent de celui que nous avons donné ; c’est que l’on donne aux mêmes noms des significations différentes ; de même que le Seigneur est tout à la fois un agneau et un lion. Et pourtant quelle différence entre le lion et l’agneau ! Mais quel agneau ? Un agneau qui triomphe du loup, qui triomphe du lion. C’est lui qui est la pierre, lui le pasteur, lui la porte. Le pasteur entre par la porte, et dit : « Je suis le bon pasteur » ; et encore : « Je suis la porte[501] ». Or, cette dénomination de lion, désigne Notre-Seigneur, car : « Le lion de la tribu de Juda a vaincu[502] », et aussi le diable ; car : « Tu marcheras sur le lion et sur le dragon[503] ». Apprenez donc, mes frères, comment il faut entendre ces expressions figuratives, et toutefois ne vous imaginez pas que quand vous entendez que la pierre signifie le Christ[504], toute pierre doit s’entendre du Christ. Elle a tantôt un sens, tantôt un autre sens il en est de ceci comme d’une lettre, la place qu’elle occupe nous en indique la force. En voyant la première lettre dans l’expression Dieu, si tu crois qu’elle ne peut avoir que cette signification, il faudra donc l’effacer de l’expression diable ; car c’est la même lettre qui commence le nom de diable, et celui de Dieu ; et toutefois rien n’est plus opposé que Dieu et diable. Comprends, dès lors combien il serait étranger aux usages divins et humains, celui qui dirait que le signe D ne doit point commencer le mot diable. Pourquoi ? lui direz-vous : parce que j’ai vu cette lettre dans le mot Dieu, vous répondra-t-il. Un tel homme vous ferait – sourire, mais vous dédaigneriez de lui rendre aucunement raison. Gardez-vous donc de tout sentiment puéril, quand il s’agit de choses divines, et parce que j’ai entendu par les bêtes des forêts, les Gentils, que j’entends maintenant les démons, les anges prévaricateurs, qu’on ne s’imagine pas que je sois en contradiction avec moi-même. Ce sont là des figures, que l’on explique selon les circonstances, et selon la place qu’elles occupent. « C’est là que passeront les bêtes des forêts ». Où ? Dans cette nuit que le Seigneur a répandue, parce que « le soleil a connu son coucher. Les lionceaux rugissent après leur proie, demandant à Dieu leur nourriture ». C’est donc avec raison que le Seigneur, touchant à sa dernière heure, ce même soleil de justice qui connaissait son couchant, dit à ses disciples, aux approches des ténèbres, et quand le lion allait rôder autour d’eux, cherchant à en dévorer quelques-uns, mais sans pouvoir dévorer personne qu’il ne l’ait demandé : « Cette nuit, Satan a demandé à vous cribler comme le froment, et moi, Pierre, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne connaisse point la défaillance[505] ». Or, quand Pierre jusqu’à trois fois reniait son maître[506], n’était-il point déjà entre les dents de ce lion ? « Les lionceaux rugissent après leur proie, demandant à Dieu leur nourriture ».
23. « Le soleil s’est levé[507] ». Celui qui a dit : « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir encore de la reprendre, a connu son couchant[508] », et a donné sa vie : « Le soleil s’est levé », et il l’a reprise. « Le soleil s’est levé », parce que le soleil s’était couché, mais le soleil ne s’est pas éteint. La nuit dure encore pour ceux qui ne connaissent pas le Christ ; le soleil n’est pas encore levé pour eux. Qu’ils se pressent, qu’ils comprennent, afin de n’être point la proie du lion rugissant. Car les lionceaux n’attaquent point ceux qui ont reçu la lumière de ce soleil Aussi nous lisons ensuite : « Le soleil s’est levé, et ils se sont rassemblés, et ils s’étendront dans leurs tanières ». À mesure que le soleil se lève pour se manifester au monde entier, et faire glorifier le Christ dans l’univers, on voit que les lionceaux se rassemblent, que ces démons cessent de persécuter l’Église, eux qui agissaient dans les enfants de l’infidélité, les stimulant à persécuter la maison de Dieu. Car il est dit que « le prince des puissances de « l’air agit maintenant suries enfants de l’incrédulité[509] ». Aujourd’hui que nul d’entre eux n’ose persécuter l’Église, « le soleil s’est couché, et ils se sont rassemblés ». Où sont-ils ? « Ils s’étendront dans leurs tanières » ; leurs tanières sont les cœurs des infidèles. Combien en est-il qui portent ces lions couchés dans leurs âmes ! Ils n’en sortent plus, ils ne se ruent plus sur cette Jérusalem dans son pèlerinage terrestre. Pourquoi ne le font-ils plus ? C’est que « le soleil s’est levé », et qu’il brille dans l’univers entier.
24. Vois donc ce qui suit : « Depuis que le soleil s’est levé, que les lions sont rassemblés, qu’ils sont étendus dans leurs tanières », que fais-tu, ô homme de Dieu ? Que fais-tu, ô Église de Dieu ? Que fais-tu, ô corps du Christ, dont la tête est au ciel ? Que fais-tu, ô homme, ô unité du Christ ? « L’homme sort pour son travail[510] ». Que cet homme donc s’applique aux bonnes œuvres dans la paix, dans la sécurité de l’Église, qu’il s’y applique jusqu’à la fin. Il se fera parfois un certain obscurcissement, il y aura certains chocs, mais au soir, c’est-à-dire à la fin des temps : mais aujourd’hui l’Église travaille dans la paix et dans la tranquillité, parce que « l’homme s’en ira à son travail, et à son labeur jusqu’au soir ».
25. « Combien sont grandes vos œuvres, ô mon Dieu[511] ». Oui vraiment grandes, vraiment élevées. Où donc vos œuvres sont-elles devenues si grandes ? Où Dieu s’est-il arrêté, s’est-il assis, pour accomplir ses œuvres ? En quel lieu les a-t-il faites ? D’où sont émanées tout d’abord de si grandes merveilles ? À prendre ces paroles à la lettre, d’où vient toute créature réglée, toute créature qui marche dans l’ordre, qui a sa beauté dans l’ordre, se lève dans l’ordre, se couche dans l’ordre, mesure le temps avec ordre ? Quant à l’Église, d’où viennent ses agrandissements, ses progrès, sa perfection ? Quelle immortalité Dieu lui a-t-il réservée ? Par quels éloges peut-on la relever ? par quels mystères la signaler ? Sous quels symboles la voiler ? Par quelle prédication la révéler ? Où Dieu a-t-il fait toutes ces merveilles ? Oui, je vois de grandes œuvres. « Que vos œuvres sont admirables, Seigneur mon Dieu ! » Je cherche en quel lieu Dieu les a faites, et je n’aperçois aucun lieu. Mais j’écoute ce qui suit : « Vous avez tout fait dans la sagesse ». Donc vous avez tout fait dans le Christ. Ce Christ méprisé, souffleté, couvert de crachats ; ce Christ couronné d’épines, ce crucifié, c’est en lui que vous avez tout fait. J’entends, Seigneur, je comprends ce que vous avez fait annoncer aux hommes par votre infatigable soldat, ce que vous avez fait prêcher aux Gentils par votre saint prédicateur, que le Christ est la vertu de Dieu, la sagesse de Dieu. Que les Juifs se raillent d’un Christ crucifié, qui est pour eux un scandale ; que les païens se moquent d’un Christ crucifié, qui est pour eux une folie : « Pour nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les Gentils, mais la force de Dieu, la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, qu’ils soient Juifs ou Gentils[512]. Vous avez fait tout dans votre sagesse »
26. « La terre a été remplie de vos créatures ». C’est des créatures du Christ que la terre est remplie. Et comment ? Comme nous le voyons. Quelle créature ne vient pas du Père par son Fils ? Tout ce qui marche ou qui rampe sur la terre, tout ce qui nage dans les eaux, tout ce qui vole dans l’air, tout ce qui tourne dans le ciel, et à plus forte raison sur la terre, le monde entier est créature de Dieu. Mais le Prophète semble parler ici de je ne sais quelle créature nouvelle, dont l’Apôtre a dit : « Si donc quelqu’un est à Jésus-Christ, c’est une nouvelle créature, le passé n’est plus ; tout est devenu nouveau, et tout vient de Dieu[513] ». Quiconque a embrassé la foi du Christ, et s’est dépouillé du vieil homme, pour revêtir l’homme nouveau, celui-là est une créature nouvelle[514]. « Vos créatures couvrent la terre ». Le Christ n’a été crucifié qu’en un seul lieu du monde, ce grain de froment n’est tombé que dans un petit coin de la terre pour y mourir ; mais il a porté un grand fruit. Vous étiez seul, Seigneur Jésus, quand vous passiez ici-bas ; j’entends dans un autre psaume votre voix qui s’écrie : « Me voilà seul, jusqu’à ce que je sois passé[515] » ; vous étiez donc seul, quand vous connaissiez votre couchant ; mais du couchant vous avez passé au levant. Oui, vous vous êtes levé, vous avez resplendi, vous avez été élevé en gloire, en vous élevant au ciel, et voilà que « la terre est remplie de vos créatures ». Notre psaume n’est point terminé, mes frères, nous en réservons quelque peu pour dimanche, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
QUATRIÈME DISCOURS SUR LE PSAUME 103
modifierQUATRIÈME SERMON. – QUATRIÈME PARTIE DU PSAUME.
modifierLE MONDE INVISIBLE DANS LE MONDE VISIBLE.
modifierDieu a tout fait avec une sagesse que plusieurs créatures ne peuvent comprendre, que nous ne pouvons méconnaître sans crime et qui serait notre flambeau si nous la cherchions sincèrement ; cette sagesse est le Verbe de Dieu. Dans ces créatures qui remplissent la terre, arrêtons-nous à l’homme nouveau, qui renonce au passé pour s’occuper uniquement de l’avenir mais pour arriver à cet avenir, il faut passer la mer dont l’eau stérile et amère renferme des reptiles grands et petits ; et nous la passerons dans les vaisseaux ou les Églises que dirige le Christ. Il y a toutefois dans cette mer le dragon qui a empoisonné le genre humain à sa source, et don-t nous devons observer la tête ou repousser les premières suggestions, ce que nous ne pouvons faire que par Jésus-Christ notre vraie lumière. Job en observant cette tête, lui ferma son cœur et ne pécha point en paroles : s’il désire un arbitre, c’est la médiation du Christ. Le pouvoir du dragon est grand, mais il est le jouet des anges qui nous protègent contre lui ; il est tombé et ne peut rien que Dieu ne permette. Prenons alors Jésus-Christ pour chef. Dieu donne le pain à toute créature ; notre pain c’est le Christ ; celui du dragon, c’est nous, si nous sommes éloignés du Christ, si nous devenons terre par nos goûts terrestres. Mais cette nourriture, Dieu doit la donner aux animaux, et au démon qui ne peut toucher à personne, si Dieu ne l’autorise. Cette main que Dieu ouvre pour nous rassasier de ses dons, c’est le Christ ; qu’il se détourne et nous sommes dans le trouble ; et il se détourne quand nous présumons de nous-mêmes. Il nous retire notre esprit ou nos pensées humaines, et nous envoie le sien qui fait de nous des créatures nouvelles. Alors il se complaît dans ses œuvres et nous fait travailler avec crainte ; les cœurs les plus impies s’embrasent d’amour quand il les touche. Cette discussion dont il est parlé à la fin, c’est la discussion de notre conscience, et dès lors notre confession. Alors les pécheurs disparaîtront de la terre, c’est-à-dire que les hommes cesseront d’être pécheurs.
1. Votre charité ne l’a point oublié : sans doute il n’y a qu’une seule parole de Dieu répandue dans toutes les Écritures, et dans toutes les bouches des saints, qu’un seul Verbe qui retentit. Ce Verbe étant au commencement en Dieu[516], n’a là aucune syllabe, puisqu’il n’est point soumis au temps ; mais il n’y a rien d’étonnant que pour se proportionner à notre faiblesse, il s’abaisse jusqu’à nos particules et nos syllabes, puisqu’il s’est abaissé jusqu’à se revêtir de notre chair si fragile. Déjà nous avons fait sur notre psaume plusieurs discours, et pour apercevoir les figures qui n’y sont voilées que pour se découvrir à ceux qui frappent, il nous a fallu pendant quelques jours des heures assez longues pour les lire, les signaler, en expliquer les symboles, les exposer, les développer, les montrer en un mot. Votre charité, dis-je, n’a point oublié qu’hier nous n’avons pu terminer notre psaume, et que nous l’avons remis pour aujourd’hui. Dieu nous a donné du temps pour acquitter notre dette : il m’a donné le moyen d’y satisfaire, à moi qui suis débiteur, et de vous mettre en repos, vous qui êtes mes créanciers : puisse-t-il nous suggérer le bien que nous vous devons rendre, lui qui ne nous a pas rendu le mal que nous méritions !
2. Il vous souvient sans doute, mes frères, et c’est un doux souvenir pour vous, que toutes les fibres de notre cœur ont chanté avec le psaume : « Combien vos œuvres sont admirables, ô mon Dieu ! Vous avez tout fait dans votre sagesse ; la terre est remplie de vos créatures[517] ». Tout ce que Dieu a fait, est fait avec sagesse, fait dans la sagesse. Tout ce qui connaît la sagesse, et tout ce qui ne la connaît point, et qui est néanmoins créé par Dieu, est tait dans la sagesse, fait par la sagesse. Connaître la sagesse, c’est avoir la sagesse pour flambeau ; ne pas la connaître, c’est avoir la sagesse pour créatrice, et demeurer dans la folie : et avoir la sagesse pour lumière, c’est l’avoir encore pour créatrice, mais elle peut être notre créatrice, et non pas notre lumière. Il en est beaucoup parmi les hommes qui ont part à la sagesse, et que l’on nomme sages, comme il en est beaucoup qui l’ignorent, qu’on appelle insensés. Ce nom de fous est une marque de mépris, parce que s’ils étudiaient la sagesse, s’ils la demandaient, s’ils la cherchaient, s’ils frappaient à la porte, ils pourraient avoir part à ses lumières, qui se dérobent à la négligence, et non à la nature. Il est d’autres créatures que la sagesse ne saurait éclairer, telles que les bêtes et les animaux, les arbres, qui n’ont pas même le sentiment. Mais pour être privées des lumières de la sagesse, en sont-elles moins créées dans la sagesse, et par la sagesse ? Dieu donc n’attend aucune intelligence du cheval et du mulet mais il dit aux hommes : « Ne soyez point comme le cheval et le mulet, qui n’ont point d’intelligence[518] ». Ce qui est naturel dans le cheval devient criminel dans l’homme. Voici donc ce que dit le Seigneur : Je n’exige point la lumière de ma sagesse dans les créatures que je n’ai point faites à mon image ; mais je l’exige dans celles que j’ai faites ainsi, et leur demande l’usage des dons que j’ai départis. Donc en rendant à Dieu ce qui est de Dieu, et à César ce qui est de César[519] ; c’est-à-dire en reportant à César sa monnaie, et à Dieu ce qui est à Dieu, les hommes élèvent leur esprit, non point jusqu’à eux-mêmes, mais jusqu’à Dieu leur créateur, jusqu’à cette lumière d’où ils viennent, jusqu’à ce foyer spirituel qui les embrase, loin duquel ils sont glacés, loin duquel encore ils ne sont que ténèbres, où ils retrouvent la lumière dès qu’ils s’en approchent ; et comme ils ont dit pieusement : « C’est vous, Seigneur, qui faites luire mon flambeau, vous dissiperez mes ténèbres, ô mon Dieu[520] » ; les ténèbres de leur folie terrestre se dissipent, et voilà qu’ils ouvrent la bouche, qu’ils respirent, et qu’ils élèvent avec confiance les yeux du cœur, que la pensée leur découvre le monde entier, la terre, la mer et le ciel, qu’ils voient dans toutes ces créatures une admirable disposition, un cours parfaitement régulier, chaque créature distincte dans son genre, se reproduire par ses germes, renaître successivement, durer un temps marqué, et alors ils admirent dans ses œuvres le divin ouvrier, de manière que l’artiste divin les voit eux-mêmes avec complaisance au milieu de ses œuvres. Alors sous le poids de leur joie, de cette joie incomparable, ils s’écrient : « Que vos œuvres sont admirables, ô mon Dieu ! Vous avez fait tout avec sagesse ». Où est cette sagesse dans laquelle vous avez tout fait ? Par quel sens l’atteindre ? par quel œil la découvrir ? Avec quel empressement la chercher ? Par quel mérite la posséder ? Quel autre croyez-vous, sinon la grâce ? Celui qui nous a fait don de l’existence, nous a aussi fait don de la bonté. Il donne aux uns de se convertir, car avant leur conversion, quand ils marchaient encore dans les chemins de l’erreur, ne les a-t-il point cherché ? N’est-il point descendu ? Le Verbe ne s’est-il pas fait chair, afin d’habiter parmi nous[521] ? N’a-t-il pas allumé la lampe de sa chair, lorsqu’il était à la croix, pour chercher la dragme perdue[522] ? Il l’a cherchée, et l’a retrouvée au milieu des applaudissements de ses voisins, c’est-à-dire de toute créature spirituelle qui s’approche de Dieu. La dragme a été retrouvée aux applaudissements des voisins, et l’âme humaine rachetée aux applaudissements des anges. Qu’elle tressaille donc, cette âme retrouvée, et qu’elle dise : « Combien vos œuvres sont admirables, ô mon Dieu ! vous avez tout fait dans votre sagesse ».
3. « La terre est remplie de vos créatures ». De quelles créatures est remplie la terre ? Les arbres et les arbrisseaux, les troupeaux et les bêtes sauvages, le genre humain tout entier, voilà ce qui remplit la terre, créature de Dieu elle-même. Nous le voyons, nous le savons, nous le lisons, nous le reconnaissons, nous en louons Dieu, nous prêchons sa gloire, et nos louanges sont bien en arrière des jubilations de nos cœurs, à la vue de ces merveilles. Mais arrêtons-nous de préférence à cette créature, dont l’Apôtre a dit : « Si quelqu’un est à Jésus-Christ, c’est une nouvelle créature ; le passé n’est plus, tout est devenu nouveau[523] ». Quel est ce passé qui n’est plus ? Chez les Gentils toute idolâtrie, chez les Juifs tout asservissement à la loi, les anciens sacrifices, ombres du sacrifice nouveau. Le vieil homme abondait, alors est venu celui qui devait renouveler son œuvre, il est venu jeter son argent à la refonte, y graver son effigie, et nous voyons la terre remplie de chrétiens qui croient en Dieu, qui ont en horreur leurs anciennes impuretés, leur idolâtrie, qui renoncent aux espérances du passé pour espérer une vie à venir ; ces biens ne se réalisent point encore, nous les tenons néanmoins en espérance, et cette espérance nous fait chanter et dire : « La terre est remplie de vos créatures ». Ce n’est point encore là le chant de la patrie, ni de ce repos qui nous est promis alors que seront affermies les portes de Jérusalem[524]. Mais dans notre pèlerinage, à la vue de ce monde entier, de ces hommes qui de toutes parts accourent embrasser la foi, qui craignent l’enfer, qui méprisent la mort, qui aspirent à la vie éternelle, qui dédaignent celle-ci, transportés de joie à la vue d’un tel spectacle, nous chantons : « O Dieu, la terre est remplie de vos créatures ».
4. Cette vie, toutefois, est encore battue par les flots des tentations, elle est troublée par les tempêtes et par les orages de la tribulation et de l’orgueil ; telle est néanmoins la voie. Que la mer nous menace, que ses flots s’amoncellent, que ses tempêtes grondent, c’est là qu’il faut aller ; nous avons pour naviguer le bois sacré : « La terre est remplie de vos créatures ». Nous ne sommes point encore, il est vrai, à la terre des vivants, celle-ci est encore la terre où l’on meurt ; mais nous crions et nous disons : « Vous êtes mon espérance, vous êtes mon héritage dans la terre des vivants[525] ». Mon espérance dans la terre de la mort, mon héritage dans la terre des vivants. Telle est la terre remplie de la créature de Dieu. Celui-ci qui est sur la terre de la mort, et pas encore dans la terre des vivants, par où va-t-il passer ? Écoute ce qui suit : « Voilà la grande mer qui s’étend au loin, là se meuvent des reptiles sans nombre, des animaux grands et petits[526] ». La mer a un son effrayant : « Là se meuvent des reptiles innombrables ». Les pièges se glissent de toutes parts ici-bas, les imprudents y sont pris. Qui peut énumérer toutes les tentations qui se glissent partout ? Elles se glissent ; mais veille à n’être pas enlacé. Veillons sur le bois sacré, et alors nous sommes en sûreté, et sur les ondes et au milieu des flots : que le Christ ne dorme point, que notre foi ne dorme point ; si le Christ dort, éveillons-le, et il commandera aux vents, et la mer s’apaisera[527] ; cette voie aura un terme qui nous donnera la joie de la patrie. « Là se meuvent des reptiles sans nombre, grands et petits ». Sur cette mer si formidable, je vois encore des incrédules ; je les trouve dans les eaux stériles et amères, les uns grands, les autres petits. Nous voyons cela. Il est encore dans cette vie bien des petits qui n’ont pas encore embrassé la foi, beaucoup de grands du monde ne croient point encore ; il y a dans cette mer « de grands et de petits animaux » : ils haïssent l’Église, le nom de Jésus-Christ leur pèse ; ils ne nous outragent point, parce que la loi ne le permet pas ; leur cruauté, n’osant éclater, se renferme dans leurs cœurs. Tous ceux, en effet, petits ou grands, qui voient avec douleur les temples fermés, les autels renversés, les idoles brisées, les lois qui défendent comme un crime capital de sacrifier aux idoles, tous ceux qui en sont affligés sont encore dans la mer. Mais nous, par où donc pourrons-nous aller à la patrie ? En traversant la mer, mais appuyés sur le bois. Ne crains aucun danger, le bois qui te porte soutient le monde entier. Redoublez donc d’attention : « Cette mer est vaste et s’étend au loin, là se meuvent des reptiles sans nombre, grands et petits ». Mais rassure-toi, bannis toute crainte, soupire après la patrie, et sache que tu es dans l’exil.
5. « C’est là que passeront les navires[528] ». Voyez, sur cette mer effrayante, des vaisseaux qui se promènent sans être submergés. Dans ces vaisseaux, nous voyons les Églises. Elles traversent et les tempêtes et les orages des tentations, et les flots du monde, au milieu des petits et des grands animaux. Le Christ est là pour les diriger avec le bois de sa croix. « C’est là que passeront les navires ». Que ces navires ne craignent point, qu’ils ne considèrent point la mer qu’ils traversent, mais le pilote qui les conduit. « C’est là que passeront les navires ». Or, quelle traversée peut être fâcheuse, quand on sent que le Christ est le pilote ? Ils passeront donc en sécurité, ils passeront avec persévérance, ils arriveront au port, et seront conduits sur la terre du repos.
6. Mais il y a dans cette mer quelque chose de plus redoutable que ces animaux grands et petits. Qu’est-ce donc ? Écoutons le psaume : « Là est ce dragon que vous avez formé, pour être un jouet[529] ». Il y a donc là des reptiles sans nombre, des animaux grands et petits, des navires qui passent et qui ne craindront ni les reptiles sans nombre, ni les animaux grands et petits, ni même le dragon qui est là, et « que Dieu a formé pour être un jouet ». Il y a ici un grand mystère, et néanmoins vous connaissez ce que je vais vous en dire. Vous connaissez ce dragon ennemi de l’Église ; sans l’avoir vu des yeux de la chair, vous l’avez vu des yeux de la foi. C’est lui qui est encore appelé lion, et dont l’Écriture nous a dit : « Vous foulerez aux pieds le lion et le dragon[530] ». Sois toi-même soumis à ta tête, et tiens ton corps en servitude, que les membres se tiennent unis à leur chef, afin d’en être véritablement les membres. Il est dit d’Eve, la première femme, que ce dragon la séduisit, en lui donnant un conseil de mort, en se glissant comme un serpent dans son cœur, par ses persuasions malignes. Alors arriva ce que nous savons, ce que nous fîmes là nous-mêmes, ce que nous déplorons. Dans ces deux premières tiges était le genre humain tout entier, De là vient cette source de mort ; de là ces dettes, ces fautes chez les enfants. « Qui donc est pur en votre présence », dit l’Écriture ? « pas même l’enfant qui n’a vécu sur la terre qu’un seul jour[531] ». De ce premier péché vient la transmission du péché, la transmission de la mort. Car vous savez ce qui a été dit à la femme, ou mieux au serpent, lorsque Dieu entendit le péché du premier homme. « Elle observera ta tête et tu « observeras son talon[532] ». Il y a ici un grand mystère, une figure de l’Église à venir, tirée du flanc de son Époux, et de son Époux endormi. Car Adam était la figure de l’Adam futur, ainsi que l’a dit l’Apôtre : « Cet Adam figurait l’Adam à venir[533] ». En lui, nous voyons une image de ce qui devait arriver, puisque l’Église a été formée du côté du Christ qui dormait sur la croix. C’est du flanc du crucifié, ouvert par une lance[534], qu’ont découlé les sacrements de l’Église. Qu’est-il donc dit à l’Église ? Écoutez bien, mes frères, comprenez, et tenez-vous en garde : « Elle observera ta tête, et tu observeras son talon ». O Église, observe donc la tête du serpent. Qu’est-ce que la tête du serpent ? La première suggestion du péché. Te vient-il à l’esprit quelque désir du mal ? N’y arrête point ta pensée, n’y consens point. Une telle suggestion est la tête du serpent ; brise cette tête, et tu échapperas aux autres mouvements. Qu’est-ce à dire, brise la tête ? Dédaigne ses suggestions. Mais c’est un gain qu’il me suggère, il y a là beaucoup à gagner, beaucoup d’or ; telle fraude t’enrichira. C’est la tête du serpent, brise-la. Qu’est-ce à dire, brise-la ? Dédaigne ce qu’il te suggère. Mais il me propose un grand trésor. Et que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il vient à perdre son âme[535]. Périsse le gain du monde, plutôt que mon âme. Parler ainsi, c’est observer la tête du serpent, et l’écraser. Mais le diable observe aussi ton talon. Qu’est-ce à dire qu’il observe ton talon ? Quand tu abandonnes le chemin de Dieu. Le quitter, c’est tomber ; tomber, c’est être au pouvoir du diable. Pour ne point tomber, n’abandonne pas le chemin. Dieu t’a ouvert un sentier étroit, tout ce qui l’environne est glissant. Aussi le Christ est ta lumière, comme le Christ est ta voie. « Il y avait », dit l’Évangile, « une lumière véritable, éclairant tout homme qui venait en ce monde[536] ». Et encore : « Je suis la voie, la vérité et la vie[537] ». Venir par moi, c’est venir à moi. Si donc il est notre lumière, il est aussi notre voie ; et nous éloigner de lui, c’est n’être ni dans la voie, ni dans la lumière, Que doit-il t’arriver ensuite ? Ce que dit le Prophète, dans un autre psaume : « Que leur voie soit ténébreuse et glissante[538] ».
7. Donc ce dragon, cet antique ennemi, écumant de rage, si astucieux dans ses embûches, habite cette vaste mer. « Ce dragon que vous avez fait pour être un jouet ». Fais de lui un jouet, car c’est pour cela qu’il est devenu dragon, Son péché l’a fait tomber du haut du ciel ; d’ange qu’il était, devenu démon, il s’est choisi pour habitation cette mer si vaste et si spacieuse. Ce que tu prends pour son royaume est une prison. Beaucoup nous disent : Pourquoi tant de pouvoir au diable, qui domine ainsi le monde, qui a tant de force, tant d’autorité ? Quelle est cette puissance, cette autorité ? Il ne peut rien qu’on ne lui permette, Agis de façon qu’il ne lui soit rien permis sur toi ; ou s’il lui est permis de te mettre à l’épreuve, qu’il soit vaincu et se retire sans avoir rien gagné. Dieu lui a permis de tenter quelques saints serviteurs de Dieu ; ils l’ont vaincu, parce qu’ils ne se sont pas éloignés de la véritable voie, et ils ne sont point tombés, quoique ce dragon observât leurs pieds. Job, cet homme si saint, était assis sur un fumier, et courait néanmoins dans cette voie de Dieu. Voyez comment il observait la tête du serpent, et comment le serpent observait son talon. L’un repoussait la suggestion l’autre comptait sur la chute : il s’empara même de sa femme, qui était si faible ; il ôta tous les biens à Job, et ne lui laissa que celle dont il devait se faire une aide, non pour consoler son mari, mais pour lui tendre des embûches ; il s’empara d’elle, parce qu’elle n’observait point sa tête. C’était une nouvelle Eve, mais Job n’était plus Adam. Privé de tout bien, Job demeura avec son Épouse, qui devait le tenter, et avec Dieu qui devait le diriger. Quelle pauvreté plus grande et plus subite que la sienne, si l’on considère sa maison ? Quelle plus grande richesse, si l’on considère son cœur ? Vois le dénuement de sa maison. Tout en a disparu. Vois les richesses de son cœur : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté ; ainsi qu’il a plu au Seigneur, il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni ». « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté[539] » ; il savait qui le conduisait, qui le tentait, qui avait donné ce pouvoir à son tentateur. Que le diable, dit-il, ne s’attribue rien ; il a bien la volonté de nuire, mais il n’en aurait pas le pouvoir, s’il ne l’avait reçu ; je ne souffre qu’autant qu’il en a reçu la puissance ; ce n’est point de sa part que je souffre, mais de la part de celui qui lui a donné ce pouvoir : méprisons l’orgueil du tentateur, respectons les châtiments d’un père. Le tentateur fut repoussé, sa tête était observée, elle ne put entrer dans le cœur. Il assiégea extérieurement une ville bien fortifiée, et ne put l’emporter. Nouvelle épreuve. Dieu donna au diable un pouvoir sur son corps, et Job fut frappé d’un ulcère effroyable, de la tête aux pieds ; il tombait en pourriture, les vers sortaient de son corps, et n’ayant plus de maison, il s’asseyait sur un fumier. Là, Eve séduite, que le diable avait laissée à ce nouvel Adam, non pour le soutenir, mais pour le faire tomber, lui suggère le blasphème contre Dieu. Dans le paradis, il poussa au mépris de Dieu ; ici, il pousse au blasphème. Dans le paradis, il vainquit l’homme qui était sain de corps ; ici, il est vaincu par un homme en pourriture ; il renversa l’homme dans le paradis, et fut renversé par l’homme du fumier. Or, ce dragon épiait si Job ne pécherait point par la langue. Pour tout homme, en effet, l’action est une démarche ; et agir, c’est aller au but, et en quelque sorte avoir des pieds. Or, Job parlait beaucoup ; ceux qui lisent l’Écriture le savent bien ; et dans toutes ses paroles, le serpent observait son talon, afin de voir s’il ne tomberait point. Mais Job observait à son tour la tête du serpent, et repoussa toute suggestion. Il répondit à sa femme, comme il fallait répondre à une femme : « Vous avez parlé comme une femme insensée ; si nous avons reçu les biens de la main de Dieu, pourquoi n’en recevrions-nous pas les maux ? En toutes ces choses, Job ne pécha point par la langue[540] ». Plusieurs néanmoins, ne comprenant pas bien les paroles de Job, y voient des expressions quelque peu dures contre le Seigneur.
8. Dans cette colère contre Dieu, que lui prêtent ceux qui ne le comprennent point, il dit ceci, entre autres, s’adressant à Dieu, alors qu’il était la grande personnification d’une grande prophétie : Puisse-t-il y avoir un « arbitre entre vous et moi[541][542] ! » Qu’est-ce à dire, « un arbitre[543] ? » Un homme jugeant entre nous, et dont le jugement ferait triompher ma cause. Tel est le premier sens qui s’offre d’abord : mais examine, afin d’éviter une erreur ; car le serpent a toujours l’œil sur ton talon[544]. Quel paraît être le sens de cette parole ; « Puisse-t-il y avoir un arbitre entre vous et moi ! » c’est-à-dire un médiateur capable de juger entre vous et moi. Ce langage d’un homme à Dieu, d’un homme sur un fumier, un ange dans le ciel le tiendrait-il à Dieu : Puisse-t-il y avoir un arbitre entre nous ! Mais que prévoyait Job, que désirait-il ? « Beaucoup de justes et de Prophètes ont voulu voir », dit le Sauveur, « ce que vous voyez et ne l’ont point vu[545] ». Il souhaitait donc un arbitre ; et qu’est-ce qu’un arbitre ? Un médiateur qui accommode un différend. N’étions-nous donc pas ennemis de Dieu, et notre cause contre lui n’était-elle point désespérée ? Or, qui pouvait terminer ce malheureux différend, sinon cet arbitre médiateur, sans l’avènement duquel toute voie miséricordieuse nous était fermée ? C’est de lui que l’Apôtre a dit : « Il n’y a qu’un Dieu, et qu’un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme[546] ». S’il n’était homme, il ne serait point médiateur ; comme Dieu, en effet, il est égal à son Père. Il est dit ailleurs : « Un médiateur ne l’est pas d’un seul, et il n’est qu’un seul a Dieu[547] ». On n’est médiateur qu’entre deux ; le Christ est donc médiateur entre l’homme et Dieu, Non parce qu’il est Dieu, mais parce qu’il est homme : comme Dieu, il est égal à son Père ; mais dans cette égalité il n’est point médiateur, Pour être médiateur, il doit descendre entre le supérieur et l’inférieur, et dès lors n’être plus égal au Père ; il doit faire ce qu’a dit l’Apôtre : « Il s’est anéanti en prenant la forme de l’esclave, en se faisant semblable aux hommes et reconnaître homme par tout ce qui a paru en lui[548] ». Qu’il répande son sang, effaçant ainsi notre condamnation[549] ; qu’il apaise le différend qui est entre nous, en redressant notre volonté selon la justice, et en inclinant sa sentence vers la miséricorde. C’est ainsi que nous expliquons avec le secours de Dieu, et selon qu’il nous est possible, une expression qui nous paraît dure dans Job ; de même il y a manière d’entendre les autres expressions qui semblent dures et blasphématoires. Nous pourrions penser le contraire, si Dieu n’eût rendu témoignage à son serviteur et avant qu’il eût parlé, et après qu’il eut achevé de parler. Car Dieu lui rendit tout d’abord témoignage, en l’appelant : « Un homme irréprochable, un véritable adorateur de Dieu[550] ». Ainsi dit le Seigneur, ainsi dit-il avant la tentation. Mais afin qu’on ne pût se scandaliser en interprétant mal ces paroles, et en s’imaginant que Job fût juste à la vérité avant l’épreuve, mais qu’une épreuve si rude le fit tomber, et même tomber dans le sacrilège et le blasphème, voilà qu’après tous les discours et de Job et des amis qui étaient venus pour le consoler, le Seigneur déclare que ces amis n’ont point parlé selon la vérité comme avait fait son serviteur Job. « Vous n’avez dit en ma présence aucune vérité, comme Job mon serviteur[551] ». Puis il ordonne à Job d’offrir pour eux un sacrifice, afin que leurs péchés soient effacés.
9. Courage donc, mes frères, que celui qui veut observer la tête du serpent, et passer en toute sécurité la mer de cette vie, prenne garde au serpent dont elle est la demeure, et comme je le disais, le diable tombé du ciel, occupe maintenant cette place ; qu’il observe sa tête, loin de toute crainte et de tout désir du siècle. Car ses suggestions aboutissent à la crainte ou au désir ; c’est ton amour ou ta crainte qu’il s’applique à sonder, Toi donc, si tu crains l’enfer, si tu désires le ciel, tu observeras sa tête ; en évitant sa tête, tu es en assurance ; il ne te verra point tomber, et n’aura point de ta ruine une joie féroce. Que personne donc, je le répète, ne nous dise qu’il a un grand pouvoir. Les hommes semblent ne voir que la puissance qu’il a reçue, sans voir ce qu’il a perdu. Mais Job, ce saint personnage, dans un langage figuré et d’une haute profondeur, nous parle de ce pouvoir que l’on attribue au diable, et le décrivant sous un grand nombre de formes et de figures, nous dit ce qu’est ce diable : « Rien de semblable ne s’est fait sur la terre, afin que mes anges se jouent de lui ». C’est Dieu qui parle ainsi dans le livre de Job : « Rien de semblable ne s’est fait sur la terre, afin que mes anges se jouent de lui. Il voit tout ce qui est élevé ; il est le roi de tout ce qui est dans les eaux[552][553] ». Ces paroles sont d’accord avec celles de notre psaume. Car en parlant de cette mer vaste et spacieuse, où se meuvent des animaux grands et petits, des reptiles sans nombre, où passent les navires que sauvegarde le bois, il s’écrie : « Là est ce dragon que vous avez formé pour être un jouet ». Si donc il est un jouet, comment Dieu se jouait-il de lui ? Ou bien Dieu l’a-t-il livré à d’autres comme un jouet, c’est-à-dire afin qu’on lui insulte ? Nous croirions que c’est de Dieu qu’il est le jouet, si le livre de Job ne tranchait la difficulté ; car il nous dit : « Pour être le jouet de mes anges ». Veux-tu que le diable soit ton jouet ? Sois un ange de Dieu. Mais tu n’es pas encore un ange du Seigneur. Jusqu’à ce que tu le deviennes, si tu prends le moyen de le devenir, il est d’autres anges qui peuvent se jouer du dragon, l’empêcher de te nuire. Car ces anges du ciel sont établis sur les puissances de l’air, c’est par eux que vient toute parole qui s’accomplit ici-bas. Ils contemplent cette loi immuable, éternelle, qui commande sans écriture, sans syllabe, sans aucun son, toujours fixe, toujours la même ; les anges la contemplent d’un cœur pur, et selon ses préceptes, ils font tout ce qui s’accomplit ici-bas ; et depuis la plus haute puissance jusqu’à la dernière, tout est réglé par cette loi. Or, si les hautes puissances des cieux sont gouvernées par la parole de Dieu, combien plus les puissances inférieures et terrestres ? Il ne reste donc aux méchants que la volonté de nuire. C’est ce désir de nuire que l’homme a en propre, et désir qui le perd. Mais qu’il ne se glorifie point d’avoir pu nuire à quelqu’un : ce n’est pas lui qui a nui, c’est Dieu qui lui en a donné le pouvoir. C’est un arrêt prononcé, une sentence irrévocable : « Il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu[554] ». Que crains-tu donc ? Que le dragon soit dans les eaux, qu’il soit dans la mer, tu passeras. Il est destiné à être un jouet, c’est le rang qu’on lui a donné, la demeure qui lui est assignée. Si tu regardes comme grandes encore ces demeures, c’est que tu ne connais point les demeures des anges d’où il est tombé ; ce que tu vois comme une gloire, est une damnation.
10. Écoutez une simple comparaison ; car c’est un grand point que connaître et comprendre tout ceci. Imaginez-vous que toutes ces créatures ainsi coordonnées forment une vaste maison ; or, dans cette maison est un souverain maître qui a des serviteurs, et parmi ces serviteurs quelques-uns l’approchent de plus près, ont des emplois plus nobles, comme la garde des vestiaires, des trésors, des greniers, des grands fermages ; il a aussi des serviteurs pour des emplois inférieurs, toujours soumis à ce maître, qui en a même destiné aux cloaques ; voyez combien sont nombreux les degrés entre les premiers officiers et ces derniers. Mais qu’un des premiers vienne à offenser son maître qui l’envoie comme portier, par exemple, en quelque lieu écarté ; qu’en exerçant le pouvoir qui lui est assigné, il maltraite ceux qui voudront entrer ou sortir, selon le pouvoir qu’il a reçu du maître, et que ceux-ci ne sachent point qu’il occupa jadis un rang très élevé, ils lui croiraient une grande puissance, parce qu’ils ne connaîtraient point de quel rang il est tombé. Et pourtant, mes frères, ce portier dont je vous parle, dans cette comparaison d’une grande maison de la terre, pourrait agir encore à l’insu de son maître, et maltraiter quelqu’un sans son ordre. Mais le diable n’est pas même placé à cette porte par laquelle nous allons à Dieu. Car cette porte c’est le Christ, et c’est par le Christ que nous entrons dans la vie éternelle[555]. Mais il est une autre porte par laquelle on entre dans le monde, c’est la porte de la mortalité ; il est comme portier à cette porte où notre chair infirme se détruit et se refait : il a le pouvoir sur cette mer que traversent les vaisseaux, mais pas un pouvoir tel qu’il agisse à l’insu ou contre la volonté du maître. Qu’on ne dise point : Il a perdu la puissance qu’il avait dans les grands emplois ; mais moi je suis dans les plus basses régions, il peut avoir un pouvoir sur moi, et je devrais le servir. Ici point d’illusion ; ton Naître te connaît, et il te connaît au point de savoir le nombre de tes cheveux[556]. Que crains-tu donc ? Le démon t’aiguillonnera peut-être dans ta chair : mais c’est là le fouet de ton maître, et non le pouvoir du tentateur. Il voudrait nuire au salut qui t’est promis, mais il en est empêché ; afin qu’on ne le lui permette point, prends Jésus-Christ pour chef ; repousse la tête du dragon, éloigne ses suggestions, et ne t’éloigne point de ta voie. « Là est le dragon que vous avez fait pour servir de jouet ».
11. Veux-tu voir qu’il ne peut te nuire, si Dieu ne le permet ? « Toutes les créatures attendent de vous la nourriture au temps marqué[557] ». Ce dragon voudrait manger aussi, mais il ne dévore point celui qu’il voudrait. « Toutes les créatures attendent de vous la nourriture au temps marqué » « Toutes », et celles qui rampent, qui sont sans nombre, et les grands animaux et les petits, et ce dragon, et toutes les créatures dont vous avez rempli la terre : « Toutes attendent de vous la nourriture au temps marqué » ; à chacun la nourriture qui lui est propre. Tu as ta nourriture, le dragon aussi a la sienne. Si la vie est chrétienne, tu as pour nourriture le Christ ; en t’éloignant du Christ, tu seras la nourriture du dragon. « Toutes les, créatures attendent de vous leur nourriture au temps marqué » Qu’est-il dit au dragon ? « Tu mangeras la terre ». Dieu dit donc au dragon : « Tu mangeras la terre, tous les jours de ta vie. » Voilà quelle est la nourriture du dragon. Tu ne veux pas que Dieu te donne en pâture à ce dragon ? Eh bien ! non, ne sois pas la pâture du dragon, c’est-à-dire, n’abandonne pas les préceptes de Dieu. À cet endroit même où Dieu dit au dragon : « Tu mangeras la terre », il est dit à l’homme prévaricateur : « Tu es terre, et tu retourneras dans la terre[558] ». Veux-tu n’être point la proie du serpent ? Ne sois point terre. Mais, diras-tu, comment n’être pas une terre ? Arrière les goûts terrestres. Écoute saint Paul, afin de n’être pas une terre. Ton corps est une terre à la vérité, mais toi ne sois pas terrestre. Qu’est-ce à dire ? « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez ce qui est en haut, où est le Christ assis à la droite de Dieu ; ayez des goûts d’en haut, et non des goûts de la terre[559] ». Ne pas goûter la terre, c’est n’être point terrestre : et si tu n’es pas une terre, tu ne seras point la pâture du serpent, qui a la terre pour nourriture. Dieu donne au serpent sa nourriture, quand il veut, et comme il veut ; mais il fait un discernement exact, et ne saurait se tromper, il ne lui donnera point de l’or pour de la terre. « Toutes les créatures, Seigneur, attendent de vous la nourriture au temps marqué ; vous donnez, elles recueillent[560] ». Cette nourriture est en leur présence ; mais si vous ne donnez, elles ne recueillent point. Job était en présence du diable ; et le démon n’en fit point sa proie, n’osa même l’attaquer, que sur la permission de Dieu[561]. « Elles l’attendent de vous ; quand vous donnez, elles recueillent » : elles ne recueillent point, si vous ne donnez.
12. Et nous, mes frères, quelle est notre nourriture ? Voici ce que dit notre psaume : « Vous ouvrez la main, elles sont rassasiées de vos dons ». Que signifie cette parole, ô mon Dieu, vous ouvrez votre main ? Votre main, c’est le Christ. « A qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé[562] ? » Révéler ici, c’est ouvrir ; car une révélation est une manifestation. « Or, vous ouvrez la main, et elles sont rassasiées de vos dons ». Quand vous révélez votre Christ, « tout est comblé de vos bontés ». Ces créatures n’ont point par elles-mêmes ces richesses ; et souvent vous le leur faites sentir : « Car vous détournez votre face, et elles sont dans le trouble[563] ». Plusieurs au comble des biens se sont attribué ce qu’ils avaient, et ont voulu s’en glorifier comme d’un fruit de leur propre justice, et se sont dit : Me voilà juste, me voilà grand : ils ont mis en eux-mêmes leur complaisance. Et l’Apôtre leur dit : « Qu’avez-vous, que vous n’ayez reçu[564] ? » Or, Dieu voulant nous prouver que c’est de lui que nous tenons tout, et nous faire unir l’humilité aux dons de sa bonté, nous jette parfois dans, la confusion. Il détourne de nous son visage, et nous tombons dans l’épreuve ; nous montre que notre justice, que notre vie régulière ne nous venaient que de sa direction. « Vous détournez votre face, et ils sont dans le trouble ». Voyez ce qui est dit dans un autre psaume : « J’ai dit dans mon abondance : Je ne serai point ébranlé éternellement[565] ». Comblé de richesses, il a présumé de lui-même, il a cru que ses richesses venaient de lui-même, et il a dit dans son cœur : « Je ne serai point ébranlé éternellement ». Mais bientôt l’expérience lui ayant appris qu’il a reçu de Dieu la grâce, il remercie le Seigneur : « C’est dans votre bonté, Seigneur, que vous m’avez donné la beauté et la force[566] ». De même ici : « Vous ouvrez votre main, vous ouvrirez donc votre main, la vôtre et non la leur, et toutes les créatures seront comblées de vos bontés. Elles seront dans le trouble quand vous détournerez votre face ».
13. Mais pourquoi en agir ainsi ? Pourquoi les jeter dans le trouble en détournant votre face ? « Vous retirez leur esprit, et ils meurent ». Leur esprit, c’est leur orgueil. Ils se glorifient donc, s’attribuent à eux-mêmes ce qu’ils sont, et se croient justes par eux-mêmes. Détournez donc votre face, afin qu’ils soient dans le trouble ; retirez leur esprit, afin qu’ils tombent, qu’ils crient vers vous en disant : « Exaucez-moi, ou plutôt, Seigneur, mon esprit est en défaillance ; ne détournez point de moi votre face[567]. Vous retirez leur esprit et ils succomberont, et rentreront dans leur poussière ». L’homme qui se repent de son péché reconnaît qu’il n’a en lui-même aucune force, il confesse à Dieu qu’il n’est que cendre et poussière. O homme superbe, te voilà donc rentré dans la poussière : ton esprit n’est plus en toi ; tu n’as plus de jactance, plus d’orgueil, plus de confiance dans ta justice ; tu vois que tu viens de la poussière, et que le Seigneur en détournant sa face, te fait rentrer dans ta poussière. Implore donc sa démence, en confessant que tu es poussière et faiblesse.
14. Voyons la suite : « Vous enverrez votre esprit, et ils seront créés[568] ». Vous retirerez d’eux leur esprit pour leur envoyer le vôtre : « vous retirerez donc leur esprit » et ils n’auront plus leur esprit propre ; Sont-ils alors dénués complètement ? « Bienheureux ceux qui sont pauvres d’esprit » ; mais ils ne sont point dans le dénuement, puisque : « Le royaume des cieux leur appartient[569] ». En renonçant à leur propre esprit, ils auront l’esprit de Dieu. Voici ce qu’il dit aux martyrs futurs : « Quand ils vous auront saisis, et qu’ils vous emmèneront, ne vous inquiétez pas comment vous parlerez, ni de ce que vous direz ; car ce n’est point vous qui parlez, mais bien l’Esprit de votre Père qui parle en vous[570] ». Ne vous attribuez point votre force, car si elle venait de vous et non de moi, ce serait une dureté plutôt qu’une force. « Vous retirerez leur esprit et ils tomberont et retourneront dans leur poussière ; vous enverrez votre esprit, et ils seront créés. Car nous sommes l’œuvre de Dieu », nous dit l’Apôtre, « créés dans les bonnes œuvres[571] ». De son esprit nous vient la grâce qui nous fait vivre dans la justice ; car c’est lui qui justifie l’impie[572]. « Vous retirerez leur esprit et ils tomberont ; vous enverrez votre esprit et ils seront créés, et vous renouvellerez la face de la terre » : c’est-à-dire, vous y mettrez des hommes nouveaux, qui confesseront que leur justice ne vient pas d’eux-mêmes, afin que votre grâce soit en eux. Voyez quels sont les hommes par qui la face de la terre a été renouvelée. Saint Paul nous répond : « J’ai travaillé plus que tous les autres ». Qu’est-ce à dire, ô Paul ? Voyez bien si c’est, vous, si c’est votre esprit. « Non pas moi », dit-il, « mais la grâce de Dieu avec moi[573] ».
15. Qu’arrivera-t-il donc lorsque Dieu aura enlevé notre esprit, et que nous serons dans notre poussière, considérant pour notre bien quelle est notre infirmité, afin qu’en recevant l’esprit de Dieu nous soyons renouvelés ? Vois la suite : « Que la gloire de Dieu subsiste à jamais[574] ». Non ta gloire, non la mienne, non celle de celui-ci ou de celui-là, mais « la gloire de Dieu » ; qu’elle subsiste non pour un temps, mais « à jamais ». « Le Seigneur se complaira dans ses œuvres ». Non point dans les tiennes comme venant de toi ; car si tes œuvres sont mauvaises, c’est à cause de l’iniquité qui vient de toi ; si elles sont bonnes, c’est par la grâce de Dieu. « Le Seigneur se complaira dans ses œuvres ».
16. « C’est lui qui regarde ta terre, et elle tremble ; il touche les montagnes, et elles s’embrasent[575] ». O terre, tu t’applaudissais dans ta bonté, tu t’arrogeais tes forces, ton opulence, et voilà qu’un regard du Seigneur te fait trembler. Ah ! qu’il te regarde, et que son œil te fasse trembler ; mieux vaut l’humilité qui tremble, que l’orgueil qui s’applaudit. Voyez comment Dieu regarde la terre et la fait trembler. Voilà que l’Apôtre, s’adressant à une terre qui s’applaudit, qui a confiance en elle-même, lui dit : « Travaillez à vous sauver, avec crainte et tremblement ; car c’est Dieu qui opère en vous[576] ». Voici donc vos paroles, ô bienheureux Apôtre : « Travaillez », c’est le travail qui nous est commandé ; pourquoi « avec tremblement ? » « C’est que Dieu », dit l’Apôtre, « opère en vous ». Ainsi donc c’est parce que « Dieu opère » que nous devons travailler « avec crainte ». Parce que c’est lui qui nous donne, que ce qui est en nous ne vient pas de, nous, il nous faut travailler avec crainte et avec tremblement ; si nous n’avons aucune crainte, il nous ôtera ce qu’il nous a donné. Travaille donc avec crainte ; vois dans un autre psaume : « Servez le Seigneur avec crainte, et tressaillez devant lui avec tremblement[577] ». Si donc notre allégresse doit être mêlée de crainte, Dieu regarde la terre, et elle tremble : que son regard fasse trembler nos cœurs ; et alors Dieu y prendra son repos. Écoute aussi un autre passage : « Sur qui reposera mon esprit ? Sur l’homme humble et calme, sur l’homme qui tremble à ma parole[578]. Lui qui regarde la terre et elle tremble ; qui touche les montagnes « et elles s’embrasent u. Ces montagnes, c’étaient les superbes, qui s’applaudissaient, et que Dieu n’avait pas encore touchés ; il les touche, et les voilà qui s’embrasent. Qu’est-ce que s’embraser pour des montagnes ? Offrir à Dieu leur prière. Voilà donc ces montagnes grandes, superbes, gigantesques, et qui n’invoquent point le Seigneur : elles voulaient être invoquées, sans invoquer aucun supérieur. Quel est sur la terre l’homme puissant, élevé, orgueilleux, qui daigne s’humilier devant Dieu pour prier ? Je parle ici des impies, et non des cèdres du Liban que le Seigneur a plantés. Tous ces impies, toutes ces âmes infortunées, ne savent invoquer le Seigneur, et veulent recevoir les hommages des hommes. Telle est la montagne qui a besoin d’être touchée par le Seigneur, pour s’enflammer ; mais dès qu’elle sera embrasée, sa prière montera vers Dieu comme le sacrifice du cœur. Ce n’est d’abord qu’une fumée légère, puis on se frappe la poitrine, puis on répand des larmes, car la fumée provoque les larmes. « Il touche les montagnes, et elles s’embrasent ».
17. « Je chanterai au Seigneur durant ma vie ». Que doit-il chanter ? Il chantera tout ce qu’il est. Chantons au Seigneur dans notre vie. Maintenant la vie est pour nous une espérance, elle sera ensuite une éternité. La vie d’une vie mortelle est l’espérance d’une vie immortelle, « Je chanterai durant ma vie au Seigneur ; je chanterai mon Dieu sur la harpe tant que je subsisterai[579] ». Puisque je dois être en lui sans fin, je chanterai mon Dieu tant que je subsisterai. N’allons pas nous imaginer qu’après avoir commencé à chanter Dieu dans la céleste Jérusalem, nous puissions faire autre chose ; toute notre vie sera de chanter Dieu. Si Dieu pouvait nous fatiguer, nos louanges à sa gloire le pourraient aussi : mais l’aimer toujours, c’est le louer toujours. « Je chanterai mon Dieu, tant que je vivrai ».
18. « Que mon entretien soit agréable à son cœur ; pour moi, je n’aurai de joie que dans mon Dieu ». « Que mon entretien lui soit agréable[580] ». Quel entretien peut avoir un homme avec Dieu, qui ne soit une confession de ses péchés ? Avouer à Dieu ce que tu es, c’est avoir un entretien avec lui. Dispute avec lui, fais de bonnes œuvres, et compte avec Dieu. « Lavez-vous, purifiez-vous », dit Isaïe, « effacez de devant mes yeux la malice de vos pensées ; cessez de commettre l’injustice, apprenez à faire le bien, relevez l’orphelin, défendez la veuve, puis venez, disputons ensemble, dit le Seigneur[581] ». Qu’est-ce que disputer avec Dieu ? Fais-toi connaître à celui qui te connaît déjà, et il se fera connaître à toi qui l’ignores. « Que ma dispute lui soit agréable ». Voilà donc ce qui plaît au Seigneur, ta discussion, le sacrifice de ton humilité, l’affliction de ton cœur, l’holocauste de ta vie, voilà ce qui est agréable au Seigneur. Pour toi, où trouves-tu quelque douceur ? « Pour moi, je mettrai ma joie dans le Seigneur ». Tel est l’entretien : dont je parlais. Fais-toi connaître à celui qui te connaît, et il se fera connaître à toi, qui ne le connais pas. Ta confession lui est agréable, et sa grâce est pour toi une douceur. Car il s’est dit à toi. Comment se dire à toi ? Par son Verbe. Quel Verbe ? Le Christ, lite parle, et il se dit. Envoyer son Christ, c’était se dire. Écoutons donc, mes frères, écoutons le Verbe lui-même : « Celui qui me voit, voit aussi mon Père[582]. Pour moi, je mettrai ma joie dans le Seigneur ».
19. « Que les pécheurs soient effacés de la terre[583] ». On dirait une colère du Prophète. O bénie soit l’âme dont c’est là l’hymne et le gémissement ! Plaise à Dieu que votre âme soit avec cette âme, qu’elle y soit unie, liée, attachée ! Elle verrait alors la douceur de cette colère. Qui peut comprendre ceci, s’il n’est rempli de charité ? « Que les pécheurs soient effacés de la terre ». Tu trembles devant cette malédiction, et de qui vient-elle ? D’un saint. Assurément il sera exaucé. Mais il est dit aux saints : « Bénissez, et ne maudissez, point[584] ». Que signifie donc : « Que les pécheurs disparaissent de la terre ? » Oui, qu’ils disparaissent ; que leur esprit leur soit retiré, et qu’ils s’affaissent, afin que Dieu envoie son esprit qui les créera de nouveau. « Que les pécheurs disparaissent de la terre, ainsi que les méchants, en sorte qu’ils ne soient plus ». Qu’est-ce qu’ils ne seront plus, sinon qu’ils ne seront plus méchants ? Mais pour n’être plus méchants, ils deviendront donc justes. Voilà ce que veut le Prophète, et il en est au comble de la joie, et il en revient au premier verset du psaume. « O mon âme, bénis le Seigneur ». Oui, mes frères, que notre âme bénisse le Seigneur, qui a daigné nous donner, à moi des forces et des paroles, à vous l’attention et la bonne volonté. Que chacun se souvienne de ce qu’il a entendu ; qu’il s’en entretienne intérieurement, qu’il rumine la nourriture qu’il a prise, et ne la perde point dans les entrailles de l’oubli. Que ce précieux trésor repose dans votre bouche[585]. Il en a coûté un grand travail, pour étudier et pénétrer ces symboles, un grand travail encore pour les prêcher et les élucider : que cette fatigue vous soit profitable, et que notre âme bénisse le Seigneur.
DISCOURS SUR LE PSAUME 104
modifierLOUANGE A DIEU DANS SA BONTÉ.
modifierLe titre indique le sujet du psaume, ou l’ordre prophétique intimé aux Évangélistes d’annoncer l’Évangile aux peuples de la terre. Le Prophète nous exhorte à louer Dieu par la parole et par les bonnes œuvres, à nous tenir en sa présence, à te chercher toute notre vie, même après l’avoir trouvé, c’est-à-dire à nous attacher à lui par l’amour ; en un mot, à le prendre pour notre héritage, à le servir pour lui-même ou par une charité parfaite. Voilà pour les chrétiens plus parfaits. Aux faibles il offre pour exemple la foi des patriarches et l’accomplissement des promesses qui leur étaient faites. Or, la foi fait de nous des enfants d’Abraham ; ce qui regarde le Nouveau Testament, ou héritage de la foi qui en est le précepte et le nerf. Le Prophète nous dit que ces promesses étaient pour mille générations, ce qui s’entend de la durée du monde, or, ces générations doivent avoir une fin ; mais eu outre de la terre de Chanaan, il y a la terre du ciel qui est la récompense éternelle comme le Testament. Le Prophète nous raconte les bienfaits de Dieu envers ses élus qui vont de nation en nation, et en faveur desquels il châtie les rois de Gérare et d’Égypte ; il les appelle Christs, parce qu’ils étaient chrétiens par avance, et Prophètes parce qu’ils étaient des images du Christ. Il envoie Joseph en Égypte, pour y souffrir, et y enseigner la vraie sagesse. Il fit éclater en faveur de son peuple une protection qui stimula l’envie des Égyptiens, puis envoya Moïse et Aaron pour les délivrer par des prodiges tels que les ténèbres, les eaux changées en sang, les moucherons, la grêle qui brisa les arbres, les sauterelles qui dévorèrent tout ; tandis que les Hébreux s’enrichirent aux dépens de l’Égypte qui se réjouit de leur départ, quand elle vit les prodiges du Seigneur. Dieu les couvrit d’une nuée, leur envoya des viandes, fit jaillir l’eau du rocher, leur donna ainsi les biens du temps, afin qu’ils n’eussent d’autre soin que d’acquérir ceux de l’éternité. Cependant ce n’est point en vue de ces récompenses terrestres, mais bien par amour, que nous devons servir Dieu.
1. Le psaume cent-quatrième est le premier de ceux qui portent l’inscription : « Alléluia ». Ce mot, ou plutôt ces deux mots signifient louange à Dieu. Aussi le psaume commence-t-il ainsi : « Confessez Jéhovah, invoquez son nom[586] ». Or, le mot « confessez » doit s’entendre d’une confession de louanges, comme cette parole du Christ : « Je vous confesse, Dieu du ciel et de la terre[587] ». Après la louange vient en effet l’invocation, renfermant tous les désirs de celui qui prie. De là vient que l’oraison dominicale commence par une très courte louange, qui est celle-ci : « Notre Père, qui êtes aux cieux[588] ». Viennent ensuite les demandes. De là vient que nous lisons dans un autre psaume : « Nous vous confesserons, Seigneur, nous vous confesserons, et nous invoquerons votre nom[589] ». Voilà ce qui est marqué plus clairement ailleurs : « En louant le Seigneur, je l’invoquerai, et je serai délivré de mes ennemis[590] ». De même ici « Confessez le Seigneur, invoquez son nom » ; ce qui revient à dire : Louez-le Seigneur, et invoquez son nom. Le Seigneur exauce en effet celai qui invoque, si cette invocation est une louange, et c’est une louange, quand il voit que c’est un acte d’amour. Et en quoi le Seigneur exige-t-il qu’un bon serviteur lui témoigne de l’amour, sinon dans cette recommandation : « Paissez mes brebis[591] ? » C’est pourquoi le psaume ajoute : « Annoncez ses œuvres parmi les « nations » ; ou plutôt, selon la force du grec, conservée dans quelques traductions : « Evangélisez mes œuvres parmi les nations ». À qui peuvent s’adresser ces paroles, sinon aux évangélistes, d’une manière prophétique ?
2. « Célébrez-le dans vos chants et sur le psaltérion[592] » ; c’est-à-dire dans vos paroles et dans vos œuvres. Le chant vient de la voix, c’est la main qui touche du psaltérion. « Racontez toutes ses merveilles, glorifiez-vous dans son saint nom[593] ». Ces deux derniers versets peuvent très bien être la répétition des versets supérieurs : « Racontez toutes ses merveilles », se rapporterait à cette autre parole : « Louez-le dans vos chants » ; et « Glorifiez son saint nom », à : « Louez-le sur le psaltérion ». La première partie désigne cette louange qu’on chante en l’honneur de Dieu, en racontant ses merveilles ; la seconde, ces bonnes œuvres faites en l’honneur de Dieu, sans vouloir tirer d’une bonne œuvre la moindre louange pour sa propre vertu. Aussi, après avoir dit : « Glorifiez-vous », ce que l’on peut faire pat – de bonnes œuvres ; le Prophète ajoute : « Dans son saint nom, afin que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur[594] ». Que ceux donc qui prennent le psaltérion, non point pour eux, mais en son honneur, n’affectent point de faire leurs bonnes œuvres devant les hommes, afin d’en être vus ; autrement ils ne recevraient aucune récompense de notre Père qui est dans le ciel[595] ; mais que leurs bonnes œuvres éclatent devant les hommes, non point afin qu’ils vous voient vous-mêmes, mais afin qu’à la vue de vos bonnes œuvres, ils glorifient leur Père qui est dans le ciel[596]. Voilà ce que le Prophète appelle se glorifier en son nom. De là cette parole d’un autre psaume : « Mon âme se glorifiera dans le Seigneur ; que ceux qui ont le cœur doux m’entendent, et partagent mon allégresse[597] ». Ce qui revient presque à cette parole : « Qu’il soit dans la joie, le cœur de ceux qui cherchent le Seigneur[598] ». En sorte qu’ils sont dans la joie, ces cœurs doux qui n’ont point une arrière jalousie contre ceux qui font le bien.
3. « Cherchez le Seigneur, et reprenez courage[599], « confortamini ». Cette expression rend mieux la force du grec, bien qu’elle semble moins latine. Aussi trouvons-nous dans certains exemplaires : Confirmamini, soyez plus fermes ; dans d’autres : Corroboramini, soyez plus forts. C’est – à Dieu que l’on dit en effet : « Vous êtes ma force[600] » ; et encore : « C’est pour vous que je garderai ma force[601] » ; afin qu’en le cherchant, et qu’en nous approchant de lui, nous soyons éclairés et raffermis : de peur que l’aveuglement ne nous empêche de voir ce qu’il faut faire, et la faiblesse de faire ce que nous pourrions voir. Donc, afin que nous puissions voir, on nous dit : « Approchez, et soyez dans la lumière[602] » ; et afin que nous puissions agir : « Cherchez le Seigneur, et acquérez la force. Cherchez toujours sa face ». Qu’est-ce que la face du Seigneur, sinon la présence de Dieu ? Il en est de même de la face du vent, et de la face du feu ; il est dit en effet : « Comme le vent chasse la paille devant sa face[603] » ; et encore : « Comme la cire coule en face du feu[604] », et bien d’autres passages de l’Écriture, où la face ne signifie rien autre chose que la présence. Mais que signifie : « Cherchez toujours sa face ? » Je sais que le souverain bonheur pour moi est de m’attacher à Dieu[605]. Mais si je cherche Dieu toujours, quand le trouverai-je ? Ou bien « toujours », signifierait-il pendant toute cette vie que nous passons ici-bas, depuis que nous avons connu que nous devions le faire, puisque après l’avoir trouvé, il faut le chercher encore ? La foi l’a trouvé en effet, mais l’espérance le cherche encore. La charité l’a trouvé par la foi, mais elle cherche à le posséder par la claire vue ; c’est alors que nous le trouverons de manière qu’il nous suffira, et que nous ne devrons plus le chercher. Si la foi ne le trouvait en cette vie, l’Écriture ne nous dirait point : « Cherchez le Seigneur » ; et quand vous l’aurez trouvé, que l’impie abandonne ses voies, et l’homme d’iniquité ses pensées[606] ». De même, si l’on ne devait point le chercher encore après l’avoir trouvé, elle ne dirait point : « Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience[607] » ; ni avec saint Jean : « Nous savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est[608] ». Et quand nous l’aurons vu face à face, et tel qu’il est, ne faudra-t-il point le chercher encore, et le chercher sans fin, puisqu’il faut l’aimer sans fin ? À un homme présent, nous disons en effet : Je ne te recherche point, pour lui dire, je ne t’aime point. D’où il suit que l’on recherche celui que l’on aime, alors même qu’il est présent, et qu’un amour continuel s’efforce de ne s’en éloigner jamais. L’amour, loin de se fatiguer de la vue de son objet, le veut toujours sous ses yeux, le cherche même présent. Tel est le sens de cette parole : « Cherchez toujours sa face » ; en sorte que cette recherche qui signifie l’amour, ne finit point lorsque l’on trouve ; mais à mesure que l’amour s’enflamme, on recherche encore celui qu’on avait trouvé.
4. Mais ce Prophète qui loue, Dieu avec une ardeur si vive, tempère sa flamme et se met à notre niveau pour nous parler ; afin d’allaiter notre amour encore faible, il nous raconte les merveilles de Dieu : « Souvenez-vous des merveilles qu’il a faites, des prodiges de sa puissance, et des oracles de sa bouche[609] ». Parole qui parait assez semblable à cette réponse faite à Moïse qui demandait à Dieu qui il était : après lui avoir répondu : « Je suis celui qui suis », Dieu ajoute : « Tu diras aux enfants d’Israël : Celui qui est m’a envoyé vers vous ». Il faut être une montagne pour comprendre Dieu dans une définition si courte ; puis Dieu, pour expliquer son nom, voulut bien s’abaisser jusqu’à notre proportion, en disant : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob ; c’est là mon nom pour l’éternité[610] ». Il voulut nous faire comprendre que ceux dont il se dit Dieu, vivent avec lui éternellement ; et il disait ainsi ce que les plus faibles pouvaient comprendre, afin que cette autre parole : « Je suis celui qui suis », fût comprise autant que possible par ceux dont la charité est assez robuste pour chercher toujours sa face. Si donc c’est beaucoup pour vous de voir ou de chercher ce qu’il est : « Souvenez-vous de ses merveilles, de ses prodiges et de ses jugements ».
5. Et à qui s’adresse le Prophète ? « Postérité d’Abraham son serviteur, fils de Jacob son élu[611] ». Vous, enfants d’Abraham, vous, fils de Jacob, « Souvenez-vous des merveilles qu’il a opérées, de ses prodiges, de ses jugements ». Et de peur qu’on n’attribue ces paroles à la seule nation des Israélites selon la chair, et que par cette race d’Abraham on ne comprenne les enfants selon la chair, plutôt que les enfants de la promesse, auxquels saint Paul a dit en parlant aux Gentils : « Vous êtes la race d’Abraham, les héritiers selon la promesse[612] », voilà que le Prophète nous dit ensuite : « C’est le Seigneur qui est notre Dieu, ses jugements remplissent la terre[613] ». Voici ce que dit Isaïe à cette Jérusalem libre qui est notre mère : « Celui qui t’a délivrée, c’est ton Dieu, qui sera nommé le Dieu de la terre[614] ». Est-ce seulement le Dieu des Juifs ? Loin de là[615] : « C’est le Seigneur qui est notre Dieu, et ses jugements remplissent toute la terre ». Car l’Église est partout, et c’est l’Église qui prêche ses jugements. Pourquoi donc un autre psaume nous dit-il : « Il annonce sa parole à Jacob, sa justice et ses jugements à Israël ; mais il n’a pas traité ainsi les autres peuples, et ne leur a pas découvert ses jugements[616] ? » Le Prophète a voulu nous dire par là qu’il n’y a qu’un seul peuple qui soit la postérité d’Abraham, et que ce peuple est formé de tous les autres, en sorte qu’il n’y a qu’un seul peuple appelé à l’adoption. En dehors de cette nation, Dieu n’a pas manifesté ses jugements ; car ils ne sont point compris de ceux qui ne croient point, quoiqu’ils soient annoncés ; ne pas croire, c’est ne pas comprendre.
6. « Il s’est souvenu de son alliance dans la suite des siècles[617] ». D’autres exemplaires portent, non plus, in saeculum, mais in aeternum, dans l’éternité ; ambiguïté qui vient du grec. S’il faut coin prendre ici in aeternum, éternellement, et non in saeculum, dans la suite des siècles, comment alors expliquerons-nous ce qui suit : « De ce Verbe qu’il étend à mille générations ? » car ici il y a une fin ; mais il dit ensuite : « Que Dieu disposa de cette parole en faveur d’Abraham, d’un serment en faveur d’Isaac ; qu’il l’affermit en Jacob comme un précepte, et en Israël comme un testament éternel[618] ». Ici, nulle ambiguïté : le grec porte aionion, que l’on n’a jamais traduit en latin que par aeternum ; à peine quelques-uns l’ont-ils traduit par aeternale. À moins, cependant, qu’on ne traduise plus familièrement aionapar « un siècle », et aionionpar « non éternel », mais une durée séculaire ; je ne connais personne qui ait hasardé cette traduction. S’il vous faut comprendre ici l’Ancien Testament à cause de la terre de Chanaan ; car voici le texte : « Il l’a donné à Jacob comme une loi », et à lui encore, à Israël comme un testament éternel, en disant : « Je te donnerai la terre de Chanaan, partagée entre vous comme un héritage[619] ». Comment alors entendre l’expression « éternel », puisque cette terre ne peut demeurer éternellement en héritage ? Et s’il y a un Ancien Testament, c’est qu’il a été aboli par le Nouveau. Mais « mille générations » ne paraissent rien désigner d’éternel, car elles ont une fin, et sont bien nombreuses pour des années temporelles. Bien qu’une génération, en grec, genean ne contienne pas beaucoup d’années, puisque l’on a borné la moindre à quinze années, âge où un homme peut engendrer, quelles sont ces mille générations, à partir non seulement d’Abraham à qui Dieu fit ces promesses, jusqu’au nouveau Testament, mais même à partir d’Adam jusqu’à la fin du monde ? Qui oserait assurer au monde une durée de quinze mille années ?
7. Il me semble donc que l’on ne doit pas appliquer ces paroles du Prophète à l’Ancien Testament qui devait remplacer le Nouveau ; puisqu’un autre Prophète nous dit : « Voici que viennent des jours, dit le Seigneur, et j’affermirai avec Jacob une alliance nouvelle, mais peu semblable à celle que j’ai établie avec leurs pères, quand je les ai tirés de l’Égypte[620] » ; c’est l’alliance de la foi, que relève saint Paul, quand il nous recommande Abraham pour modèle, et condamne ceux qui se glorifiaient des œuvres de la loi, par l’exemple de ce patriarche qui crut à Dieu avant la circoncision, et à qui sa foi fut imputée à justice[621]. Enfin après avoir dit que Dieu « s’est souvenu de son Testament dans la suite des siècles », ce qu’il faut entendre de l’éternité, car c’est là le Testament de la justification, et de l’héritage éternel, que Dieu promit à la foi : « De cette parole qu’il enjoignit pour mille générations ». Qu’est-ce à dire qu’« il enjoignit ? » Dire : « Je te donnerai la terre de Chanaan », ce n’est point là une injonction, mais une promesse. Une injonction nous dit ce qu’il faut faire, une promesse ce qu’il faut recevoir. La foi est donc un précepte, en sorte que le juste vit de la foi[622], et qu’à cette foi Dieu promet un héritage éternel. Ces « mille générations », sont un nombre parfait qui les désigne toutes, c’est-à-dire qu’il nous est enjoint de vivre selon la foi, tant qu’une génération succède à une génération. Tel est le commandement que pratique le peuple de Dieu, ou ces fils de la promesse, qui arrivent pal – la naissance, qui s’en vont par la mort, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de génération ; voilà ce que signifie le nombre mille, car le nombre dix, élevé au carré, est dix fois dix, et en le multipliant par dix, nous arrivons à mille. « Il en disposa en faveur d’Abraham, il en fit le e serment à Isaac, il le confirma à Jacob », c’est-à-dire à Jacob lui-même, « comme une loi ». Tels sont les trois patriarches dont le Seigneur s’appelle le Dieu d’une manière spéciale, et qu’il désigne dans le Nouveau Testament, quand il dit : « Beaucoup viendront d’Orient et d’Occident, et reposeront avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux[623] ». Voilà l’héritage éternel. Car en disant ici qu’« il l’affermit en précepte pour Jacob », le Prophète montre bien que la foi est un précepte, puisqu’une promesse ne prendrait pas le nom de précepte. Le précepte renferme une œuvre, la promesse une récompense. « L’œuvre de Dieu », dit le Seigneur, « c’est que vous croyiez en celui qui m’a envoyé[624] ». Telle est la parole dont il a fait un précepte : « Il s’est souvenu de son alliance dans le cours des siècles » ; parole de foi que nous prêchons[625] : « Dieu l’a e établie comme un précepte en Jacob lui-même, et à lui, Israël, comme un testament éternel », c’est-à-dire qu’il donnera une récompense éternelle à l’accomplissement de cette parole, de ce précepte. « En disant : Je te donnerai la terre de Chanaan, comme le cordeau de ton héritage ». Comment cela serait-il éternel, si cette terre ne nous marquait rien d’éternel ? Elle est appelée terre promise, terre où coulent et le lait et le miel[626], ce qui nous marque la gloire de Dieu, grâce qui nous fait goûter combien le Seigneur est doux[627], et qui n’est point le partage de tous les hommes. Car la foi n’est point commune à tous[628]. Aussi le Prophète a-t-il ajouté : « C’est le cordeau de votre héritage ». De là cette parole que profère, dans un autre psaume, le Christ ou la race d’Abraham : « Le cordeau a mesuré ma part dans un lieu ravissant, et la portion de mon héritage est illustre à mes yeux[629] ». Pourquoi dès lors l’appeler terre de Chanaan ? c’est ce que nous indique la signification de ce nom ; Chanaan signifie en effet humble. Si on l’entend au point de vue de Noé qui prédit que Chanaan sera le serviteur de ses frères[630], nous y retrouvons la crainte servile : « Or, le serviteur ne demeure pas éternellement dans la maison, mais le fils y demeure éternellement[631] ». On chasse donc Chanaan, pour donner la terre des promesses aux enfants d’Abraham ; car la charité parfaite bannit toute crainte[632], en sorte que le fils demeure en la maison éternellement. De là vient qu’il est dit : « Et à Israël lui-même, pour une alliance éternelle ».
8. Le Prophète parcourt ensuite l’histoire si connue et si vraie des Livres saints. « Ils étaient en petit nombre alors, faibles et voyageurs sur cette terre[633] ». C’est-à-dire, cette terre de Chanaan. Quand elle était habitée parleurs pères, Abraham, Isaac et Jacob, avant qu’ils l’eussent reçue en héritage, ils n’y étaient alors qu’en petit nombre et comme étrangers. Dans certains exemplaires, on trouve, non plus : Paucissimi et incolae, mais :
Paucissimos et incolas. Ce qui prouve que les traducteurs ont suivi la version grecque, version que l’on ne peut rendre en latin, sans une absurdité absolument intolérable. Pour traduire exactement, il nous faudra dire : In eo esse illos numero brevi, paucissimos et incolas in ea[634]. Mais ce que le grec exprime par: In eo esse illos, se traduit en latin par: cum essent, et ce verbe ne veut point d’accusatif, mais le nominatif. Qui dirait en effet: Cum essent paucissimos ? Mais on dit : Cum essent paucissimi, comme dans notre version.
9. « Comme ils étaient donc peu nombreux, ou en très petit nombre, et étrangers en cette terre, ils passèrent de nation en nation, de royaume en royaume ». Il y a ici répétition de ces expressions : « De nation en nation ». « Il ne laissa personne leur nuire » , c’est-à-dire, il ne le permit point. Le grec porte « les nuire », le latin « leur nuire ». « Il châtia les rois à cause d’eux. Ne touchez point à mes « Christs », leur dit-il, « ne faites aucun mal à mes Prophètes[635] ». Ainsi parlait le Seigneur aux rois qu’il châtiait, qu’il reprenait, afin de les empêcher de nuire aux saints patriarches, lorsqu’ils étaient en petit nombre et étrangers dans le pays de Chanaan. Bien qu’on ne lise point ces paroles dans l’histoire, il nous faut néanmoins comprendre que Dieu tint ce langage ou secrètement, commue le Seigneur parle au cœur des hommes, par des visions réelles et néanmoins occultes, ou qu’il le fit par le moyen des anges. Les rois de Gérare et d’Égypte furent avertis de ne point nuire à Abraham[636] ; un autre roi de ne point nuire à Isaac[637], d’autres de ne point nuire à Jacob[638] ; alors qu’ils étaient en petit nombre et étrangers, et avant que Jacob s’en allât en Égypte pour y habiter. C’est ce qui est marqué dans cette parole du Prophète : « Ils passèrent de nation en nation, et de royaume en royaume ». Mais comme nous pourrions chercher comment, en si petit nombre, et étrangers avant d’entrer en Égypte et de s’y multiplier, ils ont pu subsister dans la terre étrangère, le Prophète ajoute : « Il ne permit à aucun homme de leur nuire, il menaça les rois en leur faveur. Ne touchez pas à mes Christs, et ne « faites aucun mal à mes Prophètes ».
10. On peut s’étonner qu’ils soient appelés des Christs, avant qu’il y eût une onction qui fit donner ce nom aux rois : onction que Saül reçut le premier, lui à qui David succéda comme roi ; puis les rois de Juda et d’Israël continuèrent de recevoir l’onction sainte qui figurait le seul et véritable Christ, à qui il a été dit : « Votre Dieu, ô Dieu, vous a oint d’une huile de joie, qui vous élève bien au-dessus de tous ceux qui doivent la partager[639] ». Comment donc ces anciens étaient-ils appelés des Christs ? Car nous lisons d’Abraham qu’ils étaient Prophètes, et ce qui est dit clairement de lui, doit s’entendre aussi des autres. Seraient-ils des Christs parce qu’ils étaient déjà chrétiens, quoique d’une manière invisible ? C’est d’eux, il est vrai, qu’est né le Christ selon la chair, mais le Christ était avant eux, ainsi qu’il le dit aux Juifs : « Je suis avant qu’Abraham fût[640] ». Comment eussent-ils pu ne point le connaître, ou ne pas croire en lui, quand ils sont appelés prophètes parce qu’ils annonçaient le Christ quoique d’une manière figurée ? De là cette parole si claire du Sauveur : « Abraham a désiré voir mon jour, il l’a vu et s’en est réjoui[641] ». Car sans la foi au Christ, nul n’a été réconcilié à Dieu, soit avant, soit après l’incarnation et l’Apôtre l’a défini selon la vérité. « Il n’y a qu’un seul Dieu, qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, c’est Jésus-Christ homme[642] ».
11. Le Prophète nous raconte ensuite comment ils ont passé de nation en nation, de royaume en royaume. « Le Seigneur appela la famine sur la terre, et brisa toute la force que donne le pain. Il envoya devant eux un homme ; Joseph fut vendu comme esclave ». Ce fut ainsi qu’ils passèrent « de nation en nation, et de royaume en royaume ». Mais ne passons point légèrement sur les expressions des saintes Écritures. « Il appela », dit le Prophète, « la famine sur la terre[643] » : comme si la famine était un personnage, ou quelque chose, ou quelque esprit qui dût venir à un appel : tandis que la faim n’est qu’un mal qui vient de la disette, et qu’elle est comme une maladie pour ceux qui l’endurent ; et comme bien souvent on ne fait cesser la maladie qu’avec des remèdes, on guérit aussi la faim par la nourriture, Que signifie dès lors : « Il appela la faim ? » Ces maux qu’endurent les hommes, seraient-ils soumis à de mauvais anges ? (car il est dit dans un autre psaume, que Dieu, par un juste jugement, affligea les hommes en leur envoyant des plaies par les mauvais anges[644], alors appeler la faim, ce serait appeler l’ange de la faim, en lui donnant le nom du fléau qu’il dirige. De là viendrait que les anciens Romains s’étaient fait de semblables divinités, comme la Fièvre, la Pâleur. Ou bien ne vaudrait-il pas mieux dire que, pour Dieu, appeler la faim, c’est ordonner qu’il y ait une famine, en sorte que appeler, ce serait faire venir ; faire venir, serait dire, et dire ordonner ? Ce même Dieu qui appela la faim, « appelle ce qui n’est pas comme ce qui est[645] ». L’Apôtre ne dit point que Dieu appelle ce qui n’est pas, afin de lui donner l’existence, « mais comme s’il était ». Car, aux yeux de Dieu, ce qu’il doit faire dans sa sagesse est déjà fait ; c’est de lui qu’il est dit ailleurs qu’« il a fait ce qui est à faire[646][647] ». Et quand arriva la famine, il est dit qu’elle fut appelée, qu’elle devait arriver, puisqu’elle entrait dans les secrètes dispositions de la divine sagesse. Le Prophète nous dit ensuite comment le Seigneur appela la famine : « Il brisa toute la force du pain ». « Il brisa », est une expression inusitée en ce sens, et veut dire « anéantit ».
12. « Il envoya devant eux un homme ». Quel homme ? Joseph. Comment l’envoya-t-il ? « Joseph fut vendu pour être esclave[648] ». Cette action était bien coupable, de la part de ses frères, et cependant c’est Dieu qui envoyait Joseph en Égypte. Il est donc bien juste et nécessaire d’admirer comment Dieu tourne en bien les mauvais desseins des hommes, tandis que les hommes font un mauvais usage des biens de Dieu.
13. Le Prophète reprend ici sa narration, pour nous dire ce que souffrit Joseph dans ses humiliations, et comment il fut élevé en gloire. « Ses pieds furent resserrés dans les entraves, le fer traversa son âme jusqu’à ce que sa parole fût accomplie[649] », L’histoire ne nous dit point que Joseph ait eu les entraves aux pieds ; et toutefois nous n’en pouvons douter. Car l’histoire peut omettre quelques détails, connus de l’Esprit-Saint qui parle dans notre psaume. Quant au fer qui traversa son âme, nous l’entendons d’une affliction très poignante ; puisque le psaume ne parle point du corps, mais de l’âme. C’est d’une expression semblable que s’est servi l’Évangéliste, quand Siméon dit à Marie : « Cet enfant est pour la ruine et pour la résurrection de plusieurs en Israël, et comme un signe de contradiction, et votre âme sera percée d’un glaive, afin que les pensées de plusieurs cœurs soient révélées[650] ». Car la passion du Sauveur fut pour plusieurs un sujet de ruine, qui révéla les secrets de bien des cœurs, dévoila ce qu’ils pensaient du Seigneur, et fut assurément pour sa mère qu’elle privait de son fils, un coup douloureux. Telle fut l’affliction de Joseph, « jusqu’à ce que s’accomplît la prédiction qu’il fit en interprétant les songes du roi selon la vérité : ce fut alors qu’on le signala au roi, et qu’il lui découvrit ce qu’il y avait de prophétique dans ses songes[651] ». Mais comme il est dit : « jusqu’à l’accomplissement de sa parole », le Prophète craint que l’on n’attribue à un homme une si grande puissance, et il ajoute aussitôt : « La parole du Seigneur l’enflamma », ou même, selon le grec en certains exemplaires, « le brûla », an point qu’on le mit au nombre de ceux dont il est dit : « Glorifiez-vous en son saint nom. La parole du Seigneur le mit en feu ». Aussi, quand le Fils de Dieu envoya l’Esprit-Saint, virent-ils comme des langues de feu qui se divisaient[652]. Et l’Apôtre a dit : « Ayez la ferveur de l’esprit[653] ». Telle est la ferveur qui manque à ceux dont il est dit, que « la charité de plusieurs se refroidira[654] ».
14. Le Prophète continue : « Le roi envoya le délivrer ; le prince des peuples lui donna la liberté ». Ce roi, qui est aussi le prince des peuples, « délia » Joseph « enchaîné », rendit la liberté « au prisonnier ». « Il l’établit chef de toute sa maison, prince de tous ses états, afin qu’il instruisît les princes comme lui-même, et qu’il enseignât la prudence à ses vieillards[655] » On lit dans le grec : « Qu’il enseignât la sagesse à ses vieillards » ; ce que l’on peut rigoureusement traduire ainsi : « Afin qu’il instruisît, les princes comme lui-même, et qu’il donnât la sagesse aux vieillards » : car le grec porte presbuterous, que nous traduisons par les plus anciens, seniores; il ne porte pas gerontas, c’est-à-dire, senes, les vieillards : quant à sophisai, on ne peut le rendre en latin par une seule expression, il vient de sagesse, en grec sophia, et non de prudence, en grec phronesis. Nous ne voyons pas toutefois que Joseph s’y soit appliqué pendant son élévation, pas plus que nous ne lisons, que dans ses malheurs il ait eu les fers aux pieds. Mais comment se pourrait-il qu’un si grand homme, adorateur du seul Dieu véritable, fût préposé aux subsistances corporelles, sans chercher à prendre soin de l’âme, à rendre ces peuples meilleurs ? L’historien sacré, inspiré par l’Esprit-Saint, a consigné dans l’histoire ce qui suffisait dans sa narration pour prédire l’avenir.
15. « Israël entra ainsi en Égypte, et Jacob fut étranger dans la terre de Cham[656] » Israël est ici le même que Jacob, et l’Égypte que la terre de Cham. Ici nous voyons clairement que la nation égyptienne tire son origine de Cham, fils de Noé, dont Chanaan était le fils aîné. Ainsi il faut corriger le mot de Chanaan dans les exemplaires où il se trouve. Il est mieux de traduire : « Il fut étranger », accola, que de traduire : « Il habita », comme on lit dans certains exemplaires ; on aurait pu mettre « exilé », incola, tout aussi bien, car il ne signifie rien autre chose. On trouve en effet à cet endroit du grec le même verbe que plus haut, où il est dit : « Ils étaient peu nombreux et étrangers sur cette terre ». Or, incolatus ou accolatus, ne désigne pas un indigène, mais un étranger. Voilà comment « ils ont passé de nation en nation, de royaume en royaume ». Le Prophète explique un peu plus au long ce qu’il n’avait dit qu’en un mot. Mais on pourrait demander de quel royaume ils passèrent chez un autre peuple. Car ils ne régnaient pas encore dans la terre de Chanaan ; le peuple d’Israël n’y avait pas été établi en royaume. Comment donc faut-il le comprendre, sinon par anticipation, parce que c’était là que devait régner leur postérité ?
16. Le Prophète nous dit ensuite ce qui se lit en Égypte, « Dieu y multiplia son peuple d’une manière prodigieuse, et le rendit plus s fort que ses ennemis[657] ». Le Prophète ne dit ici qu’un seul, mot, afin de nous raconter plus bas ce qui eut lieu. Car le peuple de Dieu n’était pas plus fort que les Égyptiens, alors que l’on tuait ses enfants mâles, quand on les forçait à faire des briques ; mais bien quand, avec une force divine, avec des prodiges et des miracles, le Seigneur leur Dieu les rendit redoutables et dignes de considération jusqu’à ce qu’enfin l’obstination du roi fût vaincue, et qu’en les poursuivant il allât s’engloutir dans la mer Rouge.
17. Ce qui est donc dit en un mot : « Il le rendit plus fort que ses ennemis », le Prophète va nous le raconter d’une manière précise, comme si nous lui demandions comment cela arriva. « Il tourna leurs cœurs jusqu’à la haine contre son peuple, jusqu’à employer tous les artifices contre ses serviteurs[658] ». Faut-il entendre ou croire que Dieu tourne le cœur de l’homme pour commettre le péché ? N’y a-t-il aucun péché, ou même qu’un péché léger à haïr le peuple de Dieu et à user d’artifice envers ses serviteurs ? Qui osera le dire ? Or, Dieu serait-il l’auteur des péchés si graves, lui qu’il ne faut croire auteur d’aucune faute, même la plus légère ? Où est l’homme sage, et il comprendra ces choses[659] ? Car la bonté de Dieu est admirable en ce qu’il fait agir pour le bien les méchants eux-mêmes, tant les hommes que les anges. C’est par leur corruption qu’ils sont méchants, et lui tire le bien de leur malice même. Avant de haïr son peuple, ils n’étaient pas au nombre des bons ; mais ils étaient méchants et impies, enclins à envier le bonheur de leurs hôtes. Car l’envie, c’est la haine du bonheur des autres. Dieu donc tourna leur cœur, c’est-à-dire que l’envie leur fit haïr son peuple et tendre des embûches à ses serviteurs. Ce ne fut donc point en rendant leur cœur méchant, mais en faisant du bien à son peuple, qu’il tourna à la haine leur cœur spontanément mauvais. Ainsi ce n’est point leur cœur droit que Dieu tourne au mal, mais il tourne à la, haine de son peuple, un cœur spontanément pervers, pour tirer de ce mal un bien véritable, non pas en rendant mauvais les Égyptiens, mais en faisant aux enfants d’Israël des faveurs qui pouvaient facilement exciter leur envie. La suite nous montre le parti que Dieu tira de cette haine, pour exercer son peuple et glorifier son nom, gloire qui nous est utile, et que l’on relève surtout dans ces psaumes intitulés : Alléluia.
18. « Il envoya Moïse son serviteur, et Aaron lui-même, qu’il avait élu[660] ». Il suffirait de dire « qu’il avait élu », mais ne cherchons aucun sens dans celui même qu’ajoute le Prophète. C’est une locution des saintes Écritures, comme celle-ci : « Dans laquelle ils habiteront en elle[661][662] », expressions fréquentes dans les saintes Écritures,
19. « Il mit en eux les paroles de ses signes et des prodiges dans la terre de Cham[663] ». Il ne faut pas entendre ici « ces paroles de signes et de prodiges », comme des paroles au moyen desquelles on fait des signes et des prodiges. Bien des miracles ont été opérés sans aucune parole, mais au moyen d’une houlette, en étendant la main, en jetant de la poussière en l’air. Mais parce que ces miracles opérés n’étaient point dénués de signification, non plus que les paroles que nous proférons on les appelle des paroles, non point à cause de la voix et des sons, mais à cause des signes et des prodiges. « Il mit », c’est-à-dire, il fit par eux.
20. « Il envoya les ténèbres, et tendit la nuit[664] ». Voilà ce qui est écrit dans les plaies dont l’Égypte fut frappée ; l’hémistiche suivant se lit d’une manière diverse dans les différents exemplaires. Les uns portent : « Et ils aigrirent ses paroles » ; les autres : « Et ils n’aigrirent pas ses paroles ». La première version se lit en beaucoup d’endroits ; et c’est à peine si j’ai vu deux exemplaires avec la particule négative. Mais peut-être que le sens qui paraissait alors plus clair a fait glisser une faute, Qu’y a-t-il de plus clair en effet que cette parole : « Et ils aigrirent ses paroles », pour marquer leurs contradictions opiniâtres ? Nous nous sommes efforcés d’expliquer aussi cette autre proposition dans un sens orthodoxe, et voici ce qui s’est présenté : « Ils n’ont pas aigri ses paroles », ce qui doit s’entendre de Moïse et d’Aaron, qui endurèrent les vexations les plus cruelles, jusqu’à ce que Dieu eût accompli ce qu’il voulait faire par leur ministère.
21. « il changea leurs eaux en sang, et tua leurs poissons. Il forma leur terre en grenouilles, jusque dans le palais des rois eux-mêmes[665] » ; comme s’il disait : Il changea leurs terres en grenouilles. Telle était en effet la multitude des grenouilles, qu’on pouvait l’appeler en grec uperbolen.
22. « Il dit, et alors naquirent les mouches et les moucherons, dans toutes leurs contrées[666] ». Si l’on demande à quel moment Dieu fit ce commandement, il était dans sa parole avant d’être fait ; bien que par le ministère des anges, et par ses serviteurs Moïse et Aaron, il ait commandé de le faire quand cela devait arriver.
23. « Il plaça leurs pluies en grêle[667] ». C’est une manière de parler comme celle-ci : « Il forma leurs terres en grenouilles » ; avec cette différence que toute la terre ne fut pas changée en grenouilles, tandis que toute la pluie fut changée en grêle. « Un feu brûlant dans leur terre », sous-entendu : « Il plaça ».
24. « Il frappa leurs vignes, leurs figuiers, il brisa tous les arbres de leur pays », par la violence de la grêle et de la foudre : de là vient l’expression de feu brûlant.
25. « Il dit, et alors vint la sauterelle et la chenille[668] ». Sauterelles et chenilles ne sont qu’une même plaie, l’une suit l’autre.
26. « Ils mangèrent tout le foin dans leurs terres, et dévorèrent tous les fruits de leurs champs[669] ». Le foin est aussi un fruit, dans le langage de l’Écriture, qui appelle foin même les moissons de blé : mais le Prophète a marqué deux expressions différentes à cause des deux insectes, de la sauterelle et de la chenille qu’il venait de nommer. Tout ceci a pour but de varier l’expression, afin d’éviter l’ennui, non pour varier la pensée.
27. « Il frappa tout premier-né sur leur terre, les prémices de leurs travaux[670] ». Ce fut la dernière plaie d’Égypte, excepté la mort dans la mer Rouge. Quant à ces prémices des travaux, cela signifie, sans doute, les premiers-nés dans les troupeaux. Or, ces plaies au nombre de dix, ne sont pas toutes énumérées, ni rapportées dans l’ordre de leur arrivée. Quand on loue Dieu, on peut s’affranchir des lois rigoureuses de l’exactitude historique. Or, l’auteur de ces louanges, c’est le Saint-Esprit lui-même par la bouche de son Prophète ; la même autorité qui lui a fait dicter cette histoire par son serviteur Moïse, lui fait citer ici ces faits qui ne sont point dans l’histoire et omettre d’autres faits qu’elle a rappelés.
28. Le Prophète ajoute aux louanges de Dieu, qu’il a tiré de l’Égypte les Israélites chargés d’argent et d’or ; tel était en effet l’état des Hébreux qu’ils ne pouvaient, même au point de vue temporel, négliger la récompense justement due à leurs travaux ; et si les Israélites trompèrent les Égyptiens en leur demandant à emprunter de l’argent ou de l’or, il ne faut pas croire que Dieu ordonne ces larcins aux hommes qui ont le cœur droit, ou qu’il les approuve quand ils les accomplissent. Ces paroles font plutôt voir que Dieu qui voyait leur cœur, qui examinait le fond de leurs passions, permit qu’ils en agissent ainsi plutôt qu’il ne l’ordonna : et pourtant les âmes charnelles peuvent encore s’édifier, puisque les Égyptiens avaient mérité ce qu’on leur fit, et que si les Hébreux usèrent de ruse, ils ne prirent à des hommes injustes que leur juste salaire. Et comme Dieu s’était servi de l’iniquité des Égyptiens, il fit servir l’infirmité des Hébreux, pour donner dans ces actions des symboles prophétiques. « Il les fit sortir en argent et en or ». C’est une locution des saintes Écritures : et « les faire sortir en argent et en or », signifie avec de l’argent et de l’or. « Et dans leurs tribus il n’y avait nulle faiblesse[671] » ; de corps seulement, mais non d’esprit. Ce fut un grand bienfait de Dieu de n’avoir aucun malade dans cette nécessité de changer de pays.
29. « Les Égyptiens les virent partir avec joie, parce qu’ils étaient frappés de terreur à leur sujet[672] ». Frayeur que les Hébreux inspiraient aux Égyptiens. « Cette frayeur à leur sujet », les Hébreux ne la ressentaient point, mais on la ressentait à leur sujet. Mais, dira-t-on, comment les Égyptiens s’opposaient-ils à leur départ ? Pourquoi n’autoriser leur départ que comme s’ils devaient revenir ? Si « l’Égypte se réjouit de leur départ », pourquoi sur leur demande leur prêter de l’argent et de l’or, comme s’ils devaient revenir et le rendre ? Mais il faut comprendre qu’après la dernière plaie d’Égypte, ou la mort de ses premiers-nés, après cette grande catastrophe qu’essuya dans la mer Rouge l’armée qui les poursuivait, les Égyptiens qui survivaient craignirent que les Hébreux ne revinssent, pour exterminer facilement ce qui restait en Égypte. Alors s’accomplit celte parole du Prophète, quand après avoir dit : « Il augmenta son peuple d’une manière merveilleuse », il ajoute : « Et le rendit plus fort que ses ennemis ». Pour nous développer cette pensée renfermée dans un seul verset, et nous montrer comment cela s’accomplit, le Prophète ajoute ce qu’il nous a dit des plaies d’Égypte dans son cantique, jusqu’à cet endroit : « L’Égypte se réjouit de leur départ, parce que ce peuple la frappait de terreur » ; comme pour nous prouver ce qu’il avait avancé, que Dieu rendit son peuple supérieur à ses ennemis.
30. Alors il nous expose les bienfaits divins qu’ils recueillirent pendant qu’ils traversaient le désert. « Il étendit une nuée pour les couvrir, et leur alluma un flambeau pendant la nuit[673] ». Tout cela est évident et connu.
31. « Ils demandèrent, et des cailles vinrent en abondance[674] ». Ils ne demandaient point de cailles, mais de la viande. Mais comme la chair est une viande, et que dans ce psaume il n’est pas question de leurs murmures qui déplurent au Seigneur, mais seulement de cette foi des élus qui sont la véritable postérité d’Abraham[675], il faut sous-entendre ici que les élus demandèrent à Dieu ces viandes pour arrêter le murmure des rebelles. Dans le verset suivant : « Il les nourrit du pain du ciel » ; bien que le Prophète ne nomme pas la manne, ce passage n’est obscur pour aucun lecteur des saintes Écritures.
32. « Il rompit la pierre, et en fit jaillir l’eau ; des fleuves coulèrent dans le désert[676] ». Il suffit de lire ces paroles pour les comprendre.
33. Dans toutes ces faveurs qu’il fit à son peuple, Dieu veut nous signaler en Abraham le mérite de la foi. Voici en effet ce qu’ajoute le Prophète « Il se souvint de la parole sacrée qu’il avait donnée à son serviteur Abraham. Il tira son peuple dans la joie, et ses élus dans l’allégresse ». Ce qu’il appelle « son peuple », est répété dans « ses élus », et « sa joie », est répétée « dans l’allégresse ». « Et il leur donna les terres des nations, et les mit en possession des labeurs des peuples[677] ». Cette expression, « les terres des nations », a le même sens que cette autre, « les travaux des peuples », et « leur donna », le sens de « mit en possession ».
34. Comme si nous demandions au Prophète, pourquoi Dieu comblait son peuple de tant de faveurs, et de peur que l’on ne s’imagine que ces faveurs temporelles sont la souveraine félicité, le Prophète nous montre que c’est ailleurs qu’il nous faut chercher le souverain bien. « Afin », dit-il, « qu’ils gardent ses ordonnances, et qu’ils observent ses lois[678] ». D’où il nous faut comprendre que les serviteurs de Dieu, les élus, les enfants selon la promesse, la véritable postérité d’Abraham, qui imitent la foi d’Abraham, reçoivent de Dieu ces biens terrestres, non pour se répandre dans le luxe ou pour s’endormir dans une fausse sécurité, mais afin qu’étant mis par la divine miséricorde en possession de ces biens dont l’acquisition leur eût coûté des travaux très compliqués, ils n’eussent plus à s’occuper que de s’enrichir des biens éternels, c’est-à-dire : « Afin qu’ils gardent ses ordonnances et qu’ils observent ses lois ». Enfin, comme le Prophète veut désigner par la postérité d’Abraham les hommes qui sont la véritable postérité, tels qu’il y en eut assurément chez ce peuple, ainsi que nous le montre suffisamment l’Apôtre : « Mais tous ne furent « point agréables à Dieu » (si tous ne le furent point, il y en eut assurément qui le furent) ; comme c’est de ces justes que le Prophète nous parle, il ne fait aucune mention de leurs fautes, de leurs murmures, de leurs révoltes, qui déplurent au Seigneur. Toutefois, parce que Dieu fit éclater sur les impies eux-mêmes, non seulement les effets de sa justice, mais aussi les effets de sa miséricorde et de sa clémence ; le psaume suivant nous en parlera dans ses louanges au Seigneur. Néanmoins les uns et les autres étaient dans le même peuple, et la contagieuse iniquité des uns ne souillait pas les autres, « Car le Seigneur connaît ceux qui sont à lui ». Et si dans ce monde nous ne pouvons nous séparer des méchants, « quiconque invoque le nom de Jésus-Christ, qu’il renonce à la malice[679] ».
35. Si nous voulons découvrir l’âme qui s’enveloppe en quelque sorte dans le corps du psaume, ou le sens intime caché sous les paroles extérieures, il me semble que c’est un avertissement pour les enfants d’Abraham, qui sont les vrais fils de la promesse, appartenant à l’héritage du testament éternel, de se choisir pour héritage le Seigneur lui-même, de le servir gratuitement, c’est-à-dire pour lui-même, et non pour aucune autre récompense que lui. Ainsi doivent-ils agir, en louant Dieu, en l’invoquant, en le prêchant, en agissant par la foi, non pour leur propre gloire, mais pour la gloire de Dieu, en se réjouissant dans l’espérance, et dans la ferveur de la charité[680]. Voilà ce qui est renfermé dans ces versets : « Confessez le Seigneur, invoquez son nom, annoncez sa gloire au milieu des peuples. Bénissez-le dans vos chants et sur le psaltérion. Chantez son nom, que la joie règne dans le cœur de celui qui cherche le Seigneur. Cherchez-le, et reprenez courage, cherchez toujours sa face[681] ».
36. Ensuite, pour nourrir les petits, pour raffermir leurs cœurs dans la foi, le Prophète propose à notre foi l’exemple des patriarches et des promesses de Dieu, afin qu’en imitant l’une, qu’en espérant dans les autres, nous entrions dans leur postérité, non seulement ceux qui viennent des Hébreux, mais tous ceux qui ont part à cette grâce dans toute la terre. C’est ce que contiennent les versets suivants : « Gardez la mémoire des merveilles qu’il a opérées, de ses prodiges, des oracles de sa bouche ; vous qui êtes la race d’Abraham son serviteur, les fils de Jacob son élu. C’est lui qui est le Seigneur notre Dieu, ses jugements sont dans toute la terre. Il s’est souvenu dans les siècles de son testament et de la parole qu’il avait donnée pour mille générations ; de cette parole donnée à Abraham, renouvelée à Isaac avec serment. Il en a fait une loi pour ce même Jacob, un testament éternel pour Israël, en disant : Je te donnerai la terre de Chanaan, pour la part de ton héritage[682] ». Tout cela, je vous l’ai exposé selon mes pouvoirs.
37. Ici se présentait une objection pour un esprit peu croyant. S’il faut adorer Dieu gratuitement, s’il faut le demander à lui-même, comme l’héritage du testament éternel ; n’oublie-t-il pas la vie passagère de ceux qui le cherchent, et va-t-il multiplier sa miséricorde jusqu’à l’étendre à leurs besoins temporels ? Or, voyez ce qu’il a fait pour nos pères, soit dans ceux qu’il nous propose comme des modèles de foi, soit dans ceux qui sont nés de leur chair, et qui ont imité leur piété. « Alors qu’ils étaient en petit nombre et étrangers en cette terre », la terre de Chanaan, « ils passèrent de nation en nation, et de royaume en royaume. Il ne permit à aucun homme de leur nuire, et il menaça les rois à cause d’eux. Ne touchez pas à mes Christs, et ne faites aucun mal à mes Prophètes[683] ».
38. Si vous demandez comment ils passèrent de nation en nation et de peuple à peuple, écoutez : « Il appela la famine sur la terre, il détruisit toute la force du pain, il envoya devant eux un homme ; Joseph fut vendu comme esclave. Ils humilièrent ses pieds dans les entraves, le fer traversa son âme, jusqu’à ce que sa parole s’accomplit. La parole du Seigneur le mit en feu ; le roi envoya, et le délia ; le prince des peuples lui donna la liberté, afin qu’il instruisît ses princes comme lui-même, et qu’il apprît la prudence aux plus anciens. Israël entra en Égypte, et Jacob fut étranger sur la terre de Cham[684] ». Voilà comment « ils passèrent de nation en nation, et de royaume en royaume ».
39. « Il multiplia son peuple avec une grande force, et le rendit supérieur à ses ennemis ». Or, si vous voulez écouter comment il le rendit supérieur à ses ennemis, écoutez : « Il tourna leur cœur de manière qu’ils haïrent son peuple, et qu’ils opprimèrent ses serviteurs par de malicieux artifices. Il envoya Moïse son serviteur, et Aaron lui-même qu’il avait choisi, il mit en eux les paroles de ses signes, et de ses prodiges sur la terre de Cham. Il déploya les ténèbres et les couvrit de la nuit, et ils aigrirent ses paroles. Il changea leurs eaux en sang, et tua leurs poissons. Il donna leur terre en grenouilles, jusque dans le palais des rois. Il dit, et vint la mouche avec les insectes dans toutes leurs campagnes. Il changea leurs pluies en grêle, et un feu dévorant dans leurs terres. Il frappa leurs vignes et leurs figuiers, il brisa les arbres dans tous leurs confins. Il dit et vinrent la sauterelle et la chenille, en multitude innombrable. Il frappa tout premier-né dans leur terre, les prémices de tous leurs travaux. Il les fit sortir en or et en argent, et il n’y avait dans leurs tribus aucun malade. L’Égypte se réjouit de leur départ, dans la terreur qu’ils lui inspiraient[685] ». Voilà comment il rendit son peuple supérieur à ses ennemis.
40. Mais quand sa justice a infligé tous ces maux à leurs ennemis, écoutez quelles grâces temporelles eux reçoivent de sa miséricorde : « Il étendit la nuée pour les protéger, et un feu dut les éclairer pendant la nuit. Ils prièrent, et des cailles vinrent en abondance ; il les rassasia d’un pain du ciel. Il ouvrit la pierre, et il en jaillit de l’eau, un fleuve coula dans le désert. Car il se souvint de la parole sainte qu’il avait donnée à son serviteur Abraham. Il emmena son peuple dans la joie, et ses élus dans l’allégresse. Il leur donna les contrées des nations, ils s’emparèrent des travaux des peuples[686] ». Non point afin que les Juifs le servissent en vue de ces biens, mais afin que ce peuple usât de ces biens pour acquérir les biens éternels, c’est-à-dire « afin qu’ils gardent ses ordonnances, et qu’ils observent ses lois[687] ». Quels que soient donc les autres bienfaits de Dieu, il faut les rapporter au culte gratuit que nous lui devons, et ce culte ne doit pas être motivé sur les autres dons qu’il nous fait ; c’est alors seulement qu’il sera gratuit. C’est à ce combat que nous provoque le démon, quand il dit à Job : « Est-ce gratuitement que Job sert le Seigneur[688] ? » Si Joseph fut vendu en esclavage, puis humilié, puis élevé en gloire, ouvrant ainsi au peuple de Dieu la carrière des récompenses terrestres, qui le rendirent supérieur à ses frères ; combien plus Jésus vendu et humilié par ses frères, selon la chair, puis élevé jusqu’aux cieux, doit-il ouvrir la carrière des biens éternels à ce peuple de Dieu qui triomphe du diable et de ses anges. Écoute alors, ô race d’Abraham, non pour te glorifier d’être à lui, selon la chair, mais pour imiter sa foi ; écoutez, ô serviteurs de Dieu, élus de Dieu, qui avez les promesses de la vie présente et de la vie future[689]. Si les épreuves de la vie sont pesantes pour vous, souvenez-vous de Joseph dans sa prison, de Jésus sur la croix. Si vous êtes heureux selon le temps, ne servez pas Dieu en vue de ce bonheur, mais servez-vous de ce bonheur, afin de mieux servir Dieu. Ne vous persuadez pas que les vrais adorateurs lui rendent leur culte pour en obtenir ce qui est nécessaire à la vie, puisqu’il donne cela aux blasphémateurs de son nom ; mais : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît[690] ».
DISCOURS SUR LE PSAUME 105
modifierLOUANGE A DIEU DANS SON PARDON.
modifierCe psaume est la suite du précédent, en sorte que le premier nous montrerait la bonté de Dieu dans notre vocation à la grâce et à la gloire ; celui-ci, sa bonté dans le pardon de nos fautes. Le Prophète commence par ces mots Confessez au Seigneur, etc, ce qui s’entend d’une confession des péchés, quoique cette confession, à cause de l’espérance du pardon, soit aussi une confession de louanges. Dieu fera donc miséricorde, mais en cette vie et non dans l’autre, puisque le mauvais riche n’obtint pas une goutte d’eau. Il se demande qui publiera tes louanges de Dieu, ou qui fera connaître l’action de Dieu donnant aux fidèles le pouvoir d’accomplir la loi. « Le jugement à garder, la justice à pratiquer », doivent s’entendre dans, le sens de l’orthodoxie de la foi, et des actions de justice, alors la justice deviendra jugement, ou les œuvres seront conformes à la foi, ce qui nous montre que l’on doit garder la justice en tout temps. Ce salut dans lequel Dieu nous visite, c’est le Christ qui doit nous manifester la bonté de Dieu pour ses élus, et nous associer nous-mêmes à cet héritage. Le Prophète confesse ensuite les prévarications des Juifs Nous avons péché comme nos pères, qui ne comprirent point que vos prodiges les appelaient à des biens éternels, et qui oublièrent vos bienfaits. Dieu ne les traita pas selon leur infidélité. Il les fit passer à travers la mer Rouge, figure de la rédemption par le baptême. Il engloutit les Égyptiens, et alors les Hébreux crurent en lui. Mais loin d’attendre un bonheur spirituel, ils voulurent un bonheur temporel, et Dieu leur donna ce qu’ils désiraient. Alors éclata le schisme de Dathan et d’Abiron, que Dieu brûla avec leurs sectateurs. Ils firent un veau d’or et oublièrent dans les châtiments des Égyptiens ce qu’ils avaient à craindre. Dieu voulait les exterminer quand Moïse apaisa sa colère, puis ils méprisèrent, dans la terre qu’il leur donnait, le symbole du ciel ; ils s’initièrent à l’idolâtrie et Dieu ne fut apaisé que par le coup dont Phinéès frappa deux coupables. Cet acte d’amour pour le peuple devint louable. Nouveaux murmures qui amenèrent le doute et le châtiment de Moïse. Au lieu de détruire les nations de Chanaan ils se mêlèrent à elles, prirent leurs coutumes idolâtriques, firent des sacrifices humains, aigrissant ainsi le Seigneur, qui consentit encore à les sauver en vue de l’alliance éternelle jurée à Abraham. Il leur fit donc trouver grâce devant ceux qui les tenaient captifs. Or, c’est le diable qui nous tient en captivité. Jésus le chasse de nos cœurs afin que s’édifie le temple ou l’Église de Dieu, dont le Christ est la pierre angulaire, appelant dans un même bercail ceux de la Circoncision et ceux de la Gentilité. Les Juifs qui l’ont repoussé accepteront l’Antéchrist, mais les vrais fidèles seront sauvés par le Christ, notre Seigneur.
1. Le psaume cent-cinquième a aussi pour titre « Alléluia » ; et même deux fois Alléluia. Quelques-uns cependant prétendent que le premier Alléluia termine le psaume précédent, et le second alors commencerait celui-ci. Et ce qui les fait parler de la sorte, c’est que tous les psaumes où l’on voit Alléluia, l’ont tous à la fin, mais pas tous au commencement : alors tout psaume qui ne finit point par un Alléluia ne doit pas, à leur avis, en avoir un au commencement ; et celui qui semble s’y trouver appartient à la fin du précédent. Quant à nous, jusqu’à ce que l’on nous prouve cette assertion par des raisons certaines, nous suivrons la coutume commune qui regarde l’Alléluia comme titre du psaume, dès qu’il est marqué au commencement. Il n’y a en effet que très peu d’exemplaires (et je ne l’ai trouvé dans aucun des grecs que j’ai pu lire) qui aient Alléluia, à la fin du psaume cent-cinquantième, lequel est le dernier inséré dans le canon. Mais quand il en serait encore ainsi, ce ne pourrait être une prescription contre la coutume. Il pourrait se faire que le livre tout entier des psaumes, composé de cinq livres dont chacun se termine par fiat, fiat! fût clos lui-même par Alléluia ; or, que le Psaume cent-cinquantième se termine par Alléluia, ce n’est point une raison pour que les psaumes qui commencent par Alléluia, finissent encore par Alléluia. Si donc l’inscription d’un psaume porte un double Alléluia, je ne vois point ce qui nous empêcherait de l’écrire tantôt une fois, tantôt deux fois, quand Notre-Seigneur dit tantôt une fois Amen, et tantôt deux fois. Surtout quand chaque Alléluia est placé après le chiffre qui assigne au psaume son rang, comme au psaume cent-cinquième par exemple. Or, si le premier Alléluia appartient au psaume précédent, il eût fallu l’écrire avant le chiffre indicateur, et après ce chiffre l’Alléluia du psaume. Peut-être encore a-t-on suivi une coutume peu fondée, et peut-on nous donner une raison encore inconnue, qui nous montre à suivre le jugement de la vérité plutôt que le préjugé de la coutume. En attendant de plus amples lumières, chaque fois qu’après le chiffre du psaume, nous trouvons pour inscription, une fois Alléluia, ou deux fois, fidèles à la coutume si connue de l’Église, nous attribuons le tout au psaume qui porte cette inscription : du reste nous avouons qu’il y a, selon nous, dans les titres de tous les psaumes, dans l’ordre qu’ils occupent, de grands mystères que nous n’avons pu encore étudier selon nos désirs.
2. Or, je vois entre le cent quatrième et le cent cinquième une liaison telle que le premier serait l’éloge du peuple de Dieu dans ses élus, dont il ne fait aucune plainte, ce qui me fait croire qu’il est question de ceux qui furent agréables à Dieu[691] ; dans le suivant qui est le nôtre, il est question de ceux qui aigrirent le Seigneur, sans que Dieu néanmoins cessât de leur faire miséricorde. L’interlocuteur parle au nom de ceux qui se convertissent et implorent leur pardon, et nous donne pour exemple ceux qui furent grands pécheurs, et qui s’enrichirent néanmoins de la divine miséricorde. Notre psaume commence donc comme le précédent : « Confessez au Seigneur » ; mais dans le précédent le Prophète ajoute : « Invoquez son nom ». Dans celui-ci : « Parce qu’il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle[692] ». Le mot confession peut donc s’entendre d’une confession des péchés ; car après quelques versets il est dit : « Nous avons péché avec nos pères, nous avons commis l’injustice ; nous nous sommes livrés à l’iniquité[693] » ; mais quand il dit : « Parce qu’il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle », c’est une louange à Dieu, et dans cette louange une confession. Et toutefois, dès qu’un homme confesse à Dieu ses péchés, il doit le faire en louant Dieu ; et nulle confession n’est pieuse, si elle ne vient sans aucun désespoir implorer la divine miséricorde. Elle est donc toujours une louange du Seigneur, soit en paroles, quand elle publie sa miséricorde et sa bonté, soit par le sentiment, quand elle est un acte de foi en cette miséricorde. Voyez le publicain ; on ne rapporte de lui que ces paroles : « Seigneur, soyez-moi propice, à moi, qui suis pécheur[694] ». Il n’ajoute point, il est vrai, parce que vous êtes bon et miséricordieux, ou quelque chose de semblable, mais s’il ne le croyait, il ne parlerait point de la sorte ; car il a prié avec espérance, et l’espérance ne peut exister sans la foi. On peut donc louer Dieu d’une manière vraie et pieuse, sans accuser ses péchés ; et cette louange prend souvent dans l’Écriture le nom de confession ; mais on ne peut avouer ses fautes d’une manière utile et pieuse sans louer Dieu, ou de cœur, ou de bouche et en paroles. Dans quelques manuscrits on lit : « Parce qu’il est bon » ; en d’autres : « Parce qu’il est doux ». L’expression grecque Xrestos, a donné lieu à cette double traduction. De même ici : e Parce « que sa miséricorde est dans le siècle », in saeculum; nous lisons dans le grec eis ton aiona, que l’on peut traduire par éternellement, in aeternum. Si donc il s’agit de cette miséricorde par laquelle on ne saurait être heureux sans Dieu, il vaut mieux dire éternellement, in aeternum; mais si l’on entend cette miséricorde qui s’incline vers les malheureux, pour les soulager dans leur misère ou les en délivrer, il est mieux de traduire in saeculum, dans le siècle, c’est-à-dire jusqu’à la fin des temps, qui aura toujours des malheureux à qui Dieu fera miséricorde. À moins d’aller jusqu’à dire que la divine miséricorde ne fera point défaut même à ceux qui seront damnés avec le diable et les anges, non que Dieu les délivre de cette condamnation, mais parce qu’il y apportera quelque soulagement : et dans ce sens Dieu aurait pour leur misère éternelle une miséricorde éternelle. Nous lisons, il est vrai, que pour plusieurs le châtiment sera moindre en le comparant au châtiment des autres ; mais que la peine d’un damné soit adoucie, ou qu’il y ait à quelques intervalles une pause dans ses douleurs, qui oserait l’affirmer, quand le mauvais riche n’obtint pas une goutte d’eau[695] ? Mais il faudrait à loisir traiter une matière si importante : ce que nous en avons dit, doit suffire pour l’explication de notre psaume.
3. « Qui racontera la puissance du Seigneur ? » Émerveillé, en considérant les œuvres divines, le Prophète, qui implore la miséricorde, s’écrie : « Qui racontera les œuvres puissantes du Seigneur, et publiera toutes ses louanges[696] ? » Pour compléter cette pensée, il faut sous-entendre ce qui précède, Qui « publiera toutes ses louanges ? » C’est-à-dire, qui pourra suffire pour publier toutes ses louanges ? Le Prophète a dit : Auditas faciet, « fera entendues », c’est-à-dire fera en sorte qu’elles soient entendues ; nous montrant ainsi qu’il faut publier la puissance et les louanges du Seigneur, de manière qu’on les prêche à ceux qui écoutent. Mais qui les prêchera toutes ? À moins peut-être que ces paroles qui suivent : « Bienheureux ceux qui gardent l’équité, et qui gardent la justice en tout temps[697] », ne signifient que ses louanges doivent s’entendre des œuvres qui lui appartiennent dans l’accomplissement de ses préceptes. Car, « c’est Dieu », dit saint Paul, « qui agit en vous[698] ». Et il est dit à la race d’Abraham : « Chantez en son honneur, toue chez de la harpe en son honneur[699] » ; ce que nous avons expliqué par : Dites le bien et faites le bien à la gloire de son nom. Deux paroles, chantez et jouez de la harpe, sont exprimées dans les deux versets suivants ; en sorte que : « Racontez ses merveilles », soit identique à : « Chantez au Seigneur » ; et ces autres paroles : « Glorifiez-vous dans son saint nom[700] », soient identiques à : « Chantez-le sur la harpe ». C’est en effet à cette race que le Seigneur a dit : « Que vos œuvres soient visibles devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes actions, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans le ciel[701] ». Le Prophète, considérant dès lors les préceptes de Dieu, préceptes dont l’accomplissement tourne à la gloire de Dieu qui opère dans ses serviteurs, parle ainsi « Qui racontera la puissance du Seigneur ? » puisqu’il opère ces œuvres d’une manière ineffable. Qui, « entendues, fera toutes ses louanges ? » C’est-à-dire, qui fera entendre ses louanges après les avoir entendues ? c’est-à-dire l’accomplissement de ses préceptes. Qui pourra les raconter autant qu’ils s’accomplissent, et quand même on n’accomplirait point ce que l’on entend, Dieu n’en est pas moins à louer. « Lui qui opère en nous le vouloir et le faire, selon qu’il lui plaît[702] ». Le Prophète pouvait dire : Tous ses commandements, ou toutes les œuvres qu’il commande ; mais il a préféré dire : « Ses louanges » ; car, nous l’avons dit, c’est à Dieu qu’il faut rendre gloire de l’accomplissement de ses préceptes. Ces louanges, toutefois, qui peut les faire entendre, ou qui est capable de les raconter toutes, après les avoir entendues ?
4. « Heureux ceux qui gardent le jugement, et observent la justice en tout temps[703] » ; c’est-à-dire, depuis qu’ils commencent à vivre selon le temps. « Car, celui-là seul sera sauvé, qui aura persévéré jusqu’à la fin[704] ». On peut néanmoins voir ici une répétition, en sorte que « observer la justice », reviendrait à « garder le jugement » ; et alors dans le verset précédent, on devrait sous-entendre : « En tout temps », comme dans le suivant on sous-entend : « Bienheureux » ; ainsi en exprimant ce qui est sous-entendu ; on aurait : « Bienheureux ceux qui gardent le jugement en tout temps, bienheureux ceux qui pratiquent la justice en tout temps ». Mais s’il n’y avait une différence entre la justice et le jugement, le Prophète ne dirait point dans un autre psaume : « Jusqu’à ce que la justice devienne un jugement[705] ». L’Écriture aime à joindre ces deux attributs, comme dans ce verset : « La justice et le jugement sont la base de son trône[706] » ; et cet autre : « Il fera éclater votre justice comme une lumière, et votre jugement comme le soleil de midi[707] » ; quoique cela ne paraisse qu’une répétition de pensée. Et même le rapprochement des deux sens pourrait nous faire confondre l’un avec l’autre, ou la justice avec le jugement, ou le jugement avec la justice ; et toutefois, Je ne doute pas qu’en les prenant dans leur acception respective, il n’y ait entre ces expressions une différence, en sorte que garder le Jugement ce serait juger avec droiture, et fane la justice, agir selon le bien. Et je ne crois pas que l’on soit dans l’erreur d’après l’explication de ces paroles : « Jusqu’à ce que la justice devienne le jugement », en appelant bienheureux ceux qui gardent le jugement dans leur foi, et qui pratiquent la justice dans leurs œuvres. Un temps viendra où ce jugement, que l’on garde aujourd’hui dans la foi, s’exercera dans les œuvres, alors que la justice sera devenue le jugement, c’est-à-dire quand les justes auront reçu le pouvoir de juger selon l’équité ceux que l’on juge avec injustice. C’est donc à tout le corps du Christ que l’on doit attribuer cette parole d’un autre psaume : « Quand le temps me sera donné, je jugerai les justices elles-mêmes[708] » ; parole que l’on pourrait traduire plus fidèlement encore par : Je jugerai les équités. Mais le Prophète ne dit point : Quand le temps me sera donné, je pratiquerai la justice, car il faut toujours la pratiquer, ainsi que le Prophète l’a dit ici : « Qui font la justice en tout temps ».
5. Mais comme c’est Dieu qui justifie, c’est-à-dire qui fait les justes, en les guérissant de leurs iniquités, le Psalmiste fait cette prière : « Souvenez-vous de nous, Seigneur, dans votre amour pour votre peuple[709] » ; c’est-à-dire, mettez-nous au nombre de ceux que vous aimez ; car tous ces Juifs ne furent point agréables à Dieu. « Visitez-nous dans votre salut ». Or, celui-là est le Sauveur qui remet les péchés, qui guérit les âmes, afin qu’elles puissent garder le jugement et pratiquer la justice ; ceux qui parlent ainsi, comprenant combien ces âmes sont heureuses, demandent pour eux la même grâce. C’est de ce salut qu’il est dit ailleurs : « Afin que nous connaissions votre voie sur la terre[710] ». Et comme si nous demandions sur quelle terre, il continue : « Dans toutes les nations ». Puis, comme si nous demandions quelle voie, il ajoute : « Votre salut ». Car c’est de lui que le vieillard Siméon a dit : « Parce que mes yeux ont vu votre saint[711] ». Et ce Sauveur adit de lui-même : « Je suis la voie[712] ». « Visitez-nous dans votre salut », c’est-à-dire dans votre Christ, « afin que nous voyions votre bonté pour vos élus, et que nous nous réjouissions dans la joie de votre peuple ». C’est-à-dire, que le but de votre visite dans votre Sauveur, soit de nous montrer votre boulé dans vos élus, et de nous donner la joie de votre peuple. Ce que nous exprimons ici par « bonté », est rendu en d’autres exemplaires par « douceur », de même qu’au lieu de « parce qu’il est bon », on dit aussi « parce « qu’il est doux ». Il y a dans le grec le même verbe que nous lisons ailleurs : « Le Seigneur répandra sa douceur[713] » ; ce que les uns traduisent par sa bonté, les autres par sa bénignité. Mais que signifie : « Visitez-nous, afin que nous voyions dans la bonté de vos élus », ou dans cette bonté que vous avez pour vos élus, sinon afin que nous ne demeurions pas aveugles comme ceux à qui le Seigneur a dit : « Maintenant que vous dites : Nous voyons, votre péché subsiste[714] ». « Le Seigneur donne la vue aux aveugles[715] », non par leur propre mérite, mais « dans sa bonté pour ses élus », c’est-à-dire qu’il témoigne ou qu’il prodigue à ses élus : comme « le salut de ma face » ne vient pas de moi, mais c’est vous, « mon Dieu[716] ». Nous disons encore : « Notre pain de chaque jour », et pourtant nous ajoutons : « Donnez-nous ». « Visitez-nous donc dans votre salut, pour voir », c’est-à-dire afin que nous voyions « dans votre bonté pour vos élus ; pour nous réjouir », ou afin que nous nous réjouissions « dans la joie de votre peuple ». Par ce peuple de Dieu, nous devons entendre seulement la postérité d’Abraham, postérité selon la promesse, et non selon la chair. Nos interlocuteurs aspirent donc à la joie de cette nation. Et quelle est la joie de cette nation, sinon son Dieu ? C’est à lui qu’il est dit : « Vous qui êtes mon allégresse, rachetez-moi[717] ». Et encore : « La lumière de votre face est empreinte sur moi, Seigneur, vous avez donné la joie à mon cœur[718] » ; en le remplissant du souverain bien, du bien véritable, du bien immuable et qui produit le bonheur, bien qui est Dieu lui-même. « Afin qu’on vous loue dans votre héritage ». Je m’étonne que l’on ait ainsi traduit ce verset dans beaucoup d’exemplaires, quand l’expression grecque est la même dans ces trois versets, en sorte que s’il est bien de dire : « Afin qu’on vous loue dans votre héritage », on peut dire aussi : « Afin que vous voyiez dans votre bonté pour vos élus, que vous vous réjouissiez dans l’allégresse de votre nation, et qu’on vous loue dans votre héritage ». Mais de même que nous avons dit : « Visitez-nous, afin que nous voyions dans votre bonté pour vos élus, que nous nous réjouissions dans l’allégresse de votre nation » ; il est conséquent de dire : « Afin que nous soyons glorifiés dans votre héritage » ; et à cet héritage il est dit : « Glorifiez-vous dans son saint nom[719] ». Mais comme l’expression paraît offrir une ambiguïté, si le véritable sens est celui qu’ont préféré beaucoup de traducteurs : « Afin qu’on vous loue », il faut donner le même sens aux deux autres versets ; car, nous l’avons dit, dans le grec l’expression est la même pour les trois versets. En sorte qu’il nous faut entendre le tout comme il suit : « Visitez-nous dans votre salut, afin que vous voyiez dans votre bonté pour vos élus » ; c’est-à-dire, visitez-nous, afin de nous mettre de leur nombre, et de nous voir avec eux : « afin que vous vous réjouissiez de l’allégresse de votre nation », c’est-à-dire en ce sens que l’on vous attribue à vous-même la joie, puisque vos élus se réjouissent en vous : « Afin qu’on vous loue dans votre héritage », c’est-à-dire que la louange de votre héritage retombe sur vous, car c’est uniquement à cause de vous qu’on le bénit. De quelque manière que l’on entende ces paroles : « Pour voir, pour se réjouir, pour bénir », les élus soupirent après la visite du salut de Dieu, ou de son Christ, afin de n’être point étrangers à son peuple, à ceux qui furent agréables au Seigneur.
6. Écoutons ensuite leurs aveux : « Nous avons péché avec nos pères, nous avons commis l’injustice, nous sommes souillés d’iniquité[720] ». Qu’est-ce à dire : « Avec nos pères ? » De même que dans l’épître aux Hébreux, il est dit que Lévi paya la dîme avec Abraham, parce qu’il était en Abraham quand celui-ci paya la dîme au grand prêtre Melchisédech[721] ; faut-il entendre que ceux-ci péchèrent dans leurs pères, parce qu’ils étaient en eux, quand ces pères étaient en Égypte ? Car ceux qui existaient quand le psaume fut écrit, et plus encore leurs descendants, puisque le psaume pouvait s’appliquer à ceux qui vivaient alors, ou à leur postérité, d’une manière prophétique ; ceux-là, dis-je, étaient bien éloignés par le temps des Juifs qui péchèrent en Égypte, et qui ne comprirent point les merveilles du Seigneur. Car c’est là ce que le psaume ajoute, en expliquant de quelle manière ils péchèrent avec leurs aïeux : « Nos pères », dit le Prophète, « n’ont pas compris vos merveilles en Égypte[722] », et toutes les fautes nombreuses qu’il signale. Ne serait-il pas mieux d’entendre cette parole : « Nous avons péché avec nos pères », comme si le Prophète nous disait : Nous avons péché comme nos pères, c’est-à-dire imité leurs fautes ? S’il en était ainsi, il serait bon d’autoriser cette interprétation par quelques exemples ; j’en cherche maintenant, et aucun ne me revient, pour montrer que tomber dans la faute d’un autre, même longtemps après, peut se dire pécher avec quelqu’un, ou agir avec lui.
7. Que signifie donc : « Nos pères n’ont s point compris vos merveilles » ; sinon qu’ils n’ont point compris ce que vous faisiez en leur faveur par ces merveilles ? Et qu’est-ce, sinon la vie éternelle, et non un bien temporel, mais le bien immuable que l’on attend par la patience ? Aussi, dans leur impatience, ils se jetèrent dans le murmure, dans les paroles amères, et voulurent placer leur félicité dans les biens présents, biens frivoles et trompeurs. « Ils ne se souvinrent point de « toutes vos miséricordes ». Le Prophète accuse leur intelligence et leur mémoire. Il leur fallait l’intelligence pour comprendre à quels biens éternels Dieu les appelait par ces biens temporels ; et la mémoire pour ne point oublier du moins les prodiges temporels, et pour en conclure, avec une ferme confiance, que Dieu les délivrerait de la servitude de leurs ennemis, par cette même puissance qu’ils avaient éprouvée tant de fois : or, ils oublièrent les prodiges si grands que Dieu avait opérés en leur faveur pour écraser leurs ennemis. « ils se révoltèrent en montant les bords de la mer, de cette mer Rouge[723] ». Ainsi portait le manuscrit que j’examinais ; et à ces deux derniers mots, il y avait une étoile, destinée à marquer ce qui est dans l’hébreu, mais n’est point dans les Septante. Les nombreux manuscrits que j’ai pu voir, tant grecs que latins, portent : « Ils irritèrent », ou ce qui est plus expressif dans le grec, « ils dirent des paroles amères, en sortant de la mer Rouge ». Quiconque parcourt l’histoire de la sortie d’Égypte et du passage de la mer Rouge, déplore l’infidélité des Juifs, leur crainte, leur désespoir, après des miracles si récents et si nombreux, accomplis en Égypte, innombrables prodiges de miséricorde que le Prophète les accuse d’avoir oublié. « Ils montèrent », dit le Prophète, parce que d’après la situation des lieux, on descend de la terre de Chanaan dans l’Égypte, et de l’Égypte on monte en Chanaan. Remarquez ici combien l’Écriture condamne ceux qui ne comprennent point ce qu’il faut comprendre, qui oublient ce qu’il faut retenir : les hommes toutefois ne veulent point qu’on leur impute ces fautes, et n’ont en cela d’autre motif que de moins prier, d’être moins humbles devant Dieu, au lieu de confesser devant lui ce qu’ils sont, pour devenir par son secours ce qu’ils ne sont point. Accuser les péchés d’ignorance et de négligence, afin de les effacer, vaut mieux que les excuser, et les faire subsister ; il est plus avantageux de les effacer en invoquant Dieu, que de les confirmer en l’irritant.
8. Toutefois, le Prophète ajoute que Dieu ne les traita point selon leur infidélité. « Il les sauva », dit-il, « à cause de son nom, afin de faire éclater sa puissance[724] » ; et non à cause de leurs mérites.
9. « Il menaça la mer Rouge qui se dessécha[725] ». Nous ne voyons point que Dieu ait lancé du ciel une seule parole pour menacer la mer ; mais le Prophète appelle menace la puissance divine qui opéra ces merveilles : à moins de dire que cette menace fut tellement secrète que la mer put l’entendre, et non les hommes. Elle est en effet bien cachée, bien invisible, cette force de Dieu sur les éléments même insensibles, puisqu’il les contraint d’obéir à l’instant à sa volonté. « Et il les conduisit à travers les abîmes, comme dans un lieu désert ». Le Prophète appelle abîmes, la masse des eaux. Plusieurs interprètes, en effet, ont traduit ainsi ce verset : « Il les conduisit à travers les grandes eaux ». Pourquoi dire que Dieu les fit passer « dans les abîmes comme dans un désert », sinon parce que le lit que recouvraient les grandes eaux devint sec comme le désert ?
10. « Et il les sauva de la main de leurs ennemis ». D’autres ont traduit ce verset en prenant une circonlocution, pour éviter des expressions peu latines : « Il les sauva de la main de ceux qui le haïssaient. Et il les racheta de la main de l’ennemi[726] ». Quel fut le prix de ce rachat ? N’est-ce point là une figure prophétique de ce qui a lieu dans le baptême, où nous sommes véritablement rachetés de la puissance du démon par une grande rançon, qui est le sang du Christ ? De là vient qu’il est figuré, non point par toute mer indifféremment, mais par la mer Rouge, qui a la couleur du sang.
11. « Il couvrit d’eau ceux qui les poursuivaient, pas un d’eux n’échappa[727] » ; ce qui ne s’entend pas de tous les Égyptiens, mais de ceux qui poursuivaient les Hébreux après leur départ, qui tentaient de les atteindre et de les tuer.
12. « Et ils crurent en ses paroles » ; en latin : Crediderunt in verbis ejus; expression peu latine ; il vaudrait mieux dire: verbis ejus, ou in verba ejus; mais in verbis ejus se rencontre fréquemment dans les saintes Écritures. « Et ils louèrent ses louanges[728] » ; c’est là une locution du genre de celle-ci : Il servit dans cette servitude, il vécut de cette vie. Par louanges de Dieu, le Prophète entend ce célèbre cantique en l’honneur de Dieu. « Chantons au Seigneur, qui a fait éclater sa gloire, qui a jeté à la mer le cheval et le cavalier[729] ».
13. « Mais ils firent vite et oublièrent ses œuvres ». D’autres exemplaires disent plus clairement : « ils se hâtèrent d’oublier ses œuvres, et n’attendirent pas l’accomplissement de ses desseins[730] ». Ils devaient comprendre que ce n’était pas sans raison que Dieu opérait en leur faveur de si grandes merveilles, qu’il les appelait à quelque bonheur sans fin, que l’on doit attendre par la patience ; mais ils se bâtèrent d’être heureux par les biens du temps, qui ne peuvent procurer à personne la vraie félicité, puisqu’ils n’en éteignent pas l’insatiable désir. « Quiconque boira de cette eau », dit le Sauveur, « aura encore soif[731] ».
14. Enfin : « Ils convoitèrent la convoitise dans le désert, et tentèrent Dieu dans les lieux sans eau[732] » ; c’est-à-dire « au désert », car il y a ici une répétition, « un lieu aride » est un lieu sans eau ; de même que « convoiter la convoitise », c’est « tenter Dieu » ; et cette locution : « Convoiter la convoitise », équivaut à cette autre : « Louer la louange », que nous avons signalée tout à l’heure.
15. « Et il leur donna leur demande », c’est-à-dire ce qu’ils demandaient par leurs cris. « Il envoya à leurs âmes de quoi les rassasier[733] ». Mais il ne les rendit point heureux pour cela ; cette satiété en effet n’est point celle dont il est dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés[734] ». De là vient que le mot d’âme en cet endroit ne s’entend point de l’âme raisonnable, mais de ce qui donne la vie au corps animal, pour le soutien duquel on a besoin de manger et de boire, d’après cette parole de l’Évangile : « L’âme n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement[735] ? » Comme si l’âme avait besoin de nourriture, et le corps de vêtement. C’est en ce sens qu’Isaïe disait : « Pourquoi avons-nous jeûné, et ne l’avez-vous point vu ; avons-nous privé nos âmes, et ne l’avez-vous point su[736] ? »
16. « La jalousie éclata dans le camp contre Moïse, et contre Aaron, le saint du Seigneur[737] ». La suite nous fait voir de quelle jalousie le Prophète veut parler, ou plutôt de quelles paroles amères, comme d’autres ont traduit.
17. « La terre s’ouvrit », dit le Prophète, « et engloutit Dathan, elle se referma sur la troupe d’Abiron[738] ». « Engloutir » et « se refermer sur », sont deux expressions identiques. Ces deux hommes, Dathan et Abiron, périrent pour la même cause, un schisme orgueilleux et sacrilège.
18. « Un feu s’alluma dans leur synagogue ; la flamme consuma les pécheurs[739] ». Dans les Écritures, ce mot de pécheur ne s’emploie point pour désigner ceux qui, vivant d’une manière juste et louable, ne sont pas toutefois exempts de toute faute. De même qu’il y a une différence entre le railleur, le murmurateur, l’écrivain de profession, et le reste, et l’homme qui ne raille qu’une fois, qui ne murmure qu’une fois, qui n’écrit qu’une fois ; ainsi l’Écriture donne ordinairement le nom de pécheurs à ceux qui sont chargés d’iniquités.
19. « Ils firent un vœu en Horeb, et adorèrent l’ouvrage de leurs mains ; ils changèrent leur gloire en la ressemblance de l’animal qui se nourrit d’herbe[740] ». Pour désigner la ressemblance, le Prophète n’a point dit : in similitudinem; mais, in similitudine, comme tout à l’heure il a dit : « Ils crurent en ses paroles », in verbis ejus. Par élégance il ne dit point qu’ils changèrent la gloire de Dieu, bien qu’ils l’aient fait, réellement, comme ceux dont l’Apôtre dit : « Ils changèrent la gloire du Dieu incorruptible en la ressemblance de l’homme corruptible[741] » : mais il dit : « leur gloire ». Car Dieu eût été leur gloire s’ils eussent attendu ses desseins, et n’eussent point agi avec une telle précipitation ; c’est à Dieu en effet que l’on dit : « Vous êtes ma gloire, vous élevez ma tête[742] ». Cette « gloire donc », ou Dieu, « ils l’ont transformée en la figure d’un veau qui mange du foin », afin de devenir eux-mêmes la proie de celui qui dévore ceux qui ont des sentiments charnels : « Toute chair en effet n’est qu’un foin[743] ».
20. « Ils oublièrent le Dieu qui les avait délivrés[744] ». Comment les délivra-t-il ? « En faisant des prodiges en Égypte, des miracles dans la terre de Cham, de terribles merveilles dans la mer Rouge[745] ». Quels sont ces prodiges, et ces merveilles effrayantes ? car l’admiration n’est jamais sans une certaine crainte ; bien qu’on puisse les appeler terribles, parce qu’en frappant les ennemis des Juifs, ils montraient à ceux-ci ce qu’ils avaient à craindre.
21. « Dieu dit alors qu’il les perdrait ». Ayant oublié celui qui les avait délivrés, par tant de merveilles, et s’étant fait un veau qu’ils adorèrent, ils s’étaient rendus par un crime si monstrueux, une si incroyable impiété, dignes d’être exterminés. « Dieu résolut donc de les perdre : mais Moïse, son élu, se tint en sa présence pour briser[746] ». Le Prophète ne dit point que Moïse se tint devant Dieu pour briser sa colère, mais ce mot briser s’applique au châtiment dont ils allaient être frappés, si Moïse ne se fût offert pour eux, en disant : « S’il vous plaît de leur pardonner ce crime, pardonnez ; sinon effacez-moi de votre livre[747] ». Ce qui nous montre combien est puissante auprès de Dieu l’intercession des saints en faveur des autres. Moïse, connaissant la justice de Dieu, et sachant qu’il ne pouvait l’effacer de son livre, obtint miséricorde pour ceux que Dieu pouvait effacer avec justice. C’est ainsi qu’« il se présenta devant Dieu pour briser, pour détourner sa colère, et l’empêcher de les exterminer ».
22. « Ils regardèrent comme rien cette terre si estimable[748] ». L’avaient-ils déjà vue ? Comment donc n’avoir aucune estime pour cet héritage qu’ils n’avaient pas vu, sinon comme il est dit ensuite, parce qu’« ils n’avaient point cru en ses paroles ? » Assurément, si Dieu n’eût fait un grand symbole de cette terre d’où s’épanchaient le lait et le miel[749], sacrement visible qui conduisait à la grâce invisible ou au royaume des cieux ceux qui comprenaient ces merveilles, le Prophète ne ferait pas un crime aux autres d’avoir méprisé cette terre, puisque nous regardons comme un néant tout royaume temporel, afin de reporter notre amour vers notre mère, la Jérusalem libre, qui est dans les cieux[750]. Ce que le Prophète blâme ici, c’est donc l’incrédulité des Juifs, parce que mépriser une terre si désirable, c’était manquer de foi à la parole de Dieu, qui veut, par des moyens petits en quelque sorte, nous élever à de grandes choses ; dans leur impatience d’être heureux par les jouissances temporelles, qu’ils convoitaient d’une manière charnelle, « ils n’attendirent point », comme il est dit plus haut, « que les desseins de Dieu fussent accomplis sur eux[751] ».
23. « Ils murmurèrent sous leurs tentes, et n’écoutèrent point la voix de Dieu[752] », qui leur défendait sévèrement le murmure.
24. « Il leva sa main sur eux, pour les exterminer au désert ; pour abattre leur race devant les nations, et les disperser parmi les peuples[753] ».
25. Ici, avant de dire qu’un homme s’interposa entre eux et cette souveraine indignation de Dieu, qu’il apaisa en quelque sorte, le Prophète poursuit : « Ils s’initièrent à Béelphégor[754] » ; c’est-à-dire qu’ils se consacrèrent à l’idole des nations. « Ils mangèrent des victimes immolées aux morts. Ils irritèrent le Seigneur par leurs inventions, et la ruine se multiplia sur eux[755] ». Comme si Dieu n’avait différé de lever la main sur eux pour les exterminer au désert, pour faire disparaître leur postérité du nombre des nations, et les disperser Parmi les peuples, que pour les livrer au sens réprouvé, afin qu’ils commissent des crimes capables de faire éclater la justice de Dieu dans leur châtiment. C’est ainsi que l’Apôtre a dit : « Comme ils ont refusé de connaître Dieu, Dieu les a livrés au sens réprouvé, afin qu’ils commettent des crimes indignes[756] ».
26. Enfin, tel fut leur crime en se consacrant aux idoles, et en mangeant les sacrifices des morts (c’est-à-dire ces sacrifices que les Gentils offraient à des hommes morts comme à des dieux), que Dieu ne voulut être apaisé qu’en la manière dont l’apaisa le prêtre Phinéès, qui tua d’un même coup l’homme et la femme qu’il surprit dans un embrassement adultère[757]. S’il eût agi de la sorte par un motif de haine, et non par amour, par ce zèle dont il – brûlait pour la maison de Dieu, cette action ne lui eût pas été imputée à justice. Ce meurtre fut comme un châtiment, dont Dieu frappa, comme un seul homme à l’âme duquel il veut épargner la mort, ce peuple dont il allait faire un si grand carnage. Il est vrai que, dans le Nouveau Testament, Notre-Seigneur Jésus-Christ nous traite avec pins de douceur ; mais les menaces de l’enfer, que nous ne lisons point dans toutes ces menaces de maux temporels, sont bien plus terribles. « La ruine se multiplia donc chez eux », quand l’énormité de leurs crimes leur attira des châtiments proportionnels. « Et Phinéès se leva et apaisa Dieu, et le fléau cessa[758] ». Le Prophète ne fait qu’effleurer cette histoire, parce qu’il n’instruit point ici les ignorants ; il rappelle ce que chacun sait. Ce qui est exprimé ici par fléau, l’était plus haut par le mot briser ; dans le grec, c’est la même expression.
27. « Cela lui fut imputé à justice de génération en génération, jusqu’à l’éternité[759] ». Dieu imputa à justice cette action de son prêtre, non seulement pour la durée d’une génération, mais « jusqu’à l’éternité » ; lui qui sonde les cœurs, et qui sait mesurer quel amour du peuple animait alors son serviteur.
28. « Ils irritèrent encore le Seigneur aux eaux de la contradiction, et Moïse fut châtié à cause d’eux, parce qu’ils avaient aigri son esprit ; et la distinction fut sur ses lèvres[760] ». Qu’est-ce à dire, « la distinction ? » Il douta que ce même Dieu, qui avait déjà fait tant de prodiges, pût faire couler l’eau d’un rocher. Car ce ne fut qu’avec hésitation qu’il frappa la pierre avec sa houlette ; de là vient qu’il fit une distinction entre ce miracle et les autres dans lesquels il n’avait nullement hésité ; de là sa faute, et de là vient aussi qu’il mérita d’entendre qu’il mourrait avant d’entrer clans la terre promise[761]. Troublé par le murmure d’un peuple infidèle, il ne demeura point aussi ferme qu’il devait l’être. Et toutefois, même après sa mort, Dieu lui rendit un témoignage favorable comme à son élu, afin de nous montrer que cette hésitation de sa foi n’eut d’autre châtiment que cette peine temporelle, de ne pas entrer dans la terre où il conduisait son peuple. Mais gardons-nous de croire qu’il fut banni du royaume de la grâce divine, dont nous avons une figure dans cette terre, où selon l’Écriture, coulaient le lait et le miel[762]. Car telle est, à proprement parler, l’alliance éternelle conclue avec Abraham notre père, non selon la chair, mais selon la foi.
29. Quant à ceux dont le Psalmiste nous raconte les iniquités, lorsqu’ils entrèrent dans la terre promise : « Ils ne détruisirent point les nations que le Seigneur leur avait désignées. Ils se mêlèrent à ces nations, apprirent leurs œuvres, servirent leurs idoles, ce qui fut pour eux un scandale[763] ». Ce qui les fit tomber, ce fut d’épargner ces nations, et de se mêler à elles.
30. « Ils immolèrent aux démons leurs fils et leurs filles ; répandirent le sang innocent, le sang de leurs fils et de leurs filles qu’ils avaient immolés aux idoles de Chanaan[764] ». L’histoire ne dit point qu’ils aient immolé aux démons et aux idoles leurs fils et leurs tilles, mais ce psaume ne saurait mentir, non plus que les Prophètes qui répètent souvent ce reproche dans leurs imprécations. Quant aux Gentils, leur histoire n’a pas manqué de consigner cette coutume parmi eux.
31. Mais que dit ensuite le Prophète ? « Et la terre fut tuée dans le sang ». Il nous semblerait que le copiste a commis une erreur, et qu’au lieu de infecta, souillée, il a écrit interfecta, tuée, si Dieu dans sa miséricorde n’eût voulu que son Écriture fût en plusieurs langues ; et la traduction grecque nous montre qu’il faut vraiment écrire : « La terre fut tuée dans le sang » Inter fecta est terra. Que signifie donc : « La terre fut tuée », s’il n’y a là une manière de parler, une figure désignant les hommes qui habitent la terre, et employant ce qui contient pour ce qui est contenu ; de même que nous appelons mauvaise maison, une maison habitée par les méchants, et bonne maison, celle qu’habitent les gens de bien ? ils donnaient en effet la mort à leurs âmes, en immolant leurs fils, en répandant le sang de jeunes enfants assurément fort étrangers à ces crimes. De là cette parole : « Ils répandirent le sang innocent ». Donc « la terre fut tuée dans le sang et souillée par leurs œuvres », puisqu’ils étaient tués dans l’âme et souillés dans leurs actions. « Ils se prostituèrent dans leurs inventions ». Le Psalmiste appelle ici inventions, ce que les Grecs nommeraient ἐπιτηδεύματα. C’est en effet cette même expression que l’on trouve dans les manuscrits grecs, et ici et à cet autre endroit où il est dit, qu’« ils irritèrent le Seigneur par leurs inventions », appelant en ces deux endroits « inventions », ce qu’ils firent à l’imitation des autres peuples. Ne prenons donc point le mot « invention » en ce sens qu’ils auraient établi des cérémonies dont on ne leur aurait donné nul exemple. Aussi plusieurs traducteurs, au lieu d’inventions, ont-ils dit, studia, attachements ; d’autres, affections, ou violents désirs ; d’autres enfin, voluptés : et eux-mêmes qui ont traduit par adinventiones, inventions, ont dit ailleurs studia, attachements. J’ai fait cette réflexion, afin qu’on ne s’étonnât point de trouver le mot « inventions » pour désigner un culte dont ils ne furent point les inventeurs, mais simplement les imitateurs.
32. « La fureur de Jéhovah s’alluma contre son peuple[765] ». Nos traducteurs n’ont pas voulu traduire par ira, colère, ce que le grec désigne par τυμὸς : quelques-uns pourtant l’ont mis ; d’autres ont traduit par indignation ; d’autres par animation, Quelle que soit l’expression, le trouble ne retombe point sur Dieu : mais l’usage a fait donner ce nom à son pouvoir de vengeance.
33. « Il eut horreur de son héritage, et le livra aux mains des Gentils, qui les haïssaient et qui en devinrent les maîtres : leurs ennemis les opprimèrent, et ils furent humiliés sous leur puissance[766] ». Quand le Prophète désigne ici l’héritage de Dieu, il est évident que sa colère ne voulait point les perdre, mais seulement les corriger, en les livrant à leurs ennemis. Aussi dit-il ensuite que « souvent il les délivra ».
34. « Mais eux l’aigrirent dans leurs desseins[767] ». C’est ce qui a été dit plus haut. « Ils n’attendirent point l’accomplissement de son dessein ». Or, le dessein d’un homme est pernicieux pour cet homme, quand il ne cherche pas la gloire de Dieu, mais son propre intérêt[768]. Mais dans cet héritage, qui est lui-même, quand il daignera se donner à nous, pour que nous jouissions de lui, nous ne serons point à l’étroit dans la société des saints, comme il nous arrive dans nos affections privées. Quand cette cité glorieuse possédera l’héritage qui lui est promis, et où il n’y aura ni trépas, ni naissance, il n’y aura plus de citoyens pour avoir une affection privée, parce que Dieu sera tout en tous[769]. Or, quiconque ici-bas aspire à cet héritage par la foi et par l’amour, s’habitue à préférer à son bien propre le bonheur de tous, en ne cherchant point ses intérêts, mais la gloire de Jésus-Christ ; de peur que, sage pour lui-même, occupé de lui-même, il n’en vienne à irriter le Seigneur par ses propres desseins. Mais dans l’espérance de ce qu’il ne voit pas encore, sans se hâter à jouir des choses visibles, dans la patiente expectative des biens invisibles, qu’il s’en rapporte en fait de promesses aux volontés de Celui dont il implore le secours dans ses tentations. Telle doit être son humilité dans ses aveux, afin de ne point ressembler à ceux dont il est dit : « Ils furent humiliés dans leurs iniquités ».
35. Toutefois Dieu, qui est plein de miséricorde, ne les a point négligés : « Il les regarda dans leurs angoisses, quand il entendit leurs cris. Il se souvint de son alliance, et se repentit de toute l’étendue de sa miséricorde[770] ». « Il se repentit », est-il dit, parce qu’il changea le dessein qu’il paraissait avoir pris de les perdre. Or, en Dieu tout est fixe et immuable, et l’on ne trouve en lui nulle résolution subite, comme s’il n’avait point prévu de toute éternité ce qu’il ferait : mais dans tout ce qui a lieu ici-bas au sujet des créatures, qu’il gouverne avec une sagesse admirable, on dirait qu’il fait par une volonté subite, ce qui était résolu dans ses desseins immuables et cachés, desseins qui lui découvrent toutes choses ers leur temps, et d’après lesquels il fait ce qui s’opère actuellement, et a déjà fait ce qui doit être un jour. « Et qui, mieux que lui, peut le faire[771] ? » Écoutons donc l’Écriture qui dit simplement les choses les plus sublimes, qui donne aux petits une nourriture proportionnée, et aux plus grands des vérités qu’ils doivent approfondir. « Dieu les vit dans leurs angoisses, quand il entendit leurs prières, et il se souvint de son alliance » : c’est-à-dire de son alliance éternelle, « qu’il avait jurée à Abraham », non de l’ancienne qui est abolie, mais de la nouvelle qui est voilée dans l’ancienne. « Et il se repentit selon l’étendue de sa miséricorde ». Il a donc fait ce qu’il avait résolu, mais il avait prévu qu’il accorderait cette grâce à leurs cœurs contrits et suppliants : parce que leur prière qui n’était pas encore, mais qui devait être un jour, n’était point ignorée du Seigneur.
36. « Et il leur fit trouver miséricorde[772] ». C’est-à-dire qu’il en fit des vases de miséricorde et non des vases de colère[773]. Le latin a mis, au pluriel, « ces miséricordes », qu’il leur fit trouver, parce que chacun a de Dieu un don qui lui est propre, l’un d’une manière, l’autre de l’autre[774]. « Il leur fit donc trouver miséricorde en présence de tous ceux qui les tenaient captifs ». Courage donc, ô toi qui lis ces paroles, toi qui reconnais, en lisant les lettres de l’Apôtre, la grâce du Dieu qui nous rachète pour la vie éternelle, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, toi qui approfondis les écrits des Prophètes pour y découvrir l’Ancien Testament révélé dans le Nouveau, et le Nouveau sous les voiles de l’Ancien, souviens-toi quel est celui que saint Paul appelle prince des puissances de l’air, « qui agit sur les enfants de l’incrédulité[775] », et ce qu’il dit encore à propos de quelques-uns, qu’« ils doivent sortir des pièges du démon qui les tient captifs pour en faire ce qui lui plaît[776] » souviens-toi des paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ quand, chassant le démon des cœurs des fidèles, il s’écriait : « Désormais le prince de ce monde est chassé dehors[777] » ; et de ces autres paroles de l’Apôtre : « Dieu nous a arrachés à la puissance des ténèbres, et nous a transportés dans le royaume de son Fils bien-aimé[778] ». En réfléchissant sur ces divers passages, applique ton attention sur les écritures de l’Ancien Testament, et vois ce que l’on chante dans ce psaume qui a pour titre : « Lorsque la maison fut rebâtie après la captivité ». C’est là qu’il est dit : « Chantez au Seigneur un cantique nouveau ». Et pour qu’on ne vienne pas à croire que ces paroles ne s’adressent qu’aux Juifs : « Chantez », dit le Prophète ; « que toute la terre chante au Seigneur ; chantez au Seigneur, bénissez son nom, annoncez », ou plutôt, « donnez la bonne nouvelle » ; et même, pour traduire l’expression grecque : « Évangélisez de jour en jour son salut ». De là est venu le nom d’Évangile, qui prêche de jour en jour Jésus. Christ, lumière de lumière, Fils engendré du Père. C’est lui en effet qui est le salut de Dieu, car le salut de Dieu est le Christ, comme nous l’avons démontré plus haut. « Annoncez donc sa gloire parmi les nations, et ses merveilles dans tous les peuples. Car c’est le Seigneur qui est grand et digne de toute louange, il est terrible par-dessus tous les dieux. Car les dieux des nations sont des démons[779] ». Ces ennemis donc, avec le diable qui est leur roi, tenaient captif le Peuple de Dieu. Or, à mesure que nous sommes délivrés de cette captivité, et que le prince de ce monde est chassé dehors, le temple de Dieu se construit après la captivité ; c’est de ce temple que le Christ est la pierre angulaire, lui qui a formé en lui-même un seul homme nouveau de ces deux peuples, établissant cette paix, que le jour venant du jour, annonce à ceux qui étaient proches, et â ceux qui sont éloignés pour n’en faire qu’un seul peuple[780] ; et amenant les autres brebis qui n’étaient point de ce bercail, afin d’en faire un seul troupeau sous un seul pasteur[781]. Ainsi Dieu « fit trouver des miséricordes », à ceux qu’il avait prédestinés ; car cela ne dépend ni de celui qui veut, « ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde[782] ; en présence de ceux qui les tenaient en captivité ». Ces ennemis donc, le diable et ses anges, avaient réduit en captivité ceux que Dieu a prédestinés à son royaume et à sa gloire ; mais le Rédempteur ayant chassé dehors ceux qui dominaient les infidèles à l’intérieur, ils ne les attaquent plus qu’à l’extérieur. Or, leurs attaques ne sont point victorieuses contre ceux qui se retirent dans une tour et se dérobent à l’ennemi[783]. S’ils nous attaquent, c’est qu’ils sentent qu’il y a chez nous quelques restes d’infirmité qui nous font dire à Dieu : « Remettez-nous nos dettes » ; et encore : « Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal[784] ». Après avoir donc chassé tous ces ennemis, Notre-Seigneur Jésus-Christ a perfectionné les guérisons dans son corps, lui qui en est la tête et le Sauveur[785], afin d’être dans ce même corps consommé le troisième jour. Voici ce qu’il dit en effet : « Je chasse les démons, je rends la santé aujourd’hui et demain, et le troisième jour je serai consommé[786] » ; c’est-à-dire je serai parfait, lorsque nous nous rencontrerons tous à l’état de l’homme parfait, à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ[787].
37. Après avoir donc chassé les démons qui nous tenaient captifs, le Christ achève de nous guérir. C’est pourquoi, après avoir dit : « Il leur fit trouver miséricorde auprès de ceux qui les avaient gardés en captivité » ; maintenant que les démons qui nous tenaient captifs sont bannis, le Prophète prie Dieu de nous guérir : « Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, rassemblez-nous du milieu des nations[788] » ; ou, comme l’on trouve dans certains exemplaires, « des Gentils ; afin que nous confessions votre saint nom, et que nous mettions notre gloire à vous louer ». Le Prophète nous marque ensuite cette louange en un mot : « Béni soit le Seigneur Dieu d’Israël, de siècle en siècle[789] » : ce que nous entendons ici, depuis, l’éternité jusqu’à l’éternité ; car Dieu sera loué sans fin par ceux dont il est dit : « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous loueront de siècle en siècle[790] ». Ce sera la troisième consommation du corps de Jésus : les démons seront chassés, les guérisons achevées, puisque le corps aura même l’immortalité ; ce sera le règne éternel de ceux qui béniront parfaitement le Seigneur, parce que leur amour sera parfait, et qu’ils le contempleront face à face. Alors s’accomplira cette prière qui est au commencement du psaume : « Souvenez-vous de nous, Seigneur, selon votre amour pour votre peuple ; visitez-nous pour nous sauver, afin de nous montrer votre bonté pour vos élus, de nous donner une part à la joie de votre peuple, et de faire chanter vos louanges par votre héritage ». Car ce n’est point seulement les brebis qui sont perdues de la maison d’Israël[791] qu’il rassemble parmi les nations, mais encore celles qui n’appartiennent point à ce troupeau, afin, comme il est dit, qu’il n’y ait plus qu’un seul bercail et un seul pasteur[792]. Mais les Juifs, s’imaginant que cette prophétie a pour objet leur royaume visible, car ils n’ont point su goûter par l’espérance la joie des biens invisibles, doivent tomber dans les embûches de celui dont le Seigneur a dit : « Je suis venu au nom de mon Père, et vous ne m’avez point reçu ; un autre viendra en mon nom, et vous le recevrez[793] ». C’est de lui que saint Paul a dit : « Alors apparaîtra l’homme de péché, ce fils de la mort, qui s’oppose à Dieu, s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu, ou que l’on adore comme Dieu, de manière à s’asseoir dans le temple de Dieu, à s’y montrer comme Dieu ». Et un peu après : « Alors apparaîtra d’impie, que le Seigneur Jésus tuera du souffle de sa bouche, et qu’il perdra par d’éclat de sa présence : cet homme qui se montrera pour agir comme Satan, environné de puissance avec des signes menteurs, et avec toutes les séductions de l’iniquité sur ceux qui périront, pour n’avoir pas reçu et aimé la vérité, afin d’être sauvés. C’est pourquoi Dieu leur enverra une opération de l’erreur, de manière qu’ils croiront au mensonge ; afin que tous ceux qui n’ont point cru à la vérité, et qui ont consenti à l’erreur, soient condamnés[794] ». Ce sera donc, ce me semble, parce perfide, par cet impie qui s’élèvera au-dessus de tout ce qui est Dieu ou que l’on adore comme Dieu, que les Israélites charnels croiront que va s’accomplir cette prophétie qui s’exprime ainsi : « Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemblez-nous de toutes les nations comme si ce chef devait les élever dans une gloire visible, en présence de ces ennemis visibles, qui les avaient réduits à une visible captivité. Alors ils croiront au mensonge, parce qu’ils n’ont point reçu la vérité avec amour, de manière à désirer, non plus les biens charnels, mais les biens spirituels. Ainsi déjà trompés parle diable ils allèrent jusqu’à donner la mort au Christ en disant : « Si nous le laissons aller de la sorte, tous croiront en lui, et les Romains viendront s’emparer de la ville et de la nation » ; quand « Caïphe, l’un d’entre eux, pontife cette année-là, leur dit : Vous n’y comprenez rien, et ne voyez pas qu’il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple, au lieu de faire périr toute la nation. Or », selon l’Évangéliste, « il ne parlait point de lui-même ; mais, grand prêtre cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, et non seulement pour la nation », c’est-à-dire pour les brebis qui avaient péri de la maison d’Israël, « mais aussi rassembler en un même bercail les enfants de Dieu dispersés par tous les peuples[795] ». Car il avait d’autres brebis qui n’étaient point de ce bercail. Et toutes les brebis et d’Israël et des nations, étaient dans la servitude du démon et de ses anges. Or, quand elles ont secoué le joug du démon, en présence de ces esprits méchants qui les avaient réduites en captivité, afin d’acquérir le salut et la perfection éternelle, voilà que le Prophète leur fait dire : « Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemblez-nous de toutes les nations » ; non plus par l’Antéchrist, comme les Juifs espèrent que s’accompliront ces paroles, mais par Jésus-Christ Notre-Seigneur qui viendra au nom de son Père, « lui qui est le jour venant du jour, et qui est le salut », dont il est dit ici : « Visitez-nous dans votre salut. Alors tout le peuple dira » : c’est-à-dire, ce peuple de prédestinés qui viennent de la circoncision et de la gentilité, cette nation sainte, ce peuple d’adoption, chantera : « Amen, Amen ».
DISCOURS SUR LE PSAUME 106
modifierLES ÉTAPES DE L’ÂME CHRÉTIENNE.
modifierLe titre du psaume Alléluia doit être toujours soit en notre bouche soit en notre cœur, et la confession qui en est le refrain doit avoir pour objet la divine miséricorde qui nous donne la vie durable des anges. Le peuple d’Israël ne doit point seul chanter ce cantique ; il est le chant de tous ceux que Dieu a rachetés de la puissance de leurs ennemis, et qu’il a rassemblés de toutes les nations en les faisant passer par la mer Rouge du baptême, qui engloutit nos péchés. Quatre fois en effet nous y trouvons la recommandation de confesser la louange de Dieu, ce qui désigne les quatre étapes de l’âme se dirigeant vers le Seigneur, et dès lors les quatre épreuves. La première est celle de l’erreur et de la faim ; l’homme ne sait où il doit aller, et il est affamé de vérité. La seconde est la difficulté de faire le bien, et Dieu nous en délivre en brisant les chaînes de nos passions. La troisième est celle de l’ennui ou du dégoût de la parole de Dieu. La quatrième est celle du gouvernement des âmes ; épreuve des princes de l’Église, tandis que les autres Sont communes aux fidèles. – Ainsi, dans la première épreuve, les Hébreux, qui figuraient les chrétiens, furent affamés, errants dans le désert ; ils invoquèrent le Seigneur qui les délivra, les mit sur le chemin droit. Mais sur ce chemin du bien l’âme éprouve la difficulté de le faire, car la connaissance du précepte multiplie le péché ; qu’elle crie vers le Seigneur qui brisera ses fers. Vient alors le dégoût dont le Seigneur guérit son peuple en lui envoyant son Verbe, et ils publièrent ses œuvres dans une sainte joie. La quatrième est un danger pour ceux qui sont dans la barque, trafiquant sur les grandes eaux, et pour ceux qui la conduisent. Tous doivent en appeler au Seigneur. Mais la tempête durera jusqu’à la fin des siècles. Combats au-dehors, craintes an dedans, voilà le chrétien. Le Seigneur seul peut commander à l’orage ; et dès lors ne mettons point notre confiance eu nous-mêmes. Le peuple Juif fut arrogant et Dieu lui retira la prophétie, le sacerdoce, etc. Ainsi en est-il des hérétiques se séparant de l’unité ; leurs princes sont frappés d’anathème, tandis que leurs questions insidieuses servent à manifester la vérité. Le vrai sage comprendra tout cela, mettra sa confiance dans le Seigneur et non dans ses propres mérites.
1. Ce psaume nous met en relief les divines miséricordes que nous avons éprouvées, et que dès lors cette expérience nous a rendues plus chères. Je m’étonnerais même, s’il pouvait plaire à d’autres qu’à ceux qui ont éprouvé ce que le Prophète y raconte. Toutefois, il n’est écrit ni pour un homme, ni pour deux hommes, mais pour tout le peuple de Dieu, qui doit s’y contempler comme dans un miroir. Nous n’avons pas à traiter ici du titre qui est Alléluia, et encore une fois Alléluia. C’est notre cantique habituel, en certains jours de nos solennités, selon l’antique usage de l’Église, et ce n’est pas sans mystère que nous le chantons en certaines occasions. Il est en effet des jours où nous chantons Alléluia, mais nous y pensons tous les jours de notre vie. Ce mot veut dire, en effet, louange à Dieu, et s’il n’est toujours dans la bouche du corps, il est au moins dans la bouche du cœur : « Toujours sa louange est en ma bouche[796] ». La répétition de l’Alléluia, dans le titre, n’est point particulière à ce psaume ; nous la trouvons aussi dans le psaume précédent. Et autant que l’on peut en juger par le texte, l’un est le chant du peuple d’Israël, et l’autre est le chant de toute l’Église de Dieu répandue dans toute la terre. Car ce n’est probablement pas sans raison qu’il y a ici un double Alléluia, de même que nous disons : « Abba, Pater », quand Abba n’a d’autre sens que Pater, et pourtant ce n’est pas en vain que l’Apôtre a dit : « C’est en lui que nous crions : Abba, Pater; Père, « Père[797] » ; c’est peut-être parce que l’une des murailles qui vient à la pierre angulaire crie : Abba, et que l’autre, qui vient d’une direction différente, crie : Pater, et c’est en cette pierre angulaire, qui est notre paix, que Dieu n’a fait qu’un seul peuple[798]. Voyons donc les avis que l’on nous donne ici, et nos motifs de joie, et nos motifs de gémissements, et nos motifs d’implorer du secours, ce qui porte Dieu à nous abandonner, et ce qui le porte à nous secourir, ce que nous sommes par nous-mêmes, ce que nous sommes par la divine miséricorde, et comment notre orgueil peut être dompté, afin qu’ensuite la grâce nous glorifie. Que chacun cherche en lui-même, s’il est possible, ce que je vais dire, car je parle à des hommes qui marchent dans la voie de Dieu, et qui sont avancés dans la voie spirituelle. Si donc il en est qui, pour ce motif, comprennent peu mes paroles, qu’ils reconnaissent leur faiblesse, et se hâtent d’arriver à me comprendre. J’espère néanmoins que Dieu soutiendra mes efforts, de manière que mes paroles deviennent intelligibles pour tous, tant pour ceux qui ont l’expérience que pour ceux qui ne l’ont point, de sorte que je stimulerai l’approbation des premiers, le désir des seconds, et que tous suivront avec intérêt mon discours. Tout d’abord, si je suis dans le vrai, ce discours sera agréable au Seigneur ; et je dirai vrai, si je parle de lui-même, et non de moi. Ainsi commence le psaume.
2. « Confessez au Seigneur qu’il est doux, et que sa miséricorde est éternelle[799] ». Voilà ce qu’il faut confesser, c’est que le Seigneur est doux : confessez-le, si vous l’avez goûté. Mais quiconque n’a point voulu l’éprouver ne saurait le confesser. Comment appeler doux ce que l’on ne connaît pas ? Mais vous, si vous avez goûté combien le Seigneur est doux[800], « Confessez au Seigneur qu’il est doux ». Si vous l’avez goûté avidement, que cette confession soit comme une exhalaison dans votre bouche. « Sa miséricorde est pour le siècle », c’est-à-dire éternelle. Cette expression, en effet : In saeculum, est mise ici, parce que dans l’Écriture : In saeculum, en grec eis aiona, signifie éternellement. Car la divine miséricorde n’est pas pour un temps, mais pour l’éternité ; cette miséricorde ne se répand sur les hommes qu’afin de leur donner la vie éternelle des anges.
3. « Qu’ils parlent, ceux qu’a rachetés le Seigneur[801] ». On peut croire, il est vrai, que le peuple d’Israël a été racheté de l’Égypte, de la puissance de l’esclavage, des travaux inutiles pour lui, travaux de briques ; voyons néanmoins si c’est l’Israël délivré de l’Égypte par le Seigneur, qui doit chanter ce cantique. Il n’en est pas ainsi. Qui donc doit le chanter ? « ceux que Dieu a rachetés de la main des ennemis ». À la rigueur on pourrait encore les considérer comme rachetés de la puissance de leurs ennemis, ou des Égyptiens. Que le psaume nous marque lui-même avec précision à qui appartient ce cantique. « Il les a rassemblés de toutes les régions ». On peut encore dire des régions de l’Égypte, car il y avait plusieurs régions dans une seule province. Que le Psalmiste nous dise alors plus clairement : « De l’Orient et de l’Occident, de l’Aquilon et de la mer[802] ». Nous comprenons déjà que ces peuples délivrés subsistent dans l’univers entier. Tel est vraiment le peuple de Dieu délivré des vastes régions de l’Égypte, et conduit comme à travers la mer Rouge[803], pour mettre fin à ses ennemis dans le baptême. Car la mer Rouge n’est qu’une figure, et nos péchés, qui nous poursuivent comme les Égyptiens, sont noyés dans le baptême que consacre le sang du Christ ; et au sortir de ces eaux nul des ennemis qui t’opprimaient ne demeure en vie. Que ceux-là donc chantent notre psaume : et pour nous, mes frères, puisque tel est le peuple de Dieu que l’on conduit, écoutons ce que l’on fait dans cette assemblée rachetée par le Christ. Toutefois ce que l’on chante ici n’arrive pas en même temps dans tous ceux qui croient, mais simplement dans chaque particulier : mais il en était autrement du peuple d’autrefois. Ce peuple, en effet, cette nation tout entière, issue d’Abraham selon la chair, toute cette nombreuse maison d’Israël fut tirée de l’Égypte une fois, conduite une fois à travers la mer Rouge, et mise une fois en possession de la terre promise ; car ils étaient tous ensemble au milieu de ces événements : « Or, ces événements étaient pour eux des figures, ils ont été consignés pour nous servir d’instructions à nous qui vivons à la fin des temps[804] ». Pour nous, ce n’est point tous ensemble, mais peu à peu et chacun en particulier, que la foi nous réunit en une même cité, en un même peuple de Dieu. Et toutefois ce qui est marqué dans ce psaume arrive en chacun de nous, et en même temps dans le peuple, car le peuple est composé des particuliers, et non les particuliers formés du peuple. Un homme est-il, en effet, composé d’un peuple ? tandis qu’un peuple se compose d’hommes en particulier. O toi donc, qui que tu sois, qui reconnais en toi ce que je vais dire, qui l’as éprouvé, ne demeure pas en toi-même et ne t’imagine pas être le seul pour éprouver tout cela, mais sois convaincu qu’il en est de même pour tous, ou du moins peu s’en faut, pour tous ceux qui viennent s’unir à ce peuple, et qui sont rachetés des mains de leurs ennemis, par le sang précieux du Christ.
4. Ce psaume en effet va répéter continuellement ce que nous avons chanté tout à l’heure : « Qu’ils confessent au Seigneur ses miséricordes, et ses merveilles pour les enfants des hommes ». Autant que j’ai pu le voir, et que vous le pouvez vous-mêmes, ces versets sont répétés quatre fois, et ce nombre, autant que Dieu me l’a fait comprendre, désigne quatre tentations, dont nous sommes délivrés par celui que chantent ses miséricordes. Donnez-moi, en effet, un homme tout d’abord peu soucieux de rien, vivant selon le vieil homme dans une sécurité trompeuse, persuadé qu’il n’y a plus rien après cette vie qui doit finir, un homme négligent et paresseux, dont le cœur est absorbé dans les délices du monde et dans l’assoupissement, dans les plaisirs empoisonnés : pour que cet houmme se réveille et devienne soucieux de la grâce de Dieu, afin qu’il sorte de son assoupissement, ne faut-il pas que la main de Dieu vienne le secouer ? Toutefois il ne sait encore qui l’a réveillé. Mais il commence à être à Dieu, dès qu’il connaît la foi véritable. Néanmoins, avant de la connaître, il déplore son erreur. Il reconnaît ses égarements, il veut connaître la vérité, il frappe où il peut, tente ce qu’il peut, erre où il peut, pressé qu’il est par la faim de la vérité. La première épreuve de l’homme est donc celle de l’erreur et de la faim. Lorsque fatigué de cette épreuve il crie vers Dieu, il est conduit à la voie de la vérité, d’où il peut arriver à la cité du repos, il est donc amené au Christ, qui a dit : « Je suis la voie[805] ».
5. Quand l’homme en est là, quand il sait déjà ce qu’il doit observer dans sa conduite, parfois il compte beaucoup sur lui-même, et, présumant de ses forces, il se prend à vouloir combattre ses péchés, et son orgueil entraîne sa défaite. Il se trouve donc lié par les chaînes de ses passions, qui entravent sa marche et l’arrêtent dans la voie : il se sent resserré par ses propres vices ; l’impossibilité le retient comme une muraille dont toute issue est close, et d’où il ne peut s’échapper pour vivre saintement. Il sait comment il doit vivre : car il était naguère dans l’erreur ayant faim de la vérité : le pain de la vérité il l’a reçu, et il a été placé sur la voie ; il entend : Vis bien à l’avenir, comme tu le fais, car auparavant tu ne connaissais pas la vie sainte ; agis maintenant que lu l’as apprise. Il essaie, mais vains efforts ! Il se sent garrotté, et pousse des cris vers le Seigneur. La seconde épreuve lui vient donc de la difficulté de faire le bien, comme la première est celle de l’erreur et de la faim. Ici encore l’âme pousse des cris vers le Seigneur, et le Seigneur la délivre de ses entraves ; il brise les liens qui la retiennent, il la met en état de faire le bien. Ce qui lui était difficile auparavant, lui devient facile : s’abstenir du mal, éviter l’adultère, ne commettre ni vol, ni homicide, ni sacrilège, ne désirer plus que le bien d’autrui, toutes choses autrefois difficiles, sont faciles aujourd’hui. Dieu pouvait nous faire arriver là sans peine, mais si nous y étions arrivés sans peine, nous n’aurions point de reconnaissance pour l’auteur d’un si grand don. Si l’homme se trouvait en cet état dès son premier désir, s’il ne sentait la révolte des passions, si l’âme n’était brisée sous le poids de ses chaînes ; il en viendrait à n’attribuer qu’à ses propres forces le bien dont il se croirait capable, et ne confesserait point devant le Seigneur ses miséricordes.
6. Après ces deux épreuves, l’une de l’erreur et de la disette de la vérité, l’autre de la difficulté de faire le bien, il en survient pour l’homme une troisième : je m’adresse à celui qui a déjà surmonté les deux premières, lesquelles sont, je l’avoue, communes à beaucoup. Qui ne sait qu’il a passé de l’ignorance à la connaissance de la vérité, de l’erreur à la bonne voie, de la faim de la sagesse à la parole de la foi ? De même, il en est beaucoup qui sont aux prises avec les difficultés de leurs vices, qui sont garrottés par les habitudes, et gémissent dans leurs entraves comme dans les fers. Ils connaissent donc cette épreuve, bien qu’ils disent déjà, si tant est qu’ils le disent : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort[806] ? » Vois en effet ces liens si resserrés : « La chair », dit l’Apôtre, « conspire contre l’esprit, et l’esprit contre la chair, de sorte que vous ne faites point ce que vous voulez[807] ». Celui-là dès lors qui est soutenu par l’esprit ail point de n’être plus adultère parce, qu’il n’a point voulu l’être, ni voleur, parce qu’il n’a point voulu l’être, et ainsi des autres vices que les hommes voudraient surmonter, et qui les surmontent bien souvent, de manière que les hommes crient vers le Seigneur, le supplient de les délivrer des angoisses où ils se trouvent, en sorte qu’une fois délivrés, ils confessent au Seigneur ses miséricordes ; quiconque, dis-je, est parvenu à vaincre ces difficultés, et à vivre parmi les hommes d’une manière irréprochable, celui-là arrive à la troisième épreuve, qui est l’ennui de demeurer longtemps en cette vie, de manière à ne goûter aucun plaisir, pas même dans la prière. Cette troisième épreuve est donc contraire à la première : dans l’une, c’était la faim ; dans l’autre, c’est le dégoût. D’où vient ce dégoût, sinon d’une certaine langueur de l’âme ? Sans avoir de l’inclination pour l’adultère, on ne trouve aucun goût dans la parole de Dieu. Après avoir échappé au danger de l’ignorance et de la convoitise, garde-toi de la plaie de l’ennui et du dégoût. Ce n’est point là une légère épreuve : sache te reconnaître dans ce danger, et crier vers le Seigneur, afin qu’il te délivre de tous tes dangers ; et une fois que tu seras sorti de ces entraves, que ses miséricordes le confessent à jamais.
7. Une fois délivré de l’erreur, délivré de la difficulté de faire le bien, délivré de l’ennui et du dégoût de la parole de Dieu, peut-être alors seras-tu digne aux yeux de Dieu, qui voudra bien te confier son peuple, te placer au gouvernail de sa barque, et te donner la conduite d’une Église. Telle est la quatrième épreuve. Les flots de la mer, qui viennent battre l’Église, bouleversent le pilote. Tout homme pieux dans le peuple de Dieu peut subir les trois autres épreuves : la quatrième est plus spécialement la nôtre, Plus nous sommes en honneur, plus nous sommes en péril, On peut craindre pour chacun de vous que l’erreur ne le détourne de la vérité ; on peut craindre qu’il ne succombe à ses passions, et qu’il ne préfère leur obéir plutôt que d’en appeler au Seigneur dans ses dangers ; on peut craindre qu’il ne prenne à dégoût la parole de Dieu, et que ce dégoût ne lui donne la mort : mais l’épreuve du gouvernement est une épreuve dangereuse dans la direction d’une Église, et qui nous regarde principalement. Et vous, comment seriez-vous étrangers au péril qui menacerait l’Église ? Je fais cette question afin que dans cette quatrième tentation, qui semble nous être plus particulière, et qui demande néanmoins de continuelles prières de votre part, puisque vous seriez les premiers exposés au naufrage, vous ne soyez point sans inquiétudes, et que vous ne ralentissiez point vos prières pour nous. Pour n’être point assis avec nous au gouvernail, en êtes-vous moins dans le même navire ?
8. Après ces quatre épreuves, après ces quatre cris vers Dieu, après ces quatre délivrances, après ces quatre confessions des divines miséricordes, le psaume traite en général de l’Église dans la suite des siècles, afin de vous faire comprendre de quelle Église il parlait au commencement. Le Prophète en parle de manière à nous révéler partout la miséricorde de Dieu, « qui résiste aux superbes et donne la grâce aux humbles[808] » ; parce qu’il est venu précisément « afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles[809] ; car tonte vallée sera comblée, toute montagne et toute colline sera abaissée[810] ». Après avoir parlé de l’Église, le Prophète nous tient un langage que l’on peut appliquer même aux hérétiques, qui font à cette Église comme une guerre civile, Ainsi finit le psaume que j’ai exposé d’une manière plus courte sans doute que vous ne l’attendiez. Et il me semble que je l’ai tellement expliqué, nonobstant sa longueur, que si vous retenez ce que j’ai dit, mon rôle sera plutôt celui de lecteur que celui de commentateur. Vous avez sans doute mes paroles devant les yeux, mais reprenons-les succinctement afin de les mieux graver. La première épreuve est celle de l’erreur, de la faim de la vérité ; la seconde est la difficulté de vaincre ses passions ; la troisième celle de l’ennui et du dégoût ; la quatrième est la tempête qui menace du péril ceux qui gouvernent l’Église : et dans toutes ces épreuves, on crie vers Dieu, Dieu délivre, et l’on chante ses miséricordes. À la fin, le Prophète nous parle de l’Église, qui est sauvée par la grâce de notre Dieu, et non par ses propres mérites ; il nous montre ses ennemis châtiés de leur orgueil, et l’Église s’élevant sur leurs ruines ; il signale chez les hérétiques les pièges qui nous enlèvent quelques fidèles, et nous font essuyer des pertes en quelque sorte domestiques, les biens que Dieu en a tirés en faveur de son Église ; puis vient la conclusion du psaume. Écoutez-en la lecture plutôt que l’explication.
9. « Qu’ils parlent, ceux que le Seigneur a rachetés, qu’il a délivrés de la puissance de leurs ennemis, qu’il a rassemblés des pays lointains, de l’Orient et de l’Occident, de l’Aquilon et de la mer ». Que tel soit donc le cantique des chrétiens, rassemblés de l’univers entier, « Ils ont erré dans le désert, dans les lieux arides, sans trouver le chemin d’une habitation ». Telle est l’épreuve d’un douloureux égarement : que va-t-il dire de l’indigence ? « Ils souffrirent de la faim et de la soif, leur âme est tombée en défaillance[811] ». Mais d’où vient cette défaillance ? Quel bien Dieu voulait-il en tirer ? Car Dieu n’est point cruel ; mais il se montre, ce qui est un bien pour nous, afin que nous l’invoquions dans nos défaillances, et que nous l’aimions quand il nous soutient. De là vient, qu’après ces égarements, après cette faim et cette soif, « les Hébreux crièrent vers le Seigneur dans leurs tribulations, et il les délivra de leurs misères ». Que fit-il en faveur de ceux qui étaient égarés ? « Il les conduisit dans la voie droite ». Ils ne trouvaient le chemin d’aucune ville qu’ils pussent habiter, haletants de faim et de soif, ils tombaient en défaillance alors « il les conduisit dans la voie droite, afin qu’ils arrivassent à la ville qu’ils devaient habiter ». Le Prophète ne dit pas encore comment Dieu subvint à leur faim et à leur soif, mais attendez quelque peu. « Qu’ils confessent au Seigneur ses miséricordes, et ses merveilles envers les enfants des hommes ». Vous qui avez éprouvé ses bontés, dites-les à ceux qui ne les ont pas éprouvées. Vous qui êtes sur la voie, qui vous dirigez vers la cité que vous devez habiter, vous qui avez échappé à la faim et à la soif, confessez « que le Seigneur a rassasié l’âme affaiblie, qu’il e a rempli de biens l’âme affamée[812] ».
10. Que ta vie soit donc sainte, maintenant que tu es sur la voie, que tu as entendu ce qu’il te faut faire et espérer. Où peuvent aboutir vos efforts toujours vaincus ? « Ils étaient assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort, accablés de chaînes et de misères[813] ». Pourquoi cette misère, sinon parce que tu t’attribuais tes mérites sans reconnaître la grâce de Dieu, parce que tu rejetais ses desseins sur toi ? Vois en effet ce qu’ajoute le Prophète : « Parce qu’ils aigrirent la parole du Seigneur ». Parce que, dans leur orgueil et dans leur ignorance de la justice de Dieu, ils s’efforcèrent d’établir la leur[814] ; « Ils méprisèrent le conseil du Tout-Puissant, et leur cœur fut abattu dans leurs travaux[815] ». Et maintenant livre bataille à tes convoitises. Sans le secours de Dieu, tu pourras faire des efforts, tu ne saurais vaincre. Et quand tu gémiras sous le poids de tes habitudes dépravées, ton cœur sera humilié dans le labeur ; en sorte que dans cette humiliation de cœur tu apprendras à crier : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort[816] ? Leur cœur dès lors a été humilié dans les travaux ; ils se sont affaiblis et nul ne les secourait ». Que faire alors, sinon ce qui eut lieu ? « Si la loi, qui fut donnée, eût pu nous communiquer la vie, assurément la justice viendrait de la loi. Mais l’Écriture a tout renfermé sous le péché, afin que la promesse du Seigneur s’accomplît par la foi en Jésus-Christ, à l’égard de ceux qui croiront[817]. Mais « la loi est entrée, en sorte que le péché s’est multiplié[818] ». Tu as donc reçu la parole divine, tu as reçu le précepte, et tu ne cesses point de commettre le mai que tu faisais auparavant ; la connaissance du précepte multiplie chez toi le péché par la prévarication. Orgueilleux, si tu t’ignorais alors, maintenant que tu es humilié, apprends à te connaître ; tu crieras vers Dieu, et il te délivrera de ta détresse, et une fois délivré, tu confesseras ses miséricordes. « Au fort de leur affliction, ils crièrent vers le Seigneur, qui les délivra de leurs peines[819] ». Les voilà donc délivrés de la seconde épreuve, et il reste celle de l’ennui et du dégoût. Mais d’abord, voyons ce qu’il fit pour ces âmes qu’il avait délivrées : « Il les fit sortir des ténèbres et de l’ombre de la mort, et brisa leurs chaînes. Qu’ils confessent au Seigneur ses miséricordes, et ses merveilles envers les enfants des hommes ». Pourquoi ? Quelles difficultés a-t-il surmontées ? « Il a rompu les portes d’airain, il a brisé les barres de fer. Il les a recueillis de la voie de leurs iniquités, car leurs iniquités les ont fait humilier[820] ». Ils s’attribuaient leurs bonnes œuvres, et non à Dieu ; dans leur ignorance de la justice de Dieu, ils établissaient leur propre justice[821], et ils furent humiliés. Après avoir présumé de leurs propres forces, ils comprirent qu’ils ne pouvaient rien sans le secours du Seigneur.
11. Mais quelle autre épreuve nous reste ? « Leur âme eut horreur de toute nourriture ». Voilà maintenant le dégoût ; dégoût qui les fait languir, dégoût qui les met en danger, à moins d’imaginer que la faim peut faire mourir, et non le dégoût. Écoute ce qu’ajoute le Prophète après qu’il a dit : « Leur âme eut horreur de toute nourriture » ; de peur qu’on ne vienne à croire qu’une fois rassasiés ils étaient clans la sécurité, au lieu de voir que le dégoût les conduisait à la mort : « Et ils arrivèrent aux portes de la mort[822] », dit le Prophète. Que reste-t-il donc à faire ? À ne pas t’attribuer à toi-même le goût que tu peux avoir pour la parole de Dieu, à n’en concevoir aucune arrogance, et dans ton avidité pour la sainte nourriture, ne va point t’élancer au-dessus de quiconque est mis en danger par le dégoût. Comprends bien aussi que cette disposition est un don, et qu’elle ne vient pas de toi. « Qu’as-tu, que tu n’aies point reçu[823] ? » Comprends donc ceci, et quand cette faiblesse, cette langueur te mettra en péril, accomplis ce qui suit : « Dans leur tribulation ils en appelèrent au Seigneur, qui les délivra de leurs misères ». Et comme l’effet de cette langueur était de ne goûter aucune joie : « Dieu envoya son Verbe qui les guérit[824] ». Mesure le mal causé par le dégoût ; vois de quel abîme les délivre Celui que l’on invoque dans cet ennui. « Il envoya son Verbe qui les guérit, qui les délivra ». De quoi ? non plus de l’erreur, non plus de la faim, non plus de la difficulté de vaincre leurs péchés, mais « de leur corruption ». Il y a corruption de l’âme, à repousser ce qui est doux. Donc, à propos de ce bienfait, comme à propos des autres : « Qu’ils confessent au Seigneur ses miséricordes et ses merveilles envers les enfants des hommes. Qu’ils offrent un sacrifice de louanges[825] ». Déjà le Seigneur leur paraît doux et louable. « Qu’ils publient ses œuvres avec joie e : non point avec ennui, non point avec chagrin, non plus avec inquiétude, non plus avec dégoût, mais avec joie ».
12. Il reste la quatrième épreuve qui nous met tous en péril. Car nous sommes tous dans le vaisseau, les uns pour y travailler, les autres pour y être portés ; et tous néanmoins trouvent un danger dans la tempête, et le salut au port. Voici en effet ce que dit le Prophète après tout cela : « Ceux qui descendent la mer sur des navires, qui trafiquent sur les grandes eaux[826] » : c’est-à-dire, parmi les peuples nombreux. Car les eaux se prennent souvent pour les peuples : ainsi dans l’Apocalypse, quand saint Jean demande ce que signifient ces eaux, il lui est répondu : « Ce sont les peuples[827] ». Ceux donc qui font le trafic sur les grandes eaux, « ont vu les œuvres du Seigneur, et ses prodiges au fond des abîmes[828] ». Quel abîme plus profond que le cœur humain ? De là s’échappent incessamment des souffles violents, des tempêtes séditieuses qui agitent le vaisseau. Et quel est le dessein de Dieu ? Dieu veut que tous crient vers lui, et ceux qui gouvernent le vaisseau, et ceux qui y trouvent un abri, « Il dit, et alors se maintint l’esprit des tempêtes ». Qu’est-ce à dire, « se maintint ? » Il demeura, il dura ; aujourd’hui encore il sévit, il soulève la tempête ; il n’a point cessé de battre le navire. « Car Dieu a parlé, et l’esprit des tempêtes s’est maintenu ». Et où donc aboutissent tous ses efforts ? « Alors les flots se soulevèrent, ils s’élevèrent jusqu’au ciel », par leur audace : « ils descendirent jusque dans les abîmes », par la crainte. « Ils s’élèvent jusqu’au ciel, ils descendent jusque dans l’abîme ». au-dehors le combat, au dedans la crainte. « Le cœur des nautoniers a défailli devant le danger. Ils se troublent, ils chancellent comme un homme « ivre ». Ceux qui sont assis au gouvernail, ceux qui ont un amour fidèle pour le navire, comprennent mes paroles : « Ils se troublent, ils chancellent comme un homme ivre[829] ». Qu’ils prennent la parole, qu’ils lisent, qu’ils discutent, on les croira sages ; mais malheur à cause de la tempête. « Et toute leur sagesse », dit le Prophète, « s’est évanouie ». Parfois, tout conseil humain vient à manquer : quelque part que l’on se réfugie, les flots sont écumeux, la tempête grondante, les bras défaillants ; le pilote ne voit plus où la proue va se heurter, par quel flanc du navire pénètrent les eaux, ni sur quel rivage le pousse la tempête, ni de quels récifs il faut l’arracher. Que faire alors, sinon ce que dit le Prophète ? « Dans leurs tribulations, ils en appelèrent au Seigneur qui les sauva de leur misère. Et il commanda à l’orage, qui se maintint comme un vent léger[830] ». Non plus comme une tempête, mais « comme un vent léger. Et ses flots s’apaisèrent ». Écoutez, à cette occasion, la voix d’un pilote en danger, puis humilié, puis délivré : « Je ne veux point, mes frères, que vous ignoriez l’affliction que nous avons dû subir en Asie, parce qu’elle a dépassé nos forces, dépassé toute borne » (sa sagesse même était absorbée, on le voit), « au point que la vie m’était à charge[831] ». Quoi donc, Dieu abandonnerait-il ainsi l’homme en danger ? Cette défaillance, au contraire, ne devait-elle pas faire éclater en lui sa propre gloire ? Que dit ensuite l’Apôtre ? « Mais nous avons reçu en nous une réponse de mort, afin que nous ne missions pas notre confiance en nous, mais en Dieu qui ressuscite les morts[832]. Et il commanda à l’orage, qui devint un vent léger ». Déjà, ils avaient reçu eu eux une réponse de mort, ces hommes dont toute la sagesse était absorbée. « Et les flots de la mer devinrent calmes ; et ils se réjouirent de ce calme, et il les conduisit au port selon leur volonté. Qu’ils confessent au Seigneur ses miséricordes[833] ». Oui, qu’ils annoncent partout, qu’ils publient de toutes parts, qu’ils publient à la gloire du Seigneur, non point nos mérites, non point notre puissance, non point notre sagesse, mais les divines miséricordes, Que notre délivrance nous fasse aimer celui que nous avons invoqué dans toutes nos afflictions. « Qu’ils confessent au Seigneur ses miséricordes, et ses merveilles envers les enfants des hommes ».
13. Voyez ce qui fait parler le Prophète, pourquoi ce prélude, pourquoi cette énumération, et où s’accomplit tout ce qu’il a dit. « Qu’ils chantent le Seigneur dans l’assemblée du peuple, qu’ils le bénissent dans la chaire des vieillards[834] ». Chanter le Seigneur, c’est publier ses louanges, comme publier ses louanges, c’est le chanter. Qu’il soit béni par les peuples, par les vieillards, par ceux qui trafiquent, par ceux qui gouvernent le navire. Qu’a tait Dieu pour cette assemblée ? Qu’a-t-il établi ? D’où l’a-t-il délivrée ? Quel don lui a-t-il fait ? De même qu’il a résisté aux superbes, il a donné la grâce aux humbles[835] ; et ces superbes étaient tout d’abord le peuple juif, peuple arrogant, qui se glorifiait d’être de la race d’Abraham, et de ce que les oracles du Seigneur avaient été confiés à cette nation[836] ; faveurs qui ne servaient point à la guérison, mais seulement à l’enflure de leurs cœurs, à les enorgueillir plutôt qu’à les grandir. Que fit donc le Seigneur, pour résister aux orgueilleux et donner la grâce aux humbles, en retranchant les branches naturelles à cause de leur orgueil, et en insérant l’olivier sauvage à cause de son humilité[837] ? Que fit Dieu ? Écoutez ces deux faits, et comment Dieu résiste aux superbes, et comment il favorise les humbles : « Il changea les fleuves en désert ». Les eaux couraient chez les Juifs, les paroles prophétiques y coulaient. Cherche maintenant un seul prophète chez les Juifs, et tu n’en trouveras point : « Car il a changé les fleuves en désert, et les courants d’eau en une terre altérée. Les fleuves sont changés en désert[838] ». Qu’ils le disent : « Déjà il n’est plus de prophète, et Dieu ne nous connaît plus[839]. Il a changé les fleuves en désert, les courants d’eau en une terre altérée, un champ fertile en une saline[840] ». Cherche parmi eux la foi au Christ, et tu ne la trouves point ; un prophète, ils n’en ont plus ; un prêtre, ils n’en ont plus ; un sacrifice, ils n’en ont plus ; un temple, et ils n’en ont plus. Pourquoi ? « Parce que Dieu a changé les fleuves en désert, les courants d’eau en une terre sèche, et le champ fertile en saline ». D’où vient ce châtiment ? Quel crime l’a mérité ? « La malice des habitants de cette malheureuse terre ». C’est ainsi que Dieu résiste aux superbes. Écoute comme il donne la grâce aux humbles : « Il a fait du désert un étang plein d’eau, et des sables du désert des fontaines jaillissantes. Là il a fait habiter ceux qui avaient faim[841] ». Car c’est au Christ qu’il a été dit : « Tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech.[842] » Tu cherches un sacrifice chez les Juifs, tu n’en trouves pas même selon l’ordre d’Aaron, parce que Dieu a fait son désert à la place des fleuves. Tu le cherches selon l’ordre de Melchisédech, et tu ne le trouves point chez eux, tandis que l’Église l’offre solennellement dans l’univers entier. « Depuis l’Orient jusqu’au Couchant, le nom du Seigneur est béni[843] ». Et le Seigneur dit à ceux dont il a changé les fleuves en un désert : « Ma volonté n’est plus en vous, dit le Seigneur, et je ne recevrai aucun sacrifice de vos mains, car de l’Orient jusqu’au couchant on offre un sacrifice en mon honneur[844] ». Où l’on ne voyait jadis que d’immondes sacrifices, quand les nations n’étaient qu’un désert, quand elles étaient souillées, quand partout ce n’était qu’une terre déserte, là aujourd’hui coulent des fontaines, des fleuves ; là sont des réservoirs, là sont les eaux courantes, « Dieu a donc résisté aux superbes, et accordé aux humbles ses faveurs. C’est là qu’il a fait habiter ceux qui avaient faim », parce que : « Les pauvres mangeront et seront rassasiés[845] ». « Et ils ont construit une ville pour y habiter » ; y habiter d’abord en espérance, car : « Celui qui m’écoute habitera dans l’espérance[846][847] », est-il dit. « Et ils ont construit une ville pour y habiter ; et ils ont semé leurs champs, planté leurs vignes, et récolté le fruit de leur froment[848] » ; fruit dont se réjouit cet ouvrier qui a dit : « Ce n’est point que je désire vos dons, mais je désire le fruit que vous en retirez[849]. Et Dieu les bénit et ils se multiplièrent, et leurs troupeaux ne diminuèrent point[850] ». Voilà ce qui dure encore. « Le solide fondement de Dieu demeure ferme, car Dieu connaît ceux qui sont à lui[851] ». On donne le nom de troupeau, de bercail, à ceux qui vivent simplement dans l’Église, mais qui sont utiles, qui sont peu savants, mais pleins de foi. Donc, et les hommes spirituels, et ceux qui étaient charnels encore, « Dieu les bénit et ils se multiplièrent, et leurs troupeaux ne diminuèrent point ».
14. « Les voilà réduits à un petit nombre, accablés de maux[852] » D’où ces maux ? du dehors ? Non, mais de l’intérieur. Pour les réduire à un petit nombre, cette parole s’accomplit alors : « Ils sont sortis de nous, mais ils n’étaient pas des nôtres[853] ». Si le Prophète parle encore de ceux-ci comme il en parlait auparavant, c’est afin que nous les distinguions seulement par la pensée ; puisqu’il parle d’eux comme s’ils étaient les mêmes, à cause des sacrements qui leur sont communs avec nous. Ces hommes, en effet, appartiennent au peuple de Dieu, sinon par la vertu, du moins par les dehors de la piété. C’est d’eux que nous avons entendu dire à saint Paul : « Dans les derniers temps, il viendra des jours fâcheux, et les hommes s’aimeront eux-mêmes ». Premier malheur ; « ils s’aimeront eux-mêmes », et mettront en eux-mêmes leur propre complaisance. Puissent-ils se déplaire, car alors ils plairaient à Dieu ! puissent-ils en appeler à lui dans leurs difficultés, car alors ils seraient délivrés ! Mais leur confiance en eux-mêmes « les a réduits à un petit nombre ». Cela est évident, mes frères ; tous ceux qui se séparent de l’unité deviennent le petit nombre. Ils sont en grand nombre, mais dans l’unité, et tant qu’ils ne se séparent point de l’unité. Dès lors, en effet, qu’ils n’appartiennent plus à l’unité qui est nombreuse, le schisme et l’hérésie les réduisent au petit nombre. « Et ils devinrent peu nombreux et furent accablés du poids des maux et de la douleur. Le mépris se répandit sur leurs princes ». Ils furent rejetés de l’Église de Dieu ; et plus ils ont voulu être princes, plus ils sont couverts de mépris, et deviennent un sel affadi que l’on jette dehors, et que les hommes foulent aux pieds[854]. « Le mépris se répandit donc sur les princes ; ils furent séduits dans la voie de l’erreur, et non dans la bonne voie[855] ». Tout à l’heure, ils étaient dans la voie, ils étaient conduits à la cité, ils étaient conduits, et non séduits ; ceux-ci, les voilà séduits hors de la voie. Qu’est-ce à dire, « séduits ? ». « Dieu les a livrés aux convoitises de leurs cœurs[856] ». Tel est, en effet, le sens de séduire, se conduire soi-même. Car, à proprement parler, ce sont eux qui se séduisent. « Quiconque se croit quelque chose, se trompe u lui-même, attendu qu’il n’est rien[857] ». Qu’est-ce à dire, dès lors que Dieu les séduisit ? Il les laissa aller « dans une terre sans chemin, et non dans la voie ». Comment, en effet, seraient-ils dans la voie, ces hommes qui s’attachent à une partie et qui laissent le tout ? Comment seraient-ils dans la voie ? Qu’est-ce donc que la voie, et où peut-on reconnaître la voie ? « Que Dieu », dit le Prophète, « nous prenne en pitié, qu’il nous bénisse, qu’il fasse rejaillir sur nous la lumière de sa face, afin que nous connaissions votre voie sur la terre ». Sur quelle terre ? « Votre salut est dans tous les peuples[858] ». C’est de là que sortent ces hommes qui sont ensuite réduits en petit nombre, et diminués en quelque sorte ; ils sont sortis de cette multitude qui forme l’unité, selon cette parole que je viens de rapporter à leur sujet : « Ils sont sortis d’entre nous, mais ils n’étaient point des nôtres ; s’ils eussent été des nôtres, ils fussent assurément demeurés avec nous[859] ». Mais s’ils sont des nôtres dans le secret de la prescience divine, il faudra qu’ils reviennent. Combien qui ne sont point des nôtres, et qui paraissent en être, et combien des nôtres, qui semblent néanmoins être dehors ! « Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent[860] ». Ceux qui ne sont point des nôtres, bien qu’ils soient avec nous, s’en vont à la première occasion, et les nôtres qui sont dehors, reviennent quand l’occasion se présente. Écoutez donc ce que voulait alors le Seigneur dans le sens de ces paroles : « Il les a séduits dans une terre sans chemin, et non dans la voie ». Qu’en a fait le Seigneur ? Ce que j’avais dit tout d’abord, ce que vous devez écouter avec attention. Il pouvait les laisser avec nous jusqu’à la fin, mais alors ils n’eussent été pour nous d’aucun profit : or, dès qu’ils sont séparés de nous, et qu’ils nous troublent par des questions artificieuses, alors ils deviennent pour nous un aiguillon dans la recherche de la vérité, et un exemple de ce qu’il nous faut craindre. Chacun tremble quand il voit un homme tomber dans le schisme, car une telle chute semble lui dire : « Que celui qui se croit debout prenne garde à sa chute[861] ». Ceux qui se séparent de nous ont donc leur utilité ; car s’ils demeuraient avec nous, et avec cette malice, ils ne nous serviraient de rien. Aussi, qu’est-il dit à leur sujet dans un autre psaume ? « C’est une assemblée de taureaux », ou d’hommes à la tête haute, d’hommes orgueilleux ; « une assemblée de taureaux parmi les vaches des peuples[862] ». Par ces vaches des peuples, il faut entendre des âmes faciles à séduire, qui se laissent gagner par la séduction des taureaux. Mais pourquoi en est-il ainsi ? « Afin que l’on sépare ceux qui ont été éprouvés par l’argent ». Qu’est-ce à dire « que l’on sépare ? » Afin qu’ils apparaissent, qu’ils soient en relief, ceux qui sont à l’épreuve de la parole de Dieu. Quand, en effet, la nécessité force de répondre aux hérétiques, il en résulte une utilité pour l’édification des catholiques. Telle est la pensée exprimée par saint Paul : « Il faute, dit-il, « des hérésies, afin que les hommes d’une vertu éprouvée soient mis en évidence[863] ». Il faut donc qu’il y ait des taureaux séducteurs, « afin que ceux qui sont éprouvés par l’argent » soient mis en évidence, c’est-à-dire, « soient exclus », ou hors ligne. Qu’est-ce à dire, « ceux qui sont éprouvés par l’argent ? » « Les paroles du Seigneur sont des paroles chastes ; c’est un argent que le feu a séparé de la terre, a purifié sept fois[864] ». Quiconque dès lors est éprouvé par cet argent, c’est-à-dire par cette parole du Seigneur, ne peut briller de l’éclat de cet argent, qu’à la condition d’être harcelé par les questions des hérétiques. Et ici, redoublez d’attention, car le Prophète ne l’a point omis. « Voilà que la honte se répandit sur les princes », ou sur ces taureaux. D’où leur venait cette honte ? De ce qu’ils annonçaient un autre évangile. Qu’est-ce à dire, couverts de honte ? Frappés d’anathème. « Quiconque vous annoncera un évangile autre que celui que nous avons annoncé, qu’il soit anathème[865] ». Quoi de plus méprisé qu’un sel affadi[866], que l’on jette au-dehors et que l’on foule aux pieds ? Et voyez s’ils ne sont pas réellement des princes, écoutez l’Apôtre lui-même. « Quand nous vous annoncerions, ou qu’un ange venu du ciel vous annoncerait un évangile autre que celui que vous avez reçu, qu’il soit anathème ». Ce sont des princes, diras-tu, des savants, des grands, des pierres précieuses. Que vas-tu ajouter encore ? Sont-ils des anges ? Et pourtant, « quand même un ange vous annoncerait un évangile autre que celui que vous avez reçu, qu’il soit anathème ». Car le diable est tombé du ciel, tout ange qu’il était. « Le mépris s’est répandu sur les princes, et Dieu a secouru le pauvre dans son indigence[867] ». Qu’est-ce à dire, mes frères, que les princes ont été couverts de mépris et les pauvres secourus ? Les orgueilleux sont tombés dans l’abjection et les humbles élevés en gloire. Telle est l’œuvre de Dieu ; et, en agissant ainsi, « il a secouru le pauvre dans son indigence ». Car celui-ci est un mendiant qui ne s’attribue rien à lui-même, qui espère tout de la miséricorde divine, qui crie devant la porte de son Seigneur, qui est nu et tremblant, demandant à être vêtu, qui tient les yeux baissés vers la terre, battant sa poitrine. C’est ce mendiant, ce pauvre, cet homme humble, que Dieu a principalement soutenu, même par la séparation des hérétiques, lesquels ont été diminués, accablés de vexations, séduits dans des terres sans chemin, et non dans la bonne voie. Mais après que ces hommes ont été retranchés, séduits, amoindris, qu’est-il arrivé au pauvre que Dieu secourait ? « Il a multiplié leurs familles comme des troupeaux ». Parce que le Psalmiste disait : « Il a secouru le pauvre dans son indigence » ; tu comprenais qu’il n’y avait qu’un seul pauvre, qu’un seul mendiant ; et voilà que ce pauvre devient plusieurs familles, devient plusieurs peuples ; et toutefois, plusieurs églises ne forment qu’une Église, qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’un seul bercail. « Il a multiplié leurs familles comme des troupeaux ». Ces mystères sont grands, mes frères, ces sacrements sont grands quelle profondeur, quelles vérités cachées ! Quelle joie de les découvrir, parce qu’elles ont été longtemps cachées ! Donc : « Les hommes droits verront et seront dans la joie, et toute iniquité fermera la bouche[868] ». Cette iniquité qui ose railler l’unité, qui nous contraint à publier la vérité, sera enfin convaincue et réduite au silence.
15. « Quel est l’homme sage, qui observera ces merveilles, et qui comprendra les miséricordes du Seigneur[869] ? » Voyez cette fin du psaume : « Où est le sage ? Il observera ces merveilles ». Et qu’observera cet homme sage ? C’est-à-dire qu’il l’observe, s’il est vraiment pauvre ; oui, s’il n’est point riche, ou plutôt s’il n’est point orgueilleux-, s’il n’est point enflé de vanité, il observe ces merveilles. Pourquoi les observera-t-il ? « Parce qu’il u comprendra les divines miséricordes » ; non point ses propres mérites, non point ses propres forces, non point sa propre puissance ; mais « les miséricordes du Seigneur », qui a remis dans la voie droite et nourri celui qui errait, et qui avait faim ; qui a délié et délivré celui qui luttait contre les assauts du péché, et qu’enchaînaient les liens de ses habitudes ; qui a envoyé son Verbe comme un remède salutaire pour guérir celui à qui le Verbe de Dieu n’inspirait que du dégoût, et qui mourait en quelque sorte d’ennui ; qui a calmé le flot et conduit au port celui que menaçaient les tempêtes et les coups des orages ; qui l’a établi au milieu de son peuple, où il donne la grâce aux humbles, et non point où il résiste aux superbes ; qui a fait qu’il fût à lui, afin qu’il se multipliât cri demeurant à l’intérieur, et non point qu’il sortît dehors pour être réduit à rien. Voilà ce que découvrent les justes, et ce qui les comble de joie. « Toute iniquité fermera la bouche », et tout homme « sage observera ces merveilles ». Comment les observer ? Par l’humilité qui fera comprendre les merveilles du Seigneur : partout, en effets nous avons répété : « Qu’ils confessent au Seigneur ses miséricordes, et ses merveilles envers les enfants des hommes ».
DISCOURS SUR LE PSAUME 107
modifierPOURQUOI CE PSAUME N’EST POINT EXPLIQUÉ ICI.
modifierCe psaume a été expliqué dans les psaumes cinquante-sixième et cinquante-neuvième, qui lui fournissent chacun sa dernière partie. Les titres sont bien différents, et tous deux néanmoins célèbrent David, ou plutôt le Christ dans son humilité, qui est la base de sa vaillance.
1. Je n’ai point cru, mes frères, qu’il fallût vous expliquer le psaume cent-septième, car nous l’avons fait déjà dans le psaume cinquante-sixième et dans le psaume cinquante-neuvième, dont les dernières parties forment celui-ci. En effet, la dernière partie du cinquante-sixième[870] fournit à celui-ci sa première partie, jusqu’au verset où il est dit : « Et que votre gloire soit étendue sur toute la terre[871] » ; depuis là jusqu’à la fin, c’est la seconde partie du cinquante-neuvième ; de même que la dernière partie du cent trente-quatrième est la même que celle du cent treizième, depuis le verset où il est dit : « Les idoles des nations sont de l’or et de l’argent[872] » ; de même encore que le treizième et le cinquante-deuxième, sauf quelques médiantes changées, ont les mêmes paroles depuis le commencement jusqu’à la fin. Dès lors, tout ce qui, dans le psaume cent-septième, paraît quelque peu différer de ces deux autres psaumes, dont il est composé, n’est point difficile à comprendre. Ainsi dans le psaume cinquante-sixième, il est dit : « Je chanterai, je jouerai de la harpe ; lève-toi, ô ma gloire[873] » ; et dans celui-ci : « Je chanterai, je jouerai de la harpe dans ma gloire[874] » ; car le met « lève-toi » ne s’adresse à sa gloire qu’afin que l’on chante, et que l’on joue de la harpe à cette même gloire. De même encore : « Parce que votre miséricorde s’est agrandie jusqu’aux cieux[875] », ou comme d’autres ont traduit : « s’est élevée » ; et ici : « Parce que votre miséricorde est grande par-dessus les cieux[876] ». Or, elle n’a grandi jusqu’aux cieux que pour être grande dans les cieux. Voilà le sens de cette expression : Super caelos, par-dessus les cieux. De même dans le cinquante-neuvième : « Je serai dans la joie, et je partagerai Sichem[877] » ; et ici : « Je serai élevé, et je partagerai Sichem[878] ». D’où l’on peut voir que ce partage de Sichem est une figure prophétique de ce qui doit s’accomplir après que le Seigneur aura été élevé en gloire, et la joie dont il est parlé tient à cette élévation ; en sorte qu’il y a joie parce qu’il y a gloire. Aussi est-il dit ailleurs : « Vous avez converti mon deuil en joie, vous avez brisé mon cilice, et m’avez fait une ceinture de joie[879] ». De même encore : « Ephraïm est la force de mon chef[880] » ; et ici : « Ephraïm est celui qui reçoit mon chef[881] ». Car nous prendre sous sa garde, c’est nous fortifier ; c’est-à-dire qu’en nous adoptant il nous rend forts, parce qu’il fructifie en nous. Ephraïm en effet signifie fructifier. Quant à suscipere, recevoir, il peut se rapporter à l’un ou à l’autre, soit que nous recevions le Christ, soit que lui-même nous reçoive, lui qui est le chef de l’Église. Ceux qui sont appelés dans un psaume, « nos persécuteurs[882] », sont appelés dans l’autre, « nos ennemis[883] », et sont dès lors les mêmes individus.
2. Ce psaume nous montre que les titres empruntés à l’histoire peuvent très bien s’entendre dans le sens prophétique, selon le motif que nous découvrons dans la composition du psaume. Quoi de plus opposé, d’après l’histoire, que ce titre du psaume cinquante-sixième : « Pour la fin, n’altérez rien ; à David, pour l’inscription du titre, alors qu’il fuyait devant Saül dans la caverne » ; et ce titre du cinquante-neuvième : « Pour la fin, à ceux qui seront changés, pour l’inscription du titre, à David, pour être une leçon, alors qu’il incendia la Mésopotamie, la Syrie, la Syrie Sobal, et que Jacob se retourna, et frappa douze mille hommes dans la vallée des salines ». À l’exception de ces mots : « Pour l’inscription du titre, à David lui-même, et pour la fin », tout le reste est bien différent, puisque l’un chante l’humilité de David, l’autre sa vaillance ; l’un sa fuite, l’autre ses victoires. Et toutefois les deux dernières parties de ces psaumes, dont les titres sont si différents, ont servi à composer celui-ci, ce qui prouve que les deux psaumes n’ont qu’un même but, non pas à s’en tenir à la superficie de l’histoire, mais en s’élevant à la hauteur de la prophétie, en faisant converger la fin de l’un et la fin de l’autre vers un seul chant, dont le titre serait : « Chant du psaume, pour David lui-même[884] », titre qui n’a rien de semblable aux deux autres, sauf ce seul mot : « A David lui-même ». Car Dieu a parlé jadis à nos pères, par le moyen des Prophètes, en beaucoup de manières et en beaucoup de circonstances[885], ainsi que l’a dit l’Épître aux Hébreux. Et toutefois il a toujours annoncé Celui qu’il a envoyé depuis afin d’accomplir les oracles des Prophètes : « Toutes les promesses de Dieu ont en lui leur vérité[886] ».
DISCOURS SUR LE PSAUME 108
modifierLE CHRIST ET JUDAS.
modifierPrêcher le Christ tel qu’il est, c’est publier sa louange ; or, on ne le regardait point comme Fils de Dieu quand la langue des méchants parla contre lui et lui rendit la calomnie au lieu de l’amour. À ce sujet distinguons six degrés différents. D’abord rendre le bien pour le mal, puis s’abstenir de rendre le mal pour le mal, c’est l’apanage des bons, et le Sauveur prie pour ses bourreaux ainsi que saint Étienne ; et l’Évangile nous défend de rendre le mal pour le niai. Ensuite ne pas rendre le bien pour le bien comme les neuf lépreux qui ne remercient point le Sauveur, puis rendre le mal pour le bien comme il est dit dans notre psaume. Enfin rendre le bien pour le bien ne suffit point selon l’Évangile ; et rendre le mal pour le mal, ce peut être une justice qui était dans les permissions de la loi, mais qui pouvait engendrer le désir de la vengeance. Donc le Christ a reçu la calomnie en échange de ses bienfaits, et il priait pour ses calomniateurs, comme pour ses disciples, nous donnant l’exemple du pardon. Il était descendu pour les Juifs qui ont opposé la haine à son amour. Le Prophète, en forme de souhaits, prononce ici la sentence des coupables
Le diable est à la droite de Judas, qui en a fait le choix
Il sera condamné parce qu’il ne prie pas avec le Christ, et ne se repent point
Son épiscopat passa à un autre
Ses enfants orphelins, sa femme veuve, tous bannis et mendiants
L’iniquité de ses pères qu’il a imités retombe sur lui. Ces maux furent un châtiment pour Judas, même après sa mort, si les morts voient les choses de cette vie.
On peut appliquer ces châtiments au peuple Juif qui a repoussé le Christ pour être assujetti à Satan, peuple dont le royaume a perduré, dont l’épiscopat ou le Christ a passé aux nations, dont le royaume perdu devient comme un veuvage, dont les enfants sont bannis, dont les fautes ne sont point remises, dont les travaux sont dissipés parce qu’il ne travaille point pour le Christ, qui périt dans nue seule génération parce qu’il ne connaît point la régénération, dont la mémoire disparaît de là terre du Seigneur, qui oublie la miséricorde eu persécutant les membres du Christ, qui a choisi la malédiction en appelant sur lui et sur ses enfants le sang du Christ, et cette malédiction l’environne de toutes parts.
Le Prophète alors ou le Christ en appelle à son Père pour les œuvres de sa puissance, et alors lui tout à l’heure troublé, mis à mort, persécuté dans ses membres, insulté dans sa mort, se raffermit sous la main de Dieu qui le bénit, et chante sa résurrection dans cette Église qui bénit Dieu parmi les peuples.
1. Que ce psaume contienne une prophétie du Christ, c’est ce que reconnaît facilement tout homme qui lit avec foi les Actes des Apôtres ; car en voyant Matthias ordonné à la place de Judas qui trahit le Christ, et incorporé au collège apostolique[887], il devient évident que c’est Judas que désignait le Prophète, quand il disait : « Que ses jours soient s abrégés, et qu’un autre reçoive son épiscopat[888] ». Mais si nous ne faisons retomber que sur un seul homme les malédictions contenues dans ce cantique, l’application pourra bien manquer de justesse, ou du moins paraître forcée ; tandis que tout devient clair, si ces anathèmes sont dirigés contre toute une race d’hommes, c’est-à-dire contre les Juifs ingrats et ennemis du Christ. Et de même que plusieurs passages à l’adresse de l’apôtre saint Pierre ne reçoivent leur force et leur éclat, que quand nous les entendons de l’Église, dont Pierre était la personnification à cause de la primauté qu’il eut sur les disciples, en vertu de ces paroles : « Je te donnerai les clés du royaume des cieux[889] », et autres semblables : ainsi Judas est en-quelque sorte la personnification des Juifs, qui haïssaient le Christ, et qui par une succession d’impiété qui se perpétue dans leur race, le haïssent encore aujourd’hui. C’est à ces hommes et à ce peuple que nous pouvons, sans aucune erreur, appliquer non seulement les passages du psaume qui les concernent indubitablement, mais encore ce qui est dit expressément de Judas lui-même : comme le verset que j’ai rapporté : « Que ses jours e soient abrégés, qu’un autre reçoive son épiscopat ». C’est ce qui s’aplanira avec le secours de Dieu, lorsque nous exposerons par ordre chacun des versets.
2. Le psaume commence donc ainsi : « O Dieu, ne taisez point ma louange parce que la bouche du pécheur, et la bouche de l’homme fourbe se sont ouvertes contre moi[890] ». Ce qui nous montre qu’il y a mensonge dans tout blâme que ne taisent point le pécheur et l’homme fourbe, comme il y a vérité dans toute louange que ne tait point le Seigneur. Car « Dieu est véritable, et tout homme est menteur[891] » : puisque nul homme ne dit la vérité, si Dieu ne parle en lui. Or, la plus grande gloire du Fils unique de Dieu, c’est qu’on le prêche tel qu’il est, Fils unique de Dieu. C’est ce qu’on ne voyait point quand il était caché par nos infirmités apparentes, alors que s’ouvrit contre lui la bouche du pécheur, la bouche de l’homme fourbe. Aussi est-il dit : « La bouche de l’imposteur s’est ouverte », parce qu’il a fait éclater au-dehors cette haine qu’il cachait frauduleusement. Voilà ce qui deviendra plus clair dans les versets qui suivront.
3. « Ils ont parlé contre moi avec une langue trompeuse[892] » : surtout quand sous le voile d’une captieuse adulation ils l’appelaient bon maître. De là vient qu’il est dit ailleurs « Et ceux qui me louaient faisaient serment contre moi[893] ». Et comme leur haine s’échappait par ces cris : « Crucifiez-le, crucifiez-le[894] », notre psaume ajoute : « Ils m’ont poursuivi avec des paroles de haine » ; ceux dont la langue trompeuse versait, non plus des paroles de haine en apparence, mais des paroles d’autour ; aussi le Prophète a-t-il dit : « Contre moi », parce qu’ils en agissaient ainsi pour tendre des pièges ; ensuite : « ils m’ont environné de paroles haineuses », non plus d’un amour faux et trompeur, mais « d’une haine » ouverte, « et m’ont attaqué sans sujet ». De même que l’amour des bons pour le Christ est gratuit, de même est gratuite la haine des méchants ; les bons en effet cherchent la vérité sans autre avantage qu’elle-même, et de même les méchants à l’égard de l’iniquité. De là vient que des auteurs profanes ont dit, d’un homme très méchant : « Sa malice et sa cruauté étaient absolument gratuites[895] ».
4. « Au lieu de m’aimer », dit le Prophète, ils me déchiraient[896] ». Il y a dans l’amour et la haine six degrés qu’il suffit d’énoncer pour les Faire comprendre facilement : rendre le bien pour le mal, ne point rendre le mal pour le mal ; rendre le bien pour le bien, rendre le mal pour le mal ; ne point rendre le bien pour le bien, et rendre le mal pour le bien. Les deux premiers sont l’apanage des bons, et de ces deux le premier est préférable ; les deux derniers sont l’apanage des méchants, et le dernier est le pire des deux. Les deux autres tiennent en quelque sorte le milieu, mais le premier touche aux bons, le second touche aux méchants. Voilà ce qu’il nous fait voir dans les saintes Écritures. Dieu rend le bien pour le mal, quand « il justifie l’impie[897] », et quand il était suspendu à la croix, il dit : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[898] ». À son exemple, saint Étienne mit le genou en terre et pria pour ceux qui le lapidaient, en s’écriant : « Seigneur, ne leur imputez pas ce péché[899] ». C’est à quoi nous oblige le précepte : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent[900] ». L’apôtre saint Paul nous engage à ne point rendre le mal pour le mal : « Ne rendez à personne le mal pour le mal[901] », nous dit-il. Et saint Pierre : « Ne rendez point le mal pour le mal, ni la malédiction pour la malédiction[902] ». De là cette parole qu’on lit dans les psaumes : « Si j’ai rendu le mal à ceux qui me maltraitaient[903] » ; vous le savez. Quant aux deux derniers degrés, celui qui est le moins coupable se voit chez les neuf lépreux que guérit le Seigneur, et qui ne l’en remercièrent point[904], Et le dernier, qui est le pire de tous, est le propre de ceux dont le psaume a dit : « Au lieu de m’aimer, ils me déchiraient ». Tant de bienfaits du Seigneur sollicitaient leur amour, et non seulement ils étaient loin de le lui rendre, mais au lieu du bien ils rendirent le mal. Les deux degrés intermédiaires, que nous avons assignés aussi à des hommes pour ainsi dire du milieu, sont de telle nature que le premier, qui consiste à rendre le bien pour le bien, soit le propre des bons, et de ceux qui n’ont qu’une bonté médiocre, et de ceux qui n’ont qu’une médiocre méchanceté. De là vient que Jésus-Christ, sans les blâmer, ne veut point que ses disciples s’en tiennent a ces venus médiocres, mais il veut les élever plus haut, quand il leur dit : « Si vous aimez ceux qui vous aiment », c’est-à-dire, si vous rendez le bien pour le bien, « quelle récompense méritez-vous », c’est-à-dire, quel grand bien faites-vous ? « Les Publicains ne le font-ils pas aussi[905] ? » Ce qu’il désire, c’est que ses disciples en agissent ainsi tout d’abord, et même beaucoup mieux, c’est-à-dire qu’ils ai ment non seulement leurs amis, mais aussi leurs ennemis. Pour l’autre degré, qui consiste à rendre le mal pour le mal, qu’il soit la part des méchants, de ceux qui n’ont qu’une méchanceté médiocre, ou qu’une médiocre bonté ; car la loi leur prescrit la manière de se venger : « Œil pour œil, et dent pour dent[906] » : on pourrait appeler cela justice des injustes. Non qu’il soit injuste qu’un homme soit traité comme il a traité les autres ; car alors la loi ne l’aurait point statué ; mais parce que le désir de se venger est un vice, et qu’il est mieux pour un juge de l’ordonner à l’égard des autres, que pour un homme de bien de le désirer pour lui-même. Aussi une fois tombé de cette hauteur de la vertu, où l’on rend le bien pour le mal, à quel profond abîme de malice n’arrive point l’impie, qui rend le mal pour le bien ? Quelle chute lui a fait parcourir tous les degrés ? Et nous ne devons pas regarder comme sans importance, que le Prophète ne dit point t Au lieu de l’amour ils me donnaient la mort ; mais, « ils me calomniaient ». Car ils ne l’ont mis à mort que par leurs calomnies, en niant qu’il fût Fils de Dieu, et en l’accusant « de chasser les démons au nom du prince des démons[907] », et en disant : « C’est un possédé du démon, c’est un fou, pourquoi l’écouter[908] ? » et autres blasphèmes. Or, ces calomnies détournaient de lui ceux qu’il cherchait à convertir. Il a donc choisi ce langage pour montrer que ceux-là qui calomnient le Christ, et tuent ainsi les âmes, sont plus coupables que ceux qui ont tué dans leur fureur sa chair mortelle, surtout qu’elle devait ressusciter bientôt.
5. Mais après avoir dit : « Au lieu de m’aimer, ils me calomniaient », qu’est-ce que le Prophète ajoute ? « Et moi, je priais[909] ». Il n’indique point l’objet de sa prière ; mais quel objet plus digne pouvons-nous assigner, sinon qu’il priait pour eux ? Ils calomniaient surtout le crucifié, quand ils l’accablaient d’outrages comme un homme qu’ils eussent vaincu ; et c’est du haut de cette croix qu’il dit : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[910] », En sorte que, des profondeurs de la malice, ils lui rendaient le mal pour le bien ; et lui, au comble de la bonté, leur rendait le bien pour le mal. On pourrait entendre aussi qu’il priait pour ses disciples, ce qu’il dit avoir fait avant sa passion, afin que leur foi ne vînt pas à défaillir[911], quand, sur la croix, il nous donnait un modèle de patience, et ne montrait point son pouvoir au milieu des outrages de ceux qu’il pouvait anéantir dans sa souveraine puissance. Mais, nous donner l’exemple de la patience, était plus utile pour nous, que de perdre à l’instant ces ennemis, et nous porter à nous venger sans délai le ceux qui nous nuisent ; car il est écrit : « L’homme patient est préférable à l’homme courageux[912] ». L’Écriture donc, et l’exemple de Jésus-Christ qui nous dit : « Au lieu de m’aimer, ils me calomniaient ; et moi, je priais », nous enseignent à prier, quand nous rencontrons des ingrats, non seulement qui ne rendent pas le bien, mais qui rendent le mal pour le bien. Car il a lui-même prié pour ceux qui le tourmentaient, pour ceux qui pleuraient sur lui, et qui chancelaient dans la foi ; mais nous, prions d’abord pour nous, afin que par la miséricorde et le secours de Dieu, nous puissions vaincre notre caractère qui nous porte au désir de la vengeance, quand on nous calomnie, soit devant nous, soit en notre absence. Dès que la patience du Christ nous revient en mémoire, on dirait que c’est lui qui s’éveille, comme il arriva quand il dormait dans le vaisseau[913] ; qui apaise le trouble et l’orage de notre cœur, afin que notre âme étant rétablie dans le calme et dans la paix, nous puissions prier pour nos détracteurs, et dire en toute sécurité : u Pardonnez-nous comme nous pardonnons[914] ». Mais lui, qui pardonnait, n’avait aucune faute, dont il dût obtenir le pardon.
6. Le Prophète ajoute : « Ils m’ont rendu le mal pour le bien[915] ». Et comme si nous demandions quel mal, pour quel bien ? le Prophète répond : « Et la haine au lieu de l’amour ». Voilà tout leur crime, leur grand crime. Quel mal ces persécuteurs pouvaient-ils faire à Celui qui mourait, non par nécessité, mais volontairement ? Mais la haine était un grand crime pour les persécuteurs, quoique la peine de la victime fût pleinement volontaire. C’est expliquer suffisamment dans quel sens il disait plus haut : « Au lieu de m’aimer » ; car ils devaient l’aimer, non point comme tout autre, mais à cause de son amour ; car il ajoute : « A cause de mon amour pour eux ». C’est de cet amour qu’il est fait mention dans l’Évangile, quand le Sauveur s’écrie : « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu[916] ».
7. Le Prophète nous prédit ensuite quel sera le salaire de cette impiété ; et il l’annonce comme si la soif de la vengeance le portait à souhaiter ces malheurs, tandis qu’il les prédit avec la plus grande certitude et comme l’effet bien mérité de la justice de Dieu. Quelques-uns, néanmoins, ne comprenant pas cette manière de prédire, se sont imaginé que le Prophète souhaitait ces malheurs, et appelait la haine contre la haine, le mal contre le mal. Il est vrai qu’il n’appartient qu’au petit nombre de faire la différence entre la satisfaction que le châtiment d’un coupable procure ou bien à un accusateur qui veut assouvir sa haine, ou bien à un juge qui ne punit la faute qu’avec une volonté droite. Le premier rend le mal pour le mal ; mais le second, dans la vengeance qu’il poursuit, ne rend point le mal pour le mal, en infligeant un châtiment juste à l’homme injuste. Tout ce qui est juste est bien assurément. Il châtie donc, non pour le plaisir que lui procure le malheur des autres, ce qui est rendre le mal pour le mal ; mais par amour de la justice, ce qui est le bien pour le mal. Que les aveugles ne calomnient donc point la sainte lumière des Écritures, en s’imaginant que Dieu ne punit point les fautes ; et que les injustes ne se flattent point, en l’accusant de rendre le mal pour le mal. Écoutons donc ce que nous enseigne cette parole divine ; et dans ces paroles qui semblent souhaiter le mal, ne voyons que la prédiction du Prophète : élevons nos âmes jusqu’à la loi éternelle, et voyons comment Dieu accomplit toute justice.
8. « Établissez contre lui le pécheur, et que Satan marche à sa droite[917] ». Tout à l’heure la plainte était au pluriel, maintenant le Prophète ne parle que d’un seul. Tout à l’heure il disait : « Ils ont parlé de moi, avec des langues menteuses, ils m’ont environné de paroles de haine, et m’ont attaqué gratuitement ; au lieu de m’aimer, ils me calomniaient, et moi je priais : ils m’ont rendu le mal pour le bien, et la haine en échange de mon amour ». Tout cela est au pluriel. Maintenant que le Prophète annonce les châtiments que méritent leurs iniquités, et ce que la divine justice leur tient en réserve, il s’écrie : « Établissez sur lui le pécheur », comme s’il n’avait en vue que celui qui s’est livré à ces ennemis qu’il vient de nous dépeindre. L’Écriture, nous faisant donc voir par les Actes des Apôtres que c’est le juste châtiment de Judas[918] que nous annonce ici le Prophète, que signifie : « Établissez le pécheur contre lui », sinon ce qu’indique le verset suivant : « Et que le diable se tienne à sa droite ? » Il a donc mérité d’avoir au-dessus de lui le diable, c’est-à-dire d’être soumis au diable, lui qui n’a pas voulu être soumis au Christ. « Qu’il se tienne à sa droite », est-il dit, parce qu’il a préféré les œuvres du diable aux œuvres de Dieu, Car ce n’est pas sans raison qu’on assigne la droite à ce que l’on préfère, puisque la droite a la préférence sur la gauche. C’est pourquoi, à propos de ceux qui ont préféré à Dieu les joies du monde, et ont appelé heureux le peuple qui les possède, l’Écriture dit avec raison que : « Leur droite est la droite de l’iniquité[919] ». Aussi en appelant bienheureux le peuple qui possède ces biens, leur bouche a parlé vainement, ainsi que l’a dit le Prophète. Mais au contraire, l’homme dont la bouche dit la vérité, qui ne veut point que l’on appelle heureux, comme le font ceux-ci, le peuple qui possède ces biens, doit à son tour répéter cette parole du même psaume : « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu[920] ». Ce n’est point Satan qui est à sa droite, mais bien le Seigneur, ainsi qu’il est dit ailleurs : « J’avais toujours le Seigneur en ma présence, parce qu’il est toujours à ma droite, pour m’empêcher de chanceler[921] ». Donc le diable se tint à la droite de Judas, quand il préféra l’avarice à la sagesse, l’argent à son salut, au point de livrer celui qui devait le posséder, de peur qu’il ne tombât au pouvoir de celui dont le Christ a détruit les ouvrages, ce Christ qu’il renia pour maître.
9. « Quand il sera mis en jugement, qu’il en sorte condamné[922] ». Car il n’a point voulu être de ceux à qui l’on dit : « Entrez dans la joie de votre maître » ; mais bien de ceux qui entendent : « Jetez-le dans les ténèbres extérieures[923]. » « Et que sa prière lui devienne un crime ». Nulle prière, en effet, n’est juste que dans le Christ qu’il vendit par le plus grand des crimes. Or, la prière qu’on ne fait point au nom du Christ, non seulement ne peut effacer le péché, mais devient elle-même un péché. On peut demander : Quand Judas a-t-il pu prier de telle manière que sa prière devint un péché ? C’est, je pense, avant de livrer le Seigneur, alors qu’il pensait à le trahir ; car il ne pouvait déjà plus prier au nom du Christ. Car après l’avoir trahi, quand il se repentit de son crime, s’il eût prié au nom de Jésus-Christ, il eût demandé son pardon : or, demander son pardon, c’est avoir l’espérance ; avoir l’espérance, c’est croire en la miséricorde ; et s’il eût cru à la miséricorde, le désespoir ne lui eût point mis la corde au cou. Aussi, quand le Prophète a dit : « Lorsqu’il sera mis en jugement, qu’il en sorte condamné » ; de peur qu’on ne vienne à croire qu’il eût pu se délivrer par cette prière qu’il avait apprise de son maître avec les autres disciples, et où l’on trouve cette parole : « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à nos débiteurs[924] ; que sa prière », dit le Prophète, « lui devienne un crime » ; parce qu’elle n’est point faite au nom du Christ, qu’il n’a pas voulu suivre, mais poursuivre.
10. « Que ses jours soient peu nombreux[925] ». « Ses jours », dit le Prophète, les jours de son apostolat, qui furent peu nombreux, puisque, même avant la mort du Sauveur, ils se terminèrent par son crime et par sa mort. Et comme si l’on demandait ce que va devenir alors le nombre douze, qui est sacré, et que le Seigneur n’avait pas adopté sans raison pour ses premiers Apôtres, le Prophète ajoute aussitôt : « Qu’un autre prenne sa place dans l’épiscopat ». Comme s’il disait : Qu’il soit puni comme il le mérite, et que ce nombre demeure parfait. Quiconque désire connaître comment cela s’accomplit, peut lire les Actes des Apôtres.
11. « Que ses fils soient orphelins, et sa femme veuve[926] ». Assurément, sa mort fait de ses enfants des orphelins, de sa femme une veuve.
12. « Que ses enfants soient chancelants et « emmenés, qu’ils soient mendiants[927] », le mot chancelants, mutantes, signifie incertains de la route, privés de tout secours. « Qu’ils soient chassés de leurs habitations ». Le Prophète explique cette autre expression : « Qu’ils soient emmenés ». Les versets suivants nous disent comment ces malédictions sont tombées sur les fils et sur l’Épouse de Judas.
13. « Que l’usurier dévore toute sa substance, et que son travail soit la proie de l’étranger. Que nul ne lui soit en aide », pour conserver sa postérité ; car le Prophète ajoute : « Que nul n’ait pitié de ses enfants orphelins[928] ».
14. Mais comme ses enfants sans secours et sans tuteur pourraient encore grandir au milieu de la misère et de l’indigence, et conserver ainsi leur race, le Psalmiste continue en disant : « Que sa lignée soit dévouée à la mort, et que son nom s’éteigne dans une seule génération[929] » ; c’est-à-dire, que tout ce qui est né de lui ne se régénère pas, et périsse rapidement.
15. Mais quel est le sens des paroles suivantes : « Que l’iniquité de ses pères revienne continuellement à la mémoire du Seigneur, et que le péché de sa mère ne soit point effacé[930] ? » Faut-il comprendre que les péchés de ses pères doivent retomber sur sa tête ? Ce qui n’arrive point à celui qui a été changé en Jésus-Christ, et qui commence à n’être plus le fils des pécheurs, en n’imitant plus leurs mœurs ; car cette parole est très véritable : « Je ferai retomber sur les fils les péchés des pères[931] » ; et cette autre, par l’organe du Prophète : « L’âme du père m’appartient, l’âme du fils m’appartient, l’âme qui aura péché mourra[932] ». Cela est dit de ceux qui se tournent vers Dieu, sans imiter les désordres de leurs pères ; c’est ce que le Prophète nous montre avec évidence, car il dit que les iniquités des pères ne nuisent pas à ceux qui accomplissent la justice, et ne leur ressemblent point[933]. Mais quand on lit : « Je ferai retomber les péchés des pères sur les fils », il faut ajouter « qui me haïssent[934] » c’est-à-dire, comme leurs pères me haïssaient ; de même qu’en imitant les hommes de bien, on obtient la rémission de ses propres péchés, de même, en imitant les méchants, on devient coupable, non seulement de ses propres fautes, mais de celles qu’ont pu commettre ceux dont on suit les traces. Si donc Judas eût persévéré dans sa vocation, ni ses propres fautes, ni celles de ses pères n’eussent pu lui nuire en aucune sorte ; mais comme il a renoncé à son adoption dans la famille de Dieu, et qu’il lui a préféré l’iniquité du vieil homme, alors l’iniquité de ses pères est revenue sous les yeux de Dieu, qui a dû la punir en lui-même, et le péché de sa mère n’a pas été effacé en lui.
16. « Qu’ils soient toujours en face du Seigneur[935] ». C’est-à-dire, que son père et sa mère « soient toujours à l’encontre du Seigneur », non pour résister à ses ordres, mais en ce sens que Dieu n’oublie jamais en Judas les maux qu’ils ont faits, et qu’il s’en venge sur lui. « En face du Seigneur », dit le Prophète, c’est-à-dire sous les yeux du Seigneur. Car certains interprètes ont traduit : « Qu’ils soient toujours en face du Seigneur » ; d’autres : « Qu’ils soient continuellement sous les yeux du Seigneur » ; de même qu’il est dit ailleurs : « Vous avez placé mes iniquités en votre présence[936] ». Le Prophète a dit « toujours », car ce crime est tel qu’il ne sera remis ni en ce monde, ni en l’autre. « Que leur mémoire s’efface de la terre » : la mémoire de son père et de sa mère. Cette mémoire est celle qui se conserve par la succession de la race. Le Prophète annonce qu’elle sera effacée de la terre, parce que Judas lui-même, et ses fils qui étaient comme la mémoire de son père et de sa mère, doivent périr dans le court espace d’une seule génération, et sans postérité, ainsi qu’il est dit plus haut.
17. Mais, dira-t-on, faut-il croire que ce fut un châtiment pour Judas, quand sa femme et ses enfants durent mendier après sa mort, qu’ils furent emmenés, chassés de leur habitation, parce que l’usurier dissipa toute la substance, que les étrangers pillèrent tous ses biens, que nul ne leur vint en aide, et n’eut pitié de ses orphelins, qui moururent bientôt sans postérité ? Les morts sont-ils attristés, après le trépas, de ce qui arrive aux leurs ? Faut-il croire qu’ils connaissent seulement ce qui peut les affecter ailleurs, soit en bien, soit en mal, selon leurs mérites ? Il y a là, je l’avoue, une grave question, qu’on ne peut résoudre aujourd’hui. Nous serions trop longtemps à dire, si vraiment les morts connaissent ce qui se passe ici-bas, ou jusqu’à quel point, et de quelle manière. Toutefois l’on peut dire en un mot, que s’ils n’avaient aucun soin de nous, le Seigneur ne ferait pas dire à ce riche, qui était tourmenté dans l’enfer : « J’ai là-haut cinq frères, qu’ils ne viennent point à leur tour dans ce lieu de tourments[937] ». Quelque sens que donnent à ces paroles ceux qui les veulent interpréter autrement, il nous faut avouer que si les morts savent bien que les leurs sont en vie, puisqu’ils ne les voient ni dans le lieu de tourments, où se trouvait le mauvais riche, ni dans le repos des bienheureux, où ce riche, quoique de loin, reconnut Lazare au sein d’Abraham, ce n’est pas une raison pour qu’ils sachent ce qui arrive ici-bas de joyeux ou de triste à ceux qui leur sont chers. On peut dire néanmoins qu’il y a peu d’hommes qui soient de caractère, du moins pendant leur vie, ou à négliger ce qui peut arriver après leur mort, en bien ou en mal, à ceux qui leur sont chers, ou à le mépriser entièrement ; qu’il en est beaucoup qui s’efforcent de procurer aux leurs le bien-être, après leur mort, et c’est ce que nous atteste le soin de prescrire leur dernière volonté, en des testaments de toutes sortes. Quant à la perpétuité de leur race, par la succession des générations, il n’y a pour en avoir une louable insouciance, que ceux qui se font eunuques en vue du royaume des cieux, qui désirent que leurs enfants le fassent aussi, qui aspirent après la couronne du martyre, en sorte que nul d’entre eux ne demeure sur la terre. Tous les autres, ou à peu près, désirent qu’après leur mort leur famille soit heureuse sur la terre, et que leur maison ne périsse point. Aussi, qu’après la funeste mort de Judas, sa femme soit demeurée veuve, ses enfants orphelins, que l’usurier ait grugé sa substance, que les étrangers aient dissipé ses biens, que ses enfants aient été chassés de leur demeure, que ces orphelins n’aient trouvé personne qui les prît en pitié, et qu’ils soient morts dans une seule génération, sans aucune postérité ; si les morts voient tout cela, c’est le comble du malheur ; s’ils ne le voient point, c’est là l’effroi des vivants. Si l’on s’étonne que Judas ait pu avoir une fortune que l’usurier pût lui enlever, des biens que les étrangers pussent dissiper, quand il suivait déjà le Sauveur avec les onze autres ; on peut croire qu’il avait abandonné ses biens à sa femme et à ses enfants, sans néanmoins avoir détaché son cœur de tout lien de cupidité, ni sincèrement, ni avec persévérance ; et bien qu’il eût paru le vendre pour en distribuer le prix aux pauvres, il agissait néanmoins comme Ananie après l’ascension du Seigneur[938]. Il ne pouvait craindre que le Seigneur découvrît cette fourberie par sa divinité, lui qui croyait le tromper, quand il enlevait du trésor ce qu’on y mettait[939].
18. Mais voyons, s’il nous est possible, et autant que Dieu nous en fera la grâce, comment tout cela peut convenir au peuple Juif, qui est demeuré obstiné dans sa haine contre le Christ, et dont nous avons dit que Judas étai t la figure, comme l’apôtre saint Pierre figurait l’Église : « Etablissez le pécheur au-dessus de lui, et que le diable se tienne à sa droite ». Ceci doit s’entendre du peuple aussi bien que de Judas ; car ayant repoussé le Christ, il a été assujetti au diable, dont il a préféré les suggestions à son propre salut, afin de jouir de ses convoitises dépravées et terrestres. « Quand il sera mis en jugement, qu’il en sorte condamné » ; parce qu’en demeurant dans son impiété, dans son infidélité, il s’amasse un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres[940]. « Et que sa prière devienne un péché », parce qu’elle n’est point faite au nom du médiateur de Dieu et des hommes, de Jésus-Christ, homme[941] et prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech[942]. « Que ses jours soient peu nombreux ». Ceci doit s’entendre du royaume des Juifs, qui n’a pas duré bien longtemps. « Et qu’un autre soit mis en son épiscopat ». Cet épiscopat des Juifs peut fort bien s’entendre de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est né, selon la chair, de la tribu de Juda ; et l’Apôtre a dit : « Je soutiens que le Christ a été ministre de la circoncision, pour vérifier la parole de Dieu, et confirmer les promesses faites à nos pères[943] ». Lui-même a dit : « Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d’Israël[944] » ; parce que c’est à eux seuls qu’il s’est montré dans sa chair. Et les Mages de l’Orient firent cette question : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître[945] ? » C’est encore ce que portait le titre apposé à la croix ; et ce n’est pas sans raison que Pilate répondit à ceux qui voulaient le changer : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit[946] ». Donc, cet épiscopat du peuple Juif, ou plutôt le Christ Notre-Seigneur, c’est un autre peuple qui le reçoit en apanage, c’est-à-dire le peuple des Gentils. « Que ses fils deviennent orphelins », eux dont il est dit : « Quant aux enfants du royaume, ils iront dans les ténèbres extérieures[947] ». Ils sont devenus orphelins, parce qu’ils ont perdu le royaume, comme s’ils eussent perdu leur parenté, bien qu’on puisse fort bien comprendre qu’ils ont perdu Dieu qui est leur père. « Car », la Vérité l’a dit : « quiconque n’a point le Fils n’a point le Père non plus[948] ». Que sa femme devienne « veuve ». Par cette Épouse du royaume, on peut comprendre le peuple, sur qui les rois ont la domination, et la perte du royaume a été pour lui un veuvage. « Que ses enfants soient errants et mendiants ». Ils ont erré pour fuir le péril, ces enfants du royaume des Juifs ; leurs ennemis les ont emmenés et vaincus. Qu’est-ce que mendier, sinon vivre de la pitié des hommes, comme ils vivent sous les rois de ces nations où ils sont dispersés ? « Qu’ils soient chassés de leurs habitations ». C’est là ce qui est arrivé. « Que l’usurier dévore sa substance » ; c’est-à-dire de ce peuple. Le sens le plus plausible à donner à ces paroles, c’est que leurs fautes ne leur soient point remises, puisqu’elles ne sont remises que dans le Christ qu’ils ont rejeté ; c’est de lui que nous avons appris à dire : « Remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à nos débiteurs[949] ». « Toute sa substance », est-il dit, ou toute sa vie, en sorte que nulle dette, ou plutôt nulle faute, ne lui soit remise. « Et que les étrangers dissipent ses travaux » ; c’est-à-dire le diable et ses anges ; car ils ne thésaurisent point pour le ciel, ceux qui ne possèdent point le Christ, « Que « nul ne lui soit en aide ». Qui vient en aide à celui que n’aide pas le Christ ? « Que nul ne prenne en pitié ses petits enfants » qui, après avoir perdu leur père, ou le royaume, sont demeurés orphelins, ou qui, après avoir perdu Dieu, dont ils ont haï et persécuté le Fils, ne trouvent personne qui les prenne en pitié, non seulement pour leur donner la vie temporelle, ou pour les soutenir, mais pour leur donner la véritable vie, ou la vie éternelle. « Que ses enfants soient a dévoués à la mort » ; oui, à la mort éternelle. « Que son nom disparaisse dans une seule génération » ; car il n’y a pour eux que génération, et non pas régénération de là vient qu’ils s’éteignent dans une seule génération. Quant à l’autre, ou à la régénération, s’ils la connaissaient, ils ne disparaîtraient point. « Que l’iniquité de leurs pères revienne à la mémoire en la présence du Seigneur » ; afin que le Seigneur fasse retomber sur ce peuple, qui s’obstine dans sa malice, l’iniquité de ses pères. Voici en effet ce qu’il leur dit : « Vous portez contre vous-mêmes ce témoignage que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les Prophètes ». Et un peu après : « Voilà que va retomber sur vous le sang des justes répandu sur la terre, depuis le sang du juste Abel jusqu’au sang de Zacharie[950]. Et que le péché de sa mère ne soit point effacé » ; c’est-à-dire le péché de Jérusalem, qui est dans la servitude avec ses enfants, qui tue les Prophètes, et qui lapide ceux qui lui sont envoyés. « Qu’ils soient toujours sous les yeux du Seigneur », leurs crimes, leurs iniquités ; c’est-à-dire, qu’ils ne s’effacent point de la présence du Seigneur, qu’il en tire une vengeance éternelle : « Que leur mémoire s’efface de la terre ». Cette terre de Dieu est le champ de Dieu ; et le champ de Dieu, c’est l’Église de Dieu, et leur mémoire a disparu de cette terre, car ils étaient les rameaux naturels, et Dieu les a brisés à cause de leur infidélité[951].
19 « Parce qu’il ne s’est point souvenu de faire miséricorde », ce qui peut s’entendre de Judas, ou du peuple Juif ; mais il est mieux d’appliquer au peuple Juif cette expression : « Il ne s’est pas souvenu ». Car si ce peuple a tué le Christ, il devrait en avoir un souvenir de repentir, et faire miséricorde à ses membres, qu’il a au contraire persécutés avec une persévérance obstinée. Aussi le Prophète nous dit-il : « Qu’il a persécuté l’homme pauvre et mendiant ». Cela peut s’entendre de Judas, puisque le Seigneur n’a pas dédaigné de se faire pauvre, lui qui était riche, afin de nous enrichir de sa pauvreté[952]. Comment dire que le Christ fut mendiant, sinon quand il dit à la Samaritaine : « Donnez-moi à boire[953] » ; et sur la croix : « J’ai soif[954] ? » Mais la suite, je ne vois point comment on peut l’appliquer à notre Chef, c’est-à-dire au Sauveur de son corps, à Celui qu’a persécuté Judas. Après avoir dit en effet : « Il a persécuté l’homme pauvre et mendiant », le Prophète ajoute : « Et mis à mort l’homme touché de componction ». C’est-à-dire qu’il l’a fait mourir, car c’est ainsi que plusieurs ont traduit. Or, ce mot de componction ne s’emploie d’ordinaire que pour exprimer la douleur du repentir sous l’aiguillon des péchés. Ainsi il est dit des Juifs qui écoutèrent les Apôtres après l’ascension de ce même Sauveur qu’ils avaient nus à mort, qu’ils furent touchés de componction. Ce fut à eux que le bienheureux Pierre adressa la parole, leur disant entre autres : « Faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisé au nom du Seigneur Jésus-Christ, et vos péchés vous seront remis[955] ». Mais comme ceux-ci devinrent à leur tour membres de Celui dont ils avaient cloué les membres à la croix, le peuple Juif ne s’est point souvenu de faire miséricorde ; il a persécuté l’homme pauvre et mendiant, mais dans ses membres : c’est d’eux, qu’en parlant des œuvres de miséricorde, le Seigneur dira : « Ce que vous n’avez point fait au moindre des miens, vous ne me l’avez point fait à moi-même[956]. Ils ont mis à mort l’homme touché de componction » ; oui, vraiment touché de componction, mais dans ses membres. Parmi ces persécuteurs qui voulaient donner la mort à l’homme touché de componction, se trouvait Saul, consentant à la mort d’Etienne qui était bien touché de componction[957] : car Étienne était de ceux dont le cœur avait été touché. Mais Saul se souvint de faire miséricorde ; et lui qui au matin enlevait les dépouilles, pour partager au soir la nourriture[958], fut aussi touché de componction, en sorte qu’en lui aussi les Juifs persécutèrent le pauvre, et voulurent donner la mort à l’homme touché de componction. Ce qu’ils haïssaient en Paul, c’était cette componction qui lui faisait prêcher Celui qu’il avait persécuté. Car, en persécutant dans ses membres le pauvre, le mendiant, l’homme au cœur contrit, il entendit cette voix du ciel : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu[959] ? » Et tout à coup touché de componction, il endura lui-même ce qu’il faisait endurer aux cœurs contrits.
20. Le psaume continue : « Il a aimé la malédiction, elle viendra sur lui[960] ». Bien que Judas ait aussi choisi la malédiction, en volant les deniers, puis en vendant et en livrant son maître, néanmoins il est plus visible que t’est le peuple qui choisit la malédiction quand Il s’écria : « Que son sang retombe sur nous, et sur nos enfants[961]. Il n’a point la bénédiction, et voilà qu’elle s’éloignera de lui ». Judas, il est vrai, ne voulut point du Christ, en qui est la bénédiction éternelle ; mais il est plus clair que le peuple Juif refusa la bénédiction quand cet homme éclairé par le Christ lui dit : « Voulez-vous donc, vous aussi, devenir ses disciples ? » Il refusa la bénédiction, la regardant comme un anathème : « Toi, sois son disciple[962] » Alors la bénédiction s’éloigna de lui et passa aux Gentils. « Il a revêtu la malédiction comme un manteau », soit Judas, soit le peuple Juif. « Elle est entrée comme l’eau dans ses entrailles ». C’est donc à l’extérieur, et à l’intérieur ; à l’extérieur comme un vêtement, à l’intérieur comme l’eau : car il tombe sous le jugement de Celui qui peut précipiter l’âme et le corps dans l’enfer[963] ; le corps pour l’extérieur, l’âme pour l’intérieur. « Et comme l’huile dans ses os ». Cette expression désigne le plaisir de faire le mal, et de s’amasser la malédiction, c’est-à-dire la peine éternelle, puisque la bénédiction est l’éternelle vie. Ici-bas, en effet, le mal fait ressentir une joie, comme l’eau dans nos entrailles, comme l’huile dans les os : on l’appelle néanmoins malédiction parce que Dieu menace de tourments ceux qui goûtent cette joie. Or, la malédiction est comme une huile dans les os, parce que les hommes prennent pour une force la licence de commettre le mal, comme s’il devait être impuni.
21. « Qu’elle soit pour lui comme le vêtement dont il se couvre[964] ». Déjà il a été parlé du vêtement, pourquoi cette répétition ? Est-ce que cette expression : « Il s’est couvert de la malédiction comme d’un vêtement », est bien différente de celle-ci, où l’on ne dit plus se revêtir, mais se couvrir ? On se revêt d’une tunique, on se couvre d’un manteau. Que signifie cette expression, sinon que l’on se glorifie de son iniquité en présence des hommes ? « Et comme la ceinture », dit le Prophète, « qu’il a toujours sur les reins ». Or, la ceinture donne plus de liberté, pour le travail, à l’ouvrier, qu’elle ne laisse point embarrassé dans les plis de ses vêtements. Il se fait donc de la malédiction une ceinture, celui qui commet le mal, non par surprise, mais avec préméditation, et qui s’accoutume tellement au mal, qu’il y est toujours disposé. Aussi le Prophète a-t-il dit : « Comme la ceinture qu’il a toujours sur les reins ».
22. « Telle est, devant le Seigneur, l’œuvre de ceux qui me calomnient[965] ». Le Prophète ne dit point la récompense, mais à l’œuvre ». Il est clair que par ce vêtement, ce manteau, cette eau, cette huile, cette ceinture, il marquait les œuvres qui appellent sur nous l’éternelle malédiction. Ce n’est point de Judas seulement, mais de beaucoup d’autres qu’il est dit : « Telle est, devant le Seigneur, l’œuvre de ceux qui me calomnient ». Toutefois, on a pu mettre le pluriel pour le singulier, comme après la mort d’Hérode, l’ange dit : « Ceux qui cherchaient la vie de l’enfant sont morts[966] ». Mais quels hommes, principalement, accusent le Christ devant le Seigneur, sinon ceux qui démentent les paroles du Seigneur, en affirmant que ce n’est point lui qu’ont annoncé la loi et les Prophètes ? « Ils tiennent des discours méchants contre ma vie », en niant que le Christ pût ressusciter à son gré, quand il dit lui-même : « J’ai le pouvoir de donner ma vie, et le pouvoir aussi de la reprendre[967] ».
23. « Pour vous, Seigneur, ô Seigneur, faites avec moi ». Quelques-uns ont voulu sous-entendre « miséricorde » ; d’autres même l’ont ajouté : mais les exemplaires les plus corrects portent : « Et vous, Seigneur, Seigneur, faites avec moi, à cause de votre nom[968] ». Aussi ne faut-il pas oublier un sens plus relevé, dans lequel le Fils dirait à son Père : « Faites avec moi », parce que les œuvres du Père et du Fils sont les mêmes. Quand nous comprenons encore : Faites miséricorde, (car on lit ensuite : « Parce que votre miséricorde est pleine de douceur »), comme l’interlocuteur ne dit pas : Faites en moi, ou faites sur moi, ou toute autre expression ; mais bien : « Faites avec moi », nous avons raison de comprendre que le Père et le Fils font ensemble miséricorde aux vases de miséricorde[969]. On peut aussi comprendre : « Faites avec moi », dans le sens de aidez-moi. C’est l’expression ordinaire dont nous nous servons, à propos de quelqu’un qui est de notre parti ; il fait d’avec nous. Or, le Père aide le Fils, en tant que Dieu aide l’homme, à cause de la forme de l’esclave ; or, Dieu est père de cet homme, et père aussi de celui qui a la forme de l’esclave. Au point de vue de la nature divine, le Fils n’a pas besoin d’être aidé par le Père ; il est tout-puissant comme le Père avec lequel il assiste l’homme. « De même que le Père ressuscite les morts et donne la vie, ainsi le Fils vivifie ceux qu’il lui plaît[970] ». Le Père ne donne point la vie aux uns, et le Fils aux autres ; ni le Père autrement que le Fils : les œuvres sont les mêmes, et de la même manière. Ainsi, dans sa nature humaine, le Fils de Dieu a été ressuscité par Dieu d’entre les morts, c’est-à-dire par son Père, à qui il s’adresse dans le psaume : « Ressuscitez-moi, et je me vengerai d’eux[971] ». En tant qu’il est Dieu, il s’est ressuscité lui-même ; aussi a-t-il dit : « Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours[972] ». Nous retrouvons ici le même sens, quand on l’examine avec soin. Il nous ordonne de sonder les Écritures, qui rendent témoignage à son sujet[973], et de ne point passer légèrement. Or, il ne dit pas seulement : « Vous, Seigneur, ô Seigneur, faites avec moi » ; mais : « Vous aussi » ; et qu’est-ce à dire : « Vous aussi », sinon moi déjà ? Qu’il ne dise pas Seigneur une seule fois, mais qu’il le répète : « Seigneur, Seigneur » ; c’est l’effet d’une ardente prière, comme : « O Dieu, mon Dieu[974] ». Après avoir dit : « Faites avec moi », qu’il ajoute : « A cause de votre nom » : c’est pour nous signaler la grâce de Dieu. Car la nature humaine n’avait dans ses œuvres aucun mérite qui pût l’élever à ce comble de gloire, que le Verbe uni à la chair c’est-à-dire Dieu et l’homme, fût appelé Fils de Dieu. Or, voilà ce qui s’est fait, en sorte que Celui qui avait créé l’homme est venu le rechercher ; ce qui n’avait point péri de l’humanité a recueilli ce qui avait péri. De là cette parole qui suit : « Parce que votre miséricorde est pleine de douceur ».
24. « Délivrez-moi, parce que je suis pauvre et indigent[975] ». Dans cette indigence et cette pauvreté, nous trouvons la faiblesse qui l’a fait clouer à la croix. « Et mon cœur s’est troublé en moi-même ». On peut rapporter ces paroles à ce que dit le Fils de Dieu aux approches de la passion : « Mon âme est triste jusqu’à la mort[976] ».
25. « J’ai passé comme l’ombre qui décline[977] ». Voilà ce qui indique la mort. De même que l’ombre qui s’abaisse amène la nuit, ainsi une chair mortelle arrive à la mort. « J’ai été secoué comme les sauterelles ». Il me semble que cette parole convient mieux à ses membres, c’est-à-dire aux fidèles. Et c’est pour s’exprimer avec plus de justesse que le Prophète a préféré dire « Comme les sauterelles », et non comme la sauterelle ; et toutefois, avec le nombre singulier, on eût encore pu l’entendre du pluriel, comme il est dit ailleurs : « Il dit, et vint la sauterelle[978] » ; mais c’eût été plus obscur. Donc ses fidèles ont été secoués, mis en fuite par les persécuteurs, dont les sauterelles nous expriment ici ou le grand nombre, ou le passage d’un lieu à un autre.
26. « Mes genoux se sont affaiblis par le jeûne[979] ». Nous lisons que : « Le Seigneur jeûna pendant quarante jours[980] » ; mais ce long jeûne put-il bien affaiblir ses genoux ? Ceci ne s’appliquerait-il pas mieux à ses membres, c’est-à-dire à ses saints ? « Et ma chair a été changée à cause de l’huile », ou à cause de la grâce spirituelle. C’est du chrême qu’est venu le nom de Christ, et chrême signifie onction. Or, ce changement que l’huile a opéré dans ma chair ne l’a point détériorée, mais c’était une amélioration, puisque des ignominies de la mort elle s’élevait à l’immortalité glorieuse. Dès lors, après avoir dit : « Mes genoux se sont affaiblis par le jeûne », ce qui signifie que ceux de ses membres qui paraissaient forts, s’affaissèrent une fois que disparut, à la passion, ce pain qui les soutenait, ainsi qu’on le vit dans le reniement de Pierre : comme pour les fortifier contre la chute, le Prophète ajoute : « Et ma chair a été changée à cause de l’huile », afin que ma résurrection vînt soutenir ceux que ma mort avait ébranlés, et qu’ils reçussent l’onction de l’Esprit-Saint, qui ne serait point descendu sur eux, si je ne les avais quittés. Car il avait dit : « Cet Esprit ne peut avenir, si je ne m’en vais d’abord[981] ». Et l’Évangéliste a dit : « Le Saint-Esprit n’avait pas été envoyé, parce que Jésus n’était pas encore glorifié[982] ». La chair n’était point changée alors. Mais soit que l’on désigne l’Esprit-Saint par l’eau qui arrose, ou par l’huile qui donne la joie, ou par le feu de la charité, il n’est point différent en lui-même, quelque différents que soient les signes. La différence est grande entre le lion et l’agneau, et néanmoins l’un et l’autre figurent le Christ : le lion a certaines qualités, l’agneau d’autres qualités. Cependant le Christ est le même, bien que l’agneau n’ait pas la force, ni le lion l’innocence ; mais le Christ est fort comme le lion, innocent comme l’agneau. Jésus-Christ, en effet, dit lui-même en Isaïe : « L’Esprit de Dieu est sur moi, aussi m’a-t-il oint[983] ».
27. « Je suis devenu pour eux un opprobre[984] », à cause de ma mort sur une croix. Le Christ, en effet, nous a rachetés de la malédiction de la loi, en se faisant malédiction pour nous[985]. Ils m’ont vu, et ont branlé la tête ». Parce qu’ils ne l’ont vu que suspendu à la croix, et non ressuscité : ils l’ont vu quand ses genoux étaient affaiblis, et ne l’ont point vu quand sa chair était changée.
28. « Secourez-moi, Seigneur mon Dieu, sauvez-moi selon votre miséricorde[986] ». Ceci peut s’appliquer au Christ tout entier, c’est-à-dire et à la tête et au corps ; à la tête, à cause de la forme de l’esclave ; au corps, à cause des esclaves eux-mêmes. Car c’est en eux qu’il a pu dire à Dieu : « Secourez-moi, et sauvez-moi », lui qui disait en eux aussi : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu[987] ? » S’il ajoute : « Selon votre miséricorde », c’est pour nous montrer que la grâce est gratuite, et non point la récompense des œuvres.
29. « Qu’ils sachent que c’est là votre main, et que c’est vous qui l’avez faite[988] ». Le Christ dit : « Qu’ils sachent », c’est-à-dire les bourreaux pour qui il a prié, car ceux qui n’ont vu en lui qu’un objet d’opprobre, qui ont branlé la tête par dérision, étaient ceux-là mêmes qui plus tard crurent en lui. Mais que ceux-là qui attribuent à Dieu la forme d’un corps humain, sachent bien comment Dieu peut avoir une main. Si ses œuvres sont les œuvres de sa main, est-ce encore avec la main qu’il a fait sa main ? En quel sens donc est-il dit ici : « Qu’ils reconnaissent ici votre main, et que c’est vous, ô mon Dieu, qui l’avez faite ? » Comprenons bien que la main de Dieu, c’est le Christ ; aussi est-il dit ailleurs « A qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé[989] ? » Cette main était donc, et néanmoins Dieu l’a faite ; et en effet : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe s’est fait chair[990] ». Dans sa divinité, il est en dehors du temps ; mais il lui a été fait, dans la race de David, selon la chair[991].
30. « Ils me maudiront, mais vous me bénirez[992] ». Elle est donc vaine, elle est donc fausse, la malédiction des hommes, qui aiment la vanité, qui recherchent le mensonge[993]5 : mais Dieu, quand il bénit, fait ce qu’il dit. « Qu’ils soient confondus, ceux qui s’élèvent contre moi ». Ils ne s’élèvent ainsi que par l’espérance d’un avantage sur moi ; mais quand j’aurai été élevé par-dessus les cieux, et que ma gloire sera étendue par toute la terre, alors ils seront confondus. « Mais pour votre serviteur, il sera dans la joie » : soit à la droite du Père, soit dans ses membres qui se réjouiront eux-mêmes, et dans les tentations par l’espérance, et après les tentations, par la vie éternelle.
31. « Qu’ils soient revêtus de honte, ceux qui me calomnient ». C’est-à-dire, qu’ils rougissent de leurs calomnies contre moi. Cette parole peut aussi se prendre en bonne part, en ce sens que les calomniateurs se corrigent. « Que la confusion leur soit un double manteau[994] ». Il y a dans le latin diplois, ce qui a donné lieu à cette autre traduction : « Que la confession soit pour eux duplex pallium, un manteau double ». C’est-à-dire, qu’ils soient confondus au dedans et au-dehors, ou devant Dieu et devant les hommes.
32. « Ma bouche confessera le Seigneur avec excès[995] ». Il y a en latin nimis, expression que l’on emploie d’après le génie de cette langue, pour désigner un excédant ; elle est contraire à peu, parum, qui signifie moins qu’il ne faut. Mais en grec, nimis, se dit agan: or, ce n’est pas aganque l’on lit dans ce verset, mais sphodra. Nos traducteurs lui ont donné un sens qu’ils expriment tantôt par nimis, tantôt par valde, extrêmement. Mais si nimis peut avoir le sens de valde, on peut mettre nimis à propos de la louange, car cette confession du Psalmiste est une louange véritable. Le Psalmiste en effet continue ainsi : « Ma bouche le bénira au milieu d’hommes nombreux ». Dans un autre psaume, il est dit : « Je vous chanterai au milieu de l’Église[996] ». Mais quand c’est l’Église qui chante, elle qui est le corps du Christ, comment l’Église peut-elle chanter au milieu de l’Église ? De même, quant à ces hommes nombreux de notre psaume, dès lors qu’ils sont les membres du Christ, si le Christ bénit le Seigneur quand ils le bénissent, comment dire qu’il le bénit au milieu d’hommes nombreux, puisque c’est lui qui bénit Dieu, quand ils bénissent Dieu ? Ou bien bénit-il Dieu au milieu de beaucoup, parce qu’il est avec son Église jusqu’à la consommation des siècles[997] ; en ce sens que : « Au milieu de beaucoup », s’entendrait des honneurs qu’il reçoit de la multitude ? Car on assigne la place du milieu à celui qui reçoit les principaux honneurs. Et si le cœur est comme le milieu de l’homme, on ne saurait donner à ces paroles un sens plus plausible que celui-ci : Je le bénirai dans les cœurs de la multitude, car le Christ habite par la foi dans nos cœurs[998]. Le Prophète a dit : « Ma bouche », c’est-à-dire la bouche de mon corps, qui est l’Église. C’est le cœur, en effet, qui croit pour être justifié, c’est la bouche qui confesse pour obtenir le salut[999].
33. « Car il s’est tenu à la droite du pauvre[1000] ». Il est dit de Judas : « Que le diable se tienne à sa droite » : parce qu’il a voulu augmenter ses richesses, en vendant le Christ. Mais ici c’est le Seigneur qui « s’est tenu à la droite du pauvre », afin d’être lui-même la richesse du pauvre. « Il s’est tenu à la droite du pauvre », non point pour multiplier les années d’une vie qui doit finir un jour, non pour augmenter ses richesses, non pour lui donner la force corporelle, ou la santé pour un temps ; mais afin, dit le Prophète, « de délivrer son âme des persécuteurs ». Or, l’âme est délivrée des persécuteurs, quand leurs suggestions ne la font point consentir au mal ; et elle n’y consent point, quand le Seigneur se tient à la droite du pauvre, pour le soutenir contre sa pauvreté, c’est-à-dire sa faiblesse. Tel est le secours que Dieu a prêté au corps du Christ dans tous ses saints martyrs.
DISCOURS SUR LE PSAUME 109
modifierSERMON AU PEUPLE.
modifierLES PROMESSES DU SEIGNEUR.
modifierL’Ancien Testament était le temps des promesses, le Nouveau est celui de l’accomplissement. Ces promesses toutefois ne sont point pour l’homme qui reste dans le péché, s’imaginant que Dieu ise prend aucun soin de nos actions, lui qui a compté nos cheveux. Le garant de ces promesses, c’est le Christ prophétisé dans notre psaume, comme Seigneur de David. Il est fils de David selon l’Évangile et selon saint Paul ; et quand il passait sur le grand chemin, les aveugles, comprenant que ses actes comme fils de David sont transitoires, l’invoquèrent sous ce nom et virent la lumière. Il est Seigneur de David comme Verbe de Dieu, et Verbe fait chair pour nous donner l’espérance. Les Juifs pouvaient répondre que la Vierge doit mettre au monde Emmanuel, que cet Emmanuel est Seigneur de David, mais le fils de la vierge, fils de David. Ce Christ fils de David ayant été élevé en gloire, est devenu par là même Seigneur de David ; et Dieu lui a donné un nom au-dessus de tout nom. Voilà ce qu’il nous faut croire sans le comprendre, autrement notre foi n’aurait pas de mérite. Le principal péché des Juifs est de n’avoir point cru en lui ; de là vient que leurs péchés subsistent, puisque nulle faute ne peut être effacée que par la foi au Christ ; et comme l’objet de la foi doit être invisible, voilà que le Fils de Dieu s’est dérobé à nos regards par l’ascension, afin de former en nous la justice par la foi. Si nous ne voyons pas le Christ assis à la droite de son Père, nous voyons ses ennemis sous ses pieds, soit par le coup de sa justice, soit par le coup de sa miséricorde. En dépit des nations révoltées, le Seigneur les donnera à son Christ. C’est à partir de Sion que le Seigneur a commencé son règne par la prédication de l’Évangile. Il règne au milieu de ses ennemis, Juifs, infidèles, hérétiques, à qui l’on prêche la rémission des péchés, jusqu’à ce que toutes les nations soient entrées dans l’Église. Les disciples ont vu le Christ montant au ciel, nous le voyons régnant sur tous les peuples. Quant à la forme de l’esclave, l’impie l’a vue, et il verra aussi celui qu’il a percé, mais non la forme divine. Alors nous comprendrons que le principe est avec lui, Ou plutôt qu’il est en son Père, et sua Père en lui, quand les saints apparaîtront dans leur gloire pour la vie éternelle. Aujourd’hui nous croyons au Christ que Dieu engendre dans le secret de sa gloire, et avant le temps. David pouvait dire aussi : je vous ai engendré du sein de la vierge, et pendant la nuit que bénirent les bergers. Le Christ ne peut être prêtre que selon l’ordre de Melchisédech, puisque le sacerdoce d’Aaron a cessé avec le temple et l’holocauste. Le Seigneur à votre droite, et le prêtre à la droite de son Père ; il doit briser sur la terre les têtes rebelles et orgueilleuses, car il est la pierre de Sion écrasant tout incrédule. Maintenant il juge, mais sans éclat ; au dernier jour, il jugera ostensiblement ; il ruine aujourd’hui ce qui est du vieil homme, pour le réédifier dans la gloire ; et lui qui a bu l’eau du torrent par une vie rapide, relèvera la tête dans sa splendeur.
1. Autant que nous le permettra le Seigneur, qui nous a établi ministre de sa parole et de ses sacrements pour vous servir dans l’effusion de sa miséricorde ; avec le secours de ce même Dieu, qui vous rend si attentifs et qui voudra bien nous en rendre capable, nous entreprenons de sonder et de vous exposer le psaume que nous venons de chanter. Il contient peu de paroles, mais on y trouve de grandes pensées. Que votre âme soit donc toujours fervente et en éveil devant Dieu, qui a ses temps pour faire des promesses, et ses temps aussi pour les accomplir. Le temps des promesses était celui des Prophètes jusqu’à Jean-Baptiste ; depuis Jean-Baptiste jusqu’à la fin, c’est le temps de les accomplir. C’est un Dieu fidèle qui veut bien se constituer notre débiteur, non point qu’il reçoive quelque chose de nous, mais bien parce qu’il nous tait de si grandes promesses. C’était peu pour lui que la promesse, il a voulu la faire écrire ; il nous a fait en quelque sorte le billet de ses promesses, afin que quand il viendrait à les accomplir, nous pussions voir dans ces mêmes écrits l’ordre qu’il devait garder. Le temps de la prophétie était donc, nous l’avons dit souvent, le temps des promesses. Dieu nous a promis la vie éternelle, la vie bienheureuse et sans fin avec les anges, l’héritage incorruptible, la gloire toujours durable, la douce contemplation de sa face, la demeure dans les tabernacles célestes, la résurrection d’entre les morts, sans craindre la mort désormais. Telle est, en quelque sorte, la promesse finale, où tendent nos désirs ; et quand nous y serons arrivés, nous n’aurons plus rien à demander, plus rien à désirer. Mais Dieu, en faisant ces promesses, a daigné nous préciser dans quel ordre nous pourrons y arriver. Il a promis aux hommes la divinité, à de simples mortels l’immortalité, à des pécheurs la justification, et aux humiliés la gloire. Toutes ces promesses, il les a faites à des indignes, afin ne ses promesses ne parussent point la récompense des œuvres, mais bien une grâce accordée gratuitement, comme l’indique son nom. Vivre en effet dans la justice, autant qu’un homme peut vivre de la sorte, ce n’est point l’effet de son mérite, mais d’un bienfait de Dieu. Car nul ne mène une vie juste, s’il n’a été justifié, c’est-à-dire fait juste ; et l’homme ne peut devenir juste que par Celui qui ne peut être injuste. De même qu’une lampe ne saurait s’allumer elle-même, ainsi l’âme de l’homme ne saurait se donner la lumière ; mais elle crie au Seigneur : « C’est vous, ô Dieu, qui ferez luire ma lampe[1001] ».
2. Lorsqu’on promet donc le royaume des cieux aux pécheurs, ce n’est point à ceux qui demeurent dans le péché, mais à ceux qui sont délivrés du péché, pour servir dans la justice ; et, pour cela, il leur faut, avons-nous dit, le secours de la grâce c’est celui qui est toujours juste qui les justifie. Il semblait néanmoins incroyable que Dieu eût tant de bonté pour les hommes, et aujourd’hui, ceux qui désespèrent de la grâce divine, ceux qui ne veulent point quitter leur vie dépravée et se tourner vers Dieu, et recevoir de lui la justification, afin que, leurs péchés une fois couverts du pardon, ils puissent commencer une vie juste en Celui qui n’a jamais vécu dans l’injustice ; ceux-là, dis-je, s’entretiennent dans la corruption par cette funeste pensée qui leur fait dire que Dieu n’a aucun souci des choses humaines, et que Celui qui a créé le monde, qui le dirige, ne peut considérer quelle est ici-bas la vie d’un mortel. Ainsi l’homme fait par Dieu, s’imagine qu’il échappe à l’œil de Dieu. S’il nous était permis de nous adresser à cet homme ; si notre parole pouvait atteindre son oreille d’abord et ensuite son cœur ; si son obstination ne décourageait point celui qui le cherche, tout perdu qu’il est ; s’il se laissait retrouver, nous pourrions lui dire : O homme, comment Dieu te négligerait-il, maintenant que tu es créé, lui qui a pris soin de te créer ? Pourquoi t’imaginer que tu n’es point au rang des créatures ? Loin de toi toute séduction t Tes cheveux sont comptés par le Créateur[1002]. Telle est, en effet, la parole que Jésus donnait à ses Apôtres, dans l’Évangile, les rassurant contre la crainte de la mort, et leur ôtant la pensée que rien d’eux pût périr par la mort. Ils redoutaient la mort pour leur âme, et il les rassure à propos du moindre de leurs cheveux. L’âme, en effet, peut-elle périr, quand un cheveu ne périt point ? Toutefois, mes frères, comme il paraissait incroyable que Dieu pût accomplir ce qu’il promettait aux hommes, de les tirer de cette mortalité, de cette abjecte corruption, de cette faiblesse, de la cendre et de la poussière, pour les égaler aux anges de Dieu, non seulement le Seigneur leur a donné en garantie les saintes Écritures, mais il leur a donné, pour médiateur de sa promesse, non plus un prince quelconque, non plus un ange, ou un archange, mais son Fils unique, afin de nous montrer et de nous donner, en la personne de ce même Fils, cette voie par laquelle il doit nous conduire à la fin qu’il nous promet. C’était peu, en effet, pour Dieu, de nous donner son Fils pour guide ; il en a fait la voie elle-même, afin que nous puissions aller à Celui qui nous conduit, et marcher en lui.
3. Il nous a donc promis que nous arriverions à lui, c’est-à-dire à cette ineffable immortalité, à l’égalité avec les anges : combien nous en étions éloignés ! Quelle élévation en lui ! quelle bassesse en nous ! Quelle supériorité en lui ! et, en nous, quelle abjection profonde et désespérante ! Nous étions dans une langueur mortelle, sans pouvoir guérir : Dieu nous a envoyé un médecin que le malade ne connaissait point : « Car s’ils l’eussent connu, ils n’eussent jamais crucifié le Seigneur de la gloire[1003] ». Mais ce qui a servi à la guérison, c’est que le malade ait tué son médecin. Il était venu pour visiter ce malade, on l’a fait mourir, afin qu’il donnât la guérison. Il fit comprendre à ses fidèles qu’il était Dieu et homme ; Dieu par qui nous avons été formés, homme par qui nous sommes reformés. Autre était ce qui paraissait en lui, et autre ce qui était caché ; et ce qui était caché était bien supérieur à ce que l’on voyait ; mais ce qui était supérieur demeurait invisible. Le malade était guéri par ce qu’il y avait de visible, afin qu’il devînt capable de voir celui qui se dérobait un instant, mais qui ne devait point se refuser à jamais. Que le Fils unique de Dieu viendrait chez les hommes, qu’il prendrait notre chair, qu’il deviendrait homme par cette chair qu’il aurait prise, qu’il mourrait, qu’il ressusciterait, qu’il monterait au ciel pour s’asseoir à la droite de son Père, accomplissant ainsi ses promesses à l’égard des Gentils, et qu’après l’accomplissement de ses promesses à l’égard des Gentils, il exécuterait encore ce qu’il avait dit ; qu’il viendrait, et se ferait rendre compte de ses grâces, afin de faire le discernement des vases de colère, et des vases de miséricorde, pour accomplir ses menaces à l’égard de l’un pie, ses promesses à l’égard du juste voilà ce qu’il fallait prophétiser, ce qu’il fallait annoncer, l’avènement qu’on devait prêcher, afin qu’il ne causât aux hommes ni frayeur ni surprise, mais qu’il fût attendu avec foi. Parmi ces promesses, il faut compter notre psaume, qui annonce Jésus-Christ Notre-Seigneur d’une manière claire et évidente ; en sorte qu’il est indubitable pour nous que ce psaume est une prophétie du Christ, car nous sommes chrétiens, et nous en croyons à l’Évangile. Un jour que le Seigneur et Sauveur Jésus-Christ demandait aux Juifs de qui, selon eux, le Christ était fils, et qu’ils répondaient de David ; il leur répliqua aussitôt « Comment donc David nous dit-il par l’Esprit-Saint : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à s ce que je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied ? Si donc David, parlant par e l’Esprit-Saint, l’appelle son Seigneur, comment est-il son Fils[1004] ? » C’est par ce verset même que commence le psaume.
4. « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : « Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied[1005] ». C’est donc par cette question que pose aux Juifs Notre-Seigneur, qu’il nous faut commencer l’explication du psaume. Que l’on nous demande en effet si nous confirmons, ou si nous contredisons la réponse des Juifs ; loin de nous de la contredire. Si l’on nous demande : Le Christ est-il filé de David, ou ne l’est-il point ? Répondre non, c’est contredire l’Évangile ; car saint Matthieu commence de cette manière le récit évangélique : « Livre de la génération de Jésus-Christ, fils de David[1006] ». L’Évangéliste proclame donc qu’il écrit le livre de la génération de Jésus-Christ, fils de David, Les Juifs eurent donc raison de répondre au Christ, qui leur demandait de qui ils croyaient que le Christ était fils, que c’était de David. Cette réponse est d’accord avec l’Évangile. C’est ce qu’établit non seulement l’opinion des Juifs, mais la foi des chrétiens. Je trouve aussi d’autres preuves. L’Apôtre dit de Jésus-Christ qu’« il est né, selon la chair, de la race de David[1007]1 » ; et, s’adressant à Timothée : « Souvenez-vous », lui dit-il, « que Jésus-Christ de la race de David est ressuscité des morts, selon l’Évangile que je prêche ». Et que dit-il à propos de cet Évangile ? « Pour lequel je souffre jusqu’à être chargé de chaînes, comme un malfaiteur ; mais la parole de Dieu n’est point enchaînée[1008] », L’Apôtre souffrait donc jusqu’à être chargé de chaînes pour son Évangile, c’est-à-dire pour la dispensation de cet Évangile qu’il prêchait aux peuples, qu’il répandait parmi les nations. Lui qui le matin avait enlevé les dépouilles, et le soir partagé le butin[1009], souffrait donc jusqu’à être enchaîné pour la bonne nouvelle. Quelle bonne nouvelle ? « Que le Christ, fils de « David, est ressuscité d’entre les morts ».C’est pour cette nouvelle que souffrait l’Apôtre, et néanmoins c’est à ce sujet que le Sauveur interrogeait les Juifs ; et quand ils répondaient ce que prêchait l’Apôtre, il releva cette réponse comme pour la contredire : « Comment donc David, parlant dans l’Esprit de Dieu, l’appelle-t-il son Seigneur ? » Et il cita en preuve cet endroit du psaume : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur. Si donc, dans l’Esprit de Dieu, il l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils ? » Cette question imposa silence aux Juifs : ils ne trouvèrent aucune réponse, mais ils ne cherchèrent point à l’avoir pour Seigneur, parce qu’ils ne le reconnaissaient point pour le fils de David. Pour nous, mes frères, croyons et parlons : « Car c’est dans le cœur qu’est la foi qui justifie, et dans la bouche la confession qui sauve[1010] ». Croyons, dis-je, et proclamons que le Christ est fils de David et Seigneur de David. N’allons point rougir du fils de David, afin de n’irriter point le Seigneur de David.
5. C’est de ce nom que l’appelèrent, quand il passait, ces aveugles qui méritèrent de recouvrer la vue. Jésus passait, et ces aveugles qui entendaient passer une troupe, connurent de l’oreille Celui qu’ils ne pouvaient voir des yeux, et poussèrent de grands cris en disant : « Ayez pitié de nous, fils de David[1011] ». Or, la foule les menaçait pour les faire taire ; et eux, néanmoins, dans leur désir de voir le jour, surmontant les contradictions de la foule, continuaient de crier ; ils retinrent celui qui passait, et méritèrent qu’il les touchât et leur rendît la vue. « Ayez pitié de nous, fils de David », criaient-ils à celui qui passait, et il s’arrêta ; et comme ils dominaient l’opposition du peuple : « Que voulez-vous que je vous fasse ? » leur dit-il. Et eux : « Seigneur, faites que nous voyions ». Il toucha leurs yeux qu’il ouvrit, et ils virent présent celui qu’ils avaient entendu passer. Il y a donc des œuvres que le Seigneur fait en passant, d’autres qui sont plus stables. Oui, dis-je, parmi les œuvres du Seigneur, les unes sont transitoires, les autres stables. L’œuvre passagère du Seigneur, est l’enfantement de la Vierge, l’incarnation du Verbe, l’accroissement des années, les miracles visibles, les souffrances de sa passion, sa mort, sa résurrection, son ascension au ciel ; tout cela fut transitoire. Car aujourd’hui il n’y a plus pour le Christ, ni naissance, ni mort, ni résurrection, ni ascension au ciel. Ne comprenez-vous pas que tous ces faits sont accomplis, ont eu leur temps, et ont montré à ceux qui voyagent ici-bas, quelque chose qui s’en va, afin qu’ils ne demeurassent point en chemin, mais qu’ils courussent vers la patrie ? Enfin ces aveugles étaient assis près du chemin, c’est là qu’ils entendirent le passant divin, et l’arrêtèrent par leurs cris. C’est donc dans la voie de ce siècle que le Seigneur a fait quelque chose de passager, et cet acte passager est l’œuvre du Fils de David. De là vient qu’à son passage, ils s’écrièrent : « Ayez pitié de nous, Fils de David ». Comme s’ils disaient : Nous reconnaissons dans celui qui passe le Fils de David ; ce passage nous fait comprendre qu’il a été Fils de David. Reconnaissons donc, nous aussi, et proclamons qu’il est Fils de David, afin de mériter qu’il nous éclaire. Nous sentons dans Celui qui passe le Fils de David : puisse le Seigneur de David nous éclairer !
6. Voilà donc le divin Maître qui interroge les Juifs, et ils ne répondent point, parce qu’ils ne veulent pas être ses disciples ; si maintenant il nous interrogeait, que répondrions-nous ? Cette interrogation mit les Juifs en défaut, qu’elle profite aux chrétiens ; loin de se troubler, qu’ils s’instruisent. Ce n’est point pour s’instruire que le Seigneur nous interroge, mais il interroge en docteur. Ces malheureux Juifs devaient lui répondre, c’est à vous de nous l’apprendre. Ils aimèrent mieux se taire dans un dépit orgueilleux, que s’instruire par une humble confession. Que le Maître nous parle donc, et voyons ce que nous répondrons à cette question. « Que vous semble-t-il du Christ ? De qui est-il Fils ? » Répondons ce que répondirent les Juifs, mais sans nous arrêter où ils s’arrêtèrent. Rappelons-nous cet Évangile que nous croyons. « Livre de la génération de Jésus-Christ, Fils de David[1012] ». Que la question que l’on nous adresse ne nous fasse point oublier que le Christ est Fils de David, ainsi que nous le rappelle saint Paul. Courage donc, ô chrétien ; « souviens-toi que le Christ Jésus, Fils de David, est ressuscité d’entre les morts[1013] ». Que l’on nous interroge donc, et répondons. « Que vous semble-t-il du Christ ? De qui est-il Fils ? » Que toutes les bouches chrétiennes redisent eu plein accord : « De David ». Que le Maître continue, et nous dise : « Comment donc David, parlant par l’Esprit-Saint, l’appelle-t-il son Seigneur ? Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite jusqu’à ce que je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied ». Comment pourrons-nous répondre, si vous ne nous l’apprenez ? Maintenant que nous l’avons appris, nous disons : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; toutes choses ont été faites par vous ». Voilà le Seigneur de David. Mais à cause de l’infirmité de notre chair, parce que nous n’étions qu’une chair sans espoir : « Le Verbe s’est fait chair et a demeuré parmi nous » ; voilà le Fils de David. Assurément, Seigneur, ayant la nature divine, vous n’avez pas cru qu’il y eût usurpation à vous dire semblable à Dieu ; aussi êtes-vous le Seigneur de David ; mais, vous vous êtes abaissé jusqu’à prendre la forme de l’esclave[1014] : voilà le Fils de David. Aussi, dans votre question, quand vous demandez : « Comment est-il son Fils ? » vous n’avez point nié que vous fussiez son Fils, mais seulement demandé comment cela pouvait se faire. David l’appelle son Seigneur, dites-vous ; de quelle manière donc est il son Fils ? Sans le nier, je vous demande comment, pour eux, avec cette Écriture qu’ils lisaient sans la comprendre, s’ils eussent voulu à cette demande se rappeler cette manière, ils eussent répondu : Pourquoi nous interroger ? « Voilà que la Vierge concevra et mettra au monde un fils, et on lui donnera le nom d’Emmanuel, ce qui signifie : Dieu avec nous[1015] ». Donc, la Vierge concevra, et cette Vierge, de la race de David, mettra au monde un fils, qui sera Fils de David. Car Joseph et Marie étaient de la maison, et de la famille de David[1016]. Donc, cette Vierge enfanta, en sorte que son Fils est le Fils de David. Mais au Fils qu’elle a mis au monde, « on donnera le nom d’Emmanuel, ou Dieu avec nous ». Voilà comment nous avons le Seigneur de David.
7. Peut-être ce psaume lui-même nous dira-t-il en quelque manière comment le Christ est fils de David, et Seigneur de David. Écoutons-le donc et développons-en les mystères ; frappons avec piété, arrachons par la charité, David lui-même nous le dit donc, et il ne lui était pas permis de contredire son Seigneur : « David, parlant par l’Esprit-Saint, nous dit qu’il est son Seigneur ». Que dit David à propos du Christ ? Car le psaume est à David lui-même. C’est là tout le titre, sans embarras de figure, sans aucune difficulté. Que dit donc David ? « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que j’aie fait de vos ennemis l’escabeau de vos pieds ». Qu’est-ce à dire : « L’escabeau de vos pieds ? » C’est-à-dire qu’ils seront sous vos pieds, car c’est sous les pieds que l’on met l’escabeau des pieds. « Le Seigneur », dit le Prophète, « a dit à mon Seigneur ». Voilà ce que David a entendu, et il l’a entendu en esprit. Où et quand l’a-t-il entendu, c’est ce que nous ne savons pas ; mais nous le croyons quand il dit et écrit qu’il a entendu. Il l’a donc entendu certainement, il l’a entendu dans quelque sanctuaire de la vérité, dans quelque figure mystérieuse, où tous les Prophètes ont ouï dans le secret ce qu’ils ont divulgué au grand jour ; c’est là que David a entendu ce qu’il proclame avec une grande confiance : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez – vous à ma droite jusqu’à ce que je vous fasse un marchepied de vos ennemis ». Nous savons que, après la résurrection, le Christ monta au ciel pour s’asseoir à la droite de Dieu. C’est là un fait ; nous ne l’avons pas vu, mais nous le croyons : nous l’avons lu dans les Livres saints, nous l’avons entendu prêcher, nous y adhérons par la foi. Mais dès lors que le Christ était fils de David, il était aussi Seigneur de David. Car ce qui est né de la race de David, a été élevé en gloire au point d’être Seigneur de David. Mes paroles vous étonnent, comme si cela était sans exemple parmi les hommes. S’il arrivait que le fils d’un particulier devînt un roi, ne serait-il pas le Seigneur de son père ? Chose plus étonnante encore ! ne peut-il pas se faire non seulement que le fils d’un particulier devienne roi, et ainsi seigneur de son père ; mais que le fils d’un laïque devienne évêque, et alors père de son père ? Donc le Christ, en prenant une chair, en mourant dans cette chair, pour ressusciter également avec cette chair, puis monter aux cieux, et s’asseoir à la droite de son Père, est devenu dans cette même chair, ainsi élevée, ainsi glorifiée, ainsi transformée dans une splendeur toute céleste, et fils de David, et Seigneur de David. C’est au point de vue de ces transfigurations du Christ, que l’Apôtre a dit aussi : « C’est pourquoi Dieu l’a ressuscité des morts, et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers[1017] ». « Dieu », dit l’écrivain sacré, « lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom », c’est-à-dire au Christ devenu homme, au Christ qui est mort selon la chair, qui est ressuscité, monté aux cieux. « Dieu lui a donné un nom supérieur à tout nom, en sorte qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers ». Où donc sera David, pour que le Christ ne soit point son Seigneur ? Qu’il soit dans le ciel, qu’il soit sur la terre, qu’il soit dans les enfers, il aura toujours pour Seigneur celui qui est Seigneur du ciel, de la terre et des enfers. Que David se réjouisse donc avec nous, lui que relève la naissance d’un tel fils, et qui est délivré par un tel Seigneur ; qu’il dise dans sa joie, et qu’on écoute avec les mêmes ravissements : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que je vous fasse de vos ennemis un marche-pied ».
8. « Asseyez-vous », non seulement sur une éminence, mais aussi dans le secret : en haut pour la domination, dans le secret pour stimuler la foi. Quelle récompense mériterait la foi, si l’objet de la foi n’était caché ? Or, la récompense de la foi sera de voir celui en qui nous avons cru avant de le voir. Mais, comme l’a dit l’Écriture : « Le juste vit de la foi[1018] ». Il n’y aurait donc aucune justice dans la foi, si l’objet que l’on nous prêche et que nous croyons n’était invisible, et si la foi ne nous méritait de le voir. « Quelle ineffable douceur, ô mon Dieu, vous avez cachée pour « ceux qui vous craignent ! » Donc vous l’avez cachée, en sont-ils demeurés privés ? Loin de là, « elle est parfaite pour ceux qui espèrent en vous[1019] ». Ce mystère admirable du Christ, assis à la droite de Dieu, a donc été caché afin d’être l’objet de la foi ; il nous a été dérobé afin de stimuler notre espérance. « Nous sommes, en effet, sauvés par l’espérance. Or, l’espérance que l’on voit n’est pas une espérance ; comment espérer ce que l’on voit ? » Ainsi, dit l’Apôtre, vous le connaissez, je vous le rappelle seulement. Que dit donc l’Apôtre ? « C’est l’espérance qui nous sauve », dit-il ; « or, l’espérance qu’on verrait ne serait pas une espérance. Comment espérer ce que l’on voit déjà ? Si nous espérons ce que nous n’avons pas encore, nous l’attendons par la patience[1020] ». Comme donc l’espérance qu’on verrait ne serait plus espérance, « Vous avez caché votre douceur à ceux qui vous craignent. Car nous espérons ce que nous ne voyons pas, et nous l’attendons par la patience : vous l’avez rendue parfaite pour ceux qui vous craignent ». Enfin, mes frères, écoutez attentivement ce que je vais vous dire : c’est que notre justice nous vient de la foi, que la foi purifie nos cœurs, afin que nous puissions voir ce que nous aurons cru. L’un et l’autre nous est enseigné : « Bienheureux les cœurs purs, parce qu’ils verront Dieu[1021] » ; et encore : « C’est par la foi qu’il purifie leurs cœurs[1022] ». Comme donc la justice de la foi consiste à croire ce que l’on ne voit pas, afin que le mérite de la foi nous conduise à la claire vue quand le temps sera venu : le Seigneur, en promettant l’Esprit-Saint, nous dit dans l’Évangile : « Il convaincra le monde de péché, de justice et de jugement[1023] ». De quel péché ? de quelle justice ? de quel jugement ? Le Seigneur nous l’explique aussitôt, et n’admet point les conjectures des hommes. « Du péché », dit-il, « parce qu’ils n’ont point cru en moi[1024] ». Combien d’autres péchés avaient encore les Juifs ? Et néanmoins, comme s’ils n’avaient que celui-là, le Seigneur dit qu’« il les convaincra de péché, parce qu’ils n’ont pas cru en lui ». Tel est le péché dont il a dit ailleurs : « Si je n’étais pas venu, ils n’auraient aucune faute[1025] ». Qu’est-ce à dire : « Si je n’étais pas venu, ils n’auraient aucune faute ? » En venant donc vers les justes, ô Dieu, en avez-vous fait des pécheurs ? Le Seigneur semble ici omettre tous les péchés dont on peut obtenir la rémission par la foi, et ne désigne que ce péché, sans lequel tous les autres seraient remis. « De péché », nous dit-il, « parce qu’ils n’ont pas cru en moi ». Et ailleurs : « Si je n’étais pas venu, ils n’auraient aucun péché ». Par cela même qu’il est venu, en effet, et qu’ils n’ont point cru en lui, ils sont tombés dans le péché ; et s’ils n’étaient tombés dans ce péché, tous les autres eussent pu leur être pardonnés, effacés par ce pardon que leur eût obtenu la foi. « De péché donc, parce qu’ils n’ont pas cru en moi ; de la justice, parce que je vais à mon Père, et que désormais vous ne me verrez plus[1026] ». Telle est donc la justice, ô Dieu, que vous alliez à votre Père, et que désormais vos disciples ne vous verront plus. Telle est la justice qui vient de la foi. « Car c’est de la foi que vit le juste[1027] » ; et il vit de la foi, précisément quand il ne voit point ce qu’il croit. Comme donc c’est la vie de la foi qui nous justifie, et que nul ne vit de la foi que quand il ne voit point ce qu’il croit ; afin de former cette justice parmi les hommes, c’est-à-dire de les porter à croire ce qu’ils ne voient point, le Saint-Esprit, dit le Sauveur, convaincra les hommes de la justice, « parce que je vais à mon Père, et que désormais vous ne me verrez plus ». Comme s’il disait : La justice pour vous consistera à croire en Celui que vous ne voyez point, afin que, purifiés par la foi, vous puissiez voir au jour de la résurrection celui en qui vous croyez.
9. Donc le Christ est assis à la droite de Dieu, le Fils est invisible à la droite du Père. Croyons en lui. Le Prophète nous annonce en effet deux choses, et que Dieu a dit : « Asseyez-vous à ma droite » ; et qu’il ajoute : « Jusqu’à ce que je fasse de vos ennemis l’escabeau de vos pieds », c’est-à-dire qu’ils soient sous vos pieds. Tu ne vois pas le Christ assis à la droite du Père, mais tu peux déjà voir comment ses ennemis lui sont un marchepied. Quand un point est si visiblement accompli, crois à celui qui demeure caché. Quels ennemis sont mis sous ses pieds ? Ceux qui méditaient des choses vaines, et à qui il est dit : « Pourquoi ces frémissements des nations, et ces vains complots des peuples ? Les rois de la terre sont debout, les princes se sont rassemblés comme un seul homme contre le Seigneur et contre son Christ. Ils ont dit : brisons leurs chaînes et rejetons leur joug bien loin de nous[1028] ». Qu’ils ne dominent point sur nous, qu’ils ne nous assujettissent point au joug. « Celui qui habite les cieux se rira d’eux ». Tu étais son ennemi, tu seras sous ses pieds, ou adopté, ou vaincu par lui. Vois comment tu veux être sous les pieds du Seigneur ton Dieu, car tu y seras nécessairement, soit par le coup de sa grâce, soit par le coup de sa justice. Il est donc assis à la droite de Dieu, jusqu’à ce que ses ennemis soient placés sous ses pieds comme un escabeau. Voilà ce qui se fait, ce qui s’accomplit, peu à peu à la vérité, mais sans interruption. Que les nations frémissent, que les peuples tiennent de vains complots, que les rois de la terre se soulèvent, que les chefs des nations se rassemblent contre le Seigneur et contre son Christ ; est-ce donc par ces frémissements, par ces vains complots, par ces soulèvements contre le Christ qu’ils empêcheront cette parole de s’accomplir : « Je vous donnerai les nations en héritage, et pour domaine les confins de la terre ? » Cette parole s’accomplira donc en dépit de leur fureur, de leurs projets impuissants : « Je vous donnerai les nations en héritage, et votre domaine embrassera les confins de la terre ». Ils sont donc vains, tous leurs complots. Quant à l’accomplissement de celte promesse : « Je vous donnerai toutes les nations en héritage, et la terre entière pour domaine » ; ce n’est point un homme sans portée, mais bien le Seigneur qui me l’a faite. De même, dans notre psaume, nous pouvons raisonner ainsi : « Il a dit », non point un homme quelconque, mais « c’est le Seigneur qui a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de vos ennemis un escabeau sous vos pieds ». Qu’ils frémissent, qu’ils trament de vains complots, qu’ils se soulèvent en tumulte, empêcheront-ils cette parole de s’accomplir ? « Leur mémoire a péri avec le bruit ». C’est un autre psaume qui l’a dit, mais non pas un autre esprit : « Leur mémoire périt avec le bruit, et le Seigneur demeure éternellement[1029] ». Celui-là donc qui demeure éternellement, quand leur mémoire périt avec le bruit, celui-là « a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite ». Et voilà qu’il est assis à la droite de son Père, jusqu’à ce qu’il mette ses ennemis comme escabeau sous ses pieds.
10. Que dit ensuite le Prophète ? « Le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de votre puissance[1030] ». Il est de toute évidence, mes frères, que le Prophète ne parle point de ce règne que le Christ partage avec son Père, Seigneur de toutes choses qu’il a créées par lui. Quand n’a-t-il point régné, ce Verbe qui est Dieu et en Dieu dès le commencement[1031] ? Il est dit en effet : « Au roi des siècles, au Dieu qui est l’immortel, l’invisible, l’unique, honneur et gloire dans les siècles des siècles[1032]. Au roi des siècles, honneur et gloire dans tous les siècles ». Quel est « ce roi des siècles, invisible, incorruptible ? » Le Christ, parce qu’il est avec son Père, invisible, incorruptible ; parce qu’il est Verbe de Dieu, Vertu de Dieu, Sagesse de Dieu, parce qu’il est Dieu et en Dieu, par qui tout a été fait, est le roi des siècles : mais, à le considérer dans cette œuvre transitoire par laquelle il a bien voulu, au moyen de sa chair, nous appeler à l’éternité, son règne commence par les chrétiens, et ce règne sera sans fin. Ses ennemis sont donc l’escabeau de ses pieds, tandis qu’il est assis à la droite de son Père ; ils y sont placés comme il est dit, cela se fait et s’accomplira absolument jusqu’à la fin. Qu’on ne vienne point nous dire qu’on ne mènera point à bonne fin ce qui est commencé. Pourquoi désespérer de cet accomplissement ? C’est le Tout-Puissant qui a commencé, et le Tout-Puissant a promis d’accomplir ce qu’il a commencé. Par où a-t-il commencé ? « Le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de votre puissance ». Cette Sion, c’est Jérusalem. Écoute le Seigneur lui-même. « Il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât le troisième jour[1033] ». C’est de là, qu’après sa résurrection, il s’est assis à la droite de son Père, où il était auparavant. Mais qu’arriva-t-il depuis qu’il est assis à la droite de Dieu ? Par quel moyen ses ennemis sont-ils réduits à lui servir de marchepied ? Écoutez ce qu’il nous enseigne lui-même en nous l’exposant : « On prêchera en son nom la pénitence et la rémission des péchés dans toutes les nations, en commençant par Jérusalem[1034] » : car « le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de votre puissance ». « Le sceptre de votre puissance », c’est-à-dire le règne de votre force ; « car vous les gouvernerez avec un sceptre de fer[1035] : le Seigneur le fera sortir de Sion », car « on commencera par Jérusalem ».
11. Qu’arrivera-t-il, quand le Seigneur aura fait sortir de Sion le sceptre de votre vertu ? « Vous dominerez au milieu de vos ennemis[1036] ». Tout d’abord « vous régnerez au milieu de vos ennemis », au milieu des nations frémissantes. Quand en effet les saints seront eu possession de leur gloire, et les méchants sous le coup de leur condamnation, est-ce encore au milieu de ses ennemis que régnera le Christ ? Qu’y a-t-il d’étonnant qu’il domine alors, puisque les justes régneront avec lui, et que les impies seront dans les flammes éternelles ? Commuent s’étonner qu’il règne alors ? Maintenant donc c’est au milieu de vos ennemis, maintenant dans le cours des siècles qui passent, dans la reproduction et la succession de l’humaine mortalité, pendant que le temps s’écoule comme un torrent, votre sceptre est sorti de Sion pour établir votre domination sur vos ennemis. Régnez donc, oui régnez sur les païens, sur les Juifs, sur les hérétiques, sur les faux frères. Régnez, régnez, fils de David, Seigneur de David, régnez au milieu des païens, au milieu des Juifs, au milieu des faux frères. « Régnez au milieu de vos ennemis ». Nous ne comprenons ce verset qu’en le voyant s’accomplir dès maintenant. Asseyez-vous donc à la droite de Dieu, tenez-vous caché, afin que l’on croie en vous, jusqu’à ce que le temps des nations soit accompli. Car voici ce qui est écrit : « Le ciel devait le recevoir jusqu’à ce que fût accompli le temps des nations[1037] ». Vous n’êtes mort que pour ressusciter, ressuscité que pour monter au ciel, monté au ciel que pour vous asseoir à la droite de Dieu ; c’est donc pour vous asseoir à la droite de votre Père que vous êtes mort. La mort amène ainsi la résurrection, le résurrection l’ascension, et l’ascension vous fait asseoir à la droite de Dieu. Tout cela commence à la mort. Cette ineffable splendeur a pour base l’humilité. C’est donc pendant que vous siégez à la droite de votre Père, que s’accomplissent les temps des nations, et que vos ennemis sont l’escabeau de vos pieds : afin qu’un si grand ouvrage s’achève, dominez d’abord au milieu de vos ennemis. C’est pour cela en effet que « le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de votre puissance » ; puisque c’est pour amener votre mort, et par votre mort effacer la cédule de nos péchés[1038], afin que la pénitence et la rémission des fautes soit prêchée dans toutes les nations[1039] à partir de Jérusalem ; c’est pour cela que les Juifs sont tombés dans l’aveuglement. L’aveuglement des uns devient la lumière des autres. « L’aveuglement donc est tombé sur une partie d’Israël, afin que la plénitude des nations entrât, et qu’ainsi tout Israël fût sauvé[1040] ». « Cet aveuglement sur une partie d’Israël » a causé votre mort ; une fois mort vous êtes ressuscité, pour laver dans votre sang les péchés des nations ; assis à la droite de votre Père, vous avez recueilli de toutes parts ceux qui souffraient et cherchaient en vous un refuge. « Donc l’aveuglement est tombé sur une partie d’Israël, jusqu’à ce que la plénitude des nations entrât, et qu’ainsi tout Israël fût sauvé », et que tous vos ennemis fussent l’escabeau de vos pieds. Voilà ce qui s’accomplit aujourd’hui, que sera-ce plus tard ?
12. « Avec vous est le commencement au jour de votre puissance[1041] ». Quel est pour le Christ ce jour de sa puissance ? Quand le commencement sera-t-il avec lui ? Quel commencement, ou de quelle manière le commencement sera-t-il avec lui, puisqu’il est lui-même le commencement ? Que Dieu me soit en aide, afin qu’il n’y ait rien d’obscur ni pour moi qui explique, ni pour vous qui écoutez. Je vois ce qui est déjà fait, je le vois avec vous des yeux de la foi : les yeux du corps me montrent ce qui se fait maintenant, et les yeux de la foi me font espérer dans l’avenir. Qu’est-ce donc qui est déjà fait ? qu’est-ce qui s’accomplit maintenant ? que doit-il arriver un jour ? Le Christ a souffert, il est mort, il est ressuscité le troisième jour, il est monté aux cieux, quarante jours après, comme nous savons, et il est assis à la droite de son Père. Voilà ce qui est accompli, ce que nous n’avons pas vu, mais ce que nous croyons. Qu’est-ce qui s’accomplit aujourd’hui ? Il domine au milieu de ses ennemis, depuis que le sceptre de sa puissance est sorti de Sion : voilà pour le présent. Les serviteurs du Christ qui l’ont vu présent, ont vu la forme de l’esclave ; les serviteurs y croient aujourd’hui qu’elle nous est dérobée. Au sujet de cette forme de l’esclave, nous croyons ce que nous en pouvons comprendre, tant que nous sommes serviteurs nous-mêmes. C’est le lait des petits enfants, qu’il proportionne à notre faiblesse, nous faisant passer le pain solide au moyen de la chair, Car ce pain des anges était au commencement le Verbe[1042] ; et pour que l’homme pût manger le pain des anges[1043], le Créateur s’est fait homme. C’est ainsi que le Verbe incarné s’est proportionné à notre faiblesse ; car nous n’aurions pu le recevoir si le Fils égal à Dieu ne se fût humilié en prenant la forme de l’esclave, pour devenir semblable aux hommes, et être reconnu homme par tout ce qui paraissait de lui[1044]. Afin donc que nous pussions comprendre en quelque manière Celui que des mortels ne pouvaient comprendre, l’immortel est devenu mortel ; afin que par sa mort il nous rendit immortels, et nous donnât ainsi quelque chose à considérer, quelque chose à croire, quelque chose à voir un jour. Il offre à nos regards la forme de l’esclave que nous pouvons non seulement voir des yeux, mais encore toucher de nos mains. Et quand cette forme s’éleva au ciel, il nous ordonna de croire ce qu’il avait fait voir aux disciples. Mais nous aussi nous avons de quoi voir. Pour eux ils ont vu le sceptre de la puissance qui sortait de Sion, et à nous il est accordé de le voir dominer au milieu de ses ennemis. Tout cela, mes frères, tient à l’économie de la forme d’esclave, que les esclaves tolèrent aujourd’hui, et qui aiguillonne l’amour de ceux qui seront un jour délivrés. Car c’est l’immuable vérité, qui est le Verbe de Dieu, Dieu en Dieu, par qui tout a été fait, qui renouvelle toutes choses en demeurant en elle-même[1045]. Pour voir cette Vérité, il nous faut une grande, une parfaite pureté de cœur, qui nous vient parla foi. Après nous avoir montré la forme de l’esclave, le Christ a différé de nous montrer la forme divine. Car en disant, dans cette même forme d’esclave, à ses serviteurs : « Celui qui m’aime, garde mes commandements, et celui qui m’aime, sera aimé de mon Père, et moi je l’aimerai, et me montrerai à lui[1046] », il leur promettait de se manifester à eux. Que voyaient-ils donc ? Et lui, que promettait-il ? Eux voyaient la forme de l’esclave, et lui, leur promettait de leur montrer la forme de Dieu. « Je me montrerai à lui », dit-il. Telle est la lumière à laquelle doit arriver ce royaume, qui se rassemble dans le cours des siècles il aboutit à cette ineffable vision que les impies ne mériteront point de partager. Du reste, quand la forme de l’esclave était ici-bas, elle fut vue des impies : les uns la virent pour croire au Christ, les autres la virent pour le mettre à mort. La voir n’était donc point un privilège, puisque ses amis et ses ennemis la voyaient également, quelques-uns qui la voyaient l’omit fait mourir, quelques autres qui ne la voyaient pas ont cru en lui. Cette forme donc de l’esclave qu’ont vue ici-bas dans son humilité les hommes pieux et les impies, les pieux et les impies la verront au jour du jugement. En effet, comme il montait au ciel en présence de ses disciples, la voix des anges se fit entendre, et leur dit : « Hommes de Galilée, pourquoi vous tenir là debout, en regardant le ciel ? Ce même Jésus viendra un jour de la même manière que vous l’avez vu montant au ciel[1047] ». Il viendra donc, il viendra dans cette même forme, dont il est dit que les impies « verront Celui qu’ils auront percé[1048] ». Ils verront comme juge Celui qu’ils insultèrent quand il fut jugé. Cette forme donc de l’esclave sera au jugement visible pour le juste et pour l’injuste, pour le bon et pour le méchant, pour les fidèles et pour les incrédules. Qu’est-ce donc que ne verront pas les impies ? Car ceux dont il est dit : « Ils verront Celui qu’ils ont percé », sont les mêmes dont il est dit aussi : « Qu’on bannisse l’impie, et qu’il ne voie point la clarté du Seigneur[1049] ». Qu’est-ce que tout cela, mes frères ? Examinons, discutons. Voilà qu’on aiguillonne l’impie afin qu’il voie ; et qu’on bannit l’impie afin qu’il ne voie point. Ce qu’il doit voir, nous l’avons montré dans cette forme dont il est dit : « C’est ainsi qu’il viendra[1050] ». Qu’est-ce donc qu’il ne doit point voir ? « C’est moi-même que je lui montrerai[1051] ». Qu’est-ce à dire, « moi-même ? » Non plus la forme de l’esclave. Qu’est-ce donc « moi – même ? » Cette forme de Dieu, dans laquelle j’ai cru, sans usurpation, être égal à Dieu[1052]. Qu’est-ce que « moi-même ? » « Nous sommes les enfants de Dieu, mes bien-aimés, et ce que nous serons un jour ne paraît point encore : nous savons que quand il apparaîtra, nous serons semblables à lui, puisque nous le verrons tel qu’il est[1053] ». C’est là cette clarté de Dieu, lumière ineffable, source de lumière qui est sans changement, vérité sans défaut, sagesse demeurant en elle-même, quand elle renouvelle toutes choses[1054]. Telle est la substance de Dieu. L’impie sera donc banni afin qu’il ne voie pas la gloire du Seigneur. « Bienheureux les cœurs purs, parce qu’ils verront Dieu[1055] ».
13. Il me semble donc, mes frères, autant que Dieu m’a fait capable de comprendre cette expression, qu’il s’agit ici du temps, si toutefois on peut l’appeler un temps, et néanmoins c’est dans le temps que nous devons arriver à ce point que le temps ne mesure plus ; c’est de ce temps, me semble-t-il, qu’il est question ici, et toutefois, je parle sans préjudice de ce qu’un autre pourra dire de mieux, de plus clair, de plus probable : voilà, ce me semble, ce que signifie « Avec vous est le commencement, au jour de votre puissance ». Il me semble enfin que le verset suivant nous donne une clarté suffisante. Il est question en effet de cette puissance, qui a imposé le joug du Christ aux nations, qui les a mises sous ses pieds, non avec le fer, mais avec le bois ; et bien que cela ait lieu dans sa chair, ait lieu dans son humilité, ait lieu même dans la forme de l’esclave ; on comprend néanmoins quelle était l’étendue de cette force, car ce qui est faible en Dieu, est plus fort que tous les hommes[1056]. Comme il est donc ici question de cette force qui nous est signalée par ces paroles : « Le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de votre puissance ; dominez au milieu de vos ennemis » : et quelle force en effet que celle qui domine au milieu de ces ennemis frémissants contre lui d’une rage impuissante, et disant chaque jour : « Quand son nom périra-t-il[1057] ? » tandis que sa gloire s’étend sur tous les peuples, que toutes les nations sont soumises à son nom, qu’à cette vue le pécheur frémit, grince les dents et sèche de dépit[1058], comme c’est là, dis-je, l’effet de sa puissance, et que le Prophète veut nous signaler un autre effet de sa force, et envisager le Christ comme vertu de Dieu, comme sagesse de Dieu dans les rayons de celte lumière éternelle, de cette immuable vérité ; vision a laquelle nous sommes réservés, vision maintenant différée, vision pour laquelle nous sommes purifiés par la foi, vision dont l’impie est exclu, parce qu’il ne verra point la splendeur du Seigneur ; voilà pour quel motif le Prophète s’écrie : « Avec vous est le commencement au jour de votre puissance ». Qu’est-ce à dire : « Avec vous est le commencement ? » Entendez par là ce qu’il vous plaira. Si vous entendez le Christ, il vaudrait mieux dire : « C’est vous qui êtes le » ; et non : « Avec vous est le commencement ». Répondant aux Juifs, qui lui demandaient : « Qui êtes-vous ? » « Je suis », dit-il, « le commencement, et c’est pour cela que je vous parle[1059] ». Car le Père, de qui est engendré le Fils unique, est aussi le commencement, et c’est dans ce commencement qu’était le Verbe, parce que le Verbe était en Dieu[1060]. Quoi donc ! si le Père est le commencement, si le Fils est le commencement, y a-t-il deux commencements ? Loin de là. Si le Père est Dieu en effet, le Fils est Dieu aussi, et le Père et le Fils ne sont point deux dieux, mais un seul Dieu : de même le Père est commencement, le Fils est commencement, et le Père et le Fils ne sont point deux commencements, mais un seul principe. « Avec vous est le commencement ». Alors on verra de quelle manière le commencement est avec vous. Ce n’est pas que le commencement ne soit point avec vous ici-bas. N’avez-vous pas dit en effet : « Voilà que vous allez chacun de votre côté, et me laissez seul ; mais je ne suis point seul, car mon Père est avec moi[1061] ? » Ici-bas, donc, « avec vous est le principe ». Vous avez dit ailleurs aussi « C’est mon Père qui demeure en moi, fait ces œuvres qui sont les siennes[1062] ». Avec vous est le principe, et le Père n’a jamais été séparé de vous. Mais quand il apparaîtra que le principe est avec vous, il se manifestera à tous ceux qui seront devenus semblables à vous, puisqu’ils vous verront tel que vous êtes[1063]. Philippe vous voyait réellement ici-bas, et néanmoins il voulait voir le Père[1064]. Alors on verra ce que l’on croit maintenant. Alors le commencement sera avec vous, sous les yeux des saints, sous les yeux des justes, et les impies seront bannis, afin qu’ils ne voient point la gloire du Seigneur.
14. Croyons donc maintenant, mes frères, ce que nous verrons alors. Car il fit un reproche à Philippe, de demander à voir le Père, et de ne point reconnaître le Père dans le Fils : « Depuis si longtemps que je suis avec vous, ne me reconnaissez-vous pas encore ? Philippe, quiconque m’a vu a vu aussi mon Père[1065] ». Mais seulement « celui qui me voit », non celui qui voit en moi la forme de l’esclave. « Quiconque dès lors m’a vu », tel que je me suis réservé pour ceux qui me craignent, tel que je me dois montrer à ceux qui espèrent en moi[1066], « a vu mon Père ». Mais comme cette vision est pour l’avenir, que devons-nous avoir en attendant ? Voyons ce qu’il dit à Philippe. Après lui avoir dit « Celui qui me voit, voit aussi mon Père », comme si Philippe eût répondu en lui-même : Comment vous verrai-je, si l’on doit vous voir autrement que dans la forme de l’esclave ? ou comment verrai-je le Père, moi, homme faible, cendre et poussière ? se tournant alors vers lui, différant de se montrer à lui, et lui commandant la foi, après lui avoir dit : « Quiconque me voit, voit aussi mon Père » ; parce que c’était là beaucoup pour Philippe, et qu’il était loin encore de voir le Père ; « Ne croyez-vous pas », lui dit Jésus, « que je suis dans mon Père, et que mon Père est en moi[1067] ? » Ce que tu ne saurais voir encore, crois-le, et mérite ainsi de le voir. Quand donc sera venu pour nous le temps de voir, alors nous verrons que « le commencement est avec vous, au jour de votre puissance ». « De votre puissance », et non de cette puissance qui a éclaté dans votre faiblesse, car il y avait là aussi une puissance, mais « au jour de votre vertu » ; les hommes ont aussi leurs vertus dans la foi, l’espérance, la charité, les bonnes œuvres ; mais ils doivent aller de vertu en vertu[1068]. « Avec vous est le principe », on vous verra avec le Père, dans le Père, comme le Père. « Avec vous est le principe au jour de votre vertu », de cette vertu que l’impie ne saurait voir. Car ce qui est faible en vous, est plus fort que tous les hommes[1069] ; puisqu’en vous « est le principe au jour de votre force ».
15. Marquez-nous maintenant quelle est cette force ; car ici, nous l’avons déjà vu, il a été question de cette puissance, quand sortait de Sion le sceptre de votre force, pour dominer au milieu de vos ennemis. De quelle vertu parlez-vous ? « Dans la splendeur des saints ». Oui, dit-il, « dans la splendeur des saints ». Il parle donc de sa vertu, quand les saints seront dans la splendeur, et non point tandis qu’ils traînent encore une chair terrestre dans un corps mortel, tandis qu’ils gémissent dans une corruption qui appesantit l’âme, et que cette habitation terrestre abaisse l’esprit malgré le nombre de ses pensées[1070] ; comme les pensées nous sont invisibles, ce n’est point encore « dans la splendeur des saints ». Qu’est-ce à dire, « dans la splendeur des saints ? » « Jusqu’à ce que vienne le Seigneur qui doit éclairer les ténèbres les plus cachées, mettre à nu les pensées des cœurs, et alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui est due[1071] ». Telle est « la splendeur des saints », car « alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père ». Écoutez donc ce que signifie « dans la splendeur des saints ».« Viendra la moisson », dit le Sauveur, « viendra la fin du siècle ; et le Père de famille enverra ses anges, et ils arracheront de son royaume tous les scandales qu’ils jetteront dans la fournaise du feu ; alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père[1072] ». Dans quel royaume ? Voyez s’il nous est réservé une autre vision que celle dont il est dit : « Avec vous est le principe ». Dans quel royaume ? Assurément dans la vie éternelle. Car voici ce qu’il doit dire à ceux qui seront à sa droite : « Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde[1073] ». Puis, quand les impies seront damnés, séparés de ces justes qui auront reçu des louanges, comment nomme-t-il ensuite ce qu’il avait appelé un royaume à recevoir ? « Alors les impies iront dans les flammes éternelles, et les justes dans la vie éternelle[1074] ». Ce qui est donc appelé « royaume », se nomme ici « vie éternelle » dont ne jouiront pas les impies. Voyez encore si cette vie éternelle ne consisterait pas dans une vision. « Or, la vie éternelle est de vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé[1075] ». Dès lors que « le commencement est avec vous au jour de votre puissance ; le commencement sera donc avec vous au jour de votre puissance dans les splendeurs des saints ».
16. Mais ce bonheur est différé, cette gloire est pour l’avenir : qu’est-ce donc maintenant ? « Je vous ai engendré de mes entrailles avant l’aurore ». Qu’est-ce à dire ? Si Dieu a un Fils, a-t-il encore un sein ? Il n’a ni sein ni corps charnels ; et toutefois il est dit : « Celui qui est dans le sein du Père nous l’a raconté lui-même[1076] ». Ces entrailles ont la même signification que le sein, et sein et entrailles désignent ici un lieu secret. Qu’est-ce à dire dès lors « de mon sein ? » Du secret, du mystérieux, de ma substance, de moi-même : voilà ce que signifie « de mon sein » ; « qui en effet racontera sa génération[1077] ? » C’est donc ici le Père qui dit au Fils : « Je t’ai engendré de mon sein avant l’étoile du matin ». Qu’est-ce donc « avant l’étoile du matin ? » Cette étoile est prise ici pour tous les astres, comme la partie se prend, dans l’Écriture, pour le tout, et toutes les étoiles par la plus brillante. Mais pourquoi ces astres sont-ils créés ? « Pour servir de signes, pour marquer les temps, les jours, les années[1078] ». Si donc les astres sont des signes qui marquent les temps, et si l’étoile du matin désigne ici les astres, ce qui est avant cette étoile précède aussi les astres, et ce qui est avant les astres est encore avant les temps ; et ce qui est avant les temps est donc de toute éternité : ne demandez plus quand ; il n’y a point de quand dans l’éternité. Quand et quelquefois sont des expressions qui désignent le temps. Or, le Père n’est point né dans le temps, lui par qui les temps ont été faits. Le Prophète, comme il y était contraint, a donc eu recours à des expressions figuratives, prophétiques, a dit le sein pour désigner une substance mystérieuse, et Lucifer au lieu des temps. Voulez-vous recourir à David lui-même, qui appelle son fils son Seigneur ? Pour parler ainsi, il a entendu son Seigneur même, il a entendu Celui qui ne saurait le tromper, et il l’a appelé son Seigneur, car « c’est le Seigneur », dit-il, « qui a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite ». C’est le Prophète qui parle, c’est en quelque sorte sa parole qui est écrite. Si donc c’est lui qui parle, il a pu dire sans doute : « Je t’ai engendré de mon sein avant l’étoile du matin ». Le sein de la Vierge, « tel est le sein d’où je t’ai tiré avant l’aurore ». Si cette Vierge en effet est issue de la race de David, sortir du sein de cette Vierge, c’est en quelque sorte sortir du sein de David. « Du sein » dont nul homme n’a jamais approché ; « du sein », à proprement parler, puisque le Christ est seul, pour être né uniquement du sein d’une vierge. Aussi David, qui l’appelle son Seigneur, nous dit-il : « C’est du sein que je t’ai engendré avant l’étoile du matin ». Et cette expression, « avant Lucifer », nous est donnée comme un signe, comme une expression accomplie à la lettre. Car ce fut la nuit que le Seigneur sortit du chaste sein de la Vierge Marie[1079], comme on le voit par le témoignage des bergers qui veillaient sur leurs troupeaux. « Je t’ai engendré du sein avant l’étoile du matin ». O vous, Seigneur mon Dieu, qui êtes assis à la droite de mon Seigneur, comment seriez-vous mon fils, si je ne vous avais engendré du « sein avant l’étoile du matin ? »
17. Mais pourquoi est-il né ? « Le Seigneur l’a juré, et ne s’en repentira point : Tu es prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech[1080] ». C’est pour être prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech, que vous êtes sorti du sein avant l’étoile du matin. Naître du sein, c’est naître de la Vierge ; avant l’étoile du matin, la nuit, comme l’atteste l’Évangile ; c’est là sans aucun doute qu’il est sorti du sein, avant l’étoile du matin, pour être dans l’éternité prêtre, selon l’ordre de Melchisédech. Car, en le considérant comme engendré du Père, Dieu en Dieu, coéternel à celui qui l’engendre, il n’est point prêtre ; mais il est prêtre à cause de cette chair qu’il s’est appropriée, de la mort qu’il a dû subir, et qu’il a acceptée afin de l’offrir pour nous. « Le Seigneur l’a donc juré ». Quel est ce serment du Seigneur ? Il jure donc, lui qui défend à l’homme de jurer[1081] ? Ou peut-être n’a-t-il défendu à l’homme de jurer que pour lui éviter le parjure, tandis que Dieu peut jurer, lui qui ne saurait être parjure ? Il est bon en effet d’interdire le serment à l’homme, que l’habitude du serment peut conduire au parjure ; car l’homme est d’autant plus éloigné du parjure qu’il l’est du serment. L’homme qui jure, en effet, peut assurer le faux et le vrai ; mais, celui qui ne jure point du tout, n’affirme rien de faux, puisqu’il ne fait aucun serment. Pourquoi donc le Seigneur ne jurerait-il point, puisque son serment ne saurait être que l’attestation de sa promesse ? Qu’il jure, alors. Et toi, homme, que fais-tu dans ton serment ? Tu prends Dieu à témoin ; car c’est dans l’appel au témoignage de Dieu que consiste le serment, et le fâcheux serait d’appeler Dieu en témoignage d’une fausseté. Si donc jurer, pour toi, c’est en appeler au témoignage de Dieu, pourquoi Dieu, en jurant, n’en appellerait-il pas à lui-même ? « Vive moi, dit le Seigneur », tel est le serment de Dieu. Ainsi jura-t-il quant à la postérité d’Abraham. « Vive moi, dit le Seigneur, parce que tu as entendu ma parole, et que tu n’as point épargné ton fils unique à cause de moi, je te bénirai et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est au bord de la mer, et en ta race seront bénies toutes les nations[1082] ». Or, la postérité d’Abraham c’est le Christ, et ce rejeton d’Abraham, prenant une chair dans la lignée d’Abraham, sera prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech. C’est donc à propos de ce sacerdoce selon l’ordre de Melchisédech que le Seigneur a fait un serment dont il ne se repentira point. Qu’adviendra-t-il du sacerdoce selon l’ordre d’Aaron ? Dieu a-t-il donc du repentir à la manière des hommes ? lui arrive-t-il d’agir malgré lui, ou de tomber par surprise, et d’avoir ensuite à se repentir de sa faute ? Dieu connaît ce qu’il fait, il sait jusqu’à quel point il s’avance ; et comme il dirige souverainement, tout changement est en son pouvoir. Mais le repentir est un signe de changement ; et de même qu’en toi le repentir est la douleur d’avoir agi comme tu l’as fait, de même Dieu du qu’il se repent quand il agit contre l’attente des hommes, c’est-à-dire quand il change les événements d’une autre manière qu’ils ne se promettaient. C’est ainsi qu’il se repent de nos souffrances quand nous nous repentons de notre vie désordonnée. « Le Seigneur l’a donc juré », oui juré, assuré par serment ; « et il ne s’en repentira point », son dessein ne changera point. Qu’a-t-il juré ? « Vous êtes prêtre pour l’éternité ». Et pour l’éternité, parce qu’il ne se repentira point. Mais prêtre en quel sens ? Est-ce pour offrir ces hosties, ces victimes qu’offraient les patriarches sur des autels ensanglantés ? Est-ce encore le tabernacle, et tous ces rites de l’Ancien Testament ? Loin de là. Rien de tout cela n’est plus, le temple est renversé, le sacerdoce détruit, il n’y a plus pour eux ni victimes ni sacrifice. Tout a cessé chez les Juifs, ils voient que le sacerdoce, selon l’ordre d’Aaron, n’est plus, et ils ne reconnaissent point le sacerdoce selon l’ordre de Melchisédech. « Vous êtes prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech ». C’est aux fidèles que je m’adresse. Si mes paroles sont intelligibles pour les catéchumènes, qu’ils sortent de leur négligence, et se hâtent de connaître. Il n’est donc pas besoin d’exposer nos mystères ; c’est à l’Écriture de vous dire ce qu’est le sacerdoce selon l’ordre de Melchisédech.
18. « Le Seigneur est à votre droite ». Le Seigneur avait dit : « Asseyez-vous à ma droite », et maintenant ce Seigneur est à la droite, comme si les places étaient changées. Ou plutôt ces paroles : « Le Seigneur l’a juré, et il ne s’en repentira point : Vous êtes prêtre pour l’éternité, selon l’ordre de Melchisédech », ne s’adresseraient-elles point au Christ ? « Vous êtes prêtre pour l’éternité, le Seigneur l’a juré ». Quel Seigneur ? Celui qui « a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite ; celui-là en a fait serment : Vous êtes pour l’éternité prêtre selon l’ordre de Melchisédech » ; et à ce même Seigneur qui a juré, s’adresserait alors cette parole : « Le Seigneur est à votre droite ». O Seigneur, qui avez juré et qui avez dit : Vous êtes pour l’éternité prêtre selon l’ordre de Melchisédech ; ce prêtre pour l’éternité, c’est le Seigneur qui est à votre droite ; oui ; ce même prêtre au sujet duquel vous avez fait serment, « est le Seigneur à votre droite » ; car c’est à ce même Seigneur que vous avez dit : « Asseyez-vous à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de vos ennemis l’escabeau de vos pieds ». C’est ce même Seigneur qui est à votre droite, et au sujet duquel vous avez juré, et à qui vous avez juré en disant : « Vous êtes pour l’éternité prêtre selon l’ordre de Melchisédech » ; c’est lui qui « brisera les rois au jour de sa colère ». Ce Christ donc, ce Seigneur qui est à votre droite, à qui vous avez fait un serment sans repentir, que fait-il comme prêtre éternel ? Que fait-il, lui qui est à la droite de Dieu, et qui intercède pour nous[1083], qui entre comme prêtre dans l’intérieur, ou dans le Saint des saints, dans le secret des cieux, lui seul qui est sans péché, et qui dès lors nous purifie facilement de nos péchés[1084] ? Ce Christ, à votre droite, « brisera les rois au jour de sa colère ». Quels rois, me diras-tu ? As-tu donc oublié que : « Les rois de la terre se sont levés, que les princes se sont rassemblés contre le Seigneur et contre son Christ[1085] ? » Tels sont les rois qu’il a brisés sous le poids de sa gloire, que le poids de son nom a réduits à la faiblesse, en sorte qu’ils ont échoué dans leur entreprise, ils ont tenté de gigantesques efforts pour effacer de la terre le nom chrétien, sans pouvoir y parvenir : « Quiconque, en effet, heurtera cette pierre, en sera brisé[1086] ». C’est donc en se heurtant contre cette pierre de scandale, qu’ils se sont brisés, ces rois qui disent : Qui est le Christ ? Je ne sais quel juif, ou quel galiléen, un supplicié, un homme mort sur la croix. Telle est la pierre, jetée devant tes pieds, comme un objet méprisable ; tu viens t’y heurter avec dédain, et ce choc te renverse, et tu es brisé dans ta chute. Si donc telle est la colère du Christ, qui se tient caché, que sera-ce quand il se manifestera pour juger ? Vous avez entendu sa colère, quand il se cache, car un psaume a pour titre : « Pour les secrets du Fils » ; c’est le neuvième psaume, s’il m’en souvient bien, qui est intitulé : « Pour les secrets du Fils », et qui nous montre les effets secrets d’une colère qui se dérobe. Ils ont allumé la colère de Dieu, ceux qui viennent se heurter contre cette pierre, et s’y briser. Et à quoi viennent aboutir leurs meurtrissures ? Écoutez l’Évangile sur le jugement à venir : « Celui qui se heurtera contre la pierre, en sera brisé, elle écrasera celui sur qui elle tombera[1087] ». Quand on heurte cette pierre, elle est en quelque sorte couchée à terre, et c’est alors qu’elle meurtrit ; mais quand elle écrasera, elle tombera d’en haut. Voyez comme ces deux paroles, meurtrir et écraser, distinguent bien les temps, l’un de l’humilité, l’autre de la splendeur du Christ, l’un d’une peine secrète, l’autre du jugement à venir ; on se meurtrit d’abord, puis la pierre écrase. Elle n’écrasera point à son avènement celui qu’elle n’aura point meurtri quand elle était couchée. Et cette expression couchée, signifie ici méprisable en apparence. Car le Christ est à la droite de Dieu, et du haut du ciel il poussa ce grand cri : « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous[1088] ? » Et toutefois il ne dirait pas du haut du ciel, où l’on ne saurait l’atteindre : « Pourquoi me persécuter ? » s’il n’était assis dans le ciel, à la droite de son Père, de manière néanmoins à être encore en quelque sorte caché sur la terre. « Le Seigneur à votre droite brisera les rois au jour de sa colère ».
19. « Il jugera parmi les nations ». Maintenant il juge « dans le secret », alors son jugement se fera dans l’éclat. « Il jugera parmi les nations ». Maintenant s’accomplit cette parole : « Leur mémoire périt avec le bruit[1089] ». Ainsi dit ce psaume « pour les secrets. Leur mémoire s’est éteinte avec le bruit, et le Seigneur demeure éternellement ; il a préparé son trône pour le jugement, et il jugera l’univers entier dans l’équité ». C’est encore là qu’il est dit : « Vous avez menacé les nations, et l’impie a péri, et vous avez effacé son nom pour jamais » : voilà ce qui s’accomplit secrètement. « Au jour de sa vengeance il brisera les rois, quand il jugera parmi les nations ». Comment ? Écoute ce qui suit : « Il multipliera les ruines ». Maintenant son jugement chez les nations, par les ruines ; mais quand il jugera au dernier jour, il condamnera les ruines. Aujourd’hui donc « il multiplie les ruines ». Quelles ruines ? Celui qui craint au sujet de son nom tombera ; et quand il sera tombé, il sera détruit dans ce qu’il était, afin d’être édifié en ce qu’il n’était point. « Il jugera parmi les nations, et multipliera les ruines ». O toi, qui t’élèves contre le Christ, tu as élevé dans les airs une tour qui tombera. Il te conviendrait mieux de t’abaisser, de devenir humble, de te prosterner aux pieds de celui qui est assis à la droite de son Père, d’être en ruine, afin que Dieu te relève. Car en persistant dans cette élévation criminelle, tu seras jeté à terre, et l’on ne bâtira rien en toi. C’est en effet de ces hommes que l’Écriture dit ailleurs : « Détruisez-les, et vous ne les reconstruirez plus ». Assurément le Prophète ne dirait point de quelques-uns : « Détruisez-les, et vous ne les reconstruirez plus[1090] » ; si Dieu n’en détruisait d’autres pour les reconstruire. C’est ce qui a lieu maintenant, que le Christ juge parmi les nations, de manière à multiplier les ruines. « Il brisera sur la terre les têtes de plusieurs ». C’est ici, « sur la terre », en cette vie, qu’il brisera bien des têtes. Les orgueilleux, il les rend humbles ; et j’ose le dire, mes frères, il est mieux de marcher ici-bas, humblement et la tête brisée, que de lever fièrement la tête pour tomber au jugement dans la mort éternelle. Il brisera bien des têtes, en faisant des ruines, mais il comblera ces ruines en réédifiant.
20. « Il boira en chemin l’eau du torrent, et pour cela relèvera la tête[1091] ». Voyons comme il boit en chemin l’eau du torrent. D’abord qu’est-ce que le torrent ? L’écoulement de la mortalité humaine. Un torrent se forme par les eaux des pluies, se gonfle, mugit, se précipite, et dans son impétuosité cesse de courir, c’est-à-dire achève sa course ; tel est le cours de tout ce qui est mortel. L’homme naît, vit, et meurt, et quand celui-ci meurt, celui-là vient au monde ; et après celui-là d’autres viendront encore. Les hommes donc se succèdent, viennent, s’en vont, et ne demeurent point. Qu’est-ce qui demeure ici-bas ? Qu’est-ce qui ne s’en va point ? Qu’est-ce qui ne s’en va point dans l’abîme comme l’eau des pluies ? Comme le fleuve, en effet, que forment tout à coup les pluies, les gouttes de rosée, se jette dans la mer et ne reparaît plus, et ne paraissait même point avant que la pluie l’eût formé ; ainsi le genre humain se forme dans le secret de Dieu, puis s’écoule, puis rentre par la mort dans l’invisible ; entre ces deux invisibles, il fait quelque bruit et passe. C’est donc à ce torrent qu’a bu le Christ, à ce torrent qu’il n’a pas dédaigné de boire. Boire à ce torrent, c’était pour lui, naître et mourir. La naissance et la mort, voilà tout ce torrent. Le Christ s’y est assujetti ; il est né, et il est mort ; c’est ainsi qu’il a bu en chemin l’eau du torrent. Il a bondi comme le géant, pour fournir sa carrière[1092]. Il a donc bu en chemin l’eau du torrent, parce qu’il ne s’est pas arrêté dans le chemin des pécheurs[1093]. Donc parce qu’il a bu l’eau du torrent il a élevé la tête : c’est-à-dire, parce qu’il a été humilié, parce qu’ « il a été soumis jusqu’à la mort, et la mort de la croix, voilà que Dieu l’a ressuscité d’entre les morts, et lui a donné un nom au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse que Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu son Père[1094] ».
DISCOURS SUR LE PSAUME 110
modifierSERMON AU PEUPLE POUR LE JOUR DE PÂQUES.
modifierLES MERVEILLES DU SEIGNEUR.
modifierL’Alléluia de la terre est l’image de l’Alléluia du ciel ; et si les jours du Carême sont l’image des misères de la vie, auxquelles viennent succéder les jours de joie, ainsi en sera-t-il de la joie éternelle, succédant aux douleurs de la vie présente. Tant que l’on prêche les dix préceptes dans les quatre parties du monde, ce qui par la multiplication nous donne le nombre quarante, nous devons nous priver des plaisirs mondains, et si au nombre quarante on ajoute le dernier au nombre dix, nous obtenons cinquante, image de la récompense. – La confession par laquelle commence notre Psaume est une confession de louange, et le Prophète la fait dans l’assemblée des saints, alors que l’iniquité a disparu. Telle est la grande œuvre du Seigneur, et nul ne va contre sa volonté, pas même l’impie qui doit revenir à lui ou subir le châtiment ; cette grande maure est donc la justification de l’impie ; œuvre de véritable grâce, puisqu’elle ne vient point de nos mérites. Le Seigneur se réserve des temps pour ses prodiges et nous a dès ici-bas donné pour nourriture ce Verbe que nous posséderons éternellement. Il montrera aux saints la puissance de ses œuvres ou la prédication de l’Évangile ; lui seul peut nous juger, et non les hommes qui ont jugé les martyrs ; lui seul donne le rédempteur qu’il a promis. Ce testament éternel est bien le Nouveau, puisque l’Ancien n’est plus. Loin de nous la Jérusalem terrestre avec ses promesses charnelles ; ne cherchons que la sagesse dont le commencement est la crainte de Dieu ; celui-là a l’intelligence, qui fait le bien, et sa récompense sera de siècle en siècle.
1. Voici les jours de chanter Alléluia : réveillez donc votre attention, mes frères, pour accueillir ce que Dieu nous suggère, afin de vous encourager et de nourrir cette charité qui nous fait adhérer au Seigneur pour notre bien. Réveillez votre attention, vous qui chantez si bien le Seigneur, vous enfants de la louange, et de la gloire éternelle de Dieu toujours vrai, toujours incorruptible. Soyez attentifs, ô vous, qui savez au fond de vos cœurs, et chanter au Seigneur, et jouer de la harpe : rendez-lui grâces en toutes choses[1095], et louez Dieu, tel est l’Alléluia. Ces jours qui viennent passeront, il est vrai, et ils passeront pour revenir encore ; mais ils nous désignent ce jour par excellence, qui ne vient point, qui ne passe point, qui n’est point annoncé par le jour d’hier, ni chassé par un lendemain. Et quand nous serons arrivés à ce jour, nous nous y attacherons pour no plus passer. Et comme en certain endroit nous chantons à Dieu : « Bienheureux ceux qui habitent votre maison, ils vous loueront dans les siècles des siècles[1096] » ; telle sera notre œuvre dans le repos, notre travail dans l’inaction, notre occupation dans la quiétude, notre soin dans la tranquillité. De même qu’aux jours de carême, qui marquaient les afflictions de cette vie avant la résurrection du Sauveur, viennent succéder ces jours d’une joie solennelle, ainsi ce jour unique, qui sera donné après la résurrection au corps entier du Christ, c’est-à-dire à la sainte Église, viendra dans une joie sainte pour succéder à toutes les douleurs et à toutes les misères de cette vie. Quant à la vie présente, nous devons la passer dans la modération, en gémissant sous le poids du labeur, et dans les combats, en désirant nous revêtir de la gloire de cette maison céleste[1097], et en nous abstenant des plaisirs du siècle : aussi est-elle figurée par ce nombre de quarante, qui détermine les jours de jeûne pour Moïse, pour Elie, pour le Seigneur[1098]. Ainsi la loi et les Prophètes, et l’Évangile, auquel viennent rendre témoignage la loi et les Prophètes, puisque sur la montagne le Sauveur montra sa gloire au milieu de Moïse et d’Elie[1099] ; la loi et les Prophètes, et l’Évangile nous ordonnent d’imposer en quelque sorte le jeûne de la tempérance à cette avidité pour des plaisirs mondains qui nous captivent jusqu’à nous faire oublier Dieu ; et cela tout le temps que l’on prêche cette loi du décalogue dans les quatre parties du monde ; en sorte que dix, multiplié par quatre, donne le nombre quarante. Quant à ces cinquante jours pendant lesquels nous chantons Alléluia, après la résurrection du Seigneur, ils ne marquent pas un temps qui finit et qui passe, mais bien l’éternité bienheureuse ; car le denier, ou nombre dix, ajouté à quarante, nous rappelle cette récompense accordée aux fidèles ouvriers pendant cette vie, et que le Père de famille octroie aux derniers comme aux premiers. Écoutons donc ce peuple de Dieu, qui chante les louanges débordant de son cœur. Ce psaume, en effet, nous montre un homme qui bondit dans les tressaillements de sa joie ; il nous montre en figure ce peuple de Dieu dont le cœur exhale des flots d’amour, ou plutôt le corps du Christ, délivré de tous maux.
2. « Seigneur, je vous confesserai dans toute l’étendue de mon cœur[1100] ». Ce mot de confession ne marque pas toujours l’aveu des péchés, il exprime aussi la louange de Dieu confessée avec piété. L’une de ces confessions est donc dans les pleurs, l’autre dans la joie : l’une montre au médecin sa blessure, l’autre rend grâces de sa guérison. Cette confession de notre psaume nous montre un homme, non seulement délivré de tous maux, mais encore séparé de tous les méchants. Voyons dès lors en quel lieu il rend à Dieu cette confession dans toute l’étendue de son cœur. C’est, dit-il, dans le conseil, dans l’assemblée des justes ; de ces justes, je crois, qui seront assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël[1101]. Là, il n’y aura plus d’hommes d’iniquité : plus de Judas dont on doive tolérer les vols ; plus de Simon Magicien, qui veuille être baptisé, et acheter l’Esprit-Saint dans la pensée de le revendre[1102] ; plus d’Alexandre Chaudronnier, pour faire beaucoup de mal[1103], plus de faux frère, se glissant à la faveur d’une peau de brebis, tous pécheurs que l’Église doit supporter en cette vie, mais qu’elle bannira de l’assemblée de tous les justes. Voilà « ces grandes œuvres du Seigneur, accomplies selon toutes ses volontés[1104] », qui ne laissent sans miséricorde aucun aveu des fautes, non plus que l’iniquité sans châtiment ; puisque « Le Seigneur châtie ceux qu’il reçoit au nombre de ses enfants[1105] ». Et si le juste n’est sauvé qu’à peine, que deviendront le juste et l’impie[1106] ? Que l’homme fasse donc son choix. Les ouvrages de Dieu ne sont point réglés de telle sorte que la créature, dans son libre arbitre, puisse dominer la volonté du Créateur, bien qu’elle agisse contrairement à cette volonté. Dieu ne veut point le péché en toi ; il le défend ; mais si tu pèches, ne va point t’imaginer que l’homme ait fait sa volonté, et qu’il soit arrivé à Dieu ce que Dieu ne voulait pas ; de même que Dieu veut que l’homme ne pèche point, il veut aussi pardonner au pécheur, afin que celui-ci revienne et qu’il vive ; de même il veut punir celui qui persévère finalement dans le péché, afin que nul opiniâtre n’échappe à la puissance de sa justice. Quel que soit donc ton choix, tu ne saurais éluder la volonté du Tout-Puissant, qui s’accomplira sur toi. « Les œuvres du Seigneur sont grandes, accomplies selon toutes ses volontés ».
3. « Ses œuvres sont la confession et la magnificence[1107] ». Quelle œuvre plus admirable que la justification de l’impie ? Mais on dira peut-être que l’œuvre de l’homme est antérieure à cette magnificence de Dieu, et qu’il mérite d’être justifié quand il a confessé ses fautes : « Le publicain, en effet, sortit du temple justifié, beaucoup plus que le pharisien ; car il n’osait point lever les yeux au ciel, mais il battait sa poitrine en disant : « O Dieu, ayez pitié de moi, qui suis un pécheur ». C’est donc dans la justification du pécheur que resplendit la magnificence de Dieu, dans l’élévation de quiconque s’humilie, et l’abaissement de celui qui s’élève[1108]. Telle est la magnificence du Seigneur, que celui à qui l’on a beaucoup remis, aime davantage[1109]. Telle est enfin la magnificence du Seigneur, « qu’il y ait surabondance de grâce où il y avait abondance de péché[1110] ». Mais cela vient peut-être des œuvres de l’homme. « Non, cela ne vient point des œuvres, est-il dit, de peur qu’on ne s’enorgueillisse. Car nous sommes l’ouvrage de Dieu, créés en Jésus-Christ, par les bonnes œuvres[1111] ». Or, l’homme ne saurait faire une œuvre de justice, s’il n’est d’abord justifié. « Croire en eu celui qui justifie l’impie[1112] », c’est commencer par la foi, en sorte que ses bonnes œuvres ne démontrent point ce qu’il a mérité auparavant, mais bien ce qu’il a reçu ensuite. D’où vient donc alors cette confession ? Elle n’est point encore une œuvre de justice, mais la réprobation du mal. Quoi qu’il en soit, néanmoins, ô homme, ne te glorifie pas de cette confession ; quiconque, en effet, « se glorifie, doit se glorifier dans le Seigneur[1113]. Qu’avez-vous que vous ne l’ayez reçu[1114] ? » Ce n’est donc pas seulement la magnificence qui justifie l’impie, mais la magnificence et la confession sont l’œuvre du Seigneur Pourquoi dire, en effet, que Dieu fait miséricorde à qui lui plaît, et qu’il laisse endurcir qui lui plaît ? Y a-t-il néanmoins injustice en Dieu ? Loin de là. « Sa justice demeure de siècle en siècle ». Mais toi, ô homme de ce siècle, qui es-tu pour répondre à Dieu[1115] ?
4. « Le Seigneur a consacré la mémoire de ses merveilles », en humiliant l’un, en exaltant l’autre. « Il a consacré la mémoire de ses merveilles[1116] », en se réservant pour le temps opportun des prodiges extraordinaires, dont la faiblesse humaine, éprise des nouveautés, pût conserver le souvenir, bien que ses miracles de chaque jour soient plus grands. Il crée dans toute la terre une infinité d’arbres, et nul n’y prend garde ; qu’il en dessèche un seul de sa parole, voilà le cœur des hommes dans l’admiration[1117] ; mais : « Il a consacré la mémoire de ses merveilles », et ces miracles, que l’habitude n’aura point en quelque sorte avilis à nos yeux, se graveront principalement dans les âmes attentives.
5. Mais à quoi ont servi les miracles, sinon à faire craindre le Seigneur ? Et à quoi servirait la crainte, « si le Seigneur, dans sa miséricorde et dans sa bonté, ne donnait la nourriture à ceux qui le craignent[1118] ? » Nourriture incorruptible, pain descendu du ciel[1119], qu’il nous a donné sans que nous l’eussions mérité. Car le Christ est mort pour les impies[1120]8 ; et nul autre que le Seigneur ne pouvait donner une semblable nourriture avec une miséricordieuse bonté. Si donc il nous a fait un tel don pour cette vie ; si le pécheur, pour être justifié, a reçu le Verbe fait chair, que ne recevra-t-il point quand il sera glorifié dans le ciel ? « Car il se souviendra dans tous les siècles de son alliance », et n’ayant donné qu’un gage, il n’a point tout donné.
6. « Il fera voir à son peuple la puissance de ses œuvres[1121] ». Qu’ils ne s’affligent point, ces saints d’Israël, qui ont tout quitté pour le suivre ; qu’ils ne s’affligent point, en disant : « Qui donc pourra être sauvé ? puisqu’il sera plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux[1122] ». Il leur montrera la puissance de ses œuvres ; car ce « qui est difficile aux hommes, devient facile à Dieu. Il leur donnera l’héritage des nations[1123] ». L’Évangile a passé aux nations, et l’on a enjoint aux riches de ce siècle de n’être point orgueilleux, de ne mettre point leur espérance dans les richesses incertaines, mais dans le Dieu vivant[1124], à qui devient facile ce qui est difficile aux hommes. C’est ainsi que plusieurs ont été appelés, ainsi qu’on s’est emparé de l’héritage des nations, ainsi que plusieurs, qui n’avaient pas renoncé aux biens de cette vie pour suivre Jésus-Christ, ont bien osé mépriser la vie même pour confesser son nom, et s’étant humiliés comme des chameaux sous le fardeau des afflictions, sont entrés par la voie étroite des piquantes douleurs, comme par le trou de l’aiguille. Ainsi agit celui à qui tout est possible.
7. « L’œuvre de ses mains, c’est la vérité et le jugement ». Que ceux que l’on juge en ce monde gardent bien cette vérité. On juge ici-bas les martyrs, on les conduit à ces tribunaux où non seulement ils jugeront leurs juges, mais ces anges mêmes[1125] avec lesquels ils étaient en lutte, quand les hommes paraissaient les juger. Ne soyons séparés du Christ ni par la tribulation, ni par l’angoisse, ni par la faim, ni par la nudité, ni par le glaive[1126], « car tous ses oracles sont fidèles ». Il ne trompe point, mais tient ce qu’il a promis. Et toutefois, ce n’est point ici-bas qu’il faut attendre ce qu’il a promis, ici-bas qu’il faut l’espérer ; mais eu ses oracles sont affermis à jamais, ils sont dictés dans la justice et dans « la vérité[1127] ». Le vrai, le juste, c’est le travail ici-bas, le repos en l’autre vie. « Parce qu’il a envoyé à son peuple un Rédempteur[1128] ». Et d’où ce peuple est-il racheté, sinon de la captivité de son exil ? Ne recherchons donc le repos que dans la céleste patrie.
8. Dieu a donné aux Israélites charnels, cette Jérusalem terrestre « qui est esclave avec ses enfants[1129] » ; mais tel est le vieux Testament, concernant le vieil homme. Or,
ceux qui ont vu en cela des figures, sont devenus héritiers du Nouveau Testament : « Parce que la Jérusalem qui est en haut est libre, et c’est elle qui est notre Mère pour l’éternité dans les cieux[1130] ». Or, il est prouvé que cet Ancien Testament n’avait que des promesses transitoires : « Il a établi son Testament pour jamais ». Or, quel Testament, sinon le Nouveau ? O toi, qui veux en être l’héritier, point d’illusion, ne va point te figurer une terre où coulent le lait et le miel, ni d’agréables maisons de campagne, ni des jardins avec des fruits et des massifs ; loin de toi de désirer ce que peut convoiter l’œil des avares. Comme l’avarice est la source de tous maux[1131], il faut l’étouffer en ce monde, afin qu’elle y meure, et non la réserver pour l’autre vie, pour y chercher satisfaction. Commence par fuir les peines de l’autre vie, par éviter l’enfer : avant de convoiter les promesses de Dieu, garde-toi de ses menaces, « Car son nom est saint et terrible ».
9. Au lieu de toutes les délices de ce monde que vous avez goûtées, ou que votre imagination peut grossir et multiplier, ne désirez plus que la sagesse, mère des impérissables délices ; et « le commencement de cette sagesse, c’est la crainte du Seigneur ». C’est elle qui fera vos délices, qui vous fera goûter d’ineffables joies dans les chastes et éternels embrassements de la vérité : mais avant de chercher une récompense, il faut tout d’abord que tes péchés soient remis. « Le commencement de la sagesse est donc la crainte du Seigneur[1132] ». L’intelligence est bonne, qui oserait le nier ? Mais il est dangereux de comprendre et de ne point agir. Alors « l’intelligence est bonne pour ceux qui agissent ». Que notre esprit ne s’enfle point d’orgueil. Car celui dont la crainte est le commencement de la sagesse, est aussi celui « dont la eu louange demeure de siècle en siècle ». Telle sera la récompense et la fin ; et la station, le repos éternel. C’est là qu’on trouve les oracles fidèles, confirmés de siècle en siècle ; tel est l’héritage du Nouveau Testament, héritage affermi pour l’éternité. « J’ai fait au Seigneur une prière unique, et j’insisterai, c’est d’habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie[1133]. Bienheureux ceux qui habitent la maison du Seigneur ; ils le béniront dans les siècles des siècles[1134], parce que sa gloire demeure dans le siècle des siècles ».
- ↑ Premier sermon prêché après les lois portées contra les Donatistes, en l’année 405
- ↑ 2 Cor. 8,9
- ↑ Jn. 1,3
- ↑ Rom. 4,5
- ↑ Ps. 101,10
- ↑ Jn. 2,1-3
- ↑ Id. 14
- ↑ Ps. 115,16
- ↑ Dan. 2,31
- ↑ Lc. 2,7-14
- ↑ Mt. 2,1-2
- ↑ Lc. 2,25-47
- ↑ Mc. 1,7
- ↑ Mt. 11,5
- ↑ Phil. 3,21
- ↑ Id. 2,7
- ↑ Eph. 5,31-32
- ↑ Mt. 3,2
- ↑ Eph. 4,15
- ↑ Jn. 3,29
- ↑ Eph. 4,13
- ↑ Isa. 26,18
- ↑ Ps. 101,1
- ↑ Id. 9,3
- ↑ Isa. 61,10
- ↑ Ps. 101,2
- ↑ Id. 3
- ↑ 1 Cor. 12,26
- ↑ Isa. 58,9
- ↑ Ps. 101,4
- ↑ 2 Cor. 11,29
- ↑ Id. 12,20
- ↑ Ps. 101,5
- ↑ Isa. 40,6
- ↑ Gen. 3,6
- ↑ Isa. 57,16-18
- ↑ Jn. 6,41
- ↑ Ps. 21,28
- ↑ Jn. 6,49
- ↑ Mt. 5,6
- ↑ Ps. 101,6
- ↑ Rom. 15,1
- ↑ Mt. 25,26-27
- ↑ Id. 24,17
- ↑ Id. 10,27
- ↑ Mt. 23,37
- ↑ 1 Cor. 4,15
- ↑ Gal. 4,19
- ↑ Deut. 32,39
- ↑ Act. 9,4
- ↑ Lc. 23,34
- ↑ Ps. 3,6
- ↑ Rom. 8,34
- ↑ Ps. 83,4
- ↑ Id. 110,9
- ↑ Mt. 22,16-17
- ↑ Mt. 9,2-12
- ↑ Ps. 101,10
- ↑ Isa. 46,8
- ↑ Lc. 21,20
- ↑ Ps. 101,11
- ↑ Eph. 2,3
- ↑ Jn. 3,36
- ↑ Gen. 1,26
- ↑ Ps. 101,12
- ↑ Sag. 5,8-9
- ↑ Ps. 101,13
- ↑ 1 Tim. 4,8
- ↑ Ps. 101,14
- ↑ Gal. 4,4-5
- ↑ 1 Cor. 15,6
- ↑ Act. 4,32
- ↑ 2 Cor. 6,2
- ↑ 1 Cor. 3,9-11
- ↑ Ps. 101,15
- ↑ Id. 1,4
- ↑ Gen. 1,28
- ↑ Ps. 102,14
- ↑ Lc. 23,34
- ↑ Act. 2,41 ; 4,4-32
- ↑ Gen. 2,7
- ↑ Ps. 101,16
- ↑ Eph. 2,20
- ↑ Ps. 101,17
- ↑ Isa. 53,2
- ↑ Mt. 25,31-33
- ↑ Zach. 12,10
- ↑ Ps. 101,18
- ↑ Mt. 25,12
- ↑ Ps. 101,19
- ↑ 2 Cor. 5,17-18
- ↑ Ps. 101,20
- ↑ 2 Cor. 8,9
- ↑ Ps. 101,19-20
- ↑ Id. 21
- ↑ Id. 78,11
- ↑ Sir. 2,16
- ↑ Mt. 10,28
- ↑ Ps. 16,4
- ↑ Sir. 6,24-32
- ↑ Ps. 115,16-17
- ↑ Jn. 11,44
- ↑ Mt. 16,19
- ↑ Ps. 72,16-17
- ↑ Id. 138,9
- ↑ Id. 101,23
- ↑ Id. 24
- ↑ Mt. 23,37-38
- ↑ Isa. 54,1 ; Gal. 4,27
- ↑ Ps. 11,5
- ↑ Jn. 14,6
- ↑ 2 Cor. 13,4
- ↑ Rom. 10,9
- ↑ Id. 10
- ↑ Ps. 11,9
- ↑ Gal. 4,27
- ↑ Ps. 101,23
- ↑ Id. 24
- ↑ Mt. 28,20
- ↑ Id. 5,13
- ↑ Mt. 24,14
- ↑ Ps. 101,25
- ↑ 1 Cor. 15,28
- ↑ Exod. 3,13
- ↑ Id. 14
- ↑ Exod. 3,15
- ↑ Jn. 1,3
- ↑ Eccl. 1,4
- ↑ Gen. 6,17-18
- ↑ Gen. 9,22
- ↑ Mt. 13,33
- ↑ Ps. 101,26-28
- ↑ Mt. 24,14
- ↑ Gen. 1,6-26
- ↑ Ps. 101,27
- ↑ 2 Pi. 3,5-7
- ↑ Ps. 32,9
- ↑ Dan. 3,21
- ↑ Ps. 18,2
- ↑ Mt. 6,25
- ↑ 2 Cor. 4,16
- ↑ 1 Cor. 15,4-52
- ↑ Id. 6,20
- ↑ Ps. 101,27-28
- ↑ Exod. 3,14
- ↑ Gal. 3,29
- ↑ Phil. 2,7
- ↑ Ps. 101,29
- ↑ Nb. 14,29-30
- ↑ Gen. 45,7
- ↑ Ps. 102,1
- ↑ 1 Cor. 10,31
- ↑ Ps. 102,2
- ↑ Id. 115,12
- ↑ Jn. 3,16
- ↑ Jn. 15,13
- ↑ Id. 12,25
- ↑ Ps. 95,12
- ↑ 1 Tim. 1,13
- ↑ Gen. 1,26
- ↑ Mt. 22,21
- ↑ Ps. 49,14-23
- ↑ Ps. 115,12-13
- ↑ Jn. 8,44
- ↑ Mt. 20,22
- ↑ Ps. 102,3-5
- ↑ 1 Cor. 15,53-54
- ↑ Sag. 9,15
- ↑ Gen. 2,16-17
- ↑ Rom. 4,25
- ↑ Jn. 16,33
- ↑ 1 Cor. 15,10
- ↑ 2 Tim. 4,7-8
- ↑ 1 Cor. 15,10
- ↑ Id. 26,54
- ↑ Ps. 102,5
- ↑ Mt. 19,17
- ↑ Gen. 1,31
- ↑ Ps. 99,1
- ↑ 1 Cor. 10,4
- ↑ Ps. 6,8
- ↑ Id. 101,5
- ↑ Lc. 11,5-8
- ↑ Ps. 120,4
- ↑ Gen. 2,21
- ↑ Ps. 40,9
- ↑ Rom. 6,9
- ↑ Id. 3,6
- ↑ Jn. 14,8-9.26
- ↑ Id. 15,26
- ↑ Id. 6,41
- ↑ Ps. 102,6
- ↑ Mt. 5,7
- ↑ Mt. 5,44
- ↑ Exod. 24,12
- ↑ Jn. 8,3-9
- ↑ Ps. 111,6
- ↑ Mt. 5,7
- ↑ Id. 10,41
- ↑ Lc. 6,30
- ↑ 1 Cor. 9,11
- ↑ Ps. 103,14
- ↑ 1 Cor. 9,9
- ↑ Phil. 4,17
- ↑ 1 R. 17,6-12
- ↑ Sir. 12,4-6
- ↑ Lc. 6,30
- ↑ Rom. 12,20
- ↑ Mt. 10,41
- ↑ Mt. 10,42
- ↑ Ps. 8,3
- ↑ Mt. 5,11
- ↑ Deut. 32,35
- ↑ Ps. 102,7
- ↑ Jn. 5,2-4
- ↑ Rom. 7,23-25
- ↑ Id. 5,20
- ↑ Id. 4,15
- ↑ Jn. 1,47
- ↑ Ps. 102,8
- ↑ Mt. 5,45
- ↑ Rom. 2,4-5
- ↑ Ps. 49,21
- ↑ Sir. 5,8
- ↑ Gen. 8,7
- ↑ Rom. 2,5-6
- ↑ Ps. 102,9
- ↑ Eph. 2,3
- ↑ Gen. 3,18-19
- ↑ Ps. 102,10-11
- ↑ Ps. 102,12
- ↑ Id. 84,12
- ↑ Id. 102,13
- ↑ Ps. 102,14
- ↑ 1 Cor. 15,47
- ↑ Ps. 102,15
- ↑ Isa. 11,6-8
- ↑ Ps. 102,16
- ↑ Jn. 1,14
- ↑ Ps. 102,17
- ↑ Id. 18
- ↑ Mt. 22,40
- ↑ 1 Tim. 1,5
- ↑ Ps. 102,19
- ↑ Ps. 102,29
- ↑ Ps. 102,20
- ↑ Ps. 102,21
- ↑ Mt. 7,24-27
- ↑ Ps. 102,22
- ↑ Id. 85,7-8
- ↑ Phil. 2,12-13
- ↑ Prêché à Carthage dans la vieillesse de saint Augustin
- ↑ Rom. 1,20
- ↑ Ps. 103,1
- ↑ Exod. 3,14
- ↑ Ps. 138,6
- ↑ Mt. 6,9
- ↑ Tit. 1,15
- ↑ Ps. 72,1
- ↑ Id. 128,6
- ↑ Id. 44,3
- ↑ Act. 4,32
- ↑ Mt. 5,8
- ↑ Ps. 146,7
- ↑ Rom. 5,6
- ↑ Isa. 53,2
- ↑ Phil. 2,6
- ↑ Rom. 1,20
- ↑ Phil. 2,6
- ↑ Id. 7,8
- ↑ Mt. 27,40
- ↑ Ps. 103,5-9
- ↑ Ps. 8,5
- ↑ selon les LXX
- ↑ Act. 18,13
- ↑ Act. 23,3
- ↑ 1 Tim. 1,13
- ↑ Eph. 2,3
- ↑ Id. 5,8
- ↑ Id. 27
- ↑ Ps. 103,2
- ↑ Ps. 148,5
- ↑ Gen. 1,6
- ↑ Gen. 3,21
- ↑ Jn. 1,1
- ↑ Sag. 8,1 ; 7,24
- ↑ Jn. 1,10
- ↑ 1 Cor. 1,21
- ↑ Deut. 32,49
- ↑ Phil. 1,23
- ↑ Isa. 34,4
- ↑ Ps. 103,3
- ↑ Gen. 1,6
- ↑ Ps. 148,4-5
- ↑ 1 Cor. 12,31
- ↑ Id. 13,1
- ↑ Rom. 5,5
- ↑ Prov. 5,16-17
- ↑ Mt. 5,45
- ↑ Act. 8,13-18
- ↑ 1 Sa. 19,18-24
- ↑ Mt. 7,22-23
- ↑ 1 Cor. 13,2
- ↑ Rom. 13,10
- ↑ Prov. 6,7
- ↑ Rom. 5,5
- ↑ Prov. 5,16
- ↑ Jn. 7,37-39
- ↑ Act. 2,4
- ↑ Mt. 22,40
- ↑ Act. 1,9
- ↑ 1 Thes. 4,15-16
- ↑ Isa. 5,6
- ↑ Ps. 35,4
- ↑ Isa. 5,1-7
- ↑ Rom. 11,20-22
- ↑ Jn. 15,1-5
- ↑ 1 Cor. 9,7
- ↑ Act. 13,46
- ↑ Isa. 5,4
- ↑ Ps. 35,8
- ↑ Ps. 147,15
- ↑ Gen. 2,7
- ↑ Gal. 4,24
- ↑ Jn. 1,29
- ↑ Apoc. 5,5
- ↑ 1 Cor. 10,4
- ↑ Dan. 2,35
- ↑ Ps. 54,7
- ↑ Id. 138,7-10
- ↑ Id. 63,16-17
- ↑ Id. 137,10
- ↑ 1 Tim. 1,5
- ↑ Eph. 3,14-18
- ↑ Mt. 6,2
- ↑ Eph. 3,14-19
- ↑ Ps. 103,4
- ↑ Exod. 3,2
- ↑ 1 Cor. 2,15
- ↑ Id. 3,1
- ↑ Rom. 12,11
- ↑ Act. 7,59
- ↑ 2 Cor. 4,1
- ↑ 2 Cor. 6,11
- ↑ Lc. 12,49
- ↑ Mt. 10,34
- ↑ Ps. 103,5
- ↑ Mt. 24,35
- ↑ Ps. 23,1
- ↑ Ps. 142,6
- ↑ Mt. 5,6
- ↑ Ps. 41,3
- ↑ 1 Cor. 3,11
- ↑ 1 Tim. 3,15
- ↑ Ps. 103,6-17
- ↑ 1 Tim. 1,5
- ↑ Mt. 6,12
- ↑ Mt. 7,7-8
- ↑ Ps. 103,1
- ↑ Id. 2
- ↑ Eph. 5,8
- ↑ Ps. 103,3
- ↑ Rom. 5,5
- ↑ Jn. 7,37-39
- ↑ Ps. 102,4
- ↑ Id. 5
- ↑ 1 Cor. 3,11
- ↑ Jn. 1,3
- ↑ Ps. 103,6
- ↑ Gen. 7,20
- ↑ Ps. 21,17-19
- ↑ Ps. 68,2
- ↑ Ps. 103,7
- ↑ Prov. 21,1
- ↑ Ps. 120,1
- ↑ Id. 103,8
- ↑ Ps. 103,9
- ↑ Id. 10
- ↑ 1 Cor. 15,10
- ↑ Isa. 66,2
- ↑ Rom. 15,5
- ↑ 1 Cor. 1,10
- ↑ Id. 15,11
- ↑ Jn. 8,44
- ↑ Gal. 1,8-9
- ↑ Gen. 3,5
- ↑ Ps. 103,11
- ↑ Gen. 7,2-14
- ↑ Gen. 2,24
- ↑ Act. 10,9-16
- ↑ Mt. 28,19
- ↑ 1 Cor. 13,8-10
- ↑ Ps. 147,12-13
- ↑ Voyez D c. sur le Ps. 84, n. 10
- ↑ Jn. 1,1-10
- ↑ Ps. 83,8
- ↑ Gen. 1,1
- ↑ Eph. 5,24-25
- ↑ Mt. 19,3-9
- ↑ Id. 5,32
- ↑ 1 Cor. 7,27
- ↑ Mt. 19,10-12
- ↑ Id. 12
- ↑ Ps. 103,12
- ↑ Ps. 102,5
- ↑ Gen. 15,10
- ↑ Gen. 15,10
- ↑ 1 Cor. 2,15
- ↑ Mt. 15,14
- ↑ Lc. 10,6
- ↑ Gen. 15,9-17
- ↑ 1 Cor. 1,12-13 ; 3,1-15
- ↑ 1 Cor. 1,12-13 ; 3,1-15
- ↑ Ps. 72,9
- ↑ Gal. 1,9
- ↑ 1 Cor. 10,4
- ↑ Ps. 103,13
- ↑ Gal. 5,2
- ↑ Act. 9,4
- ↑ Id. 6
- ↑ 2 Cor. 5,13
- ↑ 2 Cor. 12,4
- ↑ Id. 5,13-14
- ↑ Jn. 1,14
- ↑ 1 Cor. 1,31
- ↑ Rom. 4,4-5
- ↑ Ps. 103,14
- ↑ Lc. 10,7-8
- ↑ Isa. 40,6
- ↑ Deut. 24,4
- ↑ Gal. 5,13
- ↑ 1 Cor. 9,7-19
- ↑ Gal. 5,13
- ↑ Mt. 20,16
- ↑ 2 Cor. 4,5
- ↑ Mt. 26,35-69
- ↑ Jn. 13,36
- ↑ Mt. 20,20-27
- ↑ Lc. 16,9
- ↑ Mt. 10,41-42
- ↑ Phil. 4,17
- ↑ Lc. 6,30
- ↑ Ps. 40,2
- ↑ Lc. 14,13-14
- ↑ Jn. 13,29
- ↑ Mt. 15,2 ; 21,18
- ↑ 2 Cor. 8,9
- ↑ Lc. 8,3
- ↑ Mt. 26,38-39
- ↑ Ps. 138,18
- ↑ Lc. 19,6
- ↑ 1 R. 17,6
- ↑ Jn. 13,27-29
- ↑ Ps. 40,2
- ↑ 2 Cor. 4,7
- ↑ Jn. 6,41
- ↑ Ps. 103,15
- ↑ Ps. 22,5
- ↑ 1 Cor. 12,7
- ↑ Ps. 21,29
- ↑ Id. 103,16
- ↑ Mt. 5,6
- ↑ Jn. 25,6
- ↑ Id. 6,41
- ↑ Id. 15,5
- ↑ Ps. 103,16
- ↑ Id. 28,5
- ↑ Mt. 15,13
- ↑ Ps. 103,17
- ↑ Mt. 19,21
- ↑ Mt. 15,18-21
- ↑ Id. 19,27
- ↑ 2 Cor. 6,10
- ↑ Ps. 11,2
- ↑ Ps. 103,18
- ↑ Id. 17,34
- ↑ Id. 9,10
- ↑ Id. 103,12
- ↑ Mt. 6,12
- ↑ Ps. 103,19
- ↑ Id. 10,3
- ↑ Sag. 5,6
- ↑ Ps. 4,5
- ↑ Eph. 4,26
- ↑ 1 Cor. 10,4
- ↑ Isa. 53,7
- ↑ Apoc. 5,5
- ↑ Jn. 1,1-14
- ↑ Prov. 1,28-29
- ↑ Sag. 1,5
- ↑ Mt. 5,45
- ↑ Ps. 40,9
- ↑ Id. 56,5-6
- ↑ Mt. 7,23
- ↑ Jn. 10,18
- ↑ Ces versets, sont expliqués dans le discours sur le Ps. 100, n. 12-13
- ↑ Ps. 103,20-21
- ↑ Eph. 6,12
- ↑ 1 Pi. 5,8
- ↑ Jn. 19,10-11
- ↑ Id. 10,7-11
- ↑ Apoc. 5,5
- ↑ Ps. 90,13
- ↑ 1 Cor. 10,4
- ↑ Lc. 22,31-32
- ↑ Mt. 26,70-74
- ↑ Ps. 103,22
- ↑ Jn. 10,18
- ↑ Eph. 2,2
- ↑ Ps. 103,23
- ↑ Ps. 103,21
- ↑ 1Co. 1,23-24
- ↑ 2Co. 5,17-18
- ↑ Eph. 4,22-24
- ↑ Psa. 140,10
- ↑ Jn. 1,1
- ↑ Ps. 103,24
- ↑ Ps. 31,9
- ↑ Mt. 22,21
- ↑ Ps. 17,29
- ↑ Jn. 1,14
- ↑ Lc. 15,8
- ↑ 2 Cor. 5,17
- ↑ Ps. 147,13
- ↑ Id. 141,6
- ↑ Id. 103,25
- ↑