Corbeille du jeune âge/Texte entier

Desclée, de Brouwer et Cie (p. -74).




POUR UNE MOUCHE



LE père Bonjour, le vieux maître d’école de Drive sur l’Orette, venait de mourir, et nous ses élèves qui lui avions joué tant de tours, qui avions exercé sa patience avec un zèle si infatigable, et qui l’aurions volontiers regardé comme un ennemi, tout uniment parce qu’il était maître d’école, nous avions été un peu émus en apprenant sa mort. Avec l’indifférence inqualifiable de notre âge, nous ne remarquions pas que depuis quelques mois il changeait beaucoup, et quand, sans maladie, il s’en alla d’épuisement, nous fûmes surpris et un peu troublés. Je me rappelle que je pelais pacifiquement une orange, quand mon camarade Portain m’annonça cette nouvelle.

— Ce n’est pas possible, lui dis-je, il nous a fait la classe encore ce soir (une classe qui, je m’en souviens, avait été fort orageuse) ; il y a deux heures à peine que nous sommes sortis, ce n’est pas possible !

Mais tout en disant : « Ce n’est pas possible, » je courus à l’école, où j’appris la triste vérité, et je rentrai avec un grain de remords au fond de mon cœur, car je n’avais pas toujours été un élève discipliné, et j’avais bien souvent exercé la patience du pauvre maître.

Je me sentais tout chose à l’idée que je ne le verrais plus dans la chaire d’où il nous initiait aux sciences que bien souvent nous avions dédaignées, et mes camarades m’avouèrent qu’ils avaient tous eu la même impression que moi. Pas un d’entre nous ne manqua d’aller à l’enterrement, et l’on remarqua notre bonne tenue ; mais, au retour du cimetière, nous éprouvâmes comme une détente, nos petites poitrines se dilatèrent, nous étions depuis quelques heures si bien identifiés avec le maître, que nous étions comme surpris de nous sentir revivre alors qu’il dormait sous la terre humide, et c’était bon de revivre, de sentir la gaie lumière du soleil vous envelopper, d’entendre chanter les oiseaux, et de s’apercevoir que la campagne n’avait rien perdu de sa beauté. Alors nous nous souvînmes que, par la mort du maître d’école, nous étions forcément en congé jusqu’à l’arrivée du nouveau professeur, et à cette pensée, plusieurs d’entre nous se mirent à siffler.

Par bonheur le vieux Maître ne les entendait pas ; mais les eût-il entendus qu’il les eût peut-être excusés ; peut-être même eût-il regretté quelques coups de férule donnés hors de propos, car, de l’autre côté de ce monde, on devient plus indulgent, et l’on comprend mieux combien il doit être difficile aux petits garçons de faire taire l’étourderie qui sans cesse bourdonne autour d’eux.

Notre congé ne fut pas aussi long que nous l’eussions souhaité ; car l’Université, soucieuse de ne pas nous laisser trop longtemps livrés aux mains de la paresse, ne tarda pas à nous pourvoir d’un professeur.

Nous nous fîmes tous tirer l’oreille pour venir à sa première classe, et une fois sur nos bancs, au lieu de prendre nos cahiers et nos livres, nous ne nous occupâmes qu’à examiner curieusement le nouveau venu.

Or, le nouveau venu était un tout jeune homme, qui en était à sa première étape sur la route du professorat, et qui avait encore dans les oreilles (il me le confia depuis), ces conseils de son vieux maître à lui :

« La carrière d’instituteur, lui avait-il dit, a bien des épines ; on est en butte aux sarcasmes d’enfants indisciplinés et moqueurs et on a souvent à essuyer les reproches des parents, qui rendent le Maître responsable de l’ignorance des paresseux ; mais quelqu’ingrate qu’elle paraisse, elle a ses beaux côtés pour celui qui sait les chercher. Sois de ce nombre, et pour cela, aime tes élèves et fais en sorte qu’ils te craignent, mais qu’ils t’aiment aussi. Excite leur amour-propre, en ayant soin toutefois de ne pas mettre en jeu la jalousie qui envenime tout. Par ton calme, maintiens les indisciplinés ; par ta bonté, attire les faibles qui ont besoin d’encouragement. Tu gagneras d’abord le respect de tes élèves, ensuite, l’estime de leurs parents. Mais souviens-toi que c’est dès la première heure, que dis-je ! dès la première minute de ta première classe que tu dois te montrer tel que tu veux rester.

Défie-toi de l’impression que tu donneras dès le début ; car, si elle est bonne, tu tiendras, comme on le dit vulgairement, ta classe dans ta main, si elle est mauvaise, tu auras fort à faire pour changer l’opinion des enfants sur ton compte, et pour en venir à bout. »

Voilà ce que se redisait le jeune professeur, en présence de trente gamins dont les yeux étincelaient d’une malice que les enfants vont chercher on ne sait où, et comme il allait parler, un chuchotement le prévint : de bouche en bouche, à mi-voix d’abord, puis plus haut, ces deux mots couraient dans la classe :

— S’envolera !… s’envolera pas ! s’envolera !

Le professeur les entendit, et il vit que les trente paires d’yeux étaient braquées sur son épingle de cravate, qui représentait une grosse mouche.

Un instant, un seul ! il se sentit perdu : quelle erreur n’avait-il pas commise ! quand on a tout à craindre, ne doit-on pas mettre les atouts de son côté ! et n’était-ce pas une faute irréparable que de commencer par donner prise à une moquerie ! Le sang lui bouillonna dans les veines. Il fut sur le point de prendre la mouche — celle de son épingle, s’entend — et de la jeter loin de lui ; mais il se contint ; cette action aurait fort ressemblé à une capitulation. Non, il fallait tenir bon contre l’assaut. Et appelant à lui ce qu’il avait de sang-froid, d’une voix qui domina tous les chuchotements :

— Elle s’envolera, Messieurs, dit-il, je vous le promets ; mais ce ne sera qu’à la fin de la classe.

Subjugués par ce ton, désorientés d’avoir été devinés, nous restâmes bouches béantes, très penauds, et un peu étonnés. Quelques-uns s’imaginèrent que c’était une vraie mouche que, par un pouvoir magnétique, le professeur retenait à sa cravate ; les moins naïfs supposèrent que c’était une mouche mécanique ; un ou deux flairèrent une simple facétie du maître ; mais tous restèrent silencieux, et, dans l’attente de la fin de la classe, la classe se passa dans un calme parfait.

Quand midi sonna, le Maître se leva :

— Messieurs, nous dit-il, ma mouche va s’envoler, et il fait un si beau temps que je crains bien de ne pas la rattraper de la journée, aussi vais-je lui laisser sa liberté, et en son honneur, je vous donne congé. C’est un droit de joyeux avènement qu’elle prend ; mais à une condition, c’est que vous lui promettrez de suivre l’exemple de sagesse qu’elle vous donne pendant la classe où elle est, avez-vous dû le remarquer, d’une immobilité qui est la sagesse des mouches. Promettez-vous ?

— Vive le congé ! vive le Maître ! et vive la mouche ! criâmes-nous en chœur.

Les plus petits regrettèrent peut-être de n’avoir pas vu le phénomène qu’ils attendaient : une épingle de cravate prendre son vol dans la classe ; mais ils pensèrent que c’eût été indigne d’une mouche aussi sage, et qu’elle ne se permettait de semblables ébats que dans la campagne. Peut-être leur arriva-t-il de la chercher dans les buissons ; mais les petits, comme les grands, avaient compris que le Maître qui domptait de telles mouches saurait dompter les petits garçons, et qu’avec lui il ne fallait pas rire… en classe.

Il avait gagné la partie.


UN FUGITIF



LE printemps revenait pour la seconde fois en Alsace depuis que ce pays avait passé aux mains de l’Allemagne ; toutes ces plaines, qui avaient été jonchées de morts, reverdissaient : la marguerite des champs fleurissait à la place où tant de braves avaient expiré et les oiseaux bâtissaient leurs nids sans se demander si l’arbre sur lequel ils chantaient était devenu prussien ou s’il était resté français.

La nuit tombait lentement ; les étoiles, une à une, perçaient le firmament et apparaissaient d’abord vacillantes et ternes ; mais, à mesure que l’ombre se faisait, elles devenaient plus brillantes et bientôt, au-dessus de la forêt, le ciel parut être une grande nappe d’or. Dans le silence de la nuit, un léger bruit de pas se fit tout à coup entendre : ce bruit était sans doute produit par le passage d’un animal quelconque : un lapin qui se sauvait, un lièvre qui regagnait son gîte… ; mais non, ce pas était hésitant, incertain : un enfant, un petit garçon de dix ans, errait dans la forêt. Il avait les cheveux en broussailles, l’air épuisé… ; d’où venait-il et où allait-il ? Il devait marcher depuis longtemps, car ses jambes fléchissaient, et il s’affaissa sur lui-même, n’en pouvant plus. Alors dans un demi-sommeil, qui n’était pas encore le rêve, il revit sa vie bien courte et déjà si agitée.

Il était heureux chez lui, en Alsace, dans la jolie petite maison où il était né, où il vivait entouré de tendresse, gâté par ses parents ; mais la guerre avec la Prusse s’était déclarée ; son père s’était fait soldat pour défendre la France, et sa mère avait refusé de s’éloigner du théâtre de la guerre, dont Frantz avait suivi toutes les horreurs. Il avait entendu le bruit du canon, il avait vu l’armée partir pour la bataille et revenir décimée… décimée et vainçue !

Un jour, le bataillon de son père avait été désigné pour marcher, et le soir, son père n’était pas revenu. Sa mère l’avait pris avec elle, elle l’avait emmené sur le champ de bataille, et sans trembler, comme un homme déjà, mais serrant bien fort la main de sa mère, il avait marché entre les cadavres, suivant les ambulanciers qui reconnaissaient les blessés… On avait trouvé son père mort, et on était revenu à la maison. Sa mère pleurait, et lui, il s’était promis qu’il retournerait là-bas plus tard et qu’il se battrait ; mais ce jour-là, oh ! oui certainement, ce jour-là on serait vainqueur.

Rien ne les retenant plus en Alsace, ils auraient pu quitter le pays envahi ; mais la mère de Frantz s’affaiblissait de jour en jour et elle était tombée tout à fait malade. C’était le chagrin, disait-on ; cependant Frantz ne la voyait jamais pleurer, la source des larmes semblait tarie en elle ; mais le jour où son fils était rentré de l’école en lui disant : Le traité de paix est signé, et l’on dit que nous sommes prussiens, » deux grosses larmes avaient coulé le long de ses joues.

— Nous allons partir, avait-elle dit à Frantz, nous allons partir coûte que coûte.

Mais elle n’avait pu effectuer son projet, et elle était morte en recommandant à Frantz de ne jamais oublier que son père était mort pour la France.

Frantz avait été recueilli par une vieille voisine ; mais quand il lui disait : « Je veux aller en France, je ne resterai plus en Alsace, » elle lui répondait : « C’est triste, vois-tu : mais tu es pauvre, il te faut rester ici. »

Et il pleurait souvent.

Cependant ses camarades avaient repris leurs jeux sur la place publique ; ils s’amusaient comme autrefois. C’est qu’ils n’avaient pas traversé le champ de bataille ; ils n’avaient pas vu leur père, la poitrine percée d’une balle, étendu mort auprès d’un grand Allemand, celui qui lui avait porté le dernier coup.

Sa seule distraction était d’aller en classe ; il y apprenait le français, et quand il serait grand, il revendiquerait ses droits. Cette pensée le soutenait ; mais un jour il ne trouva plus en classe le vieux professeur, il était remplacé par un Allemand : on ne ferait plus la classe en français, ils étaient tout à fait Prussiens ; et Frantz s’était révolté, il s’était dit : Je partirai. Il avait mûri longtemps son projet de fuite ; il le combinait en classe, il y rêvait la nuit ; sa petite ville natale n’était pas éloignée de la frontière, il pourrait peut-être gagner facilement la France ; et un soir, il était parti, ne craignant qu’une chose : être repris par les Allemands. Il y avait bien des jours qu’il marchait quand il tomba épuisé dans la forêt où il s’endormit.

Il fut réveillé fort tard par un bruit de voix. Il allait être surpris. c’étaient les gendarmes, les gendarmes allemands qui allaient le prendre, le garrotter et le ramener en Allemagne, dans ce pays qui ne serait jamais sa patrie, malgré les enseignements du nouveau maître d’école. Où fuir ?

Mais il n’était plus temps… les pas se rapprochaient… il distinguait un babil d’enfant. Il se souleva et vit apparaître, au détour d’un sentier, une petite fille et une dame. La petite fille, toute saisie de cette apparition soudaine, se cramponnait au bras de la dame, qu’il n’osait regarder. C’était sans doute une de ces grandes Allemandes blond-filasse, comme la femme du maître d’école, et elle allait le ramener par l’oreille ; mais la petite fille, qui était brune et mignonne, n’aurait-elle pas pitié de lui ? Et, voulant savoir s’il était sauvé :

— Est-ce que je suis en France maintenant ? demanda-t-il.

— En France ? oh oui ! chez nous, répondit l’enfant, dont la voix douce rendit à Frantz deux fois plus chère la langue maternelle. Et la mère, devinant d’un regard la simple histoire du petit Alsacien, lui dit :

— Oui, vous êtes en France, chez vous.



Non seulement il était en France, mais Dieu l’avait conduit chez de braves gens, qui lui ouvrirent leur maison et l’aidèrent à devenir un bon soldat, qui marchera en tête de l’armée quand… quand le jour qu’il appelle de tous ses vœux sera venu.





UN GROS CHAGRIN.



YAn a beaucoup de chagrin : son cheval Riquiqui est cassé. Pour comprendre toute l’étendue du chagrin d’Yan, il faut savoir ce que Riquiqui était pour lui : c’était un ami sûr qui, s’il ne donnait jamais de conseils, se gardait aussi de faire des reproches ; c’était un confident qui n’avait jamais redit les grands secrets qu’Yan lui avait confiés. Certes Yan aimait tous les chevaux : la grande jument qu’il menait lui-même à l’abreuvoir ; Tudy, un trotteur de premier ordre ; Cora, dont la fidélité avait été bien des fois mise à l’épreuve ; mais il les plaçait tous, sans hésitation, à cent pics au-dessous de Riquiqui, et c’est ce Riquiqui si aimé qu’il vient de trouver cassé. Aussi, sans fausse honte, lui qui veut être un homme, s’est-il mis à pleurer comme un enfant.

Sa petite sœur Josèphe, debout derrière lui, ne sait comment le consoler, car c’est la première fois qu’elle se trouve en présence d’une douleur aussi profonde ; elle offrirait bien ses deux sous, toute sa fortune, pour acheter un autre Riquiqui, mais sa délicatesse enfantine lui dit que l’argent ne console pas des vrais chagrins, et qu’un Riquiqui neuf ne remplacerait pas l’ancien ; elle embrasserait bien Yan, mais il n’aime pas les démonstrations trop expansives, et elle reste muette.

Alors moi qui passais, mon album sous le bras, cherchant depuis le matin un sujet pour mon prochain tableau, je m’accoudai à la fenêtre de cette ferme bretonne, et j’esquissai la scène si simple de ces deux enfants : Yan, si touchant dans son chagrin ; Josèphe, si éloquente dans sa compassion. Mais, malgré la promptitude de mon coup de crayon, je n’avais pas achevé de les croquer quand le petit garçon releva la tête ; il me vit et s’enfuit, entraînant sa sœur et laissant le pauvre Riquiqui à son triste sort.

De retour chez moi, je peignis un fort joli petit tableau de genre ; puis, quand il fut achevé, voulant avoir une appréciation vraie de mon travail, voulant savoir si les enfants se reconnaîtraient, je me rendis à la ferme. Sur le chemin, je rencontrai Yan qui gardait les vaches, tout en taillant un sifflet dans du bois de sureau. Je déballai ma petite toile et, la lui mettant sous les yeux :

— Reconnais-tu ? lui demandai-je.

Il tendit les bras :

— Riquiqui ? s’écria-t-il.

Ce cri, parti du cœur, me fit plaisir ; le jeu brisé, ou plutôt l’ami tant aimé, n’était pas oublié, et au lieu d’éprouver un sentiment de fierté de se voir en peinture, ou de plaisir en reconnaissant sa maison, ce foyer auquel, plus que tout autre peuple, le Breton est attaché, Yan n’avait vu que son ami.

— Oui, c’est Riquiqui, lui dis-je ; tu l’aimais bien ?

— Je l’aime encore, me répondit-il avec un certain reproche, comme s’il eût été froissé de me voir employer le temps passé pour parler d’une affection qui subsistait toujours.

— Veux-tu ce dessin ?

— Pourquoi faire ? me demanda-t-il avec plus de franchise que de politesse ; je n’ai pas besoin de votre papier pour me rappeler Riquiqui.

Il se remit à tailler son sureau ; c’était un congé qu’il me donnait, et je m’éloignai, en pensant qu’il l’avait bien aimé, son Riquiqui, puisque son souvenir était tellement empreint dans sa mémoire et dans son cœur, qu’il n’avait besoin d’aucune image pour se le rappeler.

— Heureux Riquiqui ! murmurai-je, et bon petit Yan !


UN FAMEUX COURRIER



DU temps où le père et la mère Laurent étaient des petits enfants, — ce temps-là remonte bien loin, — l’instruction n’était pas obligatoire, aussi les gamins et les gamines de l’époque restaient-ils dans une ignorance que bien souvent ils déploraient plus tard. Sans doute, bien qu’il n’eût jamais su ni lire ni écrire, le père Laurent n’en avait pas moins été un brave homme, un bon menuisier, qui était arrivé, par son travail, à élever son fils. Sans doute la mère Laurent, pour ne pas être plus instruite que son mari, n’en était pas moins devenue une bonne ménagère, courageuse à l’ouvrage ; mais il n’en était pas moins vrai qu’en vieillissant, ils reconnaissaient qu’un peu d’instruction n’est pas à dédaigner, et jamais ils ne regrettèrent autant de ne pas savoir lire qu’au moment où leur fils unique, pris par le service militaire, partit pour Madagascar.

C’était un bon garçon que leur Jacquik, et il leur écrivait le plus souvent qu’il pouvait ; mais combien il leur en coûtait d’être obligés de se faire lire ses lettres, et de ne lui répondre que par l’entremise d’un voisin complaisant !

Cette correspondance perdait forcément de son intimité : Jacquik, sachant que ses lettres passeraient sous d’autres yeux que ceux de ses parents, était moins à l’aise, et les parents, dans leurs réponses, narraient les événements du village, mais n’osaient pas toujours se laisser aller aux épanchements dont leurs vieux cœurs éprouvaient le besoin.

Et puis ce n’est pas tout ! dans les journaux on parlait de


cette lecture était pour mariette un travail laborieux.

Madagascar ; le maître d’école leur en faisait bien la lecture ; mais ils

n’osaient pas lui faire répéter l’article qu’ils n’avaient pas toujours très bien compris ; ils achetaient alors le journal, et priaient Mariette, une petite voisine, de leur relire ce qui se passait là-bas.

Mariette n’avait pas ses brevets, ni même son certificat d’études, loin de là ! et cette lecture était pour elle un travail laborieux, une affaire d’état ; elle hésitait, elle ânonnait quelquefois, elle estropiait les mots, surtout les noms propres ; cependant elle y mettait toute sa conscience, et, dans les premiers temps, elle ne sautait pas une ligne.

C’est ainsi que les bonnes gens apprenaient sur les batailles et sur les maladies qui décimaient les troupes, des détails que le maître d’école avait passés sous silence.

Aussi chaque courrier leur apportait-il un surcroît d’inquiétudes ; ils se regardaient tristement, et sans qu’ils se fussent rien dit, de grosses larmes coulaient de leurs yeux.

À mesure que les mois s’écoulaient, les inquiétudes du père et de la mère Laurent grandissaient ; leur défiance aussi. Ils s’imaginaient toujours qu’on leur cachait quelque chose pour leur Jacquik.

Leur confiance en Mariette elle-même s’émoussait. L’enfant faisait des progrès, elle lisait plus couramment, comprenait mieux l’importance des nouvelles, et craignait peut-être plus qu’autrefois d’inquiéter les deux vieillards.

Qui sait si, agissant comme le maître d’école, elle ne sautait pas les passages les plus importants, et aussi les plus douloureux pour eux !

— À coup sûr, se disaient-ils, Jacquik doit être malade, ou peut-être tué ; on doit, sur l’imprimé, trouver son nom en toutes lettres parmi ceux des morts, et on ne veut pas nous le dire.

Les lettres du jeune homme ne les rassuraient plus entièrement. On leur disait qu’il était bien, mais était-ce vrai ? et pour les lettres, comme pour les journaux, leur disait-on la vérité ?

Ah ! s’ils avaient su lire !

Bien souvent le père Laurent, un homme rangé s’il en fut, quittait son atelier pour la brasserie où il était sûr d’entendre parler politique.

La politique lui importait peu ; mais quand, au milieu de mots ronflants, qui ne lui disaient rien, tombait celui de Madagascar, il s’approchait, demandait d’un air dégagé ce qui se passait dans cette colonie, et rentrait presque toujours avec des nouvelles qui le rendaient plus sombre et qui faisaient pleurer sa femme.

Elle aussi tâchait de savoir ; elle questionnait de ci de là ; mais on devinait que cette pauvre vieille ne s’intéressait à Madagascar que parce qu’elle y avait un fils, et on la ménageait.

Témoin de leurs inquiétudes, émue de leurs larmes, Mariette, qui avait un bon petit cœur, chercha et trouva le moyen de calmer leur défiance, en mettant sous leurs yeux la preuve irréfutable que leur Jacquik était bien portant.

Un jour on remit au père Laurent une lettre si lourde, qu’il lui fallut payer une surtaxe.

Que pouvait donc bien contenir cette lettre si lourde ?

— Ouvre vite ! disait à son mari la mère Laurent, que toute chose anormale troublait.

Mais Mariette, qui se trouvait là, — elle s’arrangeait toujours de façon à être présente quand ils recevaient le courrier de Madagascar, sans doute pour qu’ils fussent à même d’en connaître tout de suite la teneur, — Mariette paraissait tout heureuse, et elle ne fut aucunement étonnée quand le père Laurent sortit de la lettre une photographie de Jacquik. Oui ! ils avaient sous les yeux leur Jacquik, sinon en


la lettre contenait une photographie de Jacquit.

chair et en os, du moins en portrait, ce qui était bien une preuve qu’il

avait, devant l’appareil, posé bien vivant, dans une pose toute martiale.

Et devant cette mauvaise épreuve, dans laquelle on ne reconnaissait Jacquik qu’à peu près, ils s’extasiaient les pauvres gens, tandis que Mariette jouissait du succès de son idée, car c’était elle qui avait écrit à Jacquik : « Envoyez à vos parents votre portrait pour qu’ils voient que vous êtes bien portant. »

Le père Laurent, ce jour-là, promena chez tous ses amis la photographie de son garçon, que le soir la vieille maman mit à côté de son lit, pour la regarder dès son réveil.

— Au moins, répétait le père Laurent, nous avons là une preuve palpable qu’il est bien. Pour nous, c’est mieux qu’une lettre, car les lettres ! nous ne sommes jamais sûr qu’on nous les lise sans rien en passer. Mariette elle-même, par bonté, pourrait quelquefois nous tromper.

Mariette, qui l’entendit faire cette réflexion, sourit discrètement, car le père Laurent ne se trompait pas beaucoup en pensant qu’elle ne leur traduisait pas mot pour mot toutes les lettres de Jacquik. Ainsi, dans celle qui accompagnait la photographie, elle avait sauté un entrefilet dans lequel Jacquik disait :

« Remerciez Mariette de sa petite lettre, et de la bonne idée qu’elle m’a donnée de vous envoyer mon portrait. »

Mais ce n’était pas pour les tromper qu’elle avait omis le passage, ce n’était pas non plus par une commisération qui, dans le cas actuel, n’était pas nécessaire… c’était par modestie.


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PART À DEUX.


Ils étaient nés le même jour : l’un, dans un berceau rose et blanc ; l’autre, dans un panier d’osier, qui avait sa place sous la table de la cuisine.

L’un, le petit André, était tout seul dans son berceau ; l’autre, le petit chat Misti, partageait son panier avec ses quatre frères.

Mais, au bout d’une heure, la cuisinière, sans pitié pour les cris de la mère-chatte, avait pris quatre petits, qu’on n’avait plus jamais revus, et Misti était resté aussi seul dans son panier qu’André était seul dans son berceau.

Comme les petits chats se débrouillent plus vite que les petits garçons, ce fut Misti qui rendit le premier visite à André et même, il faut l’avouer, quand le chat curieux et futé s’aventura dans la chambre d’André, le bébé d’un mois ne fut nullement sensible à sa visite. Cependant, si les petits garçons mettent plus de temps que les petits chats à se débrouiller, ils y arrivent, et, un beau jour, André sourit à Misti, un autre jour, il se roula sur le tapis avec Misti, et un autre jour, d’un pas encore incertain, il courut après Misti.

Ce jour-là, André n’était pas précisément un homme, mais c’était un beau petit garçon d’un an, qui n’eut bientôt plus à envier à Misti, ses courses folles, car il les partageait.

André se prit pour Misti d’un amour si tendre qu’il ne se séparait qu’à grand’peine de son petit chat.

— Vraiment ! disait la cuisinière, — celle qui avait emporté les frères de Misti le jour de leur naissance ; mais Misti ne lui en voulait pas, car il n’avait plus souvenance de ce fait, — vraiment, je crois impossible de s’aimer plus que ne le font cet enfant et ce chat.

Pourquoi faut-il que les amitiés les plus grandes subissent des épreuves ?

Un jour, c’est-à-dire un matin, — André s’apprêtait à manger sa bouillie, quand sa bonne entra, portant un énorme coq qu’elle venait d’acheter vivant au marché.

La vue du coq captiva André à un tel point qu’il en oublia sa bouillie ; mais Misti, moins captivé, profita de l’inattention de son ami pour vider l’assiette en un clin d’œil.

Ah ! ce ne fut pas long ! Quelle bonne bouillie ! Caroline, la cuisinière, soignait décidément mieux les repas d’André que ceux de Misti.

Le fripon se léchait tranquillement les babines quand André, rappelé à lui-même par le départ du coq et le cri de son estomac, se prépara à manger la fameuse bouillie.

— Mais… mais, elle est partie ! s’écria-t-il en fixant sur l’assiette vide ses yeux étonnés. Où est-elle partie ? Et, avisant Misti qui, bien repu, bien satisfait, continuait à se pourlécher les babines, il devina la vérité :

— Ah ! lui dit-il, c’est toi qui l’as mangée ! Eh bien, voilà ! Et la main potelée qui n’avait jamais donné à Misti que des caresses, s’abattit plusieurs fois énergiquement sur sa robe fourrée.

— Cela t’apprendra, cela t’apprendra… Oui, mais cela ne me rendra pas ma bouillie.

André éclata en sanglots.

Sa mère, attirée par ses pleurs, le consola, et lui fit faire une seconde bouillie ; mais l’incident n’était pas clos, et, de ce jour, une haine terrible anima contre André l’animal battu, et contre Misti, André, qui ne pouvait oublier le vol.



Cette haine dura deux jours.

Oh ! ne croyez pas que cela soit peu, deux jours de haine, c’est-à-dire quarante-huit heures, pendant lesquelles on médite contre son ennemi les plus noirs complots !

— Je mangerai toutes ses pâtées, pensait André, je lui casserai son panier d’osier et il n’aura plus de lit, je l’empêcherai de jouer avec ma balle, et je ne lui mettrai plus jamais, jamais, son petit collier rouge.

S’il m’était permis d’interpréter le silence de Misti, je dirais qu’il était gros de menaces.

Oh ! comme ses griffes étaient prêtes à égratigner les petites mains et même le bout du nez d’André ! Comme l’envie ne manquait pas à Misti d’aller chercher, pour le mettre en pièces, le moulin qu’André ne laissait jamais à sa portée, ou d’aller se blottir sous le manteau de velours d’André pour le couvrir de poils !

Ce qui vous étonnera peut-être, c’est de savoir que ces beaux projets de vengeance ne satisfaisaient ni André, ni Misti.

Non. Ils étaient encore plus mécontents d’eux-mêmes que de leur ennemi, et le deuxième jour, André, solitairement assis dans sa petite chaise, se demanda s’il n’avait pas bien durement châtié la première gourmandise de Misti.

À la même heure, pensivement allongé sur le fourneau de la cuisine, et pensant combien l’on était mieux sur le tapis d’André, Misti se demandait s’il ne s’était pas montré un peu… indélicat en goûtant d’une façon si complète le repas de son ami André.

Vous voyez, le remords naissait, et il naissait de leur désir de se rapprocher. On ne brise pas en un instant une amitié de trois ans. Ce n’est pas en vain que l’on grandit ensemble, que l’on joue ensemble, que l’on… mange ensemble ; car tout le crime de Misti n’avait-il pas été de vouloir partager le déjeuner de son ami ?

Il aurait pu, c’est vrai, en prendre une part moins copieuse, mais son exil de deux jours n’était-il pas une assez rude punition ?

Ah ! ils étaient bien près de se pardonner, que dis-je ? ils se pardonnaient déjà ; mais lequel des deux amis ferait le premier pas ?

— Ce sera moi, se dit André, car je l’ai battu.

— Ce sera moi, pensa Misti, car j’ai très mal agi en mangeant toute sa bouillie.

Ils quittèrent, l’un sa petite chaise, où il se trouvait si tristement, tout seul, l’autre le fourneau de la cuisine, où il s’était relégué faute de mieux, et ils se rencontrèrent à mi-chemin :

— J’allais te chercher, Misti, dit André.

— Moi aussi, répondit Misti dans un miaulement.

L’un portant l’autre, ils revinrent dans la chambre, en songeant qu’il est trop doux d’avoir un ami pour s’en séparer volontairement, et, de ce jour, Misti attendit patiemment la fin du repas d’André pour goûter à la bouillie, dont il était sûr d’avoir toujours sa part.


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ROBIN-MOUTON.



On était très agité depuis quelques jours dans le troupeau du berger Guillot.

Des bruits de départ circulaient, et, de mouton à mouton, on se faisait ses petites remarques.

Les vieux moutons disaient qu’on allait se faire tondre, et, secouant leur toison bouclée, ils affirmaient en sentir le besoin ; mais ils ne pouvaient cependant cacher à la jeunesse que le troupeau ne revenait pas toujours au complet de la ville. On y laissait parfois quelque victime choisie parmi les plus beaux moutons. Où restait-on ?

— Est-ce chez le loup ? demandait, en frissonnant, Robin-Mouton, le plus jeune de la bande et le plus aimé de Guillot.

— Non, car les loups ne quittent pas la campagne, et nous allons en ville, chez les hommes.

— Les hommes sont donc plus méchants que les loups ? reprenait Robin-Mouton, qui en fait d’hommes ne connaissait que son berger.

— Quelquefois.

Mais le voyage l’enthousiasmait à l’avance ; les aventures ne déplaisaient pas à son esprit. Les jeunes aiment l’imprévu, et Robin-Mouton salua d’un joyeux bêlement le lever du soleil qui éclaira le départ.

Voyager ! partir ! voir du pays ! tout cela ne vaut-il pas la peine d’affronter certains dangers que de vieux moutons seuls peuvent prévoir ?



Et le troupeau se met en marche, et Robin-Mouton caracole ; mais pourquoi la fantaisie lui prend-elle de tourner la tête ? oui, pourquoi ?

Alors il voit la plaine qu’il quitte pour longtemps, peut-être pour toujours ; il se souvient d’une fourmilière dont il aimait les infatigables travailleuses ; il revoit une touffe de boutons d’or auprès de laquelle il se couchait chaque soir ; il croit sentir le parfum de violettes cachées à tous les yeux, excepté aux siens qui les avaient su découvrir, et en comparant ce qu’il laisse au beau voyage qu’il va entreprendre, la balance penche du côté du pays, et il se décide à y rester.

Adieu la ville, adieu les compagnons, le berger et le chien fidèle ; on est trop bien au pays.

Il s’échappa et resta tout seul ; cependant, quand il eut vu disparaître dans le lointain le point noir qu’il savait être le groupe compact des moutons, il se sentit bien isolé, et peut-être un instant regretta-t-il d’avoir tout sacrifié à la terre qui l’avait vu naître ; mais le sol natal eût été bien ingrat de ne pas récompenser un aussi filial attachement, et il réservait à Robin-Mouton de douces joies et même une agréable surprise.

Comme il regagnait la plaine qu’il aimait et où l’attendaient les boutons d’or, les violettes et les patientes fourmis, il vit venir à lui un petit garçon et une petite fille.

Ils s’arrêtèrent tous trois, le petit garçon et la petite fille aussi étonnés de se trouver en face de Robin-Mouton qu’il était lui-même étonné de se trouver en face de ce petit garçon et de cette petite fille.

— Un mouton ! s’écria la petite fille ; il faut l’emmener chez nous.

— Pas du tout, dit le petit garçon, ce mouton doit avoir un maître, et nous n’avons pas le droit de le prendre.

Si Robin-Mouton avait su parler, il leur aurait raconté son histoire, et leur aurait dit que, n’ayant plus de maître, il était disposé à se donner à celui qui ne le forcerait pas à quitter le pays.

Ne sachant pas parler, il leur fit entendre sa soumission à sa manière, c’est-à-dire en les suivant « comme un mouton ».

— Je verrai où ils habitent, se dit-il en trottinant près d’eux, et si leur maison ne m’éloigne pas de la plaine, je pourrai rester, vivre avec eux. Ils ont l’air bons et gentils.

Tout en trottant il arriva, à la suite des maîtres qu’il venait de se choisir, à une cabane recouverte de chaume. Ils entrèrent, le mouton précédant les enfants, et Robin-Mouton vit au coin de l’âtre une vieille bonne femme qui filait.

— Grand’mère, regardez, dit la petite fille en battant des mains, regardez le nouvel hôte que nous vous amenons.

La vieille femme se retourna : mais, à la vue de Robin-Mouton, elle prit un air si sévère que le pauvre animal fût rentré sous terre s’il y avait eu moyen de le faire.

— Où avez-vous pris ce mouton ? demanda-t-elle.

— Il nous a suivis, dit la petite fille ; et son frère confirma ses paroles, tandis que Robin, plus mort que vif, se demandait s’il n’aurait pas couru moins de danger à la ville que dans cette hutte, en face de cette vieille femme acariâtre.

Mais le visage de la vieille femme détendit ; ce qui l’avait rendue acariâtre, c’était la crainte d’une mauvaise action de la part de ses petits-enfants ; et quand elle eut compris comment les choses s’étaient passées, elle joignit ses mains ridées et murmura :

— Un si beau mouton !

Très flatté, Robin-Mouton vint se coucher à ses pieds. Il se donnait à la bonne femme, comme il s’était donné aux enfants.

La vieille le caressa.

— Gardons-le pour l’instant, dit-elle. Si quelqu’un vient le réclamer, nous le rendrons tout simplement ; mais si, comme vous le croyez, c’est un mouton perdu, il nous restera, et deviendra notre ami et notre gagne-pain.

Robin-Mouton n’était pas un mouton perdu, mais volontairement égaré, et cela revint au même pour la pauvre famille, qui en resta propriétaire.

Il devint leur gagne-pain, leur donnant sa laine, et il se sentait si heureux d’être utile, qu’il confia un jour aux boutons d’or, qui le redirent aux violettes et aux fourmis, qu’il n’avait pas lieu de regretter d’être resté au pays, où il avait trouvé de nouveaux amis.


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BLANCHE-NEIGE.



Toujours les histoires de ma grand’mère commençaient par : Il était une fois.

Je vais vous raconter celle qui m’amusait le plus et vous me direz si elle vous amuse aussi.

Je commence.

Il était une fois une jolie chèvre noire, qui avait de belles cornes bien contournées et de forme très élégante.

Bien qu’elle fût toute noire, cette chèvre s’appelait Blanche-Neige, à cause d’un petit point blanc qu’elle avait entre les deux yeux, et qui ressemblait tout à fait à un flocon de neige. Elle appartenait à une vieille bonne femme qui habitait tout au bord de la mer ; aussi passait-elle toutes ses journées en liberté sur les dunes. Puis, quand elle avait suffisamment brouté, elle allait faire un petit tour tout au bord de l’océan. Elle se plaçait bien en face des grosses vagues, qui ne lui faisaient pas peur du tout, du tout ; quand ces grosses vagues déferlaient sur la plage, elle regardait sans sourciller la mousse blanche qui semblait courir sur le sable ; mais si la mousse blanche mouillait le bout de ses pattes, alors elle se sauvait comme une petite folle, bondissait sur le sable sec, et puis revenait défier les vagues, car ce jeu lui plaisait beaucoup.

Un jour qu’elle s’amusait à regarder les vagues et à courir, courir, pour fuir la mousse blanche, deux petits garçons arrivèrent sur la plage, armés de grandes pelles et de seaux magnifiques.

Sur le seau du plus grand des enfants était peint un bateau à voiles ; sur le seau du plus petit il y avait un ballon captif. Sur les deux était écrit en lettres d’or le mot « Pornic ».

Ces deux petits garçons venaient habiter Pornic, la patrie de Blanche-Neige, et tout de suite ils avaient demandé à leur papa de les conduire sur la plage. Savez-vous ce qui attira d’abord leur attention en arrivant sur la plage ? Eh bien ! ce fut la jolie chèvre noire qui se roulait dans le sable.

— Allons jouer avec elle, dit Louis, l’aîné des petits garçons. Veux-tu, Georges ?

Georges ne demandant pas mieux que d’aller jouer avec elle, les deux enfants s’élancèrent vers Blanche-Neige ; mais elle les vit venir, et comme les chèvres sont encore plus agiles que les petits garçons, elle les distança tellement qu’ils durent perdre l’espoir de l’attraper.

Georges, d’un naturel sensible, se mit à pleurer, et, pour le consoler, Louis appela Blanche-Neige des noms les plus tendres.

Blanche-Neige était bonne. De la falaise sur laquelle elle s’était réfugiée, elle vit Georges qui s’essuyait les yeux avec son mouchoir, et elle entendit Louis qui la suppliait de venir jouer avec eux. Cela ne lui coûtait pas beaucoup d’acquiescer à leur désir ; elle revint près d’eux en quelques bonds si gracieux et en même temps si comiques, qu’ils amenèrent un sourire sur le visage tout à l’heure attristé du petit Georges, et elle consentit à manger dans leurs mains des biscuits qu’ils lui émiettèrent.

C’était un grand sacrifice qu’ils lui faisaient en lui donnant les biscuits de leur goûter, car ils étaient assez gourmands ; mais, en faveur d’une aussi jolie chèvre, ils pouvaient bien faire un petit sacrifice.

— Où avez-vous trouvé cette chèvre ? leur demanda leur papa qui les rejoignit. Savez-vous à qui elle appartient ?

— Elle est à moi, Monsieur, répondit la propriétaire de Blanche-Neige, qui arrivait fort à propos. Je l’ai depuis de longues années, et nous nous aimons beaucoup. N’est-ce pas, Blanche-Neige ?

Comme si elle avait compris, la chèvre se rapprocha de sa maîtresse et la caressa à sa manière, en se frottant contre elle et en passant sa langue sur ses mains ridées.

— Vous paraissez la bien aimer, en effet, reprit le père de Louis et de Georges, et vous allez peut-être rejeter ma proposition. Mon dernier petit garçon, qui va avoir un an, a été nourri par une chèvre ; or la pauvre bête vient de mourir, et le bébé en a un tel chagrin qu’il ne veut prendre aucune nourriture. Sa mère et moi cherchons en vain depuis trois jours une chèvre pour lui remplacer sa nourrice ; mais nous n’en trouvons pas, et je pensais, en voyant Blanche-Neige... — que je pourrais vous la donner…, acheva la vieille femme sans attendre la fin de l’explication. Monsieur, cela me fera beaucoup de peine, je ne vous le cache pas ; mais qu’importe, si, au prix de mon chagrin, nous pouvons consoler votre petit enfant.

Oh oui ! elle eut bien du chagrin en voyant sa chère Blanche-Neige s’éloigner entre Louis et Georges, qui la tenaient chacun par une corne. Oh oui ! elle eut bien du chagrin ; les petits garçons purent s’en apercevoir, car, en se retournant pour lui crier adieu, ils la virent envoyer du bout des doigts un baiser à sa chèvre.

Quand ils arrivèrent chez eux, leur petit frère Marcel était tristement assis sur les genoux de sa mère, et ne souriait même pas en écoutant l’histoire, pourtant bien amusante, qu’elle lui racontait. Ses beaux yeux bleus, tournés du côté de la porte, avaient un regard vague et morne, et cela faisait peine ; ses petites lèvres, faites pour sourire, étaient plissées, comme s’il allait pleurer ; il avait croisé les mains sur ses genoux dans une pose affaissée, si triste, que sa maman, en le regardant, avait bien plutôt envie de pleurer que de lui raconter une gaie histoire qui n’attirait même pas son attention.

Mais quand la porte s’entr’ouvrit et que Louis et Georges, poussant la chèvre devant eux, firent irruption dans la chambre, le petit Marcel tendit les bras en avant et poussa un cri de joie.

Comme si Blanche-Neige avait conscience de la mission qu’on lui confiait, elle vint présenter sa bonne grosse tête aux mains tendues du bébé, puis, sans broncher, elle se laissa traire, et Marcel but un grand bol de lait, tout en tenant enlacée la jolie chèvre noire.

Un quart d’heure plus tard, le bébé et la chèvre-nourrice jouaient ensemble sur le tapis, et quand le bébé, fatigué de son jeu, dit à Blanche-Neige : « Dodo ! » elle se coucha à côté de lui, et servit d’oreiller à la tête blonde dont les boucles frisées se mêlèrent à sa toison.

— Il est sauvé ! se dit la maman de Marcel. Et elle embrassa Blanche-Neige entre les deux yeux, juste sur le flocon de neige.

Cependant, tout en remplissant le mieux du monde ses fonctions de nourrice, la chèvre n’oublia pas sa vieille maîtresse, et un jour qu’elle jouait sur la plage avec Louis et Georges, elle leur échappa, et courut à la hutte de la mère Rosa.

La bonne femme était assise près de son feu ; elle pensait à sa chèvre peut-être, et justement un petit trottinement qu’elle connaissait bien se fit entendre sur la route, la porte entre-bâillée s’ouvrit, et Blanche-Neige entra. Elle posa sa tête intelligente sur les genoux de la vieille, la regarda de son air si doux, et partit bien vite rejoindre les petits garçons qui la cherchaient tout inquiets.

Elle n’était pas restée longtemps chez la mère Rosa, mais sa visite voulait dire : « Je ne vous oublie pas. »

Et la vieille femme en fut toute réjouie.

La mère Rosa mourut quelques mois après, et voyez comme Blanche-Neige n’avait pas de chance ; le papa de Marcel, qui était percepteur, fut nommé à Nantes. On ne pouvait pas emmener Blanche-Neige à Nantes. En ville, en général, on n’a pas de place pour loger les chèvres. D’ailleurs, le petit Marcel était maintenant un grand garçon de deux ans, le lait de sa chèvre ne lui était plus indispensable : on le priva en même temps de son lait et de sa nourrice.

Blanche-Neige fut horriblement malheureuse de la séparation.

On la mit en pension chez de braves fermiers, auxquels on recommanda d’en prendre grand soin ; mais, à la ferme, on avait vraiment bien autre chose à faire que d’être sans cesse occupé de Blanche-Neige. On lui donnait régulièrement ses repas ; Mariette, la fille du fermier, condescendait même à l’emmener avec elle aux champs ; mais, une fois aux champs, elle oubliait la chèvre, et travaillait en chantant à tue-tête et en souriant toute seule, d’un air heureux, à mille pensées qu’elle n’éprouvait nullement le besoin de confier à la chèvre.

Blanche-Neige, habituée à recevoir toutes les confidences de Rosa, et plus tard celles du petit Marcel, en conclut que les jeunes filles sont d’une tout autre nature que les vieilles femmes et les enfants, et se dit qu’elle ne pourrait jamais vivre ainsi sans amis ; aussi, un beau matin, s’échappa-t-elle de la ferme, et, huit jours plus tard, après bien des misères, beaucoup de fatigue, elle arriva à Nantes. Mais elle s’était bien trompée si elle avait cru trouver immédiatement son petit Marcel ! Un homme, qui l’aperçut, la trouva jolie et se l’appropria. II l’emmena chez lui, où elle se trouva en compagnie de plusieurs de ses semblables, et, un jeudi, il l’attela comme quatrième à une petite voiture d’osier qu’il conduisit au Jardin des Plantes.

Quand la voiture arriva au Jardin des Plantes, elle fut assaillie par tous les petits enfants, elle ne pouvait en contenir que quatre à l’intérieur et un sur le siège. Celui qui était sur le siège avait un grand fouet et servait de cocher. La voilà en route, promenant dans les jolies allées cinq bébés aux figures épanouies de bonheur, et Blanche-Neige, tête basse, très triste, se demandait si elle pourrait se faire à sa servitude, étant habituée à une si grande liberté.

Un cri bien connu lui fit lever la tête ; un enfant, qui débouchait par une petite allée, s’était arrêté. Blanche-Neige s’arrêta aussi brusquement : elle avait reconnu le petit Marcel.

— Blanche-Neige ! cria le bébé.

Mais ses frères, qui le suivaient, tentèrent de l’entraîner.

— Tu sais bien, Marcel, que Blanche-Neige est à Pornic ; il faut être raisonnable et te consoler. Tu la verras l’été prochain, papa te l’a promis.

— Blanche-Neige ! c’est Blanche-Neige ! criait toujours l’enfant en tâchant de se dégager des bras de ses frères.

Ses cris avaient attiré quelques personnes, et on entourait la voiture. aux chèvres, arrêtée au milieu de l’allée, soumise au caprice de la chèvre révoltée qui, malgré les coups de fouet et les cris du conducteur, refusait absolument d’avancer.

— Elle est malade ! disait-on.

— Elle est blessée !

— Elle a eu peur de quelque chose.

— Ou elle a reconnu quelqu’un, dit une voix d’enfant.

Louis fendit la foule, regarda la chèvre entre les yeux, et, voyant le flocon blanc et soyeux qui était la marque distinctive de Blanche-Neige, il s’écria :

— C’est elle ! Marcel a raison !

La suite n’est pas difficile à deviner. Le maître des chèvres rendit Blanche-Neige, et le père et la mère de Marcel, touchés de son attachement à leur petit garçon, car ils devinèrent pourquoi elle avait quitté Pornic, voulurent la garder près d’eux. À côté de leur maison, jl y avait une cour qu’on loua à l’intention de Blanche-Neige, et elle serait tout à fait heureuse, si sa bonne vieille Rosa ne lui laissait toujours un grand vide.

Cela prouve qu’elle n’oublie aucun de ceux qui l’ont aimée. Elle a la mémoire du cœur. C’est bien la meilleure de toutes les mémoires. Je la souhaite à tous les petits enfants.

L’histoire de ma grand’mère finissait là.


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NOS VIEILLES PARTIES.



Quand j’étais petit, je m’amusais, oh ! je m’amusais bien ! Comme j’avais beaucoup de cousins et de cousines, nous faisions des parties monstres, soit de crocket, soit de barres. Un de nos meilleurs souvenirs est le patinage. Quelle joie parmi nous quand il commençait à geler ! avec quel empressement nous préparions les traîneaux, et quelles courses nous faisions ! Le vainqueur en retirait la gloire ; le vaincu en était quitte pour une chute, qui le piquait au jeu, et ne le rendait que plus audacieux pour recommencer la lutte.

Mais au-dessus des parties de crocket, de barres et de ce fameux patinage qui nous passionnait, je mets sans contredit les parties de cartes que nous faisions le dimanche chez nos grands-parents.

Je revois un immense salon ; au milieu du salon, une table ronde, couverte de jetons et de cartes ; autour de cette table ronde, une dizaine de visages d’enfants, et, en guise de dôme, au-dessus de la table et des visages roses, la plus jolie, la plus fouillée des rosaces. Elle simulait un nid, d’où les petits oiseaux s’échappaient… pas bien loin. Le ciseau du sculpteur n’avait pu leur donner des ailes, à ces petits que nos cris de joie n’effarouchaient pas.

Dans ce salon m’apparaît belle figure de mes grands-parents.

Grand-père avait été jeune. Eh ! je le sais bien maintenant qu’on ne naît pas grand-père ; mais à cette époque je croyais que le mien avait toujours eu les cheveux blancs. Grand’mère était jolie… à la façon des grand’mères.

Et tous les deux étaient si bons !



Le dimanche soir, ils réunissaient à dîner tous leurs enfants et

petits-enfants. Nous étions vingt à table. Les petits étaient bien sages, à cause de grand-père et de grand’mère ; mais nous nous rattrapions en entrant dans le salon, et nous nous attablions avec fracas à la table préparée à notre intention, et où prenaient place maman et mes tantes, tandis que grand-père en faisait le tour pour nous surveiller.

— À quoi jouons-nous ? était la première question que nous posait maman en battant les cartes.

Invariablement nous répondions :

Au diable.

— Non, disait maman, ce jeu amène trop de disputes.

Mais nous répétions :

Au diable ! au diable ! en interrogeant grand-père du regard ; et comme nous ne manquions jamais de lire dans ses yeux un arrêté tout en notre faveur, nous criions de plus belle :

Au diable ! au diable ! et avec grand-père comme auxiliaire, nous remportions la victoire.

Ce jeu, qui effrayait tant maman, consistait eu une partie d’as qui court, pour laquelle on nous donnait à chacun deux jetons ; mais quand on avait perdu ses jetons, on était diable, c’est-à-dire hors du jeu, et il était interdit à tout joueur de vous adresser la parole, sous peine de vous passer un jeton. Le rôle des diables était donc de tenter, par tous les moyens possibles, d’entrer en conversation avec les joueurs ; car s’ils arrivaient à les faire parler et à gagner un jeton, ils cessaient naturellement d’être diables, et pour en arriver à leurs fins, ils employaient tous les moyens possibles : pinçaient leurs voisins, dans le but de leur arracher un cri de douleur, qu’ils prenaient pour une réponse… ; promenaient la lampe d’un bout à l’autre de la table, ou tournaient le bouton de la mèche pour produire des éclipses et s’attirer une réprimande, à laquelle ils répondaient par :

— Maman, vous m’avez parlé ; passez-moi votre jeton, s’il vous plaît.

Afin d’obvier à ces inconvénients, une de mes tantes avait imaginé de nous faire parvenir, par l’entremise passive de la rosace, les observations qu’on avait à nous faire. Désormais donc, au lieu de s’adresser directement aux diables, on levait la tête au plafond et, faisant précéder chaque phrase d’un : « Je parle à la rosace, » on engageait Alfred « à ne pas mettre ses coudes sur la table » ; on avertissait Jules que s’il lui arrivait encore de casser en deux ses jetons d’ivoire, il serait mis à la porte" ; et Agnès était invitée à ne pas donner des coups de pied à ses voisins.

Pour une raison toute particulière, ma mémoire me retrace plus fidèlement une de ces parties, qui, du reste, se ressemblaient toutes sous le rapport de l’effervescence dans laquelle elles nous mettaient.

J’avais été troisième sur vingt-cinq dans une composition de version, et grand-père m’avait promis de m’accorder tout ce que je lui demanderais. Rien ne me paraissant plus enviable que la partie de diables, j’obtins de faire lever l’interdit que maman avait mis sur ce jeu depuis le dimanche précédent, mémorable en disputes, et nous prîmes gaiement place devant nos jetons, promettant du fin fond du cœur d’être aussi sages que des images.

Cette promesse ne nous coûta guère tant que chacun de nous eut ses deux jetons ; mais, le premier, je les perdis, j’étais donc diable. Règle générale, c’était une nouvelle qu’on devait annoncer en termes intelligibles, afin de prévenir les joueurs qu’ils eussent à se tenir sur leurs gardes ; mais à toute règle il y a des exceptions, j’en fis une en ma faveur, et me contentai de murmurer : « Je suis diable, » de façon à n’être compris de personne ; puis, me penchant vers ma petite cousine Claire :

— Si tu veux, lui dis-je, nous nous marierons ensemble quand nous serons grands.

Je ne pouvais la rendre plus heureuse qu’en lui faisant une demande en mariage. Elle me regarda d’un air ravi.

— Oh ! oui ! et j’aurai une robe de soie.

Soie ou laine, je me souciais fort peu de sa toilette ; mais elle m’avait parlé, son jeton me revenait, je n’étais plus diable.

Je ne sais pas si, en endossant la robe de soie, Claire eût revêtu un esprit de conciliation ; mais, comme joueuse, elle n’était pas commode, et nous nous prîmes aux cheveux :

— Tu n’avais pas dit que tu étais diable.

— Je l’ai dit, et ce n’est pas de ma faute si tu es sourde.

— Rends-moi mon jeton.

— Tu ne nieras pas m’avoir parlé maintenant.

La voix de maman s’éleva au milieu du conflit.

Je parle à la rosace, René, n’ayant pas prévenu qu’il était diable, n’a aucun droit sur la ton de Claire.

Nous n’avions qui rentrer dans l’ordre, l’arrêt était rendu par l’entremise de la rosace dorée, vers laquelle instinctivement nous avions tous levé la tête, comme pour la prendre à témoin de notre différend.

Elle nous était devenue indispensable, vraiment.

Elle remplit ce soir-là un rôle important. J’étais le plus effréné des diables. Plus la partie avançait et plus elle était bruyante : les heureux mortels qui avaient encore un jeton se pressaient les uns contre les autres, n’osaient plus desserrer les dents, et se regardaient plus morts que vifs, se comptant des yeux avant de distribuer les cartes.

De fait, pendant ces derniers tours, il y avait d’une part tant de transes, et de l’autre tant d’excitation, que lorsqu’une voix criait : « J’ai gagné, » un soupir de soulagement sortait des poitrines haletantes.

Mais ces péripéties avaient un tel attrait, que, la première partie finie, nous en réclamions une seconde.

Maman procédait à une nouvelle distribution de cartes, quand on vint chercher grand-père en lui annonçant qu’un monsieur le demandait.

Nous n’entendîmes pas le nom de ce monsieur ; mais c’était sans doute un épouvantail. Nos parents parurent consternés, les cartes furent délaissées, et une heure plus tard nous quittions grand’mère, qui était pâle et se plaignait du froid.

C’est le nom de ce visiteur inopportun qui l’avait glacée.

Nous ne comprenions rien à ce qui s’était passé ; mais nous fûmes bien davantage surpris en voyant les transformations qui, de ce jour, s’opérèrent chez nos grands-parents.

L’hôtel fut mis en vente, les domestiques renvoyés, à l’exception du valet de chambre et de Colette, la vieille gouvernante. Un coup de pinceau effaça les armoiries des voitures, qui devinrent la propriété d’un petit commerçant enrichi… Le dirai-je ? notre plus grande préoccupation était de savoir si on reprendrait les parties qu’on avait interrompues.

Après le dîner du dimanche, on nous renvoyait bien vite, et la porte n’était pas fermée que nous entendions prononcer les mots d’argent… de notaire… Lequel d’entre nous osa, un soir, demander si jamais plus on ne jouerait au diable ?

Ce dut être Claire, la petite gâtée de notre aïeule. Elle avait choisi, pour faire cette demande, le jour où nous pendions la crémaillère dans le modeste troisième étage que mes grands-parents avaient loué en quittant le vieil hôtel.

— Pauvres petits ! dit grand’mère en souriant, ce serait trop cruel de vous priver de votre partie que nous étions seuls à avoir oubliée.

Et dans le nouveau salon, qu’emplissait le quart de l’ameublement de l’ancien, nous commençâmes la partie, qui devint, en peu d’instants, animée et Joyeuse.

J’avais, par une chance insensée, aussi inouïe que rare pour moi, conservé mes deux jetons presque jusqu’à la fin. Je les couvais des yeux, et je lançais des regards fulminants aux diables qui me tentaient ; mais je m’aperçus tout à coup que, malgré ma vigilance, on m’avait pris une fiche. Accusant un de mes adversaires, j’eus recours, pour me faire rendre justice, à l’intervention habituelle, et je criai :

— Je parle à la rosace !

Comme de coutume en pareil cas, nous levâmes tous la tête ; mais nos yeux ne rencontrèrent plus la rosace dorée et fouillée ; nos amis les oiseaux n’étaient pas là.

Nous nous regardâmes embarrassés. Qu’avais-je dit ? Oh ! comme j’aurais voulu retenir cette phrase, qui rappelait à grand-père un changement de situation, dont la cause restait pour nous inexplicable !

Il y eut dans le salon un silence. Grand-père le rompit :

— Il vaut mieux tout leur raconter, dit-il.

Il s’accouda à la cheminée, et, nous tenant sous son regard, il nous dit comment il venait de donner toute sa fortune pour sauver du déshonneur un de ses frères, l’oncle Rodolphe, qui avait fait de tristes spéculations.

Rien n’avait forcé grand-père à sacrifier le luxe et même le bien-être de sa vie… rien… que l’honneur du nom. Et après nous avoir laissé entrevoir que l’avenir serait changé pour nous, comme le présent l’était pour lui, il nous demanda, — et sa voix était moins ferme, son regard humide, — il nous demanda s’il avait eu raison.

Alors tous, sans exception, comprenant instinctivement qu’il voulait nous donner une part dans son sacrifice, nous répondîmes :

— Oui, grand-père.

Si nous avions bien pu comprendre, ce jour-là, les changements qu’amènerait dans notre existence ce revers de fortune, si nous avions prévu les difficultés que nous devions rencontrer, et qu’eût aplanies l’héritage abandonné à l’oncle Rodolphe, la main sur la conscience nous aurions quand même répondu :

— Oui, grand-père.


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UNE

BANDE DE MOINEAUX.



C’était, il est vrai, assez tentant.

Les grappes vermeilles pendaient le long du mur du côté de la route, et elles étaient si belles, si dorées, si appétissantes, que Georges Daufin les mangeait des yeux chaque fois qu’il passait devant la villa Arnot, et il y passait forcément deux fois par jour : le matin en se rendant en classe, et le soir en rentrant chez lui.

Quand un gamin de dix ans mange des yeux, deux fois par jour, du raisin qu’avec très peu de peine il pourrait goûter d’une façon plus substantielle, il y a bien des chances pour qu’il ne résiste pas indéfiniment à la tentation.

Un jour, du bout de son bâton crochu, Georges attrapa une grappe ; il la mangea, et, la trouvant bonne, le lendemain il recommença, et le surlendemain aussi.

Mais comme il ne pouvait atteindre les plus nautes grappes, et qu’il avait le cœur aussi large que la conscience, il glissa à l’oreille de quelques camarades qu’il y aurait une bonne vendange à faire à la villa Arnot. En se faisant la courte échelle ils pourraient cueillir les raisins les plus beaux, ils dévaliseraient la treille extérieurement et se partageraient le butin.

Nulle crainte d’être surpris.

Depuis l’ouverture de la chasse, le vieux Monsieur Arnot, le propriétaire de la villa, était dehors toute la journée, et l’on choisirait



le lundi matin, jour où, de très bonne heure, sa gouvernante partait

pour le marché.

Les plans de ce genre ne sont jamais longs à ourdir, et on apporte rarement du retard à leur exécution.

C’est un dimanche que Georges Daufin se fit, sans s’en donner le titre, le chef d’une bande de maraudeurs, et, dès le lendemain au petit jour, à la tête de six camarades qu’il avait armés de longues gaules, il se dirigea vers la villa Arnot.

— Je ne sais pas ce qui se passe, avait dit quelques jours auparavant à sa gouvernante Monsieur Arnot, auquel les plaisirs de la chasse laissaient probablement plus de temps qu’on ne le supposait pour surveiller sa vigne, je ne sais pas ce qui se passe, mais, du côté de la route, la vigne est toute flétrie, il manque du raisin : les moineaux s’en donnent évidemment à cœur joie.

— Les moineaux ! avait répondu la gouvernante. Vraiment, Monsieur, ce n’est pas la peine d’avoir vécu soixante années bien comptées pour n’avoir pas acquis plus d’expérience ! Mais quand une volée de moineaux se seraient abattus sur votre vigne, vous ne vous seriez pas aperçu du dégât. Laissez-moi faire, je les dénicherai, vos moineaux, et vous me croirez peut-être si je les prends sur le fait.

Monsieur Arnot, qui était très bon, avait beaucoup regretté d’avoir communiqué à sa gouvernante la réflexion qui lui était venue en regardant sa vigne ; mais comme il savait inutile de prêcher la circonspection à Madame Agnès, il se contenta de ne plus parler de cela, espérant que ce serait le meilleur moyen de laisser la chose tomber dans l’eau.

Madame Agnès n’était pas de son avis, et pendant plusieurs jours elle se tint en embuscade derrière le mur, espérant surprendre les maraudeurs. Dans ce but, le lundi matin elle manqua même le marché ; mais, hélas ! quand elle arriva en taupinois, le dégât était déjà fait ; en se penchant, elle les vit tous là : Georges Daufin et les six autres. Ils avaient saccagé la vigne, dont les feuilles jonchaient la route, et tandis que le petit Jornard, mis en vedette, surveillait les abords de la villa, que Maurice Poulon enfouissait dans sa chemise les plus belles grappes, et que deux autres s’enfuyaient, riant de leur capture, Georges portait le plus jeune de la bande, chargé d’abattre la dernière grappe destinée à combler la mesure du chapeau de paille tendu par Jean Frileur.

— Tas de moineaux, va !

Ce fut la plus terrible des imprécations qui vint aux lèvres blêmies de Madame Agnès ; mais cette imprécation, tombée non du ciel mais du haut du mur, prouva aux enfants qu’ils étaient découverts ; ils s’envolèrent, et il est probable qu’ils mangèrent leurs raisins avec moins d’enthousiasme qu’ils ne les avaient cueillis.

— Oui, Monsieur, disait à son maître Madame Agnès, qui ne se sentait plus de rage, oui, tout est ravagé ; ils étaient sept, je les ai comptés et reconnus. Il y avait Georges Daufin, Jornard, Poulon, Frileur, le petit à la mère…

— Qui çà, les moineaux ? demanda Monsieur Arnot, qui s’apprêtait à partir pour la chasse et chargeait paisiblement son fusil.

— Des moineaux ! c’est bien le moment de rire ; des gamins ! ceux qui vont à l’école, les éduqués, quoi !

Monsieur Arnot visa des oiseaux qui sortaient d’un treillis et montaient vers le ciel.

— Qu’allez-vous faire ? lui dit Madame Agnès de son ton grondeur. N’est-ce pas assez de tirer sur les oiseaux qui se mangent ? en voulez-vous aussi à ces pauvres petits ?

Il abaissa son fusil en souriant :

— Ah ! vous m’interdisez de punir les voleurs que j’accuse, eh bien ! ne poursuivez pas ceux que vous avez surpris.

— Mais c’est leur donner raison ! c’est encourager le vol ! s’écria Madame Agnès hors elle.

— Dois-je tirer ? demanda Monsieur Arnot en visant de nouveau les oiseaux qui s’enfuyaient à tire d’aile, comme s’ils eussent eu conscience du danger qu’ils couraient.

Une deuxième fois, Madame Agnès les protégea.

— Cela ne vous avancera pas de les voir à terre tout pantelants.

— C’est vrai, usons de clémence, Madame Agnès, avec les moineaux…, et avec les enfants.

Il siffla son chien et s’éloigna, laissant sa gouvernante très peu convaincue de la portée de cette douce morale.

— Une bonne punition ferait bien mieux leur affaire, se dit-elle en ajustant son bonnet et en prenant son parapluie ; et dans les sept maisons où ils apparurent, le bonnet et le parapluie de Madame Agnès jetèrent un grand trouble.

Les mères pleuraient et suppliaient la gouvernante d’obtenir de Monsieur Arnot qu’il ne poursuivît pas la chose.

Les pères trouvaient au contraire préférable de laisser punir, comme il le méritait, un vol aussi audacieux.

Madame Agnès se rendait de l’avis des pères, mais promettait aux mères son intercession, et partait pour continuer la mission charitable dont son maître était loin de l’avoir chargée.

Aussi Monsieur Arnot fut-il très étonné le soir, à l’heure où il se reposait de sa journée de chasse en fumant sa pipe sur sa terrasse, de voir arriver à la file indienne sept gamins honteux et confus, qui venaient se livrer à la justice.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda-t-il en ajustant ses lunettes. Et pensant à la scène du matin, il se dit qu’il devait y avoir la-dessous quelque tour de Madame Agnès.

« Que va-t-il nous faire ? » pensait en son for intérieur chacun des grands coupables.

Quand ils ne furent plus qu’à une petite distance du maître de la villa, comme mus par un même ressort, ils levèrent tous la tête.

Il était là maintenant tout près d’eux, ce terrible juge ! Accepterait-il leurs excuses ? aurait-il un peu de bienveillance ? les yeux, dont l’expression se dissimulait derrière les verres de lunettes, parlaient-ils de pardon ou d’inexorable justice ?

Et cependant, depuis qu’ils étaient en face du danger, ils marchaient plus crânement, la même lueur de confiance brillait dans leurs yeux bleus ou noirs, ils avaient comme le pressentiment que, devant le tribunal de l’expérience et des cheveux blancs, l’étourderie des petits enfants a presque toujours gain de cause.

Ils eurent raison.

En se rapprochant, ils purent voir un sourire se perdre dans la barbe grise. Au premier mot d’excuse, une bonne parole les absout.

— Seulement, leur dit Monsieur Arnot, à votre place, je ne recommencerais pas.

Eh bien ! moi, je suis sûr qu’ils ne recommenceront jamais ; car Monsieur Parville, le maître d’école de qui je tiens cette histoire, m’a raconté un petit incident de la classe de mardi matin.

Il avait l’habitude, toutes les semaines, de commenter à ses élèves une Fable de La Fontaine.

Le hasard le fit tomber ce jour-là sur : Le vieux Chat et la jeune Souris.

Très attentifs, les élèves écoutaient, et quand d’un ton pénétrant il en vint à ces mots : La Jeunesse se flatte et croit tout obtenir, une voix vibrante s’écria :

— Ça, c’est vrai !

— Je ne vous demande pas votre avis, dit Monsieur Parville, en regardant sévèrement l’audacieux qui osait se permettre de l’interrompre.

Georges Dauphin baissa la tête, et le maître continua : La vieillesse est impitoyable.

— Ça c’est faux ! s’écrient cette fois les sept petites voix des maraudeurs.

Je n’ai pas pu les gronder, ajouta Monsieur Parville en achevant son récit ; car j’ai vu qu’ils pensaient à Monsieur Arnot, et j’ai compris que sa douceur les avait touchés plus que ne l’auraient fait toutes les punitions du monde ; mais j’ai été un peu contrarié de les voir prendre La Fontaine en défaut. C’était de ma faute pourtant ; si j’avais eu pour deux liards de bon sens, je leur aurais lu la Fable dans laquelle le vieux moraliste nous apprend que

Plus fait douceur que violence.


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PAR BON VENT.



Cela n’avait pas été bien long de faire un bateau : une table retournée ; pour mât, un balai ; pour voiles, des serviettes ; pour avirons, des raquettes.

Cela n’avait pas été long, et ce jeu aurait été charmant s’il avait été improvisé pendant la récréation ; mais… mais…

On raconte ce joli trait de l’enfance de saint Louis de Gonzague.

Il jouait avec des amis quand une pensée grave vint se présenter à ces esprits d’enfants :

— Si nous mourions ce soir, que ferions-nous pour nous y préparer ?

Et l’un s’écria :

— Je me jetterais immédiatement à genoux pour demander pardon à Dieu.

— Moi, dit l’autre, je courrais donner aux pauvres tout mon argent, afin d’apaiser par mes aumônes la justice de Dieu envers moi.

Seul Louis ne parlait pas, et comme on l’interrogeait :

— Mais, répondit-il, je continuerais à jouer, puisque c’est la récréation.

Mot charmant qui peint bien la pureté et la simplicité du jeune saint !

Il continuerait à jouer, puisque c’était l’heure de la récréation, comme plus tard il continuerait à travailler ou à prier, selon l’heure, n’intervertissant jamais ses devoirs et ses plaisirs, et certain que Dieu le trouverait là où il le voudrait voir.

Si le patron du bateau-table eût posé à son équipage la question qui s’agita chez les amis de Louis de Gonzague, je sais bien ce qu’il



aurait répondu, à commencer par le patron lui-même, qui, malgré sa figure rayonnante, ne pensait pas sans remords à sa version latine, qui était restée inachevée.

William aurait, en toute franchise, avoué qu’au lieu de concourir puissamment à l’équilibre du mât, il eût été dénicher une vieille arithmétique, toute déchirée à la page de la Numération.

Cécile se serait rappelé sa tâche de couture, Robert et Louise leur alphabet ; et ils auraient tous concouru à remettre de l’ordre dans la chambre, par la raison que tout était en désordre dans les choses comme dans les consciences.

En effet, quand, une demi-heure plus tôt, Mme de Lysle avait été appelée hors de la salle d’études, elle avait laissé ses cinq enfants sages et appliqués autour de la table de travail.

Elle leur avait bien recommandé de ne pas bouger jusqu’à son retour. Et à son retour, que trouvera-t-elle ?

Cinq diables, oublieux du devoir, et voguant au gré de leur caprice dans la barque du plaisir.

Par la fenêtre ouverte, la bise, qui entre, fait gonfler les voiles, et William s’écrie :

— Nous avons le vent en poupe !

Mes enfants, leur dit leur mère qui entrait, si vous voulez dans la vie avoir le vent en poupe et marcher sûrement vers le port, il faut prendre un autre chemin que celui que vous venez de choisir. Le bon vent ne souffle que sur la route du travail et du devoir. Voulez-vous y rentrer ?

Y rentrer était dur, on s’amusait tant ! Mais il n’y a que le premier pas qui coûte, comme le fit très sagement remarquer William quand ils furent tous assis autour de la table, qui avait repris sa position normale.

— Et nous nous amuserons plus tard, murmura le patron, dont la version avançait, avançait.

— Car tout à l’heure on pourra jouer, maman l’a dit, et la récréation perdra-t-elle de son charme pour être prise à son heure ?


C’EST TOUT JUSTE SI LE BOUT DE MES DOIGTS ATTEIGNAIT LA POIGNÉE.


LA CHAMBRE VERTE.



Mon premier souvenir remonte à ma première désobéisssance. J’étais bien petit ; mais, de même que la valeur, l’indépendance de caractère n’attend pas le nombre des années, et justement parce qu’on m’avait interdit l’entrée de la chambre verte, une chambre qui se trouvait au deuxième étage de la maison, je n’avais en tête qu’une idée : y pénétrer coûte que coûte.

Je la connaissais cette chambre ; car, longtemps inoccupée, elle servait de dégagement, et J’y avais assez souvent suivi ma mère ou ma bonne pour être assuré qu’elle n’avait rien de remarquable. Je m’y ennuyais même passablement pendant que ma mère rangeait son linge ou visitait ses armoires, et mon vif désir d’y retourner venait de ce qu’un jour on y avait furtivement déposé quelque chose que je n’avais pas vu ; c’est après l’arrivée de ce quelque chose, que ma mère m’avait dit en m’embrassant gaiement :

— Maintenant il ne faut plus entrer dans la chambre verte jusqu’à ce que… c’est un secret ! mon chéri, un grand secret !

Sans cette défense, sans doute je n’eusse pas songé, dès le lendemain du jour où elle m’avait été faite, à monter en tapinois au second étage, où je fus suivi par mes deux chiens favoris auxquels j’avais confié mon dessein ; mais j’allais me heurter à un obstacle que je n’avais pas prévu : cet obstacle c’était ma taille. En me haussant sur la pointe des pieds et en tendant le bras aussi haut que possible, c’est tout juste si le bout de mes doigts atteignait la poignée de la porte.

Mes efforts n’aboutissaient qu’à me rendre rouge comme un homard, rougeur que la colère contribuait d’ailleurs à augmenter, car j’étais furieux : furieux de ma petite taille, furieux que la poignée fût si haute, furieux qu’on m’avait défendu l’entrée de cette chambre, et impuissant à me servir pour y entrer du seul moyen pratique : je me mis à battre la porte de mes poings fermés, comme s’ils eussent été des marteaux capables de la briser.

Mais je me faisais mal, et c’était tout : la porte ne cédait pas, et la poignée là-haut me narguait et semblait me dire :

— Tu es trop petit !

Trop petit ! oui, c’était vrai ; mais que manquait-il à ma taille ? pas même la hauteur d’un coussin. Je recourus donc à ce moyen, et, triomphant, j’ouvris la porte. Alors, au faîte de mes désirs, je mis le pied sur le terrain défendu, et je vis au milieu de la chambre un berceau tout blanc, qui paraissait ne plus attendre que son hôte.

Un berceau ! voilà une découverte qui valait bien la peine que je m’étais donnée ! Mais pour qui ce berceau, puisqu’il était trop petit pour moi, et qu’il n’y avait pas d’autre enfant dans la maison ?

La réponse me vint toute seule : le bon Dieu allait sans doute m’envoyer une petite sœur. C’était là le secret dont m’avait parlé ma mère.

Je me perchai sur une chaise pour m’assurer que le poupon n’était pas encore arrivé, et je quittai la chambre bien résolu à y revenir chaque jour, et à ne parler de mon expédition qu’à mon amie Madeleine.

Madeleine était la fille d’une amie de ma mère ; elle venait souvent me voir, et bien qu’elle fût plus âgée que moi, — elle avait sept ans, et je n’en comptais que quatre — nous faisions très bon ménage. Je l’aimais parce qu’elle faisait tout ce que je voulais. Quel attrait


JE MIS LA LETTRE À LA POSTE.

trouvait-elle dans ma société, tant soit peu tyrannique ? je le lui ai

demandé depuis, et elle en a trouvé la raison dans le goût inné qui porte les fillettes à jouer à la poupée avec tous les bébés. Or, quelque désobéissant, quelque volontaire que je fusse, je n’en étais pas moins pour Madeleine un bébé plus intéressant que ses poupées.

Quand elle vint, ce jour-là, en sortant de classe, me faire sa visite quotidienne, mon premier mot fut :

— Tu ne sais pas, Madeleine, je vais avoir une petite sœur !

En effet, elle ignorait comme moi ce grand événement, mais ce que je lui dis de la présence du berceau dans la chambre verte ne lui laissa aucun doute à ce sujet, et elle fut si contente, toujours sans doute en raison de son amour pour les poupées vivantes, elle fut si contente, qu’elle oublia de me gronder pour ma désobéissance ; seulement elle me dit :

— Pourvu que ce soit une petite fille ! les filles sont bien plus gentilles que les garçons.

L’idée que le poupon que j’attendais pourrait être un garçon ne m’était pas venue, mais la réflexion de Madeleine me donna à réfléchir, et comme, depuis longtemps, je désirais ardemment une petite sœur, j’imaginais d’écrire au bon Dieu, pour lui demander, puisqu’il en était encore temps, de m’en envoyer une.

— Fais la lettre, dis-je à Madeleine.

Docile par nature, habituée, je l’ai dit, à satisfaire tous mes caprices, désireuse aussi que le bon Dieu me donnât une sœur de préférence à un frère, elle écrivit une lettre bien gentille, une vraie prière, que je mis à la poste dans l’espoir que le facteur la ferait parvenir à destination.

Alors, très tranquilles, nous attendîmes, Madeleine et moi, la réponse qui arriverait sous la forme d’une petite fille.

Tous les jours, muni du coussin qui, pour ouvrir la porte, me servait de piédestal, je montais à la chambre verte ; mais bien des fois j’en revins désappointé ; la réponse du bon Dieu ne venait pas ; un jour même je crus tout perdu, et je faillis pousser un cri de désespoir en m’apercevant que le berceau n’était plus dans la chambre.

Comme je redescendais tout triste l’escalier, j’entendis mon père m’appeler.

— Max, mon petit Max, viens vite embrasser le petit frère que le bon Dieu t’envoie.

Et me prenant dans ses bras, il me porta dans la chambre de ma mère, où était maintenant le berceau.

Mais moi, devant le bébé qui reposait sous les rideaux blancs, je n’eus qu’une parole :

— Le bon Dieu n’a donc pas reçu ma lettre ? C’était une petite sœur que je lui avais demandée.

Je me trahissais : car cet aveu exigeait des éclaircissements que je donnai d’ailleurs avec ingénuité.

En raison sans doute de ma franchise, on ne me gronda pas ; mais je restai si persuadé que c’était pour me punir de ma désobéissance que le bon Dieu n’avait pas répondu à mon désir d’avoir une petite sœur, que pendant longtemps je m’approchai peu du berceau qui contenait la preuve vivante du mécontentement du ciel. Peu à peu cependant je compris que je ne devais pas tenir à mon petit frère une rigueur par trop grande ; en somme, il n’était pas responsable de ce qui s’était passé entre le bon Dieu et moi. Madeleine d’ailleurs, très vite consolée parce qu’elle n’avait pas mes remords, me reprochait mon indifférence et m’assurait que, pour un garçon, Raymond était vraiment très gentil.

Je condescendis alors à le regarder, et, les années aidant, nous devînmes fort bons amis ; mais de ma première désobéissance et de la déception qui l’a suivie est sortie pour moi la salutaire leçon que les petits enfants s’éviteraient souvent des chagrins, et toujours des remords s’ils obéissaient à leur mère.


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LE PETIT DÉ.



On vendait de la bière au détail à la grande brasserie des Van Duren et Cie, à Bruges, et chaque matin la mère Gudule venait en acheter pour cinquante centimes.

C’était une grosse dépense que faisait là la mère Gudule, car elle n’était pas riche ; mais elle se passait cette fantaisie depuis bientôt trente-cinq ans, et une fantaisie qui date de trente-cinq ans peut bien s’appeler une habitude, et même une habitude invétérée.

Dans son quartier la mère Gudule passait donc, et avec assez de sens, pour… boire un peu.

Comme de plus elle fréquentait peu ses voisins, on ne l’aimait guère.

Ce matin-là, comme tous les matins, elle se présente à la brasserie avec sa chopine ; mais comme elle cherchait au fond de sa poche les cinquante centimes qu’elle y avait mis, elle entendit un petit cliquetis de monnaie, et s’aperçut que ses sous tombaient un à un du fond de sa poche par terre.

Elle vida la dite poche, qui contenait son mouchoir et ses clefs, et, la retournant, elle constata qu’elle était percée.

Elle poussa un petit cri étouffé ! Elle avait son mouchoir, ses clefs, tous ses sous : que lui manquait-il donc ? Pourquoi inspecta-t-elle d’un œil hagard le plancher ? Pourquoi sortit-elle lentement de la brasserie, y oubliant sa canne, sa chopine, son mouchoir, ses clefs et ses sous, pour faire lentement, les yeux rivés à terre, le chemin qu’elle avait fait pour venir ?

Oh ! elle ne se trompa pas de rues, ne se méprit pas de trottoirs, et, plus courbée à mesure qu’elle avançait, elle allait, allait toujours. Quand elle fut à la porte de sa demeure, elle s’arrêta et dit à mi-voix :



— Ici je l’avais, j’en suis sûre ; je l’avais tâté avant de partir, selon mon habitude.

Et elle repartit, plus lentement, cherchant plus minutieusement encore, si minutieusement que ses pauvres vieux yeux en étaient tout fatigués.

Voilà la brasserie. Elle a fait deux fois la route, c’est bien fini, ce qu’elle cherche est bien perdu. Elle reprend sa canne, son mouchoir et ses clefs, et elle part oubliant sa chopine et ses sous.

Il n’était que midi. Jusqu’au soir elle refit sans se lasser la même route, et quand elle arrivait à sa porte, elle se disait tout haut :

— Ici je l’avais, j’en suis sûre, je l’avais tâté avant de partir, selon mon habitude.

Comme elle répétait cette phrase pour la centième fois de la journée peut-être, et qu’elle s’appuyait, découragée, à sa porte, la voix claire d’une petite fille demanda à côté d’elle :

— Qu’avez-vous perdu, mère Gudule ?

La vieille femme se retourna, et vit une de ses petites voisines qui revenait de la campagne, portant un gros bouquet de fleurs des champs.

À la vue de cette enfant, vivante image de la santé et de la force, la mère Gudule eut un sourire presque farouche, et elle répondit avec brusquerie :

— Ce que j’ai perdu est bien perdu ; passez votre chemin et laissez-moi.

La petite fille, un peu déçue, entra dans la maison ; mais, le pied sur la première marche de l’escalier, elle réfléchit une demi-seconde.

La mère Gudule était bien méchante de la repousser ainsi, et de repousser de même tous les enfants, mais elle avait du chagrin, et la petite voulut tenter de la consoler.

Elle revint donc sur ses pas, et d’une voix un peu hésitante, toute craintive de voir son offre repoussée.

— Mère Gudule, commença-t-elle, j’ai de bons yeux ; voulez-vous que je vous aide à chercher ce que vous avez perdu ?

La vieille femme, qui se sentait brisée et dont les yeux ternis de larmes n’y voyaient plus, pensa qu’elle ne devait pas repousser la planche de salut qui s’offrait à la dernière heure, et saisissant l’enfant par la main :

— Viens, lui dit-elle en l’entraînant ; regarde bien à tes pieds, à droite et à gauche, et vois si tu n’aperçois pas un dé en or.

— Un grand ? demanda l’enfant.

— Assez petit pour coiffer ton petit doigt.

— Alors, mère Gudule, ce dé-là n’est pas à vous.

Pas de réponse.

— Il n’est certainement pas à vous, reprit l’enfant en secouant la tête, comme pour se renforcer dans son petit jugement ; car vos doigts sont plus gros que les miens.

Et elle reprit après un silence, en levant la tête vers la mère Gudule :

— À qui est-il ?

— Si tu causes tout le temps, lui dit la vieille femme, tu ne pourras certainement pas le trouver. Voyons, baisse la tête et cherche, car je n’y vois plus. Pour te récompenser, je vais te raconter l’histoire de ce petit dé.

Et tandis que la petite trottinait une main dans sa main, l’autre serrée autour de son gros bouquet des champs, elle lui raconta qu’elle n’avait pas toujours été vieille, et qu’autrefois elle fréquentait moins la brasserie. À cette époque elle avait son mari et une jolie petite fille. Son mari gagnait beaucoup, et quand il fut mort, la mère Gudule s’était mise au travail à son tour afin de satisfaire tous les désirs de la jolie petite fille, qui ne manquait de rien. Elle ne manquait de rien, en effet, car sa maman lui achetait tout ce qu’elle désirait. Hélas ! elle n’avait pu lui acheter la santé, et, malgré les remèdes pris chez le pharmacien, malgré le vieux médecin que l’on payait très cher, la petite fille était morte.

Une heure avant de mourir, elle avait demandé un petit dé d’or, en or vrai, avait-elle insisté.

La mère Gudule était sortie en courant pour aller chez le bijoutier, elle avait marchandé des dés en or : c’était très cher.

L’idée lui était venue d’en acheter un en cuivre ; cela donnerait à la petite malade l’illusion de l’or et ne coûterait presque rien. Mais la tromper au moment de sa mort ! ne pas satisfaire son dernier désir ! la mère Gudule ne le pouvait pas.

Elle acheta le dé ; c’était une folie. La joie de l’enfant lui fit oublier sa folie, et la petite mourut contente.

Il n’y avait pas d’argent pour payer l’enterrement ; une amie de la mère Gudule lui suggéra l’idée de vendre au bijoutier le dé qui n’avait pas servi ; mais elle avait repoussé la pensée de se séparer de ce qui avait causé une dernière joie à sa fille. Elle travaillerait, mais elle garderait le dé.

À travers les années, en cherchant à terre ce petit dé qui ne l’avait jamais quittée et qui était perdu, elle pleurait, et la petite, qui trouvait l’histoire bien triste, aurait donné beaucoup pour la voir se terminer par un sourire de la vieille à l’objet retrouvé.

Le jour baissait, et les allumeurs de réverbères couraient déjà par les rues avec leurs grand bâtons, au haut desquels vacillait une petite flamme rouge.

Comme l’un d’eux s’arrêtait pour allumer le bec de gaz qui se trouvait au coin de la brasserie, au moment où la mère Gudule et la petite fille se trouvaient juste sous le réverbère, l’enfant vit scintiller quelque chose sous la flamme rouge ; elle se baissa, son cœur battait un peu, mais elle n’osait encore rien dire, et elle retira de l’interstice de deux pavés le petit dé tout cabossé, tout écrasé par le rude attouchement du piétinement des passants.

La mère Gudule le reconnut ; elle le porta à ses lèvres et, par le même mouvement, elle embrassa la petite main qui le lui tendait.

Pourquoi donc disait-on qu’elle n’aimait pas les enfants ? La fillette pensa tout bas que c’était parce qu’elle avait trop aimé sa fille qu’elle fuyait les autres enfants, qui la lui rappelaient trop cruellement.

Ce n’était pas une bonne raison, c’est vrai, mais il faut pardonner aux gens qui sont malheureux, et la petite fille, sans raconter l’histoire du dé, qui lui semblait sacrée, n’omit pas de dire à tous ses petits amis que la mère Gudule était loin d’être méchante, et qu’il ne fallait plus en avoir peur.

Petit à petit, grâce à elle, la réputation de méchanceté de la vieille femme tomba comme par enchantement ; les petits voisins ne la fuyaient plus ; elle les accueillait bien à cause de la fillette qu’elle s’était prise à aimer ; il lui arrivait même, pour reconnaître leur gentillesse, de leur acheter des bonbons et des jouets qu’elle se procurait avec l’argent destiné autrefois à sa bière. On la voyait de moins en moins à la brasserie ; bientôt on ne l’y vit plus du tout. Le petit dé d’or l’avait sauvée.


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TABLE DES MATIÈRES

 
Pages


TABLE DES GRAVURES

 
Pages
Un fugitif 
 12
Un gros chagrin 
 14
Part à deux 
 26
Robin-Mouton 
 30
Nos vieilles parties 
 42
Une bande de moineaux 
 50
Par bon vent 
 57
Le petit dé 
 69


TABLE DES CHROMOS

 
Pages
Cette lettre était pour Mariette un travail laborieux 
 17
La lettre contenait une photographie de Jacquik 
 21
C’est tout juste si le bout de mes doigts atteignait la poignée 
 60
Je mis la lettre à la poste 
 64