Corbeille du jeune âge/Robin-Mouton

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 29-33).


ROBIN-MOUTON.



On était très agité depuis quelques jours dans le troupeau du berger Guillot.

Des bruits de départ circulaient, et, de mouton à mouton, on se faisait ses petites remarques.

Les vieux moutons disaient qu’on allait se faire tondre, et, secouant leur toison bouclée, ils affirmaient en sentir le besoin ; mais ils ne pouvaient cependant cacher à la jeunesse que le troupeau ne revenait pas toujours au complet de la ville. On y laissait parfois quelque victime choisie parmi les plus beaux moutons. Où restait-on ?

— Est-ce chez le loup ? demandait, en frissonnant, Robin-Mouton, le plus jeune de la bande et le plus aimé de Guillot.

— Non, car les loups ne quittent pas la campagne, et nous allons en ville, chez les hommes.

— Les hommes sont donc plus méchants que les loups ? reprenait Robin-Mouton, qui en fait d’hommes ne connaissait que son berger.

— Quelquefois.

Mais le voyage l’enthousiasmait à l’avance ; les aventures ne déplaisaient pas à son esprit. Les jeunes aiment l’imprévu, et Robin-Mouton salua d’un joyeux bêlement le lever du soleil qui éclaira le départ.

Voyager ! partir ! voir du pays ! tout cela ne vaut-il pas la peine d’affronter certains dangers que de vieux moutons seuls peuvent prévoir ?



Et le troupeau se met en marche, et Robin-Mouton caracole ; mais pourquoi la fantaisie lui prend-elle de tourner la tête ? oui, pourquoi ?

Alors il voit la plaine qu’il quitte pour longtemps, peut-être pour toujours ; il se souvient d’une fourmilière dont il aimait les infatigables travailleuses ; il revoit une touffe de boutons d’or auprès de laquelle il se couchait chaque soir ; il croit sentir le parfum de violettes cachées à tous les yeux, excepté aux siens qui les avaient su découvrir, et en comparant ce qu’il laisse au beau voyage qu’il va entreprendre, la balance penche du côté du pays, et il se décide à y rester.

Adieu la ville, adieu les compagnons, le berger et le chien fidèle ; on est trop bien au pays.

Il s’échappa et resta tout seul ; cependant, quand il eut vu disparaître dans le lointain le point noir qu’il savait être le groupe compact des moutons, il se sentit bien isolé, et peut-être un instant regretta-t-il d’avoir tout sacrifié à la terre qui l’avait vu naître ; mais le sol natal eût été bien ingrat de ne pas récompenser un aussi filial attachement, et il réservait à Robin-Mouton de douces joies et même une agréable surprise.

Comme il regagnait la plaine qu’il aimait et où l’attendaient les boutons d’or, les violettes et les patientes fourmis, il vit venir à lui un petit garçon et une petite fille.

Ils s’arrêtèrent tous trois, le petit garçon et la petite fille aussi étonnés de se trouver en face de Robin-Mouton qu’il était lui-même étonné de se trouver en face de ce petit garçon et de cette petite fille.

— Un mouton ! s’écria la petite fille ; il faut l’emmener chez nous.

— Pas du tout, dit le petit garçon, ce mouton doit avoir un maître, et nous n’avons pas le droit de le prendre.

Si Robin-Mouton avait su parler, il leur aurait raconté son histoire, et leur aurait dit que, n’ayant plus de maître, il était disposé à se donner à celui qui ne le forcerait pas à quitter le pays.

Ne sachant pas parler, il leur fit entendre sa soumission à sa manière, c’est-à-dire en les suivant « comme un mouton ».

— Je verrai où ils habitent, se dit-il en trottinant près d’eux, et si leur maison ne m’éloigne pas de la plaine, je pourrai rester, vivre avec eux. Ils ont l’air bons et gentils.

Tout en trottant il arriva, à la suite des maîtres qu’il venait de se choisir, à une cabane recouverte de chaume. Ils entrèrent, le mouton précédant les enfants, et Robin-Mouton vit au coin de l’âtre une vieille bonne femme qui filait.

— Grand’mère, regardez, dit la petite fille en battant des mains, regardez le nouvel hôte que nous vous amenons.

La vieille femme se retourna : mais, à la vue de Robin-Mouton, elle prit un air si sévère que le pauvre animal fût rentré sous terre s’il y avait eu moyen de le faire.

— Où avez-vous pris ce mouton ? demanda-t-elle.

— Il nous a suivis, dit la petite fille ; et son frère confirma ses paroles, tandis que Robin, plus mort que vif, se demandait s’il n’aurait pas couru moins de danger à la ville que dans cette hutte, en face de cette vieille femme acariâtre.

Mais le visage de la vieille femme détendit ; ce qui l’avait rendue acariâtre, c’était la crainte d’une mauvaise action de la part de ses petits-enfants ; et quand elle eut compris comment les choses s’étaient passées, elle joignit ses mains ridées et murmura :

— Un si beau mouton !

Très flatté, Robin-Mouton vint se coucher à ses pieds. Il se donnait à la bonne femme, comme il s’était donné aux enfants.

La vieille le caressa.

— Gardons-le pour l’instant, dit-elle. Si quelqu’un vient le réclamer, nous le rendrons tout simplement ; mais si, comme vous le croyez, c’est un mouton perdu, il nous restera, et deviendra notre ami et notre gagne-pain.

Robin-Mouton n’était pas un mouton perdu, mais volontairement égaré, et cela revint au même pour la pauvre famille, qui en resta propriétaire.

Il devint leur gagne-pain, leur donnant sa laine, et il se sentait si heureux d’être utile, qu’il confia un jour aux boutons d’or, qui le redirent aux violettes et aux fourmis, qu’il n’avait pas lieu de regretter d’être resté au pays, où il avait trouvé de nouveaux amis.


Séparateur