Corbeille du jeune âge/Blanche-neige

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 34-40).


BLANCHE-NEIGE.



Toujours les histoires de ma grand’mère commençaient par : Il était une fois.

Je vais vous raconter celle qui m’amusait le plus et vous me direz si elle vous amuse aussi.

Je commence.

Il était une fois une jolie chèvre noire, qui avait de belles cornes bien contournées et de forme très élégante.

Bien qu’elle fût toute noire, cette chèvre s’appelait Blanche-Neige, à cause d’un petit point blanc qu’elle avait entre les deux yeux, et qui ressemblait tout à fait à un flocon de neige. Elle appartenait à une vieille bonne femme qui habitait tout au bord de la mer ; aussi passait-elle toutes ses journées en liberté sur les dunes. Puis, quand elle avait suffisamment brouté, elle allait faire un petit tour tout au bord de l’océan. Elle se plaçait bien en face des grosses vagues, qui ne lui faisaient pas peur du tout, du tout ; quand ces grosses vagues déferlaient sur la plage, elle regardait sans sourciller la mousse blanche qui semblait courir sur le sable ; mais si la mousse blanche mouillait le bout de ses pattes, alors elle se sauvait comme une petite folle, bondissait sur le sable sec, et puis revenait défier les vagues, car ce jeu lui plaisait beaucoup.

Un jour qu’elle s’amusait à regarder les vagues et à courir, courir, pour fuir la mousse blanche, deux petits garçons arrivèrent sur la plage, armés de grandes pelles et de seaux magnifiques.

Sur le seau du plus grand des enfants était peint un bateau à voiles ; sur le seau du plus petit il y avait un ballon captif. Sur les deux était écrit en lettres d’or le mot « Pornic ».

Ces deux petits garçons venaient habiter Pornic, la patrie de Blanche-Neige, et tout de suite ils avaient demandé à leur papa de les conduire sur la plage. Savez-vous ce qui attira d’abord leur attention en arrivant sur la plage ? Eh bien ! ce fut la jolie chèvre noire qui se roulait dans le sable.

— Allons jouer avec elle, dit Louis, l’aîné des petits garçons. Veux-tu, Georges ?

Georges ne demandant pas mieux que d’aller jouer avec elle, les deux enfants s’élancèrent vers Blanche-Neige ; mais elle les vit venir, et comme les chèvres sont encore plus agiles que les petits garçons, elle les distança tellement qu’ils durent perdre l’espoir de l’attraper.

Georges, d’un naturel sensible, se mit à pleurer, et, pour le consoler, Louis appela Blanche-Neige des noms les plus tendres.

Blanche-Neige était bonne. De la falaise sur laquelle elle s’était réfugiée, elle vit Georges qui s’essuyait les yeux avec son mouchoir, et elle entendit Louis qui la suppliait de venir jouer avec eux. Cela ne lui coûtait pas beaucoup d’acquiescer à leur désir ; elle revint près d’eux en quelques bonds si gracieux et en même temps si comiques, qu’ils amenèrent un sourire sur le visage tout à l’heure attristé du petit Georges, et elle consentit à manger dans leurs mains des biscuits qu’ils lui émiettèrent.

C’était un grand sacrifice qu’ils lui faisaient en lui donnant les biscuits de leur goûter, car ils étaient assez gourmands ; mais, en faveur d’une aussi jolie chèvre, ils pouvaient bien faire un petit sacrifice.

— Où avez-vous trouvé cette chèvre ? leur demanda leur papa qui les rejoignit. Savez-vous à qui elle appartient ?

— Elle est à moi, Monsieur, répondit la propriétaire de Blanche-Neige, qui arrivait fort à propos. Je l’ai depuis de longues années, et nous nous aimons beaucoup. N’est-ce pas, Blanche-Neige ?

Comme si elle avait compris, la chèvre se rapprocha de sa maîtresse et la caressa à sa manière, en se frottant contre elle et en passant sa langue sur ses mains ridées.

— Vous paraissez la bien aimer, en effet, reprit le père de Louis et de Georges, et vous allez peut-être rejeter ma proposition. Mon dernier petit garçon, qui va avoir un an, a été nourri par une chèvre ; or la pauvre bête vient de mourir, et le bébé en a un tel chagrin qu’il ne veut prendre aucune nourriture. Sa mère et moi cherchons en vain depuis trois jours une chèvre pour lui remplacer sa nourrice ; mais nous n’en trouvons pas, et je pensais, en voyant Blanche-Neige... — que je pourrais vous la donner…, acheva la vieille femme sans attendre la fin de l’explication. Monsieur, cela me fera beaucoup de peine, je ne vous le cache pas ; mais qu’importe, si, au prix de mon chagrin, nous pouvons consoler votre petit enfant.

Oh oui ! elle eut bien du chagrin en voyant sa chère Blanche-Neige s’éloigner entre Louis et Georges, qui la tenaient chacun par une corne. Oh oui ! elle eut bien du chagrin ; les petits garçons purent s’en apercevoir, car, en se retournant pour lui crier adieu, ils la virent envoyer du bout des doigts un baiser à sa chèvre.

Quand ils arrivèrent chez eux, leur petit frère Marcel était tristement assis sur les genoux de sa mère, et ne souriait même pas en écoutant l’histoire, pourtant bien amusante, qu’elle lui racontait. Ses beaux yeux bleus, tournés du côté de la porte, avaient un regard vague et morne, et cela faisait peine ; ses petites lèvres, faites pour sourire, étaient plissées, comme s’il allait pleurer ; il avait croisé les mains sur ses genoux dans une pose affaissée, si triste, que sa maman, en le regardant, avait bien plutôt envie de pleurer que de lui raconter une gaie histoire qui n’attirait même pas son attention.

Mais quand la porte s’entr’ouvrit et que Louis et Georges, poussant la chèvre devant eux, firent irruption dans la chambre, le petit Marcel tendit les bras en avant et poussa un cri de joie.

Comme si Blanche-Neige avait conscience de la mission qu’on lui confiait, elle vint présenter sa bonne grosse tête aux mains tendues du bébé, puis, sans broncher, elle se laissa traire, et Marcel but un grand bol de lait, tout en tenant enlacée la jolie chèvre noire.

Un quart d’heure plus tard, le bébé et la chèvre-nourrice jouaient ensemble sur le tapis, et quand le bébé, fatigué de son jeu, dit à Blanche-Neige : « Dodo ! » elle se coucha à côté de lui, et servit d’oreiller à la tête blonde dont les boucles frisées se mêlèrent à sa toison.

— Il est sauvé ! se dit la maman de Marcel. Et elle embrassa Blanche-Neige entre les deux yeux, juste sur le flocon de neige.

Cependant, tout en remplissant le mieux du monde ses fonctions de nourrice, la chèvre n’oublia pas sa vieille maîtresse, et un jour qu’elle jouait sur la plage avec Louis et Georges, elle leur échappa, et courut à la hutte de la mère Rosa.

La bonne femme était assise près de son feu ; elle pensait à sa chèvre peut-être, et justement un petit trottinement qu’elle connaissait bien se fit entendre sur la route, la porte entre-bâillée s’ouvrit, et Blanche-Neige entra. Elle posa sa tête intelligente sur les genoux de la vieille, la regarda de son air si doux, et partit bien vite rejoindre les petits garçons qui la cherchaient tout inquiets.

Elle n’était pas restée longtemps chez la mère Rosa, mais sa visite voulait dire : « Je ne vous oublie pas. »

Et la vieille femme en fut toute réjouie.

La mère Rosa mourut quelques mois après, et voyez comme Blanche-Neige n’avait pas de chance ; le papa de Marcel, qui était percepteur, fut nommé à Nantes. On ne pouvait pas emmener Blanche-Neige à Nantes. En ville, en général, on n’a pas de place pour loger les chèvres. D’ailleurs, le petit Marcel était maintenant un grand garçon de deux ans, le lait de sa chèvre ne lui était plus indispensable : on le priva en même temps de son lait et de sa nourrice.

Blanche-Neige fut horriblement malheureuse de la séparation.

On la mit en pension chez de braves fermiers, auxquels on recommanda d’en prendre grand soin ; mais, à la ferme, on avait vraiment bien autre chose à faire que d’être sans cesse occupé de Blanche-Neige. On lui donnait régulièrement ses repas ; Mariette, la fille du fermier, condescendait même à l’emmener avec elle aux champs ; mais, une fois aux champs, elle oubliait la chèvre, et travaillait en chantant à tue-tête et en souriant toute seule, d’un air heureux, à mille pensées qu’elle n’éprouvait nullement le besoin de confier à la chèvre.

Blanche-Neige, habituée à recevoir toutes les confidences de Rosa, et plus tard celles du petit Marcel, en conclut que les jeunes filles sont d’une tout autre nature que les vieilles femmes et les enfants, et se dit qu’elle ne pourrait jamais vivre ainsi sans amis ; aussi, un beau matin, s’échappa-t-elle de la ferme, et, huit jours plus tard, après bien des misères, beaucoup de fatigue, elle arriva à Nantes. Mais elle s’était bien trompée si elle avait cru trouver immédiatement son petit Marcel ! Un homme, qui l’aperçut, la trouva jolie et se l’appropria. II l’emmena chez lui, où elle se trouva en compagnie de plusieurs de ses semblables, et, un jeudi, il l’attela comme quatrième à une petite voiture d’osier qu’il conduisit au Jardin des Plantes.

Quand la voiture arriva au Jardin des Plantes, elle fut assaillie par tous les petits enfants, elle ne pouvait en contenir que quatre à l’intérieur et un sur le siège. Celui qui était sur le siège avait un grand fouet et servait de cocher. La voilà en route, promenant dans les jolies allées cinq bébés aux figures épanouies de bonheur, et Blanche-Neige, tête basse, très triste, se demandait si elle pourrait se faire à sa servitude, étant habituée à une si grande liberté.

Un cri bien connu lui fit lever la tête ; un enfant, qui débouchait par une petite allée, s’était arrêté. Blanche-Neige s’arrêta aussi brusquement : elle avait reconnu le petit Marcel.

— Blanche-Neige ! cria le bébé.

Mais ses frères, qui le suivaient, tentèrent de l’entraîner.

— Tu sais bien, Marcel, que Blanche-Neige est à Pornic ; il faut être raisonnable et te consoler. Tu la verras l’été prochain, papa te l’a promis.

— Blanche-Neige ! c’est Blanche-Neige ! criait toujours l’enfant en tâchant de se dégager des bras de ses frères.

Ses cris avaient attiré quelques personnes, et on entourait la voiture. aux chèvres, arrêtée au milieu de l’allée, soumise au caprice de la chèvre révoltée qui, malgré les coups de fouet et les cris du conducteur, refusait absolument d’avancer.

— Elle est malade ! disait-on.

— Elle est blessée !

— Elle a eu peur de quelque chose.

— Ou elle a reconnu quelqu’un, dit une voix d’enfant.

Louis fendit la foule, regarda la chèvre entre les yeux, et, voyant le flocon blanc et soyeux qui était la marque distinctive de Blanche-Neige, il s’écria :

— C’est elle ! Marcel a raison !

La suite n’est pas difficile à deviner. Le maître des chèvres rendit Blanche-Neige, et le père et la mère de Marcel, touchés de son attachement à leur petit garçon, car ils devinèrent pourquoi elle avait quitté Pornic, voulurent la garder près d’eux. À côté de leur maison, jl y avait une cour qu’on loua à l’intention de Blanche-Neige, et elle serait tout à fait heureuse, si sa bonne vieille Rosa ne lui laissait toujours un grand vide.

Cela prouve qu’elle n’oublie aucun de ceux qui l’ont aimée. Elle a la mémoire du cœur. C’est bien la meilleure de toutes les mémoires. Je la souhaite à tous les petits enfants.

L’histoire de ma grand’mère finissait là.


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