Corbeille du jeune âge/Nos vieilles parties

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 41-48).


NOS VIEILLES PARTIES.



Quand j’étais petit, je m’amusais, oh ! je m’amusais bien ! Comme j’avais beaucoup de cousins et de cousines, nous faisions des parties monstres, soit de crocket, soit de barres. Un de nos meilleurs souvenirs est le patinage. Quelle joie parmi nous quand il commençait à geler ! avec quel empressement nous préparions les traîneaux, et quelles courses nous faisions ! Le vainqueur en retirait la gloire ; le vaincu en était quitte pour une chute, qui le piquait au jeu, et ne le rendait que plus audacieux pour recommencer la lutte.

Mais au-dessus des parties de crocket, de barres et de ce fameux patinage qui nous passionnait, je mets sans contredit les parties de cartes que nous faisions le dimanche chez nos grands-parents.

Je revois un immense salon ; au milieu du salon, une table ronde, couverte de jetons et de cartes ; autour de cette table ronde, une dizaine de visages d’enfants, et, en guise de dôme, au-dessus de la table et des visages roses, la plus jolie, la plus fouillée des rosaces. Elle simulait un nid, d’où les petits oiseaux s’échappaient… pas bien loin. Le ciseau du sculpteur n’avait pu leur donner des ailes, à ces petits que nos cris de joie n’effarouchaient pas.

Dans ce salon m’apparaît belle figure de mes grands-parents.

Grand-père avait été jeune. Eh ! je le sais bien maintenant qu’on ne naît pas grand-père ; mais à cette époque je croyais que le mien avait toujours eu les cheveux blancs. Grand’mère était jolie… à la façon des grand’mères.

Et tous les deux étaient si bons !



Le dimanche soir, ils réunissaient à dîner tous leurs enfants et

petits-enfants. Nous étions vingt à table. Les petits étaient bien sages, à cause de grand-père et de grand’mère ; mais nous nous rattrapions en entrant dans le salon, et nous nous attablions avec fracas à la table préparée à notre intention, et où prenaient place maman et mes tantes, tandis que grand-père en faisait le tour pour nous surveiller.

— À quoi jouons-nous ? était la première question que nous posait maman en battant les cartes.

Invariablement nous répondions :

Au diable.

— Non, disait maman, ce jeu amène trop de disputes.

Mais nous répétions :

Au diable ! au diable ! en interrogeant grand-père du regard ; et comme nous ne manquions jamais de lire dans ses yeux un arrêté tout en notre faveur, nous criions de plus belle :

Au diable ! au diable ! et avec grand-père comme auxiliaire, nous remportions la victoire.

Ce jeu, qui effrayait tant maman, consistait eu une partie d’as qui court, pour laquelle on nous donnait à chacun deux jetons ; mais quand on avait perdu ses jetons, on était diable, c’est-à-dire hors du jeu, et il était interdit à tout joueur de vous adresser la parole, sous peine de vous passer un jeton. Le rôle des diables était donc de tenter, par tous les moyens possibles, d’entrer en conversation avec les joueurs ; car s’ils arrivaient à les faire parler et à gagner un jeton, ils cessaient naturellement d’être diables, et pour en arriver à leurs fins, ils employaient tous les moyens possibles : pinçaient leurs voisins, dans le but de leur arracher un cri de douleur, qu’ils prenaient pour une réponse… ; promenaient la lampe d’un bout à l’autre de la table, ou tournaient le bouton de la mèche pour produire des éclipses et s’attirer une réprimande, à laquelle ils répondaient par :

— Maman, vous m’avez parlé ; passez-moi votre jeton, s’il vous plaît.

Afin d’obvier à ces inconvénients, une de mes tantes avait imaginé de nous faire parvenir, par l’entremise passive de la rosace, les observations qu’on avait à nous faire. Désormais donc, au lieu de s’adresser directement aux diables, on levait la tête au plafond et, faisant précéder chaque phrase d’un : « Je parle à la rosace, » on engageait Alfred « à ne pas mettre ses coudes sur la table » ; on avertissait Jules que s’il lui arrivait encore de casser en deux ses jetons d’ivoire, il serait mis à la porte" ; et Agnès était invitée à ne pas donner des coups de pied à ses voisins.

Pour une raison toute particulière, ma mémoire me retrace plus fidèlement une de ces parties, qui, du reste, se ressemblaient toutes sous le rapport de l’effervescence dans laquelle elles nous mettaient.

J’avais été troisième sur vingt-cinq dans une composition de version, et grand-père m’avait promis de m’accorder tout ce que je lui demanderais. Rien ne me paraissant plus enviable que la partie de diables, j’obtins de faire lever l’interdit que maman avait mis sur ce jeu depuis le dimanche précédent, mémorable en disputes, et nous prîmes gaiement place devant nos jetons, promettant du fin fond du cœur d’être aussi sages que des images.

Cette promesse ne nous coûta guère tant que chacun de nous eut ses deux jetons ; mais, le premier, je les perdis, j’étais donc diable. Règle générale, c’était une nouvelle qu’on devait annoncer en termes intelligibles, afin de prévenir les joueurs qu’ils eussent à se tenir sur leurs gardes ; mais à toute règle il y a des exceptions, j’en fis une en ma faveur, et me contentai de murmurer : « Je suis diable, » de façon à n’être compris de personne ; puis, me penchant vers ma petite cousine Claire :

— Si tu veux, lui dis-je, nous nous marierons ensemble quand nous serons grands.

Je ne pouvais la rendre plus heureuse qu’en lui faisant une demande en mariage. Elle me regarda d’un air ravi.

— Oh ! oui ! et j’aurai une robe de soie.

Soie ou laine, je me souciais fort peu de sa toilette ; mais elle m’avait parlé, son jeton me revenait, je n’étais plus diable.

Je ne sais pas si, en endossant la robe de soie, Claire eût revêtu un esprit de conciliation ; mais, comme joueuse, elle n’était pas commode, et nous nous prîmes aux cheveux :

— Tu n’avais pas dit que tu étais diable.

— Je l’ai dit, et ce n’est pas de ma faute si tu es sourde.

— Rends-moi mon jeton.

— Tu ne nieras pas m’avoir parlé maintenant.

La voix de maman s’éleva au milieu du conflit.

Je parle à la rosace, René, n’ayant pas prévenu qu’il était diable, n’a aucun droit sur la ton de Claire.

Nous n’avions qui rentrer dans l’ordre, l’arrêt était rendu par l’entremise de la rosace dorée, vers laquelle instinctivement nous avions tous levé la tête, comme pour la prendre à témoin de notre différend.

Elle nous était devenue indispensable, vraiment.

Elle remplit ce soir-là un rôle important. J’étais le plus effréné des diables. Plus la partie avançait et plus elle était bruyante : les heureux mortels qui avaient encore un jeton se pressaient les uns contre les autres, n’osaient plus desserrer les dents, et se regardaient plus morts que vifs, se comptant des yeux avant de distribuer les cartes.

De fait, pendant ces derniers tours, il y avait d’une part tant de transes, et de l’autre tant d’excitation, que lorsqu’une voix criait : « J’ai gagné, » un soupir de soulagement sortait des poitrines haletantes.

Mais ces péripéties avaient un tel attrait, que, la première partie finie, nous en réclamions une seconde.

Maman procédait à une nouvelle distribution de cartes, quand on vint chercher grand-père en lui annonçant qu’un monsieur le demandait.

Nous n’entendîmes pas le nom de ce monsieur ; mais c’était sans doute un épouvantail. Nos parents parurent consternés, les cartes furent délaissées, et une heure plus tard nous quittions grand’mère, qui était pâle et se plaignait du froid.

C’est le nom de ce visiteur inopportun qui l’avait glacée.

Nous ne comprenions rien à ce qui s’était passé ; mais nous fûmes bien davantage surpris en voyant les transformations qui, de ce jour, s’opérèrent chez nos grands-parents.

L’hôtel fut mis en vente, les domestiques renvoyés, à l’exception du valet de chambre et de Colette, la vieille gouvernante. Un coup de pinceau effaça les armoiries des voitures, qui devinrent la propriété d’un petit commerçant enrichi… Le dirai-je ? notre plus grande préoccupation était de savoir si on reprendrait les parties qu’on avait interrompues.

Après le dîner du dimanche, on nous renvoyait bien vite, et la porte n’était pas fermée que nous entendions prononcer les mots d’argent… de notaire… Lequel d’entre nous osa, un soir, demander si jamais plus on ne jouerait au diable ?

Ce dut être Claire, la petite gâtée de notre aïeule. Elle avait choisi, pour faire cette demande, le jour où nous pendions la crémaillère dans le modeste troisième étage que mes grands-parents avaient loué en quittant le vieil hôtel.

— Pauvres petits ! dit grand’mère en souriant, ce serait trop cruel de vous priver de votre partie que nous étions seuls à avoir oubliée.

Et dans le nouveau salon, qu’emplissait le quart de l’ameublement de l’ancien, nous commençâmes la partie, qui devint, en peu d’instants, animée et Joyeuse.

J’avais, par une chance insensée, aussi inouïe que rare pour moi, conservé mes deux jetons presque jusqu’à la fin. Je les couvais des yeux, et je lançais des regards fulminants aux diables qui me tentaient ; mais je m’aperçus tout à coup que, malgré ma vigilance, on m’avait pris une fiche. Accusant un de mes adversaires, j’eus recours, pour me faire rendre justice, à l’intervention habituelle, et je criai :

— Je parle à la rosace !

Comme de coutume en pareil cas, nous levâmes tous la tête ; mais nos yeux ne rencontrèrent plus la rosace dorée et fouillée ; nos amis les oiseaux n’étaient pas là.

Nous nous regardâmes embarrassés. Qu’avais-je dit ? Oh ! comme j’aurais voulu retenir cette phrase, qui rappelait à grand-père un changement de situation, dont la cause restait pour nous inexplicable !

Il y eut dans le salon un silence. Grand-père le rompit :

— Il vaut mieux tout leur raconter, dit-il.

Il s’accouda à la cheminée, et, nous tenant sous son regard, il nous dit comment il venait de donner toute sa fortune pour sauver du déshonneur un de ses frères, l’oncle Rodolphe, qui avait fait de tristes spéculations.

Rien n’avait forcé grand-père à sacrifier le luxe et même le bien-être de sa vie… rien… que l’honneur du nom. Et après nous avoir laissé entrevoir que l’avenir serait changé pour nous, comme le présent l’était pour lui, il nous demanda, — et sa voix était moins ferme, son regard humide, — il nous demanda s’il avait eu raison.

Alors tous, sans exception, comprenant instinctivement qu’il voulait nous donner une part dans son sacrifice, nous répondîmes :

— Oui, grand-père.

Si nous avions bien pu comprendre, ce jour-là, les changements qu’amènerait dans notre existence ce revers de fortune, si nous avions prévu les difficultés que nous devions rencontrer, et qu’eût aplanies l’héritage abandonné à l’oncle Rodolphe, la main sur la conscience nous aurions quand même répondu :

— Oui, grand-père.


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