Corbeille du jeune âge/Une bande de moineaux

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 49-55).


UNE

BANDE DE MOINEAUX.



C’était, il est vrai, assez tentant.

Les grappes vermeilles pendaient le long du mur du côté de la route, et elles étaient si belles, si dorées, si appétissantes, que Georges Daufin les mangeait des yeux chaque fois qu’il passait devant la villa Arnot, et il y passait forcément deux fois par jour : le matin en se rendant en classe, et le soir en rentrant chez lui.

Quand un gamin de dix ans mange des yeux, deux fois par jour, du raisin qu’avec très peu de peine il pourrait goûter d’une façon plus substantielle, il y a bien des chances pour qu’il ne résiste pas indéfiniment à la tentation.

Un jour, du bout de son bâton crochu, Georges attrapa une grappe ; il la mangea, et, la trouvant bonne, le lendemain il recommença, et le surlendemain aussi.

Mais comme il ne pouvait atteindre les plus nautes grappes, et qu’il avait le cœur aussi large que la conscience, il glissa à l’oreille de quelques camarades qu’il y aurait une bonne vendange à faire à la villa Arnot. En se faisant la courte échelle ils pourraient cueillir les raisins les plus beaux, ils dévaliseraient la treille extérieurement et se partageraient le butin.

Nulle crainte d’être surpris.

Depuis l’ouverture de la chasse, le vieux Monsieur Arnot, le propriétaire de la villa, était dehors toute la journée, et l’on choisirait



le lundi matin, jour où, de très bonne heure, sa gouvernante partait

pour le marché.

Les plans de ce genre ne sont jamais longs à ourdir, et on apporte rarement du retard à leur exécution.

C’est un dimanche que Georges Daufin se fit, sans s’en donner le titre, le chef d’une bande de maraudeurs, et, dès le lendemain au petit jour, à la tête de six camarades qu’il avait armés de longues gaules, il se dirigea vers la villa Arnot.

— Je ne sais pas ce qui se passe, avait dit quelques jours auparavant à sa gouvernante Monsieur Arnot, auquel les plaisirs de la chasse laissaient probablement plus de temps qu’on ne le supposait pour surveiller sa vigne, je ne sais pas ce qui se passe, mais, du côté de la route, la vigne est toute flétrie, il manque du raisin : les moineaux s’en donnent évidemment à cœur joie.

— Les moineaux ! avait répondu la gouvernante. Vraiment, Monsieur, ce n’est pas la peine d’avoir vécu soixante années bien comptées pour n’avoir pas acquis plus d’expérience ! Mais quand une volée de moineaux se seraient abattus sur votre vigne, vous ne vous seriez pas aperçu du dégât. Laissez-moi faire, je les dénicherai, vos moineaux, et vous me croirez peut-être si je les prends sur le fait.

Monsieur Arnot, qui était très bon, avait beaucoup regretté d’avoir communiqué à sa gouvernante la réflexion qui lui était venue en regardant sa vigne ; mais comme il savait inutile de prêcher la circonspection à Madame Agnès, il se contenta de ne plus parler de cela, espérant que ce serait le meilleur moyen de laisser la chose tomber dans l’eau.

Madame Agnès n’était pas de son avis, et pendant plusieurs jours elle se tint en embuscade derrière le mur, espérant surprendre les maraudeurs. Dans ce but, le lundi matin elle manqua même le marché ; mais, hélas ! quand elle arriva en taupinois, le dégât était déjà fait ; en se penchant, elle les vit tous là : Georges Daufin et les six autres. Ils avaient saccagé la vigne, dont les feuilles jonchaient la route, et tandis que le petit Jornard, mis en vedette, surveillait les abords de la villa, que Maurice Poulon enfouissait dans sa chemise les plus belles grappes, et que deux autres s’enfuyaient, riant de leur capture, Georges portait le plus jeune de la bande, chargé d’abattre la dernière grappe destinée à combler la mesure du chapeau de paille tendu par Jean Frileur.

— Tas de moineaux, va !

Ce fut la plus terrible des imprécations qui vint aux lèvres blêmies de Madame Agnès ; mais cette imprécation, tombée non du ciel mais du haut du mur, prouva aux enfants qu’ils étaient découverts ; ils s’envolèrent, et il est probable qu’ils mangèrent leurs raisins avec moins d’enthousiasme qu’ils ne les avaient cueillis.

— Oui, Monsieur, disait à son maître Madame Agnès, qui ne se sentait plus de rage, oui, tout est ravagé ; ils étaient sept, je les ai comptés et reconnus. Il y avait Georges Daufin, Jornard, Poulon, Frileur, le petit à la mère…

— Qui çà, les moineaux ? demanda Monsieur Arnot, qui s’apprêtait à partir pour la chasse et chargeait paisiblement son fusil.

— Des moineaux ! c’est bien le moment de rire ; des gamins ! ceux qui vont à l’école, les éduqués, quoi !

Monsieur Arnot visa des oiseaux qui sortaient d’un treillis et montaient vers le ciel.

— Qu’allez-vous faire ? lui dit Madame Agnès de son ton grondeur. N’est-ce pas assez de tirer sur les oiseaux qui se mangent ? en voulez-vous aussi à ces pauvres petits ?

Il abaissa son fusil en souriant :

— Ah ! vous m’interdisez de punir les voleurs que j’accuse, eh bien ! ne poursuivez pas ceux que vous avez surpris.

— Mais c’est leur donner raison ! c’est encourager le vol ! s’écria Madame Agnès hors elle.

— Dois-je tirer ? demanda Monsieur Arnot en visant de nouveau les oiseaux qui s’enfuyaient à tire d’aile, comme s’ils eussent eu conscience du danger qu’ils couraient.

Une deuxième fois, Madame Agnès les protégea.

— Cela ne vous avancera pas de les voir à terre tout pantelants.

— C’est vrai, usons de clémence, Madame Agnès, avec les moineaux…, et avec les enfants.

Il siffla son chien et s’éloigna, laissant sa gouvernante très peu convaincue de la portée de cette douce morale.

— Une bonne punition ferait bien mieux leur affaire, se dit-elle en ajustant son bonnet et en prenant son parapluie ; et dans les sept maisons où ils apparurent, le bonnet et le parapluie de Madame Agnès jetèrent un grand trouble.

Les mères pleuraient et suppliaient la gouvernante d’obtenir de Monsieur Arnot qu’il ne poursuivît pas la chose.

Les pères trouvaient au contraire préférable de laisser punir, comme il le méritait, un vol aussi audacieux.

Madame Agnès se rendait de l’avis des pères, mais promettait aux mères son intercession, et partait pour continuer la mission charitable dont son maître était loin de l’avoir chargée.

Aussi Monsieur Arnot fut-il très étonné le soir, à l’heure où il se reposait de sa journée de chasse en fumant sa pipe sur sa terrasse, de voir arriver à la file indienne sept gamins honteux et confus, qui venaient se livrer à la justice.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda-t-il en ajustant ses lunettes. Et pensant à la scène du matin, il se dit qu’il devait y avoir la-dessous quelque tour de Madame Agnès.

« Que va-t-il nous faire ? » pensait en son for intérieur chacun des grands coupables.

Quand ils ne furent plus qu’à une petite distance du maître de la villa, comme mus par un même ressort, ils levèrent tous la tête.

Il était là maintenant tout près d’eux, ce terrible juge ! Accepterait-il leurs excuses ? aurait-il un peu de bienveillance ? les yeux, dont l’expression se dissimulait derrière les verres de lunettes, parlaient-ils de pardon ou d’inexorable justice ?

Et cependant, depuis qu’ils étaient en face du danger, ils marchaient plus crânement, la même lueur de confiance brillait dans leurs yeux bleus ou noirs, ils avaient comme le pressentiment que, devant le tribunal de l’expérience et des cheveux blancs, l’étourderie des petits enfants a presque toujours gain de cause.

Ils eurent raison.

En se rapprochant, ils purent voir un sourire se perdre dans la barbe grise. Au premier mot d’excuse, une bonne parole les absout.

— Seulement, leur dit Monsieur Arnot, à votre place, je ne recommencerais pas.

Eh bien ! moi, je suis sûr qu’ils ne recommenceront jamais ; car Monsieur Parville, le maître d’école de qui je tiens cette histoire, m’a raconté un petit incident de la classe de mardi matin.

Il avait l’habitude, toutes les semaines, de commenter à ses élèves une Fable de La Fontaine.

Le hasard le fit tomber ce jour-là sur : Le vieux Chat et la jeune Souris.

Très attentifs, les élèves écoutaient, et quand d’un ton pénétrant il en vint à ces mots : La Jeunesse se flatte et croit tout obtenir, une voix vibrante s’écria :

— Ça, c’est vrai !

— Je ne vous demande pas votre avis, dit Monsieur Parville, en regardant sévèrement l’audacieux qui osait se permettre de l’interrompre.

Georges Dauphin baissa la tête, et le maître continua : La vieillesse est impitoyable.

— Ça c’est faux ! s’écrient cette fois les sept petites voix des maraudeurs.

Je n’ai pas pu les gronder, ajouta Monsieur Parville en achevant son récit ; car j’ai vu qu’ils pensaient à Monsieur Arnot, et j’ai compris que sa douceur les avait touchés plus que ne l’auraient fait toutes les punitions du monde ; mais j’ai été un peu contrarié de les voir prendre La Fontaine en défaut. C’était de ma faute pourtant ; si j’avais eu pour deux liards de bon sens, je leur aurais lu la Fable dans laquelle le vieux moraliste nous apprend que

Plus fait douceur que violence.


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