Corbeille du jeune âge/Par bon vent

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 56-58).


PAR BON VENT.



Cela n’avait pas été bien long de faire un bateau : une table retournée ; pour mât, un balai ; pour voiles, des serviettes ; pour avirons, des raquettes.

Cela n’avait pas été long, et ce jeu aurait été charmant s’il avait été improvisé pendant la récréation ; mais… mais…

On raconte ce joli trait de l’enfance de saint Louis de Gonzague.

Il jouait avec des amis quand une pensée grave vint se présenter à ces esprits d’enfants :

— Si nous mourions ce soir, que ferions-nous pour nous y préparer ?

Et l’un s’écria :

— Je me jetterais immédiatement à genoux pour demander pardon à Dieu.

— Moi, dit l’autre, je courrais donner aux pauvres tout mon argent, afin d’apaiser par mes aumônes la justice de Dieu envers moi.

Seul Louis ne parlait pas, et comme on l’interrogeait :

— Mais, répondit-il, je continuerais à jouer, puisque c’est la récréation.

Mot charmant qui peint bien la pureté et la simplicité du jeune saint !

Il continuerait à jouer, puisque c’était l’heure de la récréation, comme plus tard il continuerait à travailler ou à prier, selon l’heure, n’intervertissant jamais ses devoirs et ses plaisirs, et certain que Dieu le trouverait là où il le voudrait voir.

Si le patron du bateau-table eût posé à son équipage la question qui s’agita chez les amis de Louis de Gonzague, je sais bien ce qu’il



aurait répondu, à commencer par le patron lui-même, qui, malgré sa figure rayonnante, ne pensait pas sans remords à sa version latine, qui était restée inachevée.

William aurait, en toute franchise, avoué qu’au lieu de concourir puissamment à l’équilibre du mât, il eût été dénicher une vieille arithmétique, toute déchirée à la page de la Numération.

Cécile se serait rappelé sa tâche de couture, Robert et Louise leur alphabet ; et ils auraient tous concouru à remettre de l’ordre dans la chambre, par la raison que tout était en désordre dans les choses comme dans les consciences.

En effet, quand, une demi-heure plus tôt, Mme de Lysle avait été appelée hors de la salle d’études, elle avait laissé ses cinq enfants sages et appliqués autour de la table de travail.

Elle leur avait bien recommandé de ne pas bouger jusqu’à son retour. Et à son retour, que trouvera-t-elle ?

Cinq diables, oublieux du devoir, et voguant au gré de leur caprice dans la barque du plaisir.

Par la fenêtre ouverte, la bise, qui entre, fait gonfler les voiles, et William s’écrie :

— Nous avons le vent en poupe !

Mes enfants, leur dit leur mère qui entrait, si vous voulez dans la vie avoir le vent en poupe et marcher sûrement vers le port, il faut prendre un autre chemin que celui que vous venez de choisir. Le bon vent ne souffle que sur la route du travail et du devoir. Voulez-vous y rentrer ?

Y rentrer était dur, on s’amusait tant ! Mais il n’y a que le premier pas qui coûte, comme le fit très sagement remarquer William quand ils furent tous assis autour de la table, qui avait repris sa position normale.

— Et nous nous amuserons plus tard, murmura le patron, dont la version avançait, avançait.

— Car tout à l’heure on pourra jouer, maman l’a dit, et la récréation perdra-t-elle de son charme pour être prise à son heure ?