Corbeille du jeune âge/La chambre verte

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 59-67).


C’EST TOUT JUSTE SI LE BOUT DE MES DOIGTS ATTEIGNAIT LA POIGNÉE.


LA CHAMBRE VERTE.



Mon premier souvenir remonte à ma première désobéisssance. J’étais bien petit ; mais, de même que la valeur, l’indépendance de caractère n’attend pas le nombre des années, et justement parce qu’on m’avait interdit l’entrée de la chambre verte, une chambre qui se trouvait au deuxième étage de la maison, je n’avais en tête qu’une idée : y pénétrer coûte que coûte.

Je la connaissais cette chambre ; car, longtemps inoccupée, elle servait de dégagement, et J’y avais assez souvent suivi ma mère ou ma bonne pour être assuré qu’elle n’avait rien de remarquable. Je m’y ennuyais même passablement pendant que ma mère rangeait son linge ou visitait ses armoires, et mon vif désir d’y retourner venait de ce qu’un jour on y avait furtivement déposé quelque chose que je n’avais pas vu ; c’est après l’arrivée de ce quelque chose, que ma mère m’avait dit en m’embrassant gaiement :

— Maintenant il ne faut plus entrer dans la chambre verte jusqu’à ce que… c’est un secret ! mon chéri, un grand secret !

Sans cette défense, sans doute je n’eusse pas songé, dès le lendemain du jour où elle m’avait été faite, à monter en tapinois au second étage, où je fus suivi par mes deux chiens favoris auxquels j’avais confié mon dessein ; mais j’allais me heurter à un obstacle que je n’avais pas prévu : cet obstacle c’était ma taille. En me haussant sur la pointe des pieds et en tendant le bras aussi haut que possible, c’est tout juste si le bout de mes doigts atteignait la poignée de la porte.

Mes efforts n’aboutissaient qu’à me rendre rouge comme un homard, rougeur que la colère contribuait d’ailleurs à augmenter, car j’étais furieux : furieux de ma petite taille, furieux que la poignée fût si haute, furieux qu’on m’avait défendu l’entrée de cette chambre, et impuissant à me servir pour y entrer du seul moyen pratique : je me mis à battre la porte de mes poings fermés, comme s’ils eussent été des marteaux capables de la briser.

Mais je me faisais mal, et c’était tout : la porte ne cédait pas, et la poignée là-haut me narguait et semblait me dire :

— Tu es trop petit !

Trop petit ! oui, c’était vrai ; mais que manquait-il à ma taille ? pas même la hauteur d’un coussin. Je recourus donc à ce moyen, et, triomphant, j’ouvris la porte. Alors, au faîte de mes désirs, je mis le pied sur le terrain défendu, et je vis au milieu de la chambre un berceau tout blanc, qui paraissait ne plus attendre que son hôte.

Un berceau ! voilà une découverte qui valait bien la peine que je m’étais donnée ! Mais pour qui ce berceau, puisqu’il était trop petit pour moi, et qu’il n’y avait pas d’autre enfant dans la maison ?

La réponse me vint toute seule : le bon Dieu allait sans doute m’envoyer une petite sœur. C’était là le secret dont m’avait parlé ma mère.

Je me perchai sur une chaise pour m’assurer que le poupon n’était pas encore arrivé, et je quittai la chambre bien résolu à y revenir chaque jour, et à ne parler de mon expédition qu’à mon amie Madeleine.

Madeleine était la fille d’une amie de ma mère ; elle venait souvent me voir, et bien qu’elle fût plus âgée que moi, — elle avait sept ans, et je n’en comptais que quatre — nous faisions très bon ménage. Je l’aimais parce qu’elle faisait tout ce que je voulais. Quel attrait


JE MIS LA LETTRE À LA POSTE.

trouvait-elle dans ma société, tant soit peu tyrannique ? je le lui ai

demandé depuis, et elle en a trouvé la raison dans le goût inné qui porte les fillettes à jouer à la poupée avec tous les bébés. Or, quelque désobéissant, quelque volontaire que je fusse, je n’en étais pas moins pour Madeleine un bébé plus intéressant que ses poupées.

Quand elle vint, ce jour-là, en sortant de classe, me faire sa visite quotidienne, mon premier mot fut :

— Tu ne sais pas, Madeleine, je vais avoir une petite sœur !

En effet, elle ignorait comme moi ce grand événement, mais ce que je lui dis de la présence du berceau dans la chambre verte ne lui laissa aucun doute à ce sujet, et elle fut si contente, toujours sans doute en raison de son amour pour les poupées vivantes, elle fut si contente, qu’elle oublia de me gronder pour ma désobéissance ; seulement elle me dit :

— Pourvu que ce soit une petite fille ! les filles sont bien plus gentilles que les garçons.

L’idée que le poupon que j’attendais pourrait être un garçon ne m’était pas venue, mais la réflexion de Madeleine me donna à réfléchir, et comme, depuis longtemps, je désirais ardemment une petite sœur, j’imaginais d’écrire au bon Dieu, pour lui demander, puisqu’il en était encore temps, de m’en envoyer une.

— Fais la lettre, dis-je à Madeleine.

Docile par nature, habituée, je l’ai dit, à satisfaire tous mes caprices, désireuse aussi que le bon Dieu me donnât une sœur de préférence à un frère, elle écrivit une lettre bien gentille, une vraie prière, que je mis à la poste dans l’espoir que le facteur la ferait parvenir à destination.

Alors, très tranquilles, nous attendîmes, Madeleine et moi, la réponse qui arriverait sous la forme d’une petite fille.

Tous les jours, muni du coussin qui, pour ouvrir la porte, me servait de piédestal, je montais à la chambre verte ; mais bien des fois j’en revins désappointé ; la réponse du bon Dieu ne venait pas ; un jour même je crus tout perdu, et je faillis pousser un cri de désespoir en m’apercevant que le berceau n’était plus dans la chambre.

Comme je redescendais tout triste l’escalier, j’entendis mon père m’appeler.

— Max, mon petit Max, viens vite embrasser le petit frère que le bon Dieu t’envoie.

Et me prenant dans ses bras, il me porta dans la chambre de ma mère, où était maintenant le berceau.

Mais moi, devant le bébé qui reposait sous les rideaux blancs, je n’eus qu’une parole :

— Le bon Dieu n’a donc pas reçu ma lettre ? C’était une petite sœur que je lui avais demandée.

Je me trahissais : car cet aveu exigeait des éclaircissements que je donnai d’ailleurs avec ingénuité.

En raison sans doute de ma franchise, on ne me gronda pas ; mais je restai si persuadé que c’était pour me punir de ma désobéissance que le bon Dieu n’avait pas répondu à mon désir d’avoir une petite sœur, que pendant longtemps je m’approchai peu du berceau qui contenait la preuve vivante du mécontentement du ciel. Peu à peu cependant je compris que je ne devais pas tenir à mon petit frère une rigueur par trop grande ; en somme, il n’était pas responsable de ce qui s’était passé entre le bon Dieu et moi. Madeleine d’ailleurs, très vite consolée parce qu’elle n’avait pas mes remords, me reprochait mon indifférence et m’assurait que, pour un garçon, Raymond était vraiment très gentil.

Je condescendis alors à le regarder, et, les années aidant, nous devînmes fort bons amis ; mais de ma première désobéissance et de la déception qui l’a suivie est sortie pour moi la salutaire leçon que les petits enfants s’éviteraient souvent des chagrins, et toujours des remords s’ils obéissaient à leur mère.


Séparateur