Corbeille du jeune âge/Un fugitif

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 9-12).


UN FUGITIF



LE printemps revenait pour la seconde fois en Alsace depuis que ce pays avait passé aux mains de l’Allemagne ; toutes ces plaines, qui avaient été jonchées de morts, reverdissaient : la marguerite des champs fleurissait à la place où tant de braves avaient expiré et les oiseaux bâtissaient leurs nids sans se demander si l’arbre sur lequel ils chantaient était devenu prussien ou s’il était resté français.

La nuit tombait lentement ; les étoiles, une à une, perçaient le firmament et apparaissaient d’abord vacillantes et ternes ; mais, à mesure que l’ombre se faisait, elles devenaient plus brillantes et bientôt, au-dessus de la forêt, le ciel parut être une grande nappe d’or. Dans le silence de la nuit, un léger bruit de pas se fit tout à coup entendre : ce bruit était sans doute produit par le passage d’un animal quelconque : un lapin qui se sauvait, un lièvre qui regagnait son gîte… ; mais non, ce pas était hésitant, incertain : un enfant, un petit garçon de dix ans, errait dans la forêt. Il avait les cheveux en broussailles, l’air épuisé… ; d’où venait-il et où allait-il ? Il devait marcher depuis longtemps, car ses jambes fléchissaient, et il s’affaissa sur lui-même, n’en pouvant plus. Alors dans un demi-sommeil, qui n’était pas encore le rêve, il revit sa vie bien courte et déjà si agitée.

Il était heureux chez lui, en Alsace, dans la jolie petite maison où il était né, où il vivait entouré de tendresse, gâté par ses parents ; mais la guerre avec la Prusse s’était déclarée ; son père s’était fait soldat pour défendre la France, et sa mère avait refusé de s’éloigner du théâtre de la guerre, dont Frantz avait suivi toutes les horreurs. Il avait entendu le bruit du canon, il avait vu l’armée partir pour la bataille et revenir décimée… décimée et vainçue !

Un jour, le bataillon de son père avait été désigné pour marcher, et le soir, son père n’était pas revenu. Sa mère l’avait pris avec elle, elle l’avait emmené sur le champ de bataille, et sans trembler, comme un homme déjà, mais serrant bien fort la main de sa mère, il avait marché entre les cadavres, suivant les ambulanciers qui reconnaissaient les blessés… On avait trouvé son père mort, et on était revenu à la maison. Sa mère pleurait, et lui, il s’était promis qu’il retournerait là-bas plus tard et qu’il se battrait ; mais ce jour-là, oh ! oui certainement, ce jour-là on serait vainqueur.

Rien ne les retenant plus en Alsace, ils auraient pu quitter le pays envahi ; mais la mère de Frantz s’affaiblissait de jour en jour et elle était tombée tout à fait malade. C’était le chagrin, disait-on ; cependant Frantz ne la voyait jamais pleurer, la source des larmes semblait tarie en elle ; mais le jour où son fils était rentré de l’école en lui disant : Le traité de paix est signé, et l’on dit que nous sommes prussiens, » deux grosses larmes avaient coulé le long de ses joues.

— Nous allons partir, avait-elle dit à Frantz, nous allons partir coûte que coûte.

Mais elle n’avait pu effectuer son projet, et elle était morte en recommandant à Frantz de ne jamais oublier que son père était mort pour la France.

Frantz avait été recueilli par une vieille voisine ; mais quand il lui disait : « Je veux aller en France, je ne resterai plus en Alsace, » elle lui répondait : « C’est triste, vois-tu : mais tu es pauvre, il te faut rester ici. »

Et il pleurait souvent.

Cependant ses camarades avaient repris leurs jeux sur la place publique ; ils s’amusaient comme autrefois. C’est qu’ils n’avaient pas traversé le champ de bataille ; ils n’avaient pas vu leur père, la poitrine percée d’une balle, étendu mort auprès d’un grand Allemand, celui qui lui avait porté le dernier coup.

Sa seule distraction était d’aller en classe ; il y apprenait le français, et quand il serait grand, il revendiquerait ses droits. Cette pensée le soutenait ; mais un jour il ne trouva plus en classe le vieux professeur, il était remplacé par un Allemand : on ne ferait plus la classe en français, ils étaient tout à fait Prussiens ; et Frantz s’était révolté, il s’était dit : Je partirai. Il avait mûri longtemps son projet de fuite ; il le combinait en classe, il y rêvait la nuit ; sa petite ville natale n’était pas éloignée de la frontière, il pourrait peut-être gagner facilement la France ; et un soir, il était parti, ne craignant qu’une chose : être repris par les Allemands. Il y avait bien des jours qu’il marchait quand il tomba épuisé dans la forêt où il s’endormit.

Il fut réveillé fort tard par un bruit de voix. Il allait être surpris. c’étaient les gendarmes, les gendarmes allemands qui allaient le prendre, le garrotter et le ramener en Allemagne, dans ce pays qui ne serait jamais sa patrie, malgré les enseignements du nouveau maître d’école. Où fuir ?

Mais il n’était plus temps… les pas se rapprochaient… il distinguait un babil d’enfant. Il se souleva et vit apparaître, au détour d’un sentier, une petite fille et une dame. La petite fille, toute saisie de cette apparition soudaine, se cramponnait au bras de la dame, qu’il n’osait regarder. C’était sans doute une de ces grandes Allemandes blond-filasse, comme la femme du maître d’école, et elle allait le ramener par l’oreille ; mais la petite fille, qui était brune et mignonne, n’aurait-elle pas pitié de lui ? Et, voulant savoir s’il était sauvé :

— Est-ce que je suis en France maintenant ? demanda-t-il.

— En France ? oh oui ! chez nous, répondit l’enfant, dont la voix douce rendit à Frantz deux fois plus chère la langue maternelle. Et la mère, devinant d’un regard la simple histoire du petit Alsacien, lui dit :

— Oui, vous êtes en France, chez vous.



Non seulement il était en France, mais Dieu l’avait conduit chez de braves gens, qui lui ouvrirent leur maison et l’aidèrent à devenir un bon soldat, qui marchera en tête de l’armée quand… quand le jour qu’il appelle de tous ses vœux sera venu.