Corbeille du jeune âge/Pour une mouche

Desclée, de Brouwer et Cie (p. -8).


POUR UNE MOUCHE



LE père Bonjour, le vieux maître d’école de Drive sur l’Orette, venait de mourir, et nous ses élèves qui lui avions joué tant de tours, qui avions exercé sa patience avec un zèle si infatigable, et qui l’aurions volontiers regardé comme un ennemi, tout uniment parce qu’il était maître d’école, nous avions été un peu émus en apprenant sa mort. Avec l’indifférence inqualifiable de notre âge, nous ne remarquions pas que depuis quelques mois il changeait beaucoup, et quand, sans maladie, il s’en alla d’épuisement, nous fûmes surpris et un peu troublés. Je me rappelle que je pelais pacifiquement une orange, quand mon camarade Portain m’annonça cette nouvelle.

— Ce n’est pas possible, lui dis-je, il nous a fait la classe encore ce soir (une classe qui, je m’en souviens, avait été fort orageuse) ; il y a deux heures à peine que nous sommes sortis, ce n’est pas possible !

Mais tout en disant : « Ce n’est pas possible, » je courus à l’école, où j’appris la triste vérité, et je rentrai avec un grain de remords au fond de mon cœur, car je n’avais pas toujours été un élève discipliné, et j’avais bien souvent exercé la patience du pauvre maître.

Je me sentais tout chose à l’idée que je ne le verrais plus dans la chaire d’où il nous initiait aux sciences que bien souvent nous avions dédaignées, et mes camarades m’avouèrent qu’ils avaient tous eu la même impression que moi. Pas un d’entre nous ne manqua d’aller à l’enterrement, et l’on remarqua notre bonne tenue ; mais, au retour du cimetière, nous éprouvâmes comme une détente, nos petites poitrines se dilatèrent, nous étions depuis quelques heures si bien identifiés avec le maître, que nous étions comme surpris de nous sentir revivre alors qu’il dormait sous la terre humide, et c’était bon de revivre, de sentir la gaie lumière du soleil vous envelopper, d’entendre chanter les oiseaux, et de s’apercevoir que la campagne n’avait rien perdu de sa beauté. Alors nous nous souvînmes que, par la mort du maître d’école, nous étions forcément en congé jusqu’à l’arrivée du nouveau professeur, et à cette pensée, plusieurs d’entre nous se mirent à siffler.

Par bonheur le vieux Maître ne les entendait pas ; mais les eût-il entendus qu’il les eût peut-être excusés ; peut-être même eût-il regretté quelques coups de férule donnés hors de propos, car, de l’autre côté de ce monde, on devient plus indulgent, et l’on comprend mieux combien il doit être difficile aux petits garçons de faire taire l’étourderie qui sans cesse bourdonne autour d’eux.

Notre congé ne fut pas aussi long que nous l’eussions souhaité ; car l’Université, soucieuse de ne pas nous laisser trop longtemps livrés aux mains de la paresse, ne tarda pas à nous pourvoir d’un professeur.

Nous nous fîmes tous tirer l’oreille pour venir à sa première classe, et une fois sur nos bancs, au lieu de prendre nos cahiers et nos livres, nous ne nous occupâmes qu’à examiner curieusement le nouveau venu.

Or, le nouveau venu était un tout jeune homme, qui en était à sa première étape sur la route du professorat, et qui avait encore dans les oreilles (il me le confia depuis), ces conseils de son vieux maître à lui :

« La carrière d’instituteur, lui avait-il dit, a bien des épines ; on est en butte aux sarcasmes d’enfants indisciplinés et moqueurs et on a souvent à essuyer les reproches des parents, qui rendent le Maître responsable de l’ignorance des paresseux ; mais quelqu’ingrate qu’elle paraisse, elle a ses beaux côtés pour celui qui sait les chercher. Sois de ce nombre, et pour cela, aime tes élèves et fais en sorte qu’ils te craignent, mais qu’ils t’aiment aussi. Excite leur amour-propre, en ayant soin toutefois de ne pas mettre en jeu la jalousie qui envenime tout. Par ton calme, maintiens les indisciplinés ; par ta bonté, attire les faibles qui ont besoin d’encouragement. Tu gagneras d’abord le respect de tes élèves, ensuite, l’estime de leurs parents. Mais souviens-toi que c’est dès la première heure, que dis-je ! dès la première minute de ta première classe que tu dois te montrer tel que tu veux rester.

Défie-toi de l’impression que tu donneras dès le début ; car, si elle est bonne, tu tiendras, comme on le dit vulgairement, ta classe dans ta main, si elle est mauvaise, tu auras fort à faire pour changer l’opinion des enfants sur ton compte, et pour en venir à bout. »

Voilà ce que se redisait le jeune professeur, en présence de trente gamins dont les yeux étincelaient d’une malice que les enfants vont chercher on ne sait où, et comme il allait parler, un chuchotement le prévint : de bouche en bouche, à mi-voix d’abord, puis plus haut, ces deux mots couraient dans la classe :

— S’envolera !… s’envolera pas ! s’envolera !

Le professeur les entendit, et il vit que les trente paires d’yeux étaient braquées sur son épingle de cravate, qui représentait une grosse mouche.

Un instant, un seul ! il se sentit perdu : quelle erreur n’avait-il pas commise ! quand on a tout à craindre, ne doit-on pas mettre les atouts de son côté ! et n’était-ce pas une faute irréparable que de commencer par donner prise à une moquerie ! Le sang lui bouillonna dans les veines. Il fut sur le point de prendre la mouche — celle de son épingle, s’entend — et de la jeter loin de lui ; mais il se contint ; cette action aurait fort ressemblé à une capitulation. Non, il fallait tenir bon contre l’assaut. Et appelant à lui ce qu’il avait de sang-froid, d’une voix qui domina tous les chuchotements :

— Elle s’envolera, Messieurs, dit-il, je vous le promets ; mais ce ne sera qu’à la fin de la classe.

Subjugués par ce ton, désorientés d’avoir été devinés, nous restâmes bouches béantes, très penauds, et un peu étonnés. Quelques-uns s’imaginèrent que c’était une vraie mouche que, par un pouvoir magnétique, le professeur retenait à sa cravate ; les moins naïfs supposèrent que c’était une mouche mécanique ; un ou deux flairèrent une simple facétie du maître ; mais tous restèrent silencieux, et, dans l’attente de la fin de la classe, la classe se passa dans un calme parfait.

Quand midi sonna, le Maître se leva :

— Messieurs, nous dit-il, ma mouche va s’envoler, et il fait un si beau temps que je crains bien de ne pas la rattraper de la journée, aussi vais-je lui laisser sa liberté, et en son honneur, je vous donne congé. C’est un droit de joyeux avènement qu’elle prend ; mais à une condition, c’est que vous lui promettrez de suivre l’exemple de sagesse qu’elle vous donne pendant la classe où elle est, avez-vous dû le remarquer, d’une immobilité qui est la sagesse des mouches. Promettez-vous ?

— Vive le congé ! vive le Maître ! et vive la mouche ! criâmes-nous en chœur.

Les plus petits regrettèrent peut-être de n’avoir pas vu le phénomène qu’ils attendaient : une épingle de cravate prendre son vol dans la classe ; mais ils pensèrent que c’eût été indigne d’une mouche aussi sage, et qu’elle ne se permettait de semblables ébats que dans la campagne. Peut-être leur arriva-t-il de la chercher dans les buissons ; mais les petits, comme les grands, avaient compris que le Maître qui domptait de telles mouches saurait dompter les petits garçons, et qu’avec lui il ne fallait pas rire… en classe.

Il avait gagné la partie.