Corbeille du jeune âge/Un gros chagrin

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 13-15).




UN GROS CHAGRIN.



YAn a beaucoup de chagrin : son cheval Riquiqui est cassé. Pour comprendre toute l’étendue du chagrin d’Yan, il faut savoir ce que Riquiqui était pour lui : c’était un ami sûr qui, s’il ne donnait jamais de conseils, se gardait aussi de faire des reproches ; c’était un confident qui n’avait jamais redit les grands secrets qu’Yan lui avait confiés. Certes Yan aimait tous les chevaux : la grande jument qu’il menait lui-même à l’abreuvoir ; Tudy, un trotteur de premier ordre ; Cora, dont la fidélité avait été bien des fois mise à l’épreuve ; mais il les plaçait tous, sans hésitation, à cent pics au-dessous de Riquiqui, et c’est ce Riquiqui si aimé qu’il vient de trouver cassé. Aussi, sans fausse honte, lui qui veut être un homme, s’est-il mis à pleurer comme un enfant.

Sa petite sœur Josèphe, debout derrière lui, ne sait comment le consoler, car c’est la première fois qu’elle se trouve en présence d’une douleur aussi profonde ; elle offrirait bien ses deux sous, toute sa fortune, pour acheter un autre Riquiqui, mais sa délicatesse enfantine lui dit que l’argent ne console pas des vrais chagrins, et qu’un Riquiqui neuf ne remplacerait pas l’ancien ; elle embrasserait bien Yan, mais il n’aime pas les démonstrations trop expansives, et elle reste muette.

Alors moi qui passais, mon album sous le bras, cherchant depuis le matin un sujet pour mon prochain tableau, je m’accoudai à la fenêtre de cette ferme bretonne, et j’esquissai la scène si simple de ces deux enfants : Yan, si touchant dans son chagrin ; Josèphe, si éloquente dans sa compassion. Mais, malgré la promptitude de mon coup de crayon, je n’avais pas achevé de les croquer quand le petit garçon releva la tête ; il me vit et s’enfuit, entraînant sa sœur et laissant le pauvre Riquiqui à son triste sort.

De retour chez moi, je peignis un fort joli petit tableau de genre ; puis, quand il fut achevé, voulant avoir une appréciation vraie de mon travail, voulant savoir si les enfants se reconnaîtraient, je me rendis à la ferme. Sur le chemin, je rencontrai Yan qui gardait les vaches, tout en taillant un sifflet dans du bois de sureau. Je déballai ma petite toile et, la lui mettant sous les yeux :

— Reconnais-tu ? lui demandai-je.

Il tendit les bras :

— Riquiqui ? s’écria-t-il.

Ce cri, parti du cœur, me fit plaisir ; le jeu brisé, ou plutôt l’ami tant aimé, n’était pas oublié, et au lieu d’éprouver un sentiment de fierté de se voir en peinture, ou de plaisir en reconnaissant sa maison, ce foyer auquel, plus que tout autre peuple, le Breton est attaché, Yan n’avait vu que son ami.

— Oui, c’est Riquiqui, lui dis-je ; tu l’aimais bien ?

— Je l’aime encore, me répondit-il avec un certain reproche, comme s’il eût été froissé de me voir employer le temps passé pour parler d’une affection qui subsistait toujours.

— Veux-tu ce dessin ?

— Pourquoi faire ? me demanda-t-il avec plus de franchise que de politesse ; je n’ai pas besoin de votre papier pour me rappeler Riquiqui.

Il se remit à tailler son sureau ; c’était un congé qu’il me donnait, et je m’éloignai, en pensant qu’il l’avait bien aimé, son Riquiqui, puisque son souvenir était tellement empreint dans sa mémoire et dans son cœur, qu’il n’avait besoin d’aucune image pour se le rappeler.

— Heureux Riquiqui ! murmurai-je, et bon petit Yan !