Corbeille du jeune âge/Un fameux courrier

Desclée, de Brouwer et Cie (p. 16-23).


UN FAMEUX COURRIER



DU temps où le père et la mère Laurent étaient des petits enfants, — ce temps-là remonte bien loin, — l’instruction n’était pas obligatoire, aussi les gamins et les gamines de l’époque restaient-ils dans une ignorance que bien souvent ils déploraient plus tard. Sans doute, bien qu’il n’eût jamais su ni lire ni écrire, le père Laurent n’en avait pas moins été un brave homme, un bon menuisier, qui était arrivé, par son travail, à élever son fils. Sans doute la mère Laurent, pour ne pas être plus instruite que son mari, n’en était pas moins devenue une bonne ménagère, courageuse à l’ouvrage ; mais il n’en était pas moins vrai qu’en vieillissant, ils reconnaissaient qu’un peu d’instruction n’est pas à dédaigner, et jamais ils ne regrettèrent autant de ne pas savoir lire qu’au moment où leur fils unique, pris par le service militaire, partit pour Madagascar.

C’était un bon garçon que leur Jacquik, et il leur écrivait le plus souvent qu’il pouvait ; mais combien il leur en coûtait d’être obligés de se faire lire ses lettres, et de ne lui répondre que par l’entremise d’un voisin complaisant !

Cette correspondance perdait forcément de son intimité : Jacquik, sachant que ses lettres passeraient sous d’autres yeux que ceux de ses parents, était moins à l’aise, et les parents, dans leurs réponses, narraient les événements du village, mais n’osaient pas toujours se laisser aller aux épanchements dont leurs vieux cœurs éprouvaient le besoin.

Et puis ce n’est pas tout ! dans les journaux on parlait de


cette lecture était pour mariette un travail laborieux.

Madagascar ; le maître d’école leur en faisait bien la lecture ; mais ils

n’osaient pas lui faire répéter l’article qu’ils n’avaient pas toujours très bien compris ; ils achetaient alors le journal, et priaient Mariette, une petite voisine, de leur relire ce qui se passait là-bas.

Mariette n’avait pas ses brevets, ni même son certificat d’études, loin de là ! et cette lecture était pour elle un travail laborieux, une affaire d’état ; elle hésitait, elle ânonnait quelquefois, elle estropiait les mots, surtout les noms propres ; cependant elle y mettait toute sa conscience, et, dans les premiers temps, elle ne sautait pas une ligne.

C’est ainsi que les bonnes gens apprenaient sur les batailles et sur les maladies qui décimaient les troupes, des détails que le maître d’école avait passés sous silence.

Aussi chaque courrier leur apportait-il un surcroît d’inquiétudes ; ils se regardaient tristement, et sans qu’ils se fussent rien dit, de grosses larmes coulaient de leurs yeux.

À mesure que les mois s’écoulaient, les inquiétudes du père et de la mère Laurent grandissaient ; leur défiance aussi. Ils s’imaginaient toujours qu’on leur cachait quelque chose pour leur Jacquik.

Leur confiance en Mariette elle-même s’émoussait. L’enfant faisait des progrès, elle lisait plus couramment, comprenait mieux l’importance des nouvelles, et craignait peut-être plus qu’autrefois d’inquiéter les deux vieillards.

Qui sait si, agissant comme le maître d’école, elle ne sautait pas les passages les plus importants, et aussi les plus douloureux pour eux !

— À coup sûr, se disaient-ils, Jacquik doit être malade, ou peut-être tué ; on doit, sur l’imprimé, trouver son nom en toutes lettres parmi ceux des morts, et on ne veut pas nous le dire.

Les lettres du jeune homme ne les rassuraient plus entièrement. On leur disait qu’il était bien, mais était-ce vrai ? et pour les lettres, comme pour les journaux, leur disait-on la vérité ?

Ah ! s’ils avaient su lire !

Bien souvent le père Laurent, un homme rangé s’il en fut, quittait son atelier pour la brasserie où il était sûr d’entendre parler politique.

La politique lui importait peu ; mais quand, au milieu de mots ronflants, qui ne lui disaient rien, tombait celui de Madagascar, il s’approchait, demandait d’un air dégagé ce qui se passait dans cette colonie, et rentrait presque toujours avec des nouvelles qui le rendaient plus sombre et qui faisaient pleurer sa femme.

Elle aussi tâchait de savoir ; elle questionnait de ci de là ; mais on devinait que cette pauvre vieille ne s’intéressait à Madagascar que parce qu’elle y avait un fils, et on la ménageait.

Témoin de leurs inquiétudes, émue de leurs larmes, Mariette, qui avait un bon petit cœur, chercha et trouva le moyen de calmer leur défiance, en mettant sous leurs yeux la preuve irréfutable que leur Jacquik était bien portant.

Un jour on remit au père Laurent une lettre si lourde, qu’il lui fallut payer une surtaxe.

Que pouvait donc bien contenir cette lettre si lourde ?

— Ouvre vite ! disait à son mari la mère Laurent, que toute chose anormale troublait.

Mais Mariette, qui se trouvait là, — elle s’arrangeait toujours de façon à être présente quand ils recevaient le courrier de Madagascar, sans doute pour qu’ils fussent à même d’en connaître tout de suite la teneur, — Mariette paraissait tout heureuse, et elle ne fut aucunement étonnée quand le père Laurent sortit de la lettre une photographie de Jacquik. Oui ! ils avaient sous les yeux leur Jacquik, sinon en


la lettre contenait une photographie de Jacquit.

chair et en os, du moins en portrait, ce qui était bien une preuve qu’il

avait, devant l’appareil, posé bien vivant, dans une pose toute martiale.

Et devant cette mauvaise épreuve, dans laquelle on ne reconnaissait Jacquik qu’à peu près, ils s’extasiaient les pauvres gens, tandis que Mariette jouissait du succès de son idée, car c’était elle qui avait écrit à Jacquik : « Envoyez à vos parents votre portrait pour qu’ils voient que vous êtes bien portant. »

Le père Laurent, ce jour-là, promena chez tous ses amis la photographie de son garçon, que le soir la vieille maman mit à côté de son lit, pour la regarder dès son réveil.

— Au moins, répétait le père Laurent, nous avons là une preuve palpable qu’il est bien. Pour nous, c’est mieux qu’une lettre, car les lettres ! nous ne sommes jamais sûr qu’on nous les lise sans rien en passer. Mariette elle-même, par bonté, pourrait quelquefois nous tromper.

Mariette, qui l’entendit faire cette réflexion, sourit discrètement, car le père Laurent ne se trompait pas beaucoup en pensant qu’elle ne leur traduisait pas mot pour mot toutes les lettres de Jacquik. Ainsi, dans celle qui accompagnait la photographie, elle avait sauté un entrefilet dans lequel Jacquik disait :

« Remerciez Mariette de sa petite lettre, et de la bonne idée qu’elle m’a donnée de vous envoyer mon portrait. »

Mais ce n’était pas pour les tromper qu’elle avait omis le passage, ce n’était pas non plus par une commisération qui, dans le cas actuel, n’était pas nécessaire… c’était par modestie.


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