Une poignée de vérités/Texte entier

Imprimerie Gagnon, éditeur (p. couv.--).

À PROPOS DU CANADA FRANÇAIS

Une Poignée
De Vérités
par
ALBERT LARRIEU.

1920
IMRPIMERIE GAGNON & C ie, Éditeurs,
Fall River, Mass., États-Unis d’Amérique.



Copyright by Louis J. Gagnon,
Enregistré à Washington, 1920.




Tous droits réservés pour les États-Unis, le Canada
et la France.



PRÉFACE


LETTRE PRÉFACE PAR M. THOMAS CHAPAIS, CONSEILLER AU PARLEMENT DE QUÉBEC, PROFESSEUR D’HISTOIRE À L’UNIVERSITÉ LAVAL.


Cher M. Larrieu,

J’ai lu avec un bien vif intérêt votre « petit livre ». Et je viens vous dire qu’il n’a pas besoin de pilote pour cingler bravement vers les rives de la France. Déjà je le vois aborder heureusement cette terre bénie, où l’attend, n’en doutez pas, le plus cordial accueil.

Comment pourrait-il en être autrement ? Dans ses pages, vous allez parler à la vieille mère-patrie, de cette France nouvelle qu’elle enfanta naguère à la civilisation et à la foi qui lui fut plus tard arrachée, qu’elle sembla oublier longtemps, et qu’elle voit maintenant lui apparaître pleine de force et de vitalité, avec une physionomie et une voix qui démontrent péremptoirement sa filiation et la persistance de hérédités.

Votre opuscule n’a pas besoin de préface. Le nom de son auteur lui vaudra mieux que toutes les présentations exotiques, auprès de vos compatriotes… La signature du mélodieux troubadour qui, d’un hémisphère à l’autre, fait voler sur les ailes de sa chanson le doux verbe de France, sera pour lui le meilleur mot de passe. Quant à vos cousins du Canada, d’avance ils vous connaissent, ils vous apprécient, ils vous aiment… Et en voyant votre brochure à la vitrine de nos libraires, ils se diront aussitôt, avant même de l’avoir feuilletée : « En voici un qui, nous en sommes sûrs, ne dit pas du mal de nous. »

Non, vous n’en dites pas ! On sent en vous lisant que c’est non pas un simple cousin, mais un frère même qui parle. Laissez-moi vous dire que, pour ma part, j’en suis profondément touché, et que ce sentiment sera celui de tous vos lecteurs canadiens. Qu’importent, après cela, certaines divergences de point de vue, certaines nuances d’opinions, que je pourrais peut-être noter si je faisais ici un article au lieu d’une lettre. Vous nous connaissez, vous nous comprenez, vous nous témoignez la plus ardente sympathie. « Ma sympathie, je ne saurais la cacher, » déclarez-vous, « et je ne le veux pas non plus ! C’est même pour l’affirmer que j’écris. C’est pour prouver à quel point nos « cousins » du Canada ont été ignorés et méconnus. C’est pour montrer qu’ils sont bien des nôtres et qu’ils ont gardé toutes les qualités qui firent du peuple de France un des plus grands peuples du monde. C’est aussi pour les défendre contre les inconcevables calomnies qu’on a répandues à plaisir sur leur compte et que l’on continue à répandre… Voilà donc le lecteur prévenu : l’auteur de ces lignes est l’ami des Canadiens français : ce qu’il désire c’est les faire aimer comme il les aime. » Pour ceci, cher M. Larrieu, et pour tout votre opuscule je vous dis un cordial merci.

Avant d’écrire sur nous, vous avez fait longuement notre connaissance. Comme vous le dites si bien, au cours de vos randonnées, vous avez pénétré dans tous nos milieux ; vous avez fréquenté chez les pauvres aussi bien que chez les riches ; vous avez souvent logé, couché chez « l’habitant. » Votre livre devra donc être un témoignage de réelle valeur.

Les Canadiens sauront l’apprécier, et les Français du vieux pays devront vous savoir gré de leur faire mieux connaître la petite France des bords du Saint-Laurent.


THOMAS CHAPAIS.

Saint-Denis, 3 juillet 1919.

(Canada)


POURQUOI CE PETIT LIVRE ?


I.


Le Canada ! Sujet sur lequel on a bien souvent et bien longuement écrit. Il faudrait une bonne demi-heure pour énumérer seulement les titres des ouvrages publiés sur ce pays. Comme toujours, dans tout ce qui est humain, à côté d’excellentes choses on a accumulé, à propos du Canada, les plus grosses erreurs, les plus abracadabrantes fantaisies. C’est qu’en réalité, pour bien connaître ce pays, il faut y séjourner longtemps, il faut l’étudier, non pas à l’aide de documents de bibliothèques, non pas en se laissant accaparer par un groupe d’amis qui ne vous montrera que ce qu’il veut montrer, mais en pénétrant dans les familles, en faisant causer le paysan et l’ouvrier, en vivant de la vie Canadienne.

Les sentiments de l’âme canadienne sont tellement divers, tellement tiraillés par des aspirations contraires qu’il est difficile de les comprendre. Ce pays semble voué à la complexité. Géographiquement d’abord : au Nord, ce sont les régions polaires ; au Sud c’est la nation voisine bornée par une ligne purement imaginaire, le 45e degré ; à l’Est et à l’Ouest deux immenses océans.

Climatériquement : le Canada est extrêmement froid, extrêmement chaud. Politiquement : le Canada est officiellement Anglais, mais beaucoup de Canadiens sont français par la langue et par le cœur, d’autres sont Canadiens tout court. Administrativement : Canadiens-Français, Canadiens-Anglais coexistent, mais ne se mélangent pas. Cultuellement : catholiques d’une part, protestants d’autre part, tous défendent avec acharnement leurs convictions. Ce pays est un terrain de lutte perpétuelle, de tiraillements sans fin, de frictions journalières (comme on dit là-bas), à propos des écoles, de la langue, de la religion, des élections, des coutumes etc… Pour y voir clair au milieu de cette complexité, pour l’étudier de près on a écrit nombre de livres. Selon que l’auteur est catholique ou protestant, républicain ou royaliste, conservateur ou libéral, anglophile ou francophile, il a placé la question sur son terrain à lui et l’a résolue conformément à ses convictions. Il n’existe pas sur le Canada une seule étude véritablement impartiale.

On me dira : « Mais, vous-même, vous catholique et français, n’allez-vous pas vous montrer involontairement partial ? Pourrez-vous vous, défendre de votre sympathie pour les Canadiens-français ? » Evidemment non, ma sympathie, je ne saurais la cacher, et je ne le veux pas non plus. C’est même pour l’affirmer que j’écris ; c’est pour montrer à quel point nos « cousins » du Canada ont été ignorés et méconnus ; c’est pour rappeler qu’ils sont du peuple de France, un des plus grands peuples du monde. C’est aussi pour les défendre contre les inconcevables calomnies qu’on a semées et qu’on continue à répandre à plaisir sur leur compte.

Pendant deux ans, j’ai été l’hôte des Canadiens-français, j’ai vécu parmi eux, je les ai observés, étudiés, et j’ai pu les apprécier. Ce serait n’avoir pas de cœur, ce serait mépriser la Justice et la Vérité que de ne rien dire, de ne pas élever la voix en présence des assauts livrés à une race qui est la mienne. Ce que je fais là, c’est mon devoir, c’est une obligation de conscience que je remplis. Je voudrais que le monde entier lût ce petit livre. Cependant c’est surtout à mes compatriotes, aux Français que je m’adresse ; presque tous ignorent le Canada : je le prouverai tout-à-l’heure. Voilà le lecteur prévenu : l’auteur de ces lignes est l’ami des Canadiens-français : ce qu’il désire c’est les faire aimer comme il les aime. Ce ne sera pas difficile : il n’a qu’à dire ce qui est, ce qu’il a vu. Il promet de ne rien avancer qu’il ne prouve. On ne trouvera dans ce petit ouvrage ni chiffres, ni dates, ni documents puisés dans les archives, les bibliothèques, les mairies, le Parlement ou ailleurs. Ce genre de travail a été fait et refait : je risquerais de répéter ce qu’ont déjà dit les Siegried, les Arnould, les Lamy, les Bazin, les Hanotaux, etc… Ce que je compte faire, c’est étudier le plus consciencieusement possible l’âme du peuple canadien-français, c’est montrer la grande affection qui le rattache à nous, quoi qu’on ait pu dire. Je voudrais aussi montrer l’intérêt qu’offre pour nous, Français, cet immense pays, au point de vue de la langue, des coutumes et des mœurs. Je ne suis ni sociologue, ni économiste. J’avoue ne m’être exprimé jusqu’à présent qu’en petits vers de 6 à 8 pieds que j’ai musiqués tant bien que mal. Mais un simple chansonnier peut très bien sentir l’âme d’un peuple, exprimer les sentiments qui l’animent, formuler ses aspirations et son idéal.

À travers mes nombreuses randonnées dans le pays, personne ne m’a guidé : j’ai marché au hasard. Ma venue au Canada n’a rien eu d’officiel (ce qui est une garantie de sincérité !). Avant d’y venir je n’avais aucun parti pris, aucune idée préconçue et, autant dire, aucune connaissance du pays. Les réceptions qu’on m’a faites, n’étaient aucunement préparées. Mon métier de « troubadour » m’a permis de pénétrer partout, chez les riches comme chez les pauvres. Souvent j’ai logé, j’ai couché chez l’« habitant ». Avec moi point de gêne, point de timidité. Nous étions en famille. Ce livre est le récit fidèle de ce que j’ai vu et entendu.


II

LES FRANÇAIS IGNORENT LE CANADA.


« Cette affirmation, me dira-t-on, est toute gratuite. « Il y a longtemps que le Canada est découvert : vous n’avez rien d’un explorateur. »

Je sais bien que d’autres avant moi ont instruit les Français des choses canadiennes, témoin Maurice Barrès pour ne citer que celui-là. N’empêche que sur 38 millions de Français il n’y en a pas deux millions, que dis-je, pas même un million qui sachent ce qu’est le Canada français. Vous en doutez ? Faisons ensemble une expérience. Allons à Paris, le centre de l’intellectualité française, asseyons-nous à la terrasse d’un café, sur les grands boulevards à l’heure où sortent les midinettes et les ouvriers. Adressons-nous, sans choisir, au premier qui passe et posons-lui la question : « Qu’est-ce que le Canada ? »

Cet ouvrier, cette midinette ignorent peut-être l’existence de ce pays, il y a belle lurette que l’un et l’autre ont oublié l’histoire et la géographie. Pourtant s’ils en ont encore gardé quelques bribes dans leur souvenir, ils vous répondront que le Canada est une possession anglaise, qu’il est peuplé d’Anglais et de quelques Peaux-rouges, derniers survivants de l’occupation. Ils ajouteront, peut-être, qu’on y voit encore quelques rares Français disséminés çà et là.

Nous n’obtiendrons pas davantage et encore cela sera bien beau.

Renouvelons notre question à dix, vingt, trente personnes : la réponse ne variera pas ou bien peu.

Je sais bien que la guerre a rapproché les continents, que nos relations avec le Canada se sont renouées. Malheureusement, là encore, quand on vient à parler des soldats canadiens et de leur admirable conduite c’est du soldat canadien-anglais qu’il est question. Hâtons-nous d’ajouter qu’il y a cependant des noms qui semblent sacrés et qui évoquent de suite et sans confusion possible, l’héroïsme sublime du Canadien-français. Ces deux noms sont vimy et courcelette. Le 22ième régiment les a immortalisés. Mais ce n’est qu’un régiment. On n’a formé que ce seul régiment de Canadiens-français. Les soldats canadiens d’origine française furent mélangés avec les soldats canadiens-anglais. On en fit un tout, on les confondit. Ce qui fait que lorsqu’un gros fonctionnaire, un visiteur de marque s’avisait de faire une tournée sur le front, il se trouvait en présence de soldats canadiens, portant l’uniforme khaki, parlant tous anglais. Il ne pouvait pas déviner qu’il y avait là beaucoup de Canadiens-français (ceux-ci parlent les deux langues) et il revenait de sa visite ignorant comme devant. C’était du reste ce qu’on voulait.

Mais revenons à notre expérience : tout à l’heure nous nous sommes adressés à un ouvrier, à une fille du peuple pour leur demander ce qu’ils savent du Canada. Adressons-nous maintenant à un bourgeois, à un commerçant, un avocat, un médecin. Hélas ! le résultat ne sera pas beaucoup plus brillant. La chose est difficilement croyable. Essayez pourtant de questionner tel avocat, tel notaire, tel artiste, telle personnalité mondaine : si neuf fois sur dix on ne vous répond pas que le Canada est une colonie anglaise peuplée d’Anglais, de peaux-rouges et de quelques rares Français, je vais aller le dire à Rome en marchant sur les mains. Le Français ignore le Canada. Faisons cet aveu franchement, quitte à nous instruire après.

Pouvais-je deviner moi-même, quand je me suis embarqué pour l’Amérique, l’extraordinaire surprise qui m’attendait quelques temps après, en arrivant à Québec ? Pouvais-je m’imaginer que dans le nord de ce continent américain, j’allais trouver tout un peuple vivant de nos traditions, parlant notre langue, ayant gardé nos habitudes, nos usages, notre manière de penser, nos vieux proverbes, nos jolies légendes, nos vieilles chansons ? Quelle surprise et quelle joie ! Et aussi quelle confusion ! Positivement j’avais envie de demander pardon à ces frères méconnus. Songez que je venais de passer six longs mois aux États-Unis où tout le monde parle anglais. À Québec je me sentais heureux comme un poisson qu’on a un moment sorti de l’eau et que, généreusement, on vient de replonger dans sa rivière.

Je sais bien que même sans parler des voyageurs ou des savants ayant fait des études historiques, il y a quelques Français instruits qui savent qu’au Canada il existe un énorme contingent de Canadiens-français, devenus politiquement parlant des Anglais, par suite de la cession de Louis XV. Mais ils sont en bien petit nombre et encore, ce qu’il ne vous diront pas, parce qu’ils ne le savent pas, ce sont les luttes acharnées que ces Français exilés ont soutenues et soutiennent encore, pour la défense de leur langue et de leur foi, c’est la noble, la sainte terreur qu’ils ont de l’assimilation. Ils veulent rester français et ils le restent en dépit de tout.

Voilà ce que mes compatriotes ignorent et ce que je voudrais leur crier à tous.

Des voyageurs ont écrit leurs impressions de voyage : des missions ont parcouru le pays. Il semble que nous devrions mieux nous connaître.

René Bazin, André Siegried, Gabriel Hanotaux, Théodore Botrel, René Viviani, Tellier de Poncheville et d’autres sont venus sur le sol canadien : ils nous ont raconté ce qu’ils ont vu, ou plutôt ce qu’on leur a montré en passant. Les visites qu’ils ont faites, à quelques exceptions près, étaient des visites officielles, organisées d’avance, entourées de la pompe en usage et agrémentées des formalités « officielles  ». Ces visiteurs venus de France étaient de suite accaparés par de nombreux amis de tel ou tel groupe, (les petites chapelles foisonnent là comme chez nous) ! ils étaient endoctrinés d’avance et leurs rapports ne sont forcément que le reflet de l’opinion de ces groupes. Le peuple canadien, le vrai peuple, la masse l’ont-ils vue de près ? leur a-t-il été possible de l’observer ? Ont-ils vécu de la vie des « habitants » ? Ont-ils pu saisir au passage cette chose indécise, confuse, embrouillée, toute bouillonnante d’idées, toujours torturée d’idéal qu’on appelle l’âme canadienne-française ?

Demandons aux Canadiens-français eux-mêmes s’ils ont jugé exacts, sincères, vrais, les livres qu’on a écrits sur eux. Demandons-leur si ces ouvrages donnent bien l’impression de ce qu’est leur personnalité, de ce que sont leurs aspirations. Presque tous répondront : non ! Ici, comme partout, il y a des exceptions et les Canadiens-français sont les premiers à les signaler : ils diront par exemple que dans tel livre, tels passages, tels chapitres sont tout à fait véridiques. En revanche maintes et maintes fois, dans les villes et les villages, on m’a fait cette recommandation : « Monsieur, s’il vous arrive jamais d’écrire un livre sur le Canada, tâchez de ne pas dire de « blagues » comme l’ont fait tant d’autres que nous avons reçus chez nous. »

Soyez tranquilles, chers amis, je raconterai simplement, sans y rien ajouter, vos luttes et vos souffrances : cela suffira pour vous faire apprécier. Mes randonnées à travers l’admirable province de Québec, à travers l’Ontario, et parmi les groupes Canado-Américains n’auront pas été vaines. En passant dans vos jolies paroisses, en devenant l’hôte du médecin, du notaire ou du curé, en faisant ma prière du soir en famille, chez vous, en visitant Québec, Montréal, Ottawa, Sherbrooke, Trois-Rivières, La Tuque, les comtés de la Beauce, la Nouvelle Angleterre, le Maine, le Rhode-Island, le New-Hampshire, Chicago, New-York, Minneapolis, bref en allant partout où je savais trouver des Canadiens-français, j’ai constaté le même état d’âme, le même idéal, les mêmes nobles aspirations, la même Foi et par dessus tout, le même amour pour la France. Voilà ce qui nous honore, à nous du « vieux pays », et voilà ce que je veux dire.

III.

TABLEAU DE L’HISTOIRE DU CANADA.


Je n’entrerai pas dans les détails de l’histoire Canadienne. On les trouvera ailleurs. Mais je crois utile d’en donner ici les grandes lignes. Gabriel Hanotaux a dit : « Jamais les Français n’étudieront assez l’histoire du Canada ». J’ajoute que c’est une des plus courtes et des plus belles de toutes : c’est une suite d’actions d’éclat.


1492, Découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.
1534, Premier voyage de Jacques Cartier au Canada.

1535, Deuxième voyage de Jacques Cartier au Canada.
1541, Troisième voyage de Jacques Cartier au Canada.
1604, Fondation de Port Royal.
1608, Fondation de Québec par Champlain. Jusqu’en 1635 Champlain lutte contre les Iroquois.
1642, Fondation de Ville-Marie par de Maisonneuve. Pendant dix ans encore les Iroquois continuent leurs incursions. Supplice nombreux de missionnaires évangélisateurs.
1664, Le roi Louis XIV s’intéresse à cette nouvelle colonie, il établit un conseil souverain. Les Iroquois sont toujours hostiles.
Seuls les Hurons, les Abénaquais en se convertissant au catholicisme, deviennent nos alliés.
1710, Prise de Port Royal par les Anglais.
1717 Fondation de la ville sud-américaine, La Nouvelle Orléans, jusqu’où le Père Marquette et Jolliet étaient allés en descendant le Mississipi, découvert par eux.
1744, Guerre entre la France et l’Angleterre, Les Anglais attaquent le Canada par trois endroits différents. Exil et dispersion des Acadiens.

1759, Bataille des plaines d’Abraham. Défaite des Français. Mort des deux chefs Montcalm et de Wolfe.
1763, Traité de Paris, cédant le Canada à l’Angleterre. Par « l’acte de capitulation », l’Angleterre reconnaissait à la langue française, au moins implicitement, les mêmes droits que l’anglais et laissait aux Canadiens le libre exercice de leur religion.
1775, Invasion américaine.
1783, L’Angleterre obligée de reconnaître l’indépendance des États Unis.
1791, Division du Canada en deux provinces : Haut Canada, Bas Canada.
1812, Les États-Unis déclarent la guerre à l’Angleterre.
1814, Traité de Gand qui termine cette guerre.
1834, Les griefs des deux Canadas sont résumés et portés en Angleterre.
1837, L’Angleterre n’écoutant pas les revendications, le peuple se soulève, notamment à Montréal. Les révoltes sont impitoyablement punies. C’est à cette époque que l’on créa la fête nationale des Canadiens-Français. En voici la devise : « Nos institutions, notre langue et nos lois ».
1840, Les deux Canadas n’en forment plus qu’un.

1867, Proclamation de la Confédération. Le Canada est constitué en provinces, libres dans leurs intérêts particuliers, unies pour leurs intérêts communs.


Arrêtons ici le tableau de l’histoire canadienne. Le régime n’a guère changé depuis 1867. Ceux qui voudront étudier cette histoire en détail seront émerveillés des actes d’héroïsme, de l’endurance qu’il a fallu aux Français pour ne pas voir leur race anéantie. La lutte est moins âpre maintenant, mais elle est toute aussi dangereuse, comme on le verra plus loin.


IV.

LA LUTTE.


1 — LE CLIMAT, LES SAUVAGES, LA FORET, LES CANADIENS-ANGLAIS.


Ce court tableau de l’histoire du Canada peut donner une idée des souffrances endurées par ce peuple abandonné, et des assauts qu’il lui a fallu soutenir. Il semble que tout ait été contre lui. D’abord le climat : Imaginez-vous cette poignée d’hommes jetés loin de la mère-patrie, sur une terre où tout leur est hostile. Pas de routes, pas de chemins, ni de sentiers : les transports se font par les cours d’eau, dans de frêles canots d’écorce. « De novembre à mai il fait si froid que les glaces empêchent toute communication. L’immense forêt-vierge couvre tout le sol qui ne produit rien. Il faut tout attendre de la France. » Elle envoie des vivres à ces malheureux mais pas toujours en assez grande quantité. Vous connaissez le proverbe : « loin des yeux, loin du cœur ! » À chaque saison nouvelle, dit un auteur, les pauvres « colons tournent anxieusement leurs regards vers l’océan, se demandant si les secours vont arriver. »

Maintes fois, la famine intervient avec son cortège de privations et de souffrances. Il faut défricher la terre pour qu’elle donne de quoi manger, il faut abattre ces arbres qui encombrent le sol de leurs racines robustes et séculaires. C’est à coups de hache qu’il faut d’abord l’éclaircir. Dans son langage imagé le colon se dit : « Il faut que je fasse de la terre, beaucoup de terre. » Et il cogne tant qu’il peut, il abat les géants de la Forêt. À mesure que celle-ci recule, il sème du blé, au milieu des souches en attendant. « Il a tout à faire, il fait tout par lui-même : cette immense tâche ne l’effraie pas. Le voilà maintenant qui arrache les souches, conquérant un arpent, deux arpents sur lesquels il sème le bon grain qui nourrira les siens. »

Ce travail ne se fait pas sans danger : les bêtes fauves, les gros moustiques ou maringouins sont là, guettant leur proie ; les sauvages indigènes, ces terribles Iroquois toujours prêts au meurtre et au pillage, menacent d’envahir le domaine si chèrement acquis.

Que d’héroïsmes ignorés ces terribles épreuves ont faire surgir ! Et pourtant, dès cette époque nos colons se donnent le nom « d’habitants » qui leur est resté depuis. Habitant, cela veut dire que tout espoir de retour est abandonné, qu’on habite définitivement cette terre conquise à coups de hache, qu’on a pétrie, qu’on a créée et où l’on veut rester attaché.

Dans le blason du Canada devrait figurer une hache, ce serait d’un beau symbolisme. (Le mot « habitant » servait aussi à distinguer les colons français des aventuriers venus des pays d’Europe dans le but de vivre sans entraves, sans lois, en se livrant à la rapine et à l’ivrognerie.)

Oserait-on prétendre après cela que le Canadien-français n’est pas chez lui au Canada ? Quand Louis XV céda le pays aux Anglais, ceux-ci auraient bien voulu que les « habitants » s’en retournassent en France et leur fissent place nette. Encore maintenant, si les Canadiens-français s’avisaient d’aller vivre sous d’autres cieux, les Canadiens-anglais en seraient ravis. Enfin seuls ! diraient-ils en poussant un soupir de soulagement comme jamais n’en entendit le globe et en esquissant le plus joyeux des pas de gigue.

Malheureusement les Canadiens-français, depuis trois cents ans, affirment toujours « mordicus » qu’ils sont venus les premiers, qu’ils ont rendu le pays habitable, qu’ils l’ont enrichi, qu’ils sont chez eux, qu’ils entendent non seulement rester là, mais encore s’y multiplier. Le fait est qu’ils pullulent, qu’ils fourmillent au point que de soixante mille ils sont devenus près de quatre millions. La province de Québec ne leur suffit plus, ils débordent dans les provinces voisines, ils ont même franchi le 45ième degré et environ un million des leurs sont passés aux États-Unis. Voici donc quatre millions d’êtres qui maintiennent sur cet immense continent, notre langue, notre foi, nos mœurs, en un mot tout ce qui constitue le génie de notre race. N’y a-t-il pas de quoi faire bondir notre cœur d’enthousiasme ?

Mais de l’autre côté, les Canadiens-anglais soutiennent que le pays est à eux par droit de conquête et qu’ils entendent l’administrer à leur guise. Leur programme est celui-ci : une race : la leur naturellement ; une langue : la leur ; une religion : la leur. Heureusement nos Canadiens-français tiennent bon, ils défendent farouchement leur race, leur langue, leur religion. Que faire ? L’Angleterre qui est une nation très libérale et qui n’a pas l’intolérance des anglais du Canada en a pris son parti. Elle a fait de nos Canadiens-français des sujets anglais en leur garantissant tous les droits qui s’attachent à ce titre et en même temps elle leur a laissé le libre exercice de leur foi, de leur langue et de leurs institutions, le tout dûment écrit et enregistré dans la Constitution. Théoriquement cela est très beau et d’une haute sagesse : pratiquement cela aboutit à des « frictions ».

Tel qu’il est cependant, ce système marche tant bien que mal. Il est à souhaiter qu’il dure longtemps.

Malheureusement les Anglais du Canada, que la nature oblige à vivre avec des frères qui ne leur sont pas sympathiques, font tous leurs efforts pour abolir cette constitution qui leur semble injuste. Les orangistes, les méthodistes de l’Ontario surtout sont les plus acharnés.

Dans leur patriotisme aveugle et intransigeant, ils veulent angliciser et « protestantiser » tout le Canada.

De sorte, qu’après avoir lutté contre le climat, les épidémies, la famine, la forêt-vierge et les sauvages, le Canadien-français voit se dresser devant lui un nouvel ennemi : l’anglicisateur.

V.


2 — L’ANGLICISATION. LA LANGUE FRANÇAISE.


Partant de ce principe, légitime du reste, que par le traité de Paris (1763), le Canada est devenu possession, « dominion » de l’Angleterre, celle-ci a institué là-bas le gouvernement de ses dominions. Ceci revient à dire que la colonie du Canada garde son autonomie, s’administre comme bon lui semble, mais « reste attachée à la mère-patrie, l’Angleterre, par des liens qui pour être très larges, n’en sont pas moins réels. » Dans la Constitution, l’Angleterre a introduit une clause formelle : c’est que les deux langues, le français et l’anglais ; les religions : le catholicisme et les autres seraient admises sur le même pied, sans différence aucune, sans parti pris de part ni d’autre. Le Canada est donc officiellement un pays bilingue, comme la Belgique, comme la Suisse. Les Anglais d’Angleterre semblent être restés respectueux de cette clause, mais les Anglais du Canada tendent de plus en plus, sans l’avouer ouvertement, à la faire disparaître.

Il faut dire que les Anglais d’Angleterre, eux-mêmes, avaient primitivement essayé de chasser un groupe de Français du Canada, sans y réussir. C’est peut-être à cet insuccès que nous devons leurs libéralisme. Ils avaient employé la manière forte. Voici ce triste épisode tel que l’a raconté le poète américain Longfellow. C’était en Acadie, aujourd’hui province maritime du Canada, en 1755. (L’Acadie comprenant les deux provinces canadiennes du Nouveau Brunswick et de la Nouvelle Écosse avait été conquise par l’Angleterre en 1710, c’est-à-dire plus de cinquante ans avant la cession totale des possessions françaises de l’Amérique du Nord, par conséquent avant le traité de Paris.) 1755 ! date fatidique, année terrible où l’on vit ce que les Canadiens-français de l’Acadie appellent encore pittoresquement « le grand dérangement. » Ils disent toujours : c’était après le grand dérangement, ou bien, avant le grand dérangement, pour fixer une date. Les Anglais avaient résolu de détruire en un seul jour toute la race française groupée en Acadie.

On convia les Acadiens à l’église, pour une cérémonie religieuse. Quand l’église fut remplie on ferma les portes et on embarqua de force, sur des bateaux amenés dans ce but, tous les malheureux qui s’étaient rendus dans le Saint Lieu pour prier. Ils n’avaient aucun moyen de défense : les Anglais, au contraire, étaient solidement armés, toute résistance était impossible.

Au milieu du tumulte, des familles furent séparées, on arracha des enfants à leurs mères et le tout, fut entassé pêle-mêle, comme un troupeau, dans les bateaux.

On mit aussitôt à la voile, on navigua deux jours, trois jours, quatre jours et l’on débarqua toutes ces victimes par groupes, le long de la côte américaine sans secours, sans abri, sans espoir de retour.

Le moyen était simple et expéditif. Mais on avait compté sans l’endurance de nos Acadiens, sans le profond amour qu’ils avaient de leur terre. Si beaucoup restèrent sur la côte d’exil et finirent par s’y établir et par fonder des villages très florissants, (ils existent toujours, ce sont de véritables centres français), d’autres marchant nuit et jour, s’orientant à l’aide des étoiles, revinrent dans leur patrie.

Là, ils trouvèrent leurs maisons dévastées, pillées ou brûlées. Avec le temps, grâce à leur indomptable énergie ils se reconstituèrent. Aujourd’hui l’Acadie est une des régions les plus florissantes, du Canada ; on y compte environ 200,000 Acadiens-français.

À Québec un des petits fils de ces héros, (car beaucoup se réfugièrent à Québec qui nous appartenait encore,) un descendant d’Acadien, m’a raconté que son aïeul était revenu pieds nus de la côte d’exil en traînant sa mère malade, dans une brouette. Les Anglais n’oublièrent jamais que la manière forte ne leur réussit pas. Depuis, leurs colonies sont plus libéralement traitées.

Malheureusement les Anglais du Canada n’ont pas suivi l’exemple. Ils s’entêtent à penser, que le meilleur moyen d’anéantir la race canadienne-française, est de faire disparaître sa langue.

Pour atteindre ce but, ils usent de tous les moyens possibles, d’une façon constante, insidieuse, sans jamais se décourager. Il semble que pour eux ce soit un acte de patriotisme. On verra plus loin combien ce patriotisme est mal compris.

Montrons auparavant quelques uns de ces moyens : Dans les chemins de fer, dans les gares par exemple, il est entendu que tous les avis, tous les horaires doivent être affichés en français et en anglais. Un beau jour, sans qu’on sache pourquoi, le français disparaît de toutes les affiches. Nos Canadiens-français réclament, invoquent la Constitution et satisfaction leur est donnée. Quelques mois après la même manœuvre recommence : réclamations, rectification, puis, nouvelle tentative.

Le but est de lasser la patience du Canadien-français.

Même procédé aux bureaux de poste, dans les banques, voire même dans les wagons restaurants où le Canadien-français, ébahi, s’aperçoit un beau jour que le menu se trouve exclusivement rédigé en anglais et que les garçons qui le servent ne comprennent pas un mot de français.

Aussitôt, réclamation en bonne et due forme, rectifications et excuses de la Compagnie, puis, nouvelle offensive.

Autre exemple : le gouvernement fait-il une émission de timbres-postes, une frappe de nouvelle monnaie ? Comme par hasard on oublie le français. Les timbres-postes et l’argent monnayé sont deux articles qui courent partout à travers le globe, c’est donc dire à tout le globe : « le Canada n’est pas un pays bilingue on n’y parle qu’anglais. » C’est de suite ce qu’envisagent les Canadiens-français, qui s’empressent de protester. Je vous dis qu’il y a de quoi lasser la patience d’un saint !

À des époques régulières, on menace de supprimer le français dans les écoles, ou du moins de ne lui accorder qu’une heure par jour, deux au maximum. On annonce à grands fracas qu’on sévira contre toutes les écoles qui refuseront de se soumettre à ce programme. (Ceci, bien entendu dans l’Ontario et les autres provinces. Dans le Québec on n’oserait pas se risquer, tant est forte la majorité des Canadiens-français). Mais en Ontario et ailleurs, ceux-ci résistent. En plusieurs endroits des femmes ont monté la garde dans l’école ; en se relayant, pour empêcher Monsieur l’Inspecteur de pénétrer et pour, au besoin, le chasser à coups de bâton. Résultat : l’anglicisation échoue à peu près partout.

Alors on prend d’autres moyens plus détournés mais plus sûrs. Voici le dernier en date.

On propose que l’instruction sera obligatoire et que des agents spéciaux seront chargés de veiller à ce que tous les enfants fréquentent l’école. C’est le commencement de l’immixtion du gouvernement dans l’enseignement.

De là, à créer l’école neutre il n’y a qu’un pas à franchir. Et l’école neutre c’est la disparition de la langue française, en même temps que du catholicisme.

Comme on le voit, le procédé est insidieux, patient, à longue échéance.

Ce qui est navrant c’est de voir quelques Canadiens-français, (heureusement très rares), les uns de bonne foi, les autres pour ménager l’autorité, en laisser prendre à cette ruse, si innocente d’apparence. Mais la majorité, avec le gros bon sens qu’elle tient de nos aïeux, sait y voir clair. Elle a l’intuition qu’il y a là une question de vie ou de mort pour la race entière et dès qu’il s’agit de l’intérêt de la race, tout le monde est debout, sur le pont, prêt à affronter l’orage. Cette majorité énorme se rend compte que l’instruction obligatoire est un non-sens, attendu qu’il n’existe pas de parents assez sots pour ne pas faire bénéficier leurs enfants de l’instruction.

Pour ma part je n’ai pas vu de paysan, d’ouvrier dont les enfants ne vont pas à l’école. Le nombre d’illettrés chez les Canadiens-français est moins élevé que dans certains pays d’Europe. Je sais bien que les enfants des paysans et des ouvriers, (exception faite pour ceux qui peuvent continuer leurs classes et entrer dans les grands collèges), quittent ordinairement l’école à 13 ou 14 ans. Mais à cet âge, l’enfant sait lire, écrire, compter et parler anglais. Son père en a besoin pour l’aider, il estime que ce menu bagage scientifique est suffisant pour cultiver un champ ou apprendre un métier et, il a raison ! Trop de demi-savants encombrent les grandes villes et refusent le travail manuel.

La science accordée, ou plutôt imposée à tous ne fera jamais le bonheur de l’humanité.

Il a été publié sur cette question de l’école obligatoire un ouvrage admirablement documenté dont voici la dernière page. L’auteur, (le Père Hermas Lalande), réfute l’argument des partisans de l’obligation, qui est celui-ci : « ne pas instituer chez nous l’école obligatoire, c’est vouloir rester à la queue des nations civilisées :

« Restons à la queue des nations civilisées, dit-il, en gardant inviolée la société domestique et l’autorité du père qui en est le chef constitué par Dieu.

« Restons à la queue des nations en abhorrant le divorce et le malthusianisme viveurs et égoïstes qui tarissent la sève de tant d’autres peuples ; en continuant à donner largement, sans les compter, des enfants à la patrie et à l’Église. Restons à la queue des nations et des autres provinces du Canada, en gardant la religion à la base du programme officiel des écoles primaires et en respectant scrupuleusement les droits des minorités. Faisons l’étonement du monde civilisé, en continuant à envoyer librement tous nos enfants à l’école jusqu’au moins à l’âge de 14 ans, en accomplissant par le volontariat ce que les autres pays et les autres provinces ne réalisent pas même avec la conscription scolaire.

« Restons à la queue des autres provinces, en apprenant deux langues, quand elles se targuent de n’en parler qu’une et qu’elles veulent proscrire l’autre sur les lèvres de nos compatriotes.

« Marchons à la queue des nations en accentuant l’infériorité du taux de notre criminalité, en nous conformant dans notre vie publique et privée aux prescriptions de l’Église et du droit naturel. Et quand la vague du bolchévisme, déferlant sur tous les rivages, aura submergé les autres peuples et les autres provinces, elle viendra se briser sur le roc de Québec, parce que le peuple de croyants qui le domine sera resté fidèle aux principes éternels de gouvernement qui font la sécurité et la stabilité des sociétés. »

Poursuivons nos investigations et cherchons, si en dehors du manquement à la Constitution, les Canadiens-Anglais n’ont pas inventé autre chose. Hélas ! oui : c’est l’emploi à jet continu des « tracasseries. »

Citons quelques exemples : — S’agit-il d’envoyer en France une mission commerciale pour une exposition ? On fera tout ce qu’on pourra pour y envoyer un Canadien-Anglais ne sachant pas le français, histoire de montrer à la ville exposante, mettons Bordeaux, qu’on ne parle qu’Anglais au Canada.

S’agit-il de remplacer le gouverneur de la province de Québec, la province française par excellence, on nommera, non pas un Canadien-Français comme cela s’est toujours fait, comme cela est juste et légitime, mais un Irlandais. Cet Irlandais peut être le plus digne des hommes, il peut être un grand ami des Canadiens-français, il peut même avoir été élevé avec eux. Il n’en reste pas moins que le précédent est créé et qu’à la prochaine occasion, tout doucement, sans rien brusquer, on se risquera à nommer un Canadien-Anglais, un pur, cette fois. Les tracasseries de ce genre dégénèrent parfois en puérilités. Voulez-vous avoir promptement votre communication au téléphone ? Demandez votre numéro en « anglais ». Un simple artiste de café-concert vient-il à laisser échapper des paroles malveillantes à l’égard des Canadiens-Français ? Aussitôt, on le réquisitionne, on lui fait une réputation de grand orateur, de philosophe transcendant, pour un peu on l’anoblirait.

Entendons-nous cependant : tous les Canadiens-Anglais ne sont pas de cette trempe. Parmi eux, il en est beaucoup dont le commerce est très agréable et dont le cœur est trop haut placé pour descendre à de telles mesquineries. Ceux dont il est question sont surtout les méthodistes, les orangistes de l’Ontario principalement. Ce sont ceux-là qui excellent dans les attaques à coups d’épingles. Certains ne sont-ils pas allés jusqu’à proposer la création de territoires, appelés réserves, où seraient confinés les Canadiens-français ? C’est ce qui a été fait dans toute l’Amérique pour les Peaux-Rouges, les Iroquois, les Abénaquis, etc… Cette réserve canadienne-française serait la province de Québec.

Les promoteurs de cet étrange projet ont oublié que c’est Jacques Cartier qui a découvert le Canada, que ce sont les Français qui l’ont rendu habitable, qui l’ont fait prospérer, qui l’ont enrichi au prix de mille souffrances. Ils ont oublié que « légalement, » de par la Constitution, un Canadien-français est partout chez lui dans le Canada.

Voici à ce sujet une réflexion d’un journaliste de Montréal, un des meilleurs écrivains de notre langue : Omer Héroux. Quand fut créé le timbre d’épargne de guerre, l’impression, nous l’avons dit, en fut faite en anglais seulement. Les Canadiens-français réclamèrent (comme toujours) ! Alors, à Ottawa, siège du gouvernement, on fit annoncer que ces timbres seraient imprimés en français, mais pour la province de Québec seulement. C’était un acheminement vers la consécration du principe de la « Réserve, » le principe qui veut qu’on reconnaisse aux Canadiens-français du Québec des privilèges dont l’exercice s’arrêtera à la rivière Ottawa, frontière de la province. Et l’auteur ajoute :

« Ces petits carrés de papier, qui circulent par millions au pays et à l’étranger, parlent et prêchent tout le temps. À ceux du pays et de l’extérieur, ils diraient, s’ils étaient bilingues : Au Canada, deux grandes races se sont associées pour fonder un pays. Fières et justes, elles témoignent à leurs idiomes traditionnels un égal respect… Que voulez-vous que disent les timbres actuels, sinon ceci : Au Canada, le français n’a pas les mêmes droits que l’anglais ou, s’il les possède, on n’a pas le courage d’en exiger le respect… Croyez-vous, pour prendre un exemple concret dont chacun peut apporter l’équivalent, que, si les timbres canadiens étaient bilingues, nous aurions reçu de maisons, de sociétés françaises des lettres en anglais ? que ce matin même une revue belge nous écrirait pareillement en anglais ?

« Nous — et la formule enveloppe tous ceux qui combattent pour la même cause — réclamons du bilinguisme partout où nous avons le droit d’en avoir ; tant que, « partout », on ne nous aura pas donné justice, nous continuerons de réclamer.

« Si l’on objecte que la pente est longue à remonter et que nous tomberons peut-être avant d’avoir atteint le sommet, nous répondrons simplement qu’une génération grandit dont la nette volonté et la vigoureuse jeunesse s’attelleront tout de suite à la besogne… »

Quelle noble fierté dans ce langage et quelle patience ne faut-il pas à nos Canadiens-français pour lutter ainsi sans repos ni trêve depuis tant de temps !

La race entière semble vouée à la réclamation perpétuelle.

Ces réclamations ne vont pas sans amener parfois des incidents amusants : un jour, un groupe de joyeux étudiants, voyage en chemin de fer. Le contrôleur, majestuueux, imposant, vient leur demander leurs billets en anglais. Dans la province de Québec, plus que dans toute autre, on a le droit d’exiger du français. Nos étudiants feignent de ne pas comprendre. L’homme à casquette galonnée, insiste : “tickets, please.” Mutisme général des étudiants. On en vient aux propos aigres-doux en anglais, puis aux insultes et l’affaire se termine devant le policeman. Enquêtes, réclamations, promesses de la Compagnie ; elle emploiera à l’avenir un personnel bilingue. Cette promesse est exécutée, tenue pendant un mois, puis tout recommence.

Venant de New-York pour rentrer au Canada je recevais dernièrement, dans mon wagon la visite des agents de l’émigration. Ils me remirent une petite feuille remplie de questions auxquelles je devais répondre par écrit. Mais toutes ces questions étaient formulées en anglais : il m’était impossible de répondre puisque je ne comprends pas cette langue. Je pensais en moi-même, comme tout autre aurait pensé à ma place : il ne semble pas que le Canada soit un pays bilingue !

Il fallait pourtant écrire mes réponses : les agents de l’émigration allaient revenir. Je me fis traduire les questions anglaises par un voyageur complaisant et j’écrivis mes réponses en français. Puis, je remis le tout aux agents. Que se passa-t-il ? que complotèrent ces dignes fonctionnaires ? Je l’ignore, mais ils durent me prendre pour un Canadien-français entêté, réclameur. Le châtiment ne se fit pas attendre ! Ils revinrent, à trois cette fois avec un douanier qu’ils avaient prévenu. Avisant un pardessus que j’avais acheté à New-York, et que j’avais porté quelques jours, ils m’affirmèrent que ce pardessus était tout neuf et que j’avais à payer les droits de douane, soit 12 piastres. Il fallut s’exécuter : c’est ce que je fis, mais sans sourire, comme bien l’on pense.



3 — LES CANADIENS-ANGLAIS COMPRENNENT MAL LEUR INTÉRÊT.


J’ai dit que le patriotisme des Canadiens-anglais est mal compris et qu’ils ont tort de vouloir angliciser et protestantiser tout le pays. D’abord ils emploient, comme on l’a vu, de bien mauvais moyens : ce n’est pas avec du vinaigre que l’on prend les mouches. Plus les Canadiens-français seront persécutés, plus ils s’entêteront ; leur histoire le prouve. On peut même dire que toutes les brimades qu’on leur fait subir leur donnent de nouvelles forces pour résister.

En second lieu, il est insensé de penser un instant à anéantir une race qui se trouve être la plus prolifique du monde. Les ménages de dix, douze, quinze enfants sont chez elle chose commune. N’oublions pas que de soixante mille individus ils sont devenus près de quatre millions, dont un million aux États Unis. (Inutile de dire qu’aux États Unis nos Canadiens subissent les mêmes tracasseries. Il ne s’agit plus là de les angliciser mais de les américaniser. L’étude de l’expansion canadienne aux États-Unis fera l’objet d’un autre volume.)

Faisons une hypothèse : supposons que les Canadiens-français soient tous anglicisés. Voilà la langue française supprimée. Les orangistes, les Ontariens, sont dans la joie ; ils jubilent, ils n’ont jamais été aussi heureux. Enfin voilà le rêve réalisé : une nation, une langue, une religion.

Qu’a-t-on gagné à ce chambardement ? Je ne suppose pas que les anglais aient craint un seul instant que les Canadiens-français aillent appeler la France à leur secours. Les Anglais savent à quoi s’en tenir là-dessus : ils savent que nos Canadiens-français ne songeront jamais à envisager un tel parti, qu’ils préfèrent ce qu’ils ont acquis sous la domination anglaise, qu’ils ne tiennent pas à changer de régime. Car, malgré les menaces qu’on leur fait ils sont encore plus heureux que s’ils étaient des colons français.

Chez eux la vie est large, il n’y a pas de paupérisme dans leurs campagnes. On leur a laissé leurs éducateurs religieux, leurs prêtres pour dire la messe, les conduire et les conseiller.

Or ce que le Canadien-français aime par dessus tout, c’est sa religion. Sous le régime français, plus ou presque plus d’éducation religieuse, plus de communautés autorisées. Toutes ces choses sont chez nous choses de jadis et l’on comprend pourquoi nos Canadiens regrettent la France de jadis. Les Anglais savent fort bien que le grand amour des Canadiens-français pour la France est tout platonique. Ces derniers n’ont pas oublié que notre beau pays, notre magnifique France est le berceau de leur race, ils l’aiment à la façon dont on aime une mère.

Mais ils entendent garder vis-à-vis d’elle une attitude indépendante.

Ils ne songent pas davantage à appeler les États-Unis à leur secours. Ce serait tomber de Charybde en Scylla, car les États-Unis, cette colossale république, pourrait quand elle le voudrait les assimiler tous sans se gêner le moins du monde et leur enlever jusqu’au souvenir de leur langue et de leur religion.

Le fait est là : les Canadiens-français acceptent le régime actuel, parce que malgré les ennuis et les tracasseries auxquels ils sont en butte, ils savent très bien qu’ils ne pourront trouver mieux. Dans la province de Québec entr’autres, ils jouissent relativement de plus de libertés qu’ils n’en jouiraient chez nous. S’ils se plaignent, s’ils réclament c’est surtout dans les autres provinces où ils sont en minorité. Et encore ces plaintes ne s’adressent pas aux Anglais d’Angleterre mais aux Anglais du Canada, je parle évidemment de ceux qui les haïssent et qui souhaitent la disparition de cette race “inférieure”.

Que l’Angleterre se rassure : elle peut compter sur la fidélité des Canadiens-français ! Qu’elle ne s’imagine pas que ceux-ci disparus, que la langue française supprimée, elle en sera plus forte. Bien au contraire, elle sera diminuée et appauvrie parcequ’un pays qui parle deux langues est supérieur à ses voisins. Et puis, qu’elle n’oublie pas que par deux fois, les Canadiens-français ont sauvé le Canada et l’ont conservé à la Couronne britannique au moment des deux guerres contre les États-Unis,

Mais dira-t-on, cet aveuglement des Canadiens-anglais doit pourtant avoir une cause ? Il n’en a pas : il est inexplicable, c’est de l’intolérance.

Et pourtant dans la province de Québec, on est tolérant, on respecte scrupuleusement les droits, la religion, les coutumes des Canadiens-anglais. Ah ! si ceux-ci se mettaient à apprendre le français comme les autres ont appris l’anglais, il n’y aurait plus de conflits, plus de « frictions », on se connaîtrait mieux, on arriverait à se comprendre, à s’aimer ; le Canada tout entier y gagnerait. Dans certains centres, les Canadiens-anglais se sont donné la peine d’apprendre le français. Résultat : l’entente entre les habitants de ces pays trop rares est parfaite et la prospérité bien plus grande.



4 — LES IRLANDAIS.


Un autre ennemi de la race canadienne-française, c’est, (chose incompréhensible au premier abord,) l’Irlandais catholique.

Disons comment la plupart des Irlandais sont venus au Canada et aux États-Unis. À la suite d’un soulèvement en Irlande, la reine Victoria, avait promis aux Irlandais qui se soumettraient à l’autorité britannique, des concessions de terrains au Canada. Elle avait généreusement assuré le transport gratuit de ces Irlandais sur des bateaux de l’État.

Un grand nombre acceptèrent cette offre si avantageuse pour eux : ils s’embarquèrent.

Malheureusement, pendant la traversée, une épidémie se déclara chez ces émigrants. Ils arrivèrent au Canada, presque tous malades, fiévreux, avec très peu de ressources et sans secours.

Les Canadiens-français, en présence du malheur de ces pauvres gens, catholiques comme eux, se dévouèrent tant qu’ils le purent. Ils les accueillirent, les soignèrent et s’imposèrent tous les sacrifices commandés par la charité chrétienne.

Peu à peu, les Irlandais recouvrèrent la santé et purent commencer leurs travaux d’établissement. Se trouvant bien du régime canadien, ils firent venir leurs parents et leurs amis. C’est ainsi que la race irlandaise se développa en Amérique.

Cette race, n’ayant pas au même degré que les Canadiens-français l’amour de la tradition, ne tarda pas à s’angliciser et à s’américaniser. Si bien qu’aujourd’hui les Irlandais du Canada et des États-Unis ont en majorité oublié leurs coutumes. Bien plus, ils mettent une certaine coquetterie à se prétendre de purs Yankees, de purs Anglais. Malgré le grand nombre de défections, ils sont en majorité restés catholiques, mais d’un catholicisme un peu différent du nôtre et qui me paraît, à tort ou à raison, moins solide. Comme ils sont très ambitieux, leur but est de se rendre les grands maîtres de cette religion sur tout le continent. On dirait que pour eux la race passe avant la foi.

Cette perspective les séduit d’autant plus qu’ils se sentent encouragés, d’une part, par les anglicisateurs du Canada ; d’autre part, par les américanisateurs des États-Unis. On comprend très bien que si, à la tête des paroisses catholiques françaises on place des curés parlant peu ou pas du tout le français, ces curés ne pourront communiquer avec leurs fidèles qu’en anglais. Or, ces fidèles, Canadiens-français sachant tous l’anglais, comprendront très bien les sermons de leur pasteur, ils subiront peut-être son ascendant et ils abandonneront finalement leur langue maternelle.

Hélas ! c’est bien ce qui est arrivé dans quelques endroits. J’ai pu voir aux États-Unis des paroisses entières de Canadiens-français où tout le monde ne parlait qu’anglais. De sorte qu’on en arrive à cette conclusion navrante, que les plus grands ennemis des Canadiens-français, qui sont tous catholiques, sont précisément les catholiques irlandais. Vous voyez, qu’en vous disant au début, que la situation de nos frères d’Amérique est extraordinairement complexe, je n’exagérais pas.

Les choses humaines sont parfois bien tristes : ainsi c’est par la pitié, par le dévouement, les sacrifices sans nombre des Canadiens-français que la race irlandaise a été sauvée au Canada. Or qui fait le plus de mal aux Canadiens-français ? les Irlandais. On dirait que non contents d’avoir laissé se perdre la belle langue de leurs aïeux, ils sont jaloux de ceux qui ont si vaillamment conservé la leur.

Il ne faudrait cependant pas pousser trop au noir ce tableau : il y a des exceptions, comme toujours. Je sais des Irlandais qui sont d’excellents amis pour les Canadiens-français. Il existe des familles canado-irlandaises où les traditions des deux races sont scrupuleusement respectées. Cela prouve qu’il s’agit dans cette lutte des Irlandais et des Canadiens-français, non pas d’un conflit d’intérêts individuels, mais d’intérêts absolument généraux. Les Irlandais catholiques veulent avoir la suprématie sur les Canadiens-français également catholiques : les Irlandais, ennemis de l’Angleterre parlent l’anglais parce qu’ils ont oublié leur propre langue. Ils trouvent désagréable de voir les Canadiens-français leur donner tous les jours une leçon de courage et d’endurance : c’est le fond de la querelle.

Intérêt général et amour-propre, cela suffit à faire deux ennemis de deux peuples qui devraient être frères.

Il y a cependant une lueur d’espoir : en ce moment, l’Irlande fait un suprême effort pour recouvrer son ancienne indépendance. Cette campagne patriotique peut avoir son contre-coup en Amérique. Les Irlandais du Nouveau Monde tiendront à montrer à leurs frères d’Europe que les coutumes et les traditions de la mère-patrie leur sont également chères. Que se passera-t-il alors ? Canadiens français et Irlandais luttant pour la même cause pourront-ils demeurer d’implacables adversaires ? Ayons foi dans l’avenir. Espérons qu’une ère de conciliation suivra cette période tourmentée, pleine de luttes, de rancunes, d’ambitions mesquines indignes d’un peuple chrétien comme le peuple d’Irlande.


5 — LES FRANÇAIS.


Pour terminer la liste des ennemis de nos frères Canadiens, ajoutons-y le dernier venu. Devinez qui ? Le français.

Mais oui ! le français. Empressons-nous de dire que celui-là pêche le plus souvent par ignorance.

Le français qui arrive au Canada, qui y séjourne quelque temps, n’arrive pas à se mettre dans la tête, à comprendre, à réaliser, comme on dit ici, que depuis trois cents ans le Canadien-français lutte sans répit pour sa langue, pour sa foi, pour son existence même. Il ne pense pas assez que le Canada est une jeune nation qui, avant de se perfectionner comme elle l’a fait, dans les sciences, les arts, la politique, a dû résoudre d’abord, l’impérieux problème de la vie matérielle.

C’est pour ce motif, que le français a une tendance inavouée à se croire supérieur au Canadien. J’ai assisté à des scènes bien caractéristiques de ce fait : Un Français était un jour invité chez des Canadiens. Le repas, comme toujours (ou presque) en Canada, était simple, sans recherche culinaire : (la lutte pour la vie a quelque peu fait oublier aux Canadiens les recettes qui font la gloire de nos cordons bleus). Notre Français ne manqua pas d’en faire la remarque à haute voix. Il donna quelques conseils, il fit des comparaisons : il insinua que chez nous, en France, avec les mêmes éléments, le repas eût été meilleur. Il n’y avait pas la moindre malice dans ces innocentes observations. Mais l’amphitryon n’était tout de même pas content. Son invité aurait dû comprendre que les Canadiens-français ne peuvent pas être tous des Lucullus, des Vatel, ou des Brillat-Savarin. Il aurait dû savoir, aussi que l’art culinaire est l’apanage des vieilles nations où l’implacable problème du « primo vivere » est en partie résolu.

Un autre grand tort du Français, (ici je parle du catholique peu sincère), c’est une irrésistible tendance à la moquerie.

Que de fois ne m’a-t-on pas présenté Monsieur un tel, ou Madame une telle, « votre compatriote que vous serez heureux de rencontrer ». Jamais je ne manquais de les questionner dès qu’on nous laissait seuls : « Êtes-vous contents d’être au Canada ? aimez-vous les Canadiens ? » — « Mais oui, mais oui, nous sommes très contents me disait-on. Le Canada est un pays d’avenir. On y fait d’excellentes affaires. Les Canadiens-français sont aimables, hospitaliers, mais, entre nous, ils exagèrent avec leurs communions, leurs adorations, leurs retraites fermées. Croirez-vous que notre maire, qui est, sans conteste, un homme supérieur, dit son chapelet tous les soirs avant de se coucher ? »

« Eh ! bien, ma chère dame, mon cher monsieur, en quoi cela peut-il vous gêner si cet homme que vous-même reconnaissez être supérieur, est sincère dans ses convictions ? »

« Oh ! pour cela, il n’y a pas de doute tous nos Canadiens sont convaincus. » — « Alors, terminai-je, respectez ces convictions et plus tôt que de vous en moquer, admirez-les. »

— Un jour, dans une salle de rédaction d’un journal français aux États-Unis, j’affirmais que les Canadiens-français aimaient véritablement leur religion, qu’ils étaient sincères. On me fit cette phénoménale riposte : « Bah ! c’est vous qui le dites ! on sait que vous donnez dans la calotte ! » Toujours la moquerie, toujours la blague !

Le prêtre français lui-même, malgré sa bonne volonté et des efforts sérieux n’arrive pas toujours à se faire aimer comme un curé canadien. Il ne « réalise » pas tout de suite les terribles souffrances endurées par sa paroisse pour maintenir la langue et la foi. Il n’a pas au même point que ses fidèles, la sainte horreur de l’anglicisation ou de l’américanisation. Dans plusieurs villes de l’Ouest Américain, où il y a des curés français, j’ai vu les Canadiens-français s’éparpiller et abandonner leur langue au lieu de se grouper autour du presbytère, comme ils le font d’habitude. C’est autant de perdu pour l’influence française.

Comme nous l’avons dit pourtant, c’est par ignorance que péche le français. Comme quelqu’un qui connaît mal sa route, il fait des faux pas.

Par exemple, ce sera un officier débarquant un beau dimanche à Québec en tête de sa compagnie et oubliant d’assister à la messe. Mettons à part toute question d’opinion religieuse : n’est-il pas élémentaire, quand on est reçu chez quelqu’un de se soumettre aux usages de la maison ? Cet officier n’était certainement pas prévenu : péché d’ignorance !

Notre gouvernement lui-même en envoyant en visite officielle dans le Québec, le plus beau, le plus réussi de nos francs-maçons, Mr Viviani, n’a-t-il pas commis une maladresse ? On se demande s’il ne l’a pas fait exprès, car, enfin, il doit bien savoir que la province de Québec est essentiellement catholique et pratiquante d’un bout à l’autre, de long en large.

En revanche lorsqu’un Français s’est donné la peine de comprendre les Canadiens qui ont tant souffert et qui souffrent toujours de l’abandon où nous les avons laissés, lorsqu’il s’est bien rendu compte des efforts inouïs qu’ils ont fait pour conserver intact le dépôt de nos traditions, lorsqu’il est lui-même resté fidèle à ces traditions, il devient aussitôt un membre de la grande famille : on le respecte, on l’aime comme on aime les siens — témoins tels ingénieurs, tels médecins, tels commerçants, tels agriculteurs qui ont admirablement réussi en Canada, témoins aussi ces braves et bons pères capucins de Limoilou à Québec, ou les pères Oblats de Saint Sauveur qui sont devenus les plus grands amis de leurs paroissiens.

IX

LES CALOMNIES


1 — LE PATOIS CANADIEN.


Nous avons vu le Canadien-Français défendre sa race contre le climat, la forêt-vierge, les épidémies, les sauvages, l’abandon de la France, les anglicisateurs, anglais et irlandais. Ils ont un autre ennemi, le plus terrible de tous parce qu’ils ne peuvent pas l’atteindre et qu’ils sont désarmés en face de lui : la calomnie. Il n’y a pas dans notre univers, une race qui ait été plus calomniée que celle-là. On sait que la calomnie, une fois échappée de sa source se répand à travers le monde avec une vitesse vertigineuse. Fort heureusement, en raison même des excès auxquels se sont livrés les calomniateurs des Canadiens-français, le monde commence à juger plus sainement et à montrer quelque scepticisme.

Il y a trois calomnies fondamentales sur lesquelles on revient toujours, à propos du Canada, sans jamais se lasser ! Nous en rechercherons la source. Ce sont les trois suivantes, véritable trilogie du mensonge :

1o Le Canadien-français ne parle pas français, sa langue n’est qu’un grossier patois.

2o Le Canadien-français n’a pas voulu de la conscription ; il a fallu lui mettre la main au collet pour l’obliger à se battre pendant la grande guerre.

3o La race canadienne-française est une race inférieure. À ces calomnies correspondent trois réponses, trois axiomes :

1o Le Canadien-français parle un excellent français.

2o Le Canadien-français est un peuple courageux ; son histoire le prouve ; il s’est montré digne de lui-même pendant cette guerre.

3o La race canadienne-française est sensiblement supérieure à toutes les races qui se sont implantées en Amérique. Soutenir le contraire serait avouer que la race française toute entière est une race inférieure. —

Pour être édifié sur la première calomnie, l’incrédule n’a qu’à faire le tour de la France, si ses moyens le lui permettent. Il constatera que dans certains endroits on parle français correctement ; dans d’autres, moins correctement ; parfois il n’entendra pas autre chose que des patois. Qu’il fasse ensuite le tour des centres canadiens-français du Canada et des États-Unis. Partout on lui parlera français et partout il comprendra. Dans certaines campagnes, il s’apercevra que les « habitants » ont un fort accent normand, mais que leur français reste malgré cela très pur, avec de vieilles expressions qui ne font qu’ajouter un charme de plus à la conversation : « virer de bord », pour tourner ; « je vais me gréer », pour je vais m’endimancher ; « une créature » pour une femme ; etc… etc… J’ai entendu bien souvent les « habitants » se servir de mots oubliés chez nous mais qu’on retrouve dans nos vieux auteurs. Dans un canton de l’Est, à Sherbrooke, une femme se plaignait devant moi au docteur Darche, d’avoir un « apostume » dans l’œil.

Je demandai au bon docteur ce que ce mot signifiait. « C’est une expression de chez nous qui veut dire « abcès, » me répondit-il.

Non ! docteur, ce n’est pas une expression de chez vous ! elle est de chez nous. Relisez La Fontaine, « Le Cheval et le Loup » :

      J’ai, dit la bête chevaline,
      Un apostume sous le pied.

Cette survivance de nos vieux mots est une des choses qui charma le plus Étienne Lamy de l’Académie Française, pendant son séjour en Canada.

Il faut toutefois compter avec les anglicismes. Depuis l’abandon de la France, depuis le traité de Paris, on a découvert, on a inventé bien des choses nouvelles. Il fallait donner un nom à ces choses ; on a dû forcément accepter le nom anglais. Là où l’anglicisme sévit avec le plus d’intensité c’est à Montréal, ville cosmopolite. Les ouvriers canadiens-français sont souvent en contact avec les ouvriers canadiens-anglais ou américains et leur empruntent des expressions comme « c’est swell » pour c’est bien, c’est distingué.

Quand des anglicismes comme celui-là montrent le bout de l’oreille, il faut tirer dessus et les extirper, car c’est là qu’est le danger. C’est ce qu’a merveilleusement compris la « Société du Parler Français » de Québec. Parfois l’anglicisme se mélangeant avec nos vieilles expressions produit des phrases bizarres comme celle-ci : « Ce step est trop haut pour les créatures » pour dire : ce marchepied est trop haut pour les dames.

Dans l’ensemble pourtant, tout le monde parmi nos Canadiens parle français correctement. Naturellement les personnes instruites le parlent très bien : les ouvriers, les paysans le parlent moins bien. On pourrait même dire qu’on parle mieux français au Canada qu’en France. Je sais que cela va faire bondir certains de mes compatriotes… et pourtant c’est exact. En France une petite partie de la population ne parle que le patois de sa province (en Provence, le Provençal ; en Bretagne, le Breton etc…) Au Canada, du Labrador au Pacifique tous les Canadiens-Français parlent français.

J’ai parlé à ce public, je lui ai fait chanter mes chansons du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Tout le monde a compris, tout le monde a saisi les diverses nuances que peut renfermer un couplet.

L’expérience est concluante. Mais comment un canard d’une pareille dimension a-t-il pu s’envoler et faire le tour du monde ? Deux exemples le montreront.

Je voyageais un jour aux États Unis, en automobile avec un Canadien-français. Nous fûmes au bout d’un certain temps, obligés de faire provision de « gazoline. » Justement à quelques mètres de nous, dans le village que nous traversions, nous aperçûmes l’enseigne d’un marchand.

Il était en même temps épicier, pharmacien et docteur en médecine. Entre deux consultations il vendait une livre de sucre ou un quart de poivre. Dans son arrière-boutique se trouvait une salle d’opérations provisoire. Quand il eut versé sa gazoline dans le réservoir de l’auto, mon ami canadien régla la dépense. En le remerciant, notre docteur-épicier lui dit en un français de Yankee : « À la bonne heure. J’ai affaire à des « Français de France et non pas à des Canadiens. Au moins, je vous « comprends ! » J’expliquai à notre américain que moi seul étais Français et que mon ami, qu’il complimentait si fort, était un pur Canadien. Il ne répondit rien, très vexé probablement et nous partîmes, certains qu’il n’était pas convaincu et qu’il ne voulait pas l’être.

L’autre exemple est encore plus frappant : un orateur français était en tournée officielle en Amérique. Cet orateur se trouve être de l’extrême Midi de la France et possède le plus savoureux accent montpelliérain que j’aie jamais entendu. J’éprouvais à l’écouter une véritable jouissance, un peu comme le plaisir de me retrouver dans mon midi ensoleillé. Quand le discours fut terminé, Monsieur le Maire de la ville, un Canadien-anglais vint me dire qu’il avait merveilleusement compris tout ce discours grâce à l’accent parisien de l’orateur. « Voilà qui me change des Canadiens-Français ajouta-t-il dédaigneusement. »

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire à l’idée que Monsieur X, mon méridional, avait l’accent parisien.

Conclusion : cette calomnie du patois canadien est toute faite de parti pris. —

Pourtant si un français s’avise au cours de son voyage de lire les affiches officielles, les avis des compagnies de chemin de fer ou les réclames des maisons de commerce anglaises, il trouvera là, non pas du patois, mais du jargon. Que ce compatriote n’oublie pas que tous ces avis, ces réclames ont été rédigées par des Canadiens-anglais lesquels en prennent à leur aise envers notre syntaxe et notre dictionnaire.

Pour ma part j’ai lu des affiches qui m’ont fait me demander si elles n’étaient pas une manœuvre pour légitimer la calomnie du “patois” de nos Canadiens.

En voici quelques-unes : Dans une grande gare j’ai lu en grosses lettres : « Ne placez aucun sac dans les allées des wagons, ils peuvent être cause que quelqu’un tomber. » — Une autre fois : « Le réseau des chemins de fer fait de ce temps-ci un vigoureux effort pour réduire sur ses voies le record des accidents personnels. »

Voici un échantillon de réclame. Le début fait présager du reste : « La viande est dommageable pour le rognon. » Je n’ai pas pu comprendre de suite ; cela veut dire : « la viande est nuisible à la santé des reins. » — Les exemples abondent, je m’en tiens là. Heureusement les Canadiens-français savent mieux l’anglais que les Canadiens-anglais ne savent le français.

Pour en finir avec le “patois canadien”, répondez toujours à celui qui vous en parle, que nos Canadiens parlent parfaitement notre langue et vous aiderez ainsi à détruire un bien tenace préjugé. Ne manquez pas de rappeler le mot du général Pau, en mission à Québec ; après les discours, à la fin d’un banquet, un Canadien lui dit : « Mon général, que pensez-vous de notre patois ? » — « C’est celui de nos meilleurs orateurs, » répondit le général.


X

LES CALOMNIES.


2 — LA CONSCRIPTION.


Ici, ce n’est pas un défaut qu’on signale, c’est une accusation qu’on formule, honteuse, infamante, que tout homme de cœur connaissant les Canadiens-français se doit d’anéantir.

On a dit que les Canadiens-français n’avaient pas fait tout leur devoir pendant la grande guerre, qu’il a fallu les obliger à se battre, que beaucoup se sont cachés dans les bois pour échapper à l’enrôlement.

Toutes ces calomnies, notamment la dernière sont d’une absurdité flagrante. Dans un village tout le monde se connaît, on aurait de suite appris qu’un tel, par exemple, était caché dans un bois. Il aurait fallu qu’il mange, qu’il se mette à l’abri du froid et de la neige. Les paysans que j’ai interrogés à ce sujet croyaient positivement que je plaisantais. Mais les journaux n’y regardaient pas de si près et parmi ceux-ci, les journaux canadiens-anglais et américains semblent avoir abusé de la crédulité publique.

Ne parlons pas des jeunes gens Canado-Américains. On a pu prouver que chaque famille a fourni une moyenne de soldats, de marins surpassant celle qu’on prévoyait.

Quant à ce qui concerne les Canadiens-français du Dominion, il faut de suite écarter l’abominable accusation de « lâcheté » puisque leur histoire est là, encore toute récente, pour témoigner de leur courage et de leur héroïsme. Pourquoi donc s’est-on acharné sur eux avec tant de violence ? On a heureusement pu prouver depuis qu’ils ont fait tout leur devoir. J’ai promis au lecteur de ne pas l’ennuyer avec des chiffres, mais qu’il me permette ici une exception. Il faut bien que je défende ma race par tous les moyens dont je dispose. Voici donc les chiffres que Monsieur Arthur Meighen, ministre de la justice, vient de nous révéler. Enfin !

1o Conscrits fournis par chaque province :

Ontario 124965, Québec 115602, suivent les chiffres des sept autres provinces dont nous n’avons pas besoin ici, car c’est Québec qui est en cause. Première déduction imposée par comparaison avec le nombre d’habitants : la province de Québec a proportionnellement fourni autant de conscrits que la province canadienne-anglaise d’Ontario.

2o Demandes d’exemption du service militaire :

Ontario 116,092, Québec 113,291. — Conclusion : on a demandé plus d’exemptions dans l’Ontario que dans le Québec.

3o Combien de demandes d’exemption ont été rejetées ? Québec 51,856, Ontario 42,366, — Conclusion ; on a accordé plus d’exemptions dans l’Ontario que dans le Québec.

Les Ontariens ont eu bien tort d’accuser les Canadiens-français : cette accusation leur retombe dessus.

Il faut pourtant dire franchement que la conscription n’a pas été populaire chez les Québeccois. Cette impopularité est tout à fait compréhensible, légitime même quand on en connaît la cause.

Dans le Québec comme dans tout le Canada, on a d’abord commencé par voir dans la conscription la création d’un précédent : « Nos efforts nous ont fait acquérir notre liberté, s’est-on dit ; l’Angleterre nous a certifié que nous étions chez nous au Canada. Si chaque fois qu’elle se trouvera en guerre, elle nous enlève nos hommes, le pays, qui manque de main d’œuvre, sera ruiné. Mieux vaudrait aider l’Angleterre en lui fournissant des vivres et en lui fabriquant des munitions. »

L’Angleterre a dit alors aux Canadiens-Français : « Mais puisque vous aimez tant la France, voilà le moment de le lui prouver ! Volez à son secours ! » — Ceux-ci ripostèrent : « C’est bien ce que nous avons fait dès le début. Beaucoup des nôtres se sont volontairement enrôlés mais on les a éparpillés parmi des régiments Canadiens Anglais et naturellement, ils n’ont pas sympathisé. De plus, à la réflexion, notre enthousiasme est tombé ; aujourd’hui vous vous battez avec la France, mais plus tard il peut vous arriver, (cela s’est vu), de vous battre contre la France. Et alors, nous autres qui aimons tant ce pays, nous devrons marcher avec vous, en raison de la conscription dont vous nous menacez. »

La conscription fut imposée. Les Canadiens-Français auraient voulu que l’on créât des régiments commandés par les leurs. Au lieu de cela on les immatricula dans des régiments Canadiens-Anglais, où de suite ils se sentirent dépaysés, et où l’on ne se fit pas faute de les brimer quelque peu.

« Je veux bien, pensait « Baptiste » le paysan Canadien-Français, vivre au Canada avec ces frères que m’a donné la nature, mais ça me chiffonne d’être commandé par eux. »

Pour faire les enrôlements dans le Québec voici comment l’on procéda : on forma des conseils de révision composés en majeure partie d’officiers Canadiens-Anglais et protestants, d’où nouveaux froissements.

Il y avait pourtant un moyen, et un moyen infaillible de recruter des volontaires parmi nos Canadiens. C’eût été d’envoyer dans le Québec trois ou quatre officiers français qui auraient parcouru le pays. Point n’eût été besoin de longs discours. Ils auraient simplement réuni les habitants à la mairie ou à l’église et ils leur auraient crié : « La France est en péril, elle vous appelle à son secours ! »

Comme les choses auraient changé, comme nos Canadiens seraient accourus sur cette terre sacrée, sur ce sol qui vit naître leurs aïeux avec quel acharnement ils l’auraient défendu ! « Ne savez-vous donc pas, me disait un vieux paysan, qu’à chacune de vos défaites, qu’à chaque avance des Boches nous étions aussi angoissés que vous ? » — C’est bien ce qu’ils pensaient tous !

Voyez-vous Gallieni, Calstelnau, Foch, ou Pétain venant dire aux Canadiens-français : « Allez défendre votre ancienne patrie ! » — Quel enthousiasme, quelle magnifique moisson de volontaires, que des combattants se fussent levés !

Les extraits de la lettre que je vais citer vont vous le prouver. Elle émane d’un médecin major canadien-français envoyé pour servir à l’hôpital de Saint-Cloud, près de Paris. Cette lettre a toute entière dans le journal Le Temps, qui avait demandé à ce Canadien ses impressions : —

« D’abord ce qui m’a réchauffé le cœur en arrivant à Paris pour occuper le poste de choix dû à la bienveillance de mes chefs britanniques, c’est l’immédiate et complète assurance qu’en France j’étais chez moi. Ma parole ! je vous ai vue d’emblée avec les yeux de mes ancêtres normands. De même, vos soldats dont je ne ferai pas l’éloge, parce qu’il dépasse de trop haut ces propos à bâtons rompus, — vos soldats, dis-je, nous ont d’instinct considérés, mes compagnons et moi, et traités comme des frères.

« Né et élevé dans un pays neuf où toutes les maisons sont pareilles, sans grand caractère, j’ai tout de suite, et comme de plein-pied, admiré vos palais ; à la forme d’un toit, d’une fenêtre, à je ne sais quel détail, j’ai de même reconnu sans peine ce qui était du style français et ce qui était d’importation. Pouvait-il en être autrement ? Depuis l’enfance, ne contemplais-je pas la France à travers le prisme de son histoire et de sa littérature, rêvant de me rapprocher d’elle, de lui dire tout bas à l’oreille que j’étais aussi son fils ? Oh ! combien m’avaient paru longs les mois passés en Angleterre. Parfois, quand la mer était belle et l’air lumineux, une longue bande crayeuse apparaissait à l’horizon : c’était la France, d’où me venait tout ce que je possède, tout le sang de mes veines et tous les frissons de mon âme.

« Enfin, je la vis, cette mère en alarmes : elle avait à la fois la sereine beauté de l’Aphrodite de Mélos et la terrible majesté de la Niké de Samothrace. Sur ses traits contractés par la douleur s’épandait une lueur auguste, pareille à celle qui entourait le Prophète, quand il descendait du Sinaï. Sa tunique, lacérée comme un drapeau, portait la souillure de mille champs de bataille. Oh ! comme j’étais fier d’être le fils de ses fils. Qui n’a pas connu le visage de la France en guerre n’a pas le droit de parler de la France ! » —

L’envoi d’officiers français recruteurs dans le Québec n’eût vraiment pas été chose impossible, il n’aurait fait aucun tort à notre alliée l’Angleterre. Mais on s’est bien gardé de le suggérer. Bien au contraire dans l’Ontario, au gouvernement fédéral, on était trop heureux de mettre ainsi les Canadiens-français en mauvaise posture devant le monde entier. — « Vous voyez bien, aurait-on pu dire, que cette race est méprisable et que nos soi-disant calomnies ne sont que trop justifiées. »

Mais ils n’ont pas pu le dire : les prodigieux exploits du 22ième régiment Canadien-français ont fait l’admiration du monde. Ce fut le seul régiment homogène.

À chaque action d’éclat, à chaque victoire des autres régiments, les journaux de l’Ontario et des autres provinces battaient la grosse caisse et exaltaient partout le courage des leurs sans souffler mot des Canadiens-français. Pourtant ils y étaient aussi, ces bons gars si dignes des aïeux, et de toute la race !

Il n’aurait pas fallu non plus faire dévier le but de la guerre qui était de défendre le territoire belge et français. Cette déviation a dérouté bien des combattants : J’ai été fort surpris moi-même, quand, au bout de quelques mois de guerre, on m’a annoncé que je me battais pour le triomphe de la Démocratie et je n’ai pas été le seul !

Comme tous les Français, en reprenant ma capote et mon képi, j’allais défendre mon pays contre l’envahisseur, Ce n’est que plus tard que nous apprîmes que nous étions les champions de la sainte Démocratie. Beaucoup d’entre nous n’aiment pas ce vilain mot qui évoque tant de tristes choses ! le nivellement, la médiocrité universelle, les revendications perpétuelles de l’ouvrier, la vie chère etc….

Peut-être beaucoup de Canadiens-français pensent comme nous. Quoiqu’il en soit, ce sont eux qui ont fourni en proportion le plus grand nombre d’hommes, aux États-Unis comme au Canada. Nous savons qu’il n’y a pas de race où les familles soient plus nombreuses. Quant à la façon dont s’est conduit le 22ième, son colonel va nous le dire.

« Vimy et Courcelette décimèrent les rangs du 22ième. Chaque attaque, à Courcelette, faisait perdre 300 à 500 hommes. L’attaque de Vimy fut facile, mais ce qui fut difficile, ce fut de tenir les tranchées en avant de la crête, car les Allemands faisaient des efforts désespérés pour rester maîtres de Lens. Le 22ième reçut ordre de retourner ensuite au secteur d’Ypres. Il y eut là l’attaque de Paschendale. Peu après notre bataillon retourna encore dans le secteur de Vimy.

« On faisait des raids dans le but d’abattre le moral de l’ennemi et de faire des prisonniers afin d’avoir des renseignements. Le 22ième a fait 67 raids dans trois mois. Le 22ième fut envoyé dans le secteur d’Amiens. C’est dans ce secteur que les lieutenants Cable et Briant perdirent la vie. Ces deux Canadiens-français ont été décorés de la Croix Victoria. Le 26 août nos soldats reçurent ordre de se rendre dans le secteur d’Arras. C’est là qu’eût lieu l’attaque en avant du village de Cherizey. Le bataillon perdit près de 600 hommes en vingt-quatre heures.

« Le 22ième fut le premier à entrer dans Cambrai. Il y pénétra par l’est. Le major Chassé commandait. Le 22ième fit un coup d’éclat en se frayant le passage d’un pont gardé par les Allemands, opération très difficile, car les ennemis avaient placé des explosifs pour faire sauter le pont.

« Le 22ième a tenu une conduite des plus héroïques pendant toute la guerre ; il a couvert de gloire toute la race canadienne. » —

Toute accusation de lâcheté doit s’effondrer après un pareil témoignage ! Que la calomnie rentre bien vite sa tête de vipère et que le cruel malentendu qui a un moment discrédité tous ces hommes de notre race disparaisse une fois pour toutes !


XI

LES CALOMNIES. (Suite)


3 — RACE INFÉRIEURE ?


Les Canadiens-anglais, en général, ont la déplorable habitude de traiter les Canadiens-français en frères inférieurs. Tout dans leur attitude, leur langage, leurs façons d’être, laisse découvrir cette malheureuse impression. Dans maintes occasions, ils agissent comme si les Canadiens-français n’existaient pas. Quiconque a connu le Canada pourra dire que je n’exagère pas. Pourtant, n’en déplaise aux Anglais, tout indique que la race Canadienne-française est incontestablement supérieure à toutes les races qui sont venues s’implanter dans l’Amérique du Nord. C’est elle qui a défriché le sol et montré le chemin aux autres.

La colonisation du Canada Français, de la Nouvelle France comme on l’a longtemps appelé, a été faite avec le soin le plus scrupuleux : ce sont de vieux soldats, de ces anciens braves à trois poils, composant les régiments de Gascogne, du Roussillon etc, qui s’établirent et demeurèrent sur les “concessions” accordées par leur Roi. Leurs sobriquets sont restés et sont devenus des noms de famille. Les La Violette, les La Tulipe, les La Liberté, les La Chance, abondent au Canada. À ces colons, le ministre Colbert prit soin d’envoyer des jeunes filles choisies dans d’honnêtes familles afin de créer des ménages et des foyers sains.

Avant et après Colbert, les colons français venus du Canada, se sont recrutés parmi les marins ou les paysans Bretons, les Normands, les Poitevins, les Saintongeois. Les noms savoureux de nos provinces de l’Ouest se perpétuent là-bas.

Il n’y eut pas parmi ces colons, ni des aventuriers, ni des indésirables comme on en voit dans les immigrations modernes. Après le traité de Paris, tous les Français qui en eurent les moyens, les nobles, les bourgeois, les gens aisés s’empressèrent de quitter la colonie pour revenir en France. Seuls les paysans, attachés au sol, les “habitants” se résignèrent à devenir des sujets anglais : ils ont donné maintes preuves de leur loyalisme.

Ils furent guidés, conseillés par les prêtres restés avec eux pour les instruire, leur indiquer leurs droits et leurs devoirs, leur conserver le langage de France, les maintenir dans la foi catholique. C’est ainsi qu’on vit ces prêtres devenir agriculteurs, serruriers, menuisiers sans jamais cesser leur ministère. Si l’on parle encore Français dans l’Amérique du Nord n’oublions jamais que nous le devons au clergé qui fut toujours écouté : ce fait est universellement reconnu. Les Canadiens-Français sont restés profondément catholiques et un peuple qui sait conserver sa religion est un peuple d’une grande moralité. C’est ce qui a fait dire que la moralité de la race canadienne-française est la plus haute de notre globe. Les exemples d’énergie et de dévouement sont fréquents dans ce peuple toujours soutenu par une foi ardente : tel chirurgien, célèbre maintenant, n’a-t-il pas été conducteur de tramways pour gagner sa vie et suivre ses cours à l’Université ?

Tel avocat, récemment promu, auparavant modeste greffier au tribunal, habitait à 6 kilomètres de Québec. Ne faisait-il pas tous les jours la route à pied, par tous les temps, afin de ne pas laisser seule sa vieille mère qu’il aidait à vivre ?

Je ne nommerai pas ces deux Canadiens pour ne pas froisser, non pas leur vanité, (je les connais trop,) mais leur modestie. Des exemples de ce genre abondent au Canada où, presque toujours, l’homme se fait lui-même. N’est-ce pas là de la haute moralité ?

Mais poursuivons : sait-on que sur mille trois cent municipalités canadiennes-françaises il y en a mille cent qui n’ont même pas un agent de police, même pas un garde-champêtre ?

Ce fait seul ne prouve-t-il pas que la race est sensiblement supérieure à celles qui, pour maintenir l’ordre dans les villes sont obligées d’avoir recours à la gendarmerie ou aux policemen ?

Une nuit, à Québec, en sortant d’un concert, vers minuit, j’attendais qu’une voiture passât pour me reconduire à mon hôtel. Il pleuvait, pas de voitures, il fallait attendre. Pour prendre patience, j’allais converser avec le gardien de la paix qui faisait les cent pas sur le trottoir. Ce brave agent ne demandait pas mieux, surtout quand je lui eus dit que je venais de France. —

— « Pendant la nuit à Paris, lui dis-je, au bout d’un instant de conversation, les gardiens de la paix s’en vont toujours deux par deux. » —

— « Oh ! répondit-il, voilà qui serait impossible ici. Nous sommes trop peu nombreux. » — « Combien êtes-vous donc ? » — « Nous sommes cent vingt, et sur ces cent vingt il faut toujours compter une trentaine d’indisponibles pour diverses causes. Reste quatre vingt dix. » — « Quatre vingt dix agents pour combien d’habitants ? » — « Pour cent mille. » — « Mais votre ville est une ville modèle, fis-je remarquer à ce digne fonctionnaire. N’y a-t-il pas de rixes, d’attaques nocturnes, des apaches ? » — « Il n’y a quasiment jamais de ces histoires-là : on maintient tout « correct » à nous seuls. » —

— « Oui, poursuivit-il après réflexion, nous sommes bien à Québec. Mais voici qu’on parle d’agrandir la ville et ça va devenir comme Montréal qui est rempli d’étrangers. La police y a fort à faire, tandis qu’ici, dans Québec, tout mon travail consiste à ramener quelques ivrognes attardés ou à mettre la paix dans les mauvais ménages. Et encore ces sortes de ménages disparaissent de plus en plus. Ils s’en vont tout au bout de la ville. Je n’en ai plus dans mon quartier. » Heureuse cité où l’on peut rentrer la nuit chez soi sans crainte des mauvaises rencontres !


Donc, pas d’arguments du côté moralité, pour prétendre que le Canadien-français est de race inférieure. Cherchons ailleurs. Du côté de l’instruction ? Là encore les Canadiens-français ne sont en rien inférieurs aux autres peuples du continent. Il y a moins d’illettrés parmi eux que dans certains vieux pays d’Europe ; tous les habitants de dix à trente ans savent lire et écrire.

Quant à l’instruction supérieure ils ont réalisé tout ce qui est humainement réalisable dans un pays neuf.


L’Université Laval est le foyer de la science canadienne-française. Cette université n’est pas riche : elle n’a pas les luxueux cabinets de physique, les riches laboratoires de chimie, les collections d’histoire naturelle que possède sa rivale canadienne-anglaise, l’Université McGill.


Mais les médecins, les avocats, les orateurs qui sortent de chez elle, sont au moins les égaux de ceux qui sortent de McGill. Un canadien-anglais, sérieusement malade, ira volontiers consulter un praticien ou un chirurgien canadien-français.

Presque toujours et de l’aveu même des Canadiens-anglais, les meilleurs discours anglais prononcés à la Chambre d’Ottawa ont été prononcés par des Canadiens-français.

Il faut dire que, par contre, les grands commerçants, les « business men », sont mieux formés chez les Anglais et les Américains qui disposent de plus gros capitaux.

Ce manque de gros capitaux tient au caractère français qui, encore aujourd’hui, n’a pas pu complètement se plier à l’impérieuse loi du « business ».

Pourtant dans la province de Québec un mouvement sérieux se dessine. C’est dans cette province seulement, qu’on a songé à « emmaganiser la houille blanche et à créer d’immenses réservoirs d’eau. » Aujourd’hui l’on peut dire que le crédit du Québec soutient avantageusement la comparaison avec n’importe quelle autre province.

Dans les banques, les administrations, le commerce, les places les meilleures sont occupées par des Canadiens-français : ceux-ci parlent et écrivent parfaitement l’anglais et le français. Telle est la raison qui les avantage. Les Canadiens-anglais n’en restent pas moins des gros propriétaires d’usines, des commanditaires d’immenses entreprises parce que, je le répète, ce sont eux qui ont les capitaux.


Financièrement, la race canadienne-française ne peut-être comparée à ses deux riches rivales du Continent, mais c’est à elle que les financiers sont forcés de s’adresser quand ils veulent de bons ingénieurs, de bons contre-maîtres, de bons commis parlant les deux langues.


Cela prouve que la méthode d’éducation de la province de Québec n’est pas si mauvaise et qu’elle est sensiblement supérieure aux méthodes anglaises ou américaines. Un écrivain Canadien-anglais a dit à ses compatriotes qui se plaignaient de voir l’envahissement des meilleures places par les Canadiens-français : « Ne nous plaignons pas, imitons-les plutôt et apprenons le français. Nos querelles de famille cesseront du même coup parce que nous nous comprendrons mieux. Au lieu de cela nous pensons qu’il est plus simple de supprimer le français que la Constitution a officiellement reconnu. En vérité, que voilà un piètre moyen. D’abord le français demeurera malgré tout, (ce n’est pas avec une loi qu’on supprime la langue maternelle de tout un peuple) ; ensuite on enlèvera à tout notre pays, l’incontestable avantage que son bilinguisme lui donne. Enfin on se sera fait un ennemi de celui qui pourrait être le meilleur de nos auxiliaires » — (Le Clash, de Th. Moore). Pour tout dire, ajoutons que ce serait là une singulière façon pour le Canada anglais de montrer sa sympathie pour son alliée, la France.


Donc, du côté de l’instruction, pas d’infériorité chez la race canadienne-française.


Au contraire : les quelques Canadiens-français qui s’en vont étudier à McGill, l’université anglaise, se font toujours remarquer par leurs fortes aptitudes scientifiques — J’apprends avec joie que cette année, c’est un Canadien-français, (étudiant en médecine je crois) qui est entré à l’Université rivale avec le numéro un.


Voyons du côté purement physique. — Nous avons déjà vu avec quelle endurance la race, à ses origines, a tenu bon, malgré le climat, les épidémies, la famine, les Peaux-Rouges. Nous avons vu au milieu de quels dangers elle a opiniâtrement fécondé le sol : la pioche à la main, le fusil à la bretelle. Nous la voyons de nos jours continuer à défendre sa langue et sa foi, nous l’avons vue à Vimy et à Courcelette. Est-ce là une race inférieure physiquement ? Oh ! que non ! De plus, aucun symptôme ne vient la menacer d’extinction comme tant d’autres races.


Au contraire, elle se multiplie tous les jours avec une extraordinaire fécondité. Les méthodistes, les orangistes lui ont même fait le reproche bizarre de faire trop d’enfants. Ils l’ont accusé de mettre au monde des dégénérés, (naturellement !) en appuyant leur affirmation sur le taux de la mortalité infantile.


S’il meurt beaucoup d’enfants chez les Canadiens-français c’est qu’il en naît beaucoup.


De plus, à Montréal, à Québec on cherche actuellement à abaisser le taux de cette mortalité. Des sociétés se sont formées et cette défense des berceaux va encore augmenter le nombre des Canadiens-français. Le fait qui demeure, c’est que ceux-ci ont envahi les provinces voisines et les États-Unis. Je me prends à faire un beau rêve qui est celui-ci : que nos Canadiens continuent à résister à l’assimilation et l’avenir du continent leur appartient, non seulement parce qu’ils peuvent être, un jour, le nombre, mais encore parce que, seuls, parmi leurs voisins, ils ont le sentiment du beau, l’amour du prochain, la gaieté, le goût artistique, le respect de la tradition. Mais tout ceci reste à prouver.


En attendant, sachons désormais soutenir, nous Français, que le peuple Canadien-français parle anglais et français, qu’il a fait son devoir dans la grande guerre et que sa moralité est irréprochable. S’il est de race inférieure c’est que la nation française toute entière l’est avec lui. Qui osera, en 1919 comme avant, dire une telle chose ?


XII

QUALITÉS.


J’ai dit que les Canadiens-français ont des qualités, bien à eux, qui les distinguent des autres peuples de l’Amérique du Nord. Signalons d’abord le culte du souvenir : nul, mieux que le Canadien-français, n’a gardé avec autant de piété la mémoire des ancêtres. D’abord, n’est-ce pas la mémoire des ancêtres qui lui a fait conserver sa langue et sa foi ? Les actes de civisme, d’héroïsme, d’abnégation accomplis par les aïeux sont soigneusement rappelés, çà et là, dans la province, par des plaques commémoratives. La famille Couillard, descendante d’un des premiers colons, a toujours son banc à la cathédrale, le « troisième du côté de l’évangile ». À l’école on apprend religieusement aux enfants, les noms des premiers pionniers venus au pays : ces noms se transmettent de père en fils. Presque toujours, la famille de ces premiers colons survit encore et s’est considérablement accrue, comme toutes les familles canadiennes. Ces noms sont portés par une infinité de descendants.

C’est ainsi qu’on rencontre au Canada beaucoup de Cartier, de Ferland, de Lafontaine, de Morin. Tous les Morin et beaucoup d’autres que les Morin, savent que Noël Morin est le père du premier prêtre Canadien. Tous les Nicolet savent que le premier Jean Nicolet eut 23 enfants dont 15 garçons soldats.

On vous dira également que le premier « Côté » est venu en 1635, qu’il épousa la fille d’Abraham Martin lequel était venu en Canada avec sa femme Marguerite Langlois en 1613. Les noms de Hébert, Dollard, Lévis, Marguerite Bourgeois, Madeleine de Verchères sont vénérés comme des noms de saints. Leurs statues s’élèvent un peu partout dans le pays. Il semble que la devise de Québec « Je me souviens » soit la devise de toute la race. Le Canadien-français n’a presque rien oublié de nos vieilles institutions, de nos vieilles coutumes. Le droit de péage existe encore en certains endroits, la dîme également, sans qu’il s’en trouve plus malheureux.

Dans certaines parties de la province de Québec, on se croirait positivement revenu dans une de nos provinces du vieux temps. Tous les ans au premier janvier on se rend, quelquefois de très loin, dans la maison de l’aïeul, du grand père. Quand tout le monde est réuni dans la « grand-chambre » en présence de la vieille croix de bois suspendue au mur, celui-ci bénit solennellement ses enfants et ses petits enfants.

Dans bien des campagnes, en hiver, quand la tempête de neige fait rage et que le vent siffle à travers les « bardeaux » j’ai souvent assisté à la prière du soir, en famille. Et quel est le peintre qui composera ce joli tableau : un prêtre, dans un traîneau, à la campagne, portant le Saint Sacrement dans la nuit, les lanternes éclairant la route blanche. De chaque côté et derrière, l’immense désert de la neige canadienne. Le traîneau est attelé d’un vigoureux cheval que le médecin de campagne conduit lui-même.

Écoutez cette conversation entendue dans un wagon de chemin de fer, au cours d’un voyage dans la Beauce. Mais oui dans la Beauce, au Canada ! Il y a ainsi dans tous les centres canadiens-français des noms bien évocateurs. Oh ! ces jolis noms canadiens : — Mont Laurier, Trois-Rivières, Grand-Mère, le lac Noir, La Rivière du Loup, l’Île d’Orléans, Saint-Henri, Notre-Dame des Neiges, etc… etc…

Toutes les fois que le conducteur crie le nom de ces petites gares on croit respirer un parfum de France.

Mais revenons à la conversation entendue dans le wagon : c’était dans le compartiment des fumeurs. Il y avait là, comme bien souvent, un ou deux commis-voyageurs, un docteur, un prêtre, un avocat, un commerçant, un ouvrier, un paysan, un maquignon. Tout le monde se connaissait : on savait qu’un tel est de tel village, qu’il était en deuil de sa mère, qu’il venait d’hériter, etc… Les nouvelles vont aussi vite que dans nos campagnes françaises. La vieille pipe canadienne que tous fumaient religieusement avait réchauffé les sympathies et rempli le compartiment de fumée. On parlait de tout et tout le monde à la fois : du dernier hiver si rigoureux, des récoltes, de la rentrée des foins, que sais-je encore ? le tout entremêlé de joyeux éclats de rire et pimenté d’un léger accent normand « Ça marche-t-il dans les tissus ? votre tournée est-elle bonne ? » —

— « Oui. les affaires reprennent, voilà la guerre terminée. Et les chevaux ? Y a-t-il de la demande ? » — « L’automobile nous fait grand tort. J’ai tout de même vendu hier un beau cheval de deux ans au curé de Saint-Raymond. » — « Tiens, il n’a donc plus La Roussette, sa jument grise ? » — « Non, il l’a cédée aux Nadeau de Montmorency. Et votre procès à propos de la clôture de votre champ ? L’avez-vous enfin gagné ? » — « Ah. je t’en fiche ! Est-ce qu’on sait jamais avec ces brigands d’avocats. En voilà qui s’y entendent pour traîner les affaires en longueur ! Vous devez connaître ça vous, l’avocat ? »

— L’avocat approuve et rit avec les autres, mais il riposte en disant qu’on a beau le maudire, on vient le chercher quand même.

Le commerçant annonce qu’il vient de traiter une grosse affaire dans laquelle il a été roulé — « J’ai acheté un stock de chaussures dont le cuir est tout simplement du carton et de la colle forte. Je n’y ai rien vu ! J’ai pourtant pas l’habitude de me faire « emplir » mais cette fois « icite » on m’a empli jusqu’aux oreilles ! » On s’amuse de la mésaventure de ce riche commerçant ; le paysan qui n’a rien dit, s’écrie : « Ne vous plaignez donc pas ! Je suis « ben » certain que vous allez nous revendre ces chaussures en jurant sur vos grands dieux que la semelle est du meilleur cuir ! Les rires redoublent : jusqu’au bout du trajet la bonne humeur s’exhale, les bons mots pétillent, les moqueries rebondissent. Nous sommes en France, en pleine province ! Cette bonne humeur française est encore une qualité dominante des Canadiens-Français. Quel contraste avec les Ontariens si puritains, si silencieux, si peu abordables ! Les Canadiens-Français sont essentiellement gais, d’une gaieté communicative et de bon aloi : ils aiment le rire et leur rire est franc, jovial, il sonne bien, c’est le rire français.


Ils sont aussi éminemment sociables, si sociables qu’en certains endroits (ô miracle !) des Canadiens-Anglais se sont entièrement assimilés à eux. La chose est rare, il est vrai, comme tous les miracles.


Le contraire se produit aussi : quelques Canadiens-Français, isolés dans des villages anglais, dans des administrations ou dans des usines anglaises trouvent mieux, pour réussir, de cacher leur nationalité. Ils vont même jusqu’à métamorphoser leur nom de famille. De « Boisvert » ils feront « Greenwood ». Ceux-là on les appelle des « renégats » : il y en a davantage aux États-Unis qu’au Canada.

L’amour de la société pousse les Canadiens-Français à des réunions de famille, à des veillées les uns chez les autres d’où l’on ne se sépare que tard dans la nuit, après que chacun a « chanté la sienne », (c’est presque toujours une chanson de France !) et qu’on a commenté les nouvelles du jour.

C’est surtout en hiver qu’ont lieu les veillées, quand le paysan n’a plus à s’occuper de sa terre couverte de neige. Oh ! les joyeuses flambées de bois sec, les grandes assiettées de soupe aux pois et les bonnes crêpes de froment !

Et puis comme on s’entr’aide les uns les autres. Un tel veut-il éplucher son blé d’Inde, veut-il bâtir un hangar pour hiverner ses vaches ? Vite les voisins accourent et en un tour de main, le travail se trouve fait.

Quand on est sociable, on est poli, l’un ne va pas sans l’autre. Aussi la politesse est-elle encore une des qualités dominantes de nos Canadiens. Tous les touristes qui les visitent, sont charmés de leur courtoisie, de leur amabilité. Il n’y a pas au monde de peuple plus hospitalier. Il semble, lorsque vous avez franchi le seuil d’un foyer canadien-français que tout vous appartienne dans la maison ; les membres de la famille se constituent vos serviteurs : on prévient vos moindres désirs.

Quant à la politesse élémentaire on la remarque même chez les ouvriers, les gens du peuple qui, par exemple, laisseront toujours le trottoir aux dames, s’offriront à leur porter des paquets trop encombrants, se découvriront en leur parlant. À Québec, le plombier que vous appelez pour réparer un robinet ne vous parlera que chapeau bas. Il n’est pas jusqu’au cocher de fiacre, jouissant d’une si mauvaise réputation, à Paris surtout, qui ne vous parle poliment.

Cette courtoisie naturelle, cette bonne éducation qui facilite tant les relations sociales et qui font de Québec un séjour charmant n’est pas aussi marquée à Montréal où des flots d’étrangers se sont mêlés à la race.

Voici, à propos de Québec, l’opinion d’un simple homme du peuple, d’un Espagnol qui est passé par hasard dans cette ville, qui s’y est installé et qui pour rien au monde ne voudrait s’en aller. Il est devenu conducteur de tramways.

En voyageant sur son « char » comme on dit ici, je m’étais aperçu à son accent, qu’il était de Barcelone ou des environs, c’est-à-dire « catalan ». Je lui causai dans sa langue.

— « Êtes-vous bien ici, lui dis-je ?

— « À Québec, répondit-il, il n’y a que du bon monde. Vous n’ignorez pas que dans le métier que je fais, il est difficile de plaire à tous. Eh ! bien, depuis deux ans que je suis sur ce « char », jamais je n’ai eu la moindre altercation avec les voyageurs, jamais je n’ai entendu la moindre parole grossière, même de la part des ouvriers. »

Un homme aimable, gai, poli est rarement un malhonnête homme : plus qu’un autre il a le sentiment de la famille. La famille ! le foyer ! voilà encore deux choses sacrées chez nos Canadiens. J’en trouve la preuve dans le bilan de la dernière session judiciaire. Sur soixante sept personnes ayant demandé l’annulation de leur mariage, 57 sont de l’Ontario, 10 seulement de Québec.

De même pour le taux de la criminalité : il est de beaucoup moins élevé dans la province canadienne-française que dans les autres provinces, voire même que dans les autres pays du monde.

Le proverbe fameux : « Homo homini lupus » semble être inconnu des Canadiens-Français qui sont moins égoïstes, plus altruistes que leurs voisins les Américains. Chez ceux-ci, la seule chose à considérer, la seule chose existant réellement, c’est le dollar ! Un jour j’étais allé me reposer dans une maison de santé située dans une petite ville non loin de New York. Le docteur m’avait conseillé de sortir une demi-heure par jour pour me distraire. Dans cette ville on ne parlait qu’anglais, chacun ne vivait que pour soi et j’avais un peu l’allure d’un chien étranger qui traverse un village. Je ne tardai pas à avoir l’impression très nette, la conviction intime que s’il m’arrivait d’être malade et de tomber dans la rue, personne ne viendrait à mon secours. Chacun court à ses affaires. Les policemen sont payés pour ces accidents-là. Les populations de ces petites villes sont composées de Grecs, d’Italiens, d’Irlandais, d’Autrichiens, d’Allemands, de Russes, d’Espagnols, de Roumains, de nègres, tous rivaux et prêts à tout pour gagner une fortune. Mais revenons au Canada.

Outre leur grande moralité, il y a une autre qualité qui distingue les Canadiens-Français des autres races du Continent : c’est leur large esprit de tolérance.

En Ontario, on ne supporterait pas que les policemen, les employés des postes, des téléphones, des banques parlassent trop souvent en français. Toutes les affiches, les avis, les décrets, les lois nouvelles y sont rédigées en anglais seulement au mépris de la loi et en dépit du nombre croissant des Canadiens-Français qui viennent s’y établir.

Quels cris de protestation les Ontariens ne pousseraient-ils pas si de même qu’on a donné aux Québécois un gouverneur Canadien-Irlandais, on leur donnait, à eux, un gouverneur Canadien-Français, ce qui n’aurait rien d’anticonstitutionnel ! Celui-ci aurait beau leur donner des preuves de la plus sincère amitié, le vacarme n’en serait pas moins grand. Quel potin dans Landerneau, quels cris dans la mare aux grenouilles !

Les Canadiens-Français sont plus tolérants. Voici l’impression d’un grand orateur anglais, Mr. King : —

« J’ai eu un grand étonnement : l’auditoire canadien-français de plus de deux mille personnes auquel je parlai, est resté là, debout, pendant plus de deux heures et a écouté avec une attention aussi soutenue que si j’avais discouru en français. C’est une chose qu’on ne verrait pas dans l’Ontario ni dans les provinces de l’Ouest. Cela démontre que la population ouvrière canadienne-française de Québec est, non seulement intelligente, mais cultivée. Je me rappellerai toujours la belle réception qui m’a été faite à la Salle Saint-Pierre, la courtoisie de l’auditoire et, surtout, sa parfaite connaissance de l’anglais qui lui a permis de me comprendre. Il est regrettable que ces conditions n’existent pas dans l’Ontario. » —

Il y a des Canadiens-Anglais protestants qui habitent la province de Québec, la magnifique province où l’air qu’on respire semble venir de France. Ils sont les premiers à reconnaître la tolérance de leurs compatriotes les Canadiens-Français. Tous vivent côte à côte, sans secousses, sans « frictions ». Cette tolérance des Canadiens-Français est une qualité toute naturelle, ordinaire, consciente évidemment, mais ne leur coûtant aucun effort. Ils trouvent très juste d’observer les clauses de la Constitution de leur pays : ils ont promis cette loyauté, ils ont donné leur parole.

Ceci nous amène à parler d’une autre qualité canadienne-française : le loyalisme. Les Canadiens-Français sont de très fidèles sujets du roi d’Angleterre qui est le chef de la nation. Ils savent reconnaître que celui-ci leur a laissé de très grandes libertés. Deux fois ils lui ont gardé le Canada, deux fois ils se sont battus pour repousser l’envahisseur et conserver le Dominion à la Couronne. Sa Majesté George V n’a pas de plus dévoués citoyens. Que survienne une nouvelle menace, il pourra compter sur la fidélité de ces braves sujets.

« La province de Québec, a dit Mr. Taschereau, pour avoir une loyauté moins bruyante que telle ou telle de ses voisines est cependant profondément attachée à l’Angleterre. Cette loyauté n’est faite ni de sentiment, ni d’hérédité : elle est raisonnée, elle est sincère, elle est durable. »

Après avoir dit quelles étaient les qualités des Canadiens-Français il faut parler de leur piété, qui fait le fond de leur caractère, et qui demande un chapitre spécial.

Ensuite il faudra parler de leurs défauts. Si je ne le faisais pas on m’accuserait de partialité. Nous verrons après quelles sont les raisons que le Canadien-Français doit avoir d’espérer en son avenir.

Enfin à l’aide de tous les documents que nous aurons réunis, nous essaierons de dégager quelle doit être, ou plutôt quelle devrait être la conduite de l’Angleterre, la conduite de la France à l’égard de cette race si intéressante et si vivante.


XIII

LA TERRE OÙ L’ON PRIE.

LA PIÉTÉ.


Ce chapitre pourrait être dédié aux libres-penseurs : c’est pour eux qu’il est écrit. Beaucoup d’entre eux disent et croient que la piété du Canadien-Français est toute de façade, qu’au fond, il n’est pas convaincu et que ses pratiques religieuses sont intéressées.

S’il leur est prouvé, d’irréfutable façon, qu’au contraire cette piété, cette foi est ancrée au plus profond de son cœur que vont-ils dire ?

S’ils ont de la logique, au lieu de se moquer étourdiment de ce croyant, ils seront obligés de s’incliner, de l’approuver et… de l’admirer.

Rien n’est plus facile que d’établir cette preuve : quelques exemples suffiront.

Cependant pour être vrai et ne pas être traité de naïf, il faut dire que dans certains centres Canadiens-Français, (qui l’eût cru ?) il y a aussi des libres-penseurs : à Montréal par exemple, à Joliette, à Trois-Rivières, à Saint-Hyacinthe. Mais ils sont si peu nombreux et puis ils font si peu de bruit, ils ont tant de pitié pour leurs malheureux compatriotes encore plongés dans les ténèbres des premiers âges ! Presque tous font une fin religieuse ! On dirait qu’ils se souviennent au bon moment, de la parole de Paul Bourget : — « L’homme de cette nation qui a perdu la foi sent obscurément le reproche des aïeux et l’abandon de la vocation française : il entend le reproche de l’histoire qui le condamne. »

Ce qui est certain c’est que les hommes profondément religieux sont, au Canada, la majorité, l’immense majorité. Voici des exemples : Tous les premiers vendredis du mois, à Québec, les ouvriers du quartier Saint-Sauveur communient ensemble. Ce jour-là le prêtre donne onze mille ou douze mille communions. La veille au soir, le jeudi, ces ouvriers sortent plus tôt de leurs usines, et s’en vont à l’église, cheminant par groupes et tenant chacun à la main la petite marmite qui a contenu le déjeuner de midi. Une fois arrivés, ils s’agenouillent, adorent le Saint Sacrement, se confessent et, à pleine voix, sans respect humain, chantent leur cantique.

Dans nulle autre ville du monde on ne voit pareil spectacle. Osera-t-on dire que ces douze mille ouvriers sont des hypocrites ?

Dans beaucoup d’usines de la province, d’autres ouvriers ont obtenu de leur patron qu’il fasse placer bien en vue, dans leurs ateliers, une statue du Sacré-Cœur. Au pied de cette statue brûle constamment une lampe : c’est le patron, (la plupart du temps anglais ou américain, donc protestant) qui prend à sa charge les frais de lumière. Voilà de la vraie libre pensée !

— De même on voit, çà et là, dans beaucoup de villes et de villages, s’élever en pleine place publique ces statues du Sacré-Cœur. En passant, beaucoup de personnes s’agenouillent et font une petite prière. Cette dévotion publique est répandue jusque chez les Canado-Américains sans que les États-Unis aient cru devoir l’empêcher.

Un jour, je m’étais arrêté à Montjoli : c’était justement l’époque de la retraite annuelle des paroissiens. Tous les soirs ils venaient suivre pieusement les instructions du Père Jésuite chargé de la mission. Huit jours durant, sans une seule absence, toute la population, hommes et femmes, vint communier à la messe de six heures. J’ai bien dit : toute la population !

Détail à noter : Montjoli est exclusivement habité, exception faite de quelques commerçants, par des employés de chemins de fer, des cheminots, des cantonniers ou des chauffeurs. Viendra-t-on dire que toute cette ville est hypocrite ?

Voici enfin un dernier exemple de la foi canadienne-française. Il sera inutile d’en donner d’autres. Bon nombre de médecins, d’avocats, de notaires, d’employés de commis-voyageurs ont l’habitude de faire, chacun à leur tour, une retraite fermée. À la date convenue, on se groupe à la Villa Manrèse, à la Villa St-Martin ou ailleurs et là, loin de toute préoccupation extérieure on fait un sérieux retour sur sa conduite passée, on établit le bilan de son existence dans le silence de la méditation et on demande à Dieu de devenir meilleur.

Ces retraites fermées, loin de diminuer avec les idées modernes, n’ont fait que se multiplier.

Si ce n’est pas la Foi qui anime les Canadiens-Français, quel est donc le motif qui les pousse si invinciblement ?

À quoi nos libres-penseurs vont répondre : « Soit, les Canadiens-Français sont des hommes convaincus, mais cette foi moyennâgeuse en a fait des ennemis du progrès. Les prêtres jaloux de leur influence, les surveillent farouchement, les laissent confire dans ces croyances démodées, dans l’aveuglement complet, dans l’ivrognerie. »

Enfin ! le voilà sorti le grand argument, la dernière munition de la libre-pensée, le boulet gros calibre de son arsenal ! Voilà le dernier retranchement, la redoute imprenable des francs-maçons !

L’avons-nous assez entendue cette absurde réflexion ! Nous l’a-t-on assez servie !

Pour dire de pareilles énormités il faut ne jamais avoir mis les pieds en Canada et ne pas connaître un traître mot de son histoire.

Nous avons vu qu’après la cession de ce pays, tous les colons qui en avaient les moyens, retournèrent en France. Il ne resta plus, sauf exceptions, que les familles de paysans attachés à la terre et les prêtres décidés à ne pas les abandonner. Ce sont ces prêtres qui ont encouragé, guidé, consolé, instruit tous ces exilés. À mesure que la population augmentait ils fondaient des écoles secondaires, puis des écoles commerciales, puis des fermes modèles, puis l’Université Laval. C’est cela, être ennemi du progrès ?

Quant à l’alcoolisme, ce terrible mal qui ravage actuellement le monde entier, les vieux pays comme les neufs, voici ce qu’ont fait les prêtres pour l’enrayer au Canada. — D’abord ils ont établi la croix de tempérance. C’est une simple croix de bois noir que l’on suspend dans la maison, au dessus du foyer. Pour avoir la permission de garder chez vous cette croix, il faut solennellement promettre devant Dieu que ni vous, ni vos enfants, ni vos serviteurs ne boiront jamais une goutte d’alcool. Cet engagement solennel est bien rarement oublié.

Plus tard, le clergé créa un fort mouvement de prohibition alcoolique par des conférences, des articles de presse, des vues animées, des soirées récréatives. Actuellement il est interdit dans toute la province de Québec de boire le plus petit verre d’alcool. Seuls les vins très légers et la bière très peu alcoolisée sont autorisés. Les « bars » les comptoirs même, sont totalement supprimés : on ne boit plus « sur le zinc » comme on dit chez nous : il faut s’asseoir et s’attabler pour se rafraîchir avec un verre de bière légère. Cette réforme s’est effectuée au moyen d’un plébiscite. Les autres provinces composées en grande partie d’Anglais, de protestants puritains ont cru devoir supprimer même la bière et le vin. « Légalement » on n’y boit plus que de l’eau ou du thé. La province de Québec seule a su garder la juste mesure avec le bon sens français qui la caractérise. Un verre de bière, un verre de vin, un verre de cidre ne risquent pas d’engendrer l’alcoolisme. La teneur en alcool de ces boissons a été fortement diminuée, elle est infinitésimale. Ainsi en a décidé le plébiscite, le référendum comme on l’appelle ici.

Sur ce sujet, les libres-penseurs sont donc bien mal renseignés. S’ils sont de bonne foi, si, comme le veulent leurs principes, ils sont tolérants, ils diront après avoir lu ces lignes : « les Canadiens-Français sont des catholiques profondément convaincus, nous devons respecter leurs convictions. »

Certains d’entre eux, (il y en a, j’en connais dont l’esprit est très large,) ajouteront : — « Puisque les Canadiens-Français sont satisfaits, qu’ils se trouvent bien de leurs pratiques religieuses, laissons-les penser à leur guise, comme ils nous laissent penser à la nôtre. Soyons tolérants, soyons de vrais libres-penseurs et serrons-nous la main. Envions-leur cette foi robuste, solide, si bien enracinée, qui leur a permis de traverser les épreuves terribles de leur histoire avec une sérénité, une confiance qui a étonné le monde. Méditons cette noble pensée, écrite dans une si belle langue par un Canadien lui-même, un religieux, un de ces Jésuites pour lesquels nous avons tant d’horreur et que nous avons chassés de chez nous : » « Tant qu’à la campagne, pères et fils aimeront la noble liberté de leur vie, la bonne terre nourricière, généreuse à rendre ce qu’ils lui donnent en amour et en sueurs, l’air pur, revigorant, secoué par les brises appelant au travail du matin ou se mêlant le soir aux vieux refrains de chez nous, — tant que, dans la gaieté de leurs tâches, ils répandront sur les guérets, du geste auguste des semeurs, le bon blé de toujours, ou récolteront, en bénissant Dieu, la moisson mûrie sous les ardeurs de Midi roi des étés ; tant que les berceaux, continuant leur pacifique revanche, verront se succéder de robustes enfants, que la famille bien unie se groupera aux pieds du Christ de la muraille pour la prière du soir, que le père fera le signe de la croix sur l’entame du pain et commencera sa besogne quotidienne au nom du Père et du Fils… qu’il vénérera le Père de la grande famille paroissiale, son curé, heureux de croire et d’être instruit par lui, de retrouver chaque dimanche, en habits de fêtes, ses parents et ses amis à la messe, de causer gaîment à la porte de l’église avec tous ses frères de labeur, gardiens comme lui sans le savoir d’une tradition qui nous fait si contents d’être ce que nous sommes, si sûrs de rester ce que nous voulons rester, si confiants de devenir ce que nous voulons devenir : oh ! c’est là, toujours là, que nous trouverons, non des révoltés contre la société, mais les appuis de notre race, les assises, le granit où doit reposer la structure de notre toujours plus haut édifice national. » —

Cette magnifique page est tirée de l’ouvrage du Rév. Père Louis Lalande, ayant pour titre la « Race Supérieure ». On y reconnaît bien le défenseur opiniâtre de la langue et de la foi, l’homme jaloux de la supériorité de son pays.

Les libres-penseurs honnêtes et loyaux seront touchés par de si belles paroles. Les autres, qui sont hélas ! la grosse majorité, continueront à ridiculiser le clergé, à faire gras le vendredi Saint et à me traiter de calotin. Laissons-les faire !

Pourtant s’ils réfléchissaient sérieusement ils pourraient dire : « Par quoi remplacerons-nous les principes religieux si chers aux Canadiens-Français ? S’ils tiennent tant que cela à leurs écoles religieuses, pourquoi leur conseillerions-nous l’école laïque ? » « Puisqu’ils sont convaincus que Dieu existe, qu’il est venu sur la terre pour le salut de tous les hommes, que sa présence est réelle dans l’Eucharistie pourquoi les contredire, pourquoi leur imposerions-nous notre façon de penser ? Sommes-nous bien certains, nous, d’être dans le vrai, notre doctrine ne comporte-t-elle pas de doute ? Les Canadiens-Français en l’adoptant, en la faisant leur, avec ses négations et ses révoltes, seront-ils plus heureux qu’avec leur idéal, leurs croyances, leurs espoirs et leur sereine résignation ? Notre école sans Dieu est-elle véritablement meilleure que leurs écoles où, pour l’amour de Dieu, ils apprennent à ne pas blasphêmer, à respecter et à aimer leurs parents ? Qu’ils agissent donc à leur guise, c’est si beau la Liberté ! »

Hélas cette sainte Liberté sera toujours compromise et si les libres-penseurs la désirent, c’est pour eux, non pour les autres. Voyez plutôt en Alsace et en Lorraine reconquises ; on sait que dans ces pays il y a une majorité de pratiquants : n’a-t-on pas déjà essayé de leur envoyer un véritable stock de livres d’enseignement d’où le nom de Dieu est impitoyablement exclu ?

Faut-il citer l’opinion de deux hommes peu suspects de cléricalisme, deux écrivains Français que le catholicisme a toujours laissés indifférents et dont l’aveu, à la suite d’une visite au Canada, mérite d’être retenu ? Nous ne saurions mieux terminer ce chapitre. Écoutez donc André Siegfried et Gabriel Hanotaux : —

— « L’influence de l’Église a rendu les Canadiens, moraux, travailleurs et prolifiques : leurs vertus familiales font l’admiration de tous, leur vigueur et leur santé révèlent une vitalité qui n’est pas près de s’éteindre. » — Les Deux Races (André Siegfried).

— « Ne pourrions-nous pas emprunter au Canada quelque chose de cette tenue morale que lui donne son traditionalisme religieux ? En France, nous affectons de traiter un peu cavalièrement les problèmes qui ont, de tout temps, passionné l’Humanité : les problèmes du mystère et de la croyance. Notre raison nous suffit et se suffit à elle-même : n’est-ce pas beaucoup de suffisance ? »

(Gabriel Hanotaux)
La France Vivante.

XIV

LES DÉFAUTS DE LA RACE

La grande amitié que j’éprouve pour les Canadiens-Français ne m’aveugle pas au point de ne pas voir leurs défauts. Ces défauts sont presque tous inhérents à la race, on les retrouve chez nous.

Il en est un cependant qui leur est bien personnel et qui est le défaut de toutes les minorités : c’est une modestie exagérée, un manque de confiance en soi-même, une absence totale d’audace, de toupet, de « culot » (passez-moi cette image faubourienne). Tandis que son voisin, l’Américain pousse la certitude du succès jusqu’à l’extrême, jusqu’au « bluff » à outrance, tandis que l’Anglais reste éternellement convaincu de sa supériorité, le Canadien-Français, timide, se blottit dans l’ombre, craint de se montrer, n’a aucune hardiesse. Quelques uns, mais quelques uns seulement, protestent se révoltent contre les calomnies répandues sur la race, notamment au sujet de la langue. Les autres laissent dire, laissent faire.

Combien de fois des Canadiens-Français parfaitement instruits et parlant notre langue d’une façon irréprochable ne m’ont-ils pas dit : « Ah ! vous avez de la chance d’être Français ! vous connaissez bien notre langue, nous ne parlons pas si bien que vous ! » On leur a tellement dit sur tous les tons qu’ils parlaient mal, qu’ils ont fini, dirait-on, par le croire. Témoin ce rédacteur d’un grand journal de Montréal qui, dans une conférence disait à ses auditeurs : « Que nous parlions moins parfaitement que nos cousins de France, nous l’admettons. Mais que ce ne soit pas la même langue, la seule et l’unique, cela, nous nous y refusons de toutes nos forces. Nous l’avons trop longuement, trop énergiquement défendue, nous l’avons portée comme un drapeau vivant : c’est le plus noble et le plus pur trésor de notre héritage national. » Voilà donc un rédacteur de la grande presse imbu lui-même de cette idée qu’il parle moins bien que les Français. Cela fait honneur à sa modestie mais ne peut qu’encourager la calomnie.

« Mon cher rédacteur, quand on parle le français comme vous (et comme vous, au Canada, ils sont légion,) il ne faut pas croire qu’on le parle imparfaitement. Car ou je ne m’y connais pas ou le passage cité est d’une parfaite correction, je dirai même d’une parfaite élégance. »

Il faudrait que les Français qui visitent nos Canadiens leur crient une bonne fois : « Mais pas du tout, chers amis, pas du tout, vous ne parlez pas patois. Vous parlez aussi bien que nous. Vos articles du Devoir, de l’Action Catholique, de l’Action Française, du Droit, du Canada, de la Presse, de la Patrie, de toute votre presse en un mot sont d’une tenue littéraire parfaite. Et c’est par la presse qu’on peut juger de la langue d’un peuple. Naturellement il ne saurait être question ici des timides essais d’un reporter occasionnel ou des articles abracadabrants de la publicité. Tel et tel de vos « leaders » ferait bonne figure à la Rédaction du Figaro, du Journal ou des Annales. Soyez donc plus sûrs de vous-même. Vos docteurs, vos avocats, vos notaires, vos curés, vos commis, vos employés de commerce parlent le même français qu’en France. Ayez donc plus d’assurance, même pour les autres questions que les questions de langue. »

Nos Canadiens ne risqueront jamais d’imiter les Anglais qui eux, non seulement sont profondément persuadés de leur supériorité, mais croient, avec une candeur stupéfiante, que le monde entier en est persuadé. Pendant mon dernier séjour à Québec j’étais descendu dans une pension anglaise ; les autres étaient au complet. Mrs X. ; ma propriétaire anglaise, m’a pendant tout ce séjour, surabondamment démontré par son attitude, sa manière de me parler, sa morgue, ses silences même, qu’elle était d’une lignée de cent coudées au dessus de la mienne. Ce fait était, pour elle, l’évidence même, mais ne l’empêchait aucunement d’accepter mon argent à la fin du mois. Ce jour-là mais ce jour-là seulement, elle me gratifiait d’un large sourire découvrant ses dents, longues comme les touches d’ivoire d’un vieux piano.

Dans le « Roi des Montagnes », Edmond About a plaisamment mis en relief ce ridicule amusant. Il raconte l’histoire d’une vieille anglaise arrêtée par des brigands sur une route de Calabre. On lui vole son argent et ses bijoux. Ce qui la surprend le plus, ce qui la révolte, c’est le manque d’égards qu’on lui témoigne à elle Anglaise ! Je ne connais pas de satire plus mordante de la vanité des Anglais. Si cette vanité nous les rend parfois réjouissants, d’autres fois elle nous les rend insupportables ; par exemple en chemin de fer, dans les hôtels, aux bureaux de poste où ils prétendent passer les premiers. Pensez donc ! la première nation du monde !

Cependant, que nos Canadiens n’oublient pas qu’une pointe d’orgueil est salutaire pour une collectivité. Que leurs savants, leurs écrivains, leurs artistes, prennent nettement conscience de leur valeur, incontestable quand on songe à l’extrême jeunesse de ce peuple.

Qu’ils sachent mieux encourager les talents qui se font jour en faisant mentir le méchant proverbe : « Nul n’est prophète en son pays. » Qu’ils n’imitent pas ce jeune homme qui me confiait : « Si cela continue, je quitte le Canada. Tout le temps il faut défendre nos libertés une par une ; constamment l’on nous menace de nous ravir nos droits, notre langue, notre foi : c’est une lutte perpétuelle. Ce n’est pas une vie. J’en ai assez. » Je vous laisse à penser si j’ai vertement reproché à ce jeune Canadien-Français dont je n’ai pas rencontré le pareil, son peu de courage, son manque d’espoir : « Si les autres pensaient comme vous, lui ai-je dit, ce serait l’abdication complète, la reddition sans honneur, une honte pour toute la race. Ce n’est pas quand on entrevoit la Victoire qu’il faut parler de désertion. »

Un autre défaut des Canadiens-Français (et celui-là est bien de chez nous) c’est d’être trop souvent divisés entre eux. Ils ont, comme en France, la manie de se séparer en petits clans, en petites chapelles et de se combattre. Ces querelles ne peuvent que nuire à la vitalité de la Race.

Le clergé, lui-même, n’est pas exempt de ce défaut. Pourtant il faut ajouter, comme je l’ai déjà dit, que lorsqu’il s’agit d’une attaque venant du dehors et visant l’existence même de la race, tout le monde se lève et se retrouve sur le terrain de la défense.

Quand le Canadien-Français monte une entreprise, une grosse affaire comme une usine, une industrie quelconque, un hôpital, il manque d’audace. Je ne parle ici ni des sociétés en commandite, ni du gouvernement, ni des municipalités. Le Canadien-Français isolé ne se risque pas. Il ne jettera pas d’un seul coup sur le tapis la mise fastueuse que saura jeter à propos l’Américain. Il rognera sur tout, il économisera, se contentant d’un modeste bureau garni de rideaux défraîchis et de meubles d’occasion. Il ne vide jamais son bas de laine : il est français. L’Américain est plus hardi : c’est un beau joueur et la chance sourit aux beaux joueurs. S’il ne gagne pas du coup, s’il se ruine, il repart et il recommence. À son exemple les Canadiens-Français semblent se ressaisir et paraissent décidés à devenir plus audacieux, plus téméraires : témoins leurs grosses banques, leurs gros magasins de nouveautés, etc…

Pourtant ce manque de hardiesse, cette peur du risque sont-ils bien un défaut ? et puis-je le leur reprocher, moi, fils et petit-fils de français qui ont épargné sou par sou pour augmenter leur patrimoine ? Après tout, cette méthode du « gagne petit » a toujours réussi aux français : elle est dans le génie de la race, elle est héréditaire ! Ne la sacrifions pas par orgueil et par lucre à la manie des brasseurs d’affaires juifs et saxons.

Voici maintenant un dernier défaut que j’ai rencontré souvent chez nos Canadiens-français, les gens du peuple surtout : le défaut de tenue dans l’habillement. Ce défaut est encore bien français. (Est-il encore bien certain du reste que ce soit là un défaut ?) En France, il semble naturel qu’un couvreur, qu’un plombier ne soient pas habillés comme des « messieurs » et tirés « à quatre épingles ». Mais en Amérique, comme en Angleterre, l’ouvrier, le commis, le barbier, le comptable, le commerçant qui quittent le travail sont mis comme des « gentlemen ». Leur menton est toujours rasé de frais, leur faux col toujours blanc, la coupe de leurs vêtements toujours irréprochable, le pli du pantalon toujours marqué. Quand ils se comparent avec nos Canadiens-français, dont beaucoup ont conservé l’habitude française du port de la moustache et du pantalon sans pli, ils se trouvent infiniment supérieurs en raison de cet axiome mis à la mode par un grand tailleur : « Un homme bien habillé en vaut deux. » Le pli au pantalon : voilà qui ne marque pas nécessairement la supériorité d’une race !


XV.

QUELLE DEVRAIT ÊTRE L’ATTITUDE DES
CANADIENS-ANGLAIS ?


Loin de moi, la prétention de donner des conseils à des rois, à des présidents de république ou à des ministres d’État. Je demande seulement la permission de dire mon mot, de faire entendre mon opinion sur la question Canadienne-française ; je demande à ajouter mon grain de sel. À mon avis, les Canadiens-anglais ont grand tort de s’alarmer des progrès de la race Canadienne-française. Car, il n’y a pas à dire, c’est là, qu’au fond, réside toute la question. Ils redoutent l’envahissement de cette race qu’ils prétendent inférieure tout en la craignant, ce qui est peu logique.

Jamais, les Canadiens-français n’ont cherché à nuire aux Anglais : bien au contraire.

Le plus grand homme d’État du Canada, mort récemment, Sir Wilfrid Laurier, que le monde entier admirait, n’a jamais manqué d’exprimer à cet égard les sentiments de ses compatriotes. À Liverpool, en 1897, il disait : « Mes compatriotes ayant obtenu les droits de sujets britanniques, se considèrent liés par le devoir, l’honneur et l’amitié à accepter et à accomplir, dans leur intégrité, les obligations et les responsabilités des sujets britanniques. Ils sont fiers de leur origine, fierté que peu d’Anglais leur reprocheront, celle d’être des descendants d’une race altière. S’ils ont l’orgueil de race, ils ont aussi au cœur un autre orgueil, celui de la reconnaissance. Et au jour du jubilé, dans toute l’immense étendue de l’empire, c’est de la terre qu’habitent les sujets français de Sa Majesté, que s’élèveront au ciel les prières les plus ferventes pour que Sa Majesté vive encore de longues années. »

Dans une précédente occasion, pendant la session de 1871, il affirmait :

« Nos pères jadis ont été les ennemis des Anglais ; ils se sont fait pendant des siècles des guerres sanglantes. Nous, leurs descendants, réunis sous le même drapeau, nous ne livrons plus d’autres combats que ceux d’une généreuse émulation pour nous vaincre mutuellement dans le commerce, dans l’industrie, dans les sciences et les arts de la paix. »

Ces aveux ont d’autant plus de prix que Sir Wilfrid Laurier était l’homme le plus populaire du Canada. Comme tous les Canadiens-français, il aspirait à l’union complète de tous les Canadiens, sans distinction de races.

Il me semble que tout bon Canadien-anglais, devrait cesser bien vite les tracasseries, les persécutions quotidiennes. Il devrait dire à ses frères Canadiens-français : « Vous voulez conserver votre religion ? Conservez-la avec vos églises et vos prêtres. Cela m’est bien égal pourvu que vous restiez bons citoyens ! Vous désirez garder votre langue ? Gardez-la donc, mais continuez à apprendre consciencieusement la nôtre ! Quant à nous, nous apprendrons le français dans nos écoles et nous deviendrons ainsi une nation vraiment bilingue, une nation supérieure. Nous travaillerons ensemble pour notre commune patrie et toutes nos querelles se fondront au foyer de ce sentiment unanime : l’amour du Canada. Souvenons-nous de ce qu’a dit le grand pacificateur, Canadien-français :

« Notre patrie, c’est le Canada, c’est tout ce que couvre le drapeau britannique sur le continent américain, la vallée du Saint Laurent, les terres fertiles qui bordent la baie de Fundy, la région des Grands lacs, les prairies de l’Ouest, les Montagnes Rocheuses, les terres que baigne cet océan célèbre où les brises sont aussi douces que les brises de la Méditerranée. Nos compatriotes ne sont pas seulement ceux dans les veines desquels coule le sang de France ; ce sont tous ceux, quelle que soit leur race ou leur langue, que le sort de la guerre ; les accidents de la fortune ou leur choix propre, ont amené parmi nous et qui, reconnaissent la suzeraineté de la couronne britannique. Quant à moi, je le proclame hautement, voilà mes compatriotes, mais je suis Canadien… Les droits de mes compatriotes d’autres races me sont aussi chers, aussi sacrés que les droits de ma propre race, et si le malheur voulait qu’ils fussent jamais attaqués, je les défendrais avec autant d’énergie et de vigueur que les droits de ma propre race. »

(Québec, 1889, Sir Wilfrid Laurier.)

Voilà un langage que tout Canadien-anglais devrait approuver. Qu’à l’égard des Canado-américains les États-Unis montrent aussi plus de tolérance et tout ira pour le mieux dans le meilleur des continents.

Verrons-nous luire ce beau jour d’union sacrée ? Attendons et espérons !

En attendant, puisque l’Angleterre et les États-Unis ont si bien aidé notre chère France à gagner la grande guerre, puisqu’ils ont combattu à nos côtés pour la même cause, qu’ils aillent jusqu’au bout. Qu’ils permettent, qu’ils encouragent chez eux le parler français. Qu’ils ne cherchent pas à détruire cette chose qui est la plus belle du monde « la Langue Française ».

Cette tolérance ne peut que leur être utile et notre gratitude n’en sera que plus grande, nos rapports plus amicaux.


XVI

QUELLE DEVRAIT ÊTRE L’ATTITUDE DES FRANÇAIS ?


Quant à nous, notre rôle est tout tracé : nous savons que si l’on parle français dans l’Amérique du Nord nous le devons à nos Canadiens. Ce ne sont pas les groupes de l’« Alliance Française » qui suffisent à maintenir là-bas notre langue. Certes, l’effort de ces groupes est efficace ; malheureusement, outre qu’ils ne sont pas encore assez nombreux, chacun d’eux, sauf cinq ou six, ne compte qu’un très petit nombre de membres parlant français couramment.

Les Canadiens-français, au contraire, sont le nombre et s’accroissent tous les jours. De soixante mille ils sont devenus quatre millions. Nous, Français, ne devons-nous pas être fiers de cette extension en songeant que, sur ce sol encore jeune, tant de nations se disputent la préséance, et prétendent imposer leurs coutumes et leurs mœurs ? L’avenir de la France dans l’Amérique du Nord est intimement lié à l’avenir des Canadiens-français. Ceux-ci joueront là-bas le rôle civilisateur que la France a joué en Europe.

Mais il faut que la France s’intéresse davantage aux efforts et aux luttes de ses enfants exilés.

Malheureusement, elle semble actuellement s’en être complètement détachée. Parle-t-on de supprimer le français dans les écoles, ou de ne lui accorder que de courtes heures par semaine ? Elle n’intervient pas, elle ne proteste pas.

Au moment où notre alliance avec l’Angleterre et les États-Unis vient de se sceller dans le sang, il semble qu’elle pourrait invoquer les droits de l’amitié et les principes de liberté. Pourquoi ne le fait-elle pas ? Il y a là peut-être des empêchements diplomatiques, que je ne puis deviner : un chansonnier ne fera jamais qu’un piètre politicien.

Cependant, si pour une raison ou pour une autre nous devons ne pas intervenir, faisons au moins sentir à nos frères d’outre-mer que nous sommes avec eux de tout cœur, que nous prenons notre large part de leur misères comme de leurs joies.

On a osé dire que les Canadiens-français n’aimaient pas la France : c’est de l’adoration, passez-moi le mot, qu’ils ont pour elle ; jamais ils n’ont oublié leur mère-patrie. C’est précisément de quoi ils souffrent, c’est ce que leur reprochent encore et toujours les Canadiens-anglais.

Quels sont les Canadiens-français qui n’ont pas rêvé de venir un jour chez nous, de parcourir la Bretagne, la Normandie ou la Saintonge pour voir s’ils ne se trouveront pas un arrière cousin, un neveu, ou quelque parent inconnu ?

En 1880, sept ans après notre désastre, voici ce qu’ils se disaient encore entre eux. C’est encore Sir Wilfrid Laurier qui parle : — « C’est lorsque nous arriva la nouvelle des premiers désastres de l’armée française que nous sentîmes combien nous étions Français. Qui ne se souvient d’avoir vu, dans ces jours funestes, toute la population française de Québec, massée autour des bureaux de journaux, attendant, dans une poignante anxiété, que le télégraphe transmit le résultat des batailles livrées la veille sur le sol de l’antique mère-patrie ? Qui ne se souvient de ces foules énormes enfiévrées par l’angoisse, et que cependant la moindre lueur d’espoir faisait frissonner d’émotion, et qui ne se dispersaient que lorsque le doute n’était plus possible en face de la fatale vérité ? Et lorsqu’arriva la catastrophe suprême, lorsqu’il fallut nous rendre à l’évidence, lorsqu’il fallut nous résigner à croire que la Lorraine et l’Alsace allaient être séparées de la France, j’en appelle à vos souvenirs, Messieurs, si on nous eût enlevé à nous-mêmes un de nos propres membres, n’est-il pas vrai que nous n’aurions pas souffert plus cruellement ? » —

Il faut l’avouer, puisque nous avons promis une poignée de vérités, ce que le Canadien-français n’aime pas c’est notre gouvernement de francs-maçons et d’athées, qui ont inauguré l’école sans Dieu, la séparation de l’Église et l’expulsion des religieux. Ils savent que si le Canada revenait à la France ce serait la fin de leurs libertés. Aussi ne demanderont-ils jamais à redevenir citoyens français. Mais ils continueront à aimer la France, la France catholique qui n’est pas morte, (heureusement !) d’un amour profond, solide, indéracinable !

J’ai vu des Canadiens bien angoissés et prêts à pleurer, à l’annonce de la stupéfiante avance des Boches sur Paris. Ah ! si la France avait pu se permettre un appel aux Canadiens-français sous les plis de son drapeau !

Aujourd’hui plus que jamais nous devrions faire sentir à nos cousins Canadiens toute notre sympathie, car, aujourd’hui les attaques contre notre langue se font plus terribles, plus acharnées ! Ils luttent là-bas, ils se défendent pied à pied. Leur ténacité, leur courage, leur héroïsme sont admirables. On peut dire qu’ils sont devenus dans toute l’Amérique du Nord, les champions de la civilisation française. Ils ont affronté sans peur le plus grand péril qui se soit dressé devant eux : l’anglicisation et l’américanisation. Ils sont décidés à le combattre et à le vaincre. Canadiens-français ou Canadiens-américains, tous sont d’accord pour la défense de la langue. Une organisation vigoureuse et puissante a jailli spontanément aux États-Unis. C’est la « Ligue du Ralliement Français en Amérique ». Je ne connais rien de plus beau, de plus simplement noble que le programme de cette Ligue. Il n’est pas permis à un Français de France de l’ignorer : il ne pourra le lire sans se sentir ému jusqu’au plus profond du cœur : « L’heure est grave pour tous les Français d’Amérique. Nous sommes menacés dans nos intérêts les plus chers. Le problème qui se pose devant nous peut se définir à l’aide des mots célèbres : Être ou ne pas être. Un vaste mouvement d’anglicisation par l’école se prépare : en certains milieux, il est déjà lancé. La vague d’assaut s’en vient, et ses larges ondulations balaieront, si nous n’y prenons garde, le trésor sacré de notre langue maternelle. C’est au nom d’un sophisme que se fait cette campagne : Sous prétexte de nous américaniser ou de nous angliciser, l’on veut nous frapper de mort ; et jamais peut-être le noble mot de patriotisme n’aura davantage été profané, car il sert ici à couvrir un plan qui est la négation pure et simple de ce sentiment. »

« En conséquence, nous Français d’Amérique, reconnaissons la nécessité d’organiser une résistance pacifique, ferme, loyale, aux tentatives d’assimilation qui se voilent sous des apparences illogiques et trompeuses. Notre patriotisme a toujours été au-dessus de tout reproche ; notre adaptation à la langue anglaise s’est toujours accomplie avec une facilité qui a étonné ceux-là seuls qui ignoraient que, la langue française étant la source et comme la racine de l’anglais, savoir le français donne la clef du parler anglais. Quant à renoncer à cultiver notre langue maternelle dans nos écoles, quant à la supprimer de notre enseignement primaire, cela, non possumus, nous ne le pouvons pas, pour toutes sortes de raisons : ce serait abdiquer notre âme, nos traditions, notre passé ; l’apostasie sur ce point entraînerait l’apostasie religieuse, ou en tout cas une grave diminution de nos convictions catholiques, notre langue, pétrie de catholicisme, étant la gardienne de notre foi ; les États-Unis comme le Canada perdraient eux-mêmes à cet abandon, parler deux langues valant mieux qu’en parler seulement une, et la langue française étant considérée comme la plus riche et la plus glorieuse de toutes les langues modernes, comme la langue de la diplomatie et des relations internationales, comme la plus haute expression de la civilisation humaine. »

« Forts de nos droits imprescriptibles, nous avons fondé la Ligue de Ralliement Français en Amérique, pour les affirmer respectueusement et clairement en face de tous, pour travailler à les restaurer là où ils ont été méconnus, à les maintenir et à les affermir là où ils nous sont encore assurés, à empêcher qu’on y touche là où l’on n’a pas encore osé le faire. »

Rester indifférent en de pareils moments, ne pas faire clairement sentir à nos frères que nous suivons leurs efforts avec passion, que nous les approuvons, que nous les soutenons, c’est faire le jeu des assimilateurs, c’est consentir lâchement à l’anéantissement de l’influence et du génie français !


XVII

LES RAISONS D’ESPÉRER.


Le rôle des Canadiens-français est magnifique ! qu’ils continuent à vivre leur vie en montrant plus d’optimisme. Ils ont tant de raisons d’espérer ! Qu’ils regardent en arrière, qu’ils se rendent compte du chemin parcouru !

Aujourd’hui, on est obligé de compter avec eux. Ils montent toujours ! À Québec où n’existait pas une seule banque canadienne-française, on en compte aujourd’hui plusieurs. De grosses maisons de commerce, de gigantesques entreprises ont surgi, çà et là. Dans les États-Unis, des Maires de grandes villes, même un gouverneur d’État ont été choisis parmi des Canadiens-français.

Dans les sciences médicales un essor nouveau, incroyable vient d’être donné. En politique, en littérature, ils surpassent leurs rivaux. Les voici qui commencent à s’occuper sérieusement de musique, de peinture, de sculpture. Les Noël, les Paquet, les Darche, les Parizeau, les Dubé, les Falardeau, les Normand, les Rousseau sont des médecins aussi habiles que nos plus habiles ; les Routhier, les Lamothe, les Dorion, les Lemieux sont des juges intègres, respectés, pour lesquels les procédures anciennes et nouvelles n’ont plus de secrets ; les Rivard, les Omer Héroux, les Arthur Lemont, les Monseigneur Paquet, les Camille Roy sont d’incontestables maîtres dans l’art si difficile d’écrire en français ; les Garneau, les Thomas Chapais, les Groulx sont des historiens comparables à nos Duruy ou à nos Henri Martin ; les Lomer Gouin, les Montpetit, les Bourassa sont, en même temps que des sociologues très avertis, des orateurs qui enthousiasmeraient notre Parlement ; des poètes, voire même des poétesses d’un très grand talent se sont révélés ; des peintres, des sculpteurs ont fait revivre la vieille vie canadienne ; des orateurs sacrés comme Mgr Gauthier, le Père Louis Lalande, l’abbé Labelle, font retentir de leur parole ardente et châtiée les voûtes des églises… Mais je m’arrête, il m’est impossible de les nommer tous, qu’ils me pardonnent.

Ce modeste ouvrage n’a pas la prétention d’être un livre d’or, il ne veut pas non plus prendre l’allure d’un palmarès. Constatons seulement que presque tous ces hommes ont été élevés chez eux, dans leurs écoles et dans leur Université : ils feraient en France comme en Angleterre excellente figure. Qu’ils n’oublient pas que « noblesse oblige », qu’ils doivent se montrer plus dignes que d’autres, que leur rôle civilisateur est tout tracé.

Qu’ils ne se laissent jamais envahir par l’appât immoral de la fortune, qu’ils travaillent, qu’ils cherchent. Que la Foi les sauve de l’effroyable abîme d’égoïsme dans lequel leurs voisins semblent vouloir s’enfoncer.

Qu’ils donnent l’exemple à ce Nouveau Monde qui n’a pas d’idéal, qui le cherche en vain, qui se rue à la course du dollar sans s’arrêter en chemin, sans entrevoir le paysage et qui marche si vite vers la corruption !

Ah ! l’abominable fièvre de l’or ! comme je l’ai vue de près, perçue, sentie, pendant mon dernier séjour à New York.

Depuis un an, je n’avais pas revu cette ville : mais quels progrès inouïs elle a fait dans le luxe, la sensualité, la volonté de jouir, de jouir vite de cette vie trop courte ! J’ai vu à Broadway, à la porte des théâtres et des cinémas des queues interminables de gens pressés de s’amuser, des femmes se promenant les bras nus, avec des toilettes et des robes d’un prix fou.

Je me suis amusé à dévisager dans la rue les « businessmen » courant à leurs affaires. Tout le monde est « business » à New York. Tous ont les traits tirés, la physionomie soucieuse, le regard vague. Ils sont comme hallucinés par le roulement de tonnerre du chemin de fer élevé, le fracas des tramways, les trompes des automobiles. La population semble toute entière neurasthénique. On ne vit là que pour soi, on ne pense qu’au dollar : plus de morale, plus d’amour du prochain, plus d’aspirations artistiques. N’ai-je pas vu la reproduction en or (!) de l’admirable Vénus de Milo, dans la maison d’un financier ? Ce dernier avait fait adapter aux bras coupés de la célèbre statue mutilée, deux splendides ampoules électriques qui éclairaient son escalier !

La confiance dans les amis a même disparu. Madame de V… m’avait un jour gracieusement invité à passer la soirée chez elle. C’est une personne charmante, très connue à New York et de la meilleure société. Elle possède une très intéressante collection de bibelots d’arts, rangés dans une vitrine. Quand elle donne une soirée, cette vitrine est transportée dans sa chambre à coucher « pour ne pas, dit-elle, tenter le diable ». Le diable ce sont les invités, les amis. On lui a déjà volé un soir, une statuette de Tanagra à laquelle elle tenait beaucoup.

Voilà où l’on en est rendu !

Tout le monde veut posséder à n’importe quel prix, tout le monde veut aller en auto, tout le monde veut être un « monsieur » depuis les perruquiers jusqu’aux chauffeurs de taxis.

À l’un de ceux-ci je dis un jour : « Conduisez-moi à la salle des bagages, nous y prendrons ma malle en passant. » Il me conduisit. Contre mon reçu, on lui remit ma malle, une toute petite malle de rien du tout qu’un enfant eût portée. Pour transporter cette malle du bureau jusqu’à la porte où stationnait son taxi, c’est-à-dire l’espace de dix mètres, Monsieur mon chauffeur s’en alla réquisitionner un porteur, ce qui lui prit trois fois plus de temps. Il fallut naturellement que je paye ce porteur. Cette petite histoire n’est-elle pas symbolique ?

Dans le Québec, ces nouvelles idées n’ont pas pénétré : tout le monde à l’occasion, met la main à l’ouvrage. Les vieux principes de morale, de religion se retrouvent là, purs et intacts.

Au milieu des races si diverses, si nombreuses qui peuplent le Nord du Nouveau Continent, la race Canadienne-française est restée normale. Elle a compris le sens de la vie, elle garde son idéal, elle tient le flambeau de la Charité, de l’Honnêteté, de la Beauté vraie, de tout ce qui fait la raison d’être de l’humanité.

C’est elle qui éclairera la route un jour, et qui plus tard, fatalement, logiquement, mathématiquement, sera imitée par les races qui la jalousent et la calomnient aujourd’hui.

Pendant que toutes les nations du monde, y compris les États-Unis, tremblent sous la menace terrifiante du bolchévisme envahissant, le Québec garde sa sereine tranquillité, son éternel bon sens. Cette dégradante théorie ne peut avoir de prise sur des traditionalistes comme ceux-là.


XVIII

CONCLUSIONS


Qu’on ne s’y trompe pas : ces deux races qui ne fusionneront vraisemblablement jamais, pourront facilement arriver à vivre ensemble, à adopter un « modus vivendi ». Le pays est si beau !

Les hommes politiques les plus influents, représentants de l’opinion publique, prêchent la conciliation et l’on s’achemine vers cette solution pacifique, qui peut faire du Canada, l’un des premiers pays du Globe.

Un auteur Canadien-anglais, Monsieur Thomas Moore, après avoir étudié de très près, observé sans parti-pris nos Canadiens-français en a fait un très bel éloge dans son livre « The Clash ». Ce livre est rapidement devenu populaire, même dans l’Ontario ; il semble avoir beaucoup impressionné les milieux canadiens-anglais. « Il faut pourtant bien, se dit-on de part et d’autre, que nous arrivions à jouir d’un peu de tranquillité ! »

Je me souviens d’une panne d’automobile (encore !) qui m’arriva dans un voyage avec des Canadiens-français, juste en face d’une ferme, non loin de East-Angus. Le fermier, la fermière, les domestiques, tout le monde était Canadien-anglais dans cette ferme. Ces gens-là se mirent en quatre pour nous tirer de cette panne. Ils y réussirent très bien en attelant leurs chevaux à notre machine et en nous conduisant ensuite avec leur petite voiture canadienne à l’hôtel du village voisin où nous passâmes la nuit.

Beaucoup de Canadiens en sont arrivés à penser ceci : « Puisque nous sommes ensemble pour toujours, puisque ni les uns, ni les autres ne pouvons nous anéantir, puisque notre hostilité ne peut qu’entraver nos affaires et nuire au progrès de notre pays, prenons-en notre parti supportons-nous et en dehors des questions intéressant la nation, ignorons-nous, ne nous occupons pas les uns des autres, ne nous cherchons plus de querelles. Chacun pour sa religion, chacun pour sa langue, chacun pour ses traditions, tous pour le Canada ! »

Il faudrait que tous les habitants du Canada pensent ainsi. Quand les intérêts vitaux des deux races ne sont pas en jeu, cela va tout seul. Malheureusement aussitôt qu’il s’agit de questions de langue et de race, le feu est mis aux poudres. Il faudrait… il faudrait… enfin beaucoup de choses dont la principale est celle-ci : Que les Canadiens-anglais, les Ontariens surtout, se souviennent que les Canadiens-français sont les premiers possesseurs du sol, qu’ils se montrent moins intransigeants, moins fanatiques. Qu’ils n’oublient pas que leurs compatriotes français ont enrichi cette généreuse terre, qu’ils l’ont gardée à l’Angleterre, et que, sans eux, ils n’y seraient peut-être pas. Si les Ontariens ne veulent pas entendre parler de réconciliation, qu’ils cessent au moins leurs provocations continuelles : qu’ils fassent en Canada ce qu’on faisait dans une vaste brasserie appartenant à une famille amie de la mienne. Les deux directeurs, les deux frères, se détestaient profondément : ils en étaient arrivés à avoir deux bureaux au lieu d’un, séparés par un paravent. Ils ne pouvaient pas se voir. Quand ils avaient quelque chose à se dire, ils se l’écrivaient ! J’ignore si ces deux frères ennemis se sont réconciliés plus tard, mais ce qui est certain, c’est que leur brasserie fut toujours très prospère. Ils ne se fréquentaient pas, mais ils ne s’injuriaient pas, ils se respectaient même. C’est ce qui sauva la brasserie.

Il faudrait en deuxième lieu que les Irlandais ne prétendent pas accaparer toutes les hautes situations dans le clergé et ne menacent pas de mettre la main-mise sur le catholicisme entier de l’Amérique du Nord. Il faudrait enfin que la Confédération Canadienne ne perde pas de vue le danger signalé par le savant américain Madison Grand dans son livre “The passing of the great race”. Ce danger, c’est l’immigration exagérée et inconsidérée.

Madison Grand a magistralement mis en lumière cette loi ethnique : lorsqu’un mélange de races vient à se produire c’est la race inférieure qui tend à prendre le dessus.

C’est ainsi que, selon lui, à force d’immigrations à outrance, à force de recevoir des gens de toutes les nations, Italiens, Syriens, Polonais, Autrichiens, Allemands, Espagnols, Français, Anglais, sans compter les nègres et les mulâtres, la ville de New York a fini par devenir un « cloaque de races », où il n’y a plus que des produits inférieurs ayant perdu tout caractère.

Le Yankee, qui aurait pu être le premier, le plus fort, le plus nombreux, n’y existe pour ainsi dire plus. Comme dans d’autres grandes villes des États-Unis il a été absorbé, englouti dans ce mélange sans nom.

Madison Grand conseille à son pays d’arrêter de suite l’immigration en se demandant s’il en est temps encore !

Que le gouvernement fédéral canadien profite de la leçon. Le Canada est immense dira-t-on. Mais il y a deux éléments qui suffiront à le peupler avec le temps : l’élément canadien-français qui est si prolifique et l’élément anglais.

Le Canada peut devenir le plus riche de tous les pays : son sol est fécond, son sous-sol renferme des richesses insoupçonnées. Mais que les Canadiens-français continuent la lutte ! qu’ils ne lâchent pas prise ! En attendant l’aube qui, déjà, éclaire votre horizon, continuez à gravir les sommets ! Frères exilés,

Tout comme les aïeux
Montez, montez toujours !

TABLE DES MATIÈRES

PAGES
 73