Une poignée de vérités/La terre où l’on prie. La piété

Imprimerie Gagnon, éditeur (p. 84-94).

XIII

LA TERRE OÙ L’ON PRIE.

LA PIÉTÉ.


Ce chapitre pourrait être dédié aux libres-penseurs : c’est pour eux qu’il est écrit. Beaucoup d’entre eux disent et croient que la piété du Canadien-Français est toute de façade, qu’au fond, il n’est pas convaincu et que ses pratiques religieuses sont intéressées.

S’il leur est prouvé, d’irréfutable façon, qu’au contraire cette piété, cette foi est ancrée au plus profond de son cœur que vont-ils dire ?

S’ils ont de la logique, au lieu de se moquer étourdiment de ce croyant, ils seront obligés de s’incliner, de l’approuver et… de l’admirer.

Rien n’est plus facile que d’établir cette preuve : quelques exemples suffiront.

Cependant pour être vrai et ne pas être traité de naïf, il faut dire que dans certains centres Canadiens-Français, (qui l’eût cru ?) il y a aussi des libres-penseurs : à Montréal par exemple, à Joliette, à Trois-Rivières, à Saint-Hyacinthe. Mais ils sont si peu nombreux et puis ils font si peu de bruit, ils ont tant de pitié pour leurs malheureux compatriotes encore plongés dans les ténèbres des premiers âges ! Presque tous font une fin religieuse ! On dirait qu’ils se souviennent au bon moment, de la parole de Paul Bourget : — « L’homme de cette nation qui a perdu la foi sent obscurément le reproche des aïeux et l’abandon de la vocation française : il entend le reproche de l’histoire qui le condamne. »

Ce qui est certain c’est que les hommes profondément religieux sont, au Canada, la majorité, l’immense majorité. Voici des exemples : Tous les premiers vendredis du mois, à Québec, les ouvriers du quartier Saint-Sauveur communient ensemble. Ce jour-là le prêtre donne onze mille ou douze mille communions. La veille au soir, le jeudi, ces ouvriers sortent plus tôt de leurs usines, et s’en vont à l’église, cheminant par groupes et tenant chacun à la main la petite marmite qui a contenu le déjeuner de midi. Une fois arrivés, ils s’agenouillent, adorent le Saint Sacrement, se confessent et, à pleine voix, sans respect humain, chantent leur cantique.

Dans nulle autre ville du monde on ne voit pareil spectacle. Osera-t-on dire que ces douze mille ouvriers sont des hypocrites ?

Dans beaucoup d’usines de la province, d’autres ouvriers ont obtenu de leur patron qu’il fasse placer bien en vue, dans leurs ateliers, une statue du Sacré-Cœur. Au pied de cette statue brûle constamment une lampe : c’est le patron, (la plupart du temps anglais ou américain, donc protestant) qui prend à sa charge les frais de lumière. Voilà de la vraie libre pensée !

— De même on voit, çà et là, dans beaucoup de villes et de villages, s’élever en pleine place publique ces statues du Sacré-Cœur. En passant, beaucoup de personnes s’agenouillent et font une petite prière. Cette dévotion publique est répandue jusque chez les Canado-Américains sans que les États-Unis aient cru devoir l’empêcher.

Un jour, je m’étais arrêté à Montjoli : c’était justement l’époque de la retraite annuelle des paroissiens. Tous les soirs ils venaient suivre pieusement les instructions du Père Jésuite chargé de la mission. Huit jours durant, sans une seule absence, toute la population, hommes et femmes, vint communier à la messe de six heures. J’ai bien dit : toute la population !

Détail à noter : Montjoli est exclusivement habité, exception faite de quelques commerçants, par des employés de chemins de fer, des cheminots, des cantonniers ou des chauffeurs. Viendra-t-on dire que toute cette ville est hypocrite ?

Voici enfin un dernier exemple de la foi canadienne-française. Il sera inutile d’en donner d’autres. Bon nombre de médecins, d’avocats, de notaires, d’employés de commis-voyageurs ont l’habitude de faire, chacun à leur tour, une retraite fermée. À la date convenue, on se groupe à la Villa Manrèse, à la Villa St-Martin ou ailleurs et là, loin de toute préoccupation extérieure on fait un sérieux retour sur sa conduite passée, on établit le bilan de son existence dans le silence de la méditation et on demande à Dieu de devenir meilleur.

Ces retraites fermées, loin de diminuer avec les idées modernes, n’ont fait que se multiplier.

Si ce n’est pas la Foi qui anime les Canadiens-Français, quel est donc le motif qui les pousse si invinciblement ?

À quoi nos libres-penseurs vont répondre : « Soit, les Canadiens-Français sont des hommes convaincus, mais cette foi moyennâgeuse en a fait des ennemis du progrès. Les prêtres jaloux de leur influence, les surveillent farouchement, les laissent confire dans ces croyances démodées, dans l’aveuglement complet, dans l’ivrognerie. »

Enfin ! le voilà sorti le grand argument, la dernière munition de la libre-pensée, le boulet gros calibre de son arsenal ! Voilà le dernier retranchement, la redoute imprenable des francs-maçons !

L’avons-nous assez entendue cette absurde réflexion ! Nous l’a-t-on assez servie !

Pour dire de pareilles énormités il faut ne jamais avoir mis les pieds en Canada et ne pas connaître un traître mot de son histoire.

Nous avons vu qu’après la cession de ce pays, tous les colons qui en avaient les moyens, retournèrent en France. Il ne resta plus, sauf exceptions, que les familles de paysans attachés à la terre et les prêtres décidés à ne pas les abandonner. Ce sont ces prêtres qui ont encouragé, guidé, consolé, instruit tous ces exilés. À mesure que la population augmentait ils fondaient des écoles secondaires, puis des écoles commerciales, puis des fermes modèles, puis l’Université Laval. C’est cela, être ennemi du progrès ?

Quant à l’alcoolisme, ce terrible mal qui ravage actuellement le monde entier, les vieux pays comme les neufs, voici ce qu’ont fait les prêtres pour l’enrayer au Canada. — D’abord ils ont établi la croix de tempérance. C’est une simple croix de bois noir que l’on suspend dans la maison, au dessus du foyer. Pour avoir la permission de garder chez vous cette croix, il faut solennellement promettre devant Dieu que ni vous, ni vos enfants, ni vos serviteurs ne boiront jamais une goutte d’alcool. Cet engagement solennel est bien rarement oublié.

Plus tard, le clergé créa un fort mouvement de prohibition alcoolique par des conférences, des articles de presse, des vues animées, des soirées récréatives. Actuellement il est interdit dans toute la province de Québec de boire le plus petit verre d’alcool. Seuls les vins très légers et la bière très peu alcoolisée sont autorisés. Les « bars » les comptoirs même, sont totalement supprimés : on ne boit plus « sur le zinc » comme on dit chez nous : il faut s’asseoir et s’attabler pour se rafraîchir avec un verre de bière légère. Cette réforme s’est effectuée au moyen d’un plébiscite. Les autres provinces composées en grande partie d’Anglais, de protestants puritains ont cru devoir supprimer même la bière et le vin. « Légalement » on n’y boit plus que de l’eau ou du thé. La province de Québec seule a su garder la juste mesure avec le bon sens français qui la caractérise. Un verre de bière, un verre de vin, un verre de cidre ne risquent pas d’engendrer l’alcoolisme. La teneur en alcool de ces boissons a été fortement diminuée, elle est infinitésimale. Ainsi en a décidé le plébiscite, le référendum comme on l’appelle ici.

Sur ce sujet, les libres-penseurs sont donc bien mal renseignés. S’ils sont de bonne foi, si, comme le veulent leurs principes, ils sont tolérants, ils diront après avoir lu ces lignes : « les Canadiens-Français sont des catholiques profondément convaincus, nous devons respecter leurs convictions. »

Certains d’entre eux, (il y en a, j’en connais dont l’esprit est très large,) ajouteront : — « Puisque les Canadiens-Français sont satisfaits, qu’ils se trouvent bien de leurs pratiques religieuses, laissons-les penser à leur guise, comme ils nous laissent penser à la nôtre. Soyons tolérants, soyons de vrais libres-penseurs et serrons-nous la main. Envions-leur cette foi robuste, solide, si bien enracinée, qui leur a permis de traverser les épreuves terribles de leur histoire avec une sérénité, une confiance qui a étonné le monde. Méditons cette noble pensée, écrite dans une si belle langue par un Canadien lui-même, un religieux, un de ces Jésuites pour lesquels nous avons tant d’horreur et que nous avons chassés de chez nous : » « Tant qu’à la campagne, pères et fils aimeront la noble liberté de leur vie, la bonne terre nourricière, généreuse à rendre ce qu’ils lui donnent en amour et en sueurs, l’air pur, revigorant, secoué par les brises appelant au travail du matin ou se mêlant le soir aux vieux refrains de chez nous, — tant que, dans la gaieté de leurs tâches, ils répandront sur les guérets, du geste auguste des semeurs, le bon blé de toujours, ou récolteront, en bénissant Dieu, la moisson mûrie sous les ardeurs de Midi roi des étés ; tant que les berceaux, continuant leur pacifique revanche, verront se succéder de robustes enfants, que la famille bien unie se groupera aux pieds du Christ de la muraille pour la prière du soir, que le père fera le signe de la croix sur l’entame du pain et commencera sa besogne quotidienne au nom du Père et du Fils… qu’il vénérera le Père de la grande famille paroissiale, son curé, heureux de croire et d’être instruit par lui, de retrouver chaque dimanche, en habits de fêtes, ses parents et ses amis à la messe, de causer gaîment à la porte de l’église avec tous ses frères de labeur, gardiens comme lui sans le savoir d’une tradition qui nous fait si contents d’être ce que nous sommes, si sûrs de rester ce que nous voulons rester, si confiants de devenir ce que nous voulons devenir : oh ! c’est là, toujours là, que nous trouverons, non des révoltés contre la société, mais les appuis de notre race, les assises, le granit où doit reposer la structure de notre toujours plus haut édifice national. » —

Cette magnifique page est tirée de l’ouvrage du Rév. Père Louis Lalande, ayant pour titre la « Race Supérieure ». On y reconnaît bien le défenseur opiniâtre de la langue et de la foi, l’homme jaloux de la supériorité de son pays.

Les libres-penseurs honnêtes et loyaux seront touchés par de si belles paroles. Les autres, qui sont hélas ! la grosse majorité, continueront à ridiculiser le clergé, à faire gras le vendredi Saint et à me traiter de calotin. Laissons-les faire !

Pourtant s’ils réfléchissaient sérieusement ils pourraient dire : « Par quoi remplacerons-nous les principes religieux si chers aux Canadiens-Français ? S’ils tiennent tant que cela à leurs écoles religieuses, pourquoi leur conseillerions-nous l’école laïque ? » « Puisqu’ils sont convaincus que Dieu existe, qu’il est venu sur la terre pour le salut de tous les hommes, que sa présence est réelle dans l’Eucharistie pourquoi les contredire, pourquoi leur imposerions-nous notre façon de penser ? Sommes-nous bien certains, nous, d’être dans le vrai, notre doctrine ne comporte-t-elle pas de doute ? Les Canadiens-Français en l’adoptant, en la faisant leur, avec ses négations et ses révoltes, seront-ils plus heureux qu’avec leur idéal, leurs croyances, leurs espoirs et leur sereine résignation ? Notre école sans Dieu est-elle véritablement meilleure que leurs écoles où, pour l’amour de Dieu, ils apprennent à ne pas blasphêmer, à respecter et à aimer leurs parents ? Qu’ils agissent donc à leur guise, c’est si beau la Liberté ! »

Hélas cette sainte Liberté sera toujours compromise et si les libres-penseurs la désirent, c’est pour eux, non pour les autres. Voyez plutôt en Alsace et en Lorraine reconquises ; on sait que dans ces pays il y a une majorité de pratiquants : n’a-t-on pas déjà essayé de leur envoyer un véritable stock de livres d’enseignement d’où le nom de Dieu est impitoyablement exclu ?

Faut-il citer l’opinion de deux hommes peu suspects de cléricalisme, deux écrivains Français que le catholicisme a toujours laissés indifférents et dont l’aveu, à la suite d’une visite au Canada, mérite d’être retenu ? Nous ne saurions mieux terminer ce chapitre. Écoutez donc André Siegfried et Gabriel Hanotaux : —

— « L’influence de l’Église a rendu les Canadiens, moraux, travailleurs et prolifiques : leurs vertus familiales font l’admiration de tous, leur vigueur et leur santé révèlent une vitalité qui n’est pas près de s’éteindre. » — Les Deux Races (André Siegfried).

— « Ne pourrions-nous pas emprunter au Canada quelque chose de cette tenue morale que lui donne son traditionalisme religieux ? En France, nous affectons de traiter un peu cavalièrement les problèmes qui ont, de tout temps, passionné l’Humanité : les problèmes du mystère et de la croyance. Notre raison nous suffit et se suffit à elle-même : n’est-ce pas beaucoup de suffisance ? »

(Gabriel Hanotaux)
La France Vivante.