Une poignée de vérités/Qualités
XII
QUALITÉS.
J’ai dit que les Canadiens-français ont des qualités, bien à eux, qui les distinguent des autres peuples de l’Amérique du Nord. Signalons d’abord le culte du souvenir : nul, mieux que le Canadien-français, n’a gardé avec autant de piété la mémoire des ancêtres. D’abord, n’est-ce pas la mémoire des ancêtres qui lui a fait conserver sa langue et sa foi ? Les actes de civisme, d’héroïsme, d’abnégation accomplis par les aïeux sont soigneusement rappelés, çà et là, dans la province, par des plaques commémoratives. La famille Couillard, descendante d’un des premiers colons, a toujours son banc à la cathédrale, le « troisième du côté de l’évangile ». À l’école on apprend religieusement aux enfants, les noms des premiers pionniers venus au pays : ces noms se transmettent de père en fils. Presque toujours, la famille de ces premiers colons survit encore et s’est considérablement accrue, comme toutes les familles canadiennes. Ces noms sont portés par une infinité de descendants.
C’est ainsi qu’on rencontre au Canada beaucoup de Cartier, de Ferland, de Lafontaine, de Morin. Tous les Morin et beaucoup d’autres que les Morin, savent que Noël Morin est le père du premier prêtre Canadien. Tous les Nicolet savent que le premier Jean Nicolet eut 23 enfants dont 15 garçons soldats.
On vous dira également que le premier « Côté » est venu en 1635, qu’il épousa la fille d’Abraham Martin lequel était venu en Canada avec sa femme Marguerite Langlois en 1613. Les noms de Hébert, Dollard, Lévis, Marguerite Bourgeois, Madeleine de Verchères sont vénérés comme des noms de saints. Leurs statues s’élèvent un peu partout dans le pays. Il semble que la devise de Québec « Je me souviens » soit la devise de toute la race. Le Canadien-français n’a presque rien oublié de nos vieilles institutions, de nos vieilles coutumes. Le droit de péage existe encore en certains endroits, la dîme également, sans qu’il s’en trouve plus malheureux.
Dans certaines parties de la province de Québec, on se croirait positivement revenu dans une de nos provinces du vieux temps. Tous les ans au premier janvier on se rend, quelquefois de très loin, dans la maison de l’aïeul, du grand père. Quand tout le monde est réuni dans la « grand-chambre » en présence de la vieille croix de bois suspendue au mur, celui-ci bénit solennellement ses enfants et ses petits enfants.
Dans bien des campagnes, en hiver, quand la tempête de neige fait rage et que le vent siffle à travers les « bardeaux » j’ai souvent assisté à la prière du soir, en famille. Et quel est le peintre qui composera ce joli tableau : un prêtre, dans un traîneau, à la campagne, portant le Saint Sacrement dans la nuit, les lanternes éclairant la route blanche. De chaque côté et derrière, l’immense désert de la neige canadienne. Le traîneau est attelé d’un vigoureux cheval que le médecin de campagne conduit lui-même.
Écoutez cette conversation entendue dans un wagon de chemin de fer, au cours d’un voyage dans la Beauce. Mais oui dans la Beauce, au Canada ! Il y a ainsi dans tous les centres canadiens-français des noms bien évocateurs. Oh ! ces jolis noms canadiens : — Mont Laurier, Trois-Rivières, Grand-Mère, le lac Noir, La Rivière du Loup, l’Île d’Orléans, Saint-Henri, Notre-Dame des Neiges, etc… etc…
Toutes les fois que le conducteur crie le nom de ces petites gares on croit respirer un parfum de France.
Mais revenons à la conversation entendue dans le wagon : c’était dans le compartiment des fumeurs. Il y avait là, comme bien souvent, un ou deux commis-voyageurs, un docteur, un prêtre, un avocat, un commerçant, un ouvrier, un paysan, un maquignon. Tout le monde se connaissait : on savait qu’un tel est de tel village, qu’il était en deuil de sa mère, qu’il venait d’hériter, etc… Les nouvelles vont aussi vite que dans nos campagnes françaises. La vieille pipe canadienne que tous fumaient religieusement avait réchauffé les sympathies et rempli le compartiment de fumée. On parlait de tout et tout le monde à la fois : du dernier hiver si rigoureux, des récoltes, de la rentrée des foins, que sais-je encore ? le tout entremêlé de joyeux éclats de rire et pimenté d’un léger accent normand « Ça marche-t-il dans les tissus ? votre tournée est-elle bonne ? » —
— « Oui. les affaires reprennent, voilà la guerre terminée. Et les chevaux ? Y a-t-il de la demande ? » — « L’automobile nous fait grand tort. J’ai tout de même vendu hier un beau cheval de deux ans au curé de Saint-Raymond. » — « Tiens, il n’a donc plus La Roussette, sa jument grise ? » — « Non, il l’a cédée aux Nadeau de Montmorency. Et votre procès à propos de la clôture de votre champ ? L’avez-vous enfin gagné ? » — « Ah. je t’en fiche ! Est-ce qu’on sait jamais avec ces brigands d’avocats. En voilà qui s’y entendent pour traîner les affaires en longueur ! Vous devez connaître ça vous, l’avocat ? »
— L’avocat approuve et rit avec les autres, mais il riposte en disant qu’on a beau le maudire, on vient le chercher quand même.
Le commerçant annonce qu’il vient de traiter une grosse affaire dans laquelle il a été roulé — « J’ai acheté un stock de chaussures dont le cuir est tout simplement du carton et de la colle forte. Je n’y ai rien vu ! J’ai pourtant pas l’habitude de me faire « emplir » mais cette fois « icite » on m’a empli jusqu’aux oreilles ! » On s’amuse de la mésaventure de ce riche commerçant ; le paysan qui n’a rien dit, s’écrie : « Ne vous plaignez donc pas ! Je suis « ben » certain que vous allez nous revendre ces chaussures en jurant sur vos grands dieux que la semelle est du meilleur cuir ! Les rires redoublent : jusqu’au bout du trajet la bonne humeur s’exhale, les bons mots pétillent, les moqueries rebondissent. Nous sommes en France, en pleine province ! Cette bonne humeur française est encore une qualité dominante des Canadiens-Français. Quel contraste avec les Ontariens si puritains, si silencieux, si peu abordables ! Les Canadiens-Français sont essentiellement gais, d’une gaieté communicative et de bon aloi : ils aiment le rire et leur rire est franc, jovial, il sonne bien, c’est le rire français.
Ils sont aussi éminemment sociables, si sociables qu’en certains endroits (ô miracle !) des Canadiens-Anglais se sont entièrement assimilés à eux. La chose est rare, il est vrai, comme tous les miracles.
Le contraire se produit aussi : quelques Canadiens-Français, isolés dans des villages anglais, dans des administrations ou dans des usines anglaises trouvent mieux, pour réussir, de cacher leur nationalité. Ils vont même jusqu’à métamorphoser leur nom de famille. De « Boisvert » ils feront « Greenwood ». Ceux-là on les appelle des « renégats » : il y en a davantage aux États-Unis qu’au Canada.
L’amour de la société pousse les Canadiens-Français à des réunions de famille, à des veillées les uns chez les autres d’où l’on ne se sépare que tard dans la nuit, après que chacun a « chanté la sienne », (c’est presque toujours une chanson de France !) et qu’on a commenté les nouvelles du jour.
C’est surtout en hiver qu’ont lieu les veillées, quand le paysan n’a plus à s’occuper de sa terre couverte de neige. Oh ! les joyeuses flambées de bois sec, les grandes assiettées de soupe aux pois et les bonnes crêpes de froment !
Et puis comme on s’entr’aide les uns les autres. Un tel veut-il éplucher son blé d’Inde, veut-il bâtir un hangar pour hiverner ses vaches ? Vite les voisins accourent et en un tour de main, le travail se trouve fait.
Quand on est sociable, on est poli, l’un ne va pas sans l’autre. Aussi la politesse est-elle encore une des qualités dominantes de nos Canadiens. Tous les touristes qui les visitent, sont charmés de leur courtoisie, de leur amabilité. Il n’y a pas au monde de peuple plus hospitalier. Il semble, lorsque vous avez franchi le seuil d’un foyer canadien-français que tout vous appartienne dans la maison ; les membres de la famille se constituent vos serviteurs : on prévient vos moindres désirs.
Quant à la politesse élémentaire on la remarque même chez les ouvriers, les gens du peuple qui, par exemple, laisseront toujours le trottoir aux dames, s’offriront à leur porter des paquets trop encombrants, se découvriront en leur parlant. À Québec, le plombier que vous appelez pour réparer un robinet ne vous parlera que chapeau bas. Il n’est pas jusqu’au cocher de fiacre, jouissant d’une si mauvaise réputation, à Paris surtout, qui ne vous parle poliment.
Cette courtoisie naturelle, cette bonne éducation qui facilite tant les relations sociales et qui font de Québec un séjour charmant n’est pas aussi marquée à Montréal où des flots d’étrangers se sont mêlés à la race.
Voici, à propos de Québec, l’opinion d’un simple homme du peuple, d’un Espagnol qui est passé par hasard dans cette ville, qui s’y est installé et qui pour rien au monde ne voudrait s’en aller. Il est devenu conducteur de tramways.
En voyageant sur son « char » comme on dit ici, je m’étais aperçu à son accent, qu’il était de Barcelone ou des environs, c’est-à-dire « catalan ». Je lui causai dans sa langue.
— « Êtes-vous bien ici, lui dis-je ?
— « À Québec, répondit-il, il n’y a que du bon monde. Vous n’ignorez pas que dans le métier que je fais, il est difficile de plaire à tous. Eh ! bien, depuis deux ans que je suis sur ce « char », jamais je n’ai eu la moindre altercation avec les voyageurs, jamais je n’ai entendu la moindre parole grossière, même de la part des ouvriers. »
Un homme aimable, gai, poli est rarement un malhonnête homme : plus qu’un autre il a le sentiment de la famille. La famille ! le foyer ! voilà encore deux choses sacrées chez nos Canadiens. J’en trouve la preuve dans le bilan de la dernière session judiciaire. Sur soixante sept personnes ayant demandé l’annulation de leur mariage, 57 sont de l’Ontario, 10 seulement de Québec.
De même pour le taux de la criminalité : il est de beaucoup moins élevé dans la province canadienne-française que dans les autres provinces, voire même que dans les autres pays du monde.
Le proverbe fameux : « Homo homini lupus » semble être inconnu des Canadiens-Français qui sont moins égoïstes, plus altruistes que leurs voisins les Américains. Chez ceux-ci, la seule chose à considérer, la seule chose existant réellement, c’est le dollar ! Un jour j’étais allé me reposer dans une maison de santé située dans une petite ville non loin de New York. Le docteur m’avait conseillé de sortir une demi-heure par jour pour me distraire. Dans cette ville on ne parlait qu’anglais, chacun ne vivait que pour soi et j’avais un peu l’allure d’un chien étranger qui traverse un village. Je ne tardai pas à avoir l’impression très nette, la conviction intime que s’il m’arrivait d’être malade et de tomber dans la rue, personne ne viendrait à mon secours. Chacun court à ses affaires. Les policemen sont payés pour ces accidents-là. Les populations de ces petites villes sont composées de Grecs, d’Italiens, d’Irlandais, d’Autrichiens, d’Allemands, de Russes, d’Espagnols, de Roumains, de nègres, tous rivaux et prêts à tout pour gagner une fortune. Mais revenons au Canada.
Outre leur grande moralité, il y a une autre qualité qui distingue les Canadiens-Français des autres races du Continent : c’est leur large esprit de tolérance.
En Ontario, on ne supporterait pas que les policemen, les employés des postes, des téléphones, des banques parlassent trop souvent en français. Toutes les affiches, les avis, les décrets, les lois nouvelles y sont rédigées en anglais seulement au mépris de la loi et en dépit du nombre croissant des Canadiens-Français qui viennent s’y établir.
Quels cris de protestation les Ontariens ne pousseraient-ils pas si de même qu’on a donné aux Québécois un gouverneur Canadien-Irlandais, on leur donnait, à eux, un gouverneur Canadien-Français, ce qui n’aurait rien d’anticonstitutionnel ! Celui-ci aurait beau leur donner des preuves de la plus sincère amitié, le vacarme n’en serait pas moins grand. Quel potin dans Landerneau, quels cris dans la mare aux grenouilles !
Les Canadiens-Français sont plus tolérants. Voici l’impression d’un grand orateur anglais, Mr. King : —
« J’ai eu un grand étonnement : l’auditoire canadien-français de plus de deux mille personnes auquel je parlai, est resté là, debout, pendant plus de deux heures et a écouté avec une attention aussi soutenue que si j’avais discouru en français. C’est une chose qu’on ne verrait pas dans l’Ontario ni dans les provinces de l’Ouest. Cela démontre que la population ouvrière canadienne-française de Québec est, non seulement intelligente, mais cultivée. Je me rappellerai toujours la belle réception qui m’a été faite à la Salle Saint-Pierre, la courtoisie de l’auditoire et, surtout, sa parfaite connaissance de l’anglais qui lui a permis de me comprendre. Il est regrettable que ces conditions n’existent pas dans l’Ontario. » —
Il y a des Canadiens-Anglais protestants qui habitent la province de Québec, la magnifique province où l’air qu’on respire semble venir de France. Ils sont les premiers à reconnaître la tolérance de leurs compatriotes les Canadiens-Français. Tous vivent côte à côte, sans secousses, sans « frictions ». Cette tolérance des Canadiens-Français est une qualité toute naturelle, ordinaire, consciente évidemment, mais ne leur coûtant aucun effort. Ils trouvent très juste d’observer les clauses de la Constitution de leur pays : ils ont promis cette loyauté, ils ont donné leur parole.
Ceci nous amène à parler d’une autre qualité canadienne-française : le loyalisme. Les Canadiens-Français sont de très fidèles sujets du roi d’Angleterre qui est le chef de la nation. Ils savent reconnaître que celui-ci leur a laissé de très grandes libertés. Deux fois ils lui ont gardé le Canada, deux fois ils se sont battus pour repousser l’envahisseur et conserver le Dominion à la Couronne. Sa Majesté George V n’a pas de plus dévoués citoyens. Que survienne une nouvelle menace, il pourra compter sur la fidélité de ces braves sujets.
« La province de Québec, a dit Mr. Taschereau, pour avoir une loyauté moins bruyante que telle ou telle de ses voisines est cependant profondément attachée à l’Angleterre. Cette loyauté n’est faite ni de sentiment, ni d’hérédité : elle est raisonnée, elle est sincère, elle est durable. »
Après avoir dit quelles étaient les qualités des Canadiens-Français il faut parler de leur piété, qui fait le fond de leur caractère, et qui demande un chapitre spécial.
Ensuite il faudra parler de leurs défauts. Si je ne le faisais pas on m’accuserait de partialité. Nous verrons après quelles sont les raisons que le Canadien-Français doit avoir d’espérer en son avenir.
Enfin à l’aide de tous les documents que nous aurons réunis, nous essaierons de dégager quelle doit être, ou plutôt quelle devrait être la conduite de l’Angleterre, la conduite de la France à l’égard de cette race si intéressante et si vivante.