Une poignée de vérités/La lutte. (2) L’anglicisation, la langue française
V.
2 — L’ANGLICISATION. LA LANGUE FRANÇAISE.
Partant de ce principe, légitime du reste, que par le traité de Paris (1763), le Canada est devenu possession, « dominion » de l’Angleterre, celle-ci a institué là-bas le gouvernement de ses dominions. Ceci revient à dire que la colonie du Canada garde son autonomie, s’administre comme bon lui semble, mais « reste attachée à la mère-patrie, l’Angleterre, par des liens qui pour être très larges, n’en sont pas moins réels. » Dans la Constitution, l’Angleterre a introduit une clause formelle : c’est que les deux langues, le français et l’anglais ; les religions : le catholicisme et les autres seraient admises sur le même pied, sans différence aucune, sans parti pris de part ni d’autre. Le Canada est donc officiellement un pays bilingue, comme la Belgique, comme la Suisse. Les Anglais d’Angleterre semblent être restés respectueux de cette clause, mais les Anglais du Canada tendent de plus en plus, sans l’avouer ouvertement, à la faire disparaître.
Il faut dire que les Anglais d’Angleterre, eux-mêmes, avaient primitivement essayé de chasser un groupe de Français du Canada, sans y réussir. C’est peut-être à cet insuccès que nous devons leurs libéralisme. Ils avaient employé la manière forte. Voici ce triste épisode tel que l’a raconté le poète américain Longfellow. C’était en Acadie, aujourd’hui province maritime du Canada, en 1755. (L’Acadie comprenant les deux provinces canadiennes du Nouveau Brunswick et de la Nouvelle Écosse avait été conquise par l’Angleterre en 1710, c’est-à-dire plus de cinquante ans avant la cession totale des possessions françaises de l’Amérique du Nord, par conséquent avant le traité de Paris.) 1755 ! date fatidique, année terrible où l’on vit ce que les Canadiens-français de l’Acadie appellent encore pittoresquement « le grand dérangement. » Ils disent toujours : c’était après le grand dérangement, ou bien, avant le grand dérangement, pour fixer une date. Les Anglais avaient résolu de détruire en un seul jour toute la race française groupée en Acadie.
On convia les Acadiens à l’église, pour une cérémonie religieuse. Quand l’église fut remplie on ferma les portes et on embarqua de force, sur des bateaux amenés dans ce but, tous les malheureux qui s’étaient rendus dans le Saint Lieu pour prier. Ils n’avaient aucun moyen de défense : les Anglais, au contraire, étaient solidement armés, toute résistance était impossible.
Au milieu du tumulte, des familles furent séparées, on arracha des enfants à leurs mères et le tout, fut entassé pêle-mêle, comme un troupeau, dans les bateaux.
On mit aussitôt à la voile, on navigua deux jours, trois jours, quatre jours et l’on débarqua toutes ces victimes par groupes, le long de la côte américaine sans secours, sans abri, sans espoir de retour.
Le moyen était simple et expéditif. Mais on avait compté sans l’endurance de nos Acadiens, sans le profond amour qu’ils avaient de leur terre. Si beaucoup restèrent sur la côte d’exil et finirent par s’y établir et par fonder des villages très florissants, (ils existent toujours, ce sont de véritables centres français), d’autres marchant nuit et jour, s’orientant à l’aide des étoiles, revinrent dans leur patrie.
Là, ils trouvèrent leurs maisons dévastées, pillées ou brûlées. Avec le temps, grâce à leur indomptable énergie ils se reconstituèrent. Aujourd’hui l’Acadie est une des régions les plus florissantes, du Canada ; on y compte environ 200,000 Acadiens-français.
À Québec un des petits fils de ces héros, (car beaucoup se réfugièrent à Québec qui nous appartenait encore,) un descendant d’Acadien, m’a raconté que son aïeul était revenu pieds nus de la côte d’exil en traînant sa mère malade, dans une brouette. Les Anglais n’oublièrent jamais que la manière forte ne leur réussit pas. Depuis, leurs colonies sont plus libéralement traitées.
Malheureusement les Anglais du Canada n’ont pas suivi l’exemple. Ils s’entêtent à penser, que le meilleur moyen d’anéantir la race canadienne-française, est de faire disparaître sa langue.
Pour atteindre ce but, ils usent de tous les moyens possibles, d’une façon constante, insidieuse, sans jamais se décourager. Il semble que pour eux ce soit un acte de patriotisme. On verra plus loin combien ce patriotisme est mal compris.
Montrons auparavant quelques uns de ces moyens : Dans les chemins de fer, dans les gares par exemple, il est entendu que tous les avis, tous les horaires doivent être affichés en français et en anglais. Un beau jour, sans qu’on sache pourquoi, le français disparaît de toutes les affiches. Nos Canadiens-français réclament, invoquent la Constitution et satisfaction leur est donnée. Quelques mois après la même manœuvre recommence : réclamations, rectification, puis, nouvelle tentative.
Le but est de lasser la patience du Canadien-français.
Même procédé aux bureaux de poste, dans les banques, voire même dans les wagons restaurants où le Canadien-français, ébahi, s’aperçoit un beau jour que le menu se trouve exclusivement rédigé en anglais et que les garçons qui le servent ne comprennent pas un mot de français.
Aussitôt, réclamation en bonne et due forme, rectifications et excuses de la Compagnie, puis, nouvelle offensive.
Autre exemple : le gouvernement fait-il une émission de timbres-postes, une frappe de nouvelle monnaie ? Comme par hasard on oublie le français. Les timbres-postes et l’argent monnayé sont deux articles qui courent partout à travers le globe, c’est donc dire à tout le globe : « le Canada n’est pas un pays bilingue on n’y parle qu’anglais. » C’est de suite ce qu’envisagent les Canadiens-français, qui s’empressent de protester. Je vous dis qu’il y a de quoi lasser la patience d’un saint !
À des époques régulières, on menace de supprimer le français dans les écoles, ou du moins de ne lui accorder qu’une heure par jour, deux au maximum. On annonce à grands fracas qu’on sévira contre toutes les écoles qui refuseront de se soumettre à ce programme. (Ceci, bien entendu dans l’Ontario et les autres provinces. Dans le Québec on n’oserait pas se risquer, tant est forte la majorité des Canadiens-français). Mais en Ontario et ailleurs, ceux-ci résistent. En plusieurs endroits des femmes ont monté la garde dans l’école ; en se relayant, pour empêcher Monsieur l’Inspecteur de pénétrer et pour, au besoin, le chasser à coups de bâton. Résultat : l’anglicisation échoue à peu près partout.
Alors on prend d’autres moyens plus détournés mais plus sûrs. Voici le dernier en date.
On propose que l’instruction sera obligatoire et que des agents spéciaux seront chargés de veiller à ce que tous les enfants fréquentent l’école. C’est le commencement de l’immixtion du gouvernement dans l’enseignement.
De là, à créer l’école neutre il n’y a qu’un pas à franchir. Et l’école neutre c’est la disparition de la langue française, en même temps que du catholicisme.
Comme on le voit, le procédé est insidieux, patient, à longue échéance.
Ce qui est navrant c’est de voir quelques Canadiens-français, (heureusement très rares), les uns de bonne foi, les autres pour ménager l’autorité, en laisser prendre à cette ruse, si innocente d’apparence. Mais la majorité, avec le gros bon sens qu’elle tient de nos aïeux, sait y voir clair. Elle a l’intuition qu’il y a là une question de vie ou de mort pour la race entière et dès qu’il s’agit de l’intérêt de la race, tout le monde est debout, sur le pont, prêt à affronter l’orage. Cette majorité énorme se rend compte que l’instruction obligatoire est un non-sens, attendu qu’il n’existe pas de parents assez sots pour ne pas faire bénéficier leurs enfants de l’instruction.
Pour ma part je n’ai pas vu de paysan, d’ouvrier dont les enfants ne vont pas à l’école. Le nombre d’illettrés chez les Canadiens-français est moins élevé que dans certains pays d’Europe. Je sais bien que les enfants des paysans et des ouvriers, (exception faite pour ceux qui peuvent continuer leurs classes et entrer dans les grands collèges), quittent ordinairement l’école à 13 ou 14 ans. Mais à cet âge, l’enfant sait lire, écrire, compter et parler anglais. Son père en a besoin pour l’aider, il estime que ce menu bagage scientifique est suffisant pour cultiver un champ ou apprendre un métier et, il a raison ! Trop de demi-savants encombrent les grandes villes et refusent le travail manuel.
La science accordée, ou plutôt imposée à tous ne fera jamais le bonheur de l’humanité.
Il a été publié sur cette question de l’école obligatoire un ouvrage admirablement documenté dont voici la dernière page. L’auteur, (le Père Hermas Lalande), réfute l’argument des partisans de l’obligation, qui est celui-ci : « ne pas instituer chez nous l’école obligatoire, c’est vouloir rester à la queue des nations civilisées :
« Restons à la queue des nations civilisées, dit-il, en gardant inviolée la société domestique et l’autorité du père qui en est le chef constitué par Dieu.
« Restons à la queue des nations en abhorrant le divorce et le malthusianisme viveurs et égoïstes qui tarissent la sève de tant d’autres peuples ; en continuant à donner largement, sans les compter, des enfants à la patrie et à l’Église. Restons à la queue des nations et des autres provinces du Canada, en gardant la religion à la base du programme officiel des écoles primaires et en respectant scrupuleusement les droits des minorités. Faisons l’étonement du monde civilisé, en continuant à envoyer librement tous nos enfants à l’école jusqu’au moins à l’âge de 14 ans, en accomplissant par le volontariat ce que les autres pays et les autres provinces ne réalisent pas même avec la conscription scolaire.
« Restons à la queue des autres provinces, en apprenant deux langues, quand elles se targuent de n’en parler qu’une et qu’elles veulent proscrire l’autre sur les lèvres de nos compatriotes.
« Marchons à la queue des nations en accentuant l’infériorité du taux de notre criminalité, en nous conformant dans notre vie publique et privée aux prescriptions de l’Église et du droit naturel. Et quand la vague du bolchévisme, déferlant sur tous les rivages, aura submergé les autres peuples et les autres provinces, elle viendra se briser sur le roc de Québec, parce que le peuple de croyants qui le domine sera resté fidèle aux principes éternels de gouvernement qui font la sécurité et la stabilité des sociétés. »
Poursuivons nos investigations et cherchons, si en dehors du manquement à la Constitution, les Canadiens-Anglais n’ont pas inventé autre chose. Hélas ! oui : c’est l’emploi à jet continu des « tracasseries. »
Citons quelques exemples : — S’agit-il d’envoyer en France une mission commerciale pour une exposition ? On fera tout ce qu’on pourra pour y envoyer un Canadien-Anglais ne sachant pas le français, histoire de montrer à la ville exposante, mettons Bordeaux, qu’on ne parle qu’Anglais au Canada.
S’agit-il de remplacer le gouverneur de la province de Québec, la province française par excellence, on nommera, non pas un Canadien-Français comme cela s’est toujours fait, comme cela est juste et légitime, mais un Irlandais. Cet Irlandais peut être le plus digne des hommes, il peut être un grand ami des Canadiens-français, il peut même avoir été élevé avec eux. Il n’en reste pas moins que le précédent est créé et qu’à la prochaine occasion, tout doucement, sans rien brusquer, on se risquera à nommer un Canadien-Anglais, un pur, cette fois. Les tracasseries de ce genre dégénèrent parfois en puérilités. Voulez-vous avoir promptement votre communication au téléphone ? Demandez votre numéro en « anglais ». Un simple artiste de café-concert vient-il à laisser échapper des paroles malveillantes à l’égard des Canadiens-Français ? Aussitôt, on le réquisitionne, on lui fait une réputation de grand orateur, de philosophe transcendant, pour un peu on l’anoblirait.
Entendons-nous cependant : tous les Canadiens-Anglais ne sont pas de cette trempe. Parmi eux, il en est beaucoup dont le commerce est très agréable et dont le cœur est trop haut placé pour descendre à de telles mesquineries. Ceux dont il est question sont surtout les méthodistes, les orangistes de l’Ontario principalement. Ce sont ceux-là qui excellent dans les attaques à coups d’épingles. Certains ne sont-ils pas allés jusqu’à proposer la création de territoires, appelés réserves, où seraient confinés les Canadiens-français ? C’est ce qui a été fait dans toute l’Amérique pour les Peaux-Rouges, les Iroquois, les Abénaquis, etc… Cette réserve canadienne-française serait la province de Québec.
Les promoteurs de cet étrange projet ont oublié que c’est Jacques Cartier qui a découvert le Canada, que ce sont les Français qui l’ont rendu habitable, qui l’ont fait prospérer, qui l’ont enrichi au prix de mille souffrances. Ils ont oublié que « légalement, » de par la Constitution, un Canadien-français est partout chez lui dans le Canada.
Voici à ce sujet une réflexion d’un journaliste de Montréal, un des meilleurs écrivains de notre langue : Omer Héroux. Quand fut créé le timbre d’épargne de guerre, l’impression, nous l’avons dit, en fut faite en anglais seulement. Les Canadiens-français réclamèrent (comme toujours) ! Alors, à Ottawa, siège du gouvernement, on fit annoncer que ces timbres seraient imprimés en français, mais pour la province de Québec seulement. C’était un acheminement vers la consécration du principe de la « Réserve, » le principe qui veut qu’on reconnaisse aux Canadiens-français du Québec des privilèges dont l’exercice s’arrêtera à la rivière Ottawa, frontière de la province. Et l’auteur ajoute :
« Ces petits carrés de papier, qui circulent par millions au pays et à l’étranger, parlent et prêchent tout le temps. À ceux du pays et de l’extérieur, ils diraient, s’ils étaient bilingues : Au Canada, deux grandes races se sont associées pour fonder un pays. Fières et justes, elles témoignent à leurs idiomes traditionnels un égal respect… Que voulez-vous que disent les timbres actuels, sinon ceci : Au Canada, le français n’a pas les mêmes droits que l’anglais ou, s’il les possède, on n’a pas le courage d’en exiger le respect… Croyez-vous, pour prendre un exemple concret dont chacun peut apporter l’équivalent, que, si les timbres canadiens étaient bilingues, nous aurions reçu de maisons, de sociétés françaises des lettres en anglais ? que ce matin même une revue belge nous écrirait pareillement en anglais ?
« Nous — et la formule enveloppe tous ceux qui combattent pour la même cause — réclamons du bilinguisme partout où nous avons le droit d’en avoir ; tant que, « partout », on ne nous aura pas donné justice, nous continuerons de réclamer.
« Si l’on objecte que la pente est longue à remonter et que nous tomberons peut-être avant d’avoir atteint le sommet, nous répondrons simplement qu’une génération grandit dont la nette volonté et la vigoureuse jeunesse s’attelleront tout de suite à la besogne… »
Quelle noble fierté dans ce langage et quelle patience ne faut-il pas à nos Canadiens-français pour lutter ainsi sans repos ni trêve depuis tant de temps !
La race entière semble vouée à la réclamation perpétuelle.
Ces réclamations ne vont pas sans amener parfois des incidents amusants : un jour, un groupe de joyeux étudiants, voyage en chemin de fer. Le contrôleur, majestuueux, imposant, vient leur demander leurs billets en anglais. Dans la province de Québec, plus que dans toute autre, on a le droit d’exiger du français. Nos étudiants feignent de ne pas comprendre. L’homme à casquette galonnée, insiste : “tickets, please.” Mutisme général des étudiants. On en vient aux propos aigres-doux en anglais, puis aux insultes et l’affaire se termine devant le policeman. Enquêtes, réclamations, promesses de la Compagnie ; elle emploiera à l’avenir un personnel bilingue. Cette promesse est exécutée, tenue pendant un mois, puis tout recommence.
Venant de New-York pour rentrer au Canada je recevais dernièrement, dans mon wagon la visite des agents de l’émigration. Ils me remirent une petite feuille remplie de questions auxquelles je devais répondre par écrit. Mais toutes ces questions étaient formulées en anglais : il m’était impossible de répondre puisque je ne comprends pas cette langue. Je pensais en moi-même, comme tout autre aurait pensé à ma place : il ne semble pas que le Canada soit un pays bilingue !
Il fallait pourtant écrire mes réponses : les agents de l’émigration allaient revenir. Je me fis traduire les questions anglaises par un voyageur complaisant et j’écrivis mes réponses en français. Puis, je remis le tout aux agents. Que se passa-t-il ? que complotèrent ces dignes fonctionnaires ? Je l’ignore, mais ils durent me prendre pour un Canadien-français entêté, réclameur. Le châtiment ne se fit pas attendre ! Ils revinrent, à trois cette fois avec un douanier qu’ils avaient prévenu. Avisant un pardessus que j’avais acheté à New-York, et que j’avais porté quelques jours, ils m’affirmèrent que ce pardessus était tout neuf et que j’avais à payer les droits de douane, soit 12 piastres. Il fallut s’exécuter : c’est ce que je fis, mais sans sourire, comme bien l’on pense.