Une poignée de vérités/Les calomnies. (1) Le patois canadien

Imprimerie Gagnon, éditeur (p. 48½-54).

IX

LES CALOMNIES


1 — LE PATOIS CANADIEN.


Nous avons vu le Canadien-Français défendre sa race contre le climat, la forêt-vierge, les épidémies, les sauvages, l’abandon de la France, les anglicisateurs, anglais et irlandais. Ils ont un autre ennemi, le plus terrible de tous parce qu’ils ne peuvent pas l’atteindre et qu’ils sont désarmés en face de lui : la calomnie. Il n’y a pas dans notre univers, une race qui ait été plus calomniée que celle-là. On sait que la calomnie, une fois échappée de sa source se répand à travers le monde avec une vitesse vertigineuse. Fort heureusement, en raison même des excès auxquels se sont livrés les calomniateurs des Canadiens-français, le monde commence à juger plus sainement et à montrer quelque scepticisme.

Il y a trois calomnies fondamentales sur lesquelles on revient toujours, à propos du Canada, sans jamais se lasser ! Nous en rechercherons la source. Ce sont les trois suivantes, véritable trilogie du mensonge :

1o Le Canadien-français ne parle pas français, sa langue n’est qu’un grossier patois.

2o Le Canadien-français n’a pas voulu de la conscription ; il a fallu lui mettre la main au collet pour l’obliger à se battre pendant la grande guerre.

3o La race canadienne-française est une race inférieure. À ces calomnies correspondent trois réponses, trois axiomes :

1o Le Canadien-français parle un excellent français.

2o Le Canadien-français est un peuple courageux ; son histoire le prouve ; il s’est montré digne de lui-même pendant cette guerre.

3o La race canadienne-française est sensiblement supérieure à toutes les races qui se sont implantées en Amérique. Soutenir le contraire serait avouer que la race française toute entière est une race inférieure. —

Pour être édifié sur la première calomnie, l’incrédule n’a qu’à faire le tour de la France, si ses moyens le lui permettent. Il constatera que dans certains endroits on parle français correctement ; dans d’autres, moins correctement ; parfois il n’entendra pas autre chose que des patois. Qu’il fasse ensuite le tour des centres canadiens-français du Canada et des États-Unis. Partout on lui parlera français et partout il comprendra. Dans certaines campagnes, il s’apercevra que les « habitants » ont un fort accent normand, mais que leur français reste malgré cela très pur, avec de vieilles expressions qui ne font qu’ajouter un charme de plus à la conversation : « virer de bord », pour tourner ; « je vais me gréer », pour je vais m’endimancher ; « une créature » pour une femme ; etc… etc… J’ai entendu bien souvent les « habitants » se servir de mots oubliés chez nous mais qu’on retrouve dans nos vieux auteurs. Dans un canton de l’Est, à Sherbrooke, une femme se plaignait devant moi au docteur Darche, d’avoir un « apostume » dans l’œil.

Je demandai au bon docteur ce que ce mot signifiait. « C’est une expression de chez nous qui veut dire « abcès, » me répondit-il.

Non ! docteur, ce n’est pas une expression de chez vous ! elle est de chez nous. Relisez La Fontaine, « Le Cheval et le Loup » :

      J’ai, dit la bête chevaline,
      Un apostume sous le pied.

Cette survivance de nos vieux mots est une des choses qui charma le plus Étienne Lamy de l’Académie Française, pendant son séjour en Canada.

Il faut toutefois compter avec les anglicismes. Depuis l’abandon de la France, depuis le traité de Paris, on a découvert, on a inventé bien des choses nouvelles. Il fallait donner un nom à ces choses ; on a dû forcément accepter le nom anglais. Là où l’anglicisme sévit avec le plus d’intensité c’est à Montréal, ville cosmopolite. Les ouvriers canadiens-français sont souvent en contact avec les ouvriers canadiens-anglais ou américains et leur empruntent des expressions comme « c’est swell » pour c’est bien, c’est distingué.

Quand des anglicismes comme celui-là montrent le bout de l’oreille, il faut tirer dessus et les extirper, car c’est là qu’est le danger. C’est ce qu’a merveilleusement compris la « Société du Parler Français » de Québec. Parfois l’anglicisme se mélangeant avec nos vieilles expressions produit des phrases bizarres comme celle-ci : « Ce step est trop haut pour les créatures » pour dire : ce marchepied est trop haut pour les dames.

Dans l’ensemble pourtant, tout le monde parmi nos Canadiens parle français correctement. Naturellement les personnes instruites le parlent très bien : les ouvriers, les paysans le parlent moins bien. On pourrait même dire qu’on parle mieux français au Canada qu’en France. Je sais que cela va faire bondir certains de mes compatriotes… et pourtant c’est exact. En France une petite partie de la population ne parle que le patois de sa province (en Provence, le Provençal ; en Bretagne, le Breton etc…) Au Canada, du Labrador au Pacifique tous les Canadiens-Français parlent français.

J’ai parlé à ce public, je lui ai fait chanter mes chansons du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Tout le monde a compris, tout le monde a saisi les diverses nuances que peut renfermer un couplet.

L’expérience est concluante. Mais comment un canard d’une pareille dimension a-t-il pu s’envoler et faire le tour du monde ? Deux exemples le montreront.

Je voyageais un jour aux États Unis, en automobile avec un Canadien-français. Nous fûmes au bout d’un certain temps, obligés de faire provision de « gazoline. » Justement à quelques mètres de nous, dans le village que nous traversions, nous aperçûmes l’enseigne d’un marchand.

Il était en même temps épicier, pharmacien et docteur en médecine. Entre deux consultations il vendait une livre de sucre ou un quart de poivre. Dans son arrière-boutique se trouvait une salle d’opérations provisoire. Quand il eut versé sa gazoline dans le réservoir de l’auto, mon ami canadien régla la dépense. En le remerciant, notre docteur-épicier lui dit en un français de Yankee : « À la bonne heure. J’ai affaire à des « Français de France et non pas à des Canadiens. Au moins, je vous « comprends ! » J’expliquai à notre américain que moi seul étais Français et que mon ami, qu’il complimentait si fort, était un pur Canadien. Il ne répondit rien, très vexé probablement et nous partîmes, certains qu’il n’était pas convaincu et qu’il ne voulait pas l’être.

L’autre exemple est encore plus frappant : un orateur français était en tournée officielle en Amérique. Cet orateur se trouve être de l’extrême Midi de la France et possède le plus savoureux accent montpelliérain que j’aie jamais entendu. J’éprouvais à l’écouter une véritable jouissance, un peu comme le plaisir de me retrouver dans mon midi ensoleillé. Quand le discours fut terminé, Monsieur le Maire de la ville, un Canadien-anglais vint me dire qu’il avait merveilleusement compris tout ce discours grâce à l’accent parisien de l’orateur. « Voilà qui me change des Canadiens-Français ajouta-t-il dédaigneusement. »

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire à l’idée que Monsieur X, mon méridional, avait l’accent parisien.

Conclusion : cette calomnie du patois canadien est toute faite de parti pris. —

Pourtant si un français s’avise au cours de son voyage de lire les affiches officielles, les avis des compagnies de chemin de fer ou les réclames des maisons de commerce anglaises, il trouvera là, non pas du patois, mais du jargon. Que ce compatriote n’oublie pas que tous ces avis, ces réclames ont été rédigées par des Canadiens-anglais lesquels en prennent à leur aise envers notre syntaxe et notre dictionnaire.

Pour ma part j’ai lu des affiches qui m’ont fait me demander si elles n’étaient pas une manœuvre pour légitimer la calomnie du “patois” de nos Canadiens.

En voici quelques-unes : Dans une grande gare j’ai lu en grosses lettres : « Ne placez aucun sac dans les allées des wagons, ils peuvent être cause que quelqu’un tomber. » — Une autre fois : « Le réseau des chemins de fer fait de ce temps-ci un vigoureux effort pour réduire sur ses voies le record des accidents personnels. »

Voici un échantillon de réclame. Le début fait présager du reste : « La viande est dommageable pour le rognon. » Je n’ai pas pu comprendre de suite ; cela veut dire : « la viande est nuisible à la santé des reins. » — Les exemples abondent, je m’en tiens là. Heureusement les Canadiens-français savent mieux l’anglais que les Canadiens-anglais ne savent le français.

Pour en finir avec le “patois canadien”, répondez toujours à celui qui vous en parle, que nos Canadiens parlent parfaitement notre langue et vous aiderez ainsi à détruire un bien tenace préjugé. Ne manquez pas de rappeler le mot du général Pau, en mission à Québec ; après les discours, à la fin d’un banquet, un Canadien lui dit : « Mon général, que pensez-vous de notre patois ? » — « C’est celui de nos meilleurs orateurs, » répondit le général.