Théagès (trad. Souilhé)
Pour les autres éditions de ce texte, voir Théagès.
Texte établi par Joseph Souilhé, Les Belles Lettres, (Œuvres complètes, tome XIII, 2e partie, p. 206-240).
THÉAGÈS
Prologue.
121Démodocos. — Socrate, j’aurais besoin de te parler un peu en particulier, si tu es libre ; et même, si tu as quelque occupation, à moins qu’elle ne soit trop importante, rends-toi cependant libre pour moi.
Socrate. — Mais précisément, je me trouve libre, et du reste pour toi, je le serais bien volontiers. Si tu désires donc me parler, tu le peux.
Démodocos. — Veux-tu que nous allions un peu à l’écart sous le portique de Zeus Libérateur ?
Socrate. — Si tu veux.
bDémodocos. — Allons-y donc. Socrate, tout ce qui pousse m’a l’air de se ressembler, fruits de la terre, animaux en général et l’homme en particulier. Pour les plantes, cela nous est bien facile, à nous tous agriculteurs, de tout disposer avant de planter, et même de planter. Mais quand ce que l’on a planté se met à vivre, les soins à donner alors à ce qui germe sont nombreux, difficiles, pénibles. Il semble également qu’il en soit ainsi quand il s’agit des hommes[1]. Par mes propres affaires, je juge aussi des autres. cCar voici mon fils : le semer ou l’engendrer, quelle que soit l’expression qu’il faille employer, a été la chose la plus facile du monde, mais son éducation est pénible et je suis dans des craintes continuelles à son sujet. Sans parler de bien d’autres choses, l’envie qui le prend actuellement m’effraie beaucoup. — Car ce n’est pas une envie vulgaire, mais elle est périlleuse : — le voilà, en effet, Socrate, qui désire, comme il le dit, devenir un sage. dProbablement quelques-uns de ses camarades, de notre dème, qui descendent à la ville, lui tournent la tête par les discours qu’ils lui rapportent ; il s’est mis à les jalouser et, depuis longtemps, il me tracasse pour que je m’occupe de lui et paye quelque sophiste qui le rende sage[2]. Pour moi ce n’est pas tant la question d’argent qui 122me préoccupe, mais j’estime qu’il ne court pas un risque médiocre. Jusqu’ici, je l’ai retenu par de bonnes paroles ; je ne le puis pourtant pas davantage et je crois qu’il est préférable de lui céder, pour qu’il n’aille pas fréquenter à mon insu quelqu’un qui le corrompe. Voilà donc pourquoi je suis venu aujourd’hui : pour le mettre en relations avec un de ceux qui passent pour sophistes. Tu nous arrives à point, toi l’homme que je désirais le plus consulter sur cette affaire où je dois me décider. Par conséquent, si tu as un conseil à me donner relatif à ce que tu viens de m’entendre exposer, tu le peux bet tu le dois.
Socrate. — Or çà, Démodocos, le conseil, on le dit, du moins, est une chose sacrée[3]. Et si jamais conseil le fut, c’est bien celui que tu viens chercher. Un homme, en effet, ne pourrait délibérer sur rien de plus divin que sur l’éducation, la sienne et celle de ses proches. Mais tout d’abord, entendons-nous sur ce que nous croyons être le sujet de notre délibération, de peur que je ne comprenne peut-être une chose, toi une autre, cet qu’après avoir longtemps causé, nous ne nous apercevions d’avoir été tous deux ridicules, moi qui conseille, toi qui consultes, en pensant à des choses toutes différentes.
Démodocos. — Tu me sembles bien parler Socrate, et c’est ainsi qu’il faut faire.
Socrate. — Oui j’ai bien parlé, mais pas tout à fait cependant : je vais modifier un peu ma proposition. Il me vient, en effet, à l’esprit que ce jeune homme pourrait bien ne pas désirer ce que nous imaginons, mais toute autre chose, et alors il serait bien plus absurde dpour nous de délibérer sur un objet qui ne serait pas le sien. Ce qui me paraît donc le mieux, c’est de commencer par lui et de nous informer de ce qu’il désire.
Démodocos. — Oui, peut-être bien vaut-il mieux faire comme tu dis.
Socrate. — Eh bien voyons, quel est le beau nom de ce jeune homme ? Comment l’appelons-nous ?
Démodocos. — Son nom est Théagès, Socrate.
désire Théagès.
Socrate. — Certes c’est un beau nom que tu as donné à ton fils, Démodocos, le nom digne d’une chose sainte[4]. Or çà, Théagès, dis-moi, etu désires, prétends-tu, devenir sage, et tu supplies ton père de te mettre en relations avec un homme qui te rendra tel ?
Théagès. — Oui.
Socrate. — Et tu appelles sages, les savants en quelque matière que ce soit, ou les ignorants ?
Théagès. — Les savants, évidemment.
Socrate. — Eh quoi ! ton père ne t’a-t-il pas fait instruire et former comme le sont ici tous les autres fils de bonne famille, je veux dire dans la grammaire, l’art de la cithare, la lutte et autres exercices ?[5]
Théagès. — Mais si.
123Socrate. — Tu crois donc qu’il y a encore une science qui te manque, et qu’il conviendrait à ton père de s’en préoccuper pour toi ?
Théagès. — Oui, certainement.
Socrate. — Quelle est-elle ? Dis-le nous pour que nous puissions te satisfaire.
Théagès. — Il le sait bien, lui, Socrate, car je le lui ai souvent répété, mais il fait exprès de te parler comme s’il ignorait l’objet de mes désirs. C’est par toutes ces belles raisons qu’il me combat et ne veut me confier à personne.
Socrate. — Mais jusqu’ici, c’est à lui seul que tu as parlé, sans témoins pour ainsi dire. bEh bien ! prends-moi pour témoin, et, en ma présence, révèle cette science objet de tes désirs. Voyons, si tu désirais celle qui apprend à diriger les vaisseaux et si je venais à te demander : « Théagès, quelle est la science qui te manque et à propos de laquelle tu reproches à ton père de ne pas vouloir te confier à ceux qui te rendraient savant ? » Que me répondrais-tu ? Quelle est-elle ? N’est-ce pas celle du pilote ?
Théagès. — Oui.
cSocrate. — Et si tu désirais la science qui rend habile à diriger les chars et adressais à ce sujet des reproches à ton père, quand je demanderais quelle est cette science, quelle réponse me ferais-tu ? Tu dirais que c’est la science du cocher, n’est-ce pas ?
Théagès. — Oui.
Socrate. — Eh bien ! celle que tu désires présentement, n’a-t-elle point de nom, ou en a-t-elle un ?
Théagès. — À mon avis, elle en a un.
Socrate. — Mais alors la connais-tu sans connaître son nom, ou sais-tu également le nom ?
Théagès. — Le nom également.
Socrate. — Quel est-il ? Parle.
dThéagès. — Mais quel autre nom pourrait-on lui donner, Socrate, sinon celui de science ?
Socrate. — L’art de conduire les chevaux n’est-ce pas aussi une science ? Serait-ce, d’après toi, une ignorance ?
Théagès. — Évidemment non.
Socrate. — C’est donc une science ?
Théagès. — Oui,
Socrate. — À quoi nous sert-elle ? Ne nous apprend-elle pas à gouverner un attelage ?[6]
Théagès. — Oui.
Socrate. — Et l’art du pilote, n’est-ce pas une science aussi ?
Théagès. — Je le crois bien.
Socrate. — N’est-ce point elle qui nous apprend à gouverner des vaisseaux ?
Théagès. — Oui, elle-même.
Socrate. — Eh bien ! celle que tu désires, quelle science est-elle ? Que nous apprend-elle à gouverner ?
eThéagès. — À mon avis, ce sont les hommes.
Socrate. — Les malades ?
Théagès. — Non pas.
Socrate. — C’est, en effet, le rôle de la médecine, n’est-ce pas ?
Théagès. — Oui.
Socrate. — Mais saurions-nous gouverner par elle les chœurs de chanteurs ?
Théagès. — Non.
Socrate. — C’est, en effet, le rôle de la musique.
Théagès. — Parfaitement.
Socrate. — Mais nous apprendrait-elle à gouverner ceux qui se livrent aux exercices gymniques ?
Théagès. — Non.
Socrate. — Car c’est le rôle de la gymnastique ?
Théagès. — Oui.
Socrate. — Alors, c’est elle qui nous apprend à gouverner ceux qui font quoi ? Tâche de préciser comme j’ai fait pour les exemples précédents.
124Théagès. — Ceux qui habitent la cité, me semble-t-il.
Socrate. — Les malades n’habitent-ils pas aussi la cité ?
Théagès. — Sans doute, mais je ne parle pas d’eux seulement. Je parle encore de tous les autres qui se trouvent dans la ville.
Socrate. — Est-ce que je comprends bien de quelle science tu parles ? Tu ne m’as pas l’air de dire celle qui nous apprend à gouverner les moissonneurs ou les vendangeurs, ou les planteurs, ou les semeurs, ou les batteurs, car c’est par la science de l’agriculture que nous les gouvernons, n’est-ce pas ?
Théagès. — Oui,
Socrate. — Ni, je suppose, celle qui nous apprend à gouverner tous ceux qui manient la scie, bla tarière, le rabot ou le tour ; ce n’est pas celle-là dont tu parles, car celle-là, n’est-ce pas la menuiserie ?
Théagès. — Oui.
Socrate. — Peut-être alors, est-ce celle qui embrasse tout ce monde, les agriculteurs, les menuisiers, tous les artisans, ainsi que les simples particuliers, hommes et femmes. Voilà peut-être la science dont tu parles.
Théagès. — Elle-même, Socrate. Depuis si longtemps c’est elle que je veux dire.
Socrate. — Pourrais-tu me dire si Égisthe, le meurtrier d’Agamemnon, cgouvernait à Argos ces gens dont tu parles, artisans et particuliers, hommes et femmes, tous ensemble, ou d’autres que ceux-là ?
Théagès. — Non, mais ceux-là.
Socrate. — Et encore, Pelée, fils d’Éaque[7], ne gouvernait-il pas à Phthie ces mêmes gens ?
Théagès. — Oui.
Socrate. — Et Périandre[8], fils de Cypsèle ? Il gouvernait à Corinthe. Ne l’as-tu pas entendu dire ?
Théagès. — Si certes.
Socrate. — Et ce sont toujours ces gens-là qu’il gouvernait dans sa ville ?
dThéagès. — Oui.
Socrate. — Et Archélaos[9], fils de Perdiccas, qui commande depuis peu la Macédoine, ne crois-tu pas qu’il gouverne ces mêmes individus ?
Théagès. — Je le crois.
Socrate. — Et Hippias[10], fils de Pisistrate, qui a gouverné ici même, sur qui, penses-tu, s’étendait son gouvernement ? Sur ceux-là aussi, n’est-ce pas ?
Théagès. — Évidemment.
Socrate. — Pourrais-tu me dire quel est le nom qu’on donne à Bacis, à Sibylle[11] et à notre Amphilytos ?[12]
Théagès. — Quel autre, Socrate, que celui de devins ?
eSocrate. — Tu dis vrai. Mais pour ceux-ci maintenant, tâche de répondre de même ; quel nom vaut à Hippias et à Périandre le gouvernement qu’ils exercent ?
Théagès. — Celui de tyrans, je suppose. Quel autre, en effet ?
Socrate. — Donc quiconque désire gouverner tous les hommes de la cité, ne désire-t-il pas le même gouvernement que ces derniers, le gouvernement tyrannique, et ne veut-il pas être tyran ?
Théagès. — Il le paraît.
Socrate. — Voilà donc ce que tu affirmes désirer ?
Théagès. — Apparemment, d’après mes paroles.
Socrate. — Mauvais sujet ! C’est donc le désir de devenir notre tyran 125qui t’inspirait depuis longtemps les reproches que tu adressais à ton père, parce qu’il ne t’envoyait pas à l’école de quelque maître en tyrannie ? Et toi, Démodocos, qui connais depuis longtemps le désir de ton fils et ne manques pas d’endroit où l’envoyer, toi qui aurais pu faire de lui un artiste en la science qu’il désire, n’as-tu pas honte, avec tout cela, de ne pas consentir et de lui refuser ? Mais à présent, tu le vois, puisqu’en ma présence il t’accuse, délibérons ensemble, toi et moi, à qui nous pourrions l’envoyer, et quel maître il pourrait fréquenter pour devenir un habile tyran,
bDémodocos. — Oui, par Zeus, Socrate, délibérons, car sur ce sujet, on a besoin, je crois, d’un conseil sérieux.
Socrate. — Laisse, mon bon. Interrogeons-le d’abord avec soin.
Démodocos. — Interroge donc.
II. Les maîtres
de la science
politique.
Socrate. — Que penserais-tu, Théagès, si nous invoquions le témoignage d’Euripide ? Euripide dit, en effet, quelque part :[13]
Habiles sont les tyrans par la fréquentation des gens habiles.
Si donc on demandait à Euripide : « Euripide, c’est par la fréquentation des gens habiles que, cd’après toi, les tyrans sont habiles ? » Comme s’il disait :
Habiles sont les laboureurs par la fréquentation des gens habiles,
et si nous lui demandions : des gens habiles en quoi ? » Que nous répondrait-il ? Pas autre chose, n’est-ce pas, que : « des gens habiles dans la science de l’agriculture » ?
Théagès. — Pas autre chose que cela.
Socrate. — Et s’il disait :
Habiles sont les cuisiniers par la fréquentation des gens habiles,
Théagès. — Oui.
Socrate. — Et s’il nous disait :
Habiles sont les lutteurs par la fréquentation des gens habiles,
à notre demande : « des gens habiles en quoi ? », ne répondrait-il pas : d« des gens habiles à lutter » ?
Théagès. — Oui.
Socrate. — Et puisqu’il dit :
Habiles sont les tyrans par la fréquentation des gens habiles,
à notre demande : « de quelle sorte d’habileté, veux-tu parler, Euripide ? » Que répondrait-il ? Par quoi expliquerait-il cette habileté ?
Théagès. — Ma foi, je n’en sais rien.
Socrate. — Veux-tu que je te le dise ?
Théagès. — Si tu veux bien.
Socrate. — Par la science qu’Anacréon reconnaissait à Kallikritè. Ne sais-tu pas la chanson ?
Théagès. — Si certes.
Socrate. — Eh bien ! voilà donc la société que tu désires, celle d’un homme qui exerce ele même art que Kallikritè, fille de Kyanè[14], et qui « sache les choses tyranniques », comme d’elle l’affirme le poète, et cela, pour devenir, toi aussi, notre tyran et celui de la cité ?
Théagès. — Voilà longtemps que tu railles, Socrate, et que tu me plaisantes.
Socrate. — Comment, n’est-ce pas cette science qui te permettrait de gouverner tous tes concitoyens ? Et ce faisant, que serais-tu, sinon un tyran ?
Théagès. — Oui vraiment, je pourrais souhaiter, je crois, devenir tyran, sinon de tous les hommes, du moins de la plupart ! Du reste, 126toi aussi, je suppose, et tout le monde, — et peut-être plus encore devenir dieu ! Mais ce n’est pas là ce que j’affirmais désirer[15].
Socrate. — Qu’est-ce donc alors que tu désires ? Ne disais-tu pas que tu désirais gouverner tes concitoyens ?
Théagès. — Non par la force, ni à la façon des tyrans, mais de leur plein consentement, comme ont fait les autres, les hommes célèbres de la cité.
Socrate. — Veux-tu dire comme Thémistocle, Périclès, Cimon et tous ceux qui se sont illustrés dans la vie politique ?
Théagès. — Oui, par Zeus, voilà ceux dont je parle.
Socrate. — Eh bien ! si tu désirais devenir habile en équitation, bà qui croirais-tu devoir t’adresser pour être un bon cavalier ? Serait-ce à d’autres qu’à des écuyers ?
Théagès. — Non, par Zeus.
Socrate. — Et encore à ceux qui sont bons en cet art, qui ont des chevaux, et montent fréquemment, soit les leurs, soit beaucoup d’autres ?
Théagès. — C’est clair.
Socrate. — Et si c’était dans l’art de lancer le javelot que tu voulais devenir habile ? Ne croirais-tu pas acquérir cette habileté en t’adressant à de bons tireurs, à ceux qui ont des javelots, s’en servent souvent et d’un grand nombre, que ce soient les leurs cou ceux des autres ?
Théagès. — Il me le semble.
Socrate. — Dis-moi donc : puisque c’est en politique que tu veux te rendre habile, penses-tu le devenir en t’adressant à d’autres qu’à ces politiques qui, à la fois, sont compétents en ces matières, ont souvent dirigé leur propre cité, ainsi que beaucoup d’autres, et sont en relations avec les États grecs ou barbares ? Ou crois-tu qu’en le liant avec d’autres, tu acquerras l’habileté que possèdent ces hommes compétents, plutôt qu’en te liant avec eux ?
dThéagès. — Mais j’ai entendu rapporter, Socrate, les discours qu’on te prête : ces hommes politiques, d’après toi, ont des fils qui ne valent pas mieux que ceux des cordonniers. Et cela me paraît très exact, autant que j’en puis juger. Je serais donc bien sot, si j’imaginais que l’un d’entre eux pût me communiquer sa science, au lieu d’aider son propre fils, s’il était capable de rendre en cela service à quelque mortel[16].
Socrate. — Mais voyons, ô le meilleur des hommes, que ferais-tu si tu avais un fils qui te tourmentât ainsi, qui te manifestât son désir de devenir un peintre habile, ete reprochât à toi, son père, de refuser de faire des dépenses pour lui dans ce but, — et puis n’aurait que mépris pour les professionnels de cet art, les peintres, et ne voudrait pas prendre leurs leçons ? J’en dirais autant des joueurs de flûte, s’il voulait devenir joueur de flûte, ou des joueurs de cithare. Saurais-tu que faire de lui, où l’envoyer, puisqu’il ne veut pas se mettre à l’école des hommes du métier ?
Théagès. — Non par Zeus.
127Socrate. — Eh bien ! voilà ce que tu fais à l’égard de ton père, et tu t’étonnes, et tu lui reproches de ne savoir que faire de toi ni où t’envoyer ? Mais nous te mettrons en relations avec qui tu voudras des Athéniens distingués en politique : il s’attachera à toi sans te rien demander. Ainsi, tu n’auras rien à dépenser et tu acquerras beaucoup plus de renom auprès de la foule qu’en t’attachant à tout autre.
le vrai maître.
Théagès. — Mais quoi Socrate, n’es-tu pas, toi aussi, un de ces hommes distingués ? Ah ! si tu voulais m’attacher à toi, cela me suffirait et je ne chercherais personne autre.
bSocrate. — Que dis-tu là, Théagès ?
Démodocos. — Socrate, en vérité, il ne parle pas trop mal, et, puis, quel plaisir tu me ferais ! car, il ne saurait m’échoir aubaine meilleure, à mon gré, que de voir ce garçon se plaire en ta société, et toi l’y accueillir volontiers. Je n’ose vraiment dire à quel point je le souhaite. Mais je vous en supplie tous les deux : toi, consens à t’attacher à lui, et toi, ne cherche pas d’autre maître que Socrate. Ainsi, vous me délivrerez de soucis nombreux et pénibles, car, présentement, je redoute fort pour lui qu’il ne tombe entre les mains cde quelqu’un qui le corrompe[17] .
Théagès. — Ne crains plus maintenant pour moi, père, si tu arrives à persuader Socrate de m’accueillir en sa société.
Démodocos. — Tu parles admirablement. Socrate, c’est à toi désormais que s’adresse mon discours. Pour être bref, je suis prêt à te livrer ma personne et tout ce que j’ai de plus cher, pour que, bref, tu en uses à ton gré, si tu accueilles mon Théagès det lui fais tout le bien dont tu es capable.
Socrate. — Démodocos, ton empressement ne m’étonne pas, du moment où tu crois que je peux être d’un grand secours à ton fils, — car, je ne sais vraiment pas de quoi un homme sensé devrait davantage se préoccuper que de rendre son fils le meilleur possible. Mais d’où t’est venue à toi cette idée que, moi, je serais plus apte à aider ton fils et à faire de lui un bon citoyen, que toi-même, et comment lui, a-t-il pu penser que moi, plutôt que toi, lui viendrais en aide, voilà qui m’étonne fort. eTout d’abord, tu es plus âgé que moi ; de plus, tu as exercé à Athènes de nombreuses charges, et les principales[18] ; tu es très considéré par les gens du dème d’Anagyrunte, et dans le reste de la ville, tu l’es plus que personne. En moi, au contraire, vous ne voyez, ni l’un ni l’autre, aucun de ces avantages. Et puis, si notre Théagès méprise la société des hommes politiques et recherche d’autres personnages qui se vantent de former la jeunesse, il y a ici Prodicos de Céos, 128Gorgias de Léontium, Polos d’Agrigente, et beaucoup d’autres[19] : ces gens-là sont si habiles que, dans les villes où ils vont, ils persuadent aux jeunes gens les plus nobles et les plus riches, — à ceux qui pourraient s’attacher gratis à qui il leur plairait parmi leurs concitoyens, — ils leur persuadent de laisser ces relations et de s’attacher à eux, en déposant une forte somme comme salaire et en leur témoignant, en outre, de la reconnaissance. C’est un de ceux-là qu’il serait raisonnable de choisir, toi et ton fils, mais moi, ce n’est pas raisonnable : bje ne sais rien de ces fameuses sciences si belles, quelque désir que j’en eusse, mais comme je ne cesse de le répéter, je me trouve, pour ainsi dire, dépourvu de toute connaissance, sauf d’une toute petite, celle des choses de l’amour[20]. Ah ! pour celle-là, je crois y être expert plus que quiconque de nos devanciers ou de nos contemporains.
Théagès. — Tu vois, père, Socrate n’a pas l’air du tout de me vouloir à son école, car, pour moi, je suis tout prêt s’il y consent, c— mais il ne nous dit cela que pour plaisanter. Je connais pourtant quelques camarades un peu plus âgés que moi, qui, avant de s’attacher à lui, n’avaient aucune valeur. Or, après l’avoir fréquenté, en très peu de temps, ils paraissaient surpasser ceux qui leur étaient auparavant supérieurs.
Socrate. — Sais-tu donc ce que cela signifie, fils de-Démodocos ?
Théagès. — Oui, par Zeus, je sais que, si tu voulais, moi aussi je serais capable de devenir semblable à eux.
démonique.
dSocrate. — Non, mon bon, tu n’as pas saisi ce qui en était. Je vais te le dire. Il y a en moi, par la faveur des dieux, un phénomène divin qui m’accompagne et qui a commencé dès mon enfance. C’est une voix qui, lorsqu’elle se manifeste, me signifie toujours de me détourner de l’action que je vais accomplir ; jamais elle ne me pousse. Si, lorsqu’un de mes amis me communique quelque projet, la voix se manifeste, c’est la même chose ; elle me détourne et m’interdit d’agir. De ces faits, je vous fournirai des témoins. Charmide, vous le connaissez, le beau Charmide, ele fils de Glaucon : voilà qu’un jour il me confie qu’il doit aller s’exercer dans le stade à Némée[21]. À peine commençait-il à me parler de ce projet d’exercice que la voix se manifeste. Et moi, je le dissuade en lui disant : « Tandis que tu parlais, ma voix, ma voix divine s’est manifestée ; renonce donc à cet exercice ». — « Peut-être, répondit-il, te signifie-t-elle que je ne vaincrai pas. Mais même si je ne dois pas vaincre, j’aurai, au moins, gagné de m’être exercé pendant ce temps-là ». Il s’exprima ainsi et prit part à l’exercice. Il vaut la peine de lui demander quel en fut pour lui le résultat. 129Si vous voulez, interrogez le frère de Timarque[22], Clitomaque ; qu’il vous répète ce que lui dit Timarque, quand il allait tout droit[23] à la mort, lui et Évathlos, le célèbre coureur qui recueillit Timarque fugitif. Il vous dira qu’il lui parla ainsi.
Théagès. — Comment ?
Socrate. — « Clitomaque », dit-il, « en vérité, je vais à la mort à présent, pour n’avoir pas voulu écouler Socrate ». Qu’entendait donc Timarque par ces mots, je vais vous le conter. bQuand Timarque se leva de table avec Philémon, fils de Philèmonidès, pour aller tuer Nicias, fils d’Héroscamandre, eux seuls connaissaient le complot, mais Timarque, debout, s’adressant à moi : « Que dis-tu, Socrate ? fit-il. Buvez vous autres ; moi, il faut que je m’en aille. Je reviendrai dans un moment, s’il plaît à Dieu ». Alors ma voix se manifesta, et je lui répondis : « Ne sors pas, car voici que mon signe divin habituel s’est manifesté ». Il attendit. Peu après, il se disposa de nouveau à partir et me dit : c« Allons, je m’en vais, Socrate ». Une seconde fois, la voix se manifesta et encore je le forçai de rester. La troisième fois, voulant m’échapper, il se leva sans rien me dire alors, mais à mon insu, et en observant le moment où j’avais l’esprit ailleurs : c’est ainsi qu’il partit et qu’il s’en alla accomplir l’acte qui devait le conduire à la mort. Voilà pourquoi il dit à son frère ce que je viens de vous répéter, qu’il allait à la mort pour n’avoir pas voulu m’écouter. Vous pourrez apprendre encore de ceux qui furent en Sicile, et ils sont nombreux, ce que je leur avais annoncé concernant la destruction de l’armée. dPour le passé, il est facile de s’en informer auprès des gens au courant. Mais on peut actuellement mettre le signe à l’épreuve, pour voir s’il dit vrai : en effet, au moment du départ pour l’armée du beau Sannion, le signe s’est manifesté à moi, et Sannion est en marche vers Éphèse et l’Ionie, avec Thrasylle, pour combattre. Je suis persuadé, quant à moi, ou qu’il mourra, ou qu’il subira quelque mal approchant. Pour le reste de l’armée, je suis fort anxieux à son sujet[24].
eJe l’ai dit tout cela, parce que, précisément, cette influence du signe divin est également souveraine sur mes relations avec mes disciples. Pour beaucoup, ce signe est défavorable, et ils n’ont aucun profit à retirer de leurs rapports avec moi : aussi, ne puis-je m’occuper d’eux. Il y en a encore beaucoup qu’il ne m’interdit pas d’accueillir, mais ces derniers n’y trouvent aucune espèce de secours. Quant à ceux dont la puissance démonique favorise les relations avec moi, ce sont eux que toi aussi tu as remarqués : ils font, en effet, rapidement de grands progrès. Parmi eux, les uns acquièrent cet avantage de façon ferme et durable. 130Un bon nombre, au contraire, progressent merveilleusement, tant qu’ils sont avec moi, mais à peine m’ont-ils quitté que, de nouveau, ils ne diffèrent en rien du premier venu. C’est ce qu’a éprouvé Aristide, fils de Lysimaque et petit-fils d’Aristide. Lorsqu’il était mon disciple, il avait fait des progrès extraordinaires en peu de temps. Puis survint une expédition, et il s’embarqua. À son retour, il trouva dans ma société Thucydide, fils de Mélésias et petit-fils de Thucydide[25]. bOr, la veille, Thucydide avait laissé échapper contre moi des paroles peu amicales. Donc, en me voyant, Aristide, après m’avoir salué et causé avec moi de différentes choses, me dit : « Et Thucydide ? J’entends raconter, Socrate, qu’il prend de bien grands airs avec toi et qu’il se fâche, comme s’il était quelque chose ». — « C’est vrai », répondis-je. — « Eh quoi ! reprit-il, ne sait-il pas quel esclave il était avant de se lier à toi ? » — « Apparemment non, par les dieux », répliquai-je. — « Tiens, mais moi-même, ajouta-t-il, je me trouve dans une situation bien ridicule, Socrate ». — c« Et pourquoi donc ? » lui demandai-je. — « Parce que, me dit-il, avant de m’embarquer, je pouvais discuter avec n’importe qui et je ne paraissais inférieur à personne dans cet art[26]. Aussi je recherchais la société des gens les plus distingués. Mais à présent, c’est tout le contraire : je fuis tous ceux chez qui même je constate de la culture, tant j’ai honte de mon ignorance ». — « Est-ce subitement, m’informai-je, que cette capacité t’a abandonné, ou peu à peu ? » — « Peu à peu », me répondit-il. — d« Et quand tu l’avais, continuai-je, l’avais-tu grâce à quelque enseignement de ma part, ou de quelque autre manière ? » — « Je vais te dire, Socrate, reprit-il, une chose incroyable, par les dieux, mais pourtant vraie. De toi, je n’ai jamais rien appris, tu ne l’ignores pas. Néanmoins, je progressais quand je me trouvais dans ta compagnie, même si seulement j’étais dans la même maison, sans être dans la même chambre, mais bien plus si j’étais dans la même chambre, et j’avais l’impression que c’était beaucoup plus encore, lorsqu’étant dans la même chambre que toi, tandis que tu parlais, je te regardais, bien plus que lorsque je portais ailleurs mes regards ; emais là où mes progrès devenaient le plus considérables, c’était quand, assis auprès de toi, je me tenais bien près et pouvais te toucher[27]. Au lieu qu’à présent, ajouta-t-il, toute cette belle capacité s’est écoulée ».
Voilà, Théagès, quel est l’effet de mes leçons. Si cela plaît à Dieu, tu progresseras grandement et vite ; sinon, non. Vois donc s’il ne serait pas plus sûr pour toi de t’instruire auprès de ces maîtres qui peuvent, à leur gré, rendre service aux hommes, plutôt que, en restant auprès de moi, de te livrer au hasard.
131Théagès. — À mon avis, voici comment nous nous y prendrons : nous ferons l’expérience de ton signe divin en nous attachant l’un à l’autre. S’il nous laisse faire, c’est parfait : sinon, nous aviserons aussitôt au parti qu’il faut prendre, soit que nous
nous attachions à un autre maître, soit que nous essayions de nous concilier la puissance divine qui se manifeste à toi, par des prières, des sacrifices ou par tout autre procédé que prescrivent les devins.Démodocos. — Socrate, ne refuse plus au jeune homme : Théagès parle bien.
Socrate. — Soit ! s’il vous semble que nous devons agir ainsi, agissons ainsi.
- ↑ Traitant de l’éducation, Platon tire souvent ses comparaisons des travaux agricoles. Cf. v. g. Euthyphron, 2 d ; Théétète, 167 b ; Républ., VI, 491 d ; Lois, VI, 765 e. Dans le texte de la République, en particulier, il rappelle, ainsi que l’auteur du Théagès, de combien de soins on doit entourer la plante, et de même l’enfant, si on veut les voir se développer dans des conditions favorables.
- ↑ On voit, d’après les dialogues de Platon, par exemple le Protagoras, quel attrait les sophistes exerçaient sur les jeunes gens. C’est contre cette vogue que réagit Socrate.
- ↑ Cf. Lettre V, 321 c. — Le proverbe reçoit différentes interprétations comme l’explique la scholie qui commente ce passage : le conseil est dit sacré, soit parce que beaucoup se refusent à le donner à cause de la responsabilité qu’ils redoutent, et par crainte de profaner un objet vénérable : ἐπειδὴ καταφεύγουσιν ὥσπερ εἰς τὰ ἱερὰ θέλοντες συμβουλεύεσθαι οἱ ἄνθρωποι…, soit parce qu’on loue le bon conseil à l’égal d’une chose sainte : ἄλλοι δέ φασιν ἔπαινον φέρειν τῆς συμβουλῆς τὴν παροιμίαν· εἶναι γὰρ αὐτὴν θείαν καὶ ὑπὲρ ἄνθρωπον. C’est ce second sens que, d’après le scoliaste, Aristophane aurait adopté dans sa comédie, aujourd’hui perdue, qui avait pour titre Amphiaraos.
- ↑ C’est le père qui choisissait le nom de ses fils et le leur imposait le septième ou le dixième jour après la naissance. Il avait le droit de le changer plus tard. Parmi les noms grecs, les composés où entrent le mot θεός sont très nombreux (cf. Ch. Morel, art. Nomen, in Dictionnaire d’Aremberg et Saglio, IV, i, 88). — Ici, Théagès signifie soit celui qui est consacré, voué à Dieu, soit celui qui vénère ou aime Dieu.
- ↑ Tels étaient, en effet, les principales étapes de l’éducation athénienne au ve siècle. Les γράμματα désignent la lecture, l’écriture et l’étude des poètes. Aux γράμματα s’ajoutait bientôt la μουσική (au sens strict), qui comprenait le chant et le maniement de la flûte et de la lyre. Le maître de musique était le κιθαριστής (de κίθαρις, lyre en usage dans les écoles). Enfin à la musique succédait la gymnastique, enseignée par le pédotribe : l’enfant était formé dans la palestre aux exercices de la lutte, de la course, du saut et du lancement du disque et du javelot, en un mot aux exercices dont la réunion composait le pentathle (cf. P. Girard, art. Éducation in d’Aremberg et Saglio, I, i, 462 et suiv.). Voir Alcib., I, 106 e.
- ↑ Tout ce passage, jusqu’à 124 c, est un remaniement et une adaptation d’Alcibiade I, 126 b, c, d. Les exemples sont identiques : exemples du cocher, du pilote, des malades, des chefs de chœurs, des moissonneurs… et la terminologie elle-même se ressent en très grande partie du procédé d’imitation. Voir notice, p. 139.
- ↑ Pelée, roi d’Égine, tua par mégarde son frère Phocos, s’expatria et vint à la cour d’Eurytion, roi de Phthiotide. Il épousa la fille d’Eurytion, puis, plus tard, la nymphe Thétis.
- ↑ Périandre est compté parmi les sept sages de la Grèce, au moins dans un grand nombre de listes (cf. Diels, Die Fragm. der Vorsok., II, 73a).
- ↑ Sur Archélaos, cf. Alcibiade II, 141 d, note.
- ↑ Sur Hippias, cf. le dialogue Hipparque.
- ↑ Les noms de Bacis et Sibylle ne désignent pas un individu, mais une classe de personnages inspirés. Cf. pseudo-Aristote, Problemata, 30 A, 8954 a, 36. Βάκις était un surnom de Pisistrate. Voir Rohde, Psyché II, p. 63 et suiv.
- ↑ Amphilytos d’Acarnanie, contemporain d’Onomacrite. Hérodote (I, 62) cite de lui un oracle à Pisistrate. L’auteur de Théagès l’appelle notre Amphilytos (ὁ ἡμεδαπός), parce que, suppose-t-on, le titre de citoyen athénien avait été accordé à ce devin (cf. Hiller v. Gaertringen, au mot Amphilytos, in Pauly-Wissowa, Real-Encyclopädie der Klass. Alt. I, 2, 1941).
- ↑ Platon (Républ. VIII, 568 a) attribue également ce vers à Euripide, et Aristophane y fait certainement allusion, en songeant, lui aussi à Euripide, dans Thesmophoriazusae, 21. Cependant, le scoliaste d’Aristophane, au passage indiqué, affirme que la citation est de Sophocle, et il semble l’avoir lue dans la tragédie, aujourd’hui perdue, qui avait pour titre Ajax de Locrus. Plusieurs auteurs anciens confirment le renseignement du scoliaste (v. g. Aristid. II, 288, 2 ; Aulu-Gelle, XIII, 68 ; Liban. Epist. 33. Voir G. Wagner, Fragmenta Euripidis, édit. Didot, p. 871).
- ↑ Kyanè était la fille de Liparos l’ancien roi des Ausoniens, et l’épouse d’Éole. Avec sa fille Kallikritè, elle passait pour habile dans l’art du gouvernement et exerça le pouvoir sur une partie des États de Liparos. Cf. Diod. V, 7.
- ↑ Cf. Alcib. I, 105 a, b, c, mais surtout Alcib. II, 141 c. Le rapport est ici peut-être encore plus étroit avec ce second dialogue. Tandis que dans Alcib. I, il est question du désir de commander, de gouverner d’une façon générale, Théagès et Alcib. II parlent d’exercer la tyrannie (τύραννος γενέσθαι). Brunnegke, dans sa dissertation De Alcibiade II qui fertur Platonis, fait remarquer l’étrangeté du mot εὐξαίμην dans Théagès : le jeune homme exprime ainsi son vœu d’obtenir la tyrannie. Ce mot se trouve uniquement à cet endroit du dialogue. Pour formuler le même souhait, la République et Alcibiade I emploient le terme ἐλπίζειν ou d’autres semblables, une fois ἐπιθυμεῖν (Alc. I, 105 e). Au contraire Alcibiade II use fréquemment du verbe εὔχεσθαι, et, en particulier, dans le passage analogue à celui de Théagès. Comme, de par ailleurs, ce dernier dialogue paraît être le plus récent, Brunnecke regarde Alcibiade II comme un des modèles utilisés par notre auteur.
- ↑ C’est là, on le sait, un des thèmes familiers de Platon. Les hommes politiques n’ont rien négligé pour procurer à leurs fils une éducation soignée. Ils leur ont donné les meilleurs maîtres, mais eux-mêmes ont été incapables de leur communiquer leur propre science. Platon en conclut que cette science n’est pas de celles qu’on puisse transmettre. Cf. Protagoras, 319 e et suiv. ; Alc. I, 118 d, e ; Ménon, 93 c et suiv.
- ↑ Un des chefs d’accusation portés contre Socrate, et qui provoqua la condamnation, était que Socrate corrompait la jeunesse (cf. Apologie, 24 b ; Xénophon, Mémorables, I, 1). L’auteur du dialogue, dont l’intention est, sans nul doute, apologétique, insiste ici sur le caractère moral de l’enseignement socratique et veut opposer le philosophe aux sophistes qui, eux, sont les vrais corrupteurs des jeunes gens. Il est fort probable que la réplique de Démodocos est une protestation contre la calomnie répandue à Athènes par les adversaires de Socrate. Ce dernier, dans l’Apologie, écrite par Platon, en appelle aux nombreux disciples, et à leurs parents, qui assistent au procès, entre autres au frère de Théagès, Paralos, fils de Démodocos, pour témoigner de la moralité de ses leçons (33 d, e ; 34 a, b).
- ↑ Thucydide (IV, 75, 2) signale un stratège athénien du nom de Démodocos, en 425/4, qui, durant la guerre du Péloponnèse, prit la ville d’Antandros, avec son collègue Aristide. Serait-il identique à l’interlocuteur de Socrate ? Peut-être. En tout cas, le texte présent laisse supposer que le Démodocos mis en scène est un personnage historique bien connu à Athènes.
- ↑ Dans le Théétète (151 b), Socrate renvoie également à Prodicos et aux autres sophistes (ἄλλοις σοφοῖς τε καὶ θεσπεσίοις ἀνδράσι) les jeunes gens qui ne peuvent progresser en sa compagnie.
- ↑ Cf. Banquet, 177 d : …ὃς οὐδέν φημι ἄλλο ἐπίστασθαι ἢ τὰ ἐρωτικά…
- ↑ Il s’agit, sans doute, d’un concours aux jeux néméens, qui avaient lieu tous les deux ans dans la vallée de Némée et comprenaient un certain nombre d’exercices gymniques et hippiques, entre autres la course (στάδιον).
- ↑ Nous ne pouvons identifier les différents personnages dont il est question dans ce passage, ni déterminer l’événement auquel il est fait allusion. On n’en trouve point de trace chez les historiens anciens.
- ↑ Les lexiques (v. g. Ast), donnent ici au mot εὐθύ le sens de « contre », « à l’encontre de », mais n’ont que cet exemple de Théagès pour le justifier. Serranus signale aussi l’expression εὐθὺ τοῦ δόγματος (contra decretum) qu’il prétend tirée d’Alcibiade II, mais nous l’avons cherchée en vain dans ce dialogue, et elle n’est pas non plus relevée par Ast. La signification ordinaire du terme est « tout droit » (recta in, vel ad). Voir un peu plus bas (d, 6). Il nous paraît donc plus probable que τοῦ δαιμονίου est une glose marginale qui indiquait le sujet traité dans ce passage, et qui aura passé dans le texte.
- ↑ Les Athéniens furent, en effet, battus à Éphèse. Cf. Xénophon, Hellen., I, 2, 6-10 ; Plutarque, Vie d’Alcibiade, 29.
- ↑ Les différents personnages mentionnés ici prennent part à la discussion du Lachès : Lysimaque et Mélésias présentent à Socrate leurs fils Aristide et Thucydide, et interrogent le philosophe sur le moyen de leur procurer la meilleure éducation possible. On voit à la fin du dialogue, que les deux jeunes gens sont accueillis dans la société habituelle de Socrate. Aristide est le petit-fils du grand Aristide, surnommé le Juste. Son père Lysimaque est mentionné par Démosthène (Contre Leptine, 115), comme ayant obtenu une haute récompense des Athéniens. Thucydide est le petit-fils, non de l’historien, mais d’un des chefs du parti aristocratique au ve siècle, rival de Périclès. Son père Mélésias figure parmi les Quatre-Cents (Thucyd. VIII, 86, 9).
- ↑ D’après Platon, c’est plutôt le contraire que produisait l’influence de Socrate. Ceux qui le fréquentaient, loin d’acquérir l’art de la discussion, s’apercevaient de leur ignorance et cherchaient à s’instruire. Tandis que les sophistes se vantaient de former en peu de temps leurs disciples à la dialectique ou à l’éristique (cf. Euthydème, 272 b).
- ↑ Cf. dans le Banquet, 175 d, l’invitation que fait Agathon à Socrate de s’asseoir auprès de lui, pour qu’il puisse, en le touchant, recueillir un peu de sa sagesse.