La République (trad. Chambry)/Livre VI

La République, livres IV-VII
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (Tome VII, 1p. 202-286).


LIVRE VI



484Le philosophe
doit gouverner
parce que seul
il connaît
la vérité idéale.

I  Je repris : Quels sont ceux qui sont philosophes, Glaucon, quels sont ceux qui ne le sont pas, une discussion assez longue et laborieuse vient de nous le montrer.

Peut-être, dit-il, une plus brève n’y aurait pas suffi.

Il semble, dis-je ; en tout cas, je crois encore que notre démonstration eût été meilleure, si nous n’avions eu que ce point à examiner, et s’il ne nous restait pas force questions à traiter pour voir en quoi la condition de l’homme juste diffère de celle bde l’homme injuste.

Que nous reste-t-il donc à traiter après ceci ? demanda-t-il.

Rien d’autre, répondis-je, que d’en tirer la conséquence. Si les philosophes sont ceux qui sont capables d’atteindre à ce qui existe toujours d’une manière immuable, et s’il faut refuser ce titre à ceux qui en sont incapables et qui s’égarent dans ce qui est multiple et changeant, lesquels des deux faut-il mettre à la tête de l’État ?

Que pourrais-je bien dire, fit-il, pour te donner une bonne réponse ?

Que ceux des deux que nous reconnaîtrons capables de garder les lois et les institutions, répondis-je, il faut les établir cgardiens de l’État.

Bien, dit-il.

Peut-il y avoir doute, repris-je, sur le choix d’un aveugle ou d’un homme à vue perçante, quand il s’agit de faire garder quelque chose que ce soit ?

Quel doute pourrait-il y avoir ? fit-il.

Eh bien, vois-tu quelque différence entre les aveugles et ceux qui sont réellement privés de la connaissance de toute essence, qui n’ont dans l’âme aucun modèle clair, et ne peuvent pas regarder, à la manière des peintres, la vérité idéale, s’y rapporter sans cesse, et prendre d’elle la vue la plus exacte possible, dpour établir ensuite ici-bas les lois du beau, du juste et du bon, si elles sont encore à faire, et si elles sont déjà établies, pour les conserver par une garde fidèle ?

Non, par Zeus, répondit-il, je n’y vois pas grande différence.

Est-ce eux que nous établirons gardiens de préférence, ou ceux qui connaissent l’être de chaque chose, et qui d’ailleurs ne leur cèdent en rien pour l’expérience et ne leur sont inférieurs en aucun genre de mérite ?

À coup sûr, dit-il, il serait absurde d’en choisir d’autres, s’ils ne leur cèdent en rien ; car ils ont sur eux l’avantage de cette connaissance qui est bien le point le plus important.

485Ne faut-il pas dire maintenant par quel moyen ils pourront joindre l’expérience à la spéculation ?

Si.

Comme nous le disions au début de cet entretien, il faut d’abord connaître à fond leur nature, et je crois que, quand nous serons bien d’accord sur ce point, nous conviendrons aussi que les mêmes hommes peuvent réunir ces avantages, et qu’il ne faut pas mettre d’autres guides qu’eux à la tête de l’État.

Comment cela ?


Autres qualités
du philosophe.

II  Convenons d’abord que les esprits philosophiques bsont toujours épris de la science qui peut leur dévoiler quelque chose de cette essence éternelle, inaccessible aux vicissitudes que produisent la génération et la corruption[1].

Nous en convenons.

En outre, continuai-je, qu’ils aiment l’essence tout entière, et qu’ils ne renoncent volontairement à aucune de ses parties, petite ou grande, précieuse ou de faible valeur, suivant l’exemple des ambitieux et des amoureux dont nous avons parlé précédemment.

Tu as raison, dit-il.

Après cette qualité, en voici une autre ; vois s’il n’est pas nécessaire qu’on la trouve aussi dans le caractère de ceux cqui doivent être tels que nous avons dit.

Laquelle ?

La sincérité et la volonté de n’admettre jamais sciemment le mensonge[2], mais de le détester et de chérir la vérité.

C’est naturel, dit-il.

Il n’est pas seulement naturel, ami, il est absolument nécessaire que l’homme à qui la nature a donné le caractère amoureux chérisse tout ce qui est parent ou ami de l’objet aimé.

C’est juste, dit-il.

Eh bien, peut-on trouver quelque chose de plus étroitement lié à la science que la vérité ?

Impossible, dit-il.

Or se peut-il que le même esprit aime à la fois la science det le mensonge ?

Pas du tout.

Par conséquent celui qui aime réellement la science doit dès ses premières années poursuivre de toutes ses forces la vérité tout entière.

Absolument.

Mais quand les désirs se portent violemment vers un seul objet, nous savons, n’est-ce pas ? qu’ils ont moins de force pour tout le reste, le torrent se trouvant détourné dans cette seule direction.

Sans doute.

Dès lors celui dont les désirs se sont portés vers les sciences et tout objet similaire ne cherche que le plaisir de l’âme seule, et il laisse de côté les plaisirs du corps, s’il n’est pas un philosophe simulé, mais un philosophe véritable.

eCela est de toute nécessité.

Un tel homme sera tempérant et sans cupidité aucune ; car les raisons pour lesquelles on recherche la richesse et la magnificence font qu’il est le dernier à qui convienne une telle recherche.

C’est bien cela.

Voici encore un autre point qu’il faut examiner, si l’on veut discerner 486les natures philosophiques de celles qui ne le sont pas.

Lequel ?

C’est que l’âme ne recèle en elle aucune bassesse, la petitesse d’esprit étant incompatible avec une âme qui doit tendre sans cesse à embrasser l’ensemble et l’universalité des choses divines et humaines[3].

Rien de plus vrai, dit-il.

Mais quand on est doué d’un esprit sublime et que l’on contemple l’ensemble des temps et l’ensemble des êtres, crois-tu qu’on puisse regarder la vie humaine comme une chose de grande importance ?

Impossible, dit-il.

bUn tel homme ne regardera donc pas la mort comme une chose à craindre ?

Pas du tout.

Un naturel lâche et bas ne saurait donc, semble-t-il, avoir part à la vraie philosophie ?

Non, à ce qu’il me semble.

Mais si l’on est réglé, exempt de cupidité, de bassesse, de vanité, de lâcheté, est-il possible qu’on soit difficile à vivre ou injuste ?

Non.

Quand donc tu voudras discerner l’âme philosophique de celle qui ne l’est pas, tu prendras garde si dès les premières années elle est juste et douce, ou insociable et sauvage.

Oui.

cTu ne négligeras pas non plus ceci, je pense ?

Quoi ?

Si elle a de la facilité ou de la difficulté à apprendre. Peut-on s’attendre en effet que jamais un homme prenne sérieusement goût à une étude qui l’ennuie et où il avance peu en dépit de ses efforts ?

Cela n’est pas possible.

Et, s’il ne peut rien retenir de ce qu’il apprend, s’il oublie tout, est-il possible que son âme ne reste pas vide de science ?

Le moyen qu’il en soit autrement ?

S’il travaille sans profit, ne crois-tu pas qu’il finira forcément par se dépiter et par prendre en dégoût l’objet de son étude ?

dComment en serait-il autrement ?

Ainsi nous n’admettrons pas une âme dénuée de mémoire au rang des âmes vraiment philosophiques ; nous la voulons douée d’une bonne mémoire.

Certainement.

Mais on peut affirmer qu’une âme sans culture et sans grâce est naturellement portée à manquer de mesure.

Sans doute.

Or la vérité est-elle, selon toi, parente de la mesure ou du contraire ?

De la mesure[4].

Il faut donc chercher un esprit qui joigne naturellement aux autres qualités la mesure et la grâce, eet qui se laisse guider spontanément vers l’essence de chaque chose.

Sans doute.

Mais peut-être trouves-tu que toutes les qualités que nous avons dénombrées ne sont pas nécessaires ni étroitement liées les unes aux autres dans une âme qui doit atteindre à la pleine et parfaite connaissance de l’être ?

Elles y sont au contraire tout à fait nécessaires.

487Dès lors pourrais-tu blâmer par quelque endroit une profession qu’on ne peut bien exercer, si l’on n’est pas naturellement doué de mémoire, de facilité à apprendre, de grandeur d’âme, de grâce, et si l’on n’est ami et allié de la vérité, de la justice, de la bravoure, de la tempérance ?

Momos lui-même, dit-il, n’y trouverait rien à blâmer.

Eh bien, repris-je, n’est-ce pas à des hommes semblables, perfectionnés par l’éducation et l’expérience, et à eux seuls, que tu voudrais confier l’État ?


Objection de fait :
les philosophes
sont incapables
de servir l’État.

bIII  Alors Adimante intervint : On ne saurait, Socrate, rien opposer à tes raisons ; pourtant veux-tu connaître l’impression réelle que tu fais sur tes auditeurs, chaque fois que tu exposes cette opinion ? Ils s’imaginent que, faute de savoir questionner et répondre, la discussion les entraîne à chaque question un peu plus loin de la vérité et qu’à la fin de l’entretien ces petits écarts accumulés font apparaître une erreur énorme, tout opposée à leur premier sentiment. Et de même qu’au trictrac les joueurs inexpérimentés finissent par être bloqués par les joueurs habiles et ne peuvent plus bouger leurs pièces, de même ctes auditeurs finissent aussi par être bloqués et réduits au silence par cette espèce de trictrac qui se joue non avec des pions, mais avec des raisonnements, sans qu’au reste la vérité gagne rien à cette méthode. Et cette remarque, c’est le cas présent qui me la suggère ; ici en effet on pourrait te répondre que, si le raisonnement ne fournit pas de quoi riposter à chacune de tes questions, en fait on voit bien que tous ceux qui s’adonnent dà la philosophie, et qui, au lieu de s’y livrer seulement dans leur jeunesse pour compléter leur éducation, et de l’abandonner ensuite, s’y attardent trop longtemps, deviennent pour la plupart des êtres tout à fait bizarres[5], pour ne pas dire tout à fait pervers, et que ceux qui paraissent les plus raisonnables ne retirent de cette étude qui te semble si louable d’autre fruit que l’incapacité à servir l’État.

Ayant entendu son objection, je repris : Eh bien, penses-tu que ceux qui parlent ainsi ne disent pas la vérité ?

Je n’en sais rien, répondit-il ; mais j’aimerais entendre ce que tu en penses toi-même.

eCe que j’en pense, c’est qu’ils disent la vérité.

Mais alors, dit-il, sur quel fondement peut-on prétendre que les États ne verront la fin de leurs maux que quand ils seront gouvernés par les philosophes, lesquels, nous venons de le reconnaître, y sont impropres à tout emploi ?

À la question que tu me fais, dis-je, je ne puis répondre que par une comparaison.

Ce n’est pourtant pas, ce me semble, ton habitude, dit-il, de parler par comparaisons.


La faute
en est à l’État
qui n’utilise pas
le philosophe.

IV  Bien, dis-je, tu me railles après m’avoir jeté sur une question si difficile à démontrer. 488Néanmoins écoute ma comparaison, et tu verras encore mieux combien j’ai de peine à former mes comparaisons. Le traitement que les États infligent aux hommes les plus sages est si fâcheux qu’il n’y a pas un seul être au monde ainsi traité, et que, pour en composer une image qui serve à les justifier, il faut que j’en assemble les traits d’objets divers, comme font les peintres, quand ils représentent, en mêlant les espèces, des animaux moitié boucs et moitié cerfs et d’autres monstres du même genre. Imagine-toi donc une scène comme celle-ci sur une flotte ou sur un vaisseau unique : un patron plus grand et plus fort que tout le reste de l’équipage, bmais un peu sourd et qui a la vue basse et des connaissances nautiques aussi courtes que sa vue[6], puis des matelots en discorde qui se disputent le gouvernail, chacun prétendant que c’est à lui de le tenir, bien qu’il n’ait jamais appris l’art du pilote et qu’il ne puisse indiquer sous quel maître et dans quel temps il l’a étudié, qui vont même jusqu’à déclarer que ce n’est pas un art qu’on puisse apprendre et sont prêts à mettre en pièces quiconque oserait avancer cqu’on peut l’enseigner. Pour eux, ils se pressent toujours autour du patron, le priant, l’obsédant de toutes manières pour qu’il leur confie le gouvernail ; et il arrive, s’ils ne parviennent pas à le gagner, et que d’autres y réussissent, qu’ils les tuent ou les jettent par-dessus bord. Quant au brave patron, ils l’entravent au moyen de la mandragore, de l’ivresse ou de tout autre expédient ; après quoi, maîtres du vaisseau, ils font main basse sur la cargaison, se gorgent de vin et de bonne chère, et naviguent comme peuvent naviguer de pareils marins. En outre ils comblent d’éloges et traitent de grands marins, dd’habiles pilotes, de maîtres en l’art nautique tous ceux qui savent les aider à obtenir le commandement, soit en persuadant, soit en violentant le patron, tandis qu’ils blâment comme inutile quiconque ne les aide pas. Ils ne se doutent même pas que le vrai pilote doit étudier les temps, les saisons, le ciel, les astres, les vents et tout ce qui se rapporte à son art, s’il veut réellement savoir commander un vaisseau. eQuant à la manière de gouverner, avec ou sans l’assentiment de telle ou telle partie de l’équipage, ils ne croient pas qu’il soit possible de l’apprendre ni par la théorie ni par l’expérience, et en même temps l’art du pilotage[7]. Quand de pareils désordres ont lieu dans les vaisseaux, comment traite-t-on le véritable pilote ? Ne crois-tu pas que l’équipage de vaisseaux ainsi montés 489ne voit en lui qu’un bayeur aux nuées, un bavard, un propre à rien ?

Si fait, dit Adimante.

Je ne pense pas, ajoutai-je, qu’il soit nécessaire que tu reprennes ce tableau par le détail, pour voir qu’il est l’image des États dans leurs rapports avec les vrais philosophes ; j’espère que tu comprends ma pensée.

Certes, dit-il.

Et maintenant à cet homme qui s’étonne que les philosophes ne soient pas honorés dans les États, rapporte d’abord cette comparaison, et tâche de lui faire concevoir qu’il serait beaucoup plus étonnant qu’ils y fussent honorés.

bOui, je la lui rapporterai, fit-il.

Et aussi qu’il ne se trompe pas, quand il soutient que les plus sages des philosophes sont inutiles à l’État ; mais, s’ils sont inutiles, prie-le d’en reporter la faute sur ceux qui ne les emploient pas, et non sur les sages ; car il n’est pas dans l’ordre que le pilote prie les matelots de se mettre sous son commandement, ni que les sages aillent aux portes des riches. Celui qui a dit ce bon mot a dit un mensonge. La vérité est que c’est au malade, riche ou pauvre, d’aller frapper à la porte du médecin, cet à tout homme qui a besoin d’être dirigé, à la porte de celui qui est capable de diriger, et non au commandant de prier ses subordonnés de se laisser commander, quand réellement ils ont besoin de ses services. Mais tu ne te tromperas pas en comparant ceux qui gouvernent actuellement les États aux matelots dont nous venons de parler, et ceux que ces matelots traitent d’inutiles et de bayeurs aux nuées aux vrais pilotes.

C’est très juste, dit-il.

Pour ces raisons et dans ces conditions, il est malaisé que la meilleure profession soit en honneur auprès de ceux qui ont des professions tout opposées. dMais les attaques de beaucoup les importantes et les plus fortes que la philosophie ait à supporter lui viennent à l’occasion de ceux qui se donnent pour philosophes et qui, selon toi, font dire au détracteur de la philosophie que la plupart de ceux qui s’y appliquent sont des hommes pervers, et que les plus sages sont inutiles, ce dont je suis convenu avec toi, n’est-ce pas ?

Oui.


V  Ainsi nous venons d’expliquer pourquoi les bons philosophes sont inutiles ?

Fort bien.


Pourquoi
la plupart des
philosophes
sont pervers

Veux-tu qu’après cela nous expliquions pourquoi la plupart sont forcément pervers, et que nous essayions de montrer, esi nous pouvons, qu’ici encore la faute n’en est pas à la philosophie ?

Certainement.

Eh bien, reprenons l’entretien, en nous reportant à l’endroit où nous avons énuméré les qualités naturelles qu’on doit avoir pour devenir un philosophe honnête homme[8]. La première était, 490si tu t’en souviens, l’attachement à la vérité, qu’il doit prendre pour guide et poursuivre en tout et partout ; car un imposteur n’aura jamais part à la véritable philosophie.

C’est en effet ce que nous avons dit.

Dès lors sur ce premier point ne sommes-nous pas en complète opposition avec ce qu’on pense communément du philosophe ?

Si fait, dit-il.

Serait-ce mal défendre notre opinion que de répondre que celui qui a le véritable amour de la science est naturellement disposé à lutter pour atteindre l’être, et que, loin de s’arrêter aux nombreux objets bqui n’existent qu’en apparence, il le poursuit sans faiblir et ne se relâche point dans son amour qu’il n’ait atteint la nature de chaque chose en soi par la partie de son âme qui est faite pour saisir les essences, à cause qu’elle est de même nature qu’elles, qu’enfin s’approchant par cette partie de l’âme de l’être véritable et s’unissant à lui, il engendre l’intelligence et la vérité, et dès lors jouissant de la connaissance, de la vraie vie et de la vraie nourriture, cesse enfin, mais pas avant, d’être en butte aux douleurs de l’enfantement ?

Ce serait, dit-il, la réponse la plus convenable qu’on puisse faire.

Mais quoi ? cet homme aura-t-il quelque penchant à aimer le mensonge ou tout au contraire l’aura-t-il en horreur ?

cIl l’aura en horreur, dit-il.

Or quand la vérité ouvre la marche, on ne saurait dire, je pense, qu’elle mène à sa suite le chœur des vices ?

C’est impossible.

Mais qu’au contraire elle marche avec la pureté des mœurs et la justice, à la suite de laquelle vient à son tour la tempérance.

Fort bien, dit-il.

À quoi bon ranger à nouveau le chœur des autres qualités propres à une nature philosophique et en démontrer la nécessité ? Tu te souviens sans doute que nous avons trouvé que les qualités qui lui appartiennent étaient le courage, la grandeur d’âme, la facilité à apprendre, la mémoire. Tu m’as objecté alors que sans doute il était impossible de ne pas acquiescer à nos raisons, mais que si, dlaissant de côté les discours, on considérait la personne même des philosophes en question, on serait autorisé à soutenir qu’on voit bien que parmi eux les uns sont inutiles, et la plupart des autres entièrement dépravés. Dès lors nous nous sommes mis à chercher la cause de cette accusation, et nous sommes arrivés à présent à cette question : pourquoi la plupart sont méchants. Et voilà pourquoi nous avons repris le caractère du vrai philosophe et pourquoi nous avons dû le définir à nouveau.

eC’est bien cela, dit-il.


VI  Il faut maintenant, repris-je, considérer les causes qui dénaturent ce caractère, comment il se gâte en beaucoup de gens, et combien peu échappent à la corruption ; et ce sont ceux-là mêmes qu’on traite non de méchants, mais d’inutiles. 491Nous considérerons ensuite ceux qui contrefont ce naturel et en usurpent l’office, et nous verrons quelle est la nature de ces âmes qui, abordant une profession dont elles sont indignes et qui est au-dessus de leur portée, ont, par leurs incartades multipliées, attaché à la philosophie le décri universel dont tu as parlé.

Quelles sont, demanda-t-il, ces causes de corruption ?


Le milieu où il vit
gâte le naturel
du philosophe.

Je vais, dis-je, essayer de te les développer, si j’en suis capable. Voici d’abord, je crois, un point que tout le monde nous accordera : c’est que des naturels de cette sorte, doués de toutes les qualités que nous venons d’exiger chez celui qui veut devenir bun philosophe accompli, apparaissent rarement chez les hommes et sont en petit nombre. Ne le crois-tu pas ?

J’en suis convaincu.

Or vois combien de causes, et de causes puissantes conspirent à corrompre ce petit nombre.

Lesquelles ?

Ce qu’il y a au monde de plus étrange à dire, c’est qu’il n’est pas une des qualités que nous avons admirées dans ce naturel, qui ne perde l’âme qui en est douée et ne l’arrache à la philosophie, je veux dire le courage, la tempérance et toutes les qualités que nous avons énumérées.

C’est étrange à entendre, dit-il.

cD’autres choses encore, dis-je, pervertissent l’âme et l’arrachent à la philosophie ; c’est tout ce qu’on regarde comme des biens : la beauté, la richesse, la force du corps, les grandes alliances dans l’État et autres avantages semblables. Tu as là une idée générale de ces causes dont je veux parler.

Oui, dit-il ; mais j’aimerais en avoir une explication plus précise.

Considère, dis-je, ce qu’est la perversion en général ; alors la lumière se fera dans ton esprit, et tu ne trouveras plus rien d’étrange dans ce que j’ai dit tout à l’heure à ce sujet.

Comment veux-tu que je m’y prenne ? demanda-t-il.

dNous savons, repris-je, que toute semence ou rejeton de plante ou d’animal qui ne rencontrent pas la nourriture, ni la saison, ni l’endroit qui leur conviennent, souffrent d’autant plus de la privation de ces avantages qu’ils sont plus vigoureux[9], parce que le mal est plus contraire à ce qui est bon qu’à ce qui n’est pas bon.

Cela est certain.

Il est donc logique, je crois, que le meilleur naturel nourri autrement qu’il ne convient devienne pire qu’un naturel médiocre.

C’est logique.

eAffirmons donc également, Adimante, repris-je, que les âmes les mieux douées, si elles rencontrent une mauvaise éducation, deviennent éminemment mauvaises. Crois-tu en effet que les grands crimes et la méchanceté consommée partent d’une âme médiocre, et non d’une nature forte que l’éducation a gâtée, et qu’une nature faible soit jamais capable de grands biens et de grands maux ?

Non, dit-il ; je suis de ton avis.

492En conséquence si le naturel philosophe que nous avons défini rencontre l’enseignement qui lui convient, c’est, à mon avis, une nécessité qu’en se développant il parvienne à la vertu sous toutes ses formes ; si au contraire il est semé, prend racine et pousse dans un terrain mal propice, c’est une nécessité aussi qu’il produise tous les vices, à moins qu’il ne se trouve un dieu pour le protéger. Penses-tu toi aussi, comme le vulgaire, qu’il y ait des jeunes gens corrompus par les sophistes, et que ces sophistes corrupteurs soient, pour une part qui compte, de simples particuliers ? Ne crois-tu pas au contraire bque ceux qui le disent sont eux-mêmes les plus grands sophistes et qu’ils savent parfaitement instruire et former à leur gré jeunes et vieux, hommes et femmes ?

Et quand le font-ils ? demanda-t-il.

Lorsque, repris-je, ils siègent ensemble[10], en foule pressée, dans les assemblées politiques, dans les tribunaux, dans les théâtres, dans les camps et dans quelque autre réunion publique, et qu’ils blâment ou approuvent à grand bruit certaines paroles ou certaines actions, également outrés dans leurs huées et dans leurs applaudissements, cet que les rochers et les lieux où ils sont font écho à leurs cris et doublent le fracas du blâme ou de la louange[11]. En pareil cas, que devient, comme on dit, le cœur d’un jeune homme ? Quelle éducation privée résisterait et ne serait pas emportée dans ces flots de blâme et de louange au gré du courant qui l’entraîne ? N’en viendra-t-il pas à juger comme eux de ce qui est beau et de ce qui est laid ? Ne prendra-t-il pas les mêmes goûts qu’eux, det ne sera-t-il pas pareil à eux ?

Il ne pourra s’en empêcher, Socrate, dit-il.


VII  Mais, repris-je, nous n’avons pas encore parlé de la contrainte la plus violente.

Quelle est-elle ? demanda-t-il.

La contrainte en action à laquelle ces beaux précepteurs et sophistes ont recours, quand ils ne peuvent persuader par la parole. Ne sais-tu pas qu’ils frappent d’atimie, d’amendes, de mort celui qui ne se laisse pas persuader ?

Certes si, je le sais, dit-il.

Quel autre sophiste, à ton avis, quelle instruction privée pourrait lutter eet prévaloir contre de telles leçons ?

Aucune, à mon avis, dit-il.

Aucune en effet, et ce serait même une grande sottise de le tenter ; car on ne change point, on n’a jamais changé, on ne changera même jamais un caractère par des leçons de vertu contraires aux leçons de ces gens-là, je parle, cher ami, d’un caractère humain ; s’il s’agit d’un caractère divin[12], mettons-le, comme on dit communément, hors de cause ; car tu dois savoir que tout ce qui dans un État ainsi constitué se sauve et devient ce qu’il doit être 493doit son salut à une faveur spéciale de Dieu : tu peux l’avancer sans crainte de te tromper.

Je ne pense pas autrement que toi là-dessus, dit-il.

Voici, repris-je, une chose encore où tu partageras mon sentiment.

Laquelle ?

Tous ces particuliers mercenaires que le peuple appelle sophistes et regarde comme des rivaux n’enseignent pas d’autres principes que ceux que lui-même professe dans ses assemblées, et c’est cela qu’ils appellent science. On dirait un homme qui, ayant à nourrir un animal grand et fort, après en avoir observé minutieusement les mouvements instinctifs et les appétits, bpar où il faut l’approcher et par où le toucher, quand et pourquoi il est le plus hargneux et le plus doux, à propos de quoi il a l’habitude de pousser tel ou tel cri, et quels sons de voix radoucissent ou l’irritent, qui, dis-je, après avoir appris tout cela par une fréquentation prolongée, donnerait à son expérience le nom de science, en composerait un traité et se mettrait à l’enseigner, sans savoir véritablement ce qui dans ces maximes et ces appétits est beau ou laid, bien ou mal, cjuste ou injuste, ne jugeant de tout cela que d’après les opinions du gros animal, appelant bon nes les choses qui lui font plaisir, mauvaises celles qui le fâchent, incapable d’ailleurs de justifier ces noms, confondant le juste et le beau avec les nécessités de la nature, parce que la différence essentielle qui existe entre la nécessité et le bien, il ne l’a jamais vue ni ne peut la faire voir à d’autres. Au nom de Zeus, ne te semble-t-il pas qu’un tel précepteur serait bien étrange ?

Si, dit-il.

Eh bien, vois-tu quelque différence entre cet homme et celui qui fait consister la science dà connaître les instincts et les goûts d’une multitude hétéroclite réunie en assemblée, à l’égard soit de la peinture, soit de la musique, soit de la politique ? Si en effet un homme se présente devant cette assemblée pour lui soumettre un poème, ou quelque autre œuvre d’art, ou un projet de service public, et qu’il s’en remette au jugement de la foule, sans faire les réserves indispensables, la nécessité qu’on appelle nécessité de Diomède[13] le contraindra de faire ce que cette foule approuvera. Or que cela soit réellement bon et beau, as-tu jamais entendu quelqu’un de cette foule en donner une raison qui ne soit pas ridicule ?

eNon, dit-il, et je n’en entendrai jamais.


VIII  Maintenant que tu as saisi tout cela, voici encore une chose que je te rappelle : Y a-t-il un moyen de faire admettre ou reconnaître au peuple que c’est le beau en soi qui existe, 494mais non la multitude des belles choses, que c’est chaque chose en soi qui existe, mais non la multitude des choses particulières ?

Il n’y en a pas, dit-il.

Il est donc impossible, dis-je, que le peuple soit philosophe ?

Impossible.

C’est donc aussi une nécessité que les philosophes soient critiqués par le peuple ?

C’en est une.

Et aussi par ces particuliers qui, ayant commerce avec la foule, s’attachent à lui plaire ?

Évidemment.

D’après cela, quel moyen de salut vois-tu pour une âme de philosophe ? Comment pourra-t-elle persévérer dans son effort et arriver à la perfection ? Juges-en d’après ce que nous avons dit. bNous sommes tombés d’accord que la facilité à apprendre, la mémoire, le courage, la grandeur d’âme sont l’apanage de cette âme.

Oui.

Eh bien, un homme ainsi doué ne sera-t-il pas dès l’enfance le premier parmi tous ses camarades, surtout si les qualités physiques répondent en lui à celles de l’âme ?

Cela ne fait aucun doute, répondit-il.

Dès lors ses parents et ses concitoyens seront bien déterminés, je pense, à l’employer à leurs propres affaires, quand les années l’auront mûri.

Sans doute.

cIls seront donc à ses pieds, l’accableront de prières et d’hommages, anticipant et flattant à l’avance sa puissance future.

C’est du moins, dit-il, ce qui se passe d’habitude.

Dès lors, dis-je, que veux-tu qu’un homme comme lui fasse au milieu de gens de cette sorte, surtout si le hasard l’a fait naître dans un État puissant, riche et noble, beau de visage et haut de taille[14] ? Ne se gonfler a-t-il pas de folles espérances, jusqu’à s’imaginer qu’il sera capable de gouverner les Grecs et les barbares ? det là-dessus ne s’élèvera-t-il pas jusqu’aux nues, s’abandonnant au faste et au vain orgueil, sans laisser place à la raison ?

Si, assurément, dit-il.

Et si, tandis qu’il est dans cet enivrement, quelqu’un, s’approchant doucement de lui, lui dit la vérité, que la raison lui fait défaut et qu’il en a besoin, mais qu’elle ne s’acquiert point, si l’on ne s’y dévoue tout entier, penses-tu qu’il lui sera facile d’entendre ces discours au milieu de tant d’illusions funestes ?

Il s’en faut de beaucoup, dit-il.

Si pourtant, repris-je, il est un homme qui, à cause de son heureux naturel et de l’accord de ses sentiments avec de tels discours, esoit capable d’en sentir la force et se laisse tourner et entraîner vers la philosophie, que pensons-nous que fassent alors ceux qui croient perdre ses services et son amitié ? Actions, discours, ne mettront-ils pas tout en œuvre, et auprès de lui pour le dissuader, et auprès de ce conseiller, pour annihiler ses efforts, soit en lui tendant des pièges dans la vie privée, soit en lui intentant des actions publiques ?

495C’est inévitable, dit-il.

Eh bien, se peut-il encore que notre homme devienne philosophe ?

Ce n’est guère possible.


IX  Tu vois donc, repris-je, que nous n’avions pas tort de dire que les qualités mêmes dont est fait le naturel philosophique, quand elles sont assujetties à un mauvais régime, contribuent en quelque façon à le détourner de sa vocation, aussi bien que les richesses et les autres avantages du même genre qu’on appelle des biens.

Non, dit-il, nous n’avons pas eu tort ; tout au contraire nous avons eu raison.

Voilà, mon admirable ami, l’exacte et vraie manière dont le plus beau naturel est perdu bet gâté pour la meilleure des professions, naturel bien rare d’ailleurs, comme nous l’avons dit. C’est du nombre de ces hommes que sortent ceux qui causent les plus grands maux aux États et aux particuliers, et ceux qui leur font le plus de bien, quand la fortune les entraîne de ce côté ; mais jamais homme d’un naturel médiocre ne fait rien de grand à l’égard de personne, soit particulier, soit État.

C’est très vrai, dit-il.


La philosophie
envahie
par d’indignes
sectateurs.

cOr ces hommes qui déchoient ainsi d’une étude qui leur convient éminemment et laissent la philosophie solitaire et négligée, mènent eux-mêmes une vie qui ne convient pas à leur nature et à la vérité, tandis que d’indignes étrangers pénètrent chez elle, comme chez une orpheline sans parents, la déshonorent et lui attirent ces reproches dont tu parlais toi-même, que, de ses adhérents, les uns ne sont bons à rien, et les autres, qui forment le grand nombre, sont dignes de tous maux.

C’est bien en effet ce qu’on dit, fit-il.

Et ce qu’on dit avec raison, ajoutai-je. En effet d’autres hommes, de qualité inférieure, voyant la place inoccupée, mais toute pleine dde beaux noms et de belles apparences, semblables à des prisonniers échappés de leur geôle qui se réfugient dans les temples, s’empressent eux aussi de quitter leur métier[15] pour se jeter sur la philosophie ; et ce sont justement ceux qui sont les plus habiles dans leur petite profession. Car la philosophie, toute délaissée qu’elle est, garde en comparaison des autres professions un prestige magnifique qui la fait rechercher par beaucoup de gens imparfaitement doués, dont les professions et les métiers ont à la fois déformé le corps, eet mutilé et dégradé l’âme par des travaux manuels ; en peut-il être autrement ?

Non, dit-il.

À les voir, repris-je, ne dirais-tu pas un forgeron chauve et nain, qui, après avoir gagné quelque argent, à peine débarrassé de ses entraves, court se laver au bain public, revêt un habit neuf, et, équipé comme un jeune marié, va épouser la fille de son maître, parce qu’elle est pauvre et abandonnée ?

496La comparaison est parfaitement exacte, dit-il.

Que naîtra-t-il vraisemblablement d’un pareil mariage ? n’est-ce pas des bâtards et des êtres chétifs ?

C’est inévitable.

De même quand des gens réfractaires à l’éducation s’approchent de la philosophie et, malgré leur indignité, ont commerce avec elle, quelles pensées, quelles opinions croirons-nous qu’ils puissent enfanter ? Des sophismes, pour les appeler de leur vrai nom, et rien de légitime, rien qui tienne d’une véritable science.

C’est tout à fait juste, dit-il.


Les vrais
philosophes forcés
de vivre à l’écart.

bX  Il reste donc, Adimante, repris-je, un bien petit nombre de gens qui sont dignes d’épouser la philosophie : c’est d’aventure quelque noble esprit perfectionné par l’éducation, que l’exil retient loin de sa patrie et qui, faute de corrupteurs, reste naturellement fidèle à la philosophie ; ou bien quelque grande âme qui, née dans un petit État, en regarde l’administration comme indigne d’elle et s’en désintéresse : on peut y ajouter quelques personnes qui, prises d’un juste mépris pour leur métier, passent à la philosophie pour laquelle la nature les a douées. Peut-être encore le frein qui retient notre ami Théagès peut-il en retenir quelques autres ; car tout s’est réuni pour détourner Théagès cde la philosophie ; mais le soin d’une santé précaire l’y retient et l’éloigne de la politique. Quant à ce qui me concerne, il ne vaut pas la peine de parler de mon signe démonique[16] : à peine en trouverait-on un autre exemple dans le passé. Or celui qui fait partie de ce petit nombre et qui a goûté la douceur et la félicité d’un tel bien, quand il s’est bien rendu compte que la multitude est folle, qu’il n’y a pour ainsi dire rien de sensé dans la conduite d’aucun homme politique et qu’il n’est point d’allié avec qui il puisse se porter dau secours de la justice, sans s’exposer à la mort ; quand, semblable à un homme qui est tombé parmi les bêtes féroces aux fureurs desquelles il refuse de s’associer, sans pouvoir du reste tenir tête à lui seul à toute une meute sauvage, il est sûr de périr avant d’avoir rendu service à l’État ou à ses amis, sans profit ni pour lui ni pour les autres, quand, dis-je, il a fait réflexion sur tout cela, il se tient au repos et ne s’occupe que de ses propres affaires, et, comme un voyageur surpris par une tempête s’abrite derrière un mur contre le tourbillon de poussière et de pluie soulevé par le vent, de même en voyant les autres déborder d’injustice, il s’estime heureux s’il peut passer son existence ici-bas pur ed’injustice et d’impiété, et faire sa sortie de la vie avec une belle espérance, dans la sérénité et la paix de l’âme[17].

Certes, dit-il, ce ne serait pas avoir gagné le dernier lot 497que d’en sortir comme lui.

Ce ne serait pas non plus avoir gagné le premier, repris-je, que d’avoir manqué le gouvernement qui lui convenait. Qu’il le rencontre, il deviendra lui-même plus grand et avec son propre salut il assurera celui de l’État.


XI  Nous avons suffisamment démontré, ce me semble, la cause et l’injustice des calomnies dirigées contre la philosophie. As-tu encore quelque chose à dire là-dessus ?

Non, répliqua-t-il, je n’ai plus rien à dire sur ce point ; mais à ton avis, parmi les gouvernements d’à présent, quel est celui qui convient au philosophe ?

bAucun, répondis-je, et je me plains précisément qu’aucune des formes politiques actuelles ne convienne au caractère du philosophe ; c’est pour cela qu’il se fausse et s’altère, et, comme une graine étrangère semée dans un nouveau terrain se dénature et s’adapte au sol indigène qui la soumet à sa loi, ainsi le caractère philosophique dans les conditions actuelles ne garde point sa qualité propre et se transforme en un autre caractère. Mais s’il rencontre un jour un gouvernement dont l’excellence réponde à la sienne, calors on verra qu’il était véritablement divin, et que tout le reste, caractères et occupations, n’avaient rien que d’humain. Et maintenant je suis sûr que tu vas me demander quel est ce gouvernement.

Tu te trompes, dit-il ; ce n’est pas cela que j’allais te demander, mais si c’est bien le gouvernement dont nous avons tracé le plan en fondant notre cité, ou si c’est un autre.

C’est celui-là, répondis-je, à un point près, que nous avons déjà touché plus haut, quand nous avons dit qu’il devait y avoir dans la cité dune autorité qui traitât la constitution dans le même esprit que toi, législateur, quand tu établissais tes lois.

Nous l’avons dit, en effet, répondit-il.

Mais, repris-je, c’est un point que je n’ai pas suffisamment éclairci, tant j’appréhendais les questions que vous souleviez pour montrer la longueur et la difficulté du problème, sans compter que ce qui me reste à établir n’est pas non plus très facile.

De quoi s’agit-il ?


Comment l’État
devrait traiter
la philosophie.

De la manière dont l’État doit traiter la philosophie, s’il ne veut pas périr ; car les grandes entreprises sont toujours hasardeuses, et comme on dit, le beau est véritablement difficile.

eNe laisse pas, dit-il, de compléter la démonstration en éclaircissant ce point.

Si je n’y parviens pas, repris-je, ce ne sera pas faute de bonne volonté, mais de pouvoir. Tu n’as qu’à m’écouter pour reconnaître mon zèle ; mais remarque une fois de plus avec quelle résolution et quelle audace je vais avancer que l’État doit traiter l’étude de la philosophie tout au rebours de ce qu’il fait à présent.

Comment ?

À présent, dis-je, ceux mêmes qui abordent cette étude sont des adolescents à peine 498sortis de l’enfance qui s’en occupent avant d’aborder l’économie domestique et le commerce, et qui s’en éloignent, quand ils approchent de la partie la plus difficile, et ce sont ceux qu’on donne pour des philosophes accomplis. Quant à cette partie la plus difficile, c’est la dialectique que je veux dire. Dans la suite ils croient faire beaucoup en acceptant d’assister à des conférences philosophiques lorsqu’ils en sont priés ; ils sont persuadés que la philosophie ne doit être qu’un passe-temps. À l’approche de la vieillesse, à l’exception d’un petit nombre, ils s’éteignent beaucoup plus complètement que le soleil d’Héraclite[18], bd’autant qu’ils ne se rallument plus.

Et comment faut-il faire ?

Tout le contraire. Dans la jeunesse et l’enfance, c’est une instruction et une philosophie appropriée au jeune âge qu’il faut leur donner ; il faut surtout prendre soin de leur corps dans le temps qu’il croît et approche de la virilité, afin d’avoir en lui un bon serviteur de la philosophie ; puis, quand vient l’âge où l’âme est près d’atteindre son plein développement, il faut renforcer les exercices qui lui conviennent ; cenfin, quand les forces manquent et interdisent aux citoyens la politique et la guerre, il faut les laisser, comme des animaux sacrés, paître en liberté[19], sans autre occupation sérieuse que la philosophie, si l’on veut qu’ils vivent heureux et qu’après leur mort ils couronnent là-bas le bonheur de leur vie par une félicité qui y réponde.


XII  Je le reconnais, Socrate, dit-il, tu parles vraiment avec chaleur. Je crois néanmoins que la plupart de tes auditeurs sont disposés à te résister avec plus de chaleur encore et qu’ils refuseront absolument de te croire, Thrasymaque tout le premier.

N’essaye pas, répondis-je, de mettre la brouille entre dThrasymaque et moi, au moment où nous venons de lier amitié, sans jamais d’ailleurs avoir été ennemis. Je n’épargnerai aucun effort pour le convaincre lui et les autres, ou du moins pour leur servir à quelque chose dans une autre existence, lorsque, revenus au jour, ils se trouveront de nouveau à des entretiens comme celui-ci[20].

C’est les ajourner à bref délai, vraiment, fit-il.


Il n’est pas
impossible de
convaincre la foule
réfractaire au
gouvernement des
philosophes.

Ce délai n’est rien, répliquai-je, comparé à l’éternité. Au reste il n’est pas surprenant que la foule n’ajoute pas foi à nos discours ; car elle n’a jamais vu exécutée l’idée qui est eà présent discutée ; loin de là, elle n’a entendu que des phrases comme celle qui vient de m’échapper, construites à dessein sur les mêmes consonances, et non point des propos où cette correspondance soit, comme dans ma phrase, l’effet d’un simple hasard. Quant à un homme qui soit en rapport et consonance avec la vertu, aussi parfaitement que possible, en acte et en parole, et qui gouverne souverainement dans un État pareil au nôtre, 499jamais elle n’en a vu, ni un, ni plusieurs. Qu’en penses-tu ?

Qu’elle n’en a jamais vu.

Elle n’a jamais été non plus, cher ami, à même d’assister à de beaux et nobles entretiens, où l’on cherche la vérité de toutes ses forces et par toutes les voies possibles, dans la seule vue de la connaître, où l’on salue de loin les faux brillants et la dispute et tout ce qui ne tend qu’à la vaine gloire et à la chicane, et dans le barreau et dans les conversations particulières.

C’est encore vrai, dit-il.

bVoilà, repris-je, les réflexions qui me préoccupaient et me faisaient craindre de parler ; cependant la vérité l’a emporté, et j’ai dit qu’il ne fallait point s’attendre à voir ni un État, ni un gouvernement, ni même un simple individu toucher à la perfection, avant que ce petit nombre de philosophes qu’on traite, non pas de méchants, mais d’inutiles soient forcés par les circonstances à s’occuper, bon gré, mal gré, du gouvernement, et l’État contraint à leur obéir, ou avant que les chefs d’État héréditaires ou les rois actuels ou leurs fils s’éprennent cpar quelque inspiration divine d’un véritable amour pour la vraie philosophie[21]. Dire que l’un ou l’autre de ces deux cas ou tous les deux ne peuvent se rencontrer, je prétends pour ma part que c’est un propos dénué de raison : autrement nous prêterions justement au ridicule pour nous entretenir de pures chimères ; n’est-ce pas vrai ?

Si.

Si donc il est jamais arrivé, dans toute l’étendue des siècles, que des philosophes éminents aient été contraints de gouverner l’État, ou si la chose arrive à présent dans quelque pays étranger, dloin de nos yeux, ou si elle doit arriver dans la suite des temps, nous sommes là-dessus prêts à soutenir qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura un État comme le nôtre, quand la muse philosophique y régnera ; car il n’est pas impossible qu’il existe, et nous ne supposons pas des choses impossibles, bien que nous en reconnaissions nous-mêmes la difficulté.

Moi aussi, dit-il, je suis de cet avis.

Mais tu vas me dire que la multitude est d’un avis opposé.

Peut-être,

eCher ami, repris-je, ne sois pas si sévère pour la multitude. Elle changera certainement d’opinion, si, au lieu de lui faire querelle, tu la reprends avec douceur et dissipes ses préjugés contre l’amour de la science, en lui montrant quels sont ceux que tu appelles philosophes et en définissant, comme nous venons de le faire, leur caractère et leur profession, 500afin qu’elle ne s’imagine pas que tu lui parles des philosophes tels qu’elle se les représente ; et si elle arrive à les voir comme ils sont, tu avoueras qu’elle en prendra certainement une autre opinion et qu’elle répondra différemment. Ou crois-tu qu’on se fâche contre qui ne se fâche pas ou qu’on veuille du mal à qui ne vous en veut pas, quand on est soi-même sans haine et sans méchanceté ? Je préviens moi-même ta réponse, et je déclare qu’un caractère aussi revêche peut bien se rencontrer chez quelques hommes, mais non dans le grand nombre.

Je partage, dit-il, franchement ton avis.

bTu le partages donc aussi sur ce point, que, si le vulgaire est indisposé contre la philosophie, la faute en est aux intrus[22] qui ont pénétré bruyamment chez elle contre toute convenance, et qui, injurieux et hargneux les uns envers les autres, et réduisant leurs discussions à des questions de personnes, se conduisent d’une manière indigne de la philosophie.

C’est très vrai, dit-il.


XIII  En effet, Adimante, on n’a guère le loisir, quand l’esprit est vraiment occupé à contempler les essences, d’abaisser ses regards sur la cconduite des hommes, de leur faire la guerre, et de se remplir contre eux de haine et d’aigreur ; mais regardant et contemplant des objets ordonnés et immuables, qui ne se nuisent pas les uns aux autres, qui au contraire sont tous sous la loi de l’ordre et de la raison[23], on les imite et on se rend autant que possible semblable à eux ; ou crois-tu qu’il soit possible, quand on vit avec ce qu’on admire, de ne pas l’imiter ?

C’est impossible, dit-il.

Ainsi le philosophe, qui vit avec ce qui est divin et ordonné devient ordonné et divin, dautant que le comporte la nature humaine ; mais la masse le juge souvent de façon bien injuste.

Assurément.

Si donc, repris-je, quelque circonstance le contraint à essayer de faire passer dans les mœurs publiques et privées de ses semblables ce qu’il aperçoit là-haut, au lieu de se borner à se façonner lui-même, crois-tu qu’il sera un mauvais maître de tempérance, de justice et des autres vertus civiles ?

Pas du tout, dit-il.

Mais si le peuple parvient à se rendre compte que nous lui disons la vérité sur les philosophes, egardera-t-il son hostilité contre eux et se méfiera-t-il encore de nous, quand nous disons que jamais un État ne connaîtra le bonheur, si le dessin n’en a pas été tracé par ces artistes qui travaillent sur le modèle divin ?

Il perdra ses sentiments hostiles, répondit-il, s’il se rend compte de la vérité ; 501mais de quelle manière crois-tu qu’ils traceront ce dessin ?

Ils prendront, repris-je, l’État et les caractères des hommes comme une toile, qu’ils commenceront par rendre nette, ce qui n’est pas très facile. En tout cas, tu penses bien qu’ils différeront dès l’abord des législateurs ordinaires en ce qu’ils ne consentiront à s’occuper ni d’un particulier ni d’un État, pour lui tracer des lois, que lorsqu’ils l’auront reçu net ou l’auront eux-mêmes rendu tel[24].

Et ils auront raison.


Le philosophe
modèlera l’État
sur l’idéal divin.

Cela fait, ne crois-tu pas qu’ils esquisseront le plan de la constitution ?

Sans doute.

bEnsuite, je pense, perfectionnant leur ouvrage, ils tourneront souvent les yeux de deux côtés, d’une part vers l’essence de la justice, de la beauté, de la tempérance et des autres vertus semblables, et d’autre part vers la copie humaine qu’ils en tracent, broyant et mêlant les couleurs humaines[25] suivant les professions et se guidant sur cet exemplaire qu’Homère[26], lorsqu’il le rencontre chez les hommes, appelle divin et semblable aux dieux.

Bien, dit-il.

Et tantôt, je pense, ils effaceront, tantôt ils ajouteront un trait, jusqu’à ce qu’ils aient épuisé cleurs efforts à tracer des caractères humains qui soient agréables aux dieux dans toute la mesure du possible.

Un pareil dessin, fit-il, ne saurait manquer d’être fort beau.

Eh bien, repris-je, n’avons-nous pas réussi à persuader à ceux que tu représentais fondant sur nous de toutes leurs forces, que l’homme capable de dessiner un État est ce même philosophe dont nous leur faisions l’éloge tout à l’heure, entre les mains duquel ils s’indignaient de nous voir remettre les États ? Ne sont-ils pas moins choqués de nous l’entendre répéter à présent ?

Beaucoup moins, dit-il, s’ils sont raisonnables.

dQue pourraient-ils encore nous objecter ? que les philosophes ne sont point épris de l’être et de la vérité ?

Ce serait absurde, répondit-il.

Que leur naturel, tel que nous l’avons décrit, n’est point parent du bien par excellence.

Ils ne peuvent nous objecter cela non plus.

Alors quoi ? qu’un tel naturel, étant tombé sur la profession qui lui convient, ne deviendra pas parfaitement bon et sage, s’il en fut jamais de tel ? Diront-ils que ceux que nous avons exclus le deviendront davantage ?

eNon certes.

S’effaroucheront-ils encore quand ils nous entendront dire que, jusqu’au jour où la race des philosophes sera maîtresse du gouvernement, ni l’État ni les citoyens ne verront la fin de leurs maux et que la constitution que nous avons imaginée en esprit, ne se réalisera pas en fait ?

Ils s’effaroucheront peut-être moins, dit-il.

Veux-tu, dis-je, que nous supprimions ce moins[27] et que nous les déclarions tout à fait radoucis et persuadés, afin qu’ils en conviennent au moins par pudeur, 502sinon par un autre motif ?

Je le veux bien, dit-il.


Possibilité d’un
État gouverné par
par les philosophes.

XIV  Admettons donc, repris-je, que nous les avons gagnés à notre opinion. Maintenant peut-on contester qu’il ne puisse naître quelques fils de rois ou de chefs d’État héréditaires avec le naturel philosophique ?

Il n’y a pas un seul homme qui pût le contester, dit-il.

Peut-on dire que, lors même qu’ils naîtraient avec ce naturel, c’est une nécessité inévitable qu’ils se gâtent ? Nous convenons nous-mêmes qu’il est difficile qu’ils se sauvent ; mais que dans tout le cours des âges bil n’y ait jamais entre tous un seul qui se sauve, est-il un homme qui le soutiendra ?

Comment le soutiendrait-il ?

Eh bien, repris-je, il suffit qu’il s’en sauve un seul et qu’il ait des sujets obéissants pour qu’il réalise tout ce qui passe aujourd’hui pour incroyable.

Cela suffit en effet, dit-il.

Et s’il arrive qu’un chef d’État établisse les lois et les institutions dont nous avons parlé, il n’est assurément pas impossible que les citoyens consentent à s’y soumettre.

Pas le moins du monde.

Et ce que nous approuvons, est-il étrange et impossible que d’autres aussi l’approuvent ?

cJe ne le pense pas, dit-il.

Or que notre projet soit le meilleur, si toutefois il est réalisable, nous l’avons, je crois, suffisamment démontré précédemment.

Oui, suffisamment.

Dès lors nous pouvons, ce semble, conclure que notre plan de législation, s’il est réalisable, est le meilleur, et que, si l’exécution en est difficile, du moins n’est-elle pas impossible[28].

Nous le pouvons en effet, dit-il.


Formation des gardiens.

XV  Puisque nous sommes arrivés, non sans peine, au terme de cette discussion, abordons ce qui nous reste à traiter, dc’est-à-dire de quelle manière et à l’aide de quelles sciences et de quels exercices se formeront les conservateurs de la constitution et à quel âge ils s’appliqueront à chaque étude.

Abordons, dit-il.

C’est en vain, repris-je, que j’ai usé d’adresse en passant sous silence précédemment l’épineuse question de la possession des femmes, de la procréation des enfants et de l’établissement des magistrats, sachant combien la vérité complète soulèverait de protestations et serait difficile à mettre en pratique ; ecar à présent la nécessité d’en parler n’en est pas moins venue. Il est vrai que nous avons épuisé la question des femmes et des enfants ; mais il faut reprendre celle des magistrats pour ainsi dire par le début[29]. Nous avons dit, si tu t’en souviens, 503qu’ils devaient faire éclater leur amour de la patrie dans l’épreuve du plaisir et de la douleur, et ne jamais se laisser surprendre à répudier ce principe ni dans les travaux, ni dans les périls, ni dans aucun changement de position ; qu’il fallait exclure celui qui succomberait à ces épreuves, mais établir comme magistrat celui qui en serait toujours sorti pur comme l’or éprouvé dans le feu, et lui donner des privilèges et des récompenses de son vivant et après sa mort. Voilà à peu près ce que j’ai dit, en biaisant et enveloppant mes termes, bdans la crainte de soulever la discussion présente.

Tu dis vrai, dit-il, je m’en souviens.

J’hésitais en effet, mon ami, à faire l’audacieuse déclaration que je viens de faire ; mais à présent ratifions notre audace et disons que les gardiens parfaits ne pourront être que des philosophes.

Osons le dire, fit-il.

Remarque combien vraisemblablement le nombre en sera petit ; car étant donné le naturel que nous exigeons des philosophes, les qualités qui le composent naissent rarement ensemble sur le même tronc ; elles poussent ordinairement sur des troncs séparés.

cComment l’entends-tu ? demanda-t-il.

Ceux qui ont de la facilité à apprendre, de la mémoire, de la sagacité, de la vivacité et toutes les qualités analogues n’y joignent pas d’habitude, tu le sais, la force et la grandeur d’âme qui les rendraient capables de mener une vie réglée, calme et constante, mais ils sont emportés au hasard par leur vivacité et perdent toute stabilité[30].

C’est vrai, dit-il.

D’un autre côté, ces caractères solides et inébranlables, sur lesquels on peut compter davantage, dqui à la guerre sont peu sensibles à la crainte, se comportent de même à l’égard des études ; ils sont lourds et lents à apprendre ; on les dirait engourdis ; ils ne font que dormir et bâiller, quand ils se trouvent en présence d’un travail intellectuel.

C’est bien cela, fit-il.

Or nous avons dit, nous, que nos magistrats devaient être avantageusement partagés des deux côtés, que sans cela il ne fallait pas les faire participer à l’éducation complète, ni les élever aux honneurs et au commandement.

Et nous avons eu raison, dit-il.

Ne crois-tu pas qu’un tel assemblage d’aptitudes sera chose rare ?

Comment pourrait-il en être autrement ?

eIl faut donc les soumettre d’abord aux épreuves que nous avons énumérées tout à l’heure, travaux, périls, plaisirs ; il faut en outre, prescription que j’avais omise alors, que j’ajoute à présent, il faut les exercer dans un grand nombre de sciences, pour voir si leur esprit est capable de soutenir les plus hautes études, 504ou s’ils perdront courage, comme ceux qui abandonnent la partie dans les luttes gymniques.

Incontestablement, dit-il, c’est une épreuve qu’il faut faire. Mais quelles sont ces hautes études dont tu parles ?


XVI  Tu te souviens sans doute, repris-je, qu’après avoir distingué trois parties dans l’âme, nous avons expliqué par là en quoi consistent respectivement la justice, la tempérance, le courage et la sagesse.

Si je ne m’en souvenais pas, répondit-il, je ne mériterais pas d’entendre ce qui te reste à dire.

Te rappelles-tu aussi ce que nous avons dit avant cela ?

bQuoi donc ?

Nous avons dit que, pour arriver à contempler ces vertus dans le meilleur jour possible, il fallait prendre un circuit plus long[31], au bout duquel on les verrait en pleine lumière, mais qu’on pouvait cependant compléter notre raisonnement par des démonstrations fondées sur ce qui ne venait d’être dit. Vous avez déclaré que cela suffisait, et alors je vous ai fait un exposé qui n’avait pas, selon moi, la rigueur nécessaire ; mais peut-être vous en êtes-vous contentés ; c’est à vous de le dire.

Pour moi, dit-il, je l’ai trouvé satisfaisant, et les autres aussi.

cMais, mon ami, repris-je, quand il s’agit de choses si importantes, une mesure qui n’atteint pas à la vérité la plus rigoureuse ne saurait être bien satisfaisante, parce que rien d’imparfait n’est la mesure de quoi que ce soit ; cependant il y a parfois des gens qui se trouvent satisfaits tout de suite et n’estiment pas nécessaire de pousser les recherches plus loin.

Il y en a même beaucoup qui s’en tiennent là, dit-il, par nonchalance d’esprit.

Et c’est justement, repris-je, ce que doit faire moins que personne un gardien de la cité et des lois.

Naturellement, dit-il.

Ainsi donc, mon ami, repris-je, il faut qu’il prenne le long circuit et qu’il travaille dà développer son esprit tout autant que son corps ; autrement, nous venons de le dire, il ne parviendra jamais au terme de cette science qui est la plus haute et la plus appropriée à ses fonctions.

Quoi donc ? ce que nous avons dit n’est-il pas ce qu’il y a de plus important, et y a-t-il encore quelque chose au-dessus de la justice et des autres vertus que nous avons passée» en revue ?

Oui, repris-je, il y a quelque chose au-dessus, et j’ajoute qu’à l’égard de ces vertus mêmes il ne faut pas nous borner comme nous l’avons fait jusqu’ici à en regarder l’esquisse ; il ne faut pas renoncer à en contempler le tableau achevé. Ne serait-ce pas ridicule d’appliquer tous ses efforts à des choses de peu de conséquence, epour qu’elles aient toute l’exactitude et la netteté possibles, et de ne pas comprendre que les choses les plus importantes ont besoin aussi de la plus grande exactitude ?

Si, dit-il, [ton idée est bonne][32] ; mais crois-tu, ajouta-t-il, qu’on te laissera passer outre sans te demander ce qu’est cette étude si importante et quel en est l’objet, selon toi ?

Pas du tout, répondis-je ; mais tu n’as qu’à m’interroger ; au reste tu m’as entendu traiter la question plus d’une fois, et maintenant ou tu l’as oublié ou tu ne cherches qu’à m’embarrasser par tes objections.505C’est plutôt cette dernière supposition qui est la vraie, ce me semble, puisque tu m’as souvent entendu dire que l’idée du bien Il faut les conduire
jusqu’à l’idée
du bien.
est l’objet de la science la plus haute, et que c’est d’elle que la justice et les autres vertus tirent leur utilité et leurs avantages. C’est encore, tu t’en doutes bien, ce que je vais te répondre à présent, en ajoutant que nous ne connaissons pas exactement cette idée, et que, si nous ne la connaissons pas, connussions-nous tout ce qui est en dehors d’elle aussi parfaitement qu’il est possible, cela, tu le sais, ne nous servira de rien, de même que bsans la possession du bien celle de toute autre chose nous est inutile. Crois-tu en effet qu’il y ait quelque avantage à posséder quelque chose que ce soit, si elle n’est bonne, ou à connaître tout, sans connaître le bien, et à ne rien connaître de beau ni de bon ?

Non, par Zeus, dit-il.


XVII  D’autre part tu sais aussi que le vulgaire fait consister le bien dans le plaisir, et les raffinés dans l’intelligence.

Sans doute.

Tu sais aussi, cher ami, que ceux qui partagent ce dernier sentiment ne peuvent expliquer ce que c’est que l’intelligence et qu’à la fin ils sont réduits à dire que c’est l’intelligence du bien.

Oui, dit-il, et cela est fort plaisant.

Et comment ne serait-ce pas plaisant de leur part de nous reprocher notre ignorance à l’égard du bien et de nous en parler ensuite comme si nous le connaissions ? cIls disent que c’est l’intelligence du bien, comme si nous comprenions ce qu’ils veulent dire, dès qu’ils prononcent le mot de bien.

Rien n’est plus vrai, dit-il.

Mais ceux qui définissent le bien par le plaisir sont-ils moins pleins d’erreur que les autres ? Ne sont-ils pas eux aussi contraints d’avouer qu’il y a des plaisirs mauvais ?

Incontestablement.

Ils doivent donc à mon avis reconnaître que les mêmes choses sont bonnes et mauvaises ; dn’est-ce pas vrai ?

Sans doute.

Aussi voit-on s’élever sur ce point de nombreuses et graves controverses.

Comment en serait-il autrement ?

Mais quoi ! n’est-il pas évident qu’à l’égard du juste et de l’honnête, bien des gens s’en tiennent aux apparences et que ces vertus apparentes ont beau n’être que néant, ils n’en veulent pas moins les pratiquer, les posséder et faire croire qu’ils les possèdent ; qu’à l’égard du bien au contraire personne ne se contente des apparences, mais que tout le monde s’attache à la réalité et ne fait aucun cas de l’apparence ?

Cela est certain, dit-il.

Or ce bien que toute âme poursuit et dont elle fait la fin de tous ses actes, edont elle devine l’importance, sans pouvoir atteindre à la certitude et définir au juste ce qu’il est, ni s’en reposer sur une solide croyance, comme elle le fait à l’égard des autres choses, ce qui lui fait perdre aussi les avantages qu’elle pourrait tirer d’elles, ce bien si précieux, si considérable doit-il, à notre avis, rester couvert des mêmes ténèbres 506pour ces citoyens éminents à qui nous devons tout confier ?

Point du tout, dit-il.

En tout cas, dis-je, il n’importe guère, à mon avis, que le juste et l’honnête trouvent un gardien, si ce gardien ignore leur rapport avec le bien, et je prédis qu’on ne les connaîtra pas suffisamment, avant de connaître ce rapport.

Ta prédiction est sûre, fit-il.

bNotre constitution sera donc parfaitement organisée, si elle a pour veiller sur elle un gardien qui possède cette connaissance.


Qu’est-ce que le
bien ?

XXIII  Nécessairement, dit-il ; mais toi-même, Socrate, que penses-tu que soit le bien[33] ? science, plaisir ou quelque autre chose ?

Toi, l’ami, répondis-je, je voyais fort bien à l’avance que tu ne serais pas satisfait de l’opinion des autres en cette matière.

C’est qu’aussi il ne me paraît pas raisonnable, Socrate, reprit-il, qu’on soit capable d’exposer les opinions d’autrui, et qu’on ne le soit pas d’exposer les siennes, quand depuis si longtemps on s’occupe de ces matières.

cQuoi donc ? dis-je, trouves-tu raisonnable de parler de ce qu’on ne sait pas comme si on le savait ?

De parler comme si on le savait, non, fit-il ; mais de consentir à parler en homme qui expose sa pensée personnelle, oui.

Hé quoi ! dis-je, ne vois-tu pas que les opinions qui ne s’appuient pas sur la science font toutes piètre figure ? les meilleures d’entre elles sont aveugles ; ou trouves-tu quelque différence entre des aveugles qui vont le droit chemin, et ceux qui ont une opinion vraie de quelque chose sans en avoir l’intelligence ?

Je n’en trouve aucune, dit-il.

Tiens-tu donc à contempler des choses laides, aveugles, tortueuses, dau lieu d’entendre exposer par d’autres des choses éclatantes et magnifiques ?

Au nom de Zeus, Socrate, s’écria Glaucon, ne t’arrête pas comme si tu étais arrivé au terme. Nous serons satisfaits si, comme tu nous as expliqué la justice, la tempérance et les autres vertus, tu nous expliques de même ce qu’est le bien.

Et moi aussi, mon cher, dis-je, je le serais, et même pleinement ; mais je crains que cela ne dépasse mes forces et que mon zèle maladroit n’apprête à rire. Faisons mieux, mes bienheureux amis ; laissons-là quant à présent la recherche du bien tel qu’il est en lui-même ; eil me paraît trop haut pour que l’élan que nous avons L’image du bien.nous porte à présent jusqu’à la conception que je m’en forme. Mais je veux bien vous dire, si vous y tenez, ce qui me paraît être le rejeton du bien et son image la plus ressemblante ; sinon ; laissons la question.

Eh bien, dit-il, parle ; une autre fois tu t’acquitteras en nous expliquant ce qu’est le père.

Plût au dieux, répondis-je, que nous pussions, moi, payer, vous, recevoir cette explication 507que je vous dois, au lieu de nous borner, comme nous le faisons, aux intérêts. Prenez donc ce fruit, ce rejeton du bien en soi ; mais gardez que je ne vous trompe sans le vouloir, en vous remettant un compte erroné des intérêts.

Nous y prendrons garde, dit-il, autant que nous pourrons ; parle seulement.

Il faut auparavant, dis-je, que nous nous mettions d’accord, et que je vous rappelle ce qui a été dit précédemment et en mainte autre rencontre,

bQuoi ? demanda-t-il.

Il y a un grand nombre de belles choses, un grand nombre de bonnes choses, un grand nombre de toute espèce d’autres choses, dont nous affirmons l’existence et que nous distinguons dans le langage.

Oui, en effet.

Nous affirmons aussi l’existence du beau en soi, du bon en soi, et de même, pour toutes les choses que nous posions tout à l’heure comme multiples, nous déclarons qu’à chacune d’elles aussi correspond son idée qui est unique et que nous appelons son essence.

C’est juste.

Nous ajoutons que les choses multiples sont vues, et non conçues, cet que les idées sont conçues et non vues.

C’est très exact.

Et maintenant par quel organe percevons-nous les choses visibles ?

Par la vue, dit-il.

De même, repris-je, nous percevons les sons par l’ouïe, et, par les autres sens, tous les objets sensibles.

Sans doute.

Or, dis-je, n’as-tu pas remarqué que l’ouvrier de nos sens s’est mis beaucoup plus en dépense pour la faculté de voir et d’être vu que pour les autres ?

Pas du tout, dit-il.

Eh bien, remarque ceci. L’ouïe et la voix ont-elles besoin d’une autre chose d’espèce différente, l’une pour entendre, l’autre pour être entendue, de sorte que, si cette troisième chose fait défaut, dl’une n’entendra pas, l’autre ne sera pas entendue ?

Nullement[34], dit-il.

Je crois, ajoutai-je, que beaucoup d’autres facultés, pour ne pas dire toutes, n’ont besoin de rien de semblable. En vois-tu une qui fasse exception ?

Non, dit-il.

Mais pour la faculté de voir et d’être vu, ne conçois-tu pas qu’elle a besoin d’autre chose ?

Comment cela ?

La vue a beau être dans les yeux, et l’on a beau vouloir en faire usage ; la couleur de même a beau se trouver dans les objets ; s’il ne s’y joint une troisième espèce de choses faite en particulier dans ce dessein même, tu sais que la vue ne verra rien eet que les couleurs seront invisibles.

Quelle est cette chose dont tu parles ? demanda-t-il.

C’est ce que tu appelles la lumière, répondis-je.

C’est juste, fit-il.

Ainsi donc le lien qui unit le sens de la vue et la faculté d’être vu est d’une espèce 508bien autrement précieuse que tous ceux qui unissent les autres sens à leur objet, à moins que la lumière ne soit une chose méprisable.

Il s’en faut de beaucoup, dit-il, qu’elle soit méprisable.


XIX  Quel est, selon toi, celui des dieux du ciel qui est le maître de produire cette union, et dont la lumière fait que nos yeux voient aussi parfaitement que possible, et que les objets visibles sont vus ?

Celui-là même que tout le monde et toi-même en reconnaissez comme le maître, le soleil, puisque c’est de lui évidemment que tu parles.

Eh bien, la vue n’a-t-elle pas avec ce dieu le rapport que voici ?

Lequel ?

La vue, non plus que la partie où elle se forme et qu’on appelle l’œil, n’est pas le soleil.

bNon, en effet.

Mais de tous les organes des sens, l’œil est, je pense, celui qui tient le plus du soleil.

De beaucoup.

Et le pouvoir qu’il possède ne lui est-il pas dispensé par le soleil comme un fluide qu’il lui envoie ?

Si fait.

N’est-il pas vrai aussi que le soleil qui n’est pas la vue, mais qui en est la cause, est aperçu par cette vue même ?

C’est vrai, dit-il.


Le soleil éclaire
les objets visibles ;
le bien, les objets
intelligibles.

Eh bien, maintenant, sache-le, repris-je, c’est le soleil que j’entendais cpar le fils du bien, que le bien a engendré à sa propre ressemblance, et qui est, dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets visibles, ce que le bien est dans le monde intelligible, par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles.

Comment ? demanda-t-il ; achève ton explication.

Tu sais, repris-je, que, lorsque l’on regarde des objets dont les couleurs ne sont pas éclairées par la lumière du jour, mais par les flambeaux de la nuit, les yeux voient faiblement et paraissent presque aveugles, comme s’ils avaient perdu la netteté de leur vue.

Oui, dit-il.

Mais que, quand ils se tournent vers des objets éclairés par le soleil, ils voient distinctement, dn’est-ce pas ? et il apparaît bien que ces mêmes yeux ont la vue pure.

Sans doute.

Fais-toi de même à l’égard de l’âme l’idée que voici. Quand elle fixe ses regards sur un objet éclairé par la vérité et par l’être, aussitôt elle le conçoit, le connaît et paraît intelligente ; mais lorsqu’elle se tourne vers ce qui est mêlé d’obscurité, sur ce qui naît et périt, elle n’a plus que des opinions, elle voit trouble, elle varie et passe d’une extrémité à l’autre, et semble avoir perdu toute intelligence.

C’est bien cela.

eOr ce qui communique la vérité aux objets connaissables et à l’esprit la faculté de connaître, tiens pour assuré que c’est l’idée du bien[35] ; dis-toi qu’elle est la cause de la science et de la vérité, en tant qu’elles sont connues ; mais quelque belles qu’elles soient toutes deux, cette science et cette vérité, crois que l’idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté, et tu ne te tromperas pas. Et comme dans le monde visible on a raison de penser 509que la lumière et la vue ont de l’analogie avec le soleil, mais qu’on aurait tort de les prendre pour le soleil, de même, dans le monde intelligible, on a raison de croire que la science et la vérité sont l’une et l’autre semblables au bien, mais on aurait tort de croire que l’une ou l’autre soit le bien ; car il faut porter plus haut encore la nature du bien.

Tu lui prêtes une beauté bien extraordinaire, dit-il, s’il produit la science et la vérité et s’il est encore plus beau qu’elles : ce n’est pas certainement le plaisir que tu entends par là.

Dieu m’en garde ! répliquai-je ; mais continue à considérer l’image du bien comme je vais dire.

bComment ?

Tu reconnaîtras, je pense, que le soleil donne aux objets visibles non seulement la faculté d’être vus, mais encore la genèse, l’accroissement et la nourriture, bien qu’il ne soit pas lui-même genèse.

Il ne l’est pas en effet.

De même pour les objets connaissables, tu avoueras que non seulement ils tiennent du bien la faculté d’être connus, mais qu’ils lui doivent par surcroît l’existence et l’essence, quoique le bien ne soit point essence, mais quelque chose qui dépasse de loin l’essence en majesté et en puissance.


cXX  Alors Glaucon s’écria plaisamment : « Dieu du soleil, quelle merveilleuse transcendance !

C’est ta faute aussi, répliquai-je : pourquoi m’obliger à dire ma pensée sur ce sujet ?

N’en demeure pas là, dit-il, et, à supposer que tu ne veuilles pas pousser plus loin, reprends au moins la comparaison avec le soleil, si tu as omis quelque chose.

Sans doute, repris-je, j’ai omis bien des choses.

Eh bien, maintenant n’en laisse pas une de côté, si mince qu’elle soit.

J’ai peur d’en laisser, répondis-je, et beaucoup ; néanmoins je tâcherai, autant qu’il est possible en improvisant, de ne rien omettre.

N’y manque pas, dit-il.

dConçois donc, dis-je, qu’ils sont deux, comme nous l’avons dit, et qu’ils règnent, l’un sur le genre et le monde intelligibles, l’autre sur le monde visible, je ne dis pas le ciel : tu pourrais croire que je veux étaler ma science étymologique à propos de ce mot[36]. Tu saisis bien ces deux espèces, le visible, l’intelligible ?

Oui.


Les quatre objets
de connaissance
et les quatre
opérations
de l’esprit.

Suppose à présent une ligne coupée en deux parties inégales[37] ; coupe encore chaque partie suivant la même proportion, celle du genre visible et celle de l’intelligible ; et suivant le degré de clarté ou d’obscurité erelatives des choses, tu auras dans le monde visible, 510une première section, celle des images. J’appelle images en premier lieu les ombres, ensuite les fantômes représentés dans les eaux et sur la surface des corps opaques, lisses et brillants, et toutes les autres représentations du même genre. Tu saisis ?

Oui, je saisis.

Représente-toi maintenant l’autre section dont la première est l’image : elle nous comprend, nous les êtres vivants, et avec nous toutes les plantes et tous les objets fabriqués par l’homme.

Je me la représente, dit-il.

Veux-tu bien admettre aussi, repris-je, que le genre visible se divise en vrai et en faux, et que l’image est au modèle comme l’objet de l’opinion est à l’objet de la connaissance ?

bOui, dit il, certainement.

D’un autre côté considère de quelle manière il faut couper la section de l’intelligible.

Comment ?

Voici : dans la première partie de cette section, l’âme, se servant comme d’images, des objets qui dans la section précédente étaient des originaux, est forcée d’instituer ses recherches en partant d’hypothèses et suit une marche qui la mène, non au principe, mais à la conclusion ; dans la deuxième partie l’âme va de l’hypothèse au principe absolu, sans faire usage des images, comme dans le cas précédent, et mène sa recherche au moyen des seules idées.

Je n’ai pas bien compris, dit-il, ce que tu viens de dire.

cEh bien, revenons-y ; tu comprendras mieux après ce que je vais dire. Tu n’ignores pas, je pense, que ceux qui s’occupent de géométrie, d’arithmétique et autres sciences du même genre, supposent le pair et l’impair, les figures, trois espèces d’angles et d’autres choses analogues suivant l’objet de leur recherche : qu’ils les traitent comme choses connues, et que, quand ils en ont fait des hypothèses, ils estiment qu’ils n’ont plus à en rendre aucun compte ni à eux-mêmes ni aux autres, attendu qu’elles sont évidentes à tous les esprits ; qu’enfin, partant dde ces hypothèses et passant par tous les échelons, ils aboutissent par voie de conséquences à la démonstration qu’ils s’étaient mis en tête de chercher. Oui, dit-il, cela, je le sais.

Par conséquent tu sais aussi qu’ils se servent de figures visibles et qu’ils raisonnent sur ces figures, quoique ce ne soit point à elles qu’ils pensent, mais à d’autres auxquelles celles-ci ressemblent. Par exemple c’est du carré en soi, de la diagonale en soi qu’ils raisonnent, et non de la diagonale telle qu’ils la tracent, et il faut en dire autant de toutes les autres figures. eToutes ces figures qu’ils modèlent ou dessinent, qui portent des ombres et produisent des images dans l’eau, il les emploient comme si c’étaient aussi des images, pour arriver à voir ces objets supérieurs qu’on n’aperçoit que par la pensée.

511C’est vrai, dit-il.


XXI  Voilà ce que j’entendais par la première classe des choses intelligibles, où, dans la recherche qu’il en fait, l’esprit est obligé d’user d’hypothèses, sans aller au principe, parce qu’il ne peut s’élever au-dessus des hypothèses, mais en se servant comme d’images des objets mêmes qui produisent les ombres de la section inférieure, objets qu’ils jugent plus clairs que les ombres et qu’ils prisent comme tels.

bJe comprends, dit-il ; tu veux parler de ce qui se fait en géométrie et dans les autres sciences de même nature.

Apprends maintenant ce que j’entends par la deuxième section des choses intelligibles. Ce sont celles que la raison elle-même saisit par la puissance dialectique, tenant ses hypothèses non pour des principes, mais pour de simples hypothèses, qui sont comme des degrés et des points d’appui pour s’élever jusqu’au principe de tout, qui n’admet plus d’hypothèse. Ce principe atteint, elle descend, en s’attachant à toutes les conséquences qui en dépendent, jusqu’à la conclusion dernière, sans faire aucun usage d’aucune donnée sensible, cmais en passant d’une idée à une idée, pour aboutir à une idée.

Je comprends, dit-il, mais pas suffisamment ; car ce n’est pas, je m’imagine, une mince besogne que cette recherche dont tu parles. Il me semble pourtant que tu veux établir que la connaissance de l’être et de l’intelligible qu’on acquiert par la science de la dialectique est plus claire que celle qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des hypothèses pour principes. Sans doute ceux qui étudient les objets des sciences dsont contraints de le faire par la pensée, non par les sens ; mais parce qu’ils les examinent sans remonter au principe, mais en partant d’hypothèses, ils ne te paraissent pas avoir l’intelligence de ces objets, bien que ceux-ci soient intelligibles avec un principe. Et il me paraît que tu appelles connaissance discursive, et non intelligence, la science des géomètres et autres savants du même genre, parce que la connaissance discursive est quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence.

Tu as très bien compris, dis-je. Maintenant à nos quatre sections applique ces quatre opérations de l’esprit : à la section la plus élevée l’intelligence, eà la seconde la connaissance discursive, à la troisième attribue la foi, à la dernière la conjecture, et range-les par ordre de clarté, en partant de cette idée que, plus leurs objets participent de la vérité, plus ils ont de clarté.

J’entends, dit-il, j’approuve, et j’adopte l’ordre que tu proposes.

  1. La génération donne aux objets copiés sur l’Idée une forme déterminée (homme, cheval, pierre), que la corruption détruit pour lui en substituer une autre.
  2. Le mensonge doit être pris dans son sens strictement platonicien d’ignorance. L’homme d’État qui ne connaît pas l’idéal est un menteur ; mais celui qui trompe les citoyens en falsifiant les tirages au sort pour les mariages n’est pas un menteur.
  3. Platon a dit de même dans le Théétète 178 e, en parlant du philosophe : « Sa pensée, pour qui tout cela n’est que mesquinerie et néant, dont elle ne tient compte, promène partout son vol, comme dit Pindare, « sondant les abîmes de la terre », et mesurant ses étendues, etc. » (trad. Diès).
  4. Sur le rapport profond qu’il y a, dans la doctrine platonicienne entre la vérité et la mesure, voir Philèbe 64 e-65 a et les appendices E et F dans l’édition du Philèbe de R. G. Bury, Cambridge, 1897.
  5. Cf. dans le Gorgias 485 c/d la thèse de Calliclès : « Chez un tout jeune homme, je goûte fort la philosophie… Mais devant un homme âgé que je vois continuer à philosopher sans s’arrêter jamais, je me dis, Socrate, que celui-là mériterait d’être fouetté » (trad. A. Croiset).
  6. Ce patron fait songer au bonhomme Peuple dans les Chevaliers d’Aristophane.
  7. L’expression « et en même temps l’art du pilotage » est difficile à expliquer. Ast suppose que Platon distingue entre deux arts : le pilotage scientifique (connaissance de l’astronomie, des vents, etc.) et l’art de commander ; mais Platon vient de dire que les matelots ne se doutent même pas qu’il y ait un pilotage scientifique. Pour Adam, qui suit l’interprétation de Schneider : « apprendre à gouverner, soit par la théorie, soit par l’expérience, et en même temps l’art de gouverner » c’est tout simplement une façon de dire : « apprendre à gouverner et avec cela (par là même) l’art de gouverner », c’est-à-dire le pilotage scientifique, tel que l’entend Platon. Je confesse que cette addition « et en même temps l’art de gouverner » ne me satisfait guère, et je serais tenté d’y voir une glose qui a pénétré dans le texte.
  8. Le mot καλός τε κἀγαθός était constamment employé par Socrate et ses disciples pour exprimer leur idéal de ce que doit être un homme. En politique, il s’appliquait au parti des riches ou oligarques.
  9. Cf. Mémorables IV, 1, 3-4 : « Les hommes les mieux doués par la nature, qui ont les âmes les plus fortes et qui sont les plus ardents à l’exécution de leurs desseins, s’ils ont reçu de l’éducation et appris leur devoir, deviennent les meilleurs et les plus utiles, car ils font très souvent de grandes choses ; mais s’il » manquent d’éducation et d’instruction, ils deviennent les plus mauvais et les plus nuisibles. »
  10. Les Athéniens étaient assis à l’ecclésia. Cf. Aristoph. Ach. 24 sq.
  11. Cf. Euthydème 303 B : « Alors, si je puis dire, les colonnes mêmes du Lycée applaudirent les deux hommes et témoignèrent leur joie. »
  12. Des hommes d’État, comme Thémistocle et Périclès, sont des hommes divins, au même titre que les devins et les poètes : ils sont inspirés et possédés d’un dieu, quand ils font de grandes choses. Ils ne doivent point leur talent à l’éducation et c’est pour cette raison qu’ils ne peuvent le transmettre à leurs fils (Prot. 320 a et Ménon 99 b/c). Mais les hommes divins sont rares et n’apparaissent pas quand on en a besoin. La science politique au contraire assure la prospérité permanente des États, parce qu’on peut l’enseigner et la transmettre à ses successeurs.
  13. D’après le scholiaste, l’expression remonterait au traitement infligé par Diomède à Ulysse, quand ils revinrent d’Ilion au camp des Grecs, après avoir dérobé le Palladium. Ulysse essaya de tuer Diomède et le manqua. Pour se venger, Diomède lui attacha les deux bras ensemble, et le força de rentrer au camp en le frappant du plat de son épée. Voir une autre explication chez le scholiaste d’Aristophane, Ecclez. 1029.
  14. Ce portrait rappelle et résume celui que Socrate fait d’Alcibiade au début du Premier Alcibiade 104 a/b : « D’abord tu te dis que tu es très beau et très grand…, ensuite que tu appartiens à une des familles les plus entreprenantes de la ville, qui est elle-même la plus grande des cités grecques… J’ajouterai que tu es du nombre des riches. » Plutarque (Alc. 17, a, 3) nous apprend aussi qu’Alcibiade considérait la conquête de la Sicile comme un premier pas vers un empire presque universel.
  15. À qui Platon fait-il allusion ici ? On a cru qu’il visait Antisthène et Diogène le Cynique qui avait été changeur de monnaie. Mais la description qui suit s’applique aux sophistes et aux rhéteurs sophistiques plutôt qu’aux philosophes cyniques. On a cité parmi ces sophistes Protagoras, qui avait été bûcheron, Euthydème et Dionysodore, qui avaient été maîtres d’armes. En réalité, Platon décrit un fait assez commun de son temps, où des jeunes gens intelligents et ambitieux quittaient leur métier pour s’instruire et s’adonner à la philosophie.
  16. Socrate regardait son signe démonique comme une révélation spéciale de la divinité qui l’avertissait de ce qu’il ne devait pas faire. Ici, comme dans l’Apologie 31 D, ce signe lui défend d’entrer dans la vie politique.
  17. Cf. Lucrèce : « Suave mari magno… » Mais la différence est plus grande que la ressemblance. Le philosophe de Platon est content s’il peut garder son âme pure, parce que, dans l’état présent des choses, il ne peut pas se sauver à la fois, lui et les autres. Mais il ne prend aucun plaisir à voir de quels maux il est à l’abri ; car il voudrait bien tirer les autres de leur misère, s’ils le lui permettaient. Qu’ils refusent de se laisser sauver, c’est un malheur non seulement pour les autres, mais aussi pour lui. On sent ici le regret qui peignait Platon d’être écarté des affaires.
  18. On sait qu’Héraclite regardait le soleil comme un feu qui s’éteint tous les soirs et se rallume tous les matins : νέος ἐφ' ἠμέρῃ ἡλιος (fr. 82).
  19. Il s’agit des troupeaux consacrés à quelque divinité. Platon avait employé la même métaphore Protag. 820 à propos de Périclès qui laisse ses fils « courir et paître en liberté, pour voir si d’eux-mêmes ils tomberont sur la vertu ».
  20. Ceci implique la réincarnation de l’âme comme elle est décrite au livre X 608 d sqq. L’éducateur ne doit jamais désespérer, puisque la semence jetée dans cette vie peut porter ses fruits dans> une autre vie.
  21. Platon se fait illusion sur la puissance d’un roi, si absolu qu’on le suppose. Marc-Aurèle ni saint Louis n’ont pas changé grand’chose aux mœurs de leur siècle. Je ne veux pas dire que les idées de Platon soient des chimères ; mais elles ne peuvent se réaliser que par une lente évolution dans la mentalité des peuples.
  22. Il semble bien qu’Isocrate a pris ceci pour une attaque personnelle et qu’il y répond dans l’Antidosis 260 sqq. : « Nous autres politiques, que ces gens-là disent hargneux (φιλαπεχθήμονας ; ici est la reprise du mot de Platon φιλαπεχθήμονας ἔχοντας), nous sommes beaucoup plus doux qu’eux ; car ils tiennent toujours sur notre compte des propos méprisants, tandis qu’en parlant d’eux nous ne disons que la vérité. »
  23. Cf. Euripide, fr. 902.
  24. Cf. Lois 735 b-736 c où il est également question d’une purgation (κάθαρσις) initiale, et où Platon décrit plusieurs formes de purgation législative.
  25. Le mot ἀνδρείκελον, que j’ai traduit par couleurs humaines désignait en peinture la couleur de la chair, qui s’obtenait par un mélange de plusieurs couleurs ; il signifie ici la ressemblance avec l’humanité vraie.
  26. Homère Il. i, 131.
  27. Platon pense-t-il pouvoir réellement persuader ses adversaires, qui sont surtout les politiques réalistes à la façon de Calliclès ? C’est possible. En tout cas, il fallait admettre leur assentiment pour démontrer la possibilité de la cité parfaite.
  28. Cf. 450 c/d « On ne croira pas que mes idées soient réalisables, et, en admettant qu’elles le soient, on doutera encore qu’elles soient les meilleures. » Platon se rendait bien compte de la hardiesse de ses idées.
  29. Platon a traité de l’éducation morale des gouvernants par la musique et la gymnastique ; mais il n’a rien dit de leur éducation intellectuelle, qui doit se superposer à l’autre.
  30. Platon veut dire que l’intelligence naturelle et la vivacité d’esprit vont rarement de pair avec la fermeté morale. On ne peut mieux commenter sa pensée qu’en rappelant la différence de caractère qui distinguait les Athéniens des Spartiates, les uns ne se reposant jamais et ne laissant personne en repos, les autres si lents à se mettre en mouvement qu’une agression pouvait à peine les réveiller de leur apathie. Voir Thucydide I, 70.
  31. Ce circuit plus long est l’entraînement nécessaire pour mettre les gardiens à même d’arriver à une connaissance scientifique des vertus, en discernant leur relation avec l’idée du Bien.
  32. L’expression « ton idée est bonne (ἄξιον τὸ διανόημα) » ne répond pas à la question : « Ne serait-ce pas ridicule d’appliquer tous ses efforts, etc. ? » C’est sans doute la glose d’un moine qui approuvait l’idée de Platon.
  33. Le bien de Platon (τὸ Πλάτωνος ἀγαθόν) était dans l’antiquité un dicton pour désigner quelque chose d’obscur. La majorité des interprètes s’accordent à présent à identifier le bien de Platon avec sa conception philosophique de la divinité. Cf. Shorey, On the Idea of Good in Plato’s Republic (Chicago Studies in Classical Philology).
  34. Platon ignore ici qu’un médium est nécessaire aussi à l’oreille pour entendre les sons. Le fait n’a pas échappé à Aristote (voir De An. 117, 419a 25 sqq.). Plusieurs passages de Platon montrent qu’il ne lui était pas inconnu non plus. Ainsi, dans le Timée (67 B), par exemple, l’air est regardé comme étant en un certain sens le médium du son. Mais Platon n’entre pas ici dans une analyse scientifique de la perception, et il s’appuie sur ce fait d’expérience que nous pouvons entendre, toucher, etc. aussi bien dans l’obscurité que dans la lumière, mais que nous ne pouvons voir que dans la lumière.
  35. On peut résumer les correspondances établies entre le Soleil et l’idée du Bien, comme l’a fait Adam (édit. de la Rép. 2e  vol.  p. 60), dans le tableau suivant :

    τόπος ὁρατός = τόπος νοητός

    1. Soleil = Idée du Bien.

    2 Lumière = Vérité.

    3 Objets de la vue (couleurs) = Objets de la connaissance (idées).

    4 Sujet voyante = Sujet connaissant.

    5 Organe de la vue (œil) = Organe de la connaissance (νοῦς, esprit).

    6 Faculté de la vue (ὄψις) = Faculté de la raison (νοῦς).

    7 Exercice de la vue (ὄψις, ὁρᾶν) = Exercice de la raison (νόησις, γνῶσις, ἑπιστήμη).

    8 Aptitude à voir = Aptitude à connaître.

  36. Le Soleil pourrait être appelé βασιλεὺς οὐρανοῦ aussi bien que β. ὁρατοῦ. Mais Socrate évite le mot οὐρανοῦ pour qu’on ne l’accuse pas de faire dériver οὐρανοῦ de ὁρᾶν, comme on le faisait de son temps (Cratyle 36 A).
  37. Faut-il lire ici ἄνισα (inégales) ou ἴσα ou ἀν’ ἴσα (égales) ? La dispute sur ce point date de l’antiquité, et elle dure toujours. Stallbaum adopte l’ἴσα, Richter et Dümmler ἀν’ ἴσα, ce qui pour le sens revient au même. Parmi ceux qui lisent ἄνισα, qui semble être aujourd’hui la leçon préférée, les uns comme Schneider, Steinhart, Adam, tiennent que l’inégalité représente la différence de clarté ou de vérité entre le visible et l’intelligible ; c’est pour cette raison que l’intelligible doit être représenté par un segment plus long. D’autres, au contraire, assignent la plus large part au visible, parce qu’il est la région du multiple. Mais la classification de Platon n’est point faite en considération de l’unité et du multiple, mais d’après les degrés clarté et de vérité des choses. On peut représenter cette classification de la manière suivante :
    ὁρατὰ ou δοξαστά νοητά
    εἰκόνες ζῷα νοητὰ inférieurs νοητὰ supérieurs
               
    A
    D
    C
    E
    B

    Voir Introd. p. lxiv-lxvii.