Hipparque (trad. Souilhé)

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Hipparque
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e  partiep. 80-104).

HIPPARQUE OU L’HOMME CUPIDE

[éthique.]


SOCRATE, LE DISCIPLE

Première
définition de
l’homme cupide.

225Socrate. — Qu’est-ce donc que la cupidité ? Qu’est-ce enfin que les gens cupides et qui sont-ils ?

Le disciple. — Ce sont, me semble-t-il, ceux qui pensent tirer profit de ce qui n’a aucune valeur[1].

Socrate. — Et te semble-t-il aussi qu’ils le savent nullement estimable, ou l’ignorent-ils ? Car, s’ils l’ignorent, ce sont des sots que tu appelles cupides.

Le disciple. — Je ne dis certes pas des sots, mais des rusés, des coquins, des gens qui se laissent vaincre par le gain : bils savent parfaitement que les objets dont ils ont le front de tirer profit n’ont aucune valeur, et néanmoins ils sont effrontément cupides.

Socrate. — Voudrais-tu dire que l’homme cupide est un peu comme l’agriculteur qui planterait et qui, tout en sachant que son plant ne vaut rien, compterait en tirer profit une fois grandi ? Prétends-tu qu’il soit ainsi ?

Le disciple. — C’est de tout, Socrate, que l’homme cupide croit devoir tirer profit.

Socrate. — Ne réponds pas ainsi au petit bonheur, comme si on t’avait fait quelque tort, cmais sois attentif, et réponds comme si je reprenais depuis le début mes interrogations. N’admets-tu pas que l’homme cupide connaît la valeur de ce dont il compte tirer profit ?

Le disciple. — Si.

Socrate. — Quel est donc l’homme qui connaît la valeur des plantes et qui sait « en quel temps, en quel champ » il convient de les planter, — pour employer, nous aussi, les doctes expressions dont nos habiles avocats enjolivent leurs phrases[2] ?

dLe disciple. — C’est, je suppose, l’agriculteur.

Socrate. — Par « estimer gagner », entends-tu autre chose que juger qu’on doit gagner ?

Le disciple. — C’est cela même que j’entends.

226Socrate. — N’essaie donc pas, toi qui es encore si jeune, de me tromper, moi un vieillard déjà, en me répondant, comme tout à l’heure, ce que tu ne crois pas toi-même, mais dis-moi la vérité. Est-il possible que celui que tu regardes comme un bon agriculteur et qui sait que sa plantation ne vaut rien, s’imagine devoir en tirer un gain ?

Le disciple. — Non certes, par Zeus.

Socrate. — Mais encore, le cavalier qui donne sciemment à son cheval du fourrage qui ne vaut rien, ignore-t-il, selon toi, qu’il abîme son cheval ?

Le disciple. — Mais non.

bSocrate. — Il ne croit donc pas faire un gain avec ce fourrage qui ne vaut rien.

Le disciple. — Pas du tout.

Socrate. — Et encore, le pilote qui équipe son vaisseau avec des voiles et un gouvernail qui ne valent rien, ignore-t-il, t-il, à ton avis, qu’il en pâtira et qu’il court le risque de se perdre lui-même et de perdre le vaisseau avec toute sa cargaison ?

Le disciple. — Non certes.

Socrate. — Il ne pense donc pas faire un gain avec un équipement cqui ne vaut rien.

Le disciple. — Non, en effet.

Socrate. — Mais le général sachant que son armée a des armes qui ne valent rien, s’imagine-t-il, de ces armes, tirer un gain et compte-t-il sur un gain ?

Le disciple. — Nullement.

Socrate. — Mais le joueur de flûte, qui n’a qu’une flûte sans valeur, le joueur de cithare, l’archer, qui n’ont qu’une lyre ou un arc de même genre, en un mot n’importe quel artisan, n’importe quel homme sensé qui se sert d’instruments ou de tout autre appareil sans valeur, croient-ils avec eux faire un gain ?

dLe disciple. — Il ne le paraît pas en tout cas.

Socrate. — Quels sont donc, d’après toi, les gens cupides ? Ce ne sont toujours pas ceux mentionnés plus haut qui, connaissant la non-valeur des choses espèrent en tirer profit. Mais alors, mon admirable ami, selon ta définition, il n’est personne qui soit cupide.

Le disciple. — Eh bien ! Socrate, je veux dire que ceux-là sont cupides qui, dans leur insatiable avidité, ne cessent d’avoir un appétit démesuré epour des objets tout à fait insignifiants et de peu de valeur ou même d’aucune, et y cherchent leur gain.

Socrate. — Du moins, mon cher, ce n’est pas en sachant qu’ils n’ont pas de valeur, car nous venons de nous convaincre que c’était impossible.

Le disciple. — Je le pense également.

Socrate. — Si donc ils ne le savent pas, évidemment ils l’ignorent, mais ils regardent ce qui n’a pas de valeur comme en ayant, au contraire, beaucoup.

Le disciple. — Il le paraît.

Socrate. — N’est-il pas vrai que les gens cupides aiment le gain ?

Le disciple. — Si.

Socrate. — Et tu appelles gain le contraire de la perte ?

227Le disciple. — Oui.

Socrate. — Y a-t-il quelqu’un pour qui ce soit un bien de subir une perte ?

Le disciple. — Personne.

Socrate. — Mais c’est un mal ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Les gens qui perdent éprouvent donc un dommage.

Le disciple. — Ils l’éprouvent.

Socrate. — C’est donc un mal, la perte.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et le contraire de la perte, c’est le gain.

Le disciple. — C’est le contraire.

Socrate. — Le gain est donc un bien.

Le disciple. — Oui[3].


Deuxième
définition.

Socrate. — Ce sont donc ceux qui aiment le bien que tu appelles cupides.

Le disciple. — Il le paraît.

bSocrate. — Tu ne veux évidemment pas dire, mon cher, que les gens cupides sont fous. Mais toi-même, aimes-tu ce qui est bon, oui ou non ?

Le disciple. — Oui certes.

Socrate. — Est-il un bien que tu n’aimes pas, et au contraire un mal que tu aimes ?

Le disciple. — Oh non ! par Zeus.

Socrate. — Mais tu aimes également tous les biens.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Demande-moi donc si, pour moi, il n’en est pas de même. Je t’avouerai aussi que j’aime les biens ; mais en plus de toi et de moi, les autres hommes ne te semblent-ils pas tous caimer les biens et haïr les maux ?

Le disciple. — Ils m’en ont l’air.

Socrate. — Et le gain, nous l’avons reconnu comme un bien ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Voilà maintenant que, de cette sorte, tous les hommes nous apparaissent cupides ; mais de la façon que nous disions précédemment, personne ne l’était[4]. Auquel de ces deux points de vue faut-il se tenir pour ne pas se tromper ?


Troisième
définition.

Le disciple. — Je crois, Socrate, qu’il faut comprendre exactement ce qu’est l’homme cupide. Or, il est exact de juger cupide dcelui qui met toute son ardeur à escompter un gain de choses où d’honnêtes gens n’oseraient point en faire.

Socrate. — Mais tu vois bien, mon très doux ami, que faire un gain, nous l’avons reconnu tout à l’heure, c’est retirer un avantage.

Le disciple. — Et alors ?

Socrate. — C’est que nous avons reconnu, en outre, que tout le monde désire les biens et toujours.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Par conséquent, les honnêtes gens désirent réaliser toute sorte de gains, du moment que ce sont des biens.

eLe disciple. — Mais non pas cependant, Socrate, ces gains dont ils devraient subir un dommage.

Socrate. — Appelles-tu subir un dommage éprouver une perte, ou y vois-tu autre chose ?

Le disciple. — Non, mais je l’appelle éprouver une perte.

Socrate. — Est-ce donc par le gain que les hommes éprouvent une perte, ou par la perte ?

Le disciple. — Par les deux, car on perd et par la perte et par le mauvais gain.

Socrate. — Mais crois-tu qu’une chose utile et bonne soit mauvaise ?

Le disciple. — Non certes.

228Socrate. — N’avons-nous pas reconnu à l’instant que le gain est le contraire de la perte qui, elle, est un mal ?

Le disciple. — Je l’avoue.

Socrate. — Et qu’étant contraire à un mal, il est un bien ?

Le disciple. — En effet, nous l’avons reconnu.

Socrate. — Tu vois bien, tu essaies de me tromper en affirmant exprès le contraire de ce que nous venons d’accorder.

Le disciple. — Non, par Zeus, Socrate, mais tout au contraire, toi tu me trompes, et je ne sais comment, dans la discussion, tu retournes tout sens dessus dessous[5].

bSocrate. — Surveille ton langage ! J’agirais bien mal en n’obéissant pas à un homme bon et sage.

Le disciple. — Quel homme et de quoi s’agit-il ?


Intermède.
L’Épisode
d’Hipparque.

Socrate. — C’est mon concitoyen et le tien, le fils de Pisistrate du dème de Philèdes, Hipparque, l’aîné des fils de Pisistrate et le plus sage. Entre autres preuves nombreuses et remarquables de sagesse, il introduisit le premier dans ce pays les poèmes d’Homère et obligea les rhapsodes à les réciter aux Panathénées, les uns après les autres, sans interruption, cce qu’ils font encore aujourd’hui[6]. Il envoya aussi à Anacréon de Téos[7] un vaisseau de cinquante rames pour l’amener dans la ville ; il garda toujours auprès de lui Simonide de Céos[8], en le comblant de récompenses et de cadeaux. Et tout cela, il le fit dans l’intention d’éduquer ses concitoyens, afin d’avoir à commander à des gens excellents : il ne pensait pas, en effet, qu’il fallût refuser à personne la sagesse, honnête et bon comme il l’était. Lorsqu’il eut achevé d’instruire les citadins et de les émerveiller par sa sagesse, dil forma le projet de faire alors l’éducation des campagnards. Dans ce but, il fit dresser pour eux des Hermès[9] sur les routes entre la ville et les différents dèmes ; puis, dans le trésor de ses propres connaissances, celles qu’il avait apprises et celles qu’il avait découvertes, choisissant les pensées qu’il jugeait les plus sages, il les mit lui-même en vers élégiaques et fit graver ses poèmes comme documents de sa sagesse : ainsi, tout d’abord, ses concitoyens n’auraient plus à admirer eles sages inscriptions du temple de Delphes, comme « Connais-toi toi-même », « Pas d’excès » et d’autres de ce genre, mais ils estimeraient plus sages les préceptes d’Hipparque ; de plus, dans leurs allées et venues, lisant ses maximes de sagesse et y prenant goût, ils multiplieraient leurs visites afin de compléter leur instruction. Il y avait deux inscriptions : sur celle du côté gauche de chaque Hermès, 229une inscription fait dire à Hermès qu’il est situé entre la ville et le dème ; sur celle du côté droit, il proclame :

Ceci est un monument d’Hipparque : marche dans des sentiments de justice.

Bien d’autres belles sentences encore sont gravées sur d’autres Hermès. En voici une qui se trouve sur la voie Stiriaque. On y dit :

bCeci est un monument d’Hipparque : ne trompe pas ton ami.

Donc, puisque tu es mon ami, je n’oserais jamais te tromper ni désobéir à un si grand homme. Après sa mort, les Athéniens subirent trois ans le régime tyrannique de son frère Hippias ; les anciens t’apprendraient que ce furent les trois seules années de tyrannie à Athènes ; le reste du temps, les Athéniens vécurent presque comme sous le sceptre de Kronos.

cDes gens instruits racontent aussi, au sujet de sa mort, qu’elle n’eut pas pour cause ce qu’on s’imaginait générale- ment : l’affront fait à la sœur [d’Harmodios][10], la canéphore[11], — car ce serait absurde —, mais Harmodios était aimé d’Aristogiton et avait été formé par lui. Or, Aristogiton, très fier d’avoir instruit cet homme, s’imaginait avoir Hipparque pour rival. Mais voilà qu’en ce même temps, Harmodios lui-même s’éprend d’un de ces beaux det nobles jeunes gens d’alors, on dit bien son nom, mais je l’ai oublié. Ce jeune homme, jusque-là plein d’admiration pour la sagesse d’Harmodios et d’Aristogiton, en vint ensuite à fréquenter Hipparque et à mépriser les autres. D’où il arriva que ceux-ci ne purent souffrir cet affront et tuèrent Hipparque.

Le disciple. — J’ai bien peur, Socrate, ou que tu ne me regardes pas comme ton ami, ou, si tu me crois tel, que tu désobéisses à Hipparque. Je ne puis me persuader que, dans cette discussion, etu ne me trompes pas, — mais, par exemple, je ne sais comment.


Reprise
de la discussion.

Socrate. — Eh bien ! je veux, dans cette discussion, faire comme si nous jouions au trictrac[12], je t’abandonnerai les propositions que tu voudras, pour que tu ne t’imagines pas être trompé. Veux-tu que je retire celle-ci : tous les hommes désirent les biens ?

Le disciple. — Non pas certes.

Socrate. — Alors celle-ci : perdre est un mal, la perte est un mal ?

Le disciple. — Non pas certes.

Socrate. — Celle-ci : la perte et subir une perte ont comme contraires le gain et réaliser un gain ?

230Le disciple. — Pas davantage.

Socrate. — Celle-ci : puisque gagner est le contraire du mal, gagner est un bien ?

Le disciple. — Mais, pas toujours ! Retire-moi cela.

Socrate. — Il te semble donc, apparemment, qu’il y a un gain bon et un gain mauvais.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Eh bien ! je t’abandonne cela : qu’il y ait donc, d’une part, un gain bon et, de l’autre, un gain mauvais. Mais, de ces deux, le bon n’est pas plus gain que le mauvais, n’est-ce pas ?

Le disciple. — Que me demandes-tu ?

Socrate. — Je vais te le dire. Il y a de la bonne nourriture et de la mauvaise ?

bLe disciple. — Oui.

Socrate. — L’une est-elle donc plus nourriture que l’autre, ou toutes deux le sont-elles également et ne diffèrent-elles en rien l’une de l’autre du fait qu’elles sont nourriture, mais seulement du fait que l’une est bonne, l’autre mauvaise ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — N’en est-il pas de même de la boisson et de toutes ces autres choses qui, tout en ayant la même nature, se trouvent néanmoins les unes bonnes, les autres mauvaises ? Évidemment, elles ne diffèrent en rien l’une de l’autre par ce qu’elles ont en elles d’identique. C’est comme pour l’homme : ccelui-ci est bon, celui-là mauvais.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Mais aucun homme, j’imagine, n’est plus ou moins homme que l’autre, ni le bon plus que le mauvais, ni le mauvais moins que le bon.

Le disciple. — Tu dis vrai.

Socrate. — N’en jugerons-nous pas de même du gain, et ne sont-ils pas également gain, le mauvais comme le bon ?

Le disciple. — Nécessairement.

Socrate. — On ne gagne donc pas plus à faire un gain honnête ni plus à faire un gain déshonnête : aucun de ces deux gains ne nous paraît être plus gain l’un que l’autre, dnous l’avons reconnu.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Car ni l’un ni l’autre n’est susceptible de plus ou de moins.

Le disciple. — Certainement non.

Socrate. — Comment pourrait-on faire ou subir quoi que ce soit plus ou moins, dans une matière qui n’est susceptible ni de plus ni de moins ?

Le disciple. — Impossible.

Socrate. — Puisque tous deux sont pareillement des gains et sont lucratifs, il nous reste maintenant à examiner pourquoi tu les appelles gain l’un et l’autre, ce que tu remarques d’identique dans les deux. eC’est comme si tu me demandais présentement pourquoi j’appelle également nourriture la bonne et la mauvaise. Je te répondrais : parce que toutes deux sont un aliment sec du corps, c’est pourquoi je les appelle ainsi. Que tel soit le caractère de la nourriture, tu en conviendras bien, n’est-ce pas ?

Le disciple. — Oui.


Quatrième
définition.

Socrate. — Et pour la boisson, la réponse serait du même genre : l’aliment humide du corps, qu’il soit bon ou mauvais, porte le nom de boisson : 231et de même pour tout le reste. Essaie donc à ton tour d’imiter mes réponses[13]. Quand tu appelles pareillement gain le gain honnête et le gain déshonnête, que remarques-tu en eux d’identique qui constitue précisément ce caractère de gain ? Si tu ne peux me répondre, fais attention du moins à ce que je vais dire : appelles-tu gain toute possession que l’on acquiert en ne dépensant rien, ou en dépensant moins pour recevoir plus ?

bLe disciple. — Oui, je crois pouvoir appeler cela un gain.

Socrate. — En dis-tu autant de celui qui, dans un banquet, sans rien dépenser et en mangeant jusqu’à satiété, acquerrait une maladie ?

Le disciple. — Non certes, par Zeus.

Socrate. — Et si c’est la santé qu’il acquiert dans le banquet, acquerrait-il un gain ou une perte ?

Le disciple. — Un gain.

Socrate. — Ce n’est donc pas un gain d’acquérir n’importe quoi.

Le disciple. — Certainement non.

Socrate. — N’est-ce pas parce que c’est un mal ? Ou est-ce que même s’il acquiert quelque bien, il n’acquerra pas de gain ?

Le disciple. — Il le semble, s’il s’agit d’un bien.

cSocrate. — Et si c’est un mal, n’est-ce pas une perte qu’il acquerra ?

Le disciple. — Je le crois.

Socrate. — Vois-tu donc comme tu tournes toujours dans le même cercle ? Le gain paraît être un bien et la perte un mal[14].

Le disciple. — Je ne sais vraiment que dire.

Socrate. — Et ce n’est pas sans raison que tu es embarrassé. Mais réponds encore sur ce point : lorsqu’en dépensant moins, on acquiert davantage, dis-tu que ce soit un gain ?

Le disciple. — Pas lorsque c’est un mal, évidemment, mais si c’est de l’or ou de l’argent que l’on dépense en moindre quantité pour recevoir davantage.

Socrate. — Et moi, je vais te demander ceci. Voyons, si dépensant une demi-livre d’or, don en recevait une double en argent, réaliserait-on un gain ou une perte ?

Le disciple. — Évidemment une perte, Socrate. Car, au lieu d’une somme équivalente à douze livres d’or, on reçoit seulement ce qui équivaut à deux.

Socrate. — Et pourtant on a reçu davantage : le double n’est-il pas plus que la moitié ?

Le disciple. — En valeur, non, si nous comparons argent et or.

Socrate. — Il faut donc, à ce qu’il semble, ajouter encore au gain cet élément, la valeur. À présent, tu nies que l’argent, même en plus grande quantité, ait la valeur de l’or ; tu affirmes, au contraire, que l’or a valeur même en quantité moindre.

eLe disciple. — Absolument, car il en est ainsi.

Socrate. — C’est, par conséquent, la valeur qui constitue le gain, que la chose soit grande ou petite, — et ce qui est sans valeur, n’est pas lucratif.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Ce qui a de la valeur, selon toi, n’est-ce pas ce qui vaut d’être acquis ?

Le disciple. — Oui, ce qui vaut d’être acquis.

Socrate. — Or, ce qui vaut d’être acquis, prétends-tu que ce soit l’utile ou l’inutile ?

Le disciple. — L’utile, évidemment.

232Socrate. — Mais l’utile, c’est le bien ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Ô le plus brave des hommes, n’est-ce donc pas la troisième ou quatrième fois que nous en revenons à cet aveu que le gain est un bien ?

Le disciple. — Apparemment.

Socrate. — Te souviens-tu d’où est partie cette discussion ?

Le disciple. — Je le crois, du moins.

Socrate. — Sinon, je te le rappellerai. Tu as soutenu contre moi que les gens honnêtes n’acceptaient pas de réaliser toutes sortes de gains, mais seulement les bons gains, pas les mauvais.

Le disciple. — Oui certes.

bSocrate. — Or actuellement, la discussion ne nous a-t-elle pas contraints d’avouer que tous les gains, grands ou petits, sont bons ?

Le disciple. — Elle m’y a contraint, Socrate, moi du moins, plus qu’elle ne m’a persuadé.

Socrate. — Peut-être ensuite, te persuadera-t-elle. En tout cas, pour le moment, en quelque état que tu sois persuadé ou non, tu m’accordes que tous les gains sont bons, grands et petits.

Le disciple. — J’en conviens donc.

Socrate. — Et que les honnêtes gens désirent, tous, tous les biens, tu en conviens aussi, n’est-ce pas ?

Le disciple. — J’en conviens.

cSocrate. — Mais les gens malhonnêtes, tu as dit toi-même qu’ils aiment le gain, grand ou petit.

Le disciple. — Je l’ai dit.


Conclusion.

Socrate. — Donc, selon tes propres paroles, tous les hommes seraient cupides, les bons et les mauvais.

Le disciple. — Il le paraît.

Socrate. — On a donc tort de blâmer, si on le fait, l’homme cupide : il se trouve, en effet, que celui qui blâme l’est tout autant.


  1. On pourrait traduire, mais d’une façon moins claire : « ceux qui estiment tirer profit de ce qui n’est nullement estimable ». On ferait mieux sentir ainsi le jeu de mots voulu par le disciple qui rapproche les termes ἄξιος et ἀξιοῦν. Le jeu de mots revient plusieurs fois dans la suite du dialogue. Voir 225 b, c, d, 226 c. Socrate obligera son interlocuteur à préciser sa pensée et lui fera avouer que l’expression ἀξιοῦν κερδαίνειν correspond à celle-ci : οἴεσθαι δεῖν κερδαίνειν (225 d).
  2. Les rhéteurs affectionnaient ces assonances curieuses qu’ils produisaient en altérant des syllabes ou des lettres. Ces procédés ont été définis et classés par les grammairiens, sous les noms de παρανομασία, ὁμοιοτέλευτον, πάρισον (cf. Waltz, Rhetores graeci, VIII, pp. 475, 476, 484). Gorgias paraît avoir été l’initiateur du genre (Waltz V, 55 1). Thucydide, Socrate l’ont imité. Platon s’est amusé souvent à reproduire cette manière affectée et précieuse des sophistes. Voir, par exemple, dans le Banquet, 185 c : Παυσανίου δὲ παυσαμένου διδάσκουσι γὰρ με ἴσα λέγειν οὑτωσὶ οἱ σοφοί…, ou encore dans Gorgias : …ὦ λῷστε Πῶλε, ἵνα προσείπω σε κατὰ σέ (467 b).
  3. Tout ce passage suppose la doctrine développée dans Protagoras (332) : chaque chose a son contraire, et non plusieurs. L’auteur oppose ici gain et perte, mal et bien, et identifie le gain avec le bien, la perte avec le mal.
  4. D’après le raisonnement précédent qui se conclut à 226 d, on ne peut appeler cupide celui qui pense faire un gain avec ce qui n’a aucune valeur, car nul homme, s’il n’est un sot, ne peut s’imaginer tirer profit de ce qu’il sait ne rien valoir.
  5. Cf. Gorgias 511 a : Οὐκ οἶδ' ὅπῃ στρέφεις ἐκάστοτε τοὺς λόγους ἄνω καὶ κάτω.
  6. Aristote appelle Hipparque φιλόμουσος (Const. d’Athènes, 18, 1).
  7. Cf. Aristote, l. c. Anacréon était le poète de cour et les grandes familles d’Athènes se le disputaient. Cf. Charmide 157 e. Voir A. Croiset, Hist. de la Litt. grecque II3, p. 252 et suiv.
  8. Cf. Aristote, l. c. Simonide « excelle dans l’élégie comme dans le lyrisme proprement dit. Il connaît tout, s’intéresse à tout : on lui attribuait l’invention de la mnémotechnie, l’introduction de lettres nouvelles dans l’alphabet. C’est un homme de sagesse pratique et de raison, un conseiller écouté des puissants… » (Croiset, l. c., p. 346 et suiv.).
  9. Les Hermès étaient des statues dont la tête seule et quelquefois le buste, étaient sculptés ; le reste formait un poteau nu, à quatre faces. Des piliers de ce genre étaient employés à plusieurs fins, v. g. comme poteaux indicateurs, comme ornements…
  10. Le nom d’Harmodios a, sans doute, été oublié par les copistes. Grammaticalement, le texte indiquerait qu’il s’agit de la sœur d’Hipparque, ce qui est manifestement faux.
  11. La canéphore était la jeune fille athénienne qui, dans les Panathénées, portait sur la tête une corbeille plate contenant le gâteau sacré, la guirlande, l’encens, et le couteau du sacrifice.
  12. Le jeu de trictrac était très en faveur chez les Grecs. Platon y fait souvent allusion, v. g. Charmide 174 b ; Gorgias, 450 d ; Républ. I, 333 b ; II, 374 c. — Le terme ἀναθέσθαι s’emploie pour les joueurs qui ont lancé maladroitement les dés et à qui on permet de reprendre leur coup. — Cf. Antiphon : ἀναθέσθαι δὲ ὥσπερ πεττὸν τὸν βίον οὐκ ἔστιν (Diels, Die Fragmente der Vorsok. II, 80 Β, 52). Se dit, par métaphore, d’une opinion que l’on retire (cf. Protagoras, 354 e ; Gorgias, 461 d, 462 a).
  13. Tout ce passage, depuis 230 b, est construit exactement sur le modèle des dialogues socratiques. Hippias majeur (299 d et suiv.) semble avoir été particulièrement choisi comme type de développement. Comparer aussi Ménon, 73 a et suiv. ; Minos, 313 a. — La manière de procéder est aussi celle que les dialogues attribuent à Socrate. Le philosophe suggère lui-même un certain nombre de réponses ; puis il demande au disciple de calquer les siennes sur celles qu’il a données à titre d’exemples. Voir Alcibiade, I, 108 b : Ἀλλὰ πειρῶ ἐμὲ μιμεῖσθαι
  14. Les trois premières définitions ont abouti, en effet, à la conclusion que le gain est un bien, la perte un mal. Puis, le disciple a essayé de distinguer le bon gain et le mauvais gain. Enfin Socrate a contraint son interlocuteur d’avouer que l’essence du gain fait abstraction des qualificatifs bons ou mauvais, — et la quatrième définition, en faisant intervenir la notion de valeur, revient toujours au point de départ : le gain est un bien.