Minos (trad. Souilhé)

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Minos
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e partiep. 120-152).

MINOS OU SUR LA LOI

[politique.]


SOCRATE, LE DISCIPLE

313Socrate. — Qu’entendons-nous par la loi ?

Le disciple. — Mais sur quelle loi m’interroges-tu ?

Socrate. — Et quoi ? Y a-t-il une différence entre loi et loi en ceci précisément qu’elle est loi ? Prends donc garde à ce que je te demande. Je t’interroge comme si, par exemple, je voulais m’informer de ce qu’est l’or. Si tu me demandais aussi de quel or je veux parler, je crois que ta question ne serait pas bonne, car il n’y a, je suppose, aucune différence entre or et or, pierre et pierre, ben tant, du moins, que l’un est or et l’autre pierre. Ainsi, sans doute, loi et loi ne diffèrent en rien, mais toutes sont la même chose. Chacune d’elles est également loi et pas plus l’une que l’autre. Voilà donc ce que je te demande : d’une façon générale, qu’est-ce que la loi ? Si tu as une réponse prête, dis-la.


Examen
d’une première
définition.

Le disciple. — Que pourrait bien être la loi, Socrate, sinon ce qui est légalement établi[1] ?

Socrate. — La parole, selon toi, est-ce donc ce qu’on dit, la vue ce qu’on voit, l’ouïe ce qu’on entend ? Ou bien, autre est la parole, autres les choses cdites ; autre la vue, autres les choses vues ; autre l’ouïe, autres les choses entendues ; de même également, autre la loi, autres les choses légalement établies. En est-il ainsi ou autrement, que t’en semble ?

Le disciple. — Oui, cela me paraît maintenant choses différentes.

Socrate. — Donc la loi n’est pas ce qui est légalement établi.

Le disciple. — Il ne me le semble pas.

Socrate. — Que peut donc être la loi ? Examinons la question par ce biais. Si, à propos de ce que nous disions tout à l’heure, quelqu’un nous demandait : « Puisque c’est par la vue, d’après vous, 314que l’on voit ce qui est vu, la vue par laquelle on voit, qu’est-elle ? » Nous lui répondrions : elle est le sens qui, par l’organe des yeux, nous révèle les objets. — S’il nous demandait encore : « Et quoi ? Puisque par l’ouïe, on entend ce qui est entendu, qu’est-ce que l’ouïe ? » Nous lui répondrions : c’est le sens qui, par l’organe des oreilles, nous manifeste les sons. — Ainsi donc également, s’il nous demande : « Puisque c’est la loi qui décrète les choses légales, qu’est-ce que la loi par laquelle on décrète ? Est-elle une perception ou une démonstration, un peu comme la science qui nous révèle bles choses que nous apprenons, — ou une découverte, du genre des découvertes que fait, par exemple, en matière de santé et de maladie, la médecine, ou encore, concernant les pensées divines, comme disent les devins, la mantique ? Car l’art est bien pour nous une découverte des choses, n’est-ce pas ? »

Le disciple. — Tout à fait.

Socrate. — Eh bien ! sous lequel de ces aspects comprendrions-nous au juste la loi ?


Deuxième
définition.

Le disciple. — Ce sont les décisions et les décrets, me semble-t-il[2]. Comment pourrait-on designer autrement la loi ? Ainsi cette définition générale de la loi que tu réclames a ctoute chance d’être la suivante : une décision de la cité.

Socrate. — Tu m’as l’air de définir la loi : un jugement politique.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Peut-être dis-tu bien. Mais peut-être aussi allons-nous mieux comprendre de cette manière. Il y a des gens que tu appelles sages ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et les sages ne sont-ils pas sages, grâce à la sagesse ?

Le disciple. — Si.

Socrate. — Et encore ? Les justes, ne sont-ils pas justes grâce à la justice ?

Le disciple. — Certainement.

Socrate. — Et les gens respectueux de la légalité, ne le sont-ils pas alors grâce à la loi ?

Le disciple. — Si.

dSocrate. — Et les violateurs de la loi sont tels par l’illégalité ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Or, les gens respectueux de la loi sont justes ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et les violateurs de la loi, injustes ?

Le disciple. — Injustes.

Socrate. — N’est-ce pas une très belle chose que la justice et la loi ?

Le disciple. — Certainement.

Socrate. — Et une chose très vile que l’injustice et la violation de la loi ?

Le disciple. — Si.

Socrate. — L’une garantit les États et tout le reste ; l’autre détruit et bouleverse ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — C’est donc comme une belle chose qu’il faut concevoir la loi et nous devons la chercher parmi les biens.

Le disciple. — Évidemment.

Socrate. — Or, n’avons-nous pas dit que la loi était une décision de l’État ?

eLe disciple. — Nous l’avons dit, en effet.

Socrate. — Quoi donc ? N’y a-t-il pas de bonnes et de mauvaises décisions ?

Le disciple. — Oui, il y en a.

Socrate. — Mais la loi ne saurait être mauvaise.

Le disciple. — Non, en effet.


Précision
de la définition
précédente.

Socrate. — Il n’est donc pas correct de répondre simplement que la loi est que la loi est une décision de la cité.

Le disciple. — Il ne me le semble pas.

Socrate. — Et nous ne serions pas logiques, par conséquent, en disant que la mauvaise décision est loi.

Le disciple. — Évidemment non.

Socrate. — Mais pourtant, c’est bien comme une opinion que m’apparaît la loi à moi aussi ; et puisque ce n’est pas l’opinion mauvaise, n’est-il pas clair dès lors que c’est la bonne, si la loi est une opinion ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Mais l’opinion bonne, qu’est-ce ? N’est-ce pas la vraie ?

Le disciple. — Oui.

315Socrate. — Et l’opinion vraie, n’est-elle pas la découverte de ce qui est ?

Le disciple. — C’est bien cela.

Socrate. — Par conséquent, la loi prétend être la découverte de ce qui est.


Une objection.

Le disciple. — Mais Socrate, si la loi est la découverte de ce qui est, comment donc se fait-il que ce ne soient pas toujours les mêmes lois qui nous régissent, si toutefois la réalité a été découverte par nous[3] ?

Socrate. — La loi n’en prétend pas moins être la découverte de ce qui est. Mais les hommes qui, croyons-nous, ne sont pas toujours régis bpar les mêmes lois, ne peuvent pas toujours découvrir ce que demande la loi, la réalité. Mais voyons, tâchons de tirer au clair la question de savoir si les mêmes lois nous régissent toujours, ou tantôt les unes tantôt les autres, et si tous les hommes vivent sous les mêmes lois ou sous des lois différentes.

Le disciple. — Il n’est vraiment pas difficile, Socrate, de savoir que les mêmes hommes ne sont pas toujours régis par les mêmes lois et que les lois changent aussi avec les hommes. Par exemple, chez nous, il n’y a pas de loi prescrivant les sacrifices humains : ce serait, au contraire, abominable ; tandis que les Carthaginois cfont de tels sacrifices comme une chose sainte et légale, et même certains d’entre eux vont jusqu’à immoler leurs propres enfants à Kronos, comme tu as pu l’entendre dire toi aussi. Et ce ne sont pas seulement les barbares qui sont régis par des lois différentes des nôtres, mais encore les habitants de Lykaeon et les descendants d’Athamas, quels sacrifices n’offrent-ils pas, bien qu’ils soient Grecs cependant ! Mais même chez nous, tu sais, sans doute, pour l’avoir entendu toi-même, quelles étaient nos lois autrefois concernant les morts : on égorgeait des victimes avant d’enlever le cadavre det on faisait venir des femmes pour recueillir le sang des victimes dans une urne, et dans des temps encore plus anciens, on ensevelissait les morts dans sa maison même. Or, nous ne faisons rien de tout cela. On pourrait encore rapporter mille exemples semblables, car il y a bien des manières de démontrer que ni nous-mêmes, chez nous, nous ne nous conformons toujours aux mêmes usages, ni les autres hommes chez eux.

Socrate. — Il est fort possible, mon très cher, que tu aies raison. En tout cas, cela m’échappe. Mais tant que, toi de ton côté, tu développeras au long eet au large tout ce qui te passera par la tête, et que j’en ferai autant à mon tour, il n’y aura pas moyen de nous rencontrer, à mon avis. Si, au contraire, nous mettons en commun le sujet de la discussion, nous finirions peut-être par nous entendre. Donc, si tu veux, pose-moi quelque question et examine la chose de concert avec moi, ou si tu préfères, réponds.

Le disciple. — Mais Socrate, je veux bien répondre, à tout ce que tu voudras.


Solution
de l’objection.

Socrate. — Eh bien ! voyons, que penses-tu ? Que les choses justes sont injustes et les choses injustes, justes, ou que les choses justes sont justes et les choses injustes, injustes ?

Le disciple. — Pour moi, les choses justes sont justes et les choses injustes, injustes.

316Socrate. — Et chez tous, n’est-ce pas, on pense comme ici ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Également chez les Perses ?

Le disciple. — Également chez les Perses.

Socrate. — Et toujours, évidemment ?

Le disciple. — Toujours.

Socrate. — Ce qui pèse davantage, le regarde-t-on ici comme plus lourd et ce qui pèse moins, comme plus léger, ou est-ce tout le contraire ?

Le disciple. — Non, mais ce qui pèse davantage est pour nous plus lourd, ce qui pèse moins, plus léger.

Socrate. — N’en est-il pas ainsi également à Carthage et à Lykaeon[4] ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Ce qui est beau, est apparemment jugé beau partout, et ce qui est laid, laid, bmais non ce qui est laid, beau et ce qui est beau, laid.

Le disciple. — C’est cela.

Socrate. — Ainsi, en un mot, on regarde comme réel ce qui est réel, et non ce qui ne l’est pas, et cela chez nous comme chez tous les autres peuples.

Le disciple. — Il me le semble.

Socrate. — Donc, qui fait erreur sur ce qui est réel, fait erreur sur ce qui est légal[5].

Le disciple. — Par conséquent, Socrate, d’après toi, les mêmes choses paraissent toujours légales et chez nous et chez les autres. Mais quand je songe que nous ne cessons de mettre les lois sens dessus dessous, cje ne puis te croire.

Socrate. — Peut-être ne réfléchis-tu pas que, sous tous ces bouleversements, elles restent les mêmes. D’ailleurs, examine avec moi la question de cette manière : est-il jamais tombé sous ta main un ouvrage sur la guérison des malades ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Sais-tu à quel art ressortit ce genre d’ouvrages ?

Le disciple. — Je le sais, à la médecine.

Socrate. — Et tu appelles médecins, n’est-ce pas, ceux qui sont compétents en ces matières ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Les gens compétents portent-ils des avis identiques sur les mêmes objets, dou chacun un avis différent ?

Le disciple. — Des avis identiques, me semble-t-il.

Socrate. — Les Grecs ne s’entendent-ils qu’avec les Grecs, ou les barbares s’entendent-ils entre eux, comme avec les Grecs, pour porter un avis identique sur ce qu’ils savent ?

Le disciple. — De toute nécessité, ceux qui savent doivent avoir un avis commun. Grecs et barbares.

Socrate. — Bien répondu. Et cela toujours, n’est-ce pas ?

Le disciple. — Oui, toujours.

Socrate. — Les médecins ne mettent-ils pas aussi par écrit sur la santé eles choses qu’ils croient vraies ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Ces écrits des médecins sont donc des règlements médicaux[6] et des lois médicales.

Le disciple. — Certainement, des règlements médicaux.

Socrate. — Et les écrits sur l’agriculture sont aussi des lois agricoles ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Mais qui donc rédige les écrits et les prescriptions relatifs à la culture des jardins ?

Le disciple. — Les jardiniers.

Socrate. — Ce sont donc là les lois du jardinage ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Elles proviennent de gens compétents dans l’art d’ordonner les jardins ?

Le disciple. — Évidemment.

Socrate. — Or, les gens compétents, ce sont les jardiniers.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et qui rédige les écrits et les prescriptions concernant la préparation des aliments ?

Le disciple. — Les cuisiniers.

Socrate. — Ce sont donc des lois culinaires[7] ?

Le disciple. — Des lois culinaires.

Socrate. — Sans doute, elles sont l’œuvre de gens compétents dans l’art de diriger la préparation des aliments ?

317Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et les gens compétents, ce sont, dit-on, les cuisiniers ?

Le disciple. — En effet, ce sont les gens compétents.

Socrate. — Eh bien ! de qui sont les écrits et les prescriptions qui regardent le gouvernement de la cité ? N’est-ce pas des gens compétents dans l’art de diriger les États ?

Le disciple. — Il me le semble.

Socrate. — Or, quels autres seraient compétents, sinon les politiques et les gens de gouvernement ?

Le disciple. — Ceux-là même.

Socrate. — Ces écrits politiques qu’on appelle lois, sont donc des écrits de rois et d’hommes de bien,

bLe disciple. — Tu dis vrai.

Socrate. — N’est-ce pas que les gens compétents n’écrivent pas sur le même sujet tantôt une chose, tantôt une autre ?

Le disciple. — Non.

Socrate. — Jamais non plus, ils ne porteront sur les mêmes matières des prescriptions différentes ?

Le disciple. — Non certes.

Socrate. — Si donc nous voyons, où que ce soit, des gens faire ainsi, dirons-nous que ceux qui procèdent de cette façon sont compétents ou incompétents ?

Le disciple. — Incompétents.

Socrate. — En toute chose, n’est-ce pas ce qui est correct que nous appelons légal, qu’il s’agisse de médecine, de cuisine ou de jardinage ?

Le disciple. — Oui.

cSocrate. — Et ce qui n’est pas correct, nous nierons que ce soit légal ?

Le disciple. — Nous le nierons.

Socrate. — C’est donc illégal.

Le disciple. — Nécessairement.

Socrate. — Par conséquent, même dans les écrits qui traitent du juste et de l’injuste, et d’une manière générale de l’organisation de la cité et de la façon de la gouverner, tout ce qui est correct est loi royale ; non, ce qui ne l’est pas et qui paraît loi aux ignorants, car, en fait, c’est illégal.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Nous avons donc eu raison de convenir que la loi est dla découverte de ce qui est.

Le disciple. — Il le paraît.

Socrate. — Mais portons encore notre attention sur ce point de notre sujet : qui est compétent pour distribuer en terre les semences ?

Le disciple. — L’agriculteur.

Socrate. — C’est lui qui distribue à chaque terre la semence qui lui convient ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — L’agriculteur est donc un bon distributeur de semences, et ses lois ainsi que ses distributions sont, dans ce domaine, exactes ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et dans les mélodies, quel est l’habile distributeur de sons, qui sait les répartir selon leur valeur, et quel est celui dont les lois sont justes ?

eLe disciple. — C’est le flûtiste et le cithariste.

Socrate. — Et celui qui, en ces matières, se conforme le mieux à ces lois, est aussi le plus habile flûtiste.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et qui donc est le meilleur pour distribuer la nourriture aux corps humains ? N’est-ce pas celui qui sait ce qui convient ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Ses distributions, par conséquent, et ses lois sont excellentes, et qui s’y conforme le mieux est aussi le plus habile distributeur.

Le disciple. — Tout à fait.

Socrate. — Qui est-ce donc ?

Le disciple. — Le maître de gymnastique.

318Socrate. — C’est lui qui excelle à faire paître le troupeau humain[8] ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et le troupeau des brebis, qui s’entend le mieux à le faire paître ? Quel est son nom ?

Le disciple. — Le berger.

Socrate. — Ce sont donc les lois du berger qui sont les meilleures pour les brebis.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et celles du bouvier pour les bœufs.

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Et qui porte les lois les meilleures pour les âmes humaines ? N’est-ce pas le roi ? Réponds.

Le disciple. — Oui, je l’avoue,

bSocrate. — Tu dis bien, en effet. Pourrais-tu donc m’indiquer qui, parmi les anciens, s’est montré bon législateur en ce qui concerne les lois de la flûte ? Peut-être ne l’as-tu pas présent à l’esprit, mais veux-tu que je te le rappelle ?

Le disciple. — Très volontiers.

Socrate. — N’est-ce pas Marsyas, comme on le dit, et celui qu’il a aimé, Olympos de Phrygie[9] ?

Le disciple. — C’est vrai.

Socrate. — Leurs harmonies, à eux, sont parfaitement divines, seules elles remuent et forcent à se révéler ceux qui ont besoin des dieux[10] ; seules aussi, elles subsistent encore aujourd’hui, à cause de leur caractère divin.

cLe disciple. — C’est bien cela.

Socrate. — Quel est, parmi les anciens rois, celui qui passe pour avoir été un bon législateur, et dont les prescriptions subsistent encore aujourd’hui, à cause de leur caractère divin ?

Le disciple. — Je ne vois pas.

Socrate. — Tu ne sais pas quels sont, chez les Grecs, ceux qui sont régis par les lois les plus anciennes ?

Le disciple. — Tu veux dire les Lacédémoniens et le législateur Lycurgue ?

Socrate. — Tu me parles là d’institutions qui n’ont peut-être pas encore trois cents ans d’existence, ou à peine davantage. Mais parmi ces prescriptions, les meilleures, d’où viennent-elles ? dLe sais-tu ?

Le disciple. — On dit que c’est de Crète.

Socrate. — C’est donc là qu’on possède les lois les plus anciennes de la Grèce ?

Le disciple. — Oui.

Socrate. — Sais-tu quels en furent les bons rois ? Minos et Rhadamanthe, fils de Zeus et d’Europe, et ce sont eux les auteurs de ces lois[11].

Le disciple. — Pour Rhadamanthe, on dit bien, Socrate, qu’il fut un homme juste, mais Minos, prétend-on, était farouche, dur, injuste.

Socrate. — C’est un mythe attique, très cher, que tu rapportes, une légende de tragédie.

eLe disciple. — Quoi ! N’est-ce pas ce qu’on raconte de Minos ?

Socrate. — Pas, du moins, Homère et Hésiode. Or, il faut les croire, eux, plus que toute cette bande de tragiques dont tu te fais l’écho.

Le disciple. — Et ces poètes, que disent-ils donc de Minos ?


La légende
de Minos.

Socrate. — Je vais te le répéter, afin que toi aussi, tu n’ailles pas, comme la plupart, tomber dans l’impiété : il n’y a rien de plus impie, en effet, et dont il faille se garder davantage que de pécher contre les dieux en paroles et en œuvres, — et en second lieu, contre les hommes divins. Mais ce qu’il faut éviter avec le plus grand soin, et toujours, c’est quand on va blâmer 319ou louer un homme, de dire des choses qui ne sont pas fondées. Aussi, faut-il apprendre à discerner les bons et les méchants. Dieu s’irrite, en effet, lorqu’on blâme celui qui lui ressemble ou qu’on loue celui qui lui est opposé : or, le premier, c’est l’homme de bien. Ne t’imagine pas que des pierres ou des morceaux de bois, des oiseaux et des serpents, puissent être sacrés, et qu’il n’y ait point d’homme à l’être. De toutes choses, au contraire, la plus sacrée est l’homme de bien ; la plus impure, le méchant.

Voici donc pour Minos, comment Homère et Hésiode chantent ses louanges. bJe vais te les rapporter, afin que toi, homme, fils d’homme, tu ne pèches pas en paroles contre un héros, fils de Zeus. Homère, disant de la Crète qu’elle a de nombreux habitants et quatre-vingt-dix villes, ajoute :

Parmi elles, Cnossos, grande ville où Minos
Régna, tous les neuf ans confident du grand Zeus[12].

cVoilà l’éloge qu’Homère, en peu de mots, décerne à Minos, éloge comme il n’en accorde à aucun autre héros. Que Zeus soit un sophiste[13] et que son art soit très beau, il l’a souvent montré ailleurs, mais il le montre particulièrement ici. Il dit, en effet, que Minos, tous les neuf ans, conversait avec Zeus et le fréquentait pour recevoir de lui des leçons, ce qui implique que Zeus était sophiste[14]. Or, que ce bienfait d’avoir été formé par Zeus, Homère ne l’ait attribué à aucun de ses héros, sauf à Minos, dc’est là un magnifique éloge. De plus, dans la descente aux enfers que raconte l’Odyssée, c’est Minos qu’il a représenté jugeant, avec un sceptre d’or à la main, et non pas Rhadamanthe[15]. Là, il n’a point donné à Rhadamanthe la fonction de juge, et nulle part, non plus, il ne l’a montré en relation avec Zeus. C’est pourquoi j’affirme que Minos est de tous les héros celui qu’Homère a le plus loué. Le fait que, parmi les fils de Zeus, il ait été le seul élevé par Zeus, est une louange que rien ne dépasse. Et ce vers :

Régna, tous les neuf ans confident du grand Zeus,

esignifie, en vérité, que Minos fut le disciple chéri de Zeus. Car les ὄαροι sont des discours et ὀαριστὴς est le confident. Minos passait une année sur neuf dans l’antre de Zeus, soit pour s’instruire, soit pour enseigner ensuite aux autres ce que dans cette dernière période il avait appris de Zeus. Il y en a qui comprennent par le mot ὀαριστὴς le commensal et le compagnon de jeux de Zeus. Mais voici la preuve que ceux qui l’entendent ainsi ne disent 320rien qui vaille : dans cette multitude de peuples grecs et barbares, il n’en est aucun qui s’abstienne des banquets et de ces sortes de plaisirs où paraît le vin, sauf les Crétois et, en second lieu, les Lacédémoniens, qui ont reçu cette tradition des Crétois[16]. En Crète, parmi les lois portées par Minos, il en est une ainsi formulée : ne pas boire jusqu’à l’ivresse dans les réunions. Or, évidemment, c’est ce qu’il jugeait lui-même honnête qu’il a également prescrit dans ses lois à ses concitoyens. Minos n’a certes pas, bà l’exemple d’un homme pervers, pensé d’une façon et agi de toute autre façon qu’il ne pensait : c’était, du reste, sa manière, comme je viens de le dire, de former à la vertu par des discours. Aussi établit-il pour ses concitoyens ces lois qui ont toujours fait le bonheur de la Crète et font celui de Lacédémone depuis qu’elle a commencé à les adopter comme des lois divines[17].

Quant à Rhadamanthe, il était certainement un homme de bien, car il fut formé par Minos. Il ne fut point formé cependant à tout l’art royal, cmais à une partie auxiliaire, à savoir, la présidence des tribunaux[18]. De là provient sa réputation de bon juge. C’est à lui que Minos confia la garde des lois dans la ville ; pour le reste de la Crète, ce fut à Talos. Talos parcourait trois fois l’an les bourgs, veillant à ce qu’on y observât les lois et il portait ces lois gravées sur des tablettes de bronze, ce qui lui valut le surnom d’homme de bronze[19].

Hésiode dit aussi des choses semblables de Minos, car faisant mention de son nom, dil ajoute :

C’est lui qui fut le plus royal des rois mortels ;
Il commandait aux foules d’hommes qui l’entouraient
Armé du sceptre de Zeus, Avec ce même sceptre il régnait aussi sur les cités[20].

Or, Hésiode n’entend pas autre chose, par ce sceptre, que l’enseignement de Zeus qui servait à Minos pour régenter la Crète.

Le disciple. — Mais alors, pourquoi donc, Socrate, s’est répandue cette renommée d’un Minos grossier et dur ?

eSocrate. — Pourquoi ? Pour une raison qui t’enseignera, mon bon ami, si tu es sage, toi et quiconque a souci de sa réputation, à prendre bien garde de ne jamais encourir la haine d’aucun poète. Les poètes, en effet, peuvent beaucoup pour la réputation des hommes en quelque sens qu’ils en parlent dans leurs poèmes, soit qu’ils les louent soit qu’ils les blâment. Or, Minos commit une faute en faisant la guerre à cette ville[21] où abondent, parmi toutes sortes de sages, des poètes en tout genre, mais principalement des poètes tragiques. La tragédie est ancienne ici ; elle ne commence pas, comme on croit, 321à Thespis et à Phrynichos[22], mais si tu veux y réfléchir, tu verras qu’elle est une invention tout à fait ancienne de notre cité. Or, de tous les genres de poésie, la tragédie est la plus populaire et la plus puissante sur les âmes. Aussi est-ce dans la tragédie que, mettant en scène Minos, nous nous vengeons de ces impôts qu’il nous força à payer. Ce fut donc la faute de Minos d’encourir notre haine, et voilà comment s’est produite cette mauvaise réputation dont tu demandais la cause. Mais que, bon et juste, comme il l’était, bil ait été comme nous le disions tout à l’heure, un excellent législateur, la meilleure preuve en est que ses lois subsistent sans aucun changement, comme celles d’un homme qui a trouvé la vérité pour le gouvernement de l’État[23].

Le disciple. — Tes raisons, Socrate, me paraissent vraisemblables.

Socrate. — Si je dis vrai, ne te semble-t-il pas alors que les Crétois, concitoyens de Minos et de Rhadamanthe, possèdent les lois les plus anciennes ?

Le disciple. — Il le paraît bien.

Socrate. — Ils ont donc été, parmi les anciens, les meilleurs législateurs et les meilleurs gardiens et pasteurs d’hommes, au sens où cHomère appelle aussi « pasteur de peuples »[24] le bon chef d’armée.

Le disciple. — Parfaitement.

Socrate. — Eh bien ! voyons, par Zeus, protecteur de l’amitié. Si on nous demande : en ce qui concerne le corps, le bon législateur, le bon pasteur, que donnera-t-il au corps pour fortifier la santé ? Nous saurions répondre exactement et en peu de mots : la nourriture et les exercices, celle-là pour le faire croître, ceux-ci pour l’affermir.

Le disciple. — Bien.

dSocrate. — Si donc on nous demandait ensuite : mais que donnera alors le bon législateur et le bon pasteur pour faire l’âme meilleure ? Que répondrions-nous, afin de n’avoir à rougir ni de nous-mêmes, ni de notre âge ?

Le disciple. — Pour ceci, je ne serais plus capable de le dire.

Socrate. — Mais c’est vraiment une honte pour notre âme à tous deux de constater qu’elle ignore ce qui constitue son bien et son mal, tandis qu’elle l’a découvert pour le corps et pour tout le reste.

  1. Xénophon, dans les Mémorables (IV, 4, 13) attribue au sophiste Hippias une définition du même genre : les lois de la cité ne sont pas autre chose que les prescriptions ou les défenses établies par les citoyens. Mais Socrate (4, 19), amène son interlocuteur à reconnaître l’existence des lois non écrites.
  2. D’après Pavlu (op. cit., p. 2), le pronom ταῦτα serait inexplicable et le disciple ne répondrait pas à la question de Socrate. Il faudrait supposer ici une lacune. Le sens du passage perdu serait : la loi est une découverte et comprend les décisions et les décrets des citoyens. — Nous croyons qu’il est inutile de supposer cette lacune. Ταῦτα est ici pour νόμος et le pluriel se justifie par l’attraction du pronom.
  3. C’est l’objection classique des sophistes pour opposer le caractère conventionnel de la loi au caractère réel de la nature.
  4. Ville d’Arcadie, un des principaux centres du culte de Zeus et de Pan.
  5. Aux objections faites par le disciple contre l’unité de la notion de loi, objections tirées de la diversité des lois humaines et des contradictions qui existent entre elles, Socrate oppose l’unité de l’espèce humaine relativement à la connaissance de la réalité. La thèse de l’unité de la vérité est impliquée dans ce passage. Tous les hommes, dans tous les pays, soumettent leur intelligence à ce qu’ils ont reconnu comme vrai. Or, la vérité est accessible à l’esprit, et, en toute matière, il se trouve des gens compétents qui savent la découvrir. Si donc la loi est l’œuvre d’un législateur qui possède la science, elle ne peut être pure convention, variable suivant les temps ou les pays, mais elle participe de l’immutabilité et de l’unité du réel. — Telle est la substance du raisonnement qui est vraiment platonicien.
  6. Les écrits médicaux furent très nombreux en Grèce, déjà au ve siècle, comme en témoigne la collection hippocratique. Il est fort probable que plusieurs traités techniques de cette collection furent composés à l’époque d’Hippocrate, et sans doute quelques-uns même, par lui. — Sur cette question, on lira avec profit le chapitre consacré par M. A. Diès à la médecine grecque, dans son ouvrage Autour de Platon, I, p. 12, Paris, Beauchesne, 1927. — Peut-être pourrait-on comprendre par les « règlements médicaux «, des écrits du genre de celui qui est contenu dans le corpus hippocraticum et qui a pour titre le Serment : cet opuscule énonce les diverses prescriptions auxquelles le médecin est tenu d’obéir.
  7. Th. Gomperz décrit en ces termes la direction que prit l’activité littéraire en Grèce dès le début du ve siècle : « Le temps était venu où l’empirisme routinier devait céder de plus en plus à la norme consciente. Il n’y eut guère de domaine dans la vie qui restât à l’abri de cette tendance. Là où on ne réforme pas, on codifie. Mais, en général, les deux choses marchèrent de front. Partout les ouvrages spéciaux firent leur apparition. Les manuels furent composés en grand nombre. Tout ce qui est du ressort de l’activité humaine fut soumis à des préceptes, et, si possible, ramené à des principes, la préparation des repas, comme l’exécution des œuvres d’art, l’exercice de la promenade, comme la direction des opérations militaires » (Les Penseurs de la Grèce, II, p. 476). On sait, en effet, que Démocrite composa un livre sur l’agriculture (Diog. Laërce, IX, 48), et Platon, dans Gorgias (518 b), fait allusion à un certain Mithaecos qui avait écrit un traité sur la cuisine sicilienne.
  8. Pavlu (op. cit., p. 4, note 1) pense, avec raison selon nous, que l’expression τοῦ σώματος doit être supprimée, car elle paraît inintelligible ou incorrecte. Probablement c’est une glose marginale très ancienne d’un commentateur qui voulait opposer les lois relatives à l’éducation du corps aux lois relatives à la formation de l’âme, et dont il est question un peu plus loin. La glose aura passé ensuite dans le texte. — Richards conserve le mot, mais ajoute πέρι ou ἄρχων. — Ce passage est une imitation du Politique 268 c et surtout 276 a.
  9. Marsyas, suivant la légende, découvrit le premier la flûte qui avait été abandonnée par Athéna. — Olympos, phrygien, d’après les uns, comme son amant Marsyas, mysien selon d’autres, aurait inventé, nous dit le scholiaste, l’harmonie musicale.
  10. Cf. Banquet 215 c.
  11. Historiquement, Minos semble avoir été un titre dynastique plutôt qu’un nom propre. Il y eut en Crète des Minos, comme en Égypte des Pharaons ou à Rome des Césars. Ces princes travaillèrent d’une façon remarquable à la prospérité et à la civilisation de leur pays. De là, la légende qui s’attache à leur nom (cf. Glotz, La civilisation égéenne, p. 172-185).
  12. Odyssée, XIX, 178 et suiv.
  13. Au sens étymologique (σοφὸς, homme habile). Cf. Républ., X, 596 d ; Ménon, 85 b : Cratyle, 403 e.
  14. D’après la légende, « quand Zeus eut pris la forme du divin taureau, Minos fut le fils, et, selon l’Odyssée, le « compagnon du grand Zeus ». Une fois désigné par la volonté céleste à la vénération des hommes, il devenait « roi pour une période de neuf ans ». Au bout de neuf ans, la puissance divine qui lui était insufflée était épuisée ; il devait la renouveler. Il gravissait la montagne sainte, pour converser, pour communier avec le dieu… il venait rendre des comptes à son père, se soumettre au jugement de son maître… » (Glotz, op. cit., p. 173).
  15. Odyssée, XI, 568. Ce passage est également cité par Platon, dans Gorgias, 526 d.
  16. Sur cette abstention des banquets et du vin, à Cnosse et à Lacédémone, cf. Lois, I, 636 et suiv. Platon blâme cette proscription absolue et veut, au contraire, qu’on utilise les banquets comme moyen d’éducation.
  17. « …Ce n’est pas sans raison que les lois de Crète sont renommées chez tous les Grecs ; elles sont bonnes, en effet, puisqu’elles rendent heureux ceux qui les observent » (Lois, I, 631 b).
  18. Cf. Politique, 305 c.
  19. Sur la légende de Talos, cf. Apollodore, Biblioth., I, 26.
  20. Ces vers n’ont pas été conservés ailleurs et on ne sait d’où ils sont tirés. Plutarque (Thésée c. 16) semble y faire allusion : Καὶ γὰρ ὁ Μινως ἀεὶ διετέλει κακῶς ἀκούων καὶ λοιδορούμενος ἐν τοῖς Ἀττικοῖς θεάτροις. Καὶ οὔτε Ἡσίοδος αὐτὸν ὤνησε, βασιλεύτατον προσαγορεύσας.
  21. Il s’agit d’Athènes.
  22. Thespis et Phrynicos représentent les deux premières générations de poètes tragiques (vie s.). Du second la Prise de Milet était célèbre, et causa une grande émotion parmi les Athéniens, irrités de ce qu’on avait représenté sur la scène un événement douloureux dont ils se sentaient en partie responsables. — À côté de Phrynichos, on cite généralement Choerilos et Pratinas (M. Croiset, Hist. de la Litt. gr., III3, p. 47 et suiv.).
  23. Sur les différentes interprétations de la légende par les historiens, interprétations favorables ou défavorables à Minos, cf. notice, p. 77 et suiv.
  24. Épithète fréquente chez Homère pour désigner les rois et les princes. Cf. v. g. Iliade, I, 263 ; ii, 85 ; Odyssée, IV, 532.