Les Rivaux (trad. Souilhé)/Notice

Notice sur Les Rivaux
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e  partiep. 154-161).
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NOTICE


I

LA COMPOSITION

Le dialogue Les Rivaux se distingue des dialogues précédents par sa forme plus littéraire et plus artistique. L’auteur a décrit le cadre où se déroule la discussion ; il a imaginé une mise en scène qui rappelle par endroits certains tableaux des premiers écrits de Platon ; on retrouve comme un écho, bien atténué, il est vrai, de Charmide ou de Lysis. Du reste, comme dans ces deux dialogues, la narration se substitue au drame et l’entretien n’est pas représenté, mais raconté.


Prologue.

Socrate est entré chez le grammairien Denys. Plusieurs adolescents sont là, travaillant et discutant entre eux avec passion. On songe à la fresque de Puvis de Chavannes, « la Philosophie » : des adolescents réunis autour de la Sagesse, vierge au visage à demi voilé, se penchent sur le sable où sont tracées des figures géométriques et cherchent à dérober aux sciences leurs secrets, comme les élèves du pédagogue Denys. — Deux jeunes gens plus âgés contemplent le spectacle, et c’est l’un d’eux que Socrate interroge sur l’objet de la discussion. Mais le jeune homme interpellé est un amateur d’exercices corporels, un gymnaste, nullement un intellectuel, et il n’a que mépris pour toutes les divagations philosophiques. L’autre, au contraire, son rival, indifférent à tout ce qui est culture physique, insouciant des belles performances, ne fait point cas des avantages du corps. Il se pique de philosophie

et déprécie à son tour le genre de vie de son compagnon. Le débat entre Zethos et Amphion[1] est ouvert de nouveau. Qui l’emportera du corps ou de l’esprit ? Socrate dirige la controverse, mais laissant de côté le sportif, ou même le prenant à l’occasion pour allié, il s’adresse à l’intellectuel et la discussion s’engage sur la nature de la philosophie.


I. Érudition
et Philosophie.

La philosophie n’est pas autre chose que l’acquisition de sciences toujours nouvelles. Elle est érudition.

Une telle définition mérite d’être discutée. Socrate amène son interlocuteur à reconnaître que la philosophie, tout comme la gymnastique ou la nourriture, n’est vraiment utile que si on la pratique avec mesure et non avec intempérance. Il faut dès lors trouver une norme de cette juste mesure. À qui s’adresser pour s’en instruire ? S’il s’agit du soin de la santé ou de la culture des champs, nous savons qui pourra nous conseiller, mais puisqu’il s’agit de l’âme, quel sera notre guide ? Devant l’incertitude de l’interlocuteur, Socrate propose d’examiner la question par un autre biais.


II. Philosophie
et Culture générale.

Quelles sciences doit apprendre celui qui veut philosopher, puisqu’il ne peut les apprendre toutes ? Celles qui conviennent aux hommes libres, sciences spéculatives évidemment, et nullement banausiques, celles qui procurent du renom à qui les possède. En somme, la philosophie est une culture générale de l’esprit. — Mais alors, objecte Socrate, le philosophe ressemble au pentathle qui est toujours inférieur aux coureurs et aux lutteurs. De même, le philosophe viendrait toujours après les hommes de métier, après les professionnels. Il serait un homme de second ordre. C’est bien cela, doit avouer le défenseur de la science. Le philosophe sait un peu de tout. Il touche à tout avec mesure. La

conséquence d’une telle conception, c’est que le philosophe

est un cire inutile, car dans les cas de nécessité, c’est l’homme de métier que l’on consultera et non le philosophe. Et s’il est inutile, il est mauvais, puisque l’utile s’identifie au bien, l’inutile au mal.


III. Philosophie
et connaissance
de soi-même.

Un pareil résultat nous oblige à reviser la définition. La vraie philosophie est, en fait, toute autre chose. Elle n’est ni érudition, ni culture superficielle de l’esprit. Mais elle consiste dans la pratique de la sagesse et de la justice, la sagesse qui nous apprend à nous connaître nous-mêmes, ainsi que les autres ; la justice qui nous apprend à redresser les torts. Cette science s’identifie, en somme, à la science du gouvernement, du gouvernement de soi et des siens d’abord, et aussi, à l’occasion, du gouvernement de la cité.

II

L’AUTEUR ET LA DATE DU DIALOGUE

Thrasylle place Les Rivaux dans la quatrième tétralogie, à côté des deux Alcibiade et d’Hipparque[2]. Mais il ne tient pas néanmoins pour absolument certaine l’authenticité de ce dialogue. Diogène-Laërce nous a rapporté son hésitation : « Si les Rivaux sont de Platon », disait Thrasylle, c’est Démocrite qui, sans être nommé, aurait représenté le type du philosophe amateur que Socrate comparait au pentathle[3].


L’auteur des Rivaux
et les dialogues
de Platon.

À part Grote en Angleterre et, chez nous, Waddington, il n’est guère, je crois, de critique moderne qui n’ait regardé les Rivaux comme apocryphe. Malgré un certain charme littéraire, quelques jolis traits, où du reste on devine aisément la main d’un imitateur, il est

difficile d’attribuer à Platon, même à Platon jeune, un écrit trop différent de sa manière habituelle. Les premiers dialogues ne mettent pas en scène des personnages anonymes, d’un caractère aussi insignifiant et dont le seul rôle est de donner la réplique à Socrate. Au contraire, l’art dramatique très développé atténue ce qui pourrait rappeler dans la discussion l’exercice d’école. Mais surtout, dans les Rivaux, on ne retrouve les doctrines platoniciennes que déformées. Est-ce Platon qui aurait défini la philosophie d’une façon aussi générale : la pratique de la sagesse et de la justice et qui aurait identifié, sans la moindre distinction, sagesse, justice, gouvernement de la maison, gouvernement des cités (138 b et suiv.) ? S’il rapprochait dans une même formule les deux termes σωφροσύνη et δικαιοσύνη, il avait soin, du moins, de ne pas les confondre[4].

L’auteur des Rivaux a lu certainement plusieurs œuvres de Platon, et il s’en inspire. Nous avons dit que les tableaux de Charmide avaient pu stimuler l’imagination de notre dialogiste ; peut-être a-t-il emprunté à son modèle la scène d’émotion provoquée par la vue de la jeunesse et de la beauté, mais on conviendra que la copie est bien pâle comparée à l’original[5]. N’est-il pas probable aussi que l’imitateur a voulu reprendre un thème discuté dans le même dialogue, et qu’il a transformé maladroitement la pensée de Platon ? Le Socrate de Charmide propose également de définir la sagesse (σωφροσύνη) la connaissance de soi-même, et cela en accord avec l’inscription de Delphes (164 d). Mais il s’agit d’interpréter la formule. Que peut-elle signifier ? Sans doute, on entend par là que le sage « est capable de se connaître, de s’examiner lui-même, de manière à se rendre compte de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore ; il est capable aussi d’examiner les autres sur ce qu’ils savent ou croient savoir... De sorte que la sagesse et la connaissance de soi-même consistent à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas » (167 a). Une telle hypothèse est pourtant insoutenable, car, sans parler d’autres difficultés (167 b et suiv.), une science semblable qui jugerait de ses propres connaissances et de celles des autres, supposerait une immense érudition : il faudrait, en effet, posséder toutes les techniques pour en pouvoir discuter (170 b, d). S’il en était ainsi, l’utilité de la sagesse serait incomparable : « Si le sage avait, comme nous le supposions d’abord, la connaissance de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore, en ce sens qu’il pût distinguer les choses qui lui sont connues de celles qui lui sont inconnues, et s’il avait le pouvoir de faire sur ceux qui seraient dans le même cas un travail de même sorte, ce serait pour nous un avantage immense d’être au nombre des sages : car nous vivrions exempts d’erreurs, nous les sages, et tous ceux qui seraient soumis à notre direction. Nous-mêmes, en effet, au lieu d’entreprendre des tâches dont nous serions incapables, nous les confierions aux hommes compétents, et nous ne permettrions à nos subordonnés aucune entreprise en dehors de celles qu’ils pourraient mener à bien, c’est-à-dire celles dont ils posséderaient la science. Ainsi, sous l’empire de la sagesse, toute maison serait bien administrée, toute cité bien gouvernée, et il en serait de même partout où régnerait la sagesse… » « Admettons qu’il puisse exister une science de la science, et accordons à la sagesse ce que nous lui avons accordé d’abord et refusé ensuite, la capacité de savoir ce qu’elle sait et ce qu’elle ne sait pas. Tout cela étant accordé, examinons de plus près si, dans ces conditions, elle peut nous être utile. Nous disions tout à l’heure qu’une telle sagesse serait un grand bien si elle dirigeait l’administration d’une maison ou d’une cité ; mais je ne crois plus, mon cher Critias, que nous eussions raison de le dire[6] ». Et le dialogue conclut par la réfutation de cette hypothèse séduisante, mais trop fragile.

De ces développements, l’auteur des Rivaux a retenu quelques traits : la sagesse, c’est la connaissance de soi et des autres[7]. Évidemment, cette connaissance n’est pas érudition, et, dans leur art, les techniciens sont supérieurs aux philosophes, mais ne faut-il pas l’assimiler à la science qui consiste à se rendre capable d’administrer judicieusement sa maison ou son pays ? La philosophie n’aurait-elle pas un rapport très étroit avec la politique ? L’hypothèse de Charmide, légèrement modifiée, est donc reprise ici, parfois même avec des formules qui se rapprochent étrangement du modèle[8], mais elle est affirmée comme une conclusion ferme de la controverse.

La critique de la définition qui fait de la philosophie une sorte de culture générale et superficielle, n’est-elle pas encore une réminiscence du dialogue qui a pour titre Euthydème ? Ce dilettante, au goût délicat, paré d’un vernis de toutes les sciences, capable de suivre les explications des techniciens, comme d’apporter un avis non dépourvu de sens, ce rhéteur, en un mot, qui touche à tout avec mesure[9], mais ne se laisse absorber par rien, cet intellectuel de seconde zone, toujours inférieur aux hommes de métier et qui occupe en tout, même dans le domaine politique, le second ou le troisième rang[10], ne fait-il pas songer au joli portrait, d’une ironie si fine, qui clôt la farce géniale qu’est Euthydème ? Là également, Socrate raille ce demi-philosophe, demi-politicien, qui, situé aux confins de la philosophie et de la politique, touche à l’une et à l’autre de ces sciences avec mesure[11], mais ne se livre à aucune complètement. Aussi reste-t-il inférieur aux deux, et ambitionnant le premier rang, il n’occupe jamais que le troisième[12].


Date du dialogue.

La date extrême que l’on puisse assigner à cet écrit doit être l’époque d’Ératosthène[13], car il semble bien que le nom de pentathle

décerné au savant géographe par des adversaires jaloux, fut emprunté aux Rivaux[14].

Certains critiques croient découvrir dans le dialogue des traces de polémique contre l’école aristotélicienne. D’après Brunnecke[15], toute la discussion sur la culture générale serait une satire du μέτριον, de la notion de mesure introduite par Aristote dans sa théorie de la vertu. Mal entendue, cette notion aurait été comprise comme une doctrine de la médiocrité et, pour ce fait, condamnée. De plus, le blâme si énergique formulé contre l’érudition, ne viserait-il pas des adversaires, ceux du Lycée évidemment, qui, à la suite de leur maître, s’adonnaient à des sciences si diverses[16] ?

L’intention polémique ne me semble pas évidente. Tels qu’ils sont exprimés, les développements sur l’inutilité d’une multitude de connaissances superficielles ou sur l’impossibilité d’acquérir un grand nombre de techniques, ne présentent rien de tellement personnel et ne sortent guère du domaine des banalités. Une docilité excessive à l’égard du modèle explique tout aussi bien le ton de la discussion. Du reste, les attaques contre la culture encyclopédique étaient un lieu commun utilisé par les différentes écoles. Platon, nous l’avons dit à propos du second Alcibiade, a plusieurs fois rabaissé la πολυμαθία, à l’exemple d’Héraclite, et Isocrate, se plaignant de ceux qui confondent la vraie philosophie avec l’inutile savoir des sophistes, se fait de celle-là une conception assez semblable à celle que nous lisons dans les Rivaux : « Ceux qui négligent les choses nécessaires et se plaisent aux hâbleries des sophistes, prétendent que c’est là philosopher ; ils dédaignent ceux qui travaillent à acquérir les sciences grâce auxquelles on pourra administrer convenablement ses propres biens et les affaires de la cité…[17] ».

On voit que l’auteur de notre dialogue ne pensait guère différemment de la philosophie et la rapprochait, comme Isocrate, de la science politique. Or, on sait combien cette tendance prédominait à l’Académie, comme en font foi les Lettres platoniciennes. Cet indice, de même que l’effort qui se manifeste dans les Rivaux pour imiter le genre et aussi reproduire les doctrines du Maître, telles qu’on les interprétait après sa mort, nous porteraient à croire que l’auteur du dialogue fut un Académicien. Peut-être écrivait-il à une époque où l’école platonicienne se détournait de la dialectique pour s’occuper de préférence des problèmes moraux, c’est-à-dire au temps de Polémon, le successeur de Xénocrate[18]. Sous l’impulsion de ce scolarque, en effet, l’Académie dirigea surtout ses efforts vers les choses pratiques et négligea de plus en plus la pure spéculation[19]. C’est, sans doute, un écho de ces tendances nouvelles que nous retrouvons dans les Rivaux.

III

LE TEXTE

Le texte de la présente édition a été établi d’après les mêmes manuscrits qui ont été utilisés pour Hipparque.

Bodleianus 89 (B).

Venetus T.

Windobonensis 54 (W).


  1. Dans une scène fameuse de sa pièce Antiope, dont nous ne possédons que quelques fragments, Euripide discutait la valeur respective de la vie d’action et de l’art. Zethos et Amphion, fils jumeaux d’Antiope, représentaient les deux points de vue opposés. Le premier vantait les mérites des exercices militaires ; le second exaltait la musique, au détriment du métier des armes.
  2. Diogène-Laërce, III, 59.
  3. Diogène-Laërce, IX, 87 « Εἴπερ οἱ Ἀντερασταὶ Πλάτωνος εἰσι », φησὶ Θρασύλλος, « οὗτος [Démocrite] ἂν εἴη ὁ παραγενόμενος ἀνώνυμος, τῶν περὶ Οἰνοπίδην καὶ Ἀναξαγόραν ἕτερος, ἐν τῇ πρὸς Σωκράτην ὁμιλίᾳ διαλεγόμενος περὶ φιλοσοφίας, ᾦ, φησίν, ὁ φιλόσοφος ὡς πεντάθλῳ ἔοικεν. ».
  4. Cf. une série de textes dans mon travail La Notion platonicienne d’Intermédiaire dans la philosophie des dialogues, Paris, Alcan, 1919, p. 117-128.
  5. Comparer Charmide 154 c et Rivaux 133 a.
  6. Charmide, 171 d e ; 172 c d (traduct. A. Croiset, tome II des Œuvres complètes de Platon, dans la Collection Guillaume Budé).
  7. Rivaux, 138 b.
  8. Comparer Rivaux 138 a et Charmide 165 a, Rivaux 138 b et Charmide 167 a. Voir aussi les développements sur les différentes techniques et sur l’utilité de la philosophie ou de la sagesse, dans Rivaux 136 b-137 b et dans Charmide 170 c-171 d. — Pour l’assimilation de la sagesse d’une part, de l’autre de la philosophie avec la bonne administration de la maison ou de la cité, cf. Charmide 171 e, 172 d et Rivaux 138 b-fin.
  9. Rivaux 136 b.
  10. Rivaux 139 a.
  11. Euthydème, 305 d μετρίως μὲν γὰρ φιλοσοφίας ἔχειν, μετρίως δὲ πολιτικῶν
  12. Euthyd., 306 cκαὶ τρίτοι ὄντες τῇ ἀληθείᾳ ζητοῦσι πρῶτοι δοκεῖν εἶναι.
  13. Ératosthène naquit dans le premier quart du iiie siècle et mourut dans les premières années du second siècle, à 80 ans environ.
  14. Cf. la notice de Suidas : διὰ δέ τὸ δευτερεύειν ἐν παντὶ εἴδει παιδείας τοῖς ἄκροις ἐγγίσασι [ἐγγίσαντα Meursius] τὰ βήματα [βῆτα et om. τὰ Meursius] ἐπεκλήθη. οἱ δὲ καὶ δεύτερον ἢ νέον Πλάτωνα· ἄλλοι, Πένταθρλον ἐκάλεσαν.
  15. De Alcibiade II qui fertur Platonis.
  16. Guill. Werner, De Anterastis dialogo pseudo-platonico, Darmstadt, 1912.
  17. Antidosis, 26, 27.
  18. Polémon dirigea l’Académie de 314 à 270.
  19. Cf. Diog. IV, 18 : ἔφασκε δὲ ὁ Πολέμων δεῖν ἐν τοῖς πράγμασι γυμνάζεσθαι καὶ μὴ ἐν τοῖς διαλεκτικοῖς θεωρήμασι.