Les Rivaux (trad. Souilhé)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Rivaux.

Les Rivaux
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e partiep. 162-188).

LES RIVAUX

[ou Sur la Philosophie, éthique.]


Prologue.

132J’entrai chez Denys le grammairien[1] et j’y vis des jeunes gens qui paraissaient être les mieux doués au point de vue physique et devaient appartenir à des familles considérées ; il y avait là aussi leurs amants. Or, deux adolescents étaient en train de discuter. Sur quoi ? je ne l’entendis pas très bien. Il me sembla toutefois que c’était au sujet d’Anaxagore et d’Œnopide[2] ; ils traçaient des cercles bet simulaient des inclinaisons en s’appuyant sur leurs mains et ils s’appliquaient fort[3]. Moi, me trouvant assis auprès de l’amant d’un des deux, je le poussai du coude et lui demandai de quoi donc s’occupaient si attentivement ces adolescents ; je lui dis : « C’est assurément quelque chose de grand et de beau qu’ils font si sérieusement ? »

Mais lui de me répondre : « Que me parles-tu de grande et belle chose ? Ils bavardent sur les astres et débitent des sornettes philosophiques ».

cJe fus surpris de sa réponse et demandai « Jeune homme, philosopher te semble-t-il si méprisable ? Pourquoi parles-tu si âprement ? »

L’autre, son rival qui était assis auprès de lui et avait entendu ma question et sa réponse, me dit : « À quoi bon lui demander, Socrate, s’il juge la philosophie méprisable ? Ne sais-tu pas qu’il passe sa vie à lutter, à s’empiffrer et à dormir[4] ? Aussi que veux-tu dqu’il te réponde sinon que la philosophie est chose méprisable » ?

Ce dernier s’occupait de musique[5], tandis que l’autre qu’il gourmandait, s’adonnait à la gymnastique. Je crus devoir laisser de côté le premier, celui que j’avais interrogé, parce qu’il n’avait aucune prétention d’être habile en discours, mais en œuvres, et je voulus m’adresser à celui qui se piquait d’être plus savant, pour voir si je pourrais tirer de lui quelque profit. Je lui dis donc : « Ma question était pour vous deux ; si tu te juges capable de mieux répondre que lui, je te fais la même demande : penses-tu que philosopher soit beau, oui ou non » ?

133À peine avions-nous ainsi parlé que les adolescents nous ayant entendus firent silence et, cessant leurs discussions, se mirent à nous écouter. Ce qu’éprouvèrent les amants, je ne sais, mais pour moi, je fus tout troublé : je suis toujours troublé par la vue de la jeunesse et de la beauté. Il me parut cependant que l’autre n’était pas moins ému que moi, ce qui ne l’empêcha pas de me répondre avec un air avantageux[6] : b« Si jamais, Socrate, je jugeais que philosopher est méprisable, je ne me regarderais plus comme un homme, ni moi, ni quiconque serait dans de pareilles dispositions, dit-il, en visant son rival et en parlant bien fort pour se faire entendre de celui qu’il aimait ».

Je repris : « Cela te semble donc beau de philosopher » ?

« Parfaitement », répondit-il.

« Eh quoi ! poursuivis-je, te paraît-il possible de savoir d’une chose quelconque qu’elle est belle ou laide, si l’on ne sait d’abord ce qu’elle est » ?

c« Non », dit-il.

« Tu sais donc, repartis-je, ce que c’est que philosopher » ?

« Parfaitement », répliqua-t-il.

« Qu’est-ce donc », demandai-je ?


I. Érudition
et philosophie.

« Que serait-ce, sinon ce qu’a pensé Solon ? Solon a dit, en effet, quelque part :


Je vieillis ne cessant d’étendre mon savoir[7].

Et je crois, de fait, qu’il faut toujours acquérir du nouveau que l’on soit jeune ou vieux, si l’on veut devenir philosophe, afin d’apprendre le plus que l’on pourra durant sa vie ».

Au premier aspect, sa réponse ne me parut pas dénuée de sens ; puis, après avoir un peu réfléchi, je lui demandai si par philosophie, il entendait l’érudition.

Et lui : « Tout à fait », répondit-il.

d« Mais penses-tu que la philosophie soit belle seulement, ou encore qu’elle est bonne », repris-je.

« Qu’elle est de plus très bonne, dit-il ».

« Est-ce seulement dans la philosophie que tu remarques cette caractéristique, ou te semble-t-elle aussi se trouver ailleurs ?

Par exemple, la culture gymnastique est-elle, selon toi, non seulement belle, mais encore bonne, oui ou non » ?

Lui, avec beaucoup d’ironie, fit deux réponses : « À celui-ci je dirais qu’elle n’est ni l’une ni l’autre ; mais devant toi, Socrate, eje reconnais qu’elle est belle et bonne, car je pense juste ».

Je l’interrogeai alors : « Eh bien ! crois-tu que ce soit dans l’abondance des exercices que consiste la culture gymnastique » ?

Et lui de répondre : « Parfaitement, de même qu’en matière de philosophie, c’est l’érudition que je considère comme la philosophie ».

Je repris : « Crois-tu donc que ceux qui cultivent la gymnastique désirent autre chose que se procurer la santé du corps » ?

« C’est cela qu’ils désirent ».

« Or, est-ce la quantité d’exercices, continuai-je, qui procure la santé » ?

134« Mais, répliqua-t-il, comment avec peu d’exercices pourrait-on se bien porter » ?

Il me parut bon à ce moment de stimuler l’amateur de sport pour qu’il vînt à mon aide avec son expérience de la gymnastique. M’adressant alors à lui : « Et toi, pourquoi ne dis-tu rien, excellent homme, quand il parle ainsi ? Es-tu également de cet avis que les hommes se portent bien, grâce à la quantité des exercices, — ou grâce à des exercices modérés » ?

« Pour moi, Socrate, répondit-il, je pensais que même un porc, comme on dit[8], bsaurait que les exercices modérés donnent la santé ; — pourquoi pas un homme qui ne dort ni ne mange, un homme au cou délicat, émacié par la méditation[9] » ? Ces paroles égayèrent les adolescents qui éclatèrent de rire. Quant à l’autre, il rougit.

Je repris : « Eh bien ! accordes-tu maintenant que ce ne sont ni les exercices nombreux, ni les exercices trop rares qui donnent la santé aux hommes, mais les exercices modérés ? ou veux-tu soutenir contre nous deux ton opinion » ?

c« Contre lui, me répondit le premier, je combattrais très volontiers et je sais bien que je serais en état de soutenir la proposition que j’ai avancée, fût-ce même une proposition encore moins solide — car cela ne fait rien —, mais avec toi, je ne veux pas chicaner de façon paradoxale. Aussi j’avoue que ce ne sont pas les exercices nombreux, mais les exercices modérés qui donnent aux hommes une bonne constitution ».

« Et s’il s’agit de la nourriture ? Sera-ce une nourriture modérée ou abondante » ? continuai-je.

Il fut de mon avis aussi pour la nourriture.

dEt je le forçai encore de convenir d’une façon générale pour tout ce qui concerne le corps que ce qu’il y a de plus utile, c’est la mesure, mais non l’abondance ou la pénurie ; et il m’accorda que c’était la mesure.

« Et qu’en est-il, lui dis-je, pour ce qui concerne l’âme ? Est-ce la mesure qui lui est utile dans les aliments qu’on lui sert, ou l’excès » ?

« La mesure », répondit-il.

« Or, parmi les aliments servis à l’âme, n’y a-t-il pas aussi les sciences » ?

Il en convint.

« Et pour ces sciences, c’est donc la mesure qui est utile, non l’abondance » ?

Il le reconnut.

e« Mais à qui faudrait-il nous adresser pour demander quelle est la mesure d’exercices et de nourriture qui convient au corps » ?

Nous fûmes tous trois d’avis que c’était au médecin ou au pédotribe[10].

« Et s’il s’agit de jeter en terre la semence, qui nous indiquera la juste mesure » ?

Cette fois, ce sera le laboureur, nous en sommes tombés d’accord.

« Mais s’il s’agit d’implanter dans l’âme et d’y déposer la semence des sciences, qui devrons-nous interroger pour savoir de quelle quantité et qualité sera faite la mesure » ?

135Là-dessus, nous fûmes tous fort embarrassés. Et moi, je leur fis en plaisantant une proposition : « Voulez-vous, leur dis-je, puisque nous sommes dans l’embarras, que nous demandions cela à ces enfants ? Rougirions-nous peut-être comme les prétendants dont parle Homère, qui refusaient de laisser tendre l’arc à un autre[11] » ?


II. Philosophie
et Culture
universelle.

Comme ils me paraissaient perdre courage dans cette discussion, j’essayai d’examiner la question par un autre biais et je demandai : « Quelles sont donc surtout, selon nous, les sciences que doit apprendre celui qui s’occupe de philosophie, puisqu’il ne doit les apprendre ni toutes, ni en grand nombre » ?

bPrenant alors la parole, le savant répondit : « Les plus belles sciences et celles qui conviennent le mieux sont celles qui permettent d’acquérir le plus grand renom en philososophie. Or, la façon d’acquérir le plus grand renom serait de se montrer expert dans tous les arts, au moins dans la plupart et dans ceux surtout qui en valent la peine, apprenant de ces arts ce qu’il convient à des hommes libres d’en apprendre, tout ce qui est du domaine de l’intelligence, non de celui du travail manuel ».

« Entends-tu par là, lui demandai-je, ce que nous montre l’art de la construction ? cLà, tu aurais un ouvrier pour cinq ou six mines, mais un bon architecte, pas à moins de dix mille drachmes : c’est qu’ils sont rares, même dans toute la Grèce. Est-ce quelque chose comme cela que tu veux dire » ? Il accorda, après m’avoir entendu, que c’était bien là ce qu’il voulait dire.

Alors je lui demandai s’il n’était pas impossible pour le même homme d’apprendre seulement deux arts de cette façon, à plus forte raison un grand nombre et des arts importants. Mais lui : « Ne t’imagine pas, Socrate, répondit-il, que je veuille dire que celui qui cultive la philosophie doive posséder de chacun de ces arts une connaissance aussi minutieuse que l’aurait le professionnel. dIl doit en savoir ce qui convient à un homme libre et instruit, pour pouvoir suivre les explications de l’homme de métier mieux que tous ceux qui l’écoutent et être capable de développer son avis de manière à paraître le plus fin connaisseur et le plus avisé parmi tous ceux qui assistent à quelque leçon sur les arts ou les voient mettre en pratique ».

Et moi, ne comprenant pas encore ce qu’il voulait dire, je lui demandai : « Est-ce que je comprends bien ce que tu entends par le philosophe ? eTu m’as l’air de le rapprocher de ce que sont dans les combats les pentathles par rapport aux coureurs et aux lutteurs[12]. Les premiers, en effet, sont inférieurs à ceux-ci dans les exercices qui leur sont propres et ils viennent après eux, mais relativement aux autres athlètes, ils tiennent le premier rang et l’emportent sur eux. Peut-être est-ce un peu cela que produit, d’après toi, la philosophie chez ceux qui en font leur occupation : ils sont intérieurs aux techniciens 136en ce qui concerne l’intelligence des arts, mais ils occupent le second rang et sont supérieurs aux profanes. Ainsi celui qui cultive la philosophie est-il en tout un homme de second ordre. C’est bien quelqu’un de ce genre que tu me parais décrire ».

« Tu me sembles avoir bien compris, Socrate, répondit-il, ce qui a trait au philosophe, en le comparant au pentathle. Il est vraiment homme à éviter de se laisser asservir par aucune chose et à ne se donner de peine pour rien avec trop de perfection, bde peur que le soin accordé à un seul objet ne le mette pour tous les autres en état d’infériorité, ainsi que les spécialistes. Mais il touche à tout avec mesure ».

Après cette réponse, désireux de saisir clairement sa pensée, je lui demandai si les gens de bien étaient, selon lui, utiles ou inutiles.

« Utiles, assurément, Socrate », dit-il.

« Si les gens de bien sont utiles, les méchants sont inutiles » ?

Il en convint.

« Mais alors, les philosophes, sont-ils des hommes utiles, d’après toi, oui ou non » ?

cIl convint qu’ils étaient utiles et déclara même les compter parmi les plus utiles des hommes.

« Voyons, si tu dis vrai, où nous sont-ils utiles, ces hommes de second ordre ? car il est évident que chaque professionnel, dans son métier, l’emporte sur le philosophe ».

Il en convint.

« Eh bien ! repris-je, si toi ou quelqu’un de tes amis auquel tu tiens beaucoup, veniez à tomber malade, pour obtenir la guérison, est-ce cet homme de second ordre que tu appellerais chez toi, dou convoquerais-tu le médecin » ?

« Pour moi, les deux », répondit-il.

« Ne me dis pas les deux, poursuivis-je, mais lequel des deux, de préférence et tout d’abord » ?

« Personne, répliqua-t-il, n’hésiterait à faire choix du médecin, de préférence et tout d’abord ».

« Mais quoi, sur un vaisseau battu par la tempête, à qui te confierais-tu de préférence, toi et tes biens, au pilote ou au philosophe » ?

« Au pilote assurément ».

« Et n’en est-il pas de même pour tout le reste ? Tant qu’il y a un homme du métier, le philosophe n’est pas utile ».

e « À ce qu’il paraît », dit-il.

« N’est-ce pas dire par là que le philosophe est un être inutile ? Car il y a toujours quelque part des hommes de métier. Or, nous avons reconnu que les gens de bien sont utiles et les méchants, inutiles ».

Il fut forcé d’en convenir.

« Et la suite, vais-je te la demander, ou n’est-ce pas abuser » ?

« Demande ce que tu voudras ».

« Je désire simplement résumer les propositions que nous avons admises. Or, les voici : nous avons accordé que la philosophie est belle, 137que les philosophes sont bons et que les gens de biens sont utiles, tandis que les méchants sont inutiles ; de par ailleurs, nous avons également accordé que les philosophes, tant qu’il existe des gens de métier, sont inutiles, et qu’il y a toujours des gens de métier. Tout cela n’a-t-il pas été accordé »[13] ?

« Parfaitement », dit-il.


III. Définition
socratique
de la philosophie.

« Nous avons donc accordé, apparemment, et cela d’après tes propres paroles, — si toutefois être philosophe, c’est connaître les arts de la façon que tu dis —, bque les philosophes sont méchants et inutiles, tant qu’il

y aura les arts parmi les hommes. Pourtant, attention ! ami, ils pourraient bien ne pas l’être, et philosopher pourrait bien ne pas consister à s’adonner à l’étude des arts, ni à vivre dans la préoccupation continuelle de questions étrangères[14], ni à se procurer un grand nombre de connaissances, mais en toute autre chose, — s’il est vrai, comme je le crois, que tout cela est bien dégradant et qu’on appelle manœuvres ceux qui s’appliquent aux arts[15]. Du reste, pour voir plus clairement si je dis vrai, voudrais-tu répondre à cette question : quels sont ceux qui savent dresser les chevaux ? Ceux qui les rendent excellents, cou d’autres »[16] ?

« Ceux qui les rendent excellents ».

« Et les chiens ? Ceux qui savent les rendre excellents ne savent-ils pas également les dresser » ?

« Oui ».

« C’est donc le même art qui rend excellent et qui dresse » ?

« Il me le semble », dit-il.

« Mais quoi ! Cet art qui rend excellent et qui dresse, est-ce le même encore qui discerne les bons et les méchants, ou est-ce un autre » ?

« Le même », dit-il.

« Voudras-tu aussi accorder que, pour les hommes, l’art de les rendre excellents dest le même que l’art de les redresser et de discerner les bons et les méchants » ?

« Parfaitement », répondit-il.

« Ce qui vaut pour un, ne vaut-il pas pour plusieurs, et ce qui vaut pour plusieurs, ne vaut-il pas pour un » ?

« Oui ».

« Qu’il s’agisse de chevaux ou de toute autre sorte d’animaux » ?

« Je l’avoue ».

« Quelle est donc la science qui, dans les cités, redresse ceux qui s’abandonnent au désordre ou transgressent les lois ? N’est-ce pas la science judiciaire »[17] ?

« Oui ».

« Y en a-t-il une autre que tu appelles aussi justice[18], ou est-ce la même » ?

« Pas une autre, mais c’est la même ».

e« N’est-ce pas la même science qui sert à redresser et à discerner les bons et les méchants » ?

« Oui, la même ».

« Et quiconque en discerne un, pourra aussi en discerner plusieurs » ?

« Oui ».

« Et qui ne peut en discerner plusieurs, n’en discernera pas non plus un seul » ?

« Je l’avoue ».

« Si donc un cheval ne peut discerner les bons et mauvais chevaux, il serait aussi incapable de discerner ce qu’il est lui-même » ?

« Je l’avoue ».

« Et un bœuf qui serait incapable de discerner les bons et mauvais bœufs, ne serait-il pas incapable aussi de discerner ce qu’il est lui-même » ?

« Oui », répondit-il.

« De même, s’il s’agit d’un chien » ?

Il l’accorda.

« Eh quoi ! Quand c’est un homme qui est incapable de discerner les hommes bons et méchants, 138ne sera-t-il pas inca- pable de discerner s’il est bon ou méchant lui-même, puisqu’il est homme aussi » ?

Il le concéda.

« Or, s’ignorer soi-même, est-ce posséder la sagesse ou manquer de sagesse » ?

« Manquer de sagesse ».

« Par conséquent, se connaître soi-même, c’est être sage » ?

« Je l’avoue », dit-il.

« Voilà donc, apparemment, ce que recommande l’inscription de Delphes[19] : pratiquer la sagesse et la justice ».

« Apparemment ».

« Mais n’est-ce pas précisément cette même vertu qui nous apprend à redresser » ?

« Oui ».

b« Donc, n’est-il pas vrai, la vertu qui nous apprend à redresser, c’est la justice ; celle qui nous apprend à connaître distinctement et nous-mêmes et les autres, c’est la sagesse » ?

« Apparemment », dit-il.

« Donc, justice et sagesse, c’est la même chose » ?

« Il le paraît ».

« Et de même les cités sont, elles aussi, bien régies, quand les méchants sont punis ».

« Tu dis vrai », répondit-il.

« Et voilà ce qu’est la science politique ».

Il fut encore de cet avis.

« Mais quand un seul homme gouverne bien un État, ne l’appelle-t-on pas tyran et roi » ?

« J’en conviens ».

« N’est-ce pas au moyen de la science royale et tyrannique qu’il gouverne » ?

« Certainement ».

c« Et ces sciences, ne sont-elles pas identiques aux précédentes » ?

« Elles le paraissent ».

« Mais quand un particulier gouverne bien sa maison, quel nom lui donne-t-on ? N’est-ce pas celui d’administrateur et de maître » ?

« Oui ».

« Or, lui aussi, est-ce par la justice qu’il administre bien sa maison, ou par une autre science » ?

« Par la justice ».

« C’est donc, selon toute apparence, la même chose, roi, tyran, politique, administrateur, maître, sage, juste ; et c’est une seule et même science que la science royale, tyrannique, politique, despotique, économique, la justice, la sagesse ».

« Il paraît bien qu’il en est ainsi », répondit-il.

« Sera-t-il donc honteux pour un philosophe, lorsqu’un médecin parle devant lui de malades, dde ne pouvoir suivre ce qu’on expose et d’être incapable d’apporter son avis sur ce qui se dit ou se fait, — de même, si c’est quelque autre professionnel qui parle ? Mais quand c’est un juge, un roi, ou quelqu’autre de ceux que nous venons d’énumérer, ne serait-il pas honteux de ne pouvoir les suivre dans leurs développements et d’être incapable d’apporter son avis sur les sujets qu’ils traitent »[20] ?

« Comment ne serait-il pas honteux, Socrate, en des matières si importantes, de n’avoir aucun avis à donner » ?

« Eh bien ! en tout cela, soutiendrons-nous donc, continuai-je, eque le philosophe doit-être un pentathle, un homme de second ordre, le second en tout, et inutile tant qu’il y aura quelqu’un d’entre eux, ou plutôt n’affirmerons-nous pas qu’il doit d’abord gouverner sa maison, sans en abandonner la conduite à un autre, et en cela ne pas tenir le second rang, mais qu’il lui faut redresser et juger avec justice, pour que sa maison soit bien administrée » ?

Il fut d’accord avec moi.

« Ensuite, évidemment, soit que ses amis s’en remettent à son arbitrage, soit que la ville lui assigne une affaire à examiner ou à juger[21], 139 ne serait-il pas honteux, mon ami, qu’en ces conjonctures il se montre un homme de second ou de troisième ordre, plutôt qu’un chef » ?

« Il me le semble ».

« Il s’en faut donc de beaucoup, excellent ami, que la philosophie se confonde avec l’érudition et qu’elle soit l’étude des sciences techniques ».

À ces mots, le savant, tout honteux de ce qu’il avait dit, garda le silence ; l’ignorant déclara que c’était la vérité et les autres applaudirent à mes paroles.


  1. Un des maîtres de Platon. Cf. Diog.-L., III, 4.
  2. Œnopide de Chios, géomètre et astronome célèbre, un peu plus jeune qu’Anaxagore. Diels, Die Fragm. der Vorsok., I, 29.
  3. Les jeunes gens étudient, d’après les théories d’Anaxagore et d’Œnopide l’obliquité de l’écliptique. Diogène Laërce (II, 9) attribue à Anaxagore l’opinion suivant laquelle les astres se mouvaient d’abord latéralement à la terre et, par conséquent, ne pouvaient jamais descendre au-dessous d’elle. Plus tard seulement, se produisit l’inclinaison de l’axe terrestre (ὕστερον δὲ τὴν ἔγκλισιν λαβεῖν).
  4. Galien confirme cette opinion du dialogiste sur les athlètes et décrit en termes analogues leur manière de vivre : ὅλον γὰρ ἑωρῶμεν αὐτῶν τὸν βίον ἐν ταύτῃ τῇ περιόδῳ συστρεφομένων, ἢ ἐσθιόντων, ἢ πινόντων, ἢ κοιμωμέντων, ἢ ἀποπατούνων, ἢ κυλινδουμένων ἐν κόνει τε καὶ πηλῷ (Ad. Thrasyb., c. 87).
  5. La musique comprend les belles-lettres et les beaux-arts. Platon, dans la République, II, 376 e, distingue dans l’éducation deux parties, dont l’une s’adresse au corps : c’est la gymnastique ; l’autre, à l’âme, et c’est la musique. Voir aussi. Lois, VII, 795 d.
  6. Cf. Charmide, 162 c : Καὶ ὁ Κριτίας δῆλος μὲν ἦν καὶ πάλαι ἀγωνιῶν καὶ φιλοτίμως πρός τε τὸν Χαρμίδην καὶ τοὺς παρόντας ἔχων…
  7. Platon fait allusion à ce vers bien connu dans Lachès, 188 b, 189 a, et dans la République, VII, 536 d. Mais tandis que, dans ce dernier dialogue, la maxime est rejetée par Socrate, dans Lachès elle est interprétée par les interlocuteurs de Socrate, Nicias et Lachès, dans un tout autre esprit que par le jeune homme des Rivaux. Les premiers, en effet, font moins de cas de la quantité des connaissances que de leur qualité, et ils ne confondent pas la philosophie avec la pure érudition.
  8. La correction proposée par Hermann (κἄν ὖν au lieu de καὶ νῦν), paraît assez vraisemblable. Le texte, dans ce cas, pourrait être une imitation de Lachès, 196 d : Κατὰ τὴν προιμίαν ἄρα τῷ ὄντι οὐκ ἂν πάσα ὗς γνοίη οὐδ’ ἀνδρεία γένοιτο. Cf. la scholie à ce passage : κἄν κύων κἄν ὗς γνοίη, ἐπὶ τοῦ ῥᾳδίου καὶ εὐγνώστου, ὥστε καὶ τὰ ἀμαθέστατα ζῶα καταμαθεῖν.
  9. Cf. la réponse du sportif au portrait que son compagnon a fait de lui un peu plus haut (182 c). L’expression ἀτριβὴς τράχηλος signifie proprement « le cou qui n’est pas usé par le frottement du joug ». Quant à la formule λεπτὸς ὑπὸ μεριμνῶν, c’était une plaisanterie assez ordinaire à l’adresse des philosophes. Voir Aristophane, Nuées, 1406. Et le vers 101, où Socrate et Chéréphon sont traités tous deux de μεριμνοφροντισταί.
  10. Platon rapproche souvent le médecin du pédotribe ou maître de gymnastique. Cf. Protagoras, 313 d ; Criton, 47 b, Gorgias, 504 a. Il ne distingue pas encore, comme on le fera plus tard, le παιδοτρίβης du γυμναστής. Les deux sont presque synonymes, ainsi que le fait remarquer Galien (Ad. Thrasyb., c. 33). À l’époque de Galien, le pédotribe, simple praticien, sera subordonné au gymnaste, théoricien des exercices corporels. Cf. G. Fougères, art. Paidotribes in Dict. des Antiquités grecques et romaines, par Daremberg et Saglio, IV, 1, 277.
  11. Odyssée, XXI, 285.
  12. Le pentathle (πένταθλον) était un exercice agonistique composé de cinq épreuves : la lutte, le saut, la course, le disque, le pugilat. Philostrate, dans son traité sur la Gymnastique, c. 3, raconte qu’avant l’époque de Jason on décernait une couronne pour chacune de ces épreuves, et toutes avaient leur spécialiste qui régulièrement remportait la victoire dans l’exercice qu’il cultivait de préférence : Télamon était le premier pour le disque ; Lyncée, pour le javelot ; les Boréades pour la course et le saut. Or Pélée était le second en tout, sauf pour la lutte. Quand les Argonautes concoururent à Lemnos, Jason, voulant être agréable à Pélée, réunit les cinq concours et permit ainsi à Pélée de recueillir la victoire (cf. Ph.-É. Legrand, art. Quinquertiam in Dict. d’Aremberg et Saglio, IV, i, 804). Les anciens admettaient généralement que le πένταθλος était supérieur dans les épreuves du saut, du disque et du javelot, mais que dans celles de la course et de la lutte, il se laissait devancer par les lutteurs et coureurs de profession. En dehors de notre texte, cf. Arrien, Dissert. Epict., III, i, 5 (voir Ph.-É. Legrand, art. cit., 806). Démocrite, suivant Diog. Laërce, aurait mérité le surnom de pentathle, à cause du caractère encyclopédique de ses connaissances qui s’étendaient à la physique, à la morale, aux mathématiques… en un mot à toutes les sciences (καὶ περὶ τεχνῶν πᾶσαν εἶχεν ἐμπειρίαν, IX, 37. Cf. dans notre dialogue, le portrait de l’érudit qui, lui aussi, doit passer pour un connaisseur en toutes sortes de matières : τῶν τεχνῶν ἔμπειρος εἶναι πασῶν 135 b).
  13. Cette satire du philosophe tel que le conçoit l’érudit du dialogue, c’est-à-dire, comme un homme qui touche à toutes les sciences et n’en approfondit aucune, rappelle la caricature que Platon a si joliment crayonnée dans Euthydème : le philosophe amateur veut prendre une teinture des diverses sciences, et finalement il reste inférieur aux spécialistes. Voir la notice, p. 110. On trouve, par contre, un éloge de l’homme à la culture encyclopédique (ὁ περὶ πᾶν πεπαιδευμένος) chez Aristote, Eth. Nicom. Α, 1094 b 23-1095 a 2.
  14. Pour Platon, la justice consiste à s’occuper de ses propres affaires et à ne point s’inquiéter des choses étrangères : Καὶ μὲν ὅτι γε τὸ τὰ αὑτοῦ πράττειν καὶ μὴ πολυπραγμονεῖν δικαιοσύνη ἐστί… (Rép., IV, 433 a). Or, l’auteur du dialogue qui, dans la suite de la discussion, assimilera la philosophie à la science de la justice, reprend et développe les idées de la République : l’érudition est inutile à la vie, puisqu’elle néglige la seule connaissance nécessaire ; la connaissance de soi, pour se livrer à des études étrangères au soin de l’âme.
  15. Les βάναυσοι sont, à proprement parler, les gens qui s’adonnent à un métier et qui appartiennent à la classe des artisans, gagnant leur vie par le travail des mains.
  16. Sur le rôle du châtiment qui, appliqué d’une façon raisonnable, améliore ceux qui en sont l’objet, cf. Gorgias, 476 e et suiv. : βελτίων τὴν ψυχὴν γίγνεται, εἴπερ δικαίως κολάξεται (477 a). Et un peu plus haut, Platon a expliqué que δικαίως κολάζειν équivaut à ὀρθῶς κολάζειν (476 e).
  17. Cf. le rôle de la δικαστική, comparée à la médecine, dans Républ., III, 409 e, 410 a.
  18. Le Socrate du Gorgias explique également que, lorsqu’on punit conformément à la raison, c’est grâce à la science de la justice, de même que l’on délivre de la pauvreté par l’art de la finance, ou de la maladie par la médecine (478 a).
  19. Platon, dans Protagoras, 343 a, attribue aux sept sages l’origine de l’inscription delphique : « Tous ces hommes, dit-il, furent des admirateurs passionnés et des disciples de l’éducation lacédémonienne, et ce qui prouve bien que leur science était de même sorte, ce sont les mots brefs et mémorables prononcés par chacun d’eux lorsque, s’étant réunis à Delphes, ils voulurent offrir à Apollon, dans son temple, les prémices de leur sagesse, et qu’ils lui consacrèrent les inscriptions que tout le monde répète, « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop » (Traduct. A. Croiset, dans la collection Guillaume Budé).
  20. L’auteur du dialogue assimile, en somme, la philosophie à la morale et à la politique. On sait que, pour les anciens, la distinction de frontière n’était pas très nette entre politique, économique, morale. Aristote met un lien très étroit entre l’Ethique et la Politique, et il fait de cette dernière la science architectonique à laquelle sont subordonnées la stratégique, l’économique et la rhétorique (Eth. Nic., Α, 1094 a, 26 et suiv.). De par ailleurs, on sait également combien la science politique fut en honneur à l’Académie et qu’avec la dialectique, elle constitua une partie essentielle de l’activité philosophique dans l’école platonicienne (cf. Plutarque, Adv. Coloten. XXXII, 1126 a).
  21. Allusion au double arbitrage en vigueur dans le droit grec : l’arbitrage obligatoire et l’arbitrage privé. Sur cette question, cf. E. Caillemer, Diaitétai, in Dict. d’Aremberg et Saglio, II, i, 124.