La République (trad. Chambry)/Livre IV

La République, livres IV-VII
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (Tome VII, 1p. 12-98).
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LIVRE IV



419Objection :
ces gardiens
ne seront pas
heureux. Réponse.

I  Ici Adimante, prenant la parole à son tour : « Que répondras-tu, Socrate, dit-il, si l’on t’objecte que tu ne rends pas tes guerriers fort heureux, et cela par leur faute, puisqu’ils sont en réalité les maîtres de l’État et qu’ils ne jouissent d’aucun avantage de la société, comme les gouverneurs des autres États qui ont des terres, se bâtissent de belles et spacieuses maisons qu’ils meublent à l’avenant, offrent aux dieux des sacrifices en leur nom, exercent l’hospitalité et possèdent ces biens dont tu parlais tout à l’heure, l’or et l’argent, et en général tous les biens en usage chez les favoris de la fortune[1]. Vraiment, dira-t-on, ils sont dans la cité comme des auxiliaires salariés, n’ayant rien à faire 420que de monter la garde.

Oui, dis-je, et de plus ils ne gagnent que leur nourriture, sans y ajouter aucune solde, comme les autres mercenaires, en sorte qu’ils ne pourront même pas faire un voyage à l’étranger pour leur agrément personnel, ni payer des courtisanes, ni dépenser à leur fantaisie pour d’autres plaisirs, comme le font les gens qui passent pour des heureux. Voilà, sans compter bien d’autres, des points que tu as laissés de côté dans ton accusation.

Eh bien ! ajoute-les-y.

bEt maintenant tu veux savoir ce que j’ai à répliquer ?

Oui.

Nous n’avons, dis-je, qu’à suivre notre route, et nous trouverons ce qu’il faut répondre. Nous dirons en effet qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que cette condition même de nos guerriers fût très heureuse, mais qu’au reste notre but, en fondant un État, n’est pas de rendre une classe unique de citoyens particulièrement heureuse, mais d’assurer le plus grand bonheur possible à l’État tout entier, parce que nous avons cru que c’est dans un État de ce genre que la justice se découvrirait le mieux, de même que l’injustice dans l’État le plus vicieux, cet que cette découverte nous mettrait à même de trancher la question qui nous occupe depuis longtemps. Or à présent, c’est l’État heureux, du moins nous le croyons, que nous voulons former, sans faire acception de personne ; car nous voulons le bonheur, non de quelques-uns, mais de tous ; aussitôt après nous examinerons l’État contraire. Si nous étions occupés à peindre une statue et que quelqu’un s’approchât et nous blâmât de ne pas appliquer les plus belles couleurs aux plus belles parties du corps, et cela parce que nous aurions peint les yeux, qui en sont le plus bel ornement, non en vermillon, mais en noir, nous serions, je crois, dans le vrai en lui répondant : d« Ô surprenant critique, ne t’imagine pas que nous devions peindre des yeux si beaux qu’ils ne soient plus des yeux, non plus d’ailleurs que toute autre partie ; considère plutôt si, donnant à chaque partie la couleur qui lui convient, nous rendons l’ensemble parfait. C’est la même chose ici ; ne nous fais donc pas attacher à la condition des gardiens une félicité qui fera d’eux tout autre chose que des gardiens. eNous pourrions tout aussi bien revêtir les laboureurs de robes traînantes, les couvrir d’or et leur permettre de ne travailler la terre que pour leur plaisir ; coucher aussi nos potiers sur des lits, les faire boire à la ronde et banqueter devant leur feu, leur roue à côté d’eux, avec la liberté de travailler quand il leur plairait. Nous pourrions donner à tous les autres un bonheur du même genre, afin que la cité tout entière soit heureuse. Mais garde-toi de nous y engager ; car, si nous t’écoutions, le laboureur ne serait plus laboureur, ni le potier, potier, 421et personne ne restant dans sa condition, il n’y aurait plus d’État. Au reste ce désordre aurait des conséquences moins graves chez les artisans que chez les guerriers ; car que des cordonniers deviennent mauvais, qu’ils se gâtent et se donnent pour cordonniers, alors qu’ils ne le sont pas, il n’y a là rien de grave pour l’État ; mais que les gardiens des lois et de l’État ne le soient que de nom, tu vois bien qu’ils entraînent l’État tout entier à une ruine irrémédiable, et que d’autre part c’est d’eux seuls que dépendent et sa bonne organisation et son bonheur. » bNous formons, nous, des gardiens véritables, absolument incapables de faire du mal à l’État ; si au contraire notre contradicteur fait d’eux des sortes de laboureurs et d’heureux convives en fête, au lieu de citoyens en fonction, c’est qu’il a en vue autre chose qu’un État. Ainsi voyons si, en instituant les gardiens, nous voulons leur donner la plus grande part possible de bonheur, ou s’il faut, ayant égard à la cité tout entière, viser au bonheur général et engager soit par la force, soit par la persuasion, cnos auxiliaires et nos gardiens, ainsi que tous les autres citoyens, à remplir le mieux possible les fonctions qui leur sont propres, et quand l’État tout entier fleurira sous une sage administration, laisser chaque classe prendre la part de bonheur que la nature lui assigne.


II  Voilà, dit-il, ce que j’appelle bien parler.

Il faut empêcher
le développement
de la richesse
et de la pauvreté.

Et maintenant, repris-je, voici une autre remarque apparentée à la précédente. Voyons si tu la trouveras juste.

De quoi s’agit-il ?

D’examiner si les deux choses que voici ne gâtent pas les artisans dau point de les rendre mauvais.

Quelles sont-elles ?

La richesse, répondis-je, et la pauvreté[2].

Comment ?

Voici : si un potier devient riche, crois-tu qu’il voudra encore s’appliquer à son métier ?

Non, dit-il.

Ne deviendra-t-il pas de jour en jour plus paresseux et plus négligent[3] ?

Beaucoup plus.

Et par conséquent plus mauvais potier ?

Oui aussi, beaucoup plus, dit-il.

D’autre part si la pauvreté lui ôte le moyen de se procurer des outils ou tout autre objet nécessaire à son métier, il fabriquera des articles de moindre qualité, eet, s’il montre à travailler à ses fils ou à d’autres, il n’en fera que des ouvriers inférieurs.

Il n’en peut être autrement.

Ainsi la pauvreté et la richesse rabaissent également la valeur des ouvrages et celle des artisans eux-mêmes.

Il y a apparence.

Nous avons trouvé, semble-t-il, une nouvelle tâche pour nos gardiens, c’est d’empêcher par tous les moyens que ces deux maux ne se glissent à leur insu dans la cité.

Quels maux ?

422La richesse, répondis-je, et la pauvreté ; car l’une engendre la mollesse, l’oisiveté et le goût des nouveautés, et l’autre, avec ce même goût des nouveautés, la bassesse et l’envie de mal faire.


La guerre.

C’est très juste, dit-il. Cependant il y a un point qui mérite réflexion, Socrate : comment notre État, s’il n’a pas amassé d’argent, pourra-t-il faire la guerre, surtout s’il est forcé de la soutenir contre un État puissant et riche ?

Il est vrai, répondis-je, qu’il aura de la peine à tenir tête à un seul État ; mais à deux États comme ceux dont tu parles, bil en aura moins.

Que dis-tu là ? s’écria-t-il.

Tout d’abord, dis-je, s’il faut en venir aux mains, n’est-ce pas des hommes riches que nos gens, athlètes voués à la guerre, auront à combattre ?

J’en conviens, dit-il.

Mais quoi ! Adimante, repris-je ; un seul boxeur parfaitement entraîné à la lutte n’est-il pas pour toi de taille à tenir tête à deux adversaires ignorants de la boxe, et de plus riches et chargés de graisse ?

Non sans doute, répondit-il, du moins à tous les deux à la fois.

Pas même, repris-je, s’il pouvait se dérober par la fuite pour se retourner ensuite cet frapper chaque fois celui qui le suivrait de plus près, et s’il renouvelait cette manœuvre plusieurs fois sous la chaleur suffocante du soleil ? Un tel homme ne pourrait-il pas dompter même plus de deux adversaires comme ceux-là ?

Assurément, dit-il, ce ne serait pas merveille.

Et crois-tu que les riches ne soient pas plus habiles et plus exercés à la lutte qu’à la guerre ?

Je n’en doute pas, dit-il.

Il est donc vraisemblable que nos athlètes tiendront facilement tête à des adversaires deux ou trois fois plus nombreux qu’eux.

Je te l’accorde, dit-il ; car il me semble que tu as raison.

dEt si, envoyant une ambassade dans un des deux États, ils disaient, ce qui d’ailleurs serait la vérité : « Nous ne faisons aucun usage de l’or ni de l’argent : cela nous est défendu ; à vous, non ; mettez-vous donc de notre côté, et les biens de l’adversaire sont à vous, » crois-tu que ceux qui s’entendraient faire de telles offres choisiraient de faire la guerre à des chiens durs et maigres plutôt que de se joindre aux chiens contre des moutons gras et tendres ?

Je ne le crois pas ; mais, poursuivit-il, si un seul État accumule chez lui les richesses des autres, eprends garde qu’elles ne le rendent redoutable à l’État pauvre.

Tu es bien bon, dis-je, de penser que le nom d’État puisse être appliqué à tout autre qu’à celui que nous avons organisé.

Pourquoi ? demanda-t-il.

C’est un nom plus extensif, repris-je, qu’il faut donner aux autres États ; car chacun d’eux n’est pas un, mais plusieurs, comme on dit au jeu[4] ; quel qu’il soit en effet, il contient deux États ennemis l’un de l’autre, celui des pauvres et celui des riches, 423et chacun de ces deux-ci se subdivise encore en beaucoup d’autres. Si tu les traites comme un État unique, tu te voues à un échec complet ; mais si tu les traites comme étant plusieurs, tu n’as qu’à livrer aux uns l’argent, le pouvoir et les personnes mêmes des autres, et tu auras toujours beaucoup d’alliés et peu d’ennemis ; et ton État, aussi longtemps qu’il se gouvernera sagement, selon l’ordre que nous venons d’y établir, sera très grand, non seulement de réputation, mais de fait, n’eût-il qu’un millier de combattants, et tu n’en trouveras bpas facilement un aussi grand ni chez les Grecs, ni chez les barbares, quoique beaucoup paraissent être plusieurs fois aussi grands que le nôtre ; n’est-ce pas ton avis ?

Si, par Zeus, répondit-il.


Limites à donner
à l’État.

III  C’est donc ainsi, repris-je, que nous pourrions fixer la plus juste limite que nos magistrats doivent assigner à l’accroissement de l’État et à l’étendue de son territoire, après quoi ils renonceraient à toute annexion.

Quelle est cette limite ? demanda-t-il.

C’est, à mon avis, répondis-je, la suivante : tant que l’agrandissement ne compromettra pas l’unité de l’État, qu’on l’agrandisse, mais pas au delà.

cFort bien, dit-il.

Voici donc encore une prescription que nous ferons à nos gardiens : c’est de veiller de toute leur attention à ce que la cité ne paraisse ni trop petite ni trop grande, mais qu’elle garde un juste milieu et reste une.

C’est une prescription, dit-il, qui n’a peut-être pas beaucoup d’importance.

Celle dont j’ai parlé plus haut, dis-je, en a moins encore ; je veux dire le devoir de renvoyer dans les autres classes les enfants dégénérés des gardiens det d’élever au rang de gardiens les rejetons de qualité qui peuvent sortir des autres classes. Je voulais faire entendre par là que les magistrats doivent appliquer les autres citoyens à la tâche pour laquelle ils sont faits, un seul à une seule tâche, afin que chacun, occupé à l’unique emploi qui lui est propre, reste un, au lieu de se diviser en plusieurs et que par là l’État tout entier reste un aussi, au lieu de devenir multiple.

En effet, dit-il, cette prescription a moins d’importance que l’autre.


Les bons
règlements
dépendent de la
bonté
de l’éducation.

Assurément, mon bon Adimante, repris-je, ces nombreux règlements que nous faisons ne sont pas, comme on pourrait le croire, ede première importance ; on peut les négliger tous, pourvu qu’on observe ce qu’on appelle la grande et unique prescription, ou, à parler plus exactement, la prescription suffisante.

Quelle est-elle ? demanda-t-il.

L’instruction et l’éducation, répondis-je ; car, si une bonne éducation éclaire leur esprit, nos citoyens débrouilleront facilement toutes ces questions et d’autres que nous laissons de côté pour le moment, comme celles qui regardent la possession des femmes, le mariage, la procréation des enfants, toutes choses qui, 424selon le proverbe, doivent être le plus possible communes entre amis[5].

C’est très juste, dit-il.

Il est certain, dis-je, qu’une cité qui a bien commencé va s’agrandissant comme un cercle. Une éducation et une instruction maintenues dans leur perfection forment de bons naturels ; à leur tour ces bons naturels, s’attachant à cette éducation parfaite, deviennent encore meilleurs que leurs devanciers sous tous les rapports et particulièrement pour la procréation, bcomme il arrive aussi chez les animaux.

C’est vraisemblable, dit-il.


Il faut se garder
de toute innovation
dans la musique
et la gymnastique.

Il faut donc, pour le dire en deux mois, que les gardiens de l’État s’attachent à empêcher qu’on ne corrompe à leur insu l’éducation ; ils doivent en toutes circonstances veiller à ce qu’on n’innove rien dans la gymnastique et la musique contre l’ordre établi ; ils doivent y faire tous leurs efforts, de peur que, quand on dit que

« les hommes goûtent particulièrement le chant le plus nouveau, qui sort de la bouche des aèdes, »

con ne s’imagine peut-être que le poète parle non pas d’airs nouveaux, mais d’un mode de chant nouveau, et qu’on n’approuve cette innovation. Or il ne faut ni la louer ni interpréter en ce sens la pensée du poète ; l’introduction d’un nouveau genre de musique est une chose dont il faut se garder : ce serait tout compromettre, s’il est vrai, comme le prétend Damon et comme je le crois, qu’on ne peut changer les modes de la musique, sans bouleverser les lois fondamentales de l’État.

Compte-moi aussi, dit-il, parmi ceux qui en sont convaincus.


dIV  Je repris : C’est donc, semble-t-il, sur ce terrain de la musique que les gardiens devront bâtir leur corps de garde.

Il est certain, dit-il, que sur ce terrain le mépris des lois s’insinue facilement sans qu’on s’en aperçoive.

Oui, dis-je, sous couleur d’amusement, et sans avoir l’air de faire du mal.

Effectivement, dit-il, c’est ainsi qu’il procède : il s’installe petit à petit, en se coulant doucement dans les mœurs et dans les habitudes ; de là, prenant de la force, il passe dans les contrats que les particuliers font entre eux, et des contrats il s’avance jusqu’aux lois et aux principes de gouvernement avec la dernière insolence, eSocrate, tant qu’à la fin il ne laisse rien debout, ni dans la vie privée ni dans la vie publique.

Bon ! dis-je, tu crois que les choses se passent ainsi ? Je le crois, dit-il.

En conséquence, il faut, comme nous le disions en commençant, assujettir dès le début les jeux de nos enfants à une discipline plus rigoureuse, parce que, si le jeu et les enfants échappent à la règle, 425il est impossible qu’en grandissant les enfants deviennent des hommes de devoir et de vertu solide.

Comment pourrait-il en être autrement ? dit-il.

Quand donc les enfants auront été de bonne heure soumis à la règle dans leurs jeux et que la musique aura fait entrer dans leur cœur l’amour de la loi, au rebours de ces enfants mal dressés, il arrive que cet amour de la loi les suit dans toutes les circonstances de la vie, qu’il ne cesse de grandir et qu’il redresse tout ce qui a pu tomber de la vieille discipline.

C’est bien vrai, dit-il.


Ne légiférons pas
sur des minuties.

Et ces hommes, repris-je, retrouvent ces règles qui paraissent être des minuties, et que leurs devanciers avaient laissé entièrement dépérir.

Quelles règles ?

bCelles-ci : se taire, quand on est jeune, en présence des vieillards, comme la décence l’exige, les faire asseoir, se lever à leur approche, honorer ses père et mère, suivre l’usage pour la coupe des cheveux, les vêtements, les chaussures, toute la tenue extérieure, et toutes les choses du même genre[6]. Ne crois-tu pas qu’ils retrouveront tout cela ?

Si.

Il serait naïf, ce me semble, de légiférer là-dessus ; on ne le fait nulle part[7], et la parole et l’écriture seraient impuissantes à faire durer de telles prescriptions. Comment le pourraient-elles ?

On peut croire, Adimante, repris-je, que l’élan qui vient cde l’éducation imprime sa direction au reste de l’existence ; le semblable n’appelle-t-il pas toujours son semblable ?

Sans doute.

Et nous pouvons dire, ce semble, qu’une chose bonne ou mauvaise en elle-même finit par atteindre son plein achèvement et sa pleine vigueur.

Rien ne s’y oppose, dit-il.

Voilà pourquoi, repris-je, je ne m’aventurerai pas désormais à légiférer sur ces sortes de choses.

Tu as raison, dit-il.

Mais, au nom des dieux, repris-je, les affaires du marché, comme les contrats que les parties font entre elles à l’agora, et, si tu veux, daussi les conventions avec les artisans, les insultes, les voies de fait, les plaintes en justice, les constitutions de juges, les impôts à lever ou à payer dans les marchés ou les ports, et en général une quantité de pratiques relatives à la police des marchés et des rues ou au mouillage des vaisseaux et toutes autres du même genre[8], sont-ce là des points que nous nous chargerons de régler par des lois ?

Non, dit-il, ce n’est pas la peine d’en faire des prescriptions à d’honnêtes gens : eils trouveront facilement la plupart des règlements qu’il faudra faire.

Oui, mon ami, dis-je, si Dieu leur donne de conserver les lois que nous avons exposées plus haut.

Sinon, dit-il, ils vont passer leur vie à faire et à refaire sans cesse une foule de règlements semblables, en s’imaginant qu’ils atteindront le règlement parfait.

C’est-à-dire, repris-je, que leur conduite ressemblera à celle de ces malades qui refusent par intempérance de renoncer à un mauvais régime.

Justement.

426En vérité, c’est une vie plaisante que la leur : ils se soignent et n’aboutissent qu’à compliquer et empirer leurs maladies, et, malgré cela, ils espèrent toujours que, si on leur conseille un remède, ce remède leur rendra la santé. C’est bien là, dit-il, l’erreur de ces sortes de malades. N’est-il pas plaisant aussi, repris-je, qu’ils regardent comme le pire de leurs ennemis celui qui leur dit franchement que, s’ils ne cessent de s’abandonner à l’ivresse, aux excès de table, à la luxure, à l’oisiveté, bni remèdes, ni brûlures, ni coupures, ni incantations, ni amulettes, ni rien de semblable ne leur profitera ? Ce n’est guère plaisant, dit-il ; ce ne l’est pas du tout de se fâcher contre qui vous donne un bon conseil. Tu n’es pas, à ce qu’il paraît, dis-je, trop partisan de ces sortes de gens. Ah ! non, par Zeus.


V  Si donc, pour revenir à notre sujet, la cité entière tenait une pareille conduite, tu ne l’approuverais pas non plus. Or que t’en semble ? n’est-ce pas exactement ce que font les États qui, ctout mal gouvernés qu’ils sont, défendent aux citoyens de toucher à la constitution générale, sous peine de mort pour le délinquant, tandis que celui qui flatte le plus agréablement ceux qui vivent sous ce mauvais régime, qui cherche à leur plaire servilement, qui devine leurs désirs et s’entend à les satisfaire, celui-là passera pour un bon citoyen, pour un grand homme d’État, et sera par eux comblé d’honneurs[9] ?

Oui, dit-il, c’est exactement ce que font ces États, et je suis loin de les approuver.

dMais si tu considères ceux qui consentent, qui s’empressent même à donner des soins à de pareils États, n’admires-tu pas leur courage et leur complaisance ?

Si, dit-il, je les admire, excepté pourtant ceux qui se laissent tromper par eux et qui s’imaginent être réellement de grands politiques, parce qu’ils reçoivent les applaudissements de la multitude.

Comment dis-tu ? Tu n’excuses pas, dis-je, ces gens-là ? Imagine un homme qui ne sache pas mesurer : si beaucoup d’ignorants comme lui lui répètent qu’il a quatre coudées, penses-tu qu’il pourra s’empêcher de croire ce qu’on lui dit ede sa taille ?

Non, dit-il, je ne crois pas qu’il le puisse.

Ne sois donc pas dur pour eux : ce sont les gens les plus divertissants du monde, avec leurs règlements du genre de ceux dont nous parlions tout à l’heure, et les corrections qu’ils y ajoutent, dans l’espoir toujours renaissant de trouver un terme aux abus qui se glissent dans les contrats et les affaires que j’énumérais il n’y a qu’un instant, sans se douter qu’ils ne font autre chose que couper les têtes de l’hydre.

427En effet, dit-il, ils ne font pas autre chose.

Pour ma part, dis-je, je ne me serais pas imaginé que dans un État quelconque, bien ou mal gouverné, un véritable législateur dût se mettre en peine de lois et de règlements semblables, dans l’un, parce que cela est inutile et n’amende rien, dans l’autre, parce que le premier venu est capable d’en trouver une partie, et que le reste découle de lui-même des habitudes prises auparavant.

bQue nous reste-t-il donc à faire, demanda-t-il, en législation ?


La religion.

Je répondis : À nous, rien ; c’est à Apollon, le dieu de Delphes, à dicter les plus importantes, les plus belles, les premières des lois[10].

Quelles sont ces lois ? demanda-t-il.

Celles qui regardent la fondation des temples, les sacrifices, et en général le culte des dieux, des démons et des héros, et aussi les tombeaux des morts et les honneurs qu’il faut leur rendre pour qu’ils nous soient propices ; car ces choses-là, nous les ignorons ; et, fondateurs d’un État, nous ne nous en rapporterons, csi nous sommes sages, à aucun autre, et nous ne suivrons pas d’autre interprète que celui du pays ; car ce dieu, interprète traditionnel de la religion, s’est établi au centre et au nombril de la terre pour guider le genre humain.

C’est bien dit, fit-il, et c’est ainsi qu’il faut procéder.


Où trouver
la justice dans
notre État ?

d

VI  À présent, dis-je, tu peux, fils d’Ariston, considérer la cité comme fondée. Il ne reste plus qu’à y trouver l’objet de nos recherches. Procure-toi donc quelque part un flambeau approprié, et appelle à ton aide ton frère, Polémarque et les autres, et voyons ensemble en quel endroit réside la justice, en quel endroit l’injustice, en quoi elles diffèrent l’une de l’autre, et à laquelle des deux il faut s’attacher pour être heureux, qu’on échappe ou non aux regards de tous les dieux et de tous les hommes.

Tu parles pour rien, dit Glaucon, puisque tu t’es engagé à faire cette recherche toi-même, ete déclarant impie si tu ne te portais pas au secours de la justice avec toutes tes forces et toutes tes ressources.

C’est vrai, dis-je, ce que tu me rappelles, et je dois m’exécuter ; mais il faut que vous m’aidiez.

Et bien, dit-il ; on t’aidera.

J’espère, repris-je, que nous trouverons ce que nous cherchons en procédant comme je vais faire. Si notre État est bien constitué, il doit être parfait.

Nécessairement.


Les quatre vertus
de l’État : sagesse,
courage,
tempérance, justice.

Il est donc évident qu’il est prudent, courageux, tempérant et juste.

C’est évident.

Donc, quelle que soit celle de ces vertus que nous découvrirons en lui, le reste sera 428ce que nous n’aurons pas trouvé.

Cela va de soi.

Suppose qu’il s’agisse de quatre choses présentes en un endroit, et que nous en cherchions une ; quand nous aurions trouvé cette première chose, nous nous en tiendrions là ; mais si nous avions auparavant les trois autres, nous aurions reconnu par cela même celle que nous cherchions ; car il est évident que ce ne pourrait plus être que celle qui resterait[11].

C’est exact, dit-il.

Ne faut-il pas pour ces vertus, qui sont justement quatre, suivre la même méthode ?

Évidemment si.

La sagesse
se voit dans le corps
des gouvernants.

b

Eh bien, tout d’abord il en est une que j’aperçois au premier regard : c’est la sagesse ; j’y vois même quelque chose d’étrange.

Quoi ? demanda-t-il.

L’État dont nous avons tracé le plan me paraît être réellement sage ; car il est sage en ses conseils, n’est-ce pas ?

Oui.

Or cela même, la sagesse dans les conseils, est évidemment une science, puisque ce n’est pas l’ignorance, mais la science qui inspire les bons conseils.

Évidemment.

Mais il y a beaucoup de sciences, et de toute espèce dans l’État.

Sans doute.

cIl y a la science des charpentiers : est-ce elle qui vaut à l’État le nom de sage et de prudent en ses conseils ?

Pas du tout, dit-il ; à ce titre, il passera seulement pour habile charpentier.

Il y a aussi la science des menuisiers : ce n’est pas elle non plus qui, en délibérant sur les moyens de faire des meubles parfaits, vaut à l’État le nom de sage.

Assurément non.

Ce n’est pas non plus la science qui se rapporte aux ouvrages en airain ou autres du même genre ?

Ce n’est pas non plus, dit-il, aucune de ces sciences.

Ni celle qui s’occupe de faire pousser les fruits de la terre ; l’État n’en peut tirer que la réputation de bon agriculteur.

Il me semble.

Mais quoi ? repris-je ; n’y a-t-il pas dans l’État que nous venons de fonder une science qui réside en quelques citoyens, et qui délibère, dnon pas sur un objet particulier, mais sur l’État même en son entier, pour régler le mieux possible tant son organisation intérieure que ses rapports avec les autres États ?

Il y en a une assurément.

Laquelle, dis-je, et chez qui ?

La science qui garde l’État, chez ces magistrats que nous avons appelés tout à l’heure des gardiens parfaits.

Et quel est le nom que cette science vaut à l’État ?

Celui de prudent en ses conseils, dit-il, et de réellement sage.

Eh bien, repris-je, crois-tu que dans notre État les forgerons ne seront epas plus nombreux que ces véritables gardiens ?

Il y aura, dit-il, bien plus de forgerons.

Et si tu compares ces gardiens aux autres corps qui tirent leur nom de quelque science, ne sont-ils pas les moins nombreux de tous ?

De beaucoup.

Par conséquent c’est au corps le moins nombreux, à la plus petite partie de lui-même et à la science qui y réside, c’est enfin à ce qui est à sa tête et le gouverne qu’un État constitué selon la nature et considéré dans son ensemble doit le nom de sage, 429et c’est, à ce qu’il semble, au groupe le moins nombreux qu’il appartient d’avoir part à cette science qui seule entre toutes mérite le nom de sagesse[12].

Cela est très vrai, dit-il.

Voilà donc une des quatre choses que nous venons je ne sais comment de découvrir, elle et l’endroit où elle réside.

Je crois, dit-il, que nous devons nous tenir pour satisfaits de la découverte.


Le courage se
trouve dans le corps
des guerriers.

VII  Quant au courage en lui-même et à la partie de l’État où il se trouve, partie qui fait donner à l’État le nom de courageux, c’est une chose qui n’est pas bien difficile à découvrir.

Comment ?

bDoit-on, repris-je, pour dire si l’État est lâche ou courageux, considérer autre chose que cette partie qui combat et fait la guerre pour lui ?

Non, répondit-il, il n’y a pas autre chose à considérer.

Que les autres citoyens soient lâches ou courageux, repris-je, il ne dépend pas d’eux, à mon avis, que l’État soit l’un ou l’autre.

Non en effet.

L’État est donc courageux par une partie de lui-même, parce que c’est en cette partie que réside le pouvoir de maintenir en tout temps cl’opinion relative aux choses qui sont à craindre[13], choses qui doivent être les mêmes et de la même nature que celles que le législateur a indiquées dans son plan d’éducation. N’est-ce pas là ce que tu appelles le courage ?

Je n’ai pas bien saisi, dit-il, ce que tu viens de dire ; répète-le.

Je repris : je dis que le courage est une sorte de conservation.

Conservation de quoi ?

De l’opinion que la loi a créée par le moyen de l’éducation sur les choses qui sont à craindre et sur leur nature. J’ai ajouté que le courage la maintenait en tout temps, parce qu’en effet dil la conserve dans le chagrin, dans le plaisir, dans le désir, dans la crainte, sans jamais la rejeter. Je vais, si tu veux, illustrer ma pensée par une comparaison.

Je veux bien.

Tu sais, dis-je, que les teinturiers, quand ils veulent teindre la laine en pourpre, choisissent d’abord dans le grand nombre des couleurs une couleur unique, la blanche ; ils préparent ensuite leur laine blanche avec un soin minutieux, afin qu’elle prenne tout l’éclat possible de la pourpre. C’est seulement alors qu’ils la teignent, eet la teinture ainsi donnée devient indélébile ; aucun lavage, soit à l’eau simple, soit au savon, ne peut en enlever le brillant ; autrement, tu sais ce qui arrive, soit avec des laines d’autre couleur, soit même avec des laines blanches, mais qui n’ont pas au préalable subi cet apprêt[14].

Je sais, dit-il, qu’elles déteignent et font un effet ridicule.

Eh bien, dis-je, imagine-toi que nous faisions de notre mieux un travail analogue, en choisissant les soldats et en les élevant 430dans la musique et la gymnastique. Persuade-toi que la seule fin que nous poursuivions, c’est qu’ils consentissent à prendre la meilleure teinture des lois, afin que, grâce à la bonté de leur naturel et de l’éducation reçue, ils eussent une opinion indélébile et sur les choses à craindre et sur les autres, et que la teinture résistât à ces savons si actifs à emporter les couleurs, je veux dire le plaisir, plus efficace à cet effet que n’importe quel natron ou lessive, et la douleur, et la crainte, et la passion, bdétergents supérieurs à tous les lavages. C’est cette force qui maintient en tout temps l’opinion juste et légitime sur ce qu’il faut craindre et ne pas craindre, que j’appelle et définis courage, à moins que tu n’aies quelque objection à faire.

Je n’en ai aucune, dit-il ; je pense en effet que, si l’opinion juste qu’on a de ces mêmes choses n’est pas le fruit de l’éducation, par exemple l’opinion d’une bête ou d’un esclave, non seulement tu ne la juges pas bien durable, mais encore tu lui donnes un autre nom que celui de courage.

cCe que tu dis est parfaitement exact, répondis-je.

J’admets donc ta définition du courage.

Admets aussi, dis-je, que c’est une vertu politique, et tu ne le tromperas pas. Mais nous en parlerons mieux, si tu veux, une autre fois ; car, pour le moment, ce n’est pas le courage que nous cherchons, c’est la justice. Sur la recherche du courage, en voilà, je crois, suffisamment.

C’est vrai, dit-il.


La tempérance
se trouve à la fois
dans la multitude
et dans le corps
des gouvernants.

d

VIII  Il nous reste encore, repris-je, deux choses à découvrir dans la cité, la tempérance, et celle qui est l’objet de toute cette enquête, la justice.

Oui.

Par quel moyen pourrions-nous découvrir la justice ? Nous n’aurions plus alors à nous occuper de la tempérance.

Pour ma part, dit-il, je n’en sais rien ; cependant je ne désire pas que la justice nous apparaisse la première, si cela doit nous empêcher d’examiner la tempérance ; mais si tu veux m’être agréable, examine celle-ci avant celle-là.

eSans doute, je le veux, dis-je ; j’aurais tort de te refuser.

Examine donc, dit-il.

C’est ce que je vais faire, répliquai-je. À première vue, elle ressemble plus à un accord et à une harmonie[15] que les précédentes.

Comment ?

La tempérance, dis-je, est une sorte d’ordre et d’empire sur les plaisirs et les passions, s’il faut en croire l’expression populaire assez étrange, ma foi : « être maître de soi », et d’autres semblables qui sont comme des traces laissées par cette vertu. Qu’en penses-tu ?

C’est tout à fait cela, répliqua-t-il.

« Être maître de soi », n’est-ce pas une expression ridicule ? car celui qui est maître de lui-même est aussi, n’est-ce pas ? esclave de lui-même, et celui qui est esclave de lui-même est aussi son propre maître, 431puisque c’est au même homme que ces dénominations s’appliquent dans tous les cas.

Sans doute.

Mais, repris-je, il me semble que le sens de cette expression est qu’il y a dans l’âme même de l’homme deux parties, l’une meilleure, l’autre moins bonne. Quand la partie qui est naturellement la meilleure maintient la moins bonne sous son empire, on le marque par l’expression « être maître de soi », et c’est un éloge. Quand au contraire, par suite d’une mauvaise éducation ou de certaine fréquentation, la partie la meilleure, se trouvant plus faible, est vaincue par les forces de la mauvaise, alors on dit de l’homme qui est en cet état, bet c’est un reproche et un blâme, qu’il est esclave de lui-même et intempérant.

Cette explication me semble juste, dit-il.

Maintenant, continuai-je, tourne les yeux vers notre nouvel État : tu y verras réalisé l’un des deux cas précédents ; tu reconnaîtras en effet qu’il a droit à ce titre de « maître de lui-même », puisque celui chez qui la partie la meilleure commande à la mauvaise doit être réputé tempérant et maître de lui-même.

Je regarde notre État, dit-il, et je vois que tu dis vrai.

cCe n’est pas cependant qu’on n’y trouve une multitude de passions, de plaisirs et de peines de toute espèce, surtout chez les enfants, les femmes[16], les serviteurs, et chez la plupart de ceux qu’on appelle des hommes libres, en dépit de leur peu de valeur.

C’est vrai.

Mais les désirs simples et modérés, qui, sensibles au raisonnement, se laissent guider par l’intelligence et l’opinion juste, tu ne les trouveras que dans un petit nombre de gens, ceux qui joignent au plus beau naturel la plus belle éducation.

C’est vrai, dit-il.

Ne retrouves-tu pas tout cela dans notre État, ne vois-tu pas que les passions de la multitude vicieuse y sont dominées dpar les passions et l’intelligence d’une minorité vertueuse ?

Je le vois, dit-il.


IX  Si donc il faut jamais dire qu’un État est maître de ses plaisirs et de ses passions et de lui-même, c’est bien du nôtre qu’il faut le dire.

Assurément, fit-il.

Ne faut-il pas ajouter que par tous ces motifs il est tempérant ? Si fait, dit-il.

Et si jamais dans un État gouvernants et gouvernés ont eu la même opinion sur ceux qui doivent commander, c’est encore dans le nôtre eque se trouve cet accord. N’est-ce pas ton avis ?

Si, dit-il, complètement.

Dans lequel de ces deux groupes de citoyens diras-tu donc que réside la tempérance, quand ils sont ainsi d’accord ; est-ce dans les gouvernants ou dans les gouvernés ?

Dans les deux sans doute, dit-il.

Te rends-tu compte, repris-je, que nous avons été bons devins tout à l’heure, en assimilant la tempérance à une sorte d’harmonie[17] ?

Pourquoi donc ?

Parce que, si le courage et la sagesse, qui ne résident que dans une partie de l’État, 432le rendent néanmoins, l’une sage, l’autre courageux, il n’en est pas ainsi de la tempérance : celle-ci s’étend absolument à toute la cité et produit l’accord parfait entre tous les citoyens, quelle que soit la classe, basse, haute ou moyenne, où les range, par exemple, leur intelligence, ou, si tu veux, leur force, ou leur nombre, leurs richesses ou quelque autre avantage du même genre ; en sorte que nous avons pleinement le droit de dire que la tempérance est ce concert, cet accord naturel de la partie inférieure et de la partie supérieure pour décider laquelle des deux doit commander bet dans l’État et dans l’individu.

Je suis entièrement de ton avis, dit-il.

Bien, dis-je ; voilà trois sortes de qualités que nous avons reconnues dans l’État, si je ne m’abuse ; quant à la dernière, qui complète la vertu de l’État, que peut-elle être ? Il est évident que c’est la justice.

Évident.


La justice,
c’est la constance
à remplir chacun
son emploi,
et l’injustice est
l’empiétement
sur les fonctions
d’autrui.

Dès lors, Glaucon, c’est à présent que, chasseurs d’un nouveau genre, il nous faut cerner le buisson et faire attention que la justice ne nous échappe pas et ne se dérobe pas à nos yeux ; ccar il est manifeste qu’elle est quelque part ici. Regarde donc, et tâche de l’apercevoir ; peut-être pourras-tu la voir avant moi, et me la montrer.

Si je le pouvais seulement ! s’écria-t-il ; mais non ! te suivre et voir ce que tu montreras, c’est tout ce que je peux faire.

Prie les dieux avec moi[18], dis-je, et suis-moi.

C’est ce que je veux faire ; marche seulement le premier, dit-il.

Certes, repris-je, l’endroit paraît être fourré et peu praticable ; il est du moins obscur et difficile à explorer ; il faut avancer pourtant.

Il le faut, dit-il.

dEt moi, après avoir regardé : Oh ! oh ! Glaucon, m’écriai-je ; il me semble que nous tenons la piste, et que la justice ne nous échappera pas.

Bonne nouvelle ! fit-il.

En vérité, repris-je, nous sommes bien sots.

Pourquoi ?

Il y a longtemps, heureux homme, qu’elle est là, qui semble se rouler devant nos pieds ; mais nous ne la voyions pas ; nous étions tout à fait ridicules, comme les gens qui cherchent parfois ce qu’ils ont dans la main. eNous ne regardions pas de son côté ; nous jetions les yeux au loin, et c’est pour cela sans doute qu’elle nous échappait.

— Comment dis-tu ? demanda-t-il.

— Je dis, repris-je, qu’il me semble que depuis longtemps nous nous entretenons de la justice, sans nous apercevoir que c’est d’elle que nous parlons en un certain sens. Voilà, dit-il, un long préambule pour qui est impatient de t’en tendre.


433X  Eh bien, dis-je, écoute si j’ai raison. Ce que nous avons établi dès le début, quand nous jetions les fondements de notre État, comme un devoir universel, c’est ce devoir, si je ne me trompe, ou en tout cas quelque forme de ce devoir, qui est la justice. Or nous avons établi, n’est-ce pas ? et nous avons répété plusieurs fois, si tu t’en souviens, que chaque individu ne doit exercer qu’un seul emploi dans la société, celui pour lequel la nature lui a donné le plus d’aptitude.

Nous l’avons dit en effet.

Et que la justice consiste à s’occuper de ses affaires, sans s’occuper de celles des autres, cela aussi nous l’avons entendu dire à beaucoup de gens, bet nous l’avons dit souvent nous-mêmes[19].

C’est vrai, nous l’avons dit.

Ainsi donc, ami, repris-je, c’est cela, s’occuper de ses affaires, qui, pratiqué de la façon voulue, pourrait bien être la justice. Sais-tu sur quoi je fonde cette opinion ?

Non, apprends-le moi, dit-il.

Je crois, dis-je, que ce qui reste dans la cité, en dehors des trois vertus que nous avons examinées, tempérance, courage, sagesse, c’est ce qui leur a donné à toutes la puissance de naître, et les conserve une fois nées, tant qu’il demeure en elles. cOr nous avons dit que la vertu qui resterait, quand nous aurions trouvé les trois autres, serait la justice.

En effet, c’est forcé, dit-il.

Mais, repris-je, s’il fallait décider laquelle de ces vertus contribuera le plus par sa présence à la perfection de notre cité, il serait difficile de dire si c’est la conformité d’opinion des gouvernants et des gouvernés, ou le maintien chez les soldats de l’idée légitime de ce qui est à craindre et de ce qui ne l’est pas, dou la prudence et la vigilance dans les chefs, ou si la cause la plus efficace de son excellence ne serait pas la présence de cette vertu par laquelle enfants, femmes, esclaves, hommes libres, artisans, gouvernants et gouvernés font respectivement leur besogne, sans se mêler de celle des autres.

Ce serait difficile à décider, dit-il, assurément. Ainsi donc la force de remplir la tâche que la société impose à chaque individu rivalise, semble-t-il, avec la sagesse, la tempérance et le courage pour le perfectionnement de l’État ?

Certainement, dit-il.

eEt cette force qui concourt avec le reste à la perfection de l’État, n’admets-tu pas que c’est la justice ?

Je l’admets absolument, dit-il.

Examine la question d’un autre point de vue, pour voir si tu seras du même avis. N’est-ce pas les chefs que tu chargeras dans notre cité de juger les procès ?

Sans doute.

Et dans leurs jugements, à quoi s’attacheront-ils de préférence, si ce n’est à empêcher les citoyens de s’emparer du bien d’autrui ou d’être dépouillés du leur ?

Ils n’auront pas d’autre but.

Parce que cela est juste ?

Oui.

C’est une raison de plus de convenir que la possession de son bien propre et l’accomplissement de sa propre tâche 434constituent la justice.

C’est exact.

Mais vois si tu seras du même avis que moi. Que le charpentier se mêle de faire le métier du cordonnier, ou le cordonnier celui du charpentier, ou qu’ils échangent leurs outils et leurs salaires, ou que le même homme se mette en tête de faire les deux métiers à la fois, qu’on échange ainsi tous les métiers[20], te paraît-il que la cité en souffrirait un grand dommage ?

Pas un très grand, répondit-il.

Mais je pense que si un artisan ou tout autre que la nature a destiné à une vie de lucre, enflé de sa richesse, du nombre de ses partisans, bde sa force ou de tout autre avantage pareil, se mettait en tête d’entrer dans le corps des guerriers, ou un guerrier dans le corps délibérant qui veille sur l’État, en dépit de son incapacité, et s’ils échangeaient leurs instruments et leurs salaires, ou si le même homme entreprenait de remplir tous ces offices à la fois, je pense que tu jugerais alors avec moi que cet échange et cette confusion seraient la perte de la cité.

Absolument.

Ainsi donc l’empiétement sur les fonctions des autres et cle mélange des trois classes causeraient à l’État le plus grand dommage, et l’on n’aurait pas tort d’y voir un véritable crime.

Certainement.

Or le plus grand crime envers l’État, ne l’appelleras-tu pas injustice ?

Il n’y a pas d’autre nom à lui donner.


XI  Voilà donc ce que c’est que l’injustice. Mais inversement disons que, lorsque les trois ordres des mercenaires, des auxiliaires et des gardiens se renferment dans leurs attributions et que chacun d’eux fait dans l’État la tâche qui lui revient, c’est là le contraire de ce que nous disions tout à l’heure, c’est la justice et ce qui fait qu’un État est djuste.

Il me semble, dit-il, qu’il n’en saurait être autrement.


La justice est-elle
dans l’individu
ce qu’elle est
dans l’État ?

Ne l’affirmons pas encore, repris-je, avec pleine assurance. Mais transportons cette sorte de vertu : si elle se fait reconnaître là aussi comme étant la justice, nous n’aurons plus qu’à l’avouer pour telle ; car quelle objection pourrions-nous y faire encore ? Dans le cas contraire, nous tournerons nos recherches d’un autre côté. Pour le moment poussons à bout l’enquête que nous avons instituée, dans l’espoir qu’en essayant d’abord de considérer la justice dans un cadre plus vaste, eil nous serait plus facile de reconnaître ce qu’elle est dans l’individu. Il nous a semblé que cet objet était un État et, en conséquence, nous en avons fondé un aussi parfait que possible, parce que nous savions bien que la justice se trouverait dans l’État bien organisé. Ce que que nous y avons découvert, transportons-le à l’individu ; s’il y a parité, ce sera parfait ; si au contraire des divergences apparaissent dans l’individu, 435nous reviendrons à l’État, pour approfondir notre recherche ; et peut-être, en les confrontant et en les frottant pour ainsi dire, nous en ferons jaillir la justice, comme on fait jaillir du feu de deux bouts de bois, et, quand elle apparaîtra en pleine clarté, nous l’affermirons solidement en nous-mêmes.

C’est, dit-il, procéder avec méthode, et nous ne saurions mieux faire.

Eh bien, repris-je, lorsqu’on dit de deux choses, l’une plus grande, l’autre plus petite, qu’elles sont la même chose, sont-elles dissemblables par ce qui fait dire d’elles qu’elles sont la même chose, ou sont-elles semblables par là ?

Elles sont semblables, dit-il.

bAinsi un homme juste ne différera nullement d’un État juste en ce qui regarde la qualité même de la justice, mais il lui sera semblable.

Il lui sera semblable, dit-il.

Or il nous a paru qu’un État était juste, quand les trois classes d’esprits qui le composent faisaient chacune ce qu’elle avait à faire, que d’autre part il était tempérant, courageux et sage, grâce à certaines dispositions et qualités correspondantes de ces mêmes classes.

C’est vrai.

Si donc, ami, nous trouvons dans l’âme de l’individu aussi ces mêmes genres de qualités, cnous jugerons qu’il mérite les mêmes noms que l’État, puisqu’il a les mêmes dispositions.

C’est de toute nécessité, dit-il.

Nous voilà ramenés, mon admirable ami, repris-je, à la facile question de savoir si l’âme a en elle ces trois sortes de qualités, ou si elle ne les a pas[21].

Facile ! elle ne me le paraît guère à moi, dit-il, et je crois bien, Socrate, que le proverbe a raison, que les belles choses sont difficiles.

dÉvidemment, répliquai-je, et si tu veux savoir ma pensée, Glaucon, j’ai peur qu’avec une méthode comme celle que nous suivons à présent dans notre discussion, nous n’arrivions pas à une démonstration rigoureuse ; la route qui nous mènerait au but est plus longue et plus compliquée ; cependant notre méthode ne messied peut-être pas aux débats et aux recherches que nous avons poursuivis jusqu’ici.

N’est-ce pas suffisant ? dit-il ; quant à moi, je m’en contenterais pour le moment.

Eh bien ! repartis-je, elle me suffira pleinement à moi aussi.


Les mœurs
d’un État viennent
des mœurs
des individus.

Ne te rebute donc pas, dit-il ; poursuis ta recherche.

e

Ne sommes-nous pas, repris-je, absolument forcés de convenir que chacun de nous porte en lui les mêmes espèces de caractères et les mêmes mœurs que l’État ? car elles n’y peuvent venir que de nous. Il serait en effet ridicule de prétendre que le caractère emporté qu’on voit dans les États réputés pour leur violence, comme ceux des Thraces, des Scythes et en général des peuples du Nord, ou la passion de la science, 436qu’on peut dire propre à notre pays, ou l’avidité du gain, qu’on peut regarder comme la marque particulière des Phéniciens et des habitants de l’Égypte, n’aient point passé de l’individu dans l’État.

Assurément, dit-il.

C’est une conclusion qui s’impose, dis-je : il n’est pas difficile de le reconnaître.

Non, certes.


Il y a dans l’âme
de l’individu
trois principes
distincts : la raison,
la colère, la concupiscence.

XII  Mais ce qui est difficile, c’est de décider si tous nos actes sont produits par le même principe, ou s’il y a trois principes chargés chacun de leur fonction respective, c’est-à-dire si l’un de ces principes qui sont en nous fait que nous apprenons, un autre que nous nous mettons en colère, un troisième bque nous recherchons le plaisir de manger, d’engendrer et les autres jouissances du même genre, ou si c’est par l’âme entière que nous produisons chacun des actes où nous nous portons. Voilà ce qu’il sera malaisé de déterminer d’une manière satisfaisante.

C’est aussi mon avis, dit-il.

Essayons de déterminer par cette voie si ces principes se ramènent à un seul ou s’ils sont distincts.

Par quelle voie ?

Il est évident que le même sujet ne peut pas en même temps faire et souffrir des choses contraires dans la même partie de lui-même et relativement au même objet ; de sorte que, si nous découvrons ici des effets contraires, nous saurons qu’ils ne relèvent pas d’un principe unique, cmais de plusieurs.

Fort bien. Examine ce que je vais dire.

Parle, dit-il.

Est-il possible, repris-je, que la même chose soit en repos et en mouvement en même temps dans la même partie d’elle-même ?

Nullement.

Mettons-nous encore plus rigoureusement d’accord, de peur qu’en avançant nous ne tombions en contestation. Si en effet on nous disait qu’un homme en repos, mais qui remue les mains et la tête, est à la fois en repos et en mouvement, nous estimerions, je pense, qu’on aurait tort de parler ainsi, et nous dirions dqu’une partie de l’homme est en repos, et l’autre en mouvement, n’est-ce pas ?

Oui.

Et si, poussant plus loin le badinage, notre subtil interlocuteur soutenait que les toupies sont tout entières et dans le même temps en repos et en mouvement, quand, leur centre restant fixe, elles tournent sur elles-mêmes, et qu’il en est de même de tout autre objet qui tourne sur lui-même sans bouger de place, nous rejetterions ce raisonnement, puisque ce n’est pas dans les mêmes parties d’elles-mêmes qu’elles sont ainsi en repos et en mouvement ; emais nous dirions qu’il faut distinguer en elles l’axe et la circonférence ; qu’elles sont immobiles relativement à l’axe qui n’incline d’aucun côté, mais que relativement à la circonférence elles se meuvent d’un mouvement circulaire ; et que, si l’axe penchait à droite ou à gauche, en avant ou en arrière, tandis que l’objet tourne, alors il ne serait plus en repos d’aucune part.

Et notre réponse serait juste, dit-il.

On aura donc beau soulever des difficultés de ce genre : on ne nous déconcertera pas, et nous n’en croirons pas davantage que la même chose puisse en même temps, dans la même partie d’elle-même 437et relativement au même objet, supporter, être et faire des choses contraires[22].

Du moins ne sera-ce pas moi, dit-il.

Cependant, repris-je, pour ne pas être obligés de nous étendre en relevant toutes ces objections pour en établir la fausseté, admettons comme vrai ce principe[23] et allons de l’avant. Convenons seulement que si dans la suite il nous apparaît erroné, toutes les conclusions que nous en aurons tirées seront nulles.

C’est ce que nous avons de mieux à faire, dit-il.


bXIII  Je repris alors : Faire signe que oui et faire signe que non, désirer un objet et le refuser, l’attirer à soi et le repousser, toutes les choses de ce genre ne doivent-elles pas être considérées comme contraires l’une à l’autre, actions ou passions, peu importe ?

Oui, dit-il, ce sont des choses contraires.

Je poursuivis : Et la faim et la soif, et les appétits en général, et de même la volonté et le désir, tout cela ne rentre-t-il pas, à ton avis, dans les genres dont nous venons de parler ? Par exemple, cchaque fois qu’un homme désire, ne diras-tu pas que son âme tend à ce qu’elle désire, ou qu’elle attire à elle ce qu’elle voudrait avoir, ou qu’en tant qu’elle veut qu’une chose lui soit procurée, elle se fait à elle-même un signe d’acquiescement, comme si elle répondait à quelqu’un qui l’interrogerait, impatiente qu’elle est de voir son désir réalisé ?

Si fait.

Et ne pas vouloir, ne pas souhaiter, ne pas désirer, n’est-ce pas la même chose qu’écarter et repousser loin de soi et ne faut-il pas ranger cela dans le genre contraire au précédent ?

dSans contredit. Ceci posé, n’admettrons-nous pas qu’il y a une espèce particulière de désirs, et que les plus manifestes de cette espèce sont ce que nous appelons la faim et la soif ?

Nous l’admettrons, dit-il.

L’une n’est-elle pas le désir de boire, l’autre de manger ?

Si.

Or la soif, en tant que soif, est-elle dans l’âme un désir d’autre chose encore que ce que je viens de dire ? Par exemple la soif est-elle soif d’une boisson chaude ou froide, abondante ou modique, en un mot d’une boisson déterminée ? ou plutôt, si réchauffement se joint à la soif, en’y ajoutera-t-il pas le désir de la fraîcheur, et si c’est le froid, le désir de la chaleur ? et si en raison de sa violence la soif est grande, elle fera naître le désir de boire beaucoup ; si elle est petite, de boire peu. Mais pour la soif prise en soi, elle ne saurait être le désir d’autre chose que de son objet naturel, la boisson en soi, comme la faim n’est autre chose que le désir du manger.

C’est vrai, dit-il ; chaque désir pris en lui-même ne convoite que son objet naturel pris en lui-même ; le désir de telle chose déterminée relève des accidents qui s’y ajoutent.

438Ne nous laissons pas surprendre, repris-je, ni déconcerter par l’objection qu’on ne désire pas la boisson, mais une bonne boisson, ni le manger, mais un bon manger, attendu qu’on désire naturellement les bonnes choses, que par conséquent, si la soif est un désir, c’est le désir de quelque chose de bon, quel que soit son objet, soit la boisson, soit autre chose[24] ; et il en est ainsi des autres désirs.

On pourrait trouver, fit-il, que l’objection n’est pas sans force.

bEn tout cas, repris-je, toutes les choses qui par leur nature ont rapport à une autre, si elles sont d’une espèce déterminée, ont rapport à un objet déterminé, ce me semble ; mais les mêmes choses prises en soi n’ont rapport chacune qu’à son objet pris en soi.

Je n’ai pas compris, dit-il.

Tu n’as pas compris, repris-je, qu’une chose plus grande n’est telle que par rapport à une autre ?

C’est vrai.

À une autre plus petite, n’est-ce pas ?

Oui.

Et qu’une chose beaucoup plus grande n’est telle que par rapport à une chose beaucoup plus petite ? l’admets-tu ?

Oui.

Et que ce qui a été plus grand l’a été par rapport à une chose qui a été plus petite, et que ce qui sera plus grand le sera par rapport à une chose qui sera plus petite ?

Je n’en fais aucun doute, dit-il.

cEt que le plus a rapport au moins, le double à la moitié, et ainsi de toutes les choses de ce genre ; que d’autre part le plus pesant a rapport au plus léger, le plus rapide au plus lent, et de même le chaud au froid, et qu’il en est de même de toutes les choses du même genre ?

C’est vrai.

Et pour ce qui regarde les sciences, n’est-ce pas la même chose ? La science en soi est la possession de la connaissance en soi ou de l’objet, quel qu’il soit, qu’il faut assigner à la la science ; mais une science particulière et déterminée a un objet particulier et déterminé. dVoici ce que je veux dire : quand on eut inventé la science de bâtir les maisons, ne se distingua-t-elle pas des autres, au point qu’on lui donna le nom d’architecture ?

Sans doute.

N’est-ce point parce qu’elle était d’une espèce particulière, différente de toutes les autres ?

Si.

Et n’est-ce pas parce qu’elle était la science d’un objet déterminé qu’elle aussi devint une science déterminée ? et n’en faut-il pas dire autant des autres arts et des autres sciences ?

C’est bien ce qu’il faut dire.


XIV  À présent, repris-je, tu vois, si tu m’as bien compris, ce que je voulais dire tout à l’heure : c’est que toutes les choses qui par leur nature sont relatives à un objet, envisagées seules et en elles-mêmes, ne se rapportent qu’à elles-mêmes ; eau contraire envisagées dans leurs rapports à des objets déterminés, elles deviennent des choses déterminées. Je ne veux pas dire par là qu’elles soient telles que les objets auxquels elles se rapportent, que par exemple la science des choses utiles ou nuisibles à la santé soit saine ou malsaine, et celle des maux et des biens, mauvaise ou bonne ; je prétends seulement que, puisque la science médicale n’a pas le même objet que la science en soi, et qu’elle s’est donnée un objet particulier, qui est la santé et la maladie, elle est devenue, par là, elle aussi, une science déterminée, et c’est ce qui lui a fait donner non plus le simple nom de science, mais, en vertu de l’objet spécial qui s’y ajoute, celui de science médicale.

Je comprends, dit-il, et je crois que tu as raison.

439Revenons, dis-je, à la soif. Considérant sa nature, ne la mets-tu pas au nombre de ces choses qui se rapportent à un objet ? car il y a bien n’est-ce pas une soif de quelque chose ?

Oui, dit-il, de la boisson.

Or s’il y a des boissons de telle ou telle espèce, il y aussi une soif de telle ou telle espèce. La soif en soi au contraire n’est pas la soif d’une boisson abondante ou modique, bonne ou mauvaise, en un mot d’une boisson déterminée ; la soif seule et en soi n’a d’autre objet que la boisson en soi.

C’est tout à fait juste.


Distinction de la
concupiscence
et de la raison.

Par conséquent l’âme d’un homme qui a soif ne désire pas, en tant qu’il a soif, bautre chose que de boire : c’est à cela qu’elle tend, à cela qu’elle se porte.

C’est évident.

Donc, s’il arrive que quelque chose retienne l’âme qui a soif, c’est qu’il y a en elle un autre principe que celui-là même qui a soif et qui l’entraîne comme une brute vers le boire ; car il n’est pas possible, nous l’avons reconnu, que le même principe produise par la même partie de lui-même relativement au même objet des effets contraires.

Ce n’est pas possible en effet.

De même, à mon avis, on a tort de dire de l’archer que ses mains repoussent et attirent l’arc en même temps ; la vérité c’est que l’une repousse et que l’autre attire[25].

cAssurément, dit-il.

N’est-il pas vrai qu’il y a parfois des gens qui ont soif et qui ne veulent pas boire ?

Oui, dit-il : on en voit beaucoup et souvent.

Que faut-il penser de ces gens-là, continuai-je, sinon qu’il y a dans leur âme un principe qui leur ordonne de boire, et un autre qui les en empêche, principe qui diffère du premier et qui l’emporte sur lui ?

C’est ce que je crois, dit-il.

Est-ce que le principe qui fait de telles défenses, quand il se rencontre dans l’âme, dne vient pas de la raison, tandis que les impulsions et les entraînements ont pour cause les affections et les maladies ?

Il semble.

Nous aurions donc, repris-je, raison de penser que ce sont deux principes distincts l’un de l’autre ; l’un, celui par lequel l’âme raisonne, que nous appelons raison ; l’autre, celui par lequel elle aime, a faim et soif et devient la proie de toutes les passions, que nous appelons déraison et concupiscence et qui est l’ami d’un certain genre de rassasiements et de plaisirs.

eOui, dit-il, il est naturel d’en juger ainsi.

Tenons donc pour certain, repris-je, que ces deux principes sont dans notre âme. Et maintenant, dans la colère et la partie colérique de notre âme, reconnaîtrons-nous un troisième principe ? sinon, duquel des deux sa nature la rapproche-t-elle[26] ?

Peut-être du second, dit-il, du concupiscible.


La colère aussi
est distincte de la
concupiscence et de
la raison.

C’est ce que je crois, dis-je, sur la foi d’une anecdote que j’ai entendue un jour. La voici : Léontios[27], fils d’Aglaïon, remontant du Pirée, et longeant l’extérieur du mur septentrional, s’étant aperçu qu’il y avait des cadavres étendus dans le lieu des supplices, sentit à la fois le désir de les voir et un mouvement de répugnance qui l’en détournait. Pendant quelques instants il lutta contre lui-même 440et se couvrit le visage ; mais à la fin, vaincu par le désir, il ouvrit les yeux tout grands et courant vers les morts, il s’écria : « Tenez, malheureux, jouissez de ce beau spectacle. »

Je l’ai entendu conter, moi aussi, dit-il.

Cette anecdote, repris-je, montre que la colère est parfois en guerre avec le désir et qu’ils diffèrent l’un de l’autre.

En effet, dit-il.


XV  Ne remarquons-nous pas de même en mainte occasion, dis-je, que, lorsqu’un homme est entraîné par ses passions malgré la raison, bil se gourmande lui-même, se met en colère contre cette partie de lui-même qui lui fait violence et que, dans cette sorte de duel, la colère se range dans un tel homme du côté de la raison ? Mais que la colère s’associant aux passions, quand la raison décide qu’il ne faut pas le faire, lui oppose de la résistance, je ne pense pas que tu puisses dire avoir observé pareille chose ni chez toi, ni chez quelque autre.

Non, par Zeus, dit-il.

cAinsi, repris-je, quand un homme est persuadé qu’il a tort, n’est-il pas vrai que, plus il est généreux, moins il peut se fâcher des tourments de la faim et du froid ou de tout autre mauvais traitement, quand il n’y voit que de justes représailles de l’offensé, et que, comme je le disais, sa colère ne saurait s’élever contre lui ?

C’est la vérité, dit-il.

Et au contraire s’il se croit victime d’une injustice, n’est-il pas vrai qu’il en bout de colère, qu’il s’indigne et combat pour ce qui lui paraît être la justice, qu’il endure avec constance la faim, dle froid et autres traitements du même genre jusqu’à ce qu’il ait triomphé, et qu’il ne cesse pas ses généreux efforts avant d’avoir obtenu satisfaction, ou d’avoir trouvé la mort, ou d’être apaisé par la raison, qui le rappelle à elle comme le berger rappelle son chien ?

Ta comparaison, dit-il, est fort juste ; elle l’est d’autant plus que nous avons établi que les auxiliaires seraient soumis comme des chiens aux magistrats qui sont les bergers de la cité.

Tu saisis admirablement ma pensée, dis-je ; mais considère encore ceci.

eQuoi ?

C’est qu’il est visible que la colère est le contraire de ce qu’elle nous paraissait être tout à l’heure. Nous la prenions en effet pour une variété du désir ; maintenant nous sommes bien éloignés de le dire ; nous dirions plutôt que, quand il s’élève une sédition dans l’âme, elle prend les armes en faveur de la raison[28].

C’est très exact.

Est-elle différente de la raison aussi, ou n’en est-elle qu’une variété, en sorte qu’il y aurait dans l’âme, non pas trois parties, mais deux, la raison et le désir ; ou bien, de même que l’État est composé de trois ordres, des mercenaires, des guerriers et des magistrats, 441y a-t-il aussi dans l’âme une troisième partie, qui est la colère, laquelle soutient naturellement la raison, quand elle n’a pas été gâtée par une mauvaise éducation ?

La colère, dit-il, est forcément cette troisième partie.

Oui, dis-je, s’il nous apparaît que la colère est distincte de la raison, comme il nous est apparu qu’elle était distincte du désir.

Il n’est pas difficile de s’en assurer, dit-il ; car c’est une chose qu’on peut voir même dans les petits enfants : dès leur naissance ils sont pleins de colère[29], tandis que la raison me semble refusée à jamais bà quelques-uns et qu’elle se fait attendre chez le plus grand nombre.

Par Zeus ! m’écriai-je, c’est fort bien dit. On peut ajouter que les bêtes justifient ton observation, et l’on peut encore la renforcer du témoignage d’Homère que j’ai invoqué plus haut dans cet entretien :

« Ulysse se frappant la poitrine gourmanda son cœur en ces termes[30]. »

Car dans ce passage Homère a manifestement représenté, comme deux choses différentes dont l’une gourmande l’autre, la raison qui a réfléchi sur le meilleur et le pire, cet la colère qui est déraisonnable[31].

C’est bien cela, dit-il.


XVI  Nous venons de doubler le cap, non sans peine, dis-je, et nous voilà suffisamment d’accord sur ce point qu’il y a dans l’âme de l’individu les mêmes parties et en même nombre que dans l’État.

Cela est vrai.

N’est-ce pas dès lors une nécessité que, si l’État est sage, l’individu le soit de la même manière et par la même cause ?

Sans doute.

dEt si l’individu est brave, que l’État le soit de la même manière et par la même cause, et qu’en tout ce qui regarde la vertu il en soit de même pour les deux ?

C’est forcé.

Nous dirons donc aussi, je pense, Glaucon, qu’un homme est juste de la même manière que l’État est juste.

C’est une conclusion qui est aussi de toute nécessité.

Mais nous n’avons pas oublié que l’État est juste par le fait que chacun des trois ordres qui le composent remplit sa fonction[32].

Je ne pense pas, dit-il, que nous l’ayons oublié.


La justice
dans l’individu.

Il faut donc nous souvenir que, lorsque chacune des parties qui sont en nous remplira sa fonction, ealors nous serons justes et nous remplirons notre devoir.

Oui, dit-il, il faut nous en souvenir.

N’appartient-il pas à la raison de commander, puisqu’elle est sage et qu’elle est chargée de veiller sur l’âme tout entière, et à la colère de lui obéir et de la seconder ?

Si.

Et n’est-ce pas, comme nous le disions[33], le mélange de la musique et de la gymnastique qui met l’accord entre elles, en tendant l’une et en la nourrissant de beaux discours et de beaux enseignements, 442en détendant, en apaisant, en adoucissant l’autre par l’harmonie et le rythme ?

Assurément, dit-il.

Et ces deux parties, ainsi élevées et vraiment instruites et entraînées à faire leur devoir, gouverneront celle du désir, qui tient la plus grande place dans notre âme et qui est naturellement insatiable de richesses ; elles veilleront sur elle, de peur qu’en se gorgeant de ce qu’on appelle les plaisirs corporels, elle ne grandisse et ne prenne de la force, et refuse de continuer sa tâche, bpour essayer d’asservir et de gouverner, quoiqu’elle en soit naturellement indigne, et pour bouleverser toute la vie du corps social[34].

Assurément, dit-il.

Et, repris-je, à l’égard aussi des ennemis du dehors, est-ce que ces deux parties ne sont pas les plus propres à veiller au salut de l’âme tout entière et du corps, l’une en délibérant, l’autre en faisant la guerre, en obéissant au chef et en exécutant par son courage les décisions de la première ?

Tu as raison.

C’est, je pense, cette dernière qui vaut à l’individu le nom de courageux, cquand la colère qui est en lui le maintient à travers les peines et les plaisirs soumis aux préceptes de la raison sur ce qui est ou n’est pas à craindre.

C’est juste, dit-il.

Et il est sage par cette petite partie qui a commandé en lui et donné ces préceptes dont je viens de parler, et qui possède d’autre part la science de ce qui est utile à chaque partie et à la communauté qu’elles forment à elles trois.

C’est bien cela.

Et n’est-il pas tempérant par l’amitié et l’harmonie de ces mêmes parties, dquand celle qui commande et celles qui obéissent sont d’accord pour reconnaître que c’est à la raison à commander, et qu’elles ne lui disputent point l’autorité ?

À coup sûr, dit-il, la tempérance n’est pas autre chose que cela, soit dans l’État, soit dans l’individu.

Enfin il sera juste par la raison et de la manière que nous avons plusieurs fois exposées.

Forcément.

Eh bien, repris-je, y a-t-il encore quelque chose qui nous voile la justice et la fasse paraître différente de ce qu’elle s’est montrée dans l’État ?

Je ne le pense pas, dit-il.

Nous avons un moyen d’établir solidement qu’elle est la même que dans l’État, es’il reste quelque doute en notre âme : un exemple banal y suffira.

Lequel ?

Supposons à propos de notre État et de l’individu formé sur son modèle par la nature et par l’éducation, que nous ayons à nous mettre d’accord sur cette question : est-il possible qu’un tel homme détourne un dépôt d’or ou d’argent qu’il aurait reçu ? 443qui, selon toi, lui attribuerait un tel acte ? qui ne l’attribuerait plutôt à ceux qui ne lui ressemblent pas ?

Personne, dit-il.

Ne sera-t-il pas également incapable de piller les temples, de voler, de trahir, soit ses camarades dans la vie privée, soit l’État dans la vie publique ?

Il en sera incapable.

Il ne sera non plus en aucune manière infidèle à ses serments et à tous ses autres engagements.

Comment le pourrait-il être ?

Quant à commettre l’adultère, à négliger ses parents, à oublier les dieux, ce sont des vices qui conviennent à tout autre plutôt qu’à lui[35].

À tout autre certainement, dit-il.

bEt la cause de tout cela, n’est-ce pas que chacune des parties qui sont en lui fait ce qu’elle doit faire, qu’il s’agisse de commander ou d’obéir ?

C’est cela, et pas autre chose.

Doutes-tu encore que la justice soit autre chose que cette puissance qui rend tels et les hommes et les États ?

Non par Zeus ! dit-il, je n’en doute pas.


XVII  Voilà donc parfaitement réalisé le rêve qui nous faisait entrevoir, disions-nous, que, dès la première ébauche de notre cité, un dieu pourrait bien nous faire rencontrer le principe cet comme un modèle de la justice.

C’est vrai.

Nous avions donc, Glaucon, une image de la justice, image qui nous a aidés à découvrir l’original, dans cet excellent règlement qui enjoignait à l’homme né pour être cordonnier de faire des chaussures, et rien d’autre, à l’homme né pour être charpentier de faire des charpentes, et ainsi des autres artisans.

Évidemment.

En fait la justice était, ce me semble, quelque chose de semblable, dà cela près qu’elle ne s’applique pas aux actions extérieures de l’homme, mais à l’action intérieure, celle qui le concerne véritablement lui-même et les principes qui le composent, qui fait que l’homme juste ne permet pas qu’aucune partie de lui-même fasse rien qui lui soit étranger, ni que les trois principes de son âme empiètent sur leurs fonctions respectives, qu’il établit au contraire un ordre véritable dans son intérieur, qu’il se commande lui-même, qu’il se discipline, qu’il devient ami de lui-même, qu’il harmonise les trois parties de son âme absolument comme les trois termes de l’échelle musicale, ele plus élevé, le plus bas, le moyen, et tous les tons intermédiaires qui peuvent exister[36], qu’il lie ensemble tous ces éléments et devient un de multiple qu’il était, qu’il est tempérant et plein d’harmonie, et que dès lors dans tout ce qu’il entreprend, soit qu’il travaille à s’enrichir, soit qu’il soigne son corps, soit qu’il s’occupe de politique, soit qu’il traite avec des particuliers, il juge tou- jours et nomme juste et belle l’action qui maintient et contribue à réaliser cet état d’âme et qu’il tient pour sagesse la science qui inspire cette action ; qu’au contraire il appelle injuste l’action qui détruit cet état, 444et ignorance l’opinion qui inspire cette action.

Socrate, dit-il, rien n’est plus vrai que ce que tu dis.

Bref, repris-je, si nous affirmions que nous avons trouvé l’homme juste, l’État juste, et ce qu’est la justice en l’un et en l’autre, on ne pourrait pas dire, je crois, que nous sommes loin de la vérité.

Non, par Zeus, dit-il.

L’affirmerons-nous ?

Affirmons-le.


XVIII  Voilà qui est réglé, dis-je ; après cela, il nous reste, je crois, à examiner l’injustice[37].

Évidemment.


L’injustice est un
désaccord des trois
parties de l’âme.
b

N’est-elle pas nécessairement un désaccord de ces trois parties, une ingérence indiscrète, un empiétement des unes sur les fonctions des autres, et la révolte de certaine partie contre le tout, avec la prétention de commander dans l’âme, en dépit de toute convenance, la nature l’ayant faite pour obéir à la partie née pour commander ? C’est en cela, je crois, c’est dans le désordre et la confusion de ces parties que consistent à nos yeux l’injustice, l’intempérance, la lâcheté, l’ignorance, en un mot, tous les vices.

cTout cela en effet, c’est la même chose, dit-il.

Dès lors, repris-je, la nature des actions justes et de la justice, celle des actions injustes d’autre part n’apparaît elle pas dans une clarté parfaite, s’il est vrai que nous connaissons la nature de l’injustice et de la justice ?

Comment cela ?


La justice
est la santé de l’âme,
l’injustice
en est la maladie.

C’est que, repris-je, elles sont exactement semblables aux choses saines et aux choses malsaines et qu’elles sont dans l’âme ce que celles-ci sont dans le corps.

Comment ? demanda-t-il.

Les choses saines engendrent la santé, les malsaines, la maladie.

Oui.

dDe même les actions justes engendrent la justice, les actions injustes, l’injustice.

C’est forcé.

Engendrer la santé, c’est établir entre les éléments du corps une hiérarchie qui les subordonne les uns aux autres conformément à la nature[38] ; au contraire engendrer la maladie, c’est établir une hiérarchie qui les subordonne les uns aux autres contrairement à l’ordre naturel.

En effet.

De même, repris-je, engendrer la justice, c’est établir entre les parties de l’âme une hiérarchie qui les subordonne les unes aux autres conformément à la nature ; au contraire engendrer l’injustice, c’est établir une hiérarchie qui les subordonne les unes aux autres contrairement à l’ordre naturel.

C’est exactement cela, dit-il.

La vertu est donc, en quelque sorte, semble-t-il, la santé, la beauté, ele bon état de l’âme, et le vice en est la maladie, la laideur et la faiblesse.

C’est vrai.

Or les occupations honnêtes ne contribuent-elles pas à faire naître la vertu, et les malhonnêtes, le vice ?

Forcément.


Il y a avantage
à être juste,
désavantage
à être injuste.

445XIX  Il nous reste maintenant, ce me semble, à examiner s’il est utile d’agir selon la justice, de pratiquer l’honnêteté et d’être juste, que l’on soit ou non connu pour tel, ou de commettre des injustices et d’être injuste, en échappant à la punition et à la nécessité de s’amender par le châtiment.

Mais, Socrate, dit-il, il me paraît ridicule de s’arrêter à présent à cet examen. Si en effet, quand la constitution du corps est ruinée, la vie devient insupportable, même lorsqu’on peut goûter tous les mets et toutes les boissons et tous les avantages d’une opulence et d’un pouvoir sans bornes, comment serait-il possible qu’elle devînt supportable, quand la nature du principe même bde la vie est troublée et corrompue, eût-on d’ailleurs le pouvoir de tout faire, sauf ce qui peut nous délivrer du vice et de l’injustice et nous procurer la justice et la vertu[39] ? Et la preuve en est faite par ce que nous avons exposé de la nature de la justice et de l’injustice.

C’est ridicule en effet, répondis-je ; cependant, puisque nous sommes arrivés au point de voir dans la dernière évidence que telle est la vérité, il ne faut point nous décourager.

Non, par Zeus, il ne le faut pas le moins du monde, dit-il.


Reste à étudier
les formes du vice
ou injustice.
c

Approche maintenant, continuai-je, que je te fasse voir combien il y a, selon moi, de formes de vices, du moins de formes qui méritent d’être observées.

Je te suis, dit-il ; tu n’as qu’à parler.

Eh bien, repris-je, du point de vue élevé où nous a portés la discussion, j’aperçois une seule forme de vertu, mais d’innombrables formes de vice, dont quatre méritent de nous arrêter.

Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

Autant, dis-je, il y a de formes de gouvernement de genre distinct, autant il y a, selon toute apparence, de formes d’âme.

Combien y en a-t-il ?

dIl y a, répondis-je, cinq formes de gouvernement, et cinq formes d’âme.

Nomme-les, dit-il.

Je dis, repris-je, que la forme de gouvernement que nous venons de tracer en est une, mais qu’on pourrait lui donner deux noms : quand l’un des gouvernants a autorité sur les autres, on appelle le gouvernement monarchie, et si l’autorité est partagée entre plusieurs, aristocratie.

C’est vrai, dit-il.

Je dis donc, repris-je, que ces deux formes n’en font qu’une ; car, qu’il y ait plusieurs chefs ou qu’il n’y en ait qu’un, eils ne changeront rien aux lois fondamentales de l’État, s’ils ont reçu l’éducation et l’instruction que nous avons décrites.

Il n’y a pas apparence, dit-il.


  1. Thrasymaque soutenait (I, 343 A) que les gouvernants gouvernent dans leur propre intérêt, comme le berger nourrit le troupeau pour en tirer profit. Sans aller aussi loin, Adimante pense que les gouvernants ont droit à une part de bonheur au moins égale à celle des simples citoyens. Socrate juge que ce n’est pas le moment d’élucider la question ; il le fera à propos du communisme qui délivrera les guerriers de tout souci matériel (v. 465 D et suiv.).
  2. L’artisan ne doit être ni trop riche ni trop pauvre, si l’on veut qu’il fasse bien son métier. C’est dans ce même but que Platon a réglé la situation des guerriers : il leur a interdit la possession de l’or et de l’argent et il a pourvu à leurs besoins en leur allouant une pension alimentaire juste satisfaisante (III, 416 et 417).
  3. Aristophane a exprimé la même idée dans son Plutus (510-516) : « Que Plutus recommence à voir et à se partager également entre tous, personne n’exercera plus d’art ni de métier. Arts et métiers disparaîtront. Qui consentira à être forgeron, constructeur de vaisseaux, charron, cordonnier, briquetier, blanchisseur, ou à fendre le sol de la terre pour y récolter le fruit de Déo, s’il vous est permis de vivre oisifs et de négliger toutes ces occupations ? »
  4. Platon fait allusion à certain jeu de trictrac où probablement chaque joueur appelait ville (πόλις) la partie de l’échiquier qui était de son côté. Tout ce que nous savons de ce jeu, c’est que l’échiquier était divisé en 60 cases.
  5. Voici la première mention de la communauté des femmes et des enfants. Ce n’est ici qu’une amorce, et la question sera reprise et traitée tout au long dans le livre V. On a supposé que cette simple mention jetée en passant avait incité Aristophane à écrire l’Assemblée des Femmes, et que le livre V était une riposte à cette comédie. Sur cette hypothèse invraisemblable, voyez l’Introduction, p. xlix et la note.
  6. Cf. Aristophane, Nuées 961-1023, en particulier les vers 968, 993-4, 998.
  7. Lycurgue l’avait fait pourtant. V. Xénophon, République des Lacédémoniens III : « Lycurgue voulant imprimer fortement la modestie dans le cœur des jeunes gens, leur enjoignit de tenir dans les rues les deux mains sous leur manteau, de marcher en silence, de ne point regarder autour d’eux, mais de fixer les yeux sur ce qui était à leurs pieds » (traduction Pierre Chambry).
  8. Platon n’en a pas moins fait des règlements sur presque tous ces points dans les Lois, sur les conventions 913 A, 920 D, sur les insultes 934 E, sur les voies de fait 879 B, sur les plaintes en justice 949 C, sur la constitution de juges 767 A, 956 B, sur la police des marchés et des rues. Mais il est vrai que la cité pour laquelle il légifère dans les Lois n’est plus la cité idéale, capable de trouver elle-même ce qu’il convient de faire.
  9. C’est aux Athéniens que Platon songe ici. Quiconque portait atteinte ou semblait porter atteinte à leur constitution s’exposait à une γραφὴ παρανόμων (accusation pour une proposition contraire aux lois existantes), ou à une εἰσαγγελία (poursuite pour un délit grave dont la répression n’admettait pas de délai). Mais nulle part les ψηφίσματα, décrets relatifs à un cas particulier ou à une personne déterminée, n’étaient aussi communs, et les démagogues y trouvaient un large champ pour exploiter leur art de flatter le peuple.
  10. Platon dit de même dans les Lois 738 B : « Soit qu’on bâtisse une cité nouvelle, soit qu’on en rétablisse une ancienne tombée en décadence, il ne faut point, si l’on a du bon sens, que, relativement aux dieux et aux temples… on fasse aucune innovation contraire à ce qui aura été réglé par l’oracle de Delphes, de Dodone, de Zeus Ammon ou par d’anciennes traditions. » Cf. Lois 739 C.
  11. On a reproché à Platon d’appliquer ici à une question de morale la méthode des résidus qui convient exclusivement à l’étude de quantités abstraites. En réalité, Platon l’emploie comme un simple procédé d’exposition.
  12. Le terme de σοφία, sagesse, comme Platon vient de l’interpréter, est la même chose que la φρόνησις, comme il l’appelle 433 b/c, appliquée à la politique, mais non à la connaissance métaphysique de l’idée du Bien. Elle délibère pour le bien de la communauté ; mais le bien n’est pas encore ici élevé au rang d’Idée. Cf. Krohn, Plat. Staat, p. 40 et 362.
  13. Pour Socrate et Platon, la vertu est science et le vice ignorance. Le Lachès a pour but de démontrer que le courage lui-même n’est autre chose que la connaissance de ce qui est à craindre et de ce qui ne l’est pas.
  14. On sait combien Socrate aimait les comparaisons familières. Sa conversation, dit Alclbiade (Banquet 221 E) semble grotesque au premier abord. « Il parle d’ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de tanneurs. » Platon aussi illustre souvent sa pensée par des comparaisons prises dans la vie familière, mais rehaussées par l’élégance de l’expression. Celle-ci a fait fortune. Aristote use d’une métaphore empruntée de même à la teinture Éth. à Nicomaque II, 2, 1105a 3. Cf. aussi Cicéron, Hortensius Fr. 62 éd. Nobbe. Sur le procédé des teinturiers, voyez H. Blümmer, Technologie und Terminologie der Gewerbe und Künste bel Griechen und Römern, I, 2e édit., 1912, p. 225-248 et Dictionnaire de Daremberg et Saglio, IV, p. 769 sq.
  15. Les termes grecs sont συμφωνίᾳ et ἁρμονίᾳ. Le premier que je traduis par accord désigne ici proprement la consonance de l’octave et de la double octave. La deuxième (l’harmonie) s’appliquait aux modes musicaux qui différaient entre eux par l’arrangement des intervalles et par la hauteur.
  16. Ici Platon parle suivant l’idée commune que les Grecs se faisaient de la femme. Mais en admettant les femmes aux fonctions de gardiennes, il reconnaît qu’elles sont capables de régler leurs désirs par l’intelligence (μετὰ νοῦ).
  17. En tant que vertu politique, la tempérance comprend trois éléments, la soumission du pire au meilleur, la soumission des passions à la raison, et enfin l’accord du meilleur et du pire pour décider qui doit gouverner. Les deux premiers se ramènent en réalité à un seul et ne sont point fondamentaux, car ils découlent du troisième ; celui-ci au contraire ne découle pas des deux autres. Voilà pourquoi, dans sa définition finale, Platon n’admet que le troisième et fait de la tempérance une harmonie.
  18. Prie les dieux, comme doit le faire un chasseur qui part pour la chasse. Cf. Xén. De Venatione, VI, ἐυξάμενον τῷ Ἀπόλλωνι καὶ τῇ Ἀρτέμιδι τῇ Ἀγροτέρᾳ μεταδοῦναι τῆς θέρας, et Platon, Phil. 25 B εὔχου δὴ καὶ σκόπει.
  19. Socrate a bien dit en effet que chacun devait s’occuper de ses affaires, sans s’occuper de celles des autres, mais c’est la première fois qu’il déclare que c’est en cela que consiste la justice. Cette définition de la justice est la même que celle de la tempérance (σωφροσύνη) dans le Charmide 161 B sqq. : ἄρτι γὰρ ἀνεμνήσθην ὃ ἤδη του ἤκουσα λέγοντος ὅτι σωφροσύνη ἂν εἴη τὸ τὰ ἑαυτοῦ πράττειν, et dans le Timée 72 A εὖ καὶ πάλαι λέγεται τὸ πράττειν καὶ γνῶναι τὰ τε αὑτοῦ καὶ ἑαυτὸν σώφρονι μόνῳ προσήκειν. Dans le langage populaire, σωφροσύνη n’était pas toujours distingué de δικαιοσύνη, et même les philosophes employaient quelquefois les deux mots dans le même sens. Mais dans la République, les deux mots sont distincts ; autrement toute la construction de la cité parfaite s’écroule. La tempérance est essentiellement l’accord des citoyens sur la personne qui doit commander, et la justice consiste à faire son métier et pas d’autre. Cette manière de définir la justice semble très différente de la définition populaire que la justice est de rendre à chacun ce qui lui est dû. Platon après avoir rejeté au Ier livre la définition populaire, y revient ici en disant que les juges empêcheront les citoyens de s’emparer du bien d’autrui ou d’être dépouillés du leur, et il essaye de lier ensemble les deux définitions, la sienne et la définition courante ; mais il n’a pas suffisamment expliqué ni prouvé que la deuxième découlait de la première.
  20. La construction πάντα τἆλλα μεταλλαττόμενα est incohérente : si elle ajoute une nouvelle supposition aux précédentes, il semble qu’elle devrait y être liée par ou καὶ ; si elle les résume, il faut changer τἆλλα en ταὐτα.
  21. Cf. Frutiger, Les Mythes de Platon, 1930, p. 76-96.
  22. Pour d’autres formules du principe de contradiction, cf. République 349 b et 602 e, Euthydème 298 b/d, Phédon 104 b, Théétète 190 b, Sophiste 252 d, 269 a, et aussi 280 b où sont précisées les définitions formulées ici. Aristote s’en est inspiré, Métaphysique IV, 1005 b 19.
  23. « C’est intentionnellement que Platon se borne ici à expliquer le sens du principe par l’exemple familier de la toupie en écartant les déformations éristiques. Pour l’instant, il n’en donne pas de preuve plus profonde et il le présente même comme une hypothèse (ὑποθέμενοι) révisible, pour laisser entendre qu’une démonstration plus profonde en est nécessaire, mais que ce n’est pas ici le lieu. » Natorp, Platos Ideenlehre, 1re édit., p. 178. C’est plus tard, surtout dans le Sophiste, que le principe de contradiction sera, sinon prouvé au sens strict, du moins justifié dialectiquement par toute la doctrine de l’existence et le vrai sens du non être. Voir Sophiste 258 c-259 d. Cf. Shorey, République p. 385. « Platon voit bien, comme le verra Aristote, que le principe ne peut être prouvé que par une réfutation des arguments de l’adversaire, et, après avoir précisé sa signification, diffère ironiquement la question de sa valeur. »
  24. On peut faire à Socrate cette objection : « On désire toujours le bien. Comment dès lors la partie rationnelle pourrait-elle s’opposer au désir ? — Il faut distinguer, dit Socrate, le désir en soi, par exemple, le désir de boire, et le désir particulier, par exemple le désir d’une bonne boisson. Les deux sont logiquement distincts : l’un relève de la partie appétitive, l’autre de la raison, chargée de reconnaître ce qui est bien.
  25. Il se peut que Platon se soit souvenu ici d’Héraclite : παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ λύρης (Fr. 45 Byw.).
  26. L’analogie entre la cité et l’âme continue ; mais le parallèle n’est plus tout à fait exact. La différence entre θυμοειδές et λογιστικόν dans l’âme est plus grande que celle qui est entre les auxiliaires et les gouvernants. Ceux-ci sont une partie choisie des auxiliaires ; le λογιστικόν, au contraire, n’est pas une partie choisie du θυμοειδές, mais quelque chose de génériquement distinct de lui.
  27. Nous avons un fragment du poète comique Théopompe relatif à ce Léontios : Λεωτροφίδης ὁ τρίμνεως Λεοντίῳ  : Léotrophidès, homme de trois livres (c’est-à-dire très léger) paraît à Léontios beau de teint et charmant comme un mort (Com. Att. Frag. I, p. 789 Kock).
  28. Jusqu’à présent le θυμοειδές a été principalement la source du courage et l’antithèse naturelle du φιλόσοφον. Il est maintenant l’allié du λογιστικόν, et il devient ainsi beaucoup plus intellectuel. Il prend aussi une valeur morale qu’il n’avait pas : ce n’est plus une simple disposition de l’esprit, c’est un sentiment d’indignation morale en présence de toute mauvaise action qui tend à détruire la constitution de la cité.
  29. Mais non pas d’une colère qui s’indigne en faveur de la vertu.
  30. Homère, Odyssée XX 16.
  31. Platon reconnaît qu’au lieu d’être l’auxiliaire de la raison, la colère peut être déraisonnable chez l’homme fait, comme Ulysse, aussi bien que chez l’enfant. En réalité, la psychologie de Platon est ici incertaine et flottante. Le θυμοειδές dont il fait une des trois parties de l’âme, au lieu de la volonté, est d’après lui le principe du courage, bien que le courage soit une science ; c’est aussi la colère proprement dite, laquelle est un sentiment aveugle ; c’est aussi, dans une certaine mesure, la volonté, laquelle n’a point de place dans la psychologie socratique et platonicienne, où toutes les vertus sont ramenées à la science et les vices à l’ignorance.
  32. Socrate l’a dit 434 c.
  33. Socrate l’a dit 411 e-412 a : Un dieu a donné aux hommes les deux arts de la musique et de la gymnastique… afin qu’elles s’harmonisent ensemble par le juste degré de tension ou de relâchement qu’on leur donne, etc…
  34. Cf. Lois 689 a-b : « À mes yeux, la plus grande ignorance, c’est, quand une chose nous paraît belle ou bonne, de ne pas l’aimer, mais de la haïr, et, quand une chose nous paraît mauvaise et injuste, de l’aimer et de l’embrasser. C’est cette opposition qui est entre la douleur et le plaisir et l’opinion conforme à la raison qui est pour moi le dernier degré de l’ignorance, et je dis que cette ignorance est la plus grande, parce qu’elle réside dans la multitude de notre âme ; et, en effet, ce qui dans notre âme souffre ou jouit est la même chose que le peuple et la multitude dans l’État. Quand donc notre âme se révolte contre la science, le jugement, la raison, qui par nature doivent commander, c’est cela que j’appelle ignorance, et c’est la même ignorance qui fait que dans l’État la multitude n’obéit pas aux magistrats et aux lois et que dans l’individu les bons principes qui sont dans son âme restent sans effet et qu’il fait tout le contraire de ce qu’ils lui prescrivent. Et je regarde cette ignorance soit dans le corps de l’État, soit dans chaque citoyen comme la plus funeste. »
  35. Pour prouver la justesse de sa conception de la justice, Platon a recours à quatre critères pris dans la vie commune et reposant sur différentes associations populaires du mot. Les trois premiers concernent la probité et la loyauté dans la vie publique et privée, le quatrième (adultère, indifférence pour ses parents, oubli des dieux) se rapporte à la moralité en général, y compris le service des dieux. Il ne se donne pas la peine de démontrer comment ces vertus résultent de sa propre conception de la justice, τὰ ἑαυτοῦ πράττειν.
  36. La figure est prise de l’octacorde, le λογιστικόν étant représenté par la plus haute corde, ὑπάτη, qui donnait la note la plus grave, l’ἐπιθυμητικόν par la νεάτη, plus haute d’une octave, et le θυμοειδές par la μέση ou quatrième. Les notes isolées d’une ἁρμονία pouvaient être appelées ὅροι parce qu’elles étaient en réalité des termes dans une proportion et dépendaient de la longueur relative de la corde.
  37. L’injustice sera étudiée à fond dans les livres VIII et IX. Platon se contente ici d’une esquisse préliminaire de l’injustice dans l’âme. Il la représente comme étant le contraire de la justice ou perfection morale.
  38. Ici et dans le Timée 82 A sqq., Platon adopte la théorie d’Hippocrate sur l’origine de la maladie, De nat. hom. VI, p. 40 c. 4 Littré : « Le corps est en bonne santé quand ces choses (le sang, l’humeur, la bile blonde ou noire) sont entre elles dans de justes proportions en ce qui regarde la force et la quantité, et surtout bien mélangées. Il souffre, quand l’une d’elles est trop petite ou trop grande ou se sépare dans le corps et n’est pas mélangée aux autres. »
  39. Platon pense que la vie n’est pas viable pour le coupable qui fait sa volonté ; mais qu’elle peut le devenir, s’il veut renoncer au vice. Cf. Gorgias 505 a-c et 527 b.