La République (trad. Chambry)/Livre IX

La République, livres VIII-X
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (p. 96-164).


LIVRE IX



571L’homme
tyrannique.

I  Il reste maintenant, repris-je, à examiner l’homme tyrannique lui-même, comment il sort de l’homme démocratique, et, quand il en est sorti, quel est son caractère, et quelle est sa vie, malheureuse ou heureuse.

Il reste en effet, dit-il, à examiner cet homme-là.

Mais sais-tu, demandai-je, ce qui me manque encore ?

Quoi ?

Une chose qui regarde les désirs : nous n’avons pas, je crois, suffisamment expliqué leur nature et leurs espèces ; faute de lumière sur ce point, nous y verrons moins clair bdans notre recherche.

Est-ce que, dit-il, il n’est plus temps d’y remédier ?

Assurément si. Examine ce que je veux voir en eux. Le voici. Parmi les plaisirs et les désirs qui ne sont pas nécessaires, il y en a qui me paraissent déréglés[1]. Il semble bien qu’ils sont innés dans tous les hommes ; mais réprimés par les lois et les désirs meilleurs, ils peuvent avec l’aide de la raison être entièrement extirpés chez quelques hommes, ou rester amoindris en nombre et en force, tandis que chez les autres ils subsistent plus nombreux et plus forts.

cMais enfin, demanda-t-il, quels sont ces désirs dont tu parles ?

Ceux qui s’éveillent pendant le sommeil, répondis-je, quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre est endormie, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d’aliments ou de boisson se démène, et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu’en cet état elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison ; delle n’hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère[2] ou tout autre, quel qu’il soit, homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s’abstienne[3] ; bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise.

C’est l’exacte vérité, dit-il.

Mais, à mon avis, lorsqu’un homme possède par devers lui la santé et la tempérance, et ne se livre au sommeil qu’après avoir éveillé sa raison et l’avoir nourrie de belles pensées et de belles spéculations, en s’adonnant à la méditation intérieure ; lorsqu’il a calmé le désir esans le soumettre au jeune ni le gorger, afin qu’il s’endorme et ne trouble point de ses joies ou de ses tristesses le principe meilleur, 572mais qu’il le laisse examiner seul, dégagé des sens, et chercher à découvrir quelque chose qui lui échappe du passé, du présent et de l’avenir ; lorsque cet homme a de même adouci la colère et que, sans s’être irrité contre personne, il s’endort dans le calme du cœur ; lorsqu’il a apaisé ces deux parties de l’âme, et stimulé la troisième, où réside la sagesse, et qu’enfin il s’abandonne au repos, c’est dans ces conditions, tu le sais, que l’âme atteint le mieux la vérité[4], bc’est alors que les visions monstrueuses des songes apparaissent le moins.

J’en suis entièrement convaincu, dit-il.

Je me suis laissé entraîner trop loin à traiter ce sujet ; mais ce que nous voulons noter, c’est qu’il y a dans chacun de nous une espèce de désirs terribles, sauvages, sans frein, qu’on trouve même dans le petit nombre de gens qui paraissent être tout à fait réglés, et c’est ce que les songes mettent en évidence. Vois si ce que je dis est vrai, et si tu te ranges à mon avis.

Je m’y range.


II  Maintenant rappelle-toi ce que nous avons dit de l’homme démocratique[5] ; cqu’il avait été formé dès l’enfance par un père économe, qui n’estimait que les désirs intéressés et n’avait que dédain pour les désirs superflus, qui ont pour objet l’amusement et le luxe. N’est-ce pas cela ?

Si.

Mais que, faisant sa compagnie de gens plus raffinés et livrés à ces désirs dont je viens de parler, il s’était jeté dans toute sorte d’excès et dans le genre de vie de ses amis, par aversion pour la parcimonie de son père ; que cependant doué d’un naturel meilleur que ses corrupteurs, comme il se voyait tiraillé den deux sens opposés, il avait pris un milieu entre les deux manières de vivre, et, usant de l’une et de l’autre dans une mesure qui lui semblait juste, il menait une vie qui n’était ni sordide ni déréglée ; qu’ainsi d’oligarchique il était devenu démocratique.

C’était bien en effet, et c’est encore l’idée que nous avons de cette sorte d’homme.

Suppose maintenant, continuai-je, que cet homme ayant vieilli ait à son tour un jeune fils qu’il élève dans ses propres habitudes.

Je le suppose.

Suppose encore qu’il lui arrive les mêmes choses qu’à son père[6], qu’il soit entraîné eà une vie entièrement désordonnée, décorée par ceux qui l’entraînent du nom d’indépendance absolue ; que son père et ses proches parents prêtent main forte aux désirs modérés, et les autres à la faction contraire ; quand ces habiles magiciens, créateurs de tyrans, désespèrent de tout autre moyen de dominer le jeune homme, ils font naître en son cœur par leurs artifices un amour qui prend la tête[7] des désirs oisifs et prodigues, 573et qui est une sorte de grand frelon ailé[8] ; ou crois-tu que l’amour chez de telles gens soit autre chose ?

Non, dit-il, c’est bien un frelon.

Quand donc les autres désirs, bourdonnant autour de l’amour, parmi les nuages d’encens, les parfums, les couronnes de fleurs, les vins et tous les plaisirs dissolus propres à ces sortes de société, le nourrissent et le font croître jusqu’au dernier terme, et qu’ils réussissent à implanter l’aiguillon du désir[9] en ce frelon, alors on voit ce beau chef de l’âme, escorté par la folie, se démener comme un frénétique, et s’il trouve en lui des opinions bou des désirs réputés pour sages et gardant un reste de pudeur, il les tue et les jette hors de chez lui, jusqu’à ce qu’il ait purgé son âme de toute tempérance et l’ait remplie d’une folie étrangère.

C’est bien, dit-il, l’origine d’un homme tyrannique que tu décris là.

N’est-ce pas pour cette raison, repris-je, que depuis longtemps on appelle l’amour un tyran ?

Il y a apparence, répondit-il.

Et l’homme ivre, ami, repris-je, n’a-t-il pas aussi des dispositions à la tyrannie ?

cIl en a en effet.

Et l’homme furieux et en démence ne veut-il pas commander aux hommes et même aux dieux et ne s’imagine-t-il pas qu’il en est capable ?

Certainement, fit-il.

Ainsi, mon noble ami, repris-je, rien ne manque à un homme pour être tyrannique, quand la nature ou les habitudes ou les deux ensemble l’ont fait ivrogne, amoureux et fou.

Non, vraiment.


La vie de l’homme
tyrannique.

III  C’est ainsi, semble-t-il, que se forme aussi l’homme de caractère tyrannique ; mais comment vit-il ?

dJe te répondrai, dit-il, comme on fait en plaisantant : c’est toi qui vas me le dire[10].

Soit, dis-je. Je m’imagine que désormais ce ne sont que parties de plaisir, festins, courtisanes et débauches de toute sorte chez celui qui a laissé le tyran Éros s’introniser dans son âme et en gouverner tous les mouvements.

C’est forcé, dit-il.

Dès lors, chaque jour, chaque nuit, ne germe-t-il pas à côté de l’amour une foule de désirs violents et pleins d’exigences ?

Oui, une foule.

Alors ses revenus, s’il en a, sont bientôt dépensés ?

Il n’en saurait être autrement.

eAprès cela, il emprunte et il écorne son patrimoine.

Sans doute.

Et quand il ne lui restera plus rien, n’est-il pas inévitable que cette foule de désirs violents nichés[11] dans son âme crient, et que lui-même piqué par l’aiguillon des désirs et surtout par l’amour même, le chef auquel tous les autres désirs servent d’escorte, coure çà et là comme un forcené, cherchant du regard ceux qui possèdent quelque chose, pour les dépouiller, si possible, 574par fraude ou par force ?

Assurément, dit-il.

Il faut donc qu’il pille de tous côtés, s’il ne veut être en proie à de grandes douleurs et à de grandes angoisses[12].

Il le faut.

Et de même que les nouveaux plaisirs qui se présentaient à lui ont eu le dessus sur les anciens et les ont dépouillés de leurs droits, de même il prétendra, tout jeune qu’il est, avoir le dessus sur son père et sa mère et les dépouiller, quand il aura dissipé sa part, pour faire des prodigalités avec les biens paternels.

C’est ce qui se passera sûrement, dit-il.

bEt si ses parents ne lui cèdent point, n’essaiera-t-il pas d’abord de les voler et de les tromper ?

Certainement.

Et s’il n’y réussit pas, n’aura-t-il pas recours à la violence pour leur arracher leur bien ?

Je le crois, dit-il.

Et alors, mon admirable ami, si son vieux père et sa vieille mère résistent et soutiennent la lutte, les ménagera-t-il et se fera-t-il scrupule d’employer contre eux quelque procédé tyrannique ?

Je ne suis guère rassuré, dit-il, pour les parents d’un tel homme.

Mais dis-moi, Adimante, au nom de Zeus, s’il s’éprend d’une courtisane, qui n’est pour lui qu’une connaissance nouvelle et superflue[13], ccomment traitera-t-il sa mère, amie de longue date que lui a donnée la nature ; ou s’il a pour un bel adolescent un amour né d’hier et superflu, comment traitera-t-il son père qui a passé l’âge de la jeunesse, et qui est par la force de la nature le plus ancien de ses amis ? Ne crois-tu pas qu’il les battra et les forcera de servir ses amours, s’il les amène sous le même toit ?

Si, par Zeus, dit-il.

C’est apparemment un grand bonheur, continuai-je, d’avoir donné le jour à un fils de complexion tyrannique.

Un très grand, fit-il.

dMais quand les biens de ses père et mère viennent à manquer à un tel homme, et que l’essaim des plaisirs s’est ramassé en force dans son âme, ne tentera-t-il pas d’abord de percer le mur d’une maison ou de voler le manteau d’un passant attardé la nuit, puis de piller les temples ? Et pendant qu’il se conduira ainsi, les vieilles idées, réputées justes, qu’il avait depuis son enfance sur l’honnêteté et la malhonnêteté, céderont le pas aux idées nouvellement affranchies qui servent de satellites à l’amour, et qui remporteront la victoire avec lui. Ces idées, auparavant, ne se donnaient carrière qu’en songe pendant le sommeil, au temps où il était encore soumis aux lois eet à son père et que la démocratie régnait encore en son âme ; mais une fois tyrannisé par l’amour, il sera constamment en état de veille ce qu’il était quelquefois en songe, et il ne reculera devant l’horreur d’aucun meurtre, d’aucun aliment, d’aucun forfait ; mais l’amour qui vit en lui tyranniquement dans l’anarchie et le désordre, parce qu’il y commande seul, 575conduira le malheureux qui le porte en son sein comme le tyran conduit l’État, et lui fera tout oser pour nourrir et lui-même et son escorte de désirs tumultueux, et ceux qui sont venus du dehors par les mauvaises compagnies, et ceux qui, nés au dedans, de dispositions de même nature, ont brisé leurs fers et se sont mis en liberté ? N’est-ce pas la vie que mène un tel homme ?

C’est bien celle-là, dit-il.

Or, repris-je, si les gens de cette espèce sont en petit nombre dans un État, bet que le reste du peuple soit sage, ils en sortent pour servir de satellites à quelque autre tyran ou se mettre à la solde de quelque pays qui est en guerre ; mais s’il y a partout paix et tranquillité, ils ne bougent pas de leur patrie où ils commettent une foule de petits méfaits.

De quels méfaits parles-tu ?

Par exemple, ils volent, ils percent les murs, ils coupent les bourses, ils dépouillent les passants de leurs habits, ils pillent les temples, ils vendent comme esclaves des personnes libres ; quelquefois ils se font délateurs, quand ils sont habiles à parler ; ils font le métier de faux témoins et de prévaricateurs à prix d’argent.

Voilà donc, dit-il, ce que tu appelles de petits méfaits, tant que les hommes cde cette espèce sont en petit nombre !

Les petits maux, repris-je, sont petits par comparaison avec les grands ; et tous ces méfaits, comparés à la tyrannie et à la méchanceté et au malheur qu’elle apporte à un État, ne lui viennent pas, comme on dit, à la cheville. Mais quand il y a dans un État beaucoup de gens de cet acabit, et que, suivis de nombreux partisans, ils se rendent compte de leur nombre, alors ce sont eux qui, aidés par la stupidité du peuple, engendrent le tyran, et c’est celui d’entre eux qui porte en son âme le tyran dle plus grand et le plus complet[14].

C’est naturel, dit-il, puisqu’il est le plus propre à tyranniser.

Et alors ou bien le peuple cède volontairement, ou bien s’il résiste, le tyran, qui naguère maltraitait son père et sa mère, châtiera de même sa patrie, s’il en a le pouvoir : il y introduira de nouveaux compagnons, et celle qui fut autrefois chère à son cœur, sa « matrie », comme disent les Crétois, sa patrie, comme nous disons, il l’asservira à ces gens-là et la nourrira dans l’esclavage. C’est là qu’aboutira la passion de cet homme.

eC’est bien cela, dit-il.

Or ces gens-là, repris-je, ne se montrent-ils pas dans la vie privée et avant d’arriver au pouvoir tels que je vais les décrire ? Tout d’abord, quels que soient ceux avec lesquels ils vivent, ou ils ont en eux des flatteurs prêts à les servir en tout, ou, s’ils ont besoin de quelqu’un d’eux, ils se font eux-mêmes chiens couchants, 576bien décidés à jouer tous les rôles pour montrer leur dévouement, quitte à lui tourner le dos, quand ils en sont venus à leurs fins.

C’est bien vrai, dit-il.

Aussi, dans toute leur vie, ils ne sont jamais amis de personne ; ils sont toujours tyrans ou esclaves ; quant à la liberté et à l’amitié véritable, c’est un bonheur que la nature tyrannique ne goûtera jamais.

Assurément.

Dès lors n’aurait-on pas raison d’appeler ces gens-là des gens sans foi ?

Sans doute.

Et injustes au dernier point, si nous ne nous sommes pas abusés précédemment, bquand nous sommes tombés d’accord sur la nature de la justice ?

Sûrement, nous ne nous sommes pas abusés, dit-il.

Résumons donc, repris-je : le parfait scélérat, c’est, n’est-ce pas ? celui qui est en état de veille ce qu’est l’homme en état de songe que nous avons décrit plus haut.

Oui.

Or on devient tel, quand, doué par la nature d’un caractère très tyrannique, on est parvenu à régner seul, et on le devient d’autant plus qu’on vit plus longtemps dans l’exercice de la tyrannie[15].

C’est une conséquence nécessaire, dit Glaucon, prenant part à son tour à la conversation.


IV  Mais, repris-je, celui qui est manifestement le plus méchant n’est-il pas manifestement caussi le plus malheureux ? et celui qui aura exercé la tyrannie la plus longue et la plus absolue n’aura-t-il pas été le plus profondément et le plus longtemps malheureux, à parler selon la vérité ? car pour la multitude, les avis sont multiples.

Il n’en peut être autrement, dit-il.

N’est-il pas vrai, repris-je, que l’homme tyrannique est fait à l’image de l’État tyrannique, comme l’homme démocratique à celle de l’État démocratique, et ainsi des autres ?

Sans doute.

Et ce qu’un État est à un État pour la vertu et le bonheur, un homme ne l’est-il pas à un autre homme ?

dSans contredit.

Quel est donc au point de vue de la vertu le rapport de l’État tyrannique à l’État royal que nous avons décrit en premier lieu ?

Ils sont exactement contraires, répondit-il ; car l’un est le meilleur, l’autre le pire.

Je ne te demanderai pas, repris-je, lequel est le meilleur ou le pire : cela est évident ; mais sur le bonheur ou le malheur, en juges-lu de même ou autrement ? Ne nous laissons pas éblouir à la vue du tyran, qui n’est qu’une unité, ni de ses favoris, qui ne sont qu’un petit nombre, mais comme il est nécessaire de pénétrer dans l’intérieur de la cité et de la considérer dans son ensemble, eglissons-nous partout et voyons tout avant de donner notre avis.

Ce que tu demandes est juste, dit-il ; et il est évident pour tout le monde qu’il n’y a pas d’État plus malheureux que l’État tyrannique, ni de plus heureux que l’État royal.

Il serait donc juste aussi, continuai-je, de demander les mêmes précautions pour l’examen 577des individus, de n’accorder le droit de prononcer sur leur compte qu’à celui qui est assez intelligent pour entrer dans le caractère d’un homme et en pénétrer le secret, qui ne se laisse pas étonner, comme un enfant qui ne voit que les apparences, par la pompe que le tyran déploie pour en imposer à la multitude, mais qui sait percer jusqu’au fond des choses. Si donc je prétendais que nous devons tous écouter celui qui d’abord serait capable de juger, qui ensuite aurait vécu sous le même toit que le tyran, qui aurait été témoin de sa vie domestique et des rapports qu’il entretient bavec ses familiers, dans la compagnie desquels il se laisse le mieux voir dépouillé de son appareil théâtral, qui l’aurait vu en outre aux heures de danger public, si je priais l’homme qui a vu tout cela de prononcer sur le bonheur ou le malheur du tyran comparé aux autres hommes…

Ici encore tu ne demanderais rien que de très juste, dit-il.

Eh bien, repris-je, veux-tu que nous feignions d’être nous-même de ceux qui seraient capables de juger et qui ont eu commerce avec des tyrans, afin que nous ayons un interlocuteur qui puisse répondre à nos questions ?

Oui, certes.


La vie du tyran.

VcEh bien ! allons, dis-je ; suis-moi dans cet examen. Rappelle-toi que l’État et l’individu se ressemblent, et, les considérant alternativement point par point, dis-moi ce qui arrive à l’un et à l’autre.

Que leur arrive-t-il ? demanda-t-il.

Pour commencer par l’État, repris-je, diras-tu d’un État gouverné par un tyran qu’il est libre ou esclave ?

Il est esclave autant qu’on peut l’être, répondit-il.

Et cependant tu y vois des maîtres et des hommes libres.

J’en vois, dit-il, mais en petit nombre ; presque tous les citoyens, et les plus respectables, sont réduits à une indigne et misérable servitude,

dSi donc, repris-je, l’individu ressemble à la cité, n’est-ce pas une nécessité qu’il se passe en lui les mêmes choses, qu’une servitude et une bassesse extrême remplissent son âme, que les parties de cette âme qui étaient les plus honnêtes soient précisément celles qui sont tombées dans l’esclavage, et qu’une minorité, formée de la partie la plus mauvaise et la plus furieuse, y commande en maîtresse ?

C’est une nécessité.

Mais que diras-tu d’une âme en cet état ? qu’elle est libre ou esclave ?

Je dirai assurément qu’elle est esclave.

Mais un État esclave et dominé par un tyran ne fait pas du tout ce qu’il veut.

Pas du tout.

ePar conséquent l’âme tyrannisée, je parle de l’âme entière, ne fera pas non plus ce qu’elle veut ; mais toujours entraînée de force par la passion qui la pique, elle sera pleine de trouble et de remords[16].

Comment en serait-il autrement ?

Mais qu’est nécessairement la cité tyrannisée, riche ou pauvre ?

Pauvre.

Une âme tyrannisée est donc aussi nécessairement toujours 578pauvre et affamée.

C’est vrai, dit-il.

N’est-ce pas aussi une nécessité qu’une telle cité et un tel individu soient en proie à la crainte ?

C’est inévitable.

Penses-tu pouvoir trouver dans quelque autre cité plus de lamentations, de gémissements, de plaintes et de douleurs ?

Aucunement.

Et dans tout autre individu crois-tu en trouver plus que dans l’homme tyrannique en proie aux fureurs des passions et de l’amour ?

Comment pourrais-je le croire, dit-il.

bOr c’est en considérant ces maux et d’autres pareils que tu as jugé qu’entre les cités celle-là était la plus malheureuse.

N’est-ce pas avec raison ? demanda-t-il.

Si, assurément, répliquai-je. Mais pour en revenir à l’individu tyrannique, que dis-tu, en voyant en lui les mêmes maux ?

Qu’il est, dit-il, de beaucoup plus malheureux que tous les autres hommes.

Sur ce point, repris-je, tu n’as plus raison.

Comment cela ? fit-il.

Selon moi, dis-je, il n’est pas encore aussi malheureux qu’on peut l’être.

Qui le sera donc ?

Tu trouveras peut-être celui-ci encore plus malheureux.

Lequel ?

cCelui qui, né tyrannique, ne passe point sa vie dans une condition privée, mais qui est assez malchanceux pour qu’un hasard funeste lui ait donné les moyens de devenir tyran.

Je conjecture, répondit-il, d’après ce que nous avons dit précédemment, que tu es dans la vérité.

Oui, répliquai-je, mais il ne faut pas conjecturer en pareille matière, mais bien éclairer la question en raisonnant comme je vais faire ; il s’agit, en effet, du plus grand intérêt, c’est-à-dire du bonheur ou du malheur de notre vie.

Fort bien, dit-il.

Vois donc si mon raisonnement mérite considération. Il me semble qu’il faut se représenter dla situation du tyran à la lumière d’un exemple.

Quel exemple ?

Celui d’un de ces riches particuliers qui dans certaines cités possèdent un grand nombre d’esclaves. Ils ont cette ressemblance avec les tyrans qu’ils commandent à beaucoup de monde ; la différence n’est que dans le nombre, où le tyran l’emporte.

C’est juste.

Eh bien, tu sais que ces particuliers vivent en sécurité et ne craignent rien de leurs serviteurs.

Que pourraient-ils en craindre ?

Rien, repartis-je ; mais en vois-tu la raison ?

Oui, c’est que toute la cité prête main-forte à chacun des particuliers.

eC’est bien dit, répliquai-je. Mais si quelque dieu enlevant de la cité un de ces particuliers qui ont à leur service cinquante esclaves[17] et davantage le transportait, lui, sa femme et ses enfants, avec tous ses biens et ses serviteurs, dans un désert, où il n’aurait de secours à attendre d’aucun homme libre, dans quelles craintes, dans quelles transes t’imagines-tu qu’il vivrait, tremblant toujours d’être assassiné par ses esclaves, lui, ses enfants et sa femme ?

Il vivrait en effet, dit-il, dans des transes mortelles.

579Ne serait-il pas réduit à flatter certains de ses esclaves mêmes, à les gagner à force de promesses, à les affranchir sans nécessité, en un mot à devenir le flatteur de ses esclaves ?

Il y serait bien forcé, dit-il, sous peine de périr.

Et que serait-ce, repris-je, si le dieu établissait autour de sa demeure un grand nombre d’autres voisins, résolus à ne pas tolérer qu’un homme prétendît commander à un autre homme, et à punir du dernier supplice ceux qu’ils surprendraient à le faire ? bJe pense que son déplorable état empirerait encore, s’il était ainsi entouré de surveillants qui seraient autant d’ennemis.

Or n’est-ce pas dans une prison semblable qu’est enchaîné le tyran, avec les instincts que nous avons dépeints et cette foule de craintes et de désirs de toute sorte qui obsèdent son âme. Il a beau avoir l’esprit curieux : seul de tous les citoyens il ne peut ni voyager nulle part, ni aller voir toutes les curiosités qui attirent les autres hommes libres. Il passe la plus grande partie de sa vie enfermé dans sa maison comme une femme, cet il envie les autres citoyens qui vont voyager au dehors et voir quelque objet intéressant[18].

C’est bien cela, dit-il.


Le tyran est le plus
malheureux
des hommes,
l’homme
aristocratique
le plus heureux.

VI  Tel est le surcroît de maux que l’homme récolte qui gouverne mal son âme, l’homme que tu as jugé tout à l’heure le plus malheureux des hommes, l’homme tyrannique, lorsque, au lieu de passer sa vie dans une condition privée, il est contraint par un coup du sort à devenir tyran, et que, tout impuissant qu’il est à se maîtriser lui-même, il entreprend de gouverner les autres, semblable à un malade impotent qui, au lieu de garder la maison, serait forcé de passer sa vie à lutter ddans les concours d’athlètes.

Ta comparaison, Socrate, dit-il, est d’une vérité frappante.

Dès lors, mon cher Glaucon, repris-je, son malheur est complet, et, une fois devenu tyran, il mène une vie encore plus misérable que celui que tu regardais comme le plus malheureux des hommes, n’est-il pas vrai ?

Tout à fait vrai, dit-il.

Ainsi, en réalité, et quoi qu’en pensent certaines gens, le véritable tyran est un véritable esclave, d’une bassesse et d’une servilité extrêmes, eréduit qu’il est à flatter les hommes les plus méchants ; impuissant à satisfaire tant soit peu ses désirs, mais visiblement dénué d’une foule de choses et véritablement pauvre aux yeux de quiconque sait considérer son âme entière, il passe sa vie dans une frayeur continuelle, en proie à des douleurs convulsives, s’il est vrai que son état ressemble à celui de la cité qu’il commande ; or il y ressemble, n’est-ce pas ?

Certainement, dit-il.

580Mais outre ces maux, ne faut-il pas lui attribuer encore ceux dont nous avons parlé précédemment, maux qui étaient nécessairement en lui et que le pouvoir développe encore davantage, je veux dire l’envie, la perfidie, l’injustice, le manque d’amis, l’impiété et les vices de toute sorte dont il est l’hôte et le nourricier, et qui sont cause qu’il est le plus malheureux des hommes et qu’ensuite il rend malheureux aussi ceux qui l’approchent ?

Aucun homme sensé, dit-il, ne te contredira.

Eh bien maintenant, repris-je, comme le juge suprême[19] prononce son arrêt, déclare, btoi aussi, à qui tu décernes le premier rang au point de vue du bonheur, à qui le second, et classe-les tous les cinq, le royal, le timocratique, l’oligarchique, le démocratique, le tyrannique.

Le jugement est facile, dit-il. C’est dans l’ordre où ils sont entrés en scène, comme les chœurs, que je les range, suivant le rapport qu’ils ont à la vertu et au vice, au bonheur et à son contraire.

Et maintenant, repris-je, louerons-nous un héraut ou dois-je proclamer moi-même que le fils d’Ariston a jugé que le meilleur et le plus juste cest le plus heureux, et que cet homme est celui qui a l’âme la plus royale et qui règne sur lui-même, que d’autre part le plus mauvais et le plus injuste est le plus malheureux, et que cet homme est celui qui, étant du caractère le plus tyrannique, exerce sur lui-même et sur l’État la tyrannie la plus absolue ?

Proclame, dit-il.

Ajouterai-je à cette proclamation, dis-je, qu’il n’importe en rien que les hommes et les dieux les connaissent ou ne les connaissent pas pour ce qu’ils sont ?

Ajoute-le, dit-il.


Deuxième
démonstration
fondée
sur la distinction
des trois parties
de l’âme.
d

VII  C’est bien, dis-je : voilà une première démonstration. En voici une deuxième : vois si elle te paraît avoir quelque valeur.

Quelle est-elle ?

Si, repris-je, de même que l’État est partagé en trois corps, l’âme de chaque individu est aussi divisée en trois parties, il y a lieu, ce me semble, de tirer de là une nouvelle démonstration.

Laquelle ?

La voici. Puisqu’il y a trois parties[20], il me paraît qu’il y a aussi trois sortes de plaisirs propres à chacune d’elles, et aussi trois ordres de désirs et de commandements.

Comment entends-tu cela ? demanda-t-il.

Nous avons, je le répète, reconnu une partie par laquelle l’homme connaît, et une par laquelle il s’irrite ; quant à la troisième, elle a tant de formes différentes que nous n’avons pu lui trouver de nom eunique et approprié ; mais nous l’avons désignée par ce qu’il y a de plus important et de prédominant en elle : nous l’avons appelée appétitive, à cause de la violence des désirs relatifs au manger, au boire, à l’amour et autres appétits du même genre ; nous l’avons appelée aussi amie de l’argent, parce que c’est principalement à l’aide de l’argent 581qu’on satisfait ces sortes de désirs.

Et nous avons eu raison, dit-il.

Si donc nous ajoutions que son plaisir et son amour se rapportent au gain, nous appuierions notre manière de la désigner sur un point particulièrement important, et nous aurions une idée claire, toutes les fois que nous parlerions de cette faculté de l’âme, et en l’appelant amie de l’argent et du gain, nous lui donnerions, n’est-ce pas ? un nom qui lui convient.

Pour ma part, je le crois, dit-il.

Quant à la partie irascible, ne disons-nous pas qu’elle ne cesse d’aspirer de toutes ses forces à la domination, à la victoire et à bla réputation ?

Si.

Si donc nous la nommions amie de la victoire et de l’honneur, l’appellation ne serait-elle pas juste ?

Très juste, certainement.

Pour la partie par laquelle nous connaissons, il est évident à tous les yeux qu’elle tend sans cesse et tout entière à saisir la vérité telle qu’elle est, et que, des trois parties, c’est celle qui s’intéresse le moins à l’argent et à la gloire.

Certes.

En l’appelant amie de la science et philosophe, ne la désignerons-nous pas comme il convient ?

Sans nul doute.

N’est-il pas vrai aussi, repris-je, que le commandement de l’âme appartient chez les uns cà cette partie qui connaît, chez les autres à celle des deux autres parties que le hasard fait prédominer ?

Si, dit-il.

C’est pour cette raison que nous disons aussi que les principales classes d’hommes sont au nombre de trois, le philosophe, l’ambitieux, l’intéressé[21].

C’est juste.

Et qu’il y a aussi trois espèces de plaisirs, analogues à chacun de ces trois caractères ?

En effet.

Demande, continuai-je, à chacun de ces trois hommes en particulier quelle est de ces trois vies la plus agréable, tu peux être sûr que chacun vantera surtout la sienne[22]. L’homme intéressé dira qu’en comparaison ddu gain le plaisir des honneurs ou de la science n’est rien, si l’on ne peut en faire de l’argent.

C’est vrai, dit-il.

Et l’ambitieux, continuai-je, ne tient-il pas le plaisir d’amasser pour un plaisir grossier, et le plaisir de la science, si la science ne rapporte de l’honneur, est-il pour lui autre chose que fumée et frivolité ?

C’est bien son opinion, dit-il.

Quant au philosophe[23], repris-je, quel cas, selon nous, fera-t-il des autres plaisirs en comparaison du plaisir de connaître la vérité telle qu’elle est, eet d’en jouir continuellement en apprenant ? Ne pense-t-il pas qu’ils sont fort loin du vrai plaisir ? et s’il appelle ces autres plaisirs des plaisirs nécessaires, n’est-ce pas au vrai sens du mot, attendu qu’il se passerait fort bien d’eux, si la nécessité ne les lui imposait ?

Il en est sûrement ainsi, dit-il.


VIII  Maintenant, repris-je, puisque nous discutons des différentes espèces de plaisir et de la vie même qui en résulte, non pas pour savoir quelle est la plus honnête ou la plus malhonnête, la pire ou la meilleure, mais bien la plus agréable et la plus exempte de chagrin, 582comment reconnaître quel est celui de nos trois hommes qui dit le plus vrai ?

Je ne me sens pas de force à répondre, dit-il.

Eh bien, voyons la chose de cette manière. Quelles sont les qualités requises pour bien juger ? N’est-ce pas l’expérience, l’intelligence et le raisonnement ? Y a-t-il de meilleurs moyens de juger que ceux-là ?

Non, dit-il.

Continuons notre examen. De nos trois hommes, lequel a le plus d’expérience de tous les plaisirs dont nous venons de parler ? Crois-tu que l’homme intéressé, s’il s’appliquait aussi à connaître ce qu’est la vérité en soi, aurait plus d’expérience du plaisir de la science bque le philosophe du plaisir du gain ?

Il s’en faut de beaucoup, dit-il ; car enfin c’est une nécessité pour le philosophe de goûter dès l’enfance les deux autres sortes de plaisirs, tandis que pour l’homme intéressé, s’il s’applique à connaître ce que sont les essences, ce n’est pas une nécessité qu’il goûte la douceur de ce plaisir et qu’il en acquière l’expérience ; je dirai même qu’en dépit du zèle qu’il peut y porter, la chose est difficile pour lui.

Ainsi, repris-je, le philosophe l’emporte de beaucoup sur l’homme intéressé par l’expérience qu’il a de l’un et l’autre de ces plaisirs,

cOui, de beaucoup.

Et comparé à l’ami des honneurs, le philosophe a-t-il moins l’expérience du plaisir attaché aux honneurs que l’ami des honneurs du plaisir qui suit la sagesse ?

Mais l’honneur, répondit-il, si chacun d’eux atteint le but qu’il se propose, ne manque à aucun d’eux ; car le riche, le brave et le sage sont tous trois honorés par la multitude, en sorte que tous connaissent par expérience ce qu’est le plaisir attaché aux honneurs ; au contraire le plaisir que donne la contemplation de l’être, le philosophe seul, à l’exclusion de tout autre, est capable de le goûter.

dPar conséquent, repris-je, sous le rapport de l’expérience, c’est lui qui juge le mieux des trois.

De beaucoup.

J’ajoute qu’il sera le seul qui joigne l’intelligence à l’expérience.

C’est incontestable.

Il en est de même de l’instrument qui sert à juger : il n’appartient ni à l’homme intéressé, ni à l’ami des honneurs, mais au philosophe.

Quel est cet instrument ?

Le raisonnement. N’avons-nous pas dit qu’il était indispensable pour juger[24] ?

Si.

Or le raisonnement est l’instrument par excellence du philosophe.

Sans contredit.

Or si la richesse et le gain étaient la meilleure règle des jugements, ce que l’homme intéressé elouerait ou blâmerait serait infailliblement ce qui est le plus digne de louange ou de blâme.

Infailliblement.

Mais si l’on jugeait par les honneurs, la victoire et le courage, ne serait-ce pas ce que louerait ou blâmerait l’ami des honneurs et de la victoire ?

Évidemment si.

Mais puisqu’on juge par l’expérience, l’intelligence et le raisonnement…

Il est forcé, interrompit-il, que ce que loue le philosophe, l’ami du raisonnement, soit le plus juste.

583Ainsi des trois plaisirs en question, le plaisir de cette partie de l’âme par laquelle nous connaissons est le plus agréable et l’homme en qui cette partie-là commande a la vie la plus agréable.

Il est impossible qu’il en soit autrement, dit-il ; car le sage est un juge compétent, quand il loue sa propre vie.

Quelle vie, demandai-je, et quel plaisir notre juge mettra-t-il au second rang ?

Il est clair que ce sera le plaisir du guerrier et de l’ambitieux ; car il approche beaucoup plus du sien que le plaisir de l’homme intéressé.

Le dernier rang sera donc, à ce qu’il paraît, pour le plaisir de l’homme intéressé.

Sans doute, dit-il.


Troisième
démonstration
fondée sur la réalité
et la pureté relative
des plaisirs.

bIX  Voilà donc deux démonstrations qui se succèdent, deux victoires que le juste remporte sur l’injuste. Pour la troisième, adressons-nous, comme des athlètes d’Olympie, à Zeus sauveur et olympien. Considère qu’à part le plaisir du sage, le plaisir des autres n’est ni bien réel ni pur ; ce n’est qu’une ombre de plaisir, comme je crois bien l’avoir entendu dire à un sage ; et s’il en est ainsi, ce pourrait bien être pour l’injuste la grande chute, la chute décisive.

Oui, mais explique-toi.

Voici comment je vais le démontrer, si tu veux aider à mon enquête cpar tes réponses.

Interroge donc, dit-il.

Et toi, réponds, repartis-je. Ne disons-nous pas que la douleur est le contraire du plaisir ?

Si, bien sûr.

Ne peut-on pas dire aussi qu’il y a un état où on ne sent ni joie ni peine ?

Si, assurément.

Et qu’entre ces deux sentiments, à égale distance de l’un et de l’autre, il y a une sorte de repos de l’âme par rapport à chacun d’eux ? N’est-ce pas ainsi que tu vois la chose ?

Si, dit-il.

Ne te rappelles-tu pas, repris-je, les discours que tiennent les malades, quand ils souffrent ?

Quels discours ?

Qu’il n’y a rien de plus agréable que la santé, mais qu’ils ne pensaient pas, avant leur maladie, dque c’était le bien le plus agréable.

Je me les rappelle, dit-il.

N’as-tu pas ouï dire aussi à ceux qui sont en proie à quelque violente douleur qu’il n’est rien de plus agréable que de cesser de souffrir ?

Je l’ai ouï dire.

Et dans mainte autre circonstance pareille, tu as pu remarquer, je pense, que lorsque les hommes souffrent, ce qu’ils vantent comme le plus agréable, c’est la cessation de la souffrance et le repos à cet égard, et non pas le plaisir.

C’est que, dit-il, ce repos devient peut-être en de tels moments une chose agréable et plaisante.

eDe même, dis-je, quand on cesse d’avoir du plaisir, le repos qui suit le plaisir est une peine.

Peut-être, fit-il.

Dès lors ce repos que nous disions tout à l’heure tenir le milieu entre le plaisir et la douleur, deviendra les deux, chagrin et plaisir.

Il le semble.

Mais est-il possible que ce qui n’est ni l’un ni l’autre devienne l’un et l’autre ?

Il ne me semble pas.

D’autre part, le plaisir et la douleur, quand ils se produisent dans l’âme, sont l’un et l’autre une sorte de mouvement[25], n’est-ce pas ?

Oui.

584Or ne venons-nous pas de reconnaître que l’état où l’on ne sent ni douleur ni plaisir était bien un repos et qu’il avait place entre les deux ?

Nous l’avons en effet reconnu.

Comment donc peut-on croire raisonnablement que l’absence de douleur soit un plaisir et l’absence de plaisir une peine ?

On ne le peut en aucune façon.

Cet état n’est donc pas, repris-je, mais paraît être un plaisir, si on le compare à la douleur, une douleur, si on le compare au plaisir, et il n’y a rien de sain dans ces visions, si l’on considère la réalité du plaisir : ce n’est qu’un prestige.

C’est du moins, dit-il, ce que le raisonnement démontre.

bMaintenant, repris-je, considère des plaisirs qui ne viennent pas à la suite de douleurs, et tu ne t’imagineras plus peut-être dans le cas présent que la nature du plaisir et de la douleur se réduit à n’être, l’une, que la cessation de la douleur, l’autre que la cessation du plaisir.

De quel cas, demanda-t-il, et de quels plaisirs parles-tu ?

Il y en a beaucoup, répondis-je ; mais il y a surtout, si tu veux bien y faire attention, les plaisirs de l’odorat[26]. Ceux-ci en effet, sans avoir été précédés d’aucune douleur, se produisent soudainement, avec une intensité extraordinaire, et quand ils cessent, ils ne laissent après eux aucune douleur.

C’est très vrai, dit-il.

cNe nous laissons donc pas persuader que la cessation de la douleur soit un plaisir pur, et celle du plaisir une douleur réelle.

Gardons-nous en.

Et pourtant, repris-je, les sentiments qui viennent à l’âme par le corps et qu’on appelle plaisirs, et ce sont peut-être les plus nombreux et les plus vifs, sont de cette nature : ce sont des cessations de douleurs.

En effet.

N’en est-il pas de même des plaisirs et des douleurs anticipés que provoque l’attente de l’avenir ?

Il en est de même.


dX  Sais-tu, repris-je, de quelle nature sont ces plaisirs et à quoi ils ressemblent le plus ?

À quoi ? demanda-t-il.

Tu admets, repris-je, qu’il y a dans la nature un haut, un bas, un milieu.

Oui.

À ton avis, quand quelqu’un passe du bas au milieu, ne se figure-t-il pas qu’il monte en haut ? et quand il est arrivé au milieu et qu’il regarde d’où il est parti, quelle autre pensée peut-il avoir, sinon qu’il est en haut, parce qu’il n’a pas vu le haut véritable ?

Par Zeus, répondit-il, je ne crois pas que dans une telle ignorance il puisse se figurer autre chose.

eMais si, repris-je, il retombait en arrière, il croirait être emporté vers le bas, en quoi il ne se tromperait pas.

Sans doute.

Et il se figurerait tout cela parce qu’il ne connaît pas ce qui est véritablement le haut, le milieu, le bas[27] ?

Évidemment.

Comment s’étonner dès lors si les gens qui ne connaissent pas la vérité se forment des idées fausses d’une foule de choses, entre autres du plaisir et de la douleur et de ce qui tient le milieu entre l’un et l’autre ? Ainsi, lorsqu’ils passent à la douleur, 585ils ont raison de croire qu’ils souffrent, car ils souffrent réellement ; mais lorsqu’ils passent de la douleur à l’état intermédiaire, ils sont fortement persuadés qu’ils sont arrivés à la plénitude du plaisir ; semblables à des gens qui, faute de connaître le blanc, opposeraient le gris au noir, ils opposent l’absence de douleur à la douleur, faute de connaître le plaisir, et en cela ils se trompent.

Par Zeus, dit-il, je n’en suis pas surpris ; je le serais bien plutôt du contraire.


Supériorité
des plaisirs
de la connaissance.

Eh bien, maintenant, dis-je, fais réflexion sur ceci. La faim, la soif et les autres besoins du même genre ne sont-ils pas des espèces de vides dans l’état du corps ?

bSans doute.

Et l’ignorance et la déraison ne sont-elles pas de même un vide dans l’état de l’âme ?

Si.

Ne peut-on pas remplir ces vides, soit en prenant de la nourriture, soit en acquérant de l’intelligence ?

Sans doute.

Mais qu’est-ce qui produit la plénitude la plus réelle, ce qui a moins, ou ce qui a plus de réalité ?

Évidemment ce qui a plus de réalité.

Alors, de ces deux genres de choses, quel est, selon toi, celui qui participe le plus de l’existence pure ? Est-ce le genre qui comprend le pain, la boisson, la viande et la nourriture en général, ou celui de l’opinion vraie, de la science, de l’intelligence et en général de toutes les vertus ? cPose la question de cette manière. Ce qui tient de l’être immuable, immortel et véritable, ce qui est soi-même de cette nature et se produit dans un sujet de cette nature te paraît-il avoir plus de réalité que ce qui tient de choses toujours changeantes et mortelles, qui est soi-même de cette nature et se produit en un sujet de cette nature ?

Il y a beaucoup plus de réalité, dit-il, dans ce qui tient de l’être immuable.

Mais la réalité de l’être toujours changeant[28] participe-t-elle plus de l’existence que de la science ?

Non.

Et que de la vérité ?

Non plus.

Si elle participe moins de la vérité, ne participe-t-elle pas moins aussi de l’existence ?

Forcément.

dDonc en général le genre des choses qui servent à l’entretien du corps participe moins de la vérité et de l’essence que le genre des choses qui servent à l’entretien de l’âme ?

Beaucoup moins.

Et le corps lui-même, ne crois-tu pas qu’il participe de l’essence moins que l’âme ?

Si.

Ainsi ce qui se remplit de choses plus réelles et qui est lui-même plus réel est plus réellement rempli que ce qui se remplit de choses moins réelles et qui est lui-même moins réel ?

Naturellement.

Si donc c’est un plaisir de se remplir de choses conformes à sa nature, ce qui se remplit plus réellement, et se remplit de choses qui ont plus de réalité, ejouit par là plus réellement et plus véritablement du vrai plaisir, tandis que ce qui participe de choses moins réelles se remplit d’une manière moins vraie et moins solide et goûte un plaisir moins franc et moins vrai.

La conséquence est absolument nécessaire, dit-il.

586Dès lors les gens qui ne connaissent point la sagesse et la vertu, qui sont toujours dans les festins et les plaisirs du même genre, descendent, semble-t-il, dans la basse région pour revenir ensuite jusqu’à la moyenne, et ne cessent toute leur vie d’errer de l’une à l’autre ; ils ne franchissent pas cette limite ; jamais ils n’ont levé les yeux ni dirigé leurs pas vers le haut véritable ; ils n’ont jamais été réellement remplis de l’être et n’ont jamais goûté de plaisir solide et pur ; mais regardant toujours en bas, comme les bêtes, toujours penchés vers le sol et tournés vers la table, ils s’empiffrent de pâture, se saillissent les uns les autres, et, disputant à qui aura le plus de ces jouissances, bils ruent, se cossent et se tuent avec des cornes et des sabots de fer pour satisfaire leur insatiable cupidité, parce qu’ils ne font point usage d’aliments réels et ne remplissent pas la partie d’eux-mêmes qui existe réellement et peut garder les aliments.

On croirait entendre un oracle, Socrate, s’écria Glaucon, en t’écoutant dépeindre la vie de la plupart des hommes.

N’est-ce pas une nécessité qu’ils n’aient que des plaisirs mêlés de peines, des fantômes du véritable plaisir, des ébauches qui ne prennent de couleur que si on juxtapose les plaisirs et les peines pour les crenforcer tous deux ; de là viennent les amours furieux que les insensés conçoivent les uns pour les autres et pour lesquels ils se battent, comme on se battait sous Troie, au dire de Stésichore[29], pour le fantôme d’Hélène, faute de savoir la vérité.

C’est forcément ainsi, dit-il, que les choses se passent.


XI  Et à l’égard de la partie irascible de l’âme, les choses ne se passent-elles pas de même, lorsqu’on la satisfait elle aussi et que l’envie animée par l’ambition, la violence par l’amour des honneurs, et la colère par l’humeur farouche poussent les hommes à se rassasier d’honneur, dde victoire et de colère sans discernement ni raison ?

Oui, dit-il, les mêmes choses doivent arriver à l’égard de l’élément irascible.

Eh bien alors, repris-je, hésiterons-nous à affirmer que, lorsque les désirs relatifs à l’intérêt et à l’honneur, obéissant à la science et à la raison, poursuivront sous leur conduite et atteindront les plaisirs que la sagesse leur indique, ils goûteront alors les plaisirs les plus vrais qu’il leur soit possible de goûter, parce que c’est la vérité equi les guide, et j’ajoute les plaisirs qui leur sont propres, s’il est vrai que ce qui est le meilleur pour chaque chose soit aussi ce qui lui est le plus propre[30] ?

C’est bien en effet, dit-il, ce qui lui est le plus propre.

Quand donc l’âme tout entière obéit à la partie philosophique, et qu’il ne s’élève en elle aucune sédition, il en résulte d’abord que chacune de ses parties se tient en tout dans les limites de ses fonctions et pratique ainsi la justice, et ensuite que chacune jouit des plaisirs qui lui sont propres, des plaisirs les plus purs et les plus vrais 587dont elle puisse jouir.

Sans nul doute.

Mais quand c’est l’une des deux autres parties qui commande, il en résulte qu’elle ne trouve pas elle-même le plaisir qui lui est propre, ensuite qu’elle force les autres parties à poursuivre un plaisir étranger et faux.

C’est ainsi, dit-il.

Et plus une chose s’éloigne de la philosophie et de la raison, plus elle est apte à produire de tels effets.

Certainement.

Mais ce qui s’écarte le plus de la raison, n’est-ce pas justement ce qui s’écarte le plus de la loi et de l’ordre ?

C’est évident.

bOr n’avons-nous pas reconnu que ce qui s’en écartait le plus, c’étaient les désirs amoureux et tyranniques ?

Si.

Et que ce qui s’en écartait le moins, c’étaient les désirs monarchiques et modérés ?

Si.

Par conséquent le plus éloigné du plaisir véritable et propre à l’homme sera, selon moi, le tyran ; le moins éloigné, le roi.

Nécessairement.

Dès lors, repris-je, la vie la plus désagréable sera celle du tyran, la plus agréable, celle du roi ?

C’est incontestable.

Sais-tu, demandai-je, de combien la vie du tyran est moins agréable que celle du roi ?

Je le saurai, si tu me le dis, répondit-il.

Il y a, ce semble, trois plaisirs, un légitime, et deux bâtards. Or le tyran ayant franchi cla limite des plaisirs bâtards et fui loin de la raison et de la loi, vit avec son escorte de plaisirs serviles, et il n’est guère facile de déterminer combien il est inférieur à l’autre, sinon peut-être de cette manière.

De quelle manière ? demanda-t-il.

Si l’on part de l’homme oligarchique, le tyran en est éloigné de trois degrés ; car il y a entre eux l’homme démocratique.

Oui.

Donc le fantôme de plaisir avec lequel cohabite le tyran est trois fois plus éloigné de la vérité que le fantôme de plaisir dont jouit l’homme oligarchique, si ce que nous avons dit précédemment est vrai ?

Cela est certain.

À son tour, l’oligarque est au troisième rang par rapport à l’homme royal, si nous comptons dpour un seul l’homme royal et l’homme aristocratique.

Au troisième en effet.

Alors, repris-je, le tyran est éloigné du vrai plaisir de trois fois trois degrés[31].

Évidemment.

Il me semble en conséquence, repris-je, que le fantôme de plaisir du tyran, considéré selon sa longueur, peut être exprimé par un nombre plan.

Assurément.

Il n’y a qu’à l’élever au carré, puis au cube, pour voir la distance qui le sépare du roi.

C’est facile à voir, dit-il, pour un calculateur.

eEt si inversement on veut savoir à quelle distance le roi est du tyran pour la réalité du plaisir, on trouvera, la multiplication faite, que le roi est sept cent vingt-neuf fois plus heureux et que le tyran est le plus malheureux dans la même proportion.

Quel chiffre extraordinaire, s*écria-t-il, tu viens de nous asséner pour marquer la différence de nos deux hommes, le juste et l’injuste, sous le rapport 588du plaisir et de la douleur !

Le chiffre n’en est pas moins exact, ajoutai-je, et ajusté à leur vie, si tout y répond, jours, nuits, mois et années.

Mais oui, dit-il, tout y répond.

Mais si l’homme vertueux et juste l’emporte de si loin en plaisir sur l’homme méchant et injuste, de quelle prodigieuse distance le dépassera-t-il en décence, en beauté, en mérite ?

Prodigieuse est vraiment le mot, dit-il.


Effet de la justice
et de l’injustice
sur l’homme.

XII  Voilà une question réglée, repris-je, et maintenant que bnous en sommes venus à ce point de la discussion, reprenons ce qui a été dit d’abord et ce qui nous a entraînés jusqu’ici. Or on disait, ce me semble, que l’injustice était avantageuse au parfait scélérat, pourvu qu’il passât pour un homme juste. N’est-ce pas ainsi qu’on s’est exprimé ?

C’est bien ainsi.

Adressons-nous donc à l’auteur de cette assertion, à pré- sent que nous sommes d’accord sur les effets respectifs d’une conduite injuste et d’une conduite juste.

Comment nous y prendrons-nous ? demanda-t-il.

Formons par la pensée une image de l’âme[32], pour que ce partisan de l’injustice mesure la portée de ses paroles.

Quelle image ? demanda-t-il.

cUne image, répondis-je, comme celle de ces anciens monstres dont parle la fable : la Chimère, Scylla, Cerbère et nombre d’autres qui réunissaient, dit-on, en un seul corps des formes multiples.

On le dit en effet, fit-il.

Façonne donc une sorte de monstre à formes et à têtes multiples, têtes d’animaux paisibles et têtes de bêtes féroces, rangées en cercle, et donne-lui le pouvoir de changer et de tirer de lui-même toutes ces formes.

Un pareil ouvrage, dit-il, exige un modeleur habile ; mais comme la pensée est plus facile dà modeler que la cire ou toute autre matière semblable, c’est fait : je l’ai modelé.

Modèle maintenant une autre forme, celle d’un lion, puis celle d’un homme ; mais que la première soit de beaucoup la plus grande des trois, et la deuxième ensuite.

Ceci est plus aisé, dit-il : aussi est-ce fait.

Réunis maintenant ces trois formes en une seule, de manière qu’elles ne fassent qu’un tout les unes avec les autres.

Elles sont jointes, dit-il.

Recouvre-les ensuite extérieurement d’une forme unique, la forme humaine, de manière que celui qui ne pourrait pas voir l’intérieur, eet n’apercevrait que la seule enveloppe extérieure, croie voir un être unique, un homme.

L’enveloppe y est, dit-il.

Disons maintenant à celui qui prétend qu’il est utile à cet homme d’être injuste, et qu’il ne lui sert de rien de pratiquer la justice, que sa prétention revient à dire qu’il lui est avantageux de nourrir avec soin et de fortifier la bête aux cent formes et le lion, et sa suite, d’affamer au contraire et d’affaiblir l’homme, 589de sorte que les deux autres l’entraînent où ils voudront, et, au lieu de les accoutumer à vivre ensemble en bon accord, de les laisser se mordre et se dévorer en se battant ensemble.

C’est exactement soutenir cela que de vanter l’injustice.

Au contraire dire qu’il est utile d’être juste, c’est dire qu’il ne faut rien faire, qu’il ne faut rien dire qui n’assure à l’homme intérieur bles moyens de dominer le plus possible l’homme entier et de veiller sur son nourrisson aux têtes multiples à la manière du laboureur[33] qui nourrit et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les sauvages de croître ; c’est ainsi qu’il traitera son élève, en prenant le lion pour allié[34], en partageant ses soins entre tous et en les maintenant en bonne intelligence entre eux et avec lui-même.

C’est exactement ce que dit de son côté le partisan de la justice.

Ainsi de toute façon celui qui loue la justice a raison, et celui qui loue l’injustice est dans l’erreur ; ccar que l’on ait égard au plaisir ou à la bonne renommée ou à l’utilité, celui qui loue la justice est dans la vérité, celui qui la blâme ne dit rien de sain et ne connaît pas ce qu’il blâme.

Il n’en connaît rien, dit-il ; c’est bien mon avis.

Tâchons donc de le détromper doucement, car son erreur est involontaire[35], et demandons-lui : Bienheureux homme, sur quoi peut-on dire qu’est fondée la distinction légale de dl’honnêteté et de la malhonnêteté, sinon sur ce fait que l’honnêteté soumet la partie bestiale de notre nature à la partie humaine, ou, pour mieux dire peut-être, à la partie divine, et que la malhonnêteté asservit la partie douce à la partie sauvage ? En tombera-t-il d’accord ? sinon, que dira-t-il ?

Il en tombera d’accord, dit-il, s’il veut m’en croire.

Ceci posé, repris-je, est-il un homme qui puisse avoir avantage à prendre de l’or injustement, s’il est vrai qu’il ne peut le faire sans asservir du même coup la partie la meilleure de lui-même à la plus mauvaise ? eS’il est vrai qu’un homme qui, pour de l’or, livrerait son fils ou sa fille en esclavage et à des maîtres sauvages et méchants ferait un mauvais marché, même s’il touchait pour cela une somme énorme, comment croire que celui qui asservit sans pitié la partie la plus divine de lui-même à la partie la plus impie et la plus impure ne sera pas malheureux et qu’il ne sera point, en se laissant corrompre à prix d’or, 590plus funeste à lui-même qu’Ériphyle[36] livrant pour un collier la vie de son époux ?

Beaucoup plus, dit-il Glaucon ; car je réponds pour lui.


Le vice asservit
l’homme à la bête
qui est en lui.

XIII  Si donc on a toujours blâmé l’intempérance, n’est-ce pas, à ton avis, parce qu’en s’y abandonnant on lâche la bride à la terrible, à la monstrueuse bête à plusieurs formes, plus qu’il ne faudrait ?

C’est évident, dit-il.

Si l’on blâme de même l’arrogance et l’humeur irascible, n’est-ce pas en voyant que bla bête à forme de lion et de serpent[37] grandit et se développe au détriment de l’harmonie ?

C’est bien pour cela.

De même pour le luxe et la mollesse, ce qui les fait blâmer n’est-ce pas qu’ils relâchent et énervent cette même bête, en y faisant naître la lâcheté ?

Sans doute.

Et la flatterie et la bassesse, pourquoi sont-elles blâmées, sinon parce qu’elles asservissent cette même partie irascible à la bête turbulente et que celle-ci par son insatiable amour des richesses l’avilit et la change de bonne heure de lion en singe ?

cC’est cela, dit-il.

Et l’état d’artisan et de manœuvre, d’où vient, dis-moi, qu’il a quelque chose de dégradant ? En pouvons-nous donner une autre raison, sinon que, chez l’artisan, la meilleure partie est si faible par nature qu’il ne peut commander à ses bêtes intérieures, qu’il les flatte au contraire et ne peut apprendre autre chose qu’à les flagorner ?

Il y a toute apparence, dit-il.


Le meilleur doit
régler le pire.

Si donc nous voulons qu’un tel homme soit régi par une autorité semblable à celle qui gouverne l’homme supérieur, n’exigerons-nous pas dqu’il se fasse l’esclave de cet homme supérieur chez qui l’élément divin commande ? Mais, au lieu de penser pour cela que son obéissance doive tourner au préjudice de l’esclave, comme Thrasymaque le pensait de celle des sujets[38], nous croyons au contraire qu’il n’est rien de plus avantageux à chacun que d’être gouverné par un être divin et sage, soit que ce maître habite au-dedans de nous-mêmes, ce qui serait le mieux, soit au moins qu’il nous gouverne du dehors[39], afin que, soumis au même régime, nous devenions tous semblables et amis dans la mesure du possible.

Fort bien, dit-il.

Et la loi ne montre-t-elle pas précisément cette même intention, elle qui prête son concours eà tous les membres de l’État ? N’est-ce pas aussi notre but dans le gouvernement des enfants, que nous tenons dans notre dépendance jusqu’à ce que nous ayons établi dans leur âme, comme dans l’État, un gouvernement, et qu’ayant cultivé ce qu’il y a de meilleur en eux par ce qu’il y a de meilleur en nous, 591nous ayons mis en eux pour nous remplacer un gardien et un chef semblable à nous, après quoi nous les laissons libres ?

C’est évident, dit-il.

En quoi donc, Glaucon, et par quelle raison dirons-nous qu’il soit avantageux de commettre une action injuste, licencieuse ou honteuse, qui, si elle nous fait plus riches ou plus puissants, nous rend plus méchants que nous n’étions ?

On ne peut le dire en aucune manière, répondit-il.

Enfin comment prétendre qu’il soit avantageux au criminel de n’être point découvert et d’échapper à la punition[40] ? Est-ce que le criminel qui échappe aux regards n’en devient pas plus méchant encore, bau lieu que, chez le criminel découvert et puni, la bête se calme et s’adoucit, que les instincts doux sont mis en liberté et que l’âme entière replacée dans l’ordre le meilleur s’élève, en acquérant la tempérance, la justice et la sagesse, à un état dont la valeur dépasse celle du corps qui acquiert la force, la beauté et la santé, de toute la hauteur dont l’âme dépasse le corps ?

C’est tout à fait juste, dit-il.

cL’homme sensé vivra donc en tendant toute son énergie vers ce but. Tout d’abord il estimera les sciences capables d’élever son âme à cet état, et il dédaignera les autres.

Évidemment dit-il.

Ensuite, repris-je, pour le bon état et la nourriture de son corps, il ne s’en remettra pas au plaisir bestial et déraisonnable et ne tournera pas de ce côté ses préoccupations ; il fera plus, il n’aura pas égard à la santé et n’attachera pas d’importance à être fort, sain et beau, s’il ne doit point par là devenir tempérant, det il établira toujours l’harmonie dans son corps en vue de maintenir l’accord dans son âme.

C’est ce qu’il fera, dit-il, si du moins il veut être véritablement musicien.

Ne visera-t-il pas le même but, repris-je, en gardant l’ordre et l’harmonie dans l’acquisition des richesses ? ou bien, ébloui par ce que la foule regarde comme le bonheur, voudra-t-il accroître la masse de ses richesses à l’infini, pour avoir des maux infinis ?

Je ne le pense pas, dit-il.

eMais, repris-je, tournant les yeux vers le gouvernement qui est en lui, il prendra garde d’y rien déranger par excès ou manque de fortune, et, suivant cette règle, il acquerra ou dépensera selon ses capacités.

Parfaitement, dit-il.

592Quant aux honneurs, il les considérera du même point de vue : il recevra et goûtera volontiers ceux qu’il croira capables de le rendre meilleur ; pour ceux qui pourraient troubler l’état de son âme, il les fuira dans la vie privée et dans la vie publique.


Le sage réalisera
en lui-même
la cité idéale.

Il refusera donc, dit-il, de prendre part aux affaires publiques, s’il a de telles idées.

Non par le Chien ! dis-je ; il s’en occupera dans son propre État, et activement, mais non pas sans doute dans sa patrie[41], à moins que le ciel ne lui en donne l’occasion.

J’entends, dit-il ; tu parles de l’État dont nous venons de tracer le plan et qui n’existe que dans nos discours ; car je ne crois pas qu’il y en ait un pareil ben aucun lieu du monde.

Mais, répondis-je, il y en a peut-être un modèle dans le ciel pour qui veut le contempler et régler sur lui son gouvernement particulier ; au reste peu importe que cet État soit réalisé quelque part ou soit encore à réaliser, c’est de celui-là seul, et de nul autre qu’il suivra les lois.

C’est naturel, dit-il.


  1. À en juger par les exemples que Platon donne un peu plus loin, ces désirs déréglés sont des désirs contre nature. Cf. Euripide, Médée 1121, qui qualifie de παράνομον le meurtre de ses enfants par Médée. Cf. aussi Phédon 113 e.
  2. Cf. Sophocle, Œdipe-Roi 981-2 : πολλοὶ γὰρ ἤδη κἂν ὀνείρασιν βροτῶν μητρὶ ξυνηυνάσθησαν.
  3. Cf. 619 c où il est dit de celui qui a choisi la tyrannie : « il ne vit pas que son lot le destinait à manger ses enfants. »
  4. On peut rapprocher de  ce passage Xénophon, Cyrop. VIII, 7, 21 : « C’est certainement dans le sommeil que l’âme révèle le mieux son caractère divin ; c’est alors qu’elle prévoit l’avenir, sans doute parce que c’est alors qu’elle est le mieux libérée du corps » ; et Cicéron, De Divinatione i, 115 « Viget enim animus in somnis, liberque est sensibus et omni impeditione curarum, iacente et mortuo corpore. » Mais Platon songe moins à la divination qu’aux suites intellectuelles de la méditation continue, à la solution naturelle et spontanée des problèmes étudiés pendant le jour, et à l’état de l’âme occupée par des pensées raisonnables et pures.
  5. Au livre VIII, 561 a-562 a.
  6. Son père, hésitant entre les maximes d’un père parcimonieux et celles des frelons qu’il fréquentait, a fini par ouvrir la citadelle de son âme aux passions superflues. Platon a exposé ce combat 559 d-561 a.
  7. Cette passion maîtresse devient le champion des désirs frelons, exactement comme le tyran en herbe est le προστάτης du prolétariat. Se reporter à VIII 564 d, 565 c sqq.
  8. L’épithète est doublement appropriée, puisque Éros aussi a des ailes.
  9. L’aiguillon du désir (πόθου κέντρον) est l’excitation du désir non satisfait. Cf. Phaedr., 253 e. Le Cratyle 420 a définit ainsi le désir : πόθος, οὐ τοῦ παρόντος, ἀλλα τοῦ ἄλλοθι που ὄντος καὶ ἀπόντος..
  10. Παρομία ἡνίκα τις ἐρωτηθείς τι ὑπὸ γινώσκοντος τὸ ἐρωτηθέν, αὐτὸς ἀγνοῶν ἀποκρίνηται· σὺ καὶ ἐμοὶ ἐρεῖς (Schol.). Cf. Phil. 25 b.
  11. Longin, comme l’a remarqué Ast, a copié le mot niché (ἐννενεοττευμένας) Περὶ ὕψους.
  12. Ceci répond à ce qui se passe dans l’État, VIII 568 d sqq.
  13. L’expression οὐκ ἀναγκαῖος, que j’ai rendue par superflu, a dans ce passage un double sens, celui de non nécessaire, superflu, et celui de non parent attaché par les liens du sang (necessarius). Ce jeu de mots n’est pas rendu dans la traduction.
  14. Le tyran le plus complet qui règne en l’âme, c’est l’amour. Cf. 575 a τυραννικῶς ἐν αὐτῷ ὁ Ἔρως… ζῶν, ἅτε αὐτὸς ὢν μοναρχος κτλ. et 573 d.
  15. Lois 691 c : « Il n’est pas un homme sur la terre, s’il est jeune et n’a de compte à rendre à personne, qui puisse soutenir le poids du souverain pouvoir, de manière que la plus grande maladie, l’ignorance, ne s’empare pas de son âme et ne le rende un objet d’aversion pour ses plus fidèles amis, ce qui le conduira bientôt à sa perte et fera disparaître toute sa puissance. » Cf. Lois 713 c, 875 b.
  16. Cf. VIII, 547 a : « Le fer se trouvant mêlé à l’argent et l’airain à l’or, il résultera de ce mélange un défaut d’égalité, de justesse et d’harmonie qui, partout où il se rencontre, engendre toujours la guerre et la haine. Telle est l’origine qu’il faut attribuer à la discorde, partout où elle se produit. »
  17. La moyenne des esclaves d’une maison était bien inférieure à cinquante. Au ive siècle, les esclaves n’étaient guère plus nombreux que les hommes libres et les métèques (Beloch, Die Bevölk. der Gr.-Röm. Welt. p. 99).
  18. Cf. Xénophon, Hiéron I, 11 : « Chaque pays a ses raretés qui méritent d’être vues. Pour les voir, les particuliers se rendent dans telles villes qu’ils veulent et dans les fêtes publiques où ils croient trouver réunies les choses les plus curieuses à voir. Or les tyrans ne se soucient guère de ces fêtes ; car il ne serait pas sûr pour eux d’aller où ils ne seraient pas plus forts que la foule, et leurs affaires ne sont pas chez eux assez solides pour qu’ils puissent les confier à d’autres et s’en aller en voyage (trad. P. Chambry). Sur les rapports de l’Hiéron et de la République, v. ibid. Notice p. 413.
  19. Sur ce juge suprême dans les concours dramatiques ou les compétitions musicales, v. Adam, Rép. II, p. 340.
  20. Ces trois parties de l’âme, correspondant aux trois ordres de l’État, ont été reconnues au livre IV, 436 a sqq.
  21. Cf. Aristote, Eth. Nic. i, 3, 1095b, 17 sqq. Τρεῖς γὰρ εἰσι μάλιστα οἱ προὔκοντες (sc. βίοι), ὅ τε νῦν εἰρημένος (ὁ ἀπολαυστικός) καὶ ὁ πολιτικὸς (= ici ὁ φιλότιμος) καὶ τρίτος ὁ θεωρητικός.
  22. Cf. Pindare, Frag. 215 Bergk : ἄλλο δ’ ἄλλοισιν νόμισμα, σφετέραν δ’ αἰνεῖ δίκαν ἕκαστος, et Gorg. 484 e sqq.
  23. Sur les plaisirs du philosophe, cf. Phédon 64 d.
  24. Cela a été dit 582 a.
  25. Dans le plaisir, le mouvement est réplétion ; dans la douleur, c’est le vide. Cf. 585 a.
  26. Cf. Philèbe 51 b : Les plaisirs qu’on peut tenir pour vrais, « sont ceux qui ont pour objets les belles couleurs et les belles figures, la plupart de ceux qui naissent des odeurs et des sons, tous ceux, en un mot, dont la privation n’est ni sensible ni douloureuse et dont la jouissance est accompagnée d’une sensation agréable, sans aucun mélange de douleur. » (Trad. Saisset.)
  27. La conception d’un haut, d’un bas, d’un milieu est la conception populaire, adoptée d’ailleurs par la plupart des philosophes grecs ; mais dans le Timée 62 c, Platon conçoit les choses d’une manière plus scientifique : le monde étant sphérique, il y a un centre et des extrémités à égale distance du centre ; il n’y pas, à proprement parler, de haut ni de bas.
  28. Il est difficile de tirer un sens plausible du texte des manuscrits ἀεὶ ὁμοίου. Parmi les corrections proposées, je n’en vois pas de plus simple que celle d’Adam ἀεὶ ἀνομοίου. Voir sa note Rép. II, p. 354 et l’appendice VI, p. 381.
  29. Sur la palinodie de Stésichore relativement à Hélène, voir Phèdre 243 a et Bergk Poet. Lyr. Gr. III, p. 214 sqq.
  30. Aristote est ici d’accord avec Platon : « L’homme doit vivre selon la partie de lui-même qui est la meilleure. C’est par cette partie qu’il est lui-même : …ce qui est naturellement propre à chacun, c’est ce qui est pour lui le meilleur et le plus agréable. » Eth. Nic. X, ch. vii § 8 et 9.
  31. Moitié plaisant, moitié sérieux, Platon s’amuse ici, comme à propos du nombre nuptial, à copier les Pythagoriciens qui exprimaient les vertus et les idées abstraites par des nombres. Mais son calcul est plein de fantaisie. Le tyran n’est pas éloigné du vrai plaisir de 3 fois 3 degrés, mais de 5 degrés : roi 1, timarque 2, oligarque 3, démocrate 4, tyran 5. Il s’agit pour Platon d’atteindre le chiffre 729, nombre de jours et de nuits qu’il y a dans une année, d’après Philolaos. Pour y arriver, il n’ajoute pas, il multiplie les deux distances entre le roi et l’oligarque d’une part, entre l’oligarque et le tyran d’autre part, puis il élève au cube le chiffre obtenu 9, et il obtient ainsi le nombre 729.
  32. L’image que Platon donne ici de l’âme sort de sa définition de la justice, subordination nécessaire des parties inférieures de l’âme à la partie maîtresse. Dans Phèdre 246 a/b, le mouvement circulaire qui emporte les dieux et les âmes vers la prairie des Idées a suggéré à Platon une autre image, celle d’une force composée d’un cocher et d’un attelage de deux chevaux dont l’un est docile et l’autre rétif à la main du conducteur. Dans le Timée 69 c/d, Platon, sans recourir à aucune image, définit l’âme par le mélange des passions qui la gouvernent. Les dieux les ont mélangées « à la sensation irraisonnée et à l’amour prêt à tout risquer. Et ainsi ils ont composé par des procédés nécessaires l’âme mortelle. »
  33. Cette image du laboureur rappelle celle de l’Euthyphron 2 d : « N’a-t-il pas raison de s’occuper d’abord des jeunes gens pour les rendre excellents, comme le bon laboureur doit prendre soin des jeunes plantes en premier lieu et des autres ensuite ? » (Trad. M. Croiset.)
  34. Le θυμοειδές représenté par le lion est l’allié naturel de la raison (λογιστικόν), comme il est dit IV, 440 e.
  35. Suivant Platon, comme suivant Socrate, on pèche toujours par ignorance. Voyez II, 382 a.
  36. Ériphyle, femme d’Amphiaraos, roi-prophète d’Argos, gagnée à prix d’or par Polynice, avait persuadé à son mari de prendre part à l’expédition contre Thèbes. Il y périt, comme il l’avait prévu. Cf. Odyssée X, 826-7.
  37. Il n’est pas question d’élément serpentin dans la description de la bête à têtes et à formes multiples ; mais il se peut qu’il soit compris dans la suite du lion, τὰ περὶ τὸν λέοντα 588 e. Le serpent symbolise sans doute quelques formes basses du θυμοειδές, comme la δυσκολία. Cf. Théognis, 601 sq. : ἔρρε, θεοῖσίν τ’ ἐχθρὲ καὶ ἀνθρώποισιν ἄπιστε | ψυχρὸν ὃς ἐν κόπλῳ ποικίλον εἶχες ὄφιν.
  38. Voyez I, 343 a sqq.
  39. Cf. Hésiode, Tr. et J. 293-5 : « Celui-là est l’homme complet qui toujours, de lui-même, après réflexion, voit ce qui, plus tard et jusqu’au bout, sera le mieux. Celui-là a son prix encore qui se rend aux bons avis. » (Trad. Mazon.) C’est la même pensée, mais elle a dans la République une bien autre portée : elle est devenue un principe fondamental de la cité idéale.
  40. C’est un des principes originaux de la morale platonicienne que la nécessité de l’expiation. Elle débarrasse l’âme de sa méchanceté et l’amende. Voir sur ce point la discussion du Gorgias 476 a-478 c, et la formule qui la résume τὸ δὲ ἀδικοῦντα μὴ διδόναι δίκην πάντων μέγιστον τε καὶ πρῶτον κακῶν πέφυκεν. Chez nous, le législateur vise moins à amender le coupable qu’à venger la morale outragée et à détourner les autres de l’imiter. Cependant certaines réformes, comme la loi de sursis, qui vise à l’amendement, semblent s’inspirer du principe platonicien.
  41. Cf. le mot d’Anaxagore dans Diogène Laërce 11, 7 : τέλος ἀπέστη καὶ τὴν τῶν φυσικῶν θεωρίαν ἦν, οῦ φροντίζων τῶν πολιτικῶν, ὅτε καὶ πρὸς τὸν εἰπόντα· Οὐδέν σοι μέλει τῆς πατρίδος ; — Εὐφήμει, ἔφη· ἐμοὶ γὰρ καὶ σφόδρα μέλει τῆς πατρίδος, δείξας τὸν οὐρανόν.