Phédon (trad. Robin)

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Phédon
Traduction par Léon Robin.
Texte établi par Léon RobinLes Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IV, 1re partiep. 1-103).




PHÉDON

[ou De l’âme, genre moral.]



PHÉDON ÉCHÉCRATE


Introduction
au récit de Phédon.

Échécrate. — 57 Étais-tu en personne, Phédon, aux côtés de Socrate, ce jour où il but le poison dans sa prison ? Ou bien tiens-tu d’un autre ce que tu sais ?

Phédon. — J’y étais en personne, Échécrate.

Échécrate. — Eh bien ! de quoi a-t-il parlé, lui, avant de mourir ? Quelle a été sa fin ? Voilà ce que j’aimerais à apprendre. De mes concitoyens de Phlious[1], en effet, il n’y en a absolument pas un qui pour l’instant séjourne à Athènes, et de là-bas il n’est venu chez nous depuis longtemps aucun étranger b qui ait été à même de nous donner là-dessus des renseignements sûrs, sinon qu’il est mort après avoir bu le poison. Mais pour le reste on n’a rien pu nous en raconter.

58Phédon. — N’avez-vous donc rien su non plus des circonstances de son jugement ?

Échécrate. — Si fait ; c’est un point sur lequel nous avons été renseignés. Et même ce qui nous a surpris, c’est que, le jugement ayant eu lieu depuis longtemps, sa mort se soit produite beaucoup plus tard. Qu’y a-t-il donc eu, Phédon ?

Phédon. — Il y eut, dans son cas, Échécrate, une rencontre fortuite, celle du jour qui précéda le jugement avec le couronnement de la poupe du navire que les Athéniens envoient à Dèlos.

Échécrate. — Et qu’est-ce donc que ce navire ?

Phédon. — C’est le navire sur lequel, selon la tradition d’Athènes, Thésée transporta jadis la double septaine, garçons et filles, qu’il conduisait en Crète. b Il les sauva et se sauva lui-même[2]. Aussi, comme la Cité avait, dit-on, fait à Apollon le vœu, s’ils étaient cette fois sauvés, de diriger tous les ans un pèlerinage vers Dèlos, c’est ce pèlerinage annuel qu’on a toujours, depuis cet événement et jusqu’à maintenant, continué d’envoyer au Dieu. Donc, à partir du moment où l’on a commencé à s’occuper du pèlerinage, c’est une loi du pays que, tant qu’il dure, la Cité ne soit souillée par aucune mise à mort au nom du peuple jusqu’à l’arrivée du navire à Dèlos et son retour au port. Or c’est parfois une longue navigation, quand il arrive qu’elle soit contrariée par les vents. D’autre part, c le pèlerinage est commencé du jour où le prêtre d’Apollon a couronné la poupe du navire, et il se trouva, vous ai-je dit, que cela eut lieu le jour qui précéda le jugement. C’est pour cela que Socrate eut beaucoup de temps à passer dans la prison, entre le jugement et la mort[3].

Échécrate. — Mais les circonstances de la mort elle-même, Phédon ? Que s’est-il dit et fait ? Quels furent ceux de ses fidèles qui se trouvèrent à ses côtés ? Ou bien les Magistrats ne leur permirent-ils pas d’assister à sa fin, et celle-ci fut-elle, au contraire, sevrée d’amitié ?

dPhédon. — Pas du tout ! La vérité est que plusieurs y assistèrent, un bon nombre même.

Échécrate. — Tout cela, donc, empresse-toi de nous le rapporter avec toute la sûreté possible, à moins que par hasard tu n’aies quelque empêchement.

Phédon. — Non, vraiment, je n’ai rien à faire, et je vais tâcher de vous faire un récit détaillé. Aussi bien, me rappeler Socrate, soit que j’en parle moi-même ou que j’écoute un autre, il n’y a rien pour moi qui soit jamais plus doux !

Échécrate. — Eh bien ! Phédon, ceux qui vont t’écouter, tu les trouves à leur tour dans de pareilles dispositions. Sur ce, tâche d’être exact autant que tu le pourras et de ne rien passer.


Le récit.

Phédon. — C’est un fait, mes impressions à moi e furent bien singulières pendant que j’étais à ses côtés. Et en effet, à l’idée que j’assistais à la mort d’un homme auquel j’étais attaché, ce n’était pas de la pitié qui me gagnait. Car c’était un homme heureux que j’avais sous les yeux, Échécrate : heureux dans sa façon de se comporter comme dans son langage, tant il y avait dans sa fin de tranquille noblesse. À ce point qu’il me donnait le sentiment, lui qui pourtant allait vers la demeure d’Hadès, de ne point y aller sans un concours divin, mais de plutôt devoir trouver là-bas, une fois qu’il y serait rendu, une félicité comme personne jamais 59 n’en a connue ! Voilà donc pourquoi nulle impression de pitié, absolument, ne me gagnait, comme il eût pu sembler naturel chez le témoin d’un deuil. Mais ce n’était pas non plus le plaisir accoutumé de nos heures de philosophie, puisqu’aussi bien tel était, alors même, la nature de notre entretien. La vérité, c’est qu’il y avait dans mes impressions quelque chose de déconcertant, un mélange inouï, fait à la fois de plaisir et de peine, de peine quand je songeais que ce serait tout à l’heure l’instant de sa fin ! Et nous tous, qui étions là présents, nous étions à peu près dans les mêmes dispositions, tantôt riant, parfois au contraire pleurant ; l’un de nous, même, plus que tout autre : c’était Apollodore[4]. Tu sais en effet, je pense, quel homme c’est b et quelle est sa manière.

Échécrate. — Si je le sais !

Phédon. — C’était donc chez lui la plénitude de cet état ; mais j’étais moi-même dans une pareille agitation, ainsi que les autres.

Échécrate. — Ceux qui se trouvèrent alors à ses côtés, Phédon, quels étaient-ils ?

Phédon. — En outre du susdit Apollodore, il y avait là, de son pays, Critobule avec son père, et aussi Hermogène, Épigène, Eschine, Antisthène. Il y avait encore Ctèsippe de Péanie, Ménexéne et quelques autres du pays. Platon, je crois, était malade.

Échécrate. — Des étrangers étaient c présents ?

Phédon. — Oui, notamment Simmias le Thébain, Cébès et Phédondès ; puis, de Mégare, Euclide et Terpsion.

Échécrate. — Dis-moi, Aristippe et Cléombrote étaient bien à ses côtés ?

Phédon. — Eh non ! Ils étaient en effet, disait-on, à Égine.

Échécrate. — Personne d’autre n’était là ?

Phédon. — Ce sont à peu près, je crois, tous ceux qui étaient à ses côtés.

Échécrate. — Bien ; et maintenant, dis, de quoi parla-t-on ?

Phédon. — C’est en prenant les choses du commencement que, toutes, je vais tâcher de te les raconter en détail. Sache donc qu’aucun des jours précédents d nous n’avions manqué à notre habitude de nous retrouver, les autres et moi, auprès de Socrate. Notre rendez-vous était, au point du jour, le tribunal où avait eu lieu le jugement ; car il était proche de la prison. Nous attendions ainsi chaque matin que la prison eût été ouverte, en nous entretenant les uns avec les autres. Elle ne s’ouvrait pas en effet de bonne heure ; mais, dès qu’on l’avait ouverte, nous pénétrions auprès de Socrate, et souvent nous passions toute la journée avec lui. Comme de juste, ce jour-là, nous nous étions donné rendez-vous de meilleure heure. Car la veille, en sortant au soir de la prison, e nous avions appris que le navire était revenu de Dèlos. Nous nous étions donc donné le mot pour arriver d’aussi bonne heure que possible à l’endroit habituel. À notre arrivée, le portier, sortant à notre rencontre (c’était celui qui avait coutume de nous répondre), nous dit de rester là et d’attendre, pour nous présenter, qu’il nous y eût invités : « C’est, nous dit-il, qu’on est en train de détacher Socrate, et les Onze[5], de lui signifier que ce jour est celui de sa fin. » Sur quoi, il ne tarda guère à arriver et il nous invita à pénétrer.

Nous pénétrons donc et 60 trouvons, avec Socrate qu’on venait de détacher, Xanthippe (tu n’es pas sans la connaître !) qui tenait leur petit enfant et était assise contre son mari. Dès que Xanthippe nous eut aperçus, ce furent des malédictions et des discours tout à fait dans le genre habituel aux femmes : « Voici, Socrate, la dernière fois que s’entretiendront avec toi ceux qui te sont attachés, et toi avec eux ! » Socrate jeta un coup d’œil du côté de Criton : « Criton, dit-il, qu’on l’emmène à la maison ! » Et, tandis que l’emmenaient quelques-uns des gens de Criton, elle hurlait en se frappant la poitrine[6].


Socrate parle.
Plaisir et douleur.

b Quant à Socrate, il s’était assis sur son lit et, ayant replié sa jambe, de la main il se la frottait dur, puis tout en la frottant il disait : « Comme c’est une chose déconcertante d’apparence, amis, ce que les hommes appellent l’agréable ! Quel merveilleux rapport il y a entre sa nature et ce qu’on juge être son contraire, le pénible ! Être simultanément présents côte à côte dans l’homme, tous deux s’y refusent ; mais qu’on poursuive l’un et qu’on l’attrape, on est presque contraint d’attraper toujours l’autre aussi, comme si c’était à une tête unique que fût attachée leur double nature ! Il me paraît, ajouta-t-il, c qu’Ésope, s’il avait pensé à cela, aurait pu en composer une fable : La Divinité, désirant mettre un terme à leurs luttes, mais n’y réussissant pas, leur attacha ensemble leurs deux têtes réunies ; voilà pourquoi, où se présente l’un, c’est l’autre ensuite qui vient derrière. C’est comme cela en effet que la chose me paraît à moi-même : à cause de la chaîne, il y avait dans ma jambe la douleur, et voici maintenant qu’arrive, venant derrière elle, le plaisir ! »


Socrate poète.

Cébès interrompit : « Par Zeus ! je te sais gré, Socrate, de m’en avoir fait souvenir : à propos en effet de ces compositions d de ta façon, où tu as soumis au mètre chanté les contes d’Ésope et l’hymne à Apollon, on m’a demandé déjà de divers côtés, et en particulier avant-hier Évènus[7], dans quelle pensée depuis ton arrivée ici tu les avais faites, toi qui jusqu’alors n’avais jamais rien composé. Si donc tu te soucies que je sois en état de répondre à Évènus, quand de nouveau il m’interrogera (car je sais bien qu’il me le demandera !), parle, que faudra-t-il lui dire ? — Eh bien ! Cébès, dis-lui donc la vérité, répliqua-t-il : ce n’est pas dans le dessein de lui faire concurrence, et pas davantage à ses compositions, que j’ai composé celles-là : je le savais, e c’eût été difficile ! Mais c’était par rapport à certains songes, dont je tentais ainsi de savoir ce qu’ils voulaient dire, et par scrupule religieux au cas où, somme toute, leurs prescriptions répétées à mon adresse[8] se rapporteraient à l’exercice de cette sorte de musique. Voici en effet ce qui en était. Maintes fois m’a visité le même songe au cours de ma vie ; ce n’était pas toujours par la même vision qu’il se manifestait, mais ce qu’il disait était invariable : « Socrate, prononçait-il, c’est à composer en musique que tu dois travailler ! » Et, ma foi, ce que justement je faisais au temps passé, je m’imaginais que c’était à cela que m’exhortait 61 et m’incitait le songe : comme on encourage les coureurs, ainsi, pensais-je, le songe m’incite à persévérer dans mon action, qui est de composer en musique ; y a-t-il en effet plus haute musique que la philosophie, et n’est-ce pas là ce que, moi, je fais ? Mais voici maintenant qu’après mon jugement la fête du Dieu a fait obstacle à ma mort. Ce qu’il faut, pensai-je alors, c’est, au cas où ce que me prescrit si souvent le songe serait, en somme, cette espèce commune de composition musicale, c’est ne pas lui désobéir, c’est plutôt composer ; il est plus sûr en effet de ne point m’en aller avant d’avoir satisfait à ce scrupule religieux par la composition de tels b poèmes et en obéissant au songe. Et voilà comment ma première composition a été pour le Dieu dont se présentait la fête votive. Puis, après avoir servi le Dieu, je me dis qu’un poète devait, pour être vraiment poète, prendre pour matière des mythes, mais non des arguments, et aussi que la « mythologie » n’était pas mon fait ! C’est pour cela justement que les mythes à ma portée, ces fables d’Ésope que je savais par cœur, ce sont ceux-là que j’ai pris pour matière, au hasard de la rencontre. Ainsi donc voilà ce que tu devras, Cébès, expliquer à Évènus. Donne-lui aussi mon salut, et en outre le conseil, s’il est sage, de se mettre à ma poursuite le plus vite qu’il pourra ! Quant à moi, je m’en vais, paraît-il, c aujourd’hui même, puisque les Athéniens m’y invitent. »


Première partie.
L’attitude du philosophe à l’égard de la mort :
le suicide.

Alors Simmias : « La belle exhortation, Socrate, que voilà pour Évènus ! Souvent déjà, en effet, j’ai eu occasion de rencontrer le personnage, et sans doute, à en juger par mon expérience, ne mettra-t-il nulle bonne volonté à écouter ton conseil ! — Hé quoi ! repartit Socrate, Évènus ne serait-il point philosophe ? — Il l’est, je pense, dit Simmias. — Alors il ne demandera pas mieux, lui Évènus, et aussi bien quiconque prend à cette affaire la part qu’elle mérite. Toutefois, il ne se fera probablement pas violence à lui-même. Car c’est, dit-on, chose qui n’est point permise. » Ce disant, il laissa retomber ses jambes à d terre, et dès lors c’est assis de la sorte qu’il continua l’entretien.

Là-dessus, Cébès lui posa cette question : « Comment peux-tu dire, Socrate, que ce n’est point chose permise de se faire à soi-même violence et, d’autre part, que le philosophe ne demande pas mieux que de suivre celui qui meurt ? — Quoi ? Cébès, n’avez-vous pas été instruits sur ce genre de questions, Simmias et toi, vous qui avez vécu auprès de Philolaüs[9] ? — Non, rien du moins de précis, Socrate. — Pourtant, moi aussi, c’est bien par ouï-dire que j’en parle, et, à coup sûr, ce que j’ai bien pu apprendre ainsi, rien non plus n’empêche qu’on le dise. Peut-être même en effet est-ce, tout particulièrement, à qui doit e là-bas faire un voyage qu’il sied d’entreprendre une enquête sur le voyage en ce lieu, et de conter dans un mythe ce que nous croyons qu’il est. Hé oui ! que pourrait-on faire d’autre dans le temps qui nous sépare du coucher du soleil[10] ? — Dis-nous donc, Socrate, sous quel rapport enfin on peut bien nier que ce soit chose permise de se donner à soi-même la mort ? Déjà, il est vrai, j’ai moi-même (c’est ce que tout à l’heure tu demandais) entendu dire à Philolaüs quand il séjournait chez nous, et déjà aussi à certains autres, que c’est une chose qu’on ne doit pas faire. Mais rien de précis là-dessus ne m’a jamais été enseigné par personne.

62— Allons, dit-il, mettons-nous-y de bon cœur ! Il est possible en effet, après tout, que je t’apprenne quelque chose, probable cependant que ceci te doive paraître merveilleux : pourquoi n’y a-t-il que ce cas, entre tous, qui soit simple, qui ne comporte jamais pour l’homme, à la façon des autres, aucune question, selon les temps et selon les personnes, de savoir s’il vaut mieux être mort que de vivre ? Et puisqu’il y a des gens pour qui d’un autre côté il vaut mieux d’être morts, oui, il te paraît probablement merveilleux que ce soit de leur part une impiété de se procurer à eux-mêmes ce bienfait, et qu’au contraire ils doivent attendre un bienfaiteur étranger ! » Cébès sourit doucement : « Que Zeus s’y reconnaisse ! », dit-il dans le parler de son pays. « On pourrait en effet, répliqua b Socrate, y trouver, sous cette forme au moins, quelque chose d’irrationnel. Il n’en est rien pourtant, et, bien probablement, cela n’est au contraire pas sans raison. Il y a, à ce propos, une formule qu’on prononce dans les Mystères : « Une sorte de garderie[11], voilà notre séjour à nous, les hommes, et le devoir est de ne pas s’en libérer soi-même ni s’en évader. » Formule, sans nul doute, aussi grandiose à mes yeux que peu transparente ! Il n’en est pas moins vrai, Cébès, que ceci justement y est, ce me semble, très bien exprimé : ce sont des Dieux, ceux sous la garde de qui nous sommes, et nous les hommes, nous sommes une partie de la propriété des Dieux. Ne t’en semble-t-il pas ainsi ? — Il me semble bien, répond Cébès. — Est-ce que toi, reprit Socrate, c si l’un des êtres qui sont ta propriété personnelle se donnait à lui-même la mort sans que tu lui eusses signifié d’avoir à disparaître, est-ce que tu ne lui en voudrais pas ? Et ne tirerais-tu pas de son acte la vengeance que tu serais à même d’en tirer ? — Hé ! absolument, dit-il. — Il est par suite probable qu’en ce sens-là il n’y a rien d’irrationnel à ce devoir de ne pas se tuer, d’attendre que la divinité nous ait envoyé quelque commandement pareil à celui qui se présente aujourd’hui pour moi.


Objection de Cébès.

— Soit, dit Cébès ; cela, oui, je le trouve naturel. Mais il en est autrement pour ce que tu disais à l’instant même de la facilité avec laquelle consentiraient à mourir les philosophes. Cela, Socrate, a tout l’air d’une inconséquence, d s’il y a vraiment bonne raison de dire ce que nous disions à l’instant : que c’est sous la garde de la Divinité que nous sommes, et qu’en nous elle a une de ses propriétés. Qu’il n’y ait point en effet d’irritation chez les mieux sensés des hommes au moment de sortir de cette tutelle, où ils ont, pour les diriger, précisément les meilleurs dirigeants qui soient, les Dieux, cela ne se comprend pas ! Car il n’est guère croyable, ainsi du moins, qu’on s’imagine devoir trouver, une fois en liberté, plus d’avantage à soi-même se prendre sous sa propre garde ! Peut-être cependant un homme dénué d’intelligence se ferait-il ces idées : il faut que par la fuite il échappe à son maître ; peut-être ne réfléchirait-il point e qu’on ne doit pas, j’entends quand celui-ci est bon, fuir son autorité, mais au contraire demeurer le plus possible près de lui. De sa part, ce serait donc un manque de réflexion de s’enfuir. Quant à celui qui a de l’intelligence, sans doute aurait-il envie d’être sans cesse auprès de qui vaut mieux que lui-même. Or donc, de la sorte, ce qui est naturel, Socrate, c’est le contraire de ce qui se disait à l’instant. Car c’est aux hommes de sens qu’il sied de s’irriter de mourir, tandis que les insensés s’en réjouiront. »

Socrate avait écouté Cébès et pris plaisir, me sembla-t-il, à 63 la difficulté qu’il avait soulevée. Regardant donc de notre côté : « Toujours, en vérité, dit-il, Cébès est en quête de quelque argument : il n’a pas la moindre tendance à croire tout de suite ce que l’on dit ! — Pourtant, Socrate, repartit Simmias, il se trouve, qu’à mon avis aussi, justement, il y a du bon dans le langage de Cébès : dans quelle intention en effet des hommes véritablement sages fuiraient-ils des maîtres qui valent mieux qu’eux et, le cœur léger, s’éloigneraient-ils de ceux-ci ? Mon avis, c’est en outre que tu es visé par l’objection de Cébès, puisque c’est pareillement d’un cœur léger que tu supportes de nous abandonner, nous et ces chefs excellents, tu en conviens toi-même, que sont b des Dieux. — Vous avez raison, répondit Socrate ; car je crois vous comprendre : voilà un grief dont je dois me défendre tout comme au tribunal ! — C’est tout à fait certain, dit Simmias. — Eh bien, allons-y ! reprit-il. Et tâchons de présenter devant vous une défense plus convaincante que devant les juges[12] ! Oui, dit-il, je l’avoue, Simmias et Cébès : sans la conviction que je vais me rendre, d’abord auprès d’autres Dieux, sages et bons, puis encore auprès d’hommes trépassés qui valent mieux que ceux d’ici, j’aurais grand tort de ne pas m’irriter contre la mort. Mais en réalité, sachez-le bien, c mon espérance de m’en aller auprès d’hommes qui soient bons, si pour la défendre sans doute je ne m’acharnerais pas, en revanche pour ce qui est de me rendre auprès de dieux qui sont des maîtres tout à fait excellents, oui, sachez-le, s’il y a pareille chose que je défendrais avec acharnement, c’est bien aussi celle-là ! La conséquence, c’est que dans ces conditions je n’ai plus les mêmes raisons de m’irriter. Mais au contraire j’ai bon espoir qu’après la mort il y a quelque chose, et que cela, comme le dit au reste une antique tradition, vaut beaucoup mieux pour les bons que pour les méchants. — Qu’est-ce à dire, Socrate ? repartit Simmias. Peux-tu garder pour toi ces pensées alors que tu as en tête de t’en aller ? Ne nous en ferais-tu d point part ? Car certes il s’agit là, c’est mon opinion, d’un bien qui nous est commun à tous ; et du même coup tu auras fourni ta défense, s’il se trouve que ton langage nous ait convaincus.


Intervention de Criton.

— Eh bien ! je m’y efforcerai, dit-il. Mais auparavant voyons ce que ce brave Criton semble avoir depuis longtemps l’intention de me dire. — Ce que c’est ? fit Criton. Rien de plus que ce que me répète, il y a déjà longtemps, celui qui doit te donner le poison : il veut que je t’explique de causer le moins possible. Car on s’échauffe, dit-il, à trop causer, et on doit éviter de contrarier ainsi l’action du poison ; le résultat, c’est qu’à procéder de la sorte e il arrive qu’on soit obligé d’en boire jusqu’à deux et trois fois. » Alors Socrate : « Envoie-le promener ! Il n’a qu’à s’arranger pour m’en donner, et deux fois, et trois fois même, s’il le faut ! — Parbleu ! voilà bien à peu près, dit Criton, la réponse que je prévoyais, mais il y a longtemps déjà qu’il me tourmente.


Socrate justifie son attitude :
la mort est la libération de la pensée.

— Laisse-le dire ! reprit Socrate – À vous cependant, qui êtes donc mes juges, je tiens maintenant à vous rendre des comptes, à vous dire mes raisons de regarder l’homme dont la vie a été en réalité employée à la philosophie comme plein d’une légitime assurance au moment de 64 mourir, lui qui a bon espoir d’avoir à soi là-bas des biens très grands, lorsqu’il aura trépassé ! Comment donc en peut-il être vraiment ainsi ? Voilà, Simmias et Cébès, ce que je m’efforcerai de vous expliquer. J’en ai bien peur en effet : quiconque s’attache à la philosophie au sens droit du terme, les autres hommes ne se doutent pas que son unique occupation, c’est de mourir, ou d’être mort ! Si donc c’est la vérité, il serait assurément bien étrange de n’avoir nulle autre chose à cœur que celle-là pendant toute la vie ; puis, quand cette chose arrive, de s’irriter à propos de ce que, jusqu’alors, on avait à cœur et de quoi l’on s’occupait ! »

Là-dessus, Simmias se mit à rire : « Par Zeus ! Socrate, dit-il, b je n’en avais tout à l’heure nulle envie : tu m’as pourtant fait rire ! C’est que, je crois, la foule en t’entendant parler ainsi trouverait qu’on a bien raison[13] d’attaquer ceux qui font de la philosophie, à quoi feraient chorus sans réserve les gens de chez nous : c’est la pure vérité, dirait-elle, ceux qui font de la philosophie sont des gens en mal de mort, et, s’il est une chose dont elle se doute bien, c’est que tel est justement le sort qu’ils méritent ! — Et elle aurait, ma foi, raison de le dire, Simmias, sauf, il est vrai, qu’elle s’en doute bien. Car ce dont elle ne se doute pas, c’est de quelle façon ils sont en mal de mort, de quelle façon aussi ils méritent la mort et quelle sorte de mort, ceux qui sont véritablement philosophes. C’est entre nous en effet, dit-il, c qu’il faut parler, et souhaiter le bonsoir à la foule !

« À votre avis, la mort c’est quelque chose ? — Hé ! absolument, repartit Simmias. — Rien autre chose, n’est-ce pas, que la séparation de l’âme d’avec le corps ? Être mort, c’est bien ceci : à part de l’âme et séparé d’elle, le corps s’est isolé en lui-même ; l’âme, de son côté, à part du corps et séparée de lui, s’est isolée en elle-même[14] ? La mort, n’est-ce pas, ce n’est rien d’autre que cela ? — Non, mais cela même, dit-il. — Examine maintenant, mon bon, s’il t’est possible de partager mon sentiment : c’est en effet la condition d’un progrès d de notre connaissance sur l’objet de notre recherche[15]. Est-ce à tes yeux le fait d’un philosophe d’être zélé pour ce qui concerne les prétendus plaisirs de ce genre, ainsi de manger et de boire ? — Aussi peu que possible, Socrate ! dit Simmias. — Et ceux de l’amour ? — Absolument pas ! — Et pour le reste des soins du corps ? Selon toi, ont-ils du prix au jugement d’un tel homme ? Ainsi, posséder un costume ou une chaussure de choix ou tout autre enjolivement destiné au corps, à ton avis, prise-t-il cela, ou bien en fait-il bon marché, pour autant e qu’il n’y a pas pour lui force majeure d’en prendre sa part ? — Il en fait, à mon avis, bon marché, dit-il, tout au moins s’il est vraiment philosophe. — Alors, d’une façon générale, selon toi, poursuivit Socrate, les préoccupations d’un tel homme ne vont pas à ce qui concerne le corps ? Mais au contraire, dans la mesure où il le peut, elles s’en détachent et c’est vers l’âme qu’elles sont tournées ? — Oui, sans doute. — Est-ce donc, pour commencer, dans des circonstances de ce genre que se révèle le philosophe, lorsque le plus possible, il délie 65 l’âme du commerce du corps, comme ne le fait aucun autre homme ? — Manifestement. — Et sans doute l’opinion de la foule est-elle, Simmias, qu’un homme, pour qui dans ces sortes de choses il n’y a rien d’agréable et qui n’en prend point sa part, ne mérite pas de vivre, mais que c’est au contraire toucher d’assez près au trépas, d’ainsi ne faire nul cas des plaisirs dont le corps est l’instrument ? — C’est la vérité même, assurément, ce que tu dis là.

— Et maintenant, pour ce qui est de posséder proprement l’intelligence, le corps, dis-moi, est-il, oui ou non, une entrave, si dans la recherche on lui demande son concours ? Ma pensée revient, par exemple, b à ceci : est-ce que quelque vérité est fournie aux hommes par la vue aussi bien que par l’ouïe, ou bien, là-dessus au moins, en est-il comme les poètes même nous le ressassent sans trêve[16], et n’entendons-nous, ne voyons-nous rien exactement ? Pourtant si parmi les sensations corporelles celles-là sont sans exactitude et incertaines, on ne saurait attendre mieux des autres, qui toutes en effet sont, je pense, inférieures à celles-là. N’est-ce pas aussi ton sentiment ? — C’est absolument certain, fit-il. — Quand donc, reprit Socrate, l’âme atteint-elle la vérité ? D’un côté en effet, lorsque c’est avec l’aide du corps qu’elle entreprend d’envisager quelque question, alors, la chose est claire, il l’abuse radicalement. — c Tu dis vrai. — N’est-ce pas par conséquent dans l’acte de raisonner que l’âme, si jamais c’est le cas, voit à plein se manifester à elle la réalité d’un être ? — Oui. — Et sans doute raisonne-t-elle au mieux, précisément quand aucun trouble ne lui survient de nulle part, ni de l’ouïe, ni de la vue, ni d’une peine, ni non plus d’un plaisir, mais qu’au contraire elle s’est le plus possible isolée en elle-même, envoyant promener le corps, et quand, brisant autant qu’elle peut tout commerce, tout contact avec lui, elle aspire au réel. — C’est bien cela ! — N’est-ce pas, en outre, dans cet état que l’âme du philosophe fait au plus haut point bon marché d du corps et le fuit, tandis qu’elle cherche d’autre part à s’isoler en elle-même ? — Manifestement !

— Mais que dire maintenant, Simmias, de ce que voici ? Affirmons-nous l’existence de quelque chose qui soit « juste » tout seul, ou la nions-nous ? — Nous l’affirmons, bien sûr, par Zeus ! — Et aussi, n’est-ce pas, de quelque chose qui soit « beau », et « bon » ? — Comment non ? — Maintenant, c’est certain, jamais aucune chose de ce genre, tu ne l’as vue avec tes yeux ? — Pas du tout, fit-il. — Mais alors, c’est que tu les as saisies par quelque autre sens que ceux dont le corps est l’instrument ? Or ce dont je parle là, c’est pour tout, ainsi pour « grandeur », « santé », « force », et pour le reste aussi, c’est, d’un seul mot et sans exception, sa réalité : ce que précisément e chacune de ces choses est. Est-ce donc par le moyen du corps que s’observe ce qu’il y a en elles de plus vrai ? Ou bien, ce qui se passe n’est-ce pas plutôt que celui qui, parmi nous, se sera au plus haut point et le plus exactement préparé à penser en elle-même chacune des choses qu’il envisage et prend pour objet, c’est lui qui doit le plus se rapprocher de ce qui est connaître chacune d’elles ? — C’est absolument certain. — Et donc ce résultat, qui le réaliserait dans sa plus grande pureté sinon celui qui, au plus haut degré possible, userait, pour approcher de chaque chose, de la seule pensée, sans recourir dans l’acte de penser ni à la vue, ni à quelque autre sens, sans entraîner après soi aucun 66 en compagnie du raisonnement ? celui qui, au moyen de la pensée en elle-même et par elle-même et sans mélange, se mettrait à la chasse des réalités, de chacune en elle-même aussi et par elle-même et sans mélange ? et cela, après s’être le plus possible débarrassé de ses yeux, de ses oreilles, et, à bien parler, du corps tout entier, puisque c’est lui qui trouble l’âme et l’empêche d’acquérir vérité et pensée, toutes les fois qu’elle a commerce avec lui ? N’est-ce pas, Simmias, celui-là, si personne au monde, qui atteindra le réel ? — Impossible, Socrate, répondit Simmias, de parler plus vrai ! — Ainsi donc, nécessairement, poursuivit Socrate, b toutes ces considérations font naître en l’esprit des philosophes authentiques une croyance capable de leur inspirer dans leurs entretiens un langage tel que celui-ci : « Oui, peut-être bien y a-t-il une sorte de sentier qui nous mène tout droit, quand le raisonnement nous accompagne dans la recherche ; et c’est cette idée : aussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera pétrie avec cette chose mauvaise, jamais nous ne posséderons en suffisance l’objet de notre désir[17]. Or cet objet, c’est, disons-nous, la vérité. Et non seulement mille et mille tracas nous sont en effet suscités par le corps à l’occasion des nécessités de la vie ; mais, c des maladies surviennent-elles, voilà pour nous de nouvelles entraves dans notre chasse au réel ! Amours, désirs, craintes, imaginations de toute sorte, innombrables sornettes, il nous en remplit si bien, que par lui (oui, c’est vraiment le mot connu) ne nous vient même, réellement, aucune pensée de bon sens ; non, pas une fois ! Voyez plutôt : les guerres, les dissensions, la bataille, il n’y a pour les susciter que le corps et ses convoitises ; la possession des biens, voilà en effet la cause originelle de toutes les guerres, et, si nous sommes poussés à nous procurer des biens, c’est à cause d du corps, esclaves attachés à son service ! Par sa faute encore, nous mettons de la paresse à philosopher à cause de tout cela. Mais ce qui est le comble, c’est que, sommes-nous arrivés enfin à avoir de son côté quelque tranquillité, pour nous tourner alors vers un objet quelconque de réflexion, nos recherches sont à nouveau bousculées en tous sens par cet intrus qui nous assourdit, nous trouble et nous démonte, au point de nous rendre incapables de distinguer le vrai. Inversement, nous avons eu réellement la preuve que, si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il nous faudra nous séparer de lui et regarder avec l’âme en elle-même e les choses en elles-mêmes. C’est alors, à ce qu’il semble, que nous appartiendra ce dont nous nous déclarons amoureux : la pensée ; oui, alors que nous aurons trépassé, ainsi que le signifie l’argument, et non point durant notre vie ! Si en effet il est impossible, dans l’union avec le corps, de rien connaître purement, de deux choses l’une : ou bien d’aucune façon au monde il ne nous est donné d’arriver à acquérir le savoir, ou bien c’est une fois trépassés, car c’est à ce moment que l’âme sera en elle-même et par elle-même, à part 67 du corps, mais non pas auparavant. En outre, pendant le temps que peut durer notre vie, c’est ainsi que nous serons, semble-t-il, le plus près de savoir, quand le plus possible nous n’aurons en rien avec le corps société ni commerce à moins de nécessité majeure, quand nous ne serons pas non plus contaminés par sa nature, mais que nous serons au contraire purs de son contact, et jusqu’au jour où le Dieu aura lui-même dénoué nos liens. Étant enfin de la sorte parvenus à la pureté parce que nous aurons été séparés de la démence du corps, nous serons vraisemblablement unis à des êtres pareils à nous ; et par nous, rien que par nous, nous connaîtrons tout ce qui est sans mélange. Et c’est en cela d’autre part que probablement consiste b le vrai. N’être pas pur et se saisir pourtant de ce qui est pur, voilà en effet, on peut le craindre, ce qui n’est point permis ! » Tels sont, je crois, Simmias, nécessairement les propos échangés, les jugements portés par tous ceux qui sont, au droit sens du terme, des amis du savoir. Ne t’en semble-t-il pas ainsi ? — Oui, rien de plus probable, Socrate.


La purification.

— Ainsi donc, camarade, reprit Socrate, si là est la vérité, quel immense espoir pour celui qui en est rendu à ce point de ma route ! Là-bas, si cela doit arriver quelque part, il possédera en suffisance ce qui fut de notre part le but d’un immense effort pendant la vie passée. Aussi ce voyage, celui qui m’est à présent c prescrit, est-il accompagné, lui, d’un heureux espoir[18] ; et de même en est-il pour quiconque estime que sa pensée est prête et qu’il peut la dire purifiée. — C’est absolument certain, dit Simmias. — Mais une purification, n’est-ce pas en fait justement ce que dit l’antique tradition[19] ? Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps, à vivre autant qu’elle peut, dans les circonstances actuelles aussi bien que dans celles qui suivront, isolée et par elle-même, d entièrement détachée du corps comme si elle l’était de ses liens ? — Absolument certain, fit-il. — N’est-il pas vrai que le sens précis du mot « mort », c’est qu’une âme est détachée et mise à part d’un corps ? — Tout à fait vrai ! — Oui, et que ce détachement-là, comme nous disons, ceux qui le plus l’ont toujours et qui seuls l’ont à cœur, ce sont ceux qui, au sens droit du terme, se mêlent de philosopher : l’objet propre de l’exercice des philosophes est même de détacher l’âme et de la mettre à part du corps. N’est-ce pas ? — Manifestement.

— Ne serait-ce donc pas, comme je le disais en commençant, une chose ridicule de la part d’un homme qui se serait préparé, sa vie durant, à rapprocher le plus possible sa façon de vivre de l’état où l’on est quand on est mort, de s’irriter ensuite contre l’événement e lorsqu’il se présente à lui ? — Une chose ridicule, à coup sûr ! — Ainsi donc, Simmias, c’est bien en réalité, dit-il, que ceux qui, au sens droit du terme, se mêlent de philosopher s’exercent à mourir, et que l’idée d’être mort est pour eux, moins que pour personne au monde, un objet d’effroi ! Voici de quoi en juger. S’ils se sont en effet de toute façon brouillés avec leur corps, s’ils désirent d’autre part que leur âme soit en elle-même et par elle-même, et que pourtant la réalisation de cela puisse les effrayer et les irriter, ne serait-ce pas le comble de la déraison ? Oui, de ne pas s’en aller avec joie vers ce lieu où, une fois rendus, ce dont 68 pendant la vie ils étaient amoureux, ils ont espoir de le trouver : la pensée qui était leurs amours ; et aussi, ce avec quoi ils s’étaient brouillés, espoir d’être débarrassés de sa compagnie ? Quoi ! des amours humaines, mignons, épouses, fils, ont pu morts inspirer à plusieurs le dessein d’aller volontairement aux demeures d’Hadès les y rejoindre, conduits par l’espoir qu’ils reverraient là-bas l’objet de leur désir et seraient avec lui[20] ! et la pensée par contre, un homme qui en serait amoureux, qui aurait embrassé avec ardeur ce même espoir de ne la rencontrer, d’une façon qui compte, nulle part ailleurs que chez Hadès, cet homme là s’irriterait b de mourir, il ne se réjouirait pas d’aller en ces lieux mêmes ? Voilà du moins ce qu’on doit penser, s’il est vrai, camarade, que celui-là soit philosophe réellement ; car ce sera chez lui une forte conviction que nulle part ailleurs il ne rencontrera purement la pensée, sinon là-bas. Or, s’il en est ainsi, ne serait-ce pas, comme je le disais à l’instant, le comble de la déraison que l’effroi de la mort chez un pareil homme ? — Le comble, bien sûr, par Zeus ! fit-il.


La vertu vraie.

— Dis-moi, reprit Socrate, n’as-tu pas assez de l’indice que voici ? Un homme que tu vois s’irriter au moment de mourir, ainsi ce n’est pas la sagesse qu’il aime ; mais ce qu’il aime, c’est le corps ? Et ce même homme c peut-être bien aimera-t-il aussi les richesses, aimera-t-il encore les honneurs, soit l’une ou l’autre de ces choses, soit toutes deux ensemble. — Absolument ! répondit-il. C’est comme tu dis. — Or donc, Simmias, ce qu’on appelle le courage ne convient-il pas aussi, au plus haut degré, à ceux dont les dispositions sont au contraire celles que je disais ? — Sans nul doute ! — N’en est-il pas de même pour la tempérance, et pareillement au sens ordinaire du mot tempérance ? Dans les désirs point de violents transports, une attitude au contraire dédaigneuse et prudente, est-ce que cela n’est pas propre à ceux-là seuls qui, au plus haut degré, ont le dédain du corps et qui vivent dans la philosophie ? — d Nécessairement, dit-il. — Et en effet, aie la bonté de réfléchir au courage, simplement, du reste des hommes ainsi qu’à leur tempérance, tu en verras toute l’étrangeté[21]. — Et comment cela, Socrate ? — Tu n’ignores pas, reprit-il, que la mort est tenue par tout le reste des hommes pour être au nombre des grands malheurs ? — Ah ! je crois bien ! — La crainte de maux plus grands ne détermine-t-elle pas ceux d’entre eux qui ont du courage à affronter la mort, quand il y a lieu de l’affronter ? — C’est cela ! — Ainsi, c’est en étant peureux et par peur que sont courageux tous les hommes, les philosophes exceptés. Et pourtant, il est irrationnel que la peur et la lâcheté puissent donner du courage ! — C’est e absolument certain ! — Passons à ceux d’entre eux qui ont de la prudence. Ne leur arrive-t-il pas, pareillement, qu’une sorte de dérèglement est le principe de leur tempérance ? Nous avons beau dire qu’il y a impossibilité à cela, mais c’est un fait pourtant qu’ils sont dans une situation analogue, avec leur niaise tempérance ! Car ils redoutent d’être privés de tels autres plaisirs dont ils ont envie, et, si de certains ils abstiennent, c’est qu’il y en a certains qui les dominent. On a beau appeler dérèglement une 69 sujétion à l’égard des plaisirs, mais c’est un fait pourtant : ces gens-là subissent la domination de quelques plaisirs et c’est ainsi qu’ils en dominent d’autres. Or cela ressemble bien à ce qu’on disait tout à l’heure : c’est en quelque façon un dérèglement qui est le principe de leur tempérance ! — Vraisemblablement, en effet.

— Peut-être bien en effet, excellent Simmias, n’est-ce pas à l’égard de la vertu un mode correct d’échange, que d’échanger ainsi des plaisirs contre des plaisirs, des peines contre des peines, une crainte contre une crainte, la plus grande contre la plus petite, tout comme s’il s’agissait d’un échange de monnaie ; peut-être au contraire n’y a-t-il ici qu’une monnaie qui vaille et en échange de laquelle tout cela doive être échangé : la pensée[22] ! b Oui, peut-être bien est-ce le prix que valent, ce avec quoi s’achètent et se vendent authentiquement toutes ces choses-ci : courage, sagesse, justice ; la vertu vraie en somme, accompagnée de pensée, que s’y joignent ou s’en disjoignent plaisirs, craintes et tout ce qu’il y a encore de pareil ! Que tout cela soit d’autre part isolé de la pensée et objet d’échange mutuel, peut-être bien est-ce un trompe-l’œil qu’une semblable vertu : vertu réellement servile, où il n’y a rien de sain ni de vrai ! Peut-être, bien plutôt, la réalité vraie est-elle qu’une certaine purification de toutes ces passions constitue la tempérance, c la justice, le courage ; et peut-être enfin la pensée elle-même est-elle un moyen de purification. Il y a chance, ajouterai-je, que ceux-là même à qui nous devons l’établissement des initiations ne soient pas sans mérite, mais que ce soit la réalité depuis longtemps cachée sous ce langage mystérieux : quiconque arrive chez Hadès en profane et sans avoir été initié, celui-là aura sa place dans le Bourbier, tandis que celui qui aura été purifié et initié habitera, une fois arrivé là-bas, dans la société des Dieux[23]. C’est que, vois-tu, selon la formule de ceux qui traitent des initiations : « nombreux sont les porteurs de thyrse, et rares les Bacchants ». Or ces derniers, d à mon sens, ne sont autres que ceux dont la philosophie au sens droit du terme a été l’occupation. Pour en être, je n’ai, quant à moi et dans la mesure au moins du possible, rien négligé pendant ma vie ; j’y ai mis au contraire et sans réserve tout mon zèle. Mon zèle d’autre part fut-il légitime, a-t-il obtenu quelque succès ? C’est de quoi, une fois là-bas, nous aurons, s’il plaît à Dieu, certitude un peu plus tard : telle est du moins mon opinion.

« Voilà donc, dit-il, Simmias et Cébès, ma défense ; voilà pour quelles raisons je vous quitte, vous aussi bien que mes Maîtres d’ici, sans en éprouver ni peine ni colère, parce que, j’en suis convaincu, là-bas e non moins absolument qu’ici je rencontrerai de bons Maîtres comme de bons camarades. La foule, il est vrai, est là-dessus incrédule. Si donc pour vous je suis dans ma défense plus persuasif que pour les juges d’Athènes, ce sera bien ! »


Deuxième partie.
Le problème de la survivance de l’âme.

Les paroles de Socrate amenèrent cette répartie de Cébès : « Tout cela est, dit-il, à mon avis personnel, fort bien parler, Socrate ; j’en excepte ce qui, touchant l’âme, 70 est pour les hommes une abondante source d’incrédulité. Peut-être bien, se disent-ils[24], une fois, séparée du corps, n’existe-t-elle plus nulle part, et peut-être, bien plutôt, le jour même où l’homme meurt, est-elle détruite et périt-elle ; dès l’instant de cette séparation, peut-être sort-elle du corps pour se dissiper à la façon d’un souffle ou d’une fumée, et ainsi partie et envolée n’est-elle plus rien nulle part. Par suite, s’il était vrai que quelque part elle se fût ramassée en elle-même et sur elle-même, après s’être débarrassée de ces maux que tu passais tout à l’heure en revue, quelle grande et belle espérance, b Socrate, naîtrait de la vérité de ton langage ! Il a pourtant besoin sans nul doute d’une justification, et qui probablement n’est pas peu de chose, pour faire croire qu’après la mort de l’homme l’âme subsiste avec une activité réelle et une pensée[25]. — C’est vrai, Cébès, dit Socrate. Eh bien ! qu’avons-nous donc à faire ? N’est-ce pas ton désir que sur ce sujet même nous racontions s’il est vraisemblable ou non qu’il en soit ainsi[26] ? — Ma foi, oui ! répondit Cébès, j’aurais plaisir à entendre quelles sont là-dessus tes idées. — Au moins, reprit Socrate, il n’y aurait, je crois, personne, en m’entendant à présent, personne, fût-ce même un poète c comique, pour prétendre que je suis un bavard et qui parle de choses qui ne le regardent pas[27] ! Si donc tel est ton avis, c’est une chose à examiner à fond.


L’argument
des contraires.

« Or, examinons la question à peu près sous cette forme : est-ce en somme chez Hadès que sont les âmes des trépassés, ou n’y sont-elles pas ? Le fait est que, d’après une antique tradition que nous avons déjà rappelée[28], là-bas sont les âmes qui y sont venues d’ici, et que de nouveau, j’y insiste, elles reviennent ici même et renaissent de ceux qui sont morts. Et s’il en est ainsi, si des morts renaissent les vivants, qu’admettre, sinon que nos âmes d doivent être là-bas ? Car sans doute il ne saurait pas y avoir de nouvelle naissance pour des âmes qui n’existeraient pas, et c’en serait assez pour prouver cette existence, d’avoir réellement rendu manifeste que la naissance des vivants n’a absolument pas d’autre origine que les morts. Si par contre il n’en est pas ainsi, alors quelque autre argument deviendra nécessaire. — C’est, dit Cébès, absolument certain.

— Garde toi donc, reprit-il, d’envisager la chose à propos des hommes seulement, mais, si tu veux qu’elle soit plus facile à comprendre, à propos aussi de tout ce qui est animal ou plante. Bref, embrassant tout ce qui a naissance, voyons si dans chaque cas c’est ainsi que naît chaque être, autrement dit, les contraires e de rien autre que de leurs contraires, partout où justement existe une telle relation : entre le beau par exemple et le laid, dont il est, je pense, le contraire, entre le juste et l’injuste ; ce qui, naturellement, a lieu dans des milliers d’autres cas. Voici donc ce que nous avons à examiner : est-ce que nécessairement, dans tous les cas où il existe un contraire, ce contraire naît de rien autre absolument que de ce qui en est le contraire ? Exemple : quand une chose devient plus grande, n’est-il pas nécessaire que ce soit de plus petite qu’elle était auparavant, qu’elle doive ensuite devenir plus grande ? — Oui. — N’est-il pas vrai que, lorsqu’elle devient plus petite, c’est qu’un état antérieur où elle était plus grande 71 doit donner naissance postérieurement à un état où elle sera plus petite ? — C’est bien cela. — Et assurément c’est bien d’un plus fort que naît ce qui est plus faible, et d’un plus lent ce qui est plus rapide ? — Hé ! absolument. — Quoi encore ? Si une chose devient pire, n’est-ce pas de meilleure qu’elle était ? plus juste, n’est-ce pas de plus injuste ? — Comment non, en effet ? — Il suffit donc, dit-il : nous tenons ce principe général de toute génération, que de choses contraires naissent celles qui leur sont contraires. — Hé ! absolument.

— Et maintenant, dis-moi, dans ces choses en outre n’y a-t-il pas à peu près ce que voici ? Entre l’un et l’autre contraire, dans tous les cas, n’y a-t-il pas, puisqu’ils sont deux, une double génération : l’une qui va d’un de ces contraires à b son opposé, tandis que l’autre, inversement, va du second au premier ? Voici en effet une chose plus grande et une plus petite : entre les deux n’y a-t-il pas accroissement et décroissement, ce qui fait dire de l’une qu’elle croit et de l’autre qu’elle décroît ? — Oui, dit-il. — Et la décomposition ou la composition, le refroidissement ou réchauffement, et toute opposition pareille qui, sans avoir toujours de nom dans notre langue, n’en comporterait pas moins en fait dans tous les cas cette même nécessité, et de s’engendrer mutuellement, et d’admettre mutuellement pour chaque terme une génération dirigée vers l’autre[29] ? — Hé ! absolument, fit-il. — Qu’est-ce à dire, par conséquent ? reprit Socrate ; est-ce que c « vivre » n’a pas un contraire, tout comme « être éveillé » a pour contraire « être endormi » ? — C’est absolument certain ! — Et ce contraire ? — C’est, dit-il, « être mort ». — N’est-il pas vrai, et que ces états s’engendrent l’un de l’autre puisque ce sont des contraires, et que la génération entre l’un et l’autre est double puisqu’ils sont deux ? — Comment non, en effet ? — Or donc, dit Socrate, l’un des couples de contraires dont je parlais à l’instant, c’est moi qui vais te l’énoncer, lui et sa double génération ; et c’est toi qui m’énonceras l’autre. À moi de parler : d’une part « être endormi », de l’autre, « être éveillé » ; ensuite, c’est de « être endormi » que provient « être éveillé » et de « être éveillé » que provient « être endormi » ; d enfin, pour ces deux termes, les générations sont, l’une « s’assoupir », l’autre « s’éveiller ». Cela te suffit-il, ou non ? — Certes, absolument. — À ton tour maintenant, reprit-il, de m’en dire autant pour la vie et la mort. Ne prononces-tu pas, d’abord, que « vivre » a pour contraire « être mort » ? — C’est bien ce que je fais. — Et ensuite, qu’ils s’engendrent l’un de l’autre ? — Oui. — Ce qui par conséquent provient du vivant, qu’est-ce ? — C’est, dit-il, ce qui est mort. — Et maintenant, fit-il, de ce qui est mort, qu’est-ce qui provient ? — Impossible, répondit Cébès, de ne pas convenir que c’est ce qui est vivant. — C’est donc des choses mortes que proviennent, Cébès, celles qui ont vie et, avec, les êtres vivants ? — Manifestement. e — C’est donc, dit-il, que nos âmes existent chez Hadès ? — C’est vraisemblable. — Des deux générations enfin qu’on a ici, n’y en a-t-il pas une au moins qui précisément ne fait point de doute ? Car le terme « mourir », je suppose, est hors de doute ! Ne l’est-il pas ? — Absolument, il l’est, dit-il, c’est certain. — Comment donc, reprit Socrate, nous y prendrons-nous ? Nous ne le compenserons pas par la génération contraire ? Mais alors c’est la Nature qui sera boiteuse ! Ou bien sera-t-il nécessaire de restituer à « mourir » quelque génération qui lui fasse pendant ? — C’est, dit-il, je pense, tout à fait nécessaire. — Quelle est cette génération ? — C’est « revivre ». — Dès lors, reprit Socrate, puisque « revivre » existe, ce qui constituerait une génération allant à partir des morts vers les 72 vivants, ne serait-ce pas de revivre ? — Hé ! absolument. — Il y a donc accord entre nous, sur ce terrain encore : les vivants ne proviennent absolument pas moins des morts que les morts des vivants. Or, cela étant, il y avait bien là, semblait-il, un indice suffisant de la nécessité d’admettre pour les âmes des morts qu’elles existent quelque part, et que c’est de là précisément qu’elles renaissent. — C’est mon avis, Socrate, dit-il ; d’après ce dont nous sommes tombés d’accord il en est nécessairement ainsi.

« Eh bien donc ! dit-il, regarde, Cébès : voici pourquoi non plus nous n’avons pas eu tort, à ce qu’il me semble, d’en tomber d’accord. Supposons en effet qu’il n’y ait pas une éternelle compensation réciproque b des générations, quelque chose comme un cercle de leur révolution[30] ; mais que la génération aille en ligne droite d’un des contraires vers celui seulement qui lui fait face, et sans retourner en sens inverse vers l’autre ni faire le tournant ; alors, tu t’en rends compte, toutes choses finalement se figeraient en la même figure, le même état s’établirait en toutes, et leur génération s’arrêterait. — Comment cela ? dit-il. — Nulle difficulté, répondit Socrate, à comprendre ce que je dis ! À la place, supposons par exemple que « s’assoupir » existe, mais que, pour lui faire équilibre, « s’éveiller » ne naisse pas de l’endormi ; alors, tu t’en rends compte, l’état final de toutes choses ferait de l’aventure d’Endymion[31] c un évident enfantillage et qui nulle part n’aurait où s’appliquer, puisque tout le reste serait dans le même état et comme lui dormirait ! Supposons encore que toutes choses s’unissent et qu’elles ne se séparent point ; elles auraient vite fait de réaliser la parole d’Anaxagore : « Toutes les choses ensemble[32] ! » Tout de même supposons enfin, mon cher Cébès, que meure tout ce qui a part à la vie et que, une fois mort, ce qui est mort garde cette même figure et ne revive point, n’y a-t-il pas alors nécessité majeure qu’à la fin tout soit mort et que rien ne vive ? Admettons en effet que d ce qui vit provienne d’autre chose que de la mort, et que ce qui vit meure ; quel moyen d’éviter que tout ne vienne se perdre dans la mort ? — Absolument aucun à mon sens, dit Cébès. À mon sens au contraire, ce que tu dis est la vérité même. — Il n’y a rien en effet, Cébès, reprit-il, qui, selon mon sentiment à moi, soit plus vrai que cela ; et nous, nous ne nous sommes pas abusés en tombant d’accord là-dessus. Non, ce sont là des choses bien réelles : revivre, des morts proviennent les vivants, les âmes des morts ont une existence, et, j’y insiste, le sort des âmes bonnes est e meilleur, pire celui des méchantes[33] !


L’argument de la réminiscence.

— En vérité, Socrate, reprit alors Cébès, c’est précisément aussi le sens de ce fameux argument (supposé qu’il soit bon !), dont tu as l’habitude de parler souvent. Notre instruction, dit-il, n’est peut-être rien d’autre qu’un ressouvenir, et ainsi d’après lui c’est sans doute une nécessité que, dans un temps antérieur, nous nous soyons instruits de ce dont, à présent, nous nous ressouvenons. Or cela ne se pourrait, si notre âme n’était point quelque part avant de 73 prendre par la génération cette forme humaine. Par conséquent, de cette façon encore il est vraisemblable que l’âme est chose immortelle. — Mais, Cébès, repartit à son tour Simmias, comment cela se prouve-t-il ? Fais-m’en souvenir ; car, pour le moment, je ne me le rappelle pas très bien. — Il en existe vraiment, dit Cébès, une preuve entre toutes magnifique : on interroge un homme ; si l’interrogation est bien menée, de lui-même il énonce tout comme cela est réellement. Et pourtant, s’il ne s’en trouvait en lui une connaissance et un droit jugement, il serait incapable de le faire ! Passe ensuite aux figures b et autres moyens du même genre, et voilà de quoi déclarer avec toute la certitude possible qu’il en est bien ainsi[34].

— Il est cependant possible, dit Socrate, que, de la sorte au moins, Simmias, on ne te convainque pas ! Vois donc si, en envisageant la question à peu près ainsi, tu partageras mon sentiment. Car ce que tu ne trouves pas croyable, c’est certainement de quelle façon ce qu’on appelle s’instruire est un ressouvenir ? — De l’incrédulité à ce sujet ? répliqua Simmias ; je n’en ai pas ! J’ai seulement besoin d’être mis dans cet état même dont parle l’argument et qu’on me fasse ressouvenir. À la vérité, Cébès a contribué un peu par l’exposé qu’il en a donné à rappeler mes souvenirs et à me convaincre. Je n’en serais pas moins bien aise cependant d’entendre maintenant de quelle façon tu en as, toi, présenté l’exposition. — c Moi ? dit-il : de la façon que voici. Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas, sans aucun doute, que pour avoir un ressouvenir de quelque chose il faut, à un moment quelconque, avoir su cela auparavant ? — Hé ! fit-il, absolument. — Et par conséquent, sur le point que voici sommes-nous d’accord aussi ? que le savoir, s’il vient à se produire dans certaines conditions, est un ressouvenir ? Les conditions dont il s’agit, je vais te les dire : voit-on, entend-on quelque chose, a-t-on n’importe quelle autre sensation, ce n’est pas seulement la chose en question que l’on connaît, mais on a aussi l’idée d’une autre, et qui n’est pas l’objet du même savoir, mais bien d’un autre ; alors, dis, n’avons-nous pas raison de prétendre qu’il y a eu ressouvenir, et de cela même dont on a eu l’idée ? — d Comment cela ? — Prenons des exemples. Autre chose est, je pense, connaître un homme, et connaître une lyre ? — Et comment non, en effet ? — Ignores-tu que les amants, à la vue d’une lyre, d’un vêtement, de tout autre objet dont leurs bien-aimés se servent habituellement, sont en état précisément d’avoir dans la pensée, avec la connaissance de la lyre, l’image du mignon dont c’est la lyre ? Or, voilà ce qu’est un ressouvenir. De même, aussi bien, arrive-t-il qu’on voie Simmias, cela fait ressouvenir de Cébès. Et l’on trouverait sans doute des milliers d’exemples analogues. — Des milliers, bien sûr, par Zeus ! dit Simmias. — Ainsi, fit-il, un cas de ce genre constitue, e n’est-ce pas, un ressouvenir ? Et notamment quand on l’éprouve pour ces choses que le temps ou la distraction avaient déjà fait oublier ? — C’est, dit-il, absolument certain. — Mais, dis-moi, reprit Socrate, en voyant le dessin d’un cheval, le dessin d’une lyre, on peut se ressouvenir d’un homme ? en voyant un portrait de Simmias, se ressouvenir de Cébès ? — Hé ! absolument. — Et encore, n’est-ce pas, en voyant un portrait de Simmias, se ressouvenir de Simmias lui-même ? — Bien sûr, 74 on le peut ! dit-il. — Donc, n’est-il pas vrai, c’est un fait que le point de départ du ressouvenir dans tous ces cas est tantôt un semblable, tantôt aussi un dissemblable ? — C’est un fait.

— Mais, à prendre le cas où c’est le semblable qui est pour nous le point de départ d’un ressouvenir quelconque, n’est-ce pas une nécessité que nous soyons en outre disposés aux réflexions que voici : manque-t-il quelque chose à l’objet donné, ou bien rien, dans sa ressemblance avec ce dont il y a eu ressouvenir ? — C’est une nécessité, dit-il. — Examine maintenant, reprit Socrate, si ce n’est pas ainsi que cela se passe. Nous affirmons sans doute qu’il y a quelque chose qui est égal, non pas, veux-je dire, un bout de bois et un autre bout de bois, ni une pierre et une autre pierre, ni rien enfin du même genre, mais quelque chose qui, comparé à tout cela, s’en distingue : l’Égal en soi-même. Devrons-nous affirmer que c’est quelque chose, ou nier que ce soit rien[35] ? — b Nous devrons bien sûr l’affirmer, par Zeus ! dit Cébès ; à merveille ! — Est-ce que nous savons aussi ce qu’il est en lui-même ? — Hé ! absolument, fit-il. — Et d’où avons-nous tiré la connaissance que nous en avons ? Est-ce que ce n’est pas de ces choses dont nous parlions à l’instant ? Est-ce que ce n’est pas ces bouts de bois, ces pierres ou telles autres choses, dont l’égalité, aperçue par nous, nous a fait penser à cet Égal qui s’en distingue ? Diras-tu qu’à tes yeux il ne s’en distingue pas ? Eh bien ! examine encore la question sous l’aspect que voici : n’arrive-t-il pas que des pierres ou des bouts de bois, sans changer, se montrent à nous tantôt égaux et tantôt inégaux ? — Absolument, c’est certain. — Mais quoi ? L’Égal en soi s’est-il en quelque cas montré à toi inégal, c’est-à-dire c l’Égalité, une inégalité ? — Jamais de la vie, Socrate ! — Par suite, il n’y a pas, fit-il, identité entre les égalités de ces choses-là et l’Égal en soi. — En aucune façon, Socrate ! Pour moi, c’est évident. — Il n’en est pas moins sûr, dit-il, que ce sont bien ces égalités-là qui, tout en se distinguant de l’Égal en question, t’ont cependant conduit à concevoir et à acquérir la connaissance de celui-ci ? — Rien de plus vrai ! dit-il. — Et soit, n’est-ce pas, en tant qu’il leur ressemble, soit en tant qu’il ne leur ressemble pas ? — Hé ! absolument. — Mais bien sûr, fit Socrate ; c’est indifférent. Du moment que, voyant une chose, la vue de celle-ci t’a fait penser à une autre, dès lors, qu’il y ait ressemblance d ou bien dissemblance, nécessairement, dit-il, ce qui se produit est un ressouvenir. — C’est absolument certain.

— Mais, dis-moi, reprit Socrate, en va-t-il pour nous de la sorte avec les égalités des bouts de bois, et avec celles dont nous parlions à l’instant ? Est-ce que ces égalités se manifestent à nous de la même façon que la réalité de l’Égal en soi ? Leur manque-t-il quelque chose, ou rien, de cette réalité, pour s’assortir à ce qu’est l’Égal ? — Hé ! dit-il, il leur en manque beaucoup ! — Ne sommes-nous pas d’accord sur ceci ? Quand en voyant quelque objet on se dit : « Cet objet qu’à présent, moi, je vois, il tend à s’assortir à quelque autre réalité ; mais, par défaut, il ne réussit pas à être tel e qu’est la réalité en question et il lui est, tout au contraire, inférieur », sans doute pour se faire ces réflexions est-il nécessaire qu’on ait eu l’occasion de connaître auparavant la réalité dont se rapproche, dit-on, l’objet, quoique pourtant il s’en manque[36] ? — C’est nécessaire. — Qu’en conclure ? Nous sommes-nous trouvés, oui ou non, nous aussi dans le même cas à propos des égalités et de l’Égal en soi ? — Hé ! tout à fait. — Donc il est nécessaire que nous ayons, nous, auparavant connu l’Égal, antérieurement à ce temps où 75 pour la première fois la vue des égalités nous a donné l’idée que toutes elles aspirent à être telles qu’est l’Égal, bien que pourtant il s’en manque. — C’est cela même. — Voici d’ailleurs sur quoi nous nous accordons encore : l’origine d’une telle réflexion, la possibilité même de la faire, ne proviennent que de l’acte de voir, de toucher, ou de telle autre sensation ; ce qui au reste se dira pareillement de toutes. — C’est en effet tout pareil, Socrate, eu égard du moins au but de l’argument. — Quoi qu’il en soit, assurément, ce sont bien nos sensations qui doivent nous donner idée, à la fois que toutes les égalités sensibles aspirent à la réalité même de l’Égal, et qu’elles sont déficientes par rapport à elle. Autrement, b que dire ? — Cela même ! — Ainsi donc, avant de commencer à voir, à entendre, à sentir de toute autre manière, nous avons dû en fait acquérir de quelque façon une connaissance de l’Égal en soi-même et dans sa réalité ; oui, pour qu’il nous soit ensuite permis de rapporter à cette réalité-là les égalités qui proviennent de la sensation, en nous disant que c’est à toutes leur envie d’être telles qu’est cette réalité et qu’elles lui sont cependant inférieures ! — Conséquence nécessaire, Socrate, de ce qu’on a déjà dit. — Aussitôt nés, n’est-il pas vrai, nous nous sommes mis à voir, à entendre, à disposer de nos autres sens ? — Hé ! absolument. — c Oui, mais il fallait, avons-nous dit, avoir acquis auparavant la connaissance de l’Égal ? — Oui. — C’est donc, semble-t-il, avant de naître que, nécessairement, nous l’avons acquise ? — C’est ce qui semble.

— Ainsi, n’est-ce pas, puisque nous l’avons acquise antérieurement à la naissance, puisqu’à la naissance nous en disposons, c’est donc que nous connaissions, et avant de naître et aussitôt nés, non point seulement l’Égal avec le Grand et le Petit, mais encore, ensemble, tout ce qui est de même sorte ? Car ce que concerne actuellement notre argument, ce n’est pas l’Égal plutôt que le Beau en soi-même, le Bon en soi-même, et le Juste, et le Saint, et généralement, selon mon expression, tout d ce qui par nous est marqué au sceau de « Réalité en soi », aussi bien dans les questions qu’on pose que dans les réponses qu’on fait[37]. De sorte que c’est pour nous une nécessité d’avoir acquis la connaissance de toutes ces choses antérieurement à notre naissance… — C’est bien cela. — Et aussi, supposé du moins qu’après l’avoir acquise nous ne l’ayons pas oubliée toutes les fois[38], de toujours naître avec ce savoir et de toujours le conserver au cours de notre vie. Savoir en effet consiste en ceci : après avoir acquis la connaissance de quelque chose, en disposer et ne point la perdre. Aussi bien, ce qu’on nomme « oubli », n’est-ce pas l’abandon d’une connaissance ? — Sans nul doute, Socrate, e dit-il. — En revanche, on pourrait bien, je pense, supposer que cette acquisition antérieure à notre naissance, nous l’avons perdue en naissant, mais que, dans la suite, en usant de nos sens à propos des choses en question, nous ressaisissons la connaissance qu’au temps passé nous en avions acquise d’abord. Dès lors, ce que l’on nomme « s’instruire » ne consisterait-il pas à ressaisir un savoir qui nous appartient ? Et sans doute, en donnant à cela le nom de « se ressouvenir », n’emploierions-nous pas la dénomination correcte ? — Hé ! absolument. — Il est possible en effet, c’est bien du moins ce qui nous est apparu, que, en percevant une chose 76 par la vue, par l’ouïe ou par la perception de tel autre sens, cette chose soit pour nous l’occasion de penser à une autre que nous avions oubliée et de laquelle approchait la première, sans lui ressembler ou en lui ressemblant. Par conséquent, je le répète, de deux choses l’une : ou bien c’est avec la connaissance des réalités en soi que nous sommes nés, et c’est une connaissance à vie pour nous tous ; ou bien, postérieurement à la naissance, ceux dont nous disons qu’ils s’instruisent, ils ne font que se ressouvenir ; auquel cas l’instruction serait une réminiscence. — La chose est vraiment tout à fait bien présentée ainsi, Socrate ! — Quel est, par suite, ton choix, Simmias ? Le savoir pour nous en naissant ? ou bien un ressouvenir b ultérieur de ce dont antérieurement nous avions acquis le savoir ? — Je suis incapable pour le moment, Socrate, de faire ce choix ! — Mais, dis-moi, voici un choix que tu es en état de faire, en me disant à son sujet ton opinion : un homme qui saurait, serait-il capable, ou non, de rendre raison de ce qu’il sait ? — Nécessité majeure, Socrate ! — Crois-tu en outre que tout le monde soit capable de rendre raison de ces réalités dont il était tout à l’heure question ? — Ah ! je le voudrais bien ! répondit Simmias. Mais ma peur est beaucoup plutôt que demain, à pareille heure, il n’y ait plus un homme au monde qui soit à même de s’en acquitter dignement ! — Il en résulte c au moins, Simmias, qu’à ton avis le savoir de ces réalités n’appartient pas à tout le monde ? — Absolument pas ! — C’est donc que les hommes se ressouviennent de ce qu’en un temps passé ils ont appris ? — Nécessairement. — Et quel est ce temps où nos âmes ont acquis le savoir de ces réalités ? Bien sûr en effet, ce n’est pas à dater de notre naissance humaine ? — Sûrement non ! — C’est donc antérieurement ? — Oui. — Les âmes, Simmias, existaient par conséquent antérieurement aussi à leur existence dans une forme humaine, séparées des corps et en possession de la pensée. — À moins, Socrate, que le moment de notre naissance ne soit celui-là même où nous acquérons ces connaissances ; car voilà encore un temps qui nous reste. — d En vérité, mon camarade ? Mais alors en quel autre temps les perdons-nous ? Car c’est un fait certain que nous n’en disposions pas quand nous sommes nés : nous en sommes tombés d’accord il n’y a qu’un instant. Ainsi, ou bien nous les perdons dans le moment même où aussi nous les acquérons ; ou bien tu as quelque autre moment que tu puisses alléguer ? — Impossible, Socrate ! La vérité, c’est plutôt que sans m’en apercevoir j’ai parlé pour rien.

— Dès lors, est-ce que notre situation, Simmias, n’est pas celle-ci ? S’il existe, comme sans cesse nous le ressassons, un Beau, un Bon, avec tout ce qui a la même sorte de réalité ; si c’est sur elle que nous reportons tout ce qui vient des sens, parce que nous découvrons e qu’elle existait antérieurement et qu’elle était nôtre ; si enfin à la réalité en question nous comparons ces données ; alors, en vertu de la même nécessité qui fonde l’existence de tout cela, notre âme aussi existe, et antérieurement à notre naissance. Supposons au contraire que tout cela n’existe pas, n’est-ce pas en pure perte qu’aura été exposé cet argument ? Oui, est-ce ainsi que se présente la situation ? N’y a-t-il pas une égale nécessité d’existence, et pour tout cela et pour nos âmes[39], avant que nous fussions nés nous-mêmes ? et de la non-existence du premier terme à la non-existence de l’autre ? — Impossible, Socrate, de sentir plus que moi, dit Simmias, ce qu’il y a d’identique en cette nécessité ! Quelle belle retraite pour l’argument, que cette similitude entre l’existence de 77 l’âme auparavant que nous soyons nés, et celle de cette réalité dont tu viens de parler ! Pour ma part, en effet, il n’y a pas d’évidence qui égale celle-ci : tout ce qui est de ce genre a le plus haut degré possible d’existence, Beau, Bon, et tout ce dont encore tu parlais à l’instant. Ainsi, pour ma part, je me satisfais de cette démonstration.


On doit joindre les deux premiers arguments.

— Mais Cébès, lui ? dit Socrate ; car il faut aussi convaincre Cébès. — Il en est satisfait, répondit Simmias ; au moins je le pense, quoiqu’il n’y ait point au monde de douteur plus obstiné à l’égard des arguments[40] ! Le point cependant sur lequel, je crois bien, rien ne manque à sa conviction, c’est qu’avant b notre naissance notre âme existait. Mais est-il vrai qu’après notre mort aussi elle doive exister encore ? Voilà, dit Simmias, ce qui, même à mon sens, n’a pas été démontré. Tout au contraire, en face de nous reste dressée cette opinion commune qu’alléguait tout à l’heure Cébès : qui sait en effet si, au moment précis où l’on meurt, l’âme ne se dissipe pas et si ce n’est pas là pour elle la fin de l’existence ? Car où est l’obstacle ? Elle peut bien naître et se constituer en ayant quelque autre origine, exister enfin avant de venir dans un corps humain, et d’autre part, quand elle y est venue et qu’elle s’en est séparée, trouver à ce moment, elle aussi, sa fin et sa destruction. — Bien parlé, c Simmias ! dit Cébès. Il est clair en effet qu’on en est pour ainsi dire à la moitié de ce qu’il faut démontrer : notre âme existe avant notre naissance, soit ; mais il faut démontrer en outre que, même après notre mort, elle n’existera pas moins qu’avant notre naissance. C’est à cette condition que la démonstration atteindra son but.

— Cette démonstration, dit Socrate, vous l’avez, Simmias et toi, Cébès ; vous l’avez même dès à présent, pourvu que vous consentiez à joindre en un seul cet argument avec celui qui le précéda et dont nous fûmes d’accord : savoir, que tout ce qui vit naît de ce qui est mort. Admet-on en effet la préexistence de l’âme, avec d’autre part cette nécessité que d sa venue à la vie et sa naissance ne puissent avoir aucune autre origine que la mort et le fait d’être mort, et que c’est là sa provenance ? Dès lors, comment son existence, même une fois qu’on est mort, n’est-elle pas nécessaire, puisqu’aussi bien elle doit avoir une nouvelle génération ? En tout cas il y a bien là une démonstration, et cela, disons-le une fois de plus, dès à présent. Et cependant, me semble-t-il, vous aimeriez, Cébès, toi aussi Simmias, à travailler l’argument encore plus à fond, étant possédés par la crainte enfantine que, tout de bon, le vent n’aille souffler sur l’âme à sa sortie du corps pour la disperser et la dissiper, surtout e quand d’aventure, au lieu d’un temps calme, il y a grosse brise à l’instant de la mort ! » Cébès se mit à rire : « Des poltrons, Socrate ? Soit ; tâche, dit-il, de les réconforter ! Mettons plutôt que ce ne soit pas nous, les poltrons ; mais que, au dedans de nous, il y ait sans doute je ne sais quel enfant à qui ces sortes de choses font peur. Donc cet enfant-là, tâche que, dissuadé par toi, il n’ait pas de la mort la même crainte que de Croquemitaine ! — Mais alors, ce qu’il lui faut, dit Socrate, c’est une incantation de chaque jour[41], jusqu’à temps que cette incantation l’ait tout à fait débarrassé ! — D’où tirerons-nous donc, Socrate, 78 contre ces sortes de frayeurs un enchanteur accompli, puisque, dit-il, tu es en train, toi, de nous abandonner ? — Cébès, la Grèce est bien grande, répondit Socrate, et il n’y manque sans doute pas d’hommes accomplis ! Et d’autre part, que de nations barbares ! Tous ces hommes, faites sur eux porter votre enquête ; dans la recherche d’un tel enchanteur n’épargnez ni biens ni peines, en vous disant qu’il n’y a rien à quoi vous puissiez, avec plus d’à-propos, dépenser votre bien ! Mais soumettez-vous encore vous-mêmes, il le faut, à une mutuelle recherche ; car peut-être auriez-vous de la peine à trouver des gens qui, plus que vous, soient aptes à remplir cet office ! — Eh bien ! entendu, cela se fera ! dit Cébès. Mais reprenons où nous en étions restés, b à moins qu’il ne t’en déplaise.


Nouvel argument ;
les objets des sens et ceux de la pensée.

— Tout au contraire, c’est que j’en suis ravi ! Pourquoi penser en effet qu’il en doive être autrement ? — Ah ! la bonne parole ! s’écria Cébès. — N’est-ce pas, reprit Socrate, une question comme celle-ci que nous avons à nous poser ? Quelle est l’espèce d’être auquel peut bien convenir cet état qui consiste à se dissiper ? À propos de quelle espèce de chose convient-il de redouter cet état et pour quelle espèce d’être ? Après cela n’aurons-nous pas encore à examiner si c’est là ou non le cas de l’âme, et enfin, selon le résultat, à éprouver, au sujet de notre âme à nous, ou la confiance ou la crainte ? — C’est la vérité, dit-il. — N’est-ce donc pas à ce qui a été composé, aussi bien qu’à ce qui de sa nature est c composé, qu’il convient d’être affecté d’une décomposition qui corresponde précisément à sa composition ? Mais, s’il se trouve qu’il y ait quelque chose qui soit incomposé, n’est-ce pas à cela seul qu’il convient, plus qu’à n’importe quoi d’autre, d’échapper à cet état ? — Oui, dit Cébès, c’est mon avis ; il en est bien ainsi. — Dis-moi, les choses qui toujours sont dans l’identité et toujours se comportent de même façon[42], n’est-il pas hautement vraisemblable que ce sont là précisément les choses incomposées ? Tandis que ce qui jamais n’est dans l’identité et qui tantôt se comporte ainsi et tantôt autrement, c’est cela qui est le composé ? — À mon avis au moins, c’est ainsi. — En route maintenant, dit-il, vers cela même où nous avait menés l’argumentation précédente ! Cette réalité en elle-même, de l’être de laquelle nous d rendons raison dans nos interrogations comme dans nos réponses, dis-moi, se comporte-t-elle toujours de même façon dans son identité, ou bien tantôt ainsi et tantôt autrement ? L’Égal en soi, le Beau en soi, le réel en soi de chaque chose, ou son être, se peut-il que cela soit susceptible d’un changement quelconque ? Ou plutôt chacun de ces réels, dont la forme est une en soi et par soi, ne se comporte-t-il pas toujours de même façon en son identité, sans admettre, ni jamais, ni nulle part, ni en rien, aucune altération ? — C’est nécessairement de la même façon, dit Cébès, que chacun garde son identité, Socrate. — Et d’autre part, qu’en est-il des multiples exemplaires de beauté, ainsi des hommes, des chevaux, des vêtements, e ou de n’importe quoi encore du même genre, et qui est ou égal, ou beau, bref désigné par le même nom que chacun des réels en question ? Est-ce qu’ils gardent leur identité ? ou bien, tout au contraire de ce qui a lieu pour les premiers, ne niera-t-on pas qu’ils soient, ni pareils à eux-mêmes et entre eux, ni jamais, à parler franc, aucunement dans l’identité ? — Et de la sorte, dit Cébès, ils ne se comportent jamais non plus de même façon. — Ainsi donc, 79 n’est-ce pas, les uns, tu peux les toucher, les voir, tes autres sens peuvent t’en donner la sensation ; tandis que les autres, qui gardent leur identité, il n’y a absolument pas pour toi d’autre moyen de les appréhender sinon la pensée réfléchie, les choses de ce genre étant bien plutôt invisibles et soustraites à la vision[43] ? — C’est, dit-il, on ne peut plus vrai !

— Admettons donc, veux-tu ? qu’il y a deux espèces de réalités, l’une visible, l’autre invisible. — Admettons, dit-il. — Et en outre, que celle qui est invisible garde toujours son identité, tandis que la visible ne garde jamais cette identité. — Cela encore, dit-il, admettons-le. — Bien, poursuivons, reprit Socrate : n’est-il pas vrai qu’en nous, justement, il y a deux choses dont l’une b est corps et l’autre âme ? — Rien d’aussi vrai ! dit-il. — De ces deux espèces, donc, avec laquelle pouvons-nous dire que le corps a le plus de ressemblance et de parenté ? — Voilà au moins, dit-il, qui est clair pour tout le monde : c’est avec l’espèce visible. — Qu’est-ce, d’autre part, que l’âme ? Chose visible ou chose invisible ? — Ah ! pas visible, fit-il, au moins pour des hommes, Socrate ! — Pourtant, quand justement nous parlons de ce qui est visible et de ce qui ne l’est pas, c’est eu égard à la nature humaine ? Ou bien as-tu idée que ce soit à l’égard de quelque autre ? — C’est eu égard à la nature de l’homme. — Sur ce, que disons-nous de l’âme ? Qu’elle est chose visible, ou qui ne se voit pas ? — Qui ne se voit pas. — C’est donc qu’elle est une chose invisible[44] ? — Oui. — Donc il y a, pour l’âme, avec l’espèce invisible plus de ressemblance[45] que pour le corps, mais plus, pour ce dernier, avec l’espèce visible ? — De toute nécessité, Socrate. — c Ne disions-nous pas encore ceci, il y a un peu de temps[46] ? Que l’âme parfois emploie le corps à examiner quelque question par l’entremise de la vue, ou de l’ouïe, ou d’un autre sens ; car c’est le corps qui est l’instrument, quand c’est par l’entremise d’un sens que se fait l’examen. Alors, n’est-ce pas ? l’âme, disions-nous, est traînée par le corps dans la direction de ce qui jamais ne garde son identité ; elle est elle-même errante, troublée, la tête lui tourne comme si elle était ivre : c’est qu’elle est en contact avec des choses de cette sorte. — Hé ! absolument. — Quand par contre, sache-le, elle est en elle-même et par d elle-même dans cet examen, c’est là-bas qu’elle s’élance, dans la direction de ce qui est pur, qui possède toujours l’existence, qui ne meurt point, qui se comporte toujours de même façon ; en raison de sa parenté avec lui, c’est toujours auprès de lui qu’elle vient prendre la place à laquelle lui donne droit toute réalisation de son existence en elle-même et par elle-même ; de ce coup elle s’arrête d’errer et, au voisinage des objets dont il s’agit, elle conserve elle aussi toujours son identité et sa même façon d’être : c’est qu’elle est en contact avec des choses de cette sorte[47]. Or cet état de l’âme, n’est-ce pas ce que nous avons appelé pensée ? — Voilà, Socrate, fit-il, qui est tout à fait bien dit et vrai ! — Quelle est donc, une fois encore, celle de nos deux espèces avec laquelle, à ton avis, d’après nos arguments passés comme d’après ceux d’à présent, e l’âme a le plus de ressemblance et de parenté ? — Il n’y a personne, à mon avis, Socrate, répliqua-t-il, qui puisse ne pas concéder, en suivant cette voie et si dure eût-on la tête, que en tout et pour tout l’âme a plus de ressemblance avec ce qui se comporte toujours de même façon, qu’avec ce qui ne le fait pas. — Et le corps de son côté ? — Avec la seconde espèce.

— Voici maintenant un autre point de vue. Lorsque sont ensemble âme et corps, à ce dernier 80 la nature assigne servitude et obéissance ; à la première, commandement et maîtrise[48]. Sous ce nouveau rapport, des deux quel est, à ton sens, celui qui ressemble à ce qui est divin et celui qui ressemble à ce qui est mortel ? Mais peut-être n’est-ce pas ton avis que ce qui est divin soit, de sa nature, fait pour commander et pour diriger, ce qui est mortel, au contraire, pour obéir et pour être esclave ? — C’est bien mon avis. — Auquel donc des deux l’âme ressemble-t-elle ? — Rien de plus clair, Socrate ! Pour l’âme, c’est au divin ; pour le corps, c’est au mortel.

— Examine en conséquence, Cébès, dit-il, si tout ce qui a été dit mène bien aux résultats que voici[49] : ce qui est divin, immortel, b intelligible, ce dont la forme est une[50], ce qui est indissoluble et possède toujours en même façon son identité à soi-même, voilà à quoi l’âme ressemble le plus ; au contraire, ce qui est humain, mortel, non intelligible, ce dont la forme est multiple et qui est sujet à se dissoudre, ce qui jamais ne demeure identique à soi-même, voilà en revanche à quoi le corps ressemble le plus. À cela sommes-nous en état, mon cher Cébès, d’opposer une autre conception, et par là de prouver qu’il n’en est point ainsi ? — Nous en sommes hors d’état.

— Que s’ensuit-il ? Du moment qu’il en est ainsi, n’est-ce pas une prompte dissolution qui convient au corps, et à l’âme, par contre, une absolue indissolubilité ou bien quelque état qui en approche[51] ? — Et comment c non, en effet ! — Là-dessus, tu fais cette réflexion : après la mort de l’homme, ce qu’il y a en lui de visible, son corps, ce qui a place en outre dans quelque chose qui se voit, autrement dit ce qu’on appelle un cadavre, voilà à quoi il convient de se dissoudre, de se désagréger, de se perdre en fumée, et à quoi pourtant rien de tout cela n’arrive immédiatement. Bien au contraire, il résiste pendant un temps raisonnablement long ; pour un corps qui est, à l’heure du trépas, plein de grâce et dans tout l’éclat de sa fleur, cette durée est déjà très grande ; et c’est un fait que, s’il est décharné et comme momifié à l’image des momies d’Égypte[52], sa conservation est presque intégrale pendant un temps, autant dire, incalculable. Il y a du reste, d même dans un corps en putréfaction, des parties qui, comme les os, les tendons, tout ce qui est du même genre, sont néanmoins, à bien dire, immortelles. N’est-ce pas la vérité ? — Oui. — L’âme de son côté, alors, ce qui est invisible et qui s’en va ailleurs, vers un lieu qui lui est assorti, lieu noble, lieu pur, lieu invisible, vers le pays d’Hadès pour l’appeler de son vrai nom, près du Dieu bon et sage[53], là où tout à l’heure, plaise à Dieu, mon âme aussi devra se rendre ; c’est cette âme, dis-je, dont tels sont en nous les caractères et la constitution naturelle, c’est elle qui, aussitôt séparée du corps, s’est, à ce que prétend le commun des hommes, dispersée et anéantie ! Il s’en faut de beaucoup, e mon cher Cébès, mon cher Simmias ; beaucoup plutôt, au contraire, voici ce qui en est.


Diversité dans la destinée des âmes.

« Supposons qu’elle soit pure, l’âme qui se sépare de son corps : de lui elle n’entraîne rien avec elle, pour cette raison que, loin d’avoir avec lui dans la vie aucun commerce volontaire, elle est parvenue, en le fuyant, à se ramasser en elle-même sur elle-même, pour cette raison encore que c’est à cela qu’elle s’exerce toujours. Ce qui équivaut exactement à dire qu’elle se mêle, au sens droit, de philosophie et qu’en réalité elle s’exerce à mourir 81 sans y faire de difficulté. Peut-on dire d’une telle conduite que ce n’est pas un exercice de la mort[54] ? — Hé ! c’est tout à fait cela. — Or donc, si tel est son état, c’est vers ce qui lui ressemble qu’elle s’en va, vers ce qui est invisible, vers ce qui est et divin et immortel et sage, c’est vers le lieu où son arrivée réalise pour elle le bonheur, où errement, déraison, terreurs, sauvages amours, tous les autres maux de la condition humaine, cessent de lui être attachés, et, comme on dit de ceux qui ont reçu l’initiation, c’est véritablement dans la compagnie des Dieux qu’elle passe le reste de son temps[55] ! Est-ce ce langage, Cébès, que nous devrons tenir, ou bien un autre ? — Celui-là même, par Zeus ! dit Cébès. — On peut bien, b je pense, supposer par contre que l’âme soit souillée, et non pas purifiée, quand elle se sépare du corps : c’est du corps en effet qu’elle partageait toujours l’existence, lui qu’elle soignait et aimait ; il l’avait si bien ensorcelée par ses désirs et ses joies qu’elle ne tenait rien d’autre pour vrai que ce qui a figure de corps, que ce qui peut se toucher et se voir, se boire, se manger et servir à l’amour ; tandis que ce qui pour nos regards est ténébreux et invisible, intelligible par contre et saisissable par la philosophie, c’est cela qu’elle s’est accoutumée à haïr, à envisager en tremblant et à fuir ! Si tel est son état, crois-tu que cette âme doive, en se séparant c du corps, être en elle-même, par elle-même et sans mélange ? — Non, pas le moins du monde[56] ! dit-il. — Tu la crois bien plutôt tout entrecoupée, je pense, d’une corporéité que sa familiarité avec ce corps dont elle partage l’existence lui a rendue intime et naturelle, parce qu’elle n’a jamais cessé de vivre en communauté avec lui et qu’elle a multiplié les occasions de s’y exercer[57] ? — Hé ! absolument. — Oui, mais cela pèse, mon cher, il n’en faut pas douter : c’est lourd, terreux, visible ! Puisque c’est là justement le contenu d’une telle âme, elle en est alourdie[58] et attirée, retenue du côté du lieu visible, par la peur qu’elle a de celui qui est invisible et qu’on nomme le pays d’Hadès ; elle se vautre parmi d les monuments funéraires et les sépultures, à l’entour desquels, c’est un fait, on a vu des spectres ombreux d’âmes : images appropriées de celles dont nous parlons, et qui, pour avoir été libérées, non pas en état de pureté, mais au contraire de participation au visible, sont par suite elles-mêmes visibles. — C’est au moins vraisemblable, Socrate.

— Vraisemblable, assurément, Cébès ! Et ce qui certes ne l’est guère, c’est que ces âmes-là soient celles des bons. Ce sont au contraire celles des méchants qui sont contraintes d’errer autour de ces sortes d’objets : elles paient ainsi la peine de leur façon de vivre antérieure, qui fut mauvaise. Et elles errent jusqu’à ce moment où l’envie e qu’en a leur acolyte, ce qui a de la corporéité, les fera de nouveau rentrer dans les liens d’un corps ! Or celui auquel elles se lient est, comme il est naturel, assorti aux manières d’être dont elles ont justement, au cours de leur vie, fait leur exercice[59]. — Quelles sont donc, Socrate, ces manières d’être dont tu parles ? — Exemple : ceux dont gloutonneries, impudicités, beuveries ont été l’exercice, ceux qui n’ont pas fait preuve de retenue, c’est dans des formes d’ânes ou de pareilles bêtes, que tout naturellement s’enfoncent leurs âmes. Ne le penses-tu pas ? — 82 Parfaitement ! C’est tout naturel en effet. — Quant à ceux pour qui injustices, tyrannies, rapines sont ce qui a le plus de prix, ce sera dans des formes de loups, de faucons, de milans. Ou bien peut-il y avoir, d’après nous, une autre destination pour de telles âmes ? — Non, c’est bien ainsi, dit Cébès : la leur, ce seront de telles formes. — N’est-il pas parfaitement clair, reprit-il, pour chacun des autres cas, que la destination des âmes correspondra aux similitudes que comportent leurs pratiques ? — C’est bien clair, dit-il ; comment n’en serait-il pas ainsi ? — Les plus heureux, n’est-ce pas ? dit Socrate, même dans ce groupe, ceux dont la destination et la place seront les meilleures, ce sont ceux qui se sont appliqués à cette vertu d’espèce sociale et civique, b à laquelle on donne ensemble le nom de tempérance et de justice, et qu’engendre, avec l’habitude et l’exercice, une pratique aussi dénuée de philosophie que d’intelligence[60]. — En quel sens, dis-moi, sont-ils les plus heureux ? — C’est que tout naturellement leur migration se fera, d’une manière assortie, vers quelque espèce animale qui soit sociable et policée, abeilles sans doute ou guêpes ou fourmis ; ou encore, s’ils retournent, à la vérité, vers leur même forme humaine, ce sera aussi pour donner naissance à de braves gens. — Naturellement. — Quant à l’espèce divine[61], nul en tout cas, s’il n’a point philosophé, s’il s’en est allé sans être pur totalement, n’a le droit d’y parvenir, mais c celui-là seulement qui est un ami du savoir !


La fonction de la philosophie.

« Eh bien ! voilà, Simmias mon camarade, et toi, Cébès, les motifs pour lesquels ceux qui, au sens droit du terme, se mêlent de philosopher se tiennent à l’écart de tous les désirs corporels sans exception, gardant une ferme attitude et ne se livrant pas à leur merci. La perte de leur patrimoine, la pauvreté ne leur font pas peur, comme à la foule des amis de la richesse ; pas davantage l’existence sans honneurs et sans gloire que donne l’infortune n’est faite pour les effrayer, comme ceux qui aiment le pouvoir et les honneurs. Et alors, ils se tiennent à l’écart de ces sortes de désirs. — Le contraire, Socrate, leur messiérait en effet ! dit Cébès. — À coup sûr, par Zeus ! reprit-il. Voilà donc pourquoi d tous ces gens-là en bloc, Cébès, l’homme qui a quelque souci de son âme[62] et dont la vie ne se passe pas à façonner son corps, celui-là leur dit adieu. Sa route ne se confond pas avec celle de gens qui ne savent où ils vont ; mais estimant, quant à lui, qu’on ne doit pas agir à l’encontre de la philosophie ni de ce qu’elle fait pour nous délier et nous purifier, c’est de ce côté-là qu’il se tourne : il la suit dans la voie qu’elle lui montre. — De quelle façon, Socrate ? — Je vais te le dire, répondit-il. C’est, vois-tu, une chose bien connue des amis du savoir, que leur âme, lorsqu’elle a été prise en main par la philosophie, était complètement enchaînée dans un corps et e collée à lui ; qu’il constituait pour elle une sorte de clôture à travers laquelle force lui était d’envisager les réalités, au lieu de le faire par ses propres moyens et à travers elle-même ; qu’elle était enfin vautrée dans une ignorance absolue. Et le merveilleux de cette clôture, la philosophie s’en est rendu compte, c’est qu’elle est l’œuvre du désir[63], et que celui qui concourt le plus à charger l’enchaîné de ses chaînes, c’est peut-être lui-même ! 83 Ainsi, dis-je, ce que n’ignorent pas les amis du savoir, c’est que, une fois prises en main les âmes dont telle est la condition, la philosophie leur donne avec douceur ses raisons ; elle entreprend de les délier, en leur signalant de quelles illusions regorge une étude qui se fait par le moyen des yeux, de quelles illusions à son tour celle qui se fait par le moyen des oreilles et de nos autres sens ; en leur persuadant encore de s’en dégager, de reculer à s’en servir, à moins de nécessité ; en leur recommandant[64] enfin de s’assembler, de se ramasser au contraire sur elles-mêmes, de ne se fier à rien d’autre qu’à elles-mêmes, quel que soit l’objet, en soi et par soi, de leur pensée quand elles l’exercent d’elles-mêmes et par elles-mêmes ; et, en revanche, b si d’autres moyens leur servent à envisager cet objet, quel qu’il soit, qui change avec le changement de ses conditions[65], de n’y reconnaître aucune vérité ; car ce qui est de ce genre est sensible et visible, tandis que ce qu’elles voient par leurs propres moyens est intelligible et en même temps invisible !

« Être ainsi délié, voilà donc à l’encontre de quoi l’âme du vrai philosophe pense qu’on doit ne rien faire, et de la sorte elle se tient à l’écart des plaisirs, aussi bien que des désirs, des peines, des terreurs, pour autant qu’elle en a le pouvoir[66]. Elle calcule en effet que, à ressentir avec intensité plaisir, peine, terreur ou désir, alors, si grand que soit le mal dont on puisse souffrir à cette occasion, entre tous ceux qu’on peut imaginer, tomber malade par exemple ou se ruiner c à cause de ses désirs, il n’y a aucun mal qui ne soit dépassé cependant par celui qui est le mal suprême ; c’est de celui-là qu’on souffre, et on ne le met pas en compte ! — Qu’est-ce que ce mal, Socrate ? dit Cébès. — C’est qu’en toute âme humaine, forcément, l’intensité du plaisir ou de la peine à tel ou tel propos s’accompagne de la croyance que l’objet précisément de cette émotion, c’est tout ce qu’il y a de plus clair et de plus vrai, alors qu’il n’en est point ainsi[67]. Il s’agit alors au plus haut point de choses visibles, n’est-ce pas ? — Hé ! absolument. — N’est-ce pas dans de telles affections qu’au plus haut point l’âme est assujettie aux chaînes du corps ? — Comment, dis ? — Voici : d tout plaisir et toute peine possèdent une manière de clou, avec quoi ils clouent l’âme au corps et la fichent en lui, faisant qu’ainsi elle a de la corporéité et qu’elle juge de la vérité des choses d’après les affirmations mêmes du corps. Du fait qu’en cela elle se conforme au corps en ses jugements et se complaît aux mêmes objets, il doit nécessairement, à ce que je crois, se produire en elle une conformité de tendances comme une conformité de culture ; elle est telle, par suite, que jamais elle ne parvient chez Hadès en état de pureté, mais toujours au contraire contaminée par le corps d’où elle est sortie. Le résultat, c’est qu’elle ne tarde pas à retomber dans un autre corps, où en quelque sorte elle s’ensemence et prend racine. En conséquence de quoi, e elle est frustrée de tout droit à partager l’existence de ce qui est divin et, du même coup, pur et unique en sa forme. — Ton langage, Socrate, dit Cébès, est la vérité même ! — Voilà donc, Cébès, pour quels motifs ceux qui sont à bon droit des amis du savoir sont prudents et courageux, non point pour les motifs qu’allègue la foule ; à moins que ce ne soit là ton avis ? — 84 Non, pas le mien, à coup sûr !

— Non, c’est bien vrai ! Tout au contraire, voici comment calculera sans doute une âme philosophique : elle n’ira pas s’imaginer que, l’affaire de la philosophie étant de la délier, la sienne puisse être, tandis que celle-ci la délie, de se livrer volontairement à la merci des plaisirs et des peines pour se remettre dans les chaînes, ni d’accomplir le labeur sans fin d’une Pénélope qui sur sa trame travaillerait au rebours de l’autre[68]. Non ! mais elle met les passions au calme, elle s’attache aux pas du raisonnement et ne cesse d’être présente en lui ; elle prend le vrai, le divin, ce qui échappe à l’opinion, pour spectacle et aussi pour aliment[69], b convaincue que c’est ainsi qu’elle doit vivre tant que dure sa vie, et qu’elle doit en outre, après la fin de celle-ci, s’en aller vers ce qui lui est apparenté et assorti, se débarrassant ainsi de l’humaine misère ! Puis donc que telle a été sa culture, il n’y a pas à craindre qu’elle ait peur, ni, puisque c’est à cela, Simmias et Cébès, qu’elle s’est employée, qu’elle redoute d’être éparpillée au moment où elle se sépare du corps, ou d’être dispersée au souffle des vents, ou d’être envolée et, une fois partie, de n’être plus rien nulle part ! »


Troisième partie.
Le problème est repris.

Il se fit, après ces paroles de Socrate, c un silence qui dura longtemps. Socrate, cela se voyait à le regarder, avait l’esprit tout entier à l’argument qui venait d’être exposé, et c’était la même chose pour la majorité d’entre nous. Quant à Cébès et à Simmias, ils s’entretenaient ensemble à mi-voix. S’en étant aperçu, Socrate s’adressa à tous les deux : « Dites donc ! interrogea-t-il, votre avis à vous autres, n’est-il pas par hasard que ce qui a été dit n’est pas tout ce qu’il y a à dire ? Il est bien certain qu’il y reste plus d’un point suspect et qui donnerait prise contre nous, à condition du moins que cette fois on doive en faire une revision suffisante. À la vérité, si c’est autre chose que vous avez en vue, je parle pour rien ! Mais, si c’est cela qui vous embarrasse, pas d’hésitation ! prenez vous-mêmes la parole, d exposez ce que vous pouvez bien, vous, apercevoir de mieux à dire, et à votre tour prenez-moi pour second, si vous croyez avoir plus de chances, avec mon concours, de sortir de votre embarras ! — Eh bien, oui, Socrate ! répondit Simmias, je vais te dire la vérité : voilà déjà un bon moment que, sentant cet embarras, chacun de nous presse l’autre de se mettre en avant et de t’interroger : nous avons en effet envie de t’entendre, mais nous hésitons aussi à te causer du tracas et à te faire de la peine, en raison de l’épreuve que tu traverses ! »

En entendant cela, Socrate eut un léger rire : « Miséricorde, Simmias ! dit-il. Il se peut assurément que j’aie bien de la peine à persuader le reste des hommes e que je ne tiens pas pour épreuve la conjoncture où je me trouve, s’il est vrai que je ne réussisse même pas à vous en persuader, vous, et si vous avez peur au contraire que je ne sois à présent d’humeur plus chagrine que dans le passé de ma vie ! C’est, vraisemblablement, que vous me jugez moins bien doué que les cygnes pour la divination. Quand ceux-ci sentent en effet venir l’heure de leur mort, le chant qu’ils avaient auparavant, ce chant se fait alors plus fréquent 85 et plus éclatant que jamais, dans leur joie d’être sur le point de s’en aller auprès du Dieu dont ils sont les servants. Mais les hommes, avec leur effroi de la mort, calomnient jusqu’aux cygnes : ils se lamentent, dit-on, sur leur mort, la douleur leur inspire ce chant suprême, et l’on ne réfléchit pas que nul oiseau ne chante quand il a faim ou froid et qu’il souffre quelque autre souffrance ; non, pas même rossignol, hirondelle et huppe, qui sont justement d’après la tradition ceux dont le chant est une lamentation de douleur[70]. Et pourtant, pas plus ceux-là, la douleur, à mes yeux, ne les fait chanter qu’elle ne fait chanter les cygnes. Chez ceux-ci, bien plutôt, probablement parce b qu’ils sont les oiseaux d’Apollon, il y a un don divinatoire et c’est la prescience des biens de chez Hadès qui les fait, ce jour-là, chanter joyeusement comme jamais ils ne l’ont fait dans le cours antérieur de leur existence. Or moi, de mon côté, j’estime que je suis attaché au même service que les cygnes ; que je suis consacré au même dieu ; qu’ils ne me surpassent pas pour la faculté de divination que je tiens de notre Maître ; et que de même je n’ai pas plus de tristesse qu’eux à me séparer de la vie. Telles sont au contraire les raisons auxquelles vous devez avoir égard pour parler et pour poser les questions que vous voudrez, tant que nous le permettront les Onze, au nom du peuple d’Athènes.


La théorie de Simmias.

— Voilà, Socrate, qui est bien parler ! dit Simmias : à moi donc de t’expliquer ce qui m’embarrasse, c et Cébès à son tour exposera en quoi il n’accepte pas ce qui a été dit. Mon avis à moi, Socrate, sur les questions de ce genre, et sans doute est-ce aussi le tien, c’est qu’une connaissance certaine en est, dans la vie présente, sinon chose impossible, du moins d’une extrême difficulté. En revanche, bien sûr, si les opinions qui s’y rapportent n’ont pas fait l’objet d’une critique tout à fait approfondie, si l’on quitte la partie sans s’être lassé à regarder en tous sens, c’est qu’on est d’une trempe vraiment bien molle ! Car il faut à ce sujet tâcher de réaliser telle des éventualités que voici : ne pas manquer une occasion de s’instruire, ou trouver par soi-même, ou bien, n’est-on capable ni de l’un ni de l’autre, prendre dans nos humaines traditions ce qui est, après tout, le meilleur et le moins contestable d et se laisser porter ainsi comme par un radeau, sur lequel on se risque à faire la traversée de la vie faute d’avoir la possibilité de faire route, avec plus de sécurité et moins de risques, sur quelque transport plus solide : je veux dire une révélation divine[71] ! À présent c’est donc entendu : je ne me ferai pas scrupule pour ma part de t’interroger, puisqu’aussi bien toi-même tu m’y invites, et je n’aurai pas non plus à me reprocher dans l’avenir de ne pas t’avoir dit aujourd’hui ce que je pense ! Car c’est vrai, Socrate : après l’examen auquel je viens moi-même de soumettre, ainsi que Cébès, les choses qui se sont dites, il ne m’apparaît pas du tout qu’on se soit exprimé de façon satisfaisante. » Alors e Socrate : « Peut-être bien en effet, camarade, es-tu dans le vrai en ayant cette impression. Mais dis-moi en quoi précisément tu n’es point satisfait.

— C’est, à mon sens, dit-il, en ce que précisément une harmonie[72] et une lyre avec ses cordes peuvent donner lieu à cette même argumentation : l’harmonie, dirait-on, est chose invisible, incorporelle, absolument belle, divine enfin, dans la lyre accordée ; 86 quant à la lyre elle-même et à ses cordes, ce sont des corps et des choses qui ont de la corporéité, des choses terreuses, apparentées à la nature mortelle. Supposons donc qu’on brise la lyre, qu’on en coupe et qu’on en fasse sauter les cordes ; puis, qu’on s’acharne à soutenir, avec une argumentation toute pareille à la tienne, que nécessairement elle subsiste, l’harmonie en question, et qu’elle n’est point détruite. Quel moyen en effet de faire subsister, et la lyre après que ses cordes ont sauté, et les cordes qui sont de nature mortelle, tandis que serait détruite l’harmonie, elle qui est de même nature et de même famille que le divin et l’immortel, b détruite même plus tôt que ce qui est mortel ? Non, dirait-on ; il est nécessaire que l’harmonie même existe encore quelque part, que le bois et les cordes tombent en pourriture avant qu’à elle rien lui arrive ! Aussi bien en effet, je m’en doute, Socrate, tu as pensé à part toi à une conception[73] de la nature de l’âme qui a nos préférences : étant admis que notre corps est tendu en dedans et son unité maintenue par le chaud et le froid, le sec et l’humide et des qualités analogues, c’est la combinaison et l’harmonie de ces opposés mêmes qui constitue c notre âme, quand ils se sont combinés mutuellement dans la bonne mesure. Donc, si justement l’âme est une harmonie, la chose est claire : aussi souvent que notre corps sera relâché ou tendu démesurément par les maladies et par d’autres maux, c’est une nécessité que l’âme soit aussitôt détruite bien qu’elle soit ce qu’il y a de plus divin, et comme le sont les autres harmonies, qu’elles se réalisent par des sons ou dans toute production d’un art ; tandis qu’au contraire la dépouille corporelle de l’individu résiste pendant longtemps, jusqu’au jour où l’auront détruite le feu ou la putréfaction. d Vois par conséquent ce que nous objecterons à cette argumentation, où l’on soutiendrait que, l’âme étant la combinaison des opposés dont le corps est fait, c’est elle qui, dans ce qu’on appelle mort, doit être détruite la première. »

Sur ce, Socrate eut ce regard pénétrant qui lui était en maintes circonstances habituel, et il se mit à sourire : « Il y a du vrai, ma foi, dit-il, dans le langage de Simmias ! En vérité, s’il en est un de vous qui en soit moins embarrassé que moi, que ne lui répond-il ? Car c’est un fameux coup qu’il a l’air d’avoir porté à l’argument ! À mon avis, toutefois, avant de répondre, nous devrons encore auparavant avoir entendu de la bouche de Cébès ce qu’à son tour e il reproche à l’argument ; ce sera le moyen de nous donner le temps de délibérer sur ce que nous dirons. Après quoi, les ayant entendus tous les deux, nous nous mettrons avec eux si nous jugeons que leur chant soit bien dans le ton ; sinon, c’est qu’alors le procès de l’argument est à reviser. Eh bien, Cébès, en avant ! dit-il, parle-nous de ce qui, pour ton compte, te tracasse.


La théorie de Cébès.

— Voilà, j’en parle ! Pour moi, la chose est évidente, l’argument en est encore au même point, et ce que nous disions précédemment est toujours le reproche dont il souffre : 87 que notre âme existât en effet avant même d’entrer dans la forme que voici, je ne m’en dédis point ; il n’y a rien là qui ne soit à mon goût et qui n’ait été (si du moins il n’est pas outrecuidant de le déclarer) démontré de façon pleinement satisfaisante ; mais qu’après notre mort elle existe encore, voilà en quoi je ne suis pas du même avis. Non certes que l’âme ne soit pas chose plus vigoureuse et plus durable que le corps ; et cela, je ne le concède pas à l’objection de Simmias, car c’est mon opinion qu’à tous ces points de vue la supériorité de l’âme est immense. « Pourquoi, dans ces conditions (je suppose que c’est l’argument qui parle), être encore incrédule ? Ne reconnais-tu pas qu’une fois l’homme mort, ce qui subsiste, c’est justement ce qu’il y a de plus fragile ? Et, pour ce qui est au contraire plus b durable, tu ne juges pas nécessaire qu’il continue de se conserver pendant ce temps ! » Or voici d’après quoi tu dois examiner si mon langage a du sens ; car moi aussi, naturellement, j’ai comme Simmias besoin d’une image : à mon sens en effet, en s’exprimant de la sorte, on fait exactement comme si, après la mort d’un vieux bonhomme de tisserand, on tenait à son sujet le propos que voici : « Il n’est point supprimé, le bonhomme ; mais il y a un endroit où il se garde en bon état ! » Et, on en présenterait cette preuve, que le vêtement dont il s’enveloppait et qu’il avait lui-même tissé, se conserve en bon état et n’est point détruit. En outre, à qui n’en croirait rien on irait demander : « Lequel des deux est, en son genre, le plus c durable : l’homme ou le vêtement dont il se sert et qu’il porte sur lui ? » Puis, sur la réponse que de beaucoup c’est en son genre l’homme, on se figurerait avoir démontré que, à plus forte raison, l’homme doit par suite se garder, bien sûr, en bon état, s’il est vrai que ce qui est le moins durable n’a pas été détruit !

« Or, à ce que je pense, il n’en va point ainsi, Simmias ; car c’est affaire, même à toi, d’être bien attentif à mes paroles[74]. Pour ce qui est, en effet, de l’argumentation précédente, tout le monde peut en comprendre la naïveté. Je le prouve : s’il est vrai que la disparition de notre tisserand, après qu’il a usé une multitude de tels vêtements et qu’il en a tissé tout autant, est postérieure à la multitude en question, elle est par contre, d je crois bien, antérieure à celui qui en est le terme ; et il n’y a pas là ombre de motif en plus pour que l’homme soit, par rapport au vêtement, quelque chose d’inférieur et de plus fragile ! Eh bien, cette même image serait, si je ne me trompe, recevable pour l’âme dans sa relation au corps ; et, en tenant à leur sujet le langage que voici, il est évident pour moi qu’on parlerait exactement comme il faut. L’âme, dirait-on, est chose durable, le corps de son côté chose plus fragile et de moindre durée. En réalité cependant, ajouterait-on, mettons que chaque âme use de nombreux corps, particulièrement quand la vie dure nombre d’années (car on peut supposer que, le corps étant un courant qui se perd[75] tandis que l’homme continue de vivre, l’âme au contraire ne cesse de e retisser ce qui s’est usé) ; ce n’en serait pas moins une nécessité que l’âme, le jour où elle sera détruite, ait justement sur elle le dernier vêtement qu’elle a tissé, et que ce soit le seul antérieurement auquel ait lieu cette destruction. Mais, une fois l’âme anéantie, c’est alors que désormais le corps révélerait sa fragilité foncière ; et, tombant en pourriture, il ne tarderait pas à passer définitivement. Par conséquent, nous ne sommes pas encore en droit d’ajouter foi à l’argument dont il s’agit, et ainsi d’avoir confiance qu’après notre mort notre âme existe encore quelque part.

88 « La preuve, c’est que quelqu’un pourrait dire : « Je concède au raisonnement plus que tu ne fais. » Et ce qu’il lui accorderait, c’est non seulement que nos âmes existaient dans le temps qui a précédé notre naissance, mais que rien n’empêche, même après la mort, quelques-unes d’exister encore, et de continuer d’exister, pour donner lieu à de futures naissances et à de nouvelles morts. Dans l’hypothèse en effet l’âme est chose assez forte pour faire face à ces naissances répétées. Cependant, après avoir accordé cela, il se refuserait ensuite à concéder qu’elle ne s’épuise pas dans ces multiples naissances et qu’elle ne finit pas en somme par être radicalement détruite dans l’une de ces morts. Or cette mort, cette b dissolution du corps qui porte à l’âme le coup fatal, il n’est personne, dirait-il, qui en soit instruit, car il est impossible à quiconque parmi nous d’en avoir le sentiment. Mais, si la chose est ainsi, il n’y a pas d’homme chez qui son assurance devant la mort soit justifiée et ne soit pas une assurance déraisonnable, à moins qu’il ne soit en mesure de prouver que l’âme est chose totalement immortelle et impérissable. Sinon, de toute nécessité, celui qui va mourir doit toujours craindre pour son âme que, dans l’instant où elle est disjointe du corps, elle ne soit aussi détruite totalement. »


Une pause dans le récit.

Tous, bien certainement, après les avoir entendus parler, c nous éprouvions un sentiment de mauvaise humeur, ainsi que plus tard nous nous le sommes mutuellement confié : ce qui avait été dit jusqu’alors nous avait solidement convaincus ; et les voilà, nous disions-nous, qui nous rejettent dans notre inquiétude, qui nous précipitent dans l’incrédulité, non pas seulement à l’égard des arguments déjà exposés, mais d’avance envers ce qui se dira par la suite ! Était-ce complètement notre faute en outre d’avoir mal jugé ? ou n’était-ce pas la question elle-même qui ne comportait pas de certitude ?

Échécrate. — Pardieu ! Phédon, je vous pardonne bien ! Moi-même en effet, pendant que je t’écoute, voici presque le langage que j’en viens à me tenir : « Quel est donc dorénavant d l’argument auquel nous nous fierons, puisqu’aussi bien, malgré sa forme persuasive, l’argument exposé par Socrate vient à présent de s’effondrer dans l’incertitude ! » C’est l’effet du merveilleux ascendant qu’exerce sur moi, à présent comme en tout temps, la thèse d’après laquelle notre âme est une harmonie. L’exposé de cette thèse m’a, pour ainsi parler, fait ressouvenir qu’elle avait eu jusque-là mon assentiment ; et voici que, de nouveau, j’ai tout aussi grand besoin qu’en commençant d’une autre raison, pour me convaincre que notre mort ne s’accompagne pas de la mort de notre âme ! Dis-nous donc, au nom de Zeus, par quelle voie Socrate a tâché de rattraper son argument ! Se montrait-il, lui, e aucunement découragé, ainsi que tu le dis de vous autres ? ou bien au contraire ne se portait-il pas plutôt avec calme au secours de la preuve ? Et ce secours, fut-il efficace ou insuffisant ? Raconte-nous tout par le menu, avec toute l’exactitude dont tu seras capable.

Phédon. — En vérité, Échécrate, maintes fois je me suis émerveillé de Socrate, mais jamais je n’ai ressenti pour lui plus d’admiration que dans ces heures que j’ai passées à son côté. Qu’un 89 homme comme lui ait été à même de répondre, la chose n’a sans doute rien d’extraordinaire. Mais ce que, pour moi, je trouvai de sa part merveilleux au dernier point, ce fut d’abord la bonne grâce, la bienveillance, l’air admiratif dont il accueillit les objections de ces jeunes hommes ; puis la pénétration avec laquelle il se rendit compte de l’effet qu’avaient produit sur nous leurs arguments ; enfin, comme il sut bien nous guérir ! Nous étions pareils à des fuyards, à des vaincus : sa voix nous rappela en avant ; il nous fit faire demi-tour, pour reprendre sous sa conduite et avec lui l’examen de l’argument.

Échécrate. — Et comment cela ?


Phédon reprend.

Phédon. — Je vais te le raconter. Sache que je me trouvais alors à sa droite, assis contre son lit sur b un tabouret, et qu’il me dominait de beaucoup. Il se mit donc à me caresser la tête, pressant dans sa main les cheveux qui flottaient sur mon cou ; c’était en effet sa coutume de me plaisanter à l’occasion sur ma chevelure[76].

« Ainsi, c’est demain, Phédon, me dit-il, que tu feras, je pense, tondre cette superbe chevelure ? — Comme de raison, Socrate ! répondis-je. — Non ! au moins si tu m’en crois. — Explique toi ! fis-je. — C’est aujourd’hui même, dit-il, moi pour la mienne et toi pour celle-ci, s’il est vrai que pour nous ce jour soit justement le dernier de notre argument, et que nous soyons incapables de lui rendre la vie[77] ! Pour ma part, à c ta place et si l’argument me fuyait ainsi des mains, je m’engagerais par serment, à la façon des Argiens, à ne plus porter pareille chevelure avant d’avoir eu, dans de nouveaux combats, la victoire sur l’argumentation de Simmias aussi bien que de Cébès ! — Mais contre deux, repris-je, Hercule lui-même, à ce qu’on dit, n’est pas de force[78] ! — Eh bien ! dit Socrate, me voici : je suis Iolaos ! Appelle-moi à la rescousse tant qu’il fait encore jour. — Bon, je t’appelle ! fis-je. Seulement, je ne suis point Hercule, et c’est à Hercule que Iolaos demande secours !


La misologie.

— C’est indifférent pour la suite, dit-il. Mais, avant tout, prenons bien garde à un accident qui pourrait nous arriver ! — Et lequel ? m’écriai-je. — C’est, reprit-il, de devenir des « misologues », d comme il y en a qui deviennent « misanthropes ». Il n’est pas possible en effet, ajouta Socrate, qu’il arrive à quelqu’un pire accident que de prendre en haine les raisonnements. Or c’est dans les mêmes conditions que se produisent, et la « misologie », et la « misanthropie ». D’où vient en effet que s’insinue en nous la « misanthropie » ? De ce qu’on a mis en quelqu’un une robuste confiance, sans s’y connaître ; de ce qu’on admet chez l’homme en question une nature entièrement franche, saine, loyale ; puis de ce qu’un peu plus tard on en vient à découvrir qu’il est aussi pervers que déloyal, et derechef que c’est un autre homme ; quand on est maintes fois passé par cette épreuve, principalement par la faute de ceux qu’on pouvait considérer comme ses plus intimes et ses meilleurs amis, on finit, e après tant et tant de froissements, par prendre en haine tout ce qui est homme, par estimer que rien de rien n’y est sain, sans exception. Ou bien jamais n’as-tu observé que c’est ce qui se produit ? — Hé ! fis-je, c’est absolument cela. — N’est-il pas vrai que c’est mal agir ? qu’évidemment, en se conduisant ainsi, on avait, sans s’y connaître dans les questions qui concernent l’homme, la prétention d’user des hommes ? Sans doute en effet, si on en usait en connaissance de cause et comme le comporte l’objet, alors on estimerait que, bons ou méchants, 90 ceux qui le sont tout à fait sont en petit nombre les uns comme les autres, tandis que l’entre-deux, c’est la majorité. — Comment l’entends-tu ? demandai-je. — Comme s’il s’agissait, répondit-il, du tout à fait petit et du tout à fait grand : crois-tu qu’il y ait chose plus rare que de rencontrer du tout à fait grand ou du tout à fait petit, dans l’homme ou dans le chien ou en n’importe quoi d’autre ? Aussi bien, d’ailleurs, pour le fait d’être rapide ou lent, d’être laid ou beau, d’être blanc ou bien noir ? Ou plutôt, n’as-tu point observé que dans toutes les qualités de ce genre les extrêmes, à chaque bout opposé, sont rares et peu nombreux, et qu’au contraire dans l’entre-deux il y a toute la multitude qu’on peut souhaiter ? — Hé ! fis-je, absolument ! — N’est-ce pas ton avis, dit-il, que, si la méchanceté b était matière à concours, il y aurait infiniment peu de gens, là aussi, qui se révéleraient du premier mérite ? — C’est au moins vraisemblable, répondis-je. — Vraisemblable en effet, dit-il.

« Ce n’est pas toutefois de ce côté-là qu’il y a de la ressemblance entre les raisonnements et l’humanité ! Mais tu ouvrais la marche, et je n’ai fait que te suivre[79]… Non, c’est plutôt de celui-ci : on a mis sa confiance dans la vérité d’un raisonnement, sans s’y connaître en matière de raisonnements ; puis, voilà qu’un peu plus tard on le juge faux, ce que parfois il est, mais parfois aussi n’est pas ; et derechef autrement, et encore autrement. Dès lors c’est surtout à ceux dont le temps se passe à raisonner pour et contre, c qu’il arrive, tu le sais bien, de s’imaginer enfin que, parvenus au comble de la sagesse, ils sont les seuls à avoir reconnu qu’il n’existe, dans les choses pas plus que dans les raisonnements, rien de rien qui soit sain ni davantage stable ; toute la réalité étant au contraire tout bonnement dans une manière d’Euripe, remontant et redescendant tour à tour le courant, sans aucun moment de repos, en aucun point que ce soit[80]. — Rien assurément de plus vrai, dis-je. — Par suite, dit-il, ce serait un accident déplorable, Phédon, s’il est certain qu’il existe un raisonnement qui est vrai, stable et qu’on peut reconnaître pour tel, qu’après, et sous prétexte d qu’on en rencontre d’autres à côté ainsi faits que, sans changer, ils soient tantôt jugés vrais et tantôt non, on aille refuser de s’en prendre à soi-même et à son incompétence ! Finalement au contraire, comme on en souffre, ce serait une joie de détourner de soi cette faute pour la repousser sur les raisonnements ! Ainsi, désormais on passerait le restant de sa vie à détester les raisonnements, à les outrager ; ce qui d’autre part nous priverait de ce qui dans les êtres est un objet vrai du savoir. — Oui, par Zeus ! m’écriai-je ; ce serait assurément un accident déplorable.

— Voilà donc, dit-il, contre quoi nous devons commencer par nous mettre en garde : n’allons pas donner en notre âme accès e à cette idée que peut-être dans les raisonnements il n’y a rien qui soit sain ; mais beaucoup plutôt à celle-ci, que c’est notre manière d’être à nous qui n’est pas saine encore ; que c’est nous plutôt qui devons, en hommes, mettre notre cœur à nous comporter sainement : toi comme les autres en vue de la vie, de toute la vie qui doit suivre ; mais moi en vue seulement de la mort, 91 moi qui suis exposé, dans le moment où c’est d’elle seule qu’il s’agit, à me comporter non pas en homme qui aspire à être sage, mais à la façon de ceux à qui la culture fait totalement défaut et en homme qui aspire à avoir le dessus ! Vois ces gens-là en train de discuter quelque problème : le sens vrai de ce dont on parle, ils n’en ont cure ; mais faire adopter par les assistants leurs thèses personnelles, voilà ce qu’ils ont à cœur. Et mon avis est qu’entre eux et moi, ce sera dans le cas présent toute la différence, et la seule. C’est que mon but n’est pas de faire accepter pour vrai par les assistants le langage que je tiens (ce que je n’aurai à cœur que par surcroît), mais de juger moi-même, le plus possible, qu’il a ce caractère[81]. b Voici, cher camarade, quel est mon calcul : regarde comme j’y gagne ! La vérité est-elle, d’aventure, en ce que je dis ? Quelle bonne affaire certes d’en avoir acquis la conviction ! Si au contraire il n’y a rien après le trépas, eh bien ! alors, pendant le temps au moins qui justement précède la mort, je n’ennuierai point de mes lamentations ceux qui sont auprès de moi. Au reste je n’aurai pas bien longtemps à méditer là-dessus (ce serait malheureux en effet !) ; encore un peu de temps et ce sera fini. Me voilà donc préparé, dit-il : c’est dans cet état d’esprit, Simmias et toi Cébès, que j’aborde la discussion. Quant à vous, faites à Socrate, si m’en croyez, c petite place en votre souci et bien plus grande à la Vérité ! Votre sentiment est-il que je suis dans le vrai ? alors, tombez-en d’accord avec moi ; n’en est-il pas ainsi ? tendez contre moi toutes vos raisons. Attention que mon zèle ne nous abuse tous ensemble, vous et moi, et que je ne m’en aille, telle l’abeille, laissant en vous l’aiguillon !


Retour aux théories de Simmias et de Cébès.

« Sur ce, dit-il, en avant ! Rappelez-moi d’abord ce que vous disiez, s’il vous arrive de voir que je ne m’en souviens pas. Pour Simmias ce qui en effet, sauf erreur de ma part, est l’objet de son doute et de ses craintes, c’est que l’âme, tout en étant quelque chose de plus divin et de plus beau que le d corps, ne soit détruite avant lui, parce qu’elle en est une espèce d’harmonie. Quant à Cébès, il m’a, selon moi, concédé ceci, que l’âme est en tout cas quelque chose de plus durable que le corps ; mais il ajoute que c’est une chose obscure pour tout le monde, de savoir si l’âme, après avoir nombre de fois usé nombre de corps, n’est pas, en abandonnant le dernier, détruite elle-même à ce moment, et si mourir n’est pas précisément cela, la destruction de l’âme, puisque le corps, lui, n’arrête absolument jamais de se détruire. N’est-ce pas cela même, sans plus, Simmias et toi, Cébès, que nous avons à examiner ? » Tous deux tombèrent d’accord que e c’était bien cela. « Est-ce par suite, dit Socrate, l’ensemble des arguments précédents que vous refusez d’admettre, ou bien les uns, mais non les autres ? — C’est, répondirent-ils en chœur, les uns, mais non les autres[82]. — Que dites-vous donc, reprit-il, de cet argument qui consistait à prétendre que s’instruire c’est se ressouvenir et que, s’il en est ainsi, c’est une nécessité pour notre âme d’exister quelque autre part, avant d’être 92 enchaînée dans le corps ? — Pour moi, dit Cébès, ce fut autrefois merveille quelle conviction j’en reçus, et à présent il n’y a point d’argument auquel je sois plus attaché ! — Au reste, je suis à mon tour dans le même cas, ajouta Simmias ; et rien ne m’émerveillerait davantage que de jamais changer d’opinion, au moins à son sujet ! »


Socrate répond à Simmias.

Alors Socrate : « Eh bien ! Étranger de Thêbes, tu n’y peux rien : il faut prendre d’autres sentiments, pour peu que persiste cette idée-ci, qu’une harmonie est une chose composée, et que de son côté l’âme, en tant qu’harmonie, est la composition des tensions constitutives du corps[83]. Car s’il est une assertion que tu ne te permettrais même pas à toi-même, b c’est que l’harmonie, étant composée, ait précédé dans l’existence les choses dont il fallait qu’elle fût constituée ! Dis, est-ce que tu la permettras ? — Pas le moins du monde, Socrate ! répondit-il. — Tu t’aperçois donc, fit Socrate, que c’est à ce résultat qu’est exposé ton langage[84] ? Tu affirmes d’une part que l’âme existait avant de passer dans une forme d’homme et du même coup dans un corps ; de l’autre, que ce dont elle a été composée, ce sont les choses qui n’existaient pas encore ! Car c’est un fait que l’harmonie ne ressemble pas à ce qu’elle te sert à figurer : bien au contraire, ce qui est en premier, c’est la lyre, les cordes, ce sont leurs sons, qui naissent sans réaliser encore une harmonie ; mais en dernier, c c’est l’harmonie qui se forme de tous ces sons, et voilà ce qui est d’abord détruit. Ce langage, en conséquence, quel espoir as-tu qu’il doive chanter d’accord avec celui dont il était question[85] ? — Je n’en ai nul espoir, dit Simmias. — Et pourtant, repartit Socrate, s’il est un langage auquel au moins il siée d’être concertant, c’est bien celui qui parle de l’harmonie ! — Cela lui sied en effet ! dit Simmias. — Or ce langage, ajouta Socrate, n’a rien chez toi de concertant. Il faut alors voir, entre ces deux langages-ci, quel est celui que tu préfères : est-ce de dire que s’instruire est se ressouvenir, ou que l’âme est une harmonie ? — Ah ! Socrate, dit-il, c’est de beaucoup le premier que je préfère ! Quant à l’autre, en effet, l’idée m’en est venue sans l’appui d’une démonstration, à la faveur d’une convenance vraisemblable et d spécieuse, ce qui est également la source des opinions de la masse. Or, à mon sens, les arguments qui emploient les vraisemblances à l’œuvre de la démonstration, j’ai conscience que ce sont des charlatans, qui, si l’on n’est pas contre eux sur ses gardes, excellent à abuser, en géométrie comme partout ailleurs[86]. Au contraire, l’argument qui concerne le ressouvenir et l’instruction a été établi au moyen d’un principe qui vaut d’être admis[87]. On a dit en substance, en effet, que le mode d’existence de notre âme, avant sa venue dans un corps s’entend, est tel que le veut sa relation[88] avec cette existence qui porte le nom d’ « existence en réalité ». Or e ce principe, la chose pour moi ne fait aucun doute, j’ai pleinement été dans mon droit en l’acceptant. Aussi suis-je contraint, comme de juste, de ne permettre, ni à moi-même, ni à autrui, de dire que l’âme est une harmonie.

— Autre question, Simmias, reprit Socrate[89] : à ton avis, convient-il à cette harmonie, ou à toute autre composition, de se comporter en rien autrement 93 que les choses dont elle est constituée ? — En aucune façon. — Pas davantage certes, je pense bien, d’être agent ou patient par rapport à rien, en dehors de ce par rapport à quoi lesdits éléments peuvent être agents ou patients ? » Il l’accorda. « C’est donc qu’il ne convient pas à une harmonie de conduire les choses qui ont pu servir à la composer, mais plutôt de les suivre : » Ce fut aussi son avis. « Il s’en faut donc de beaucoup que, dans une harmonie, il puisse y avoir contrariété quant aux mouvements, aux sons, bref aucune contrariété par rapport aux éléments de cette harmonie. — Il s’en faut de beaucoup, assurément. — Nouvelle question : une harmonie n’est-elle pas, de sa nature, précisément l’harmonie qu’exigent chaque fois les éléments harmonisés ? — Je ne comprends pas, dit-il. — Ne serait-ce pas que, pour le cas (à b le supposer possible) où cette harmonisation aurait lieu plus grandement et avec plus d’étendue, il ne doit pas y avoir alors plus d’harmonie ni plus grande harmonie ; et, si c’était plus faiblement et avec moins d’étendue, une harmonie plus faible et moins étendue ? — Hé ! c’est incontestable[90] ! — Se peut-il, par suite, qu’il en soit, à l’égard de l’âme, de telle sorte qu’une âme ayant, dans le moindre de ses éléments, à un plus haut degré qu’une autre, plus d’étendue et de grandeur, ou moins d’étendue et plus de faiblesse, cela constitue ce que précisément elle est, savoir une âme ? — Jamais de la vie ! dit-il.

— Poursuivons donc, par Zeus ! reprit Socrate. On dit bien d’une âme[91], tantôt qu’elle a raison et vertu, qu’elle est bonne ; tantôt qu’elle a déraison et perversité, qu’elle est mauvaise ? Et c’est à bon droit qu’on le dit ? — c À bon droit, assurément. — Sur ce, écoutons un partisan de l’âme harmonie : de quelle sorte d’existence dira-t-il qu’existent dans les âmes ces choses que sont et la vertu et le vice ? Dira-t-il que c’est, et encore une autre harmonie[92], et une absence d’harmonie ? que cette âme-ci a été harmonisée, la bonne, et qu’en elle-même, étant une harmonie, elle possède une autre harmonie, tandis que celle-là, étant, elle, dépourvue d’harmonie, n’en possède pas une autre en elle-même ? — Pour ma part, dit Simmias, je ne suis pas à même de te renseigner ; mais, évidemment, c’est à peu près ce que dirait un partisan de cette doctrine. — Il y a cependant, reprit Socrate, d une chose sur laquelle l’accord s’est fait précédemment, c’est qu’une âme n’est en rien plus ou moins âme qu’une autre. Et ce qui constitue l’objet de cet accord, c’est qu’il n’y a rien de plus grand ou de plus étendu, ni rien de plus faible ou de moins étendu dans une harmonie que dans une autre ; n’est-ce pas cela ? — Hé ! absolument. — Et, en tout cas, que l’harmonie, puisqu’elle n’est pas plus ou moins harmonie, n’est ni plus grandement ni plus faiblement harmonisée ; en est-il ainsi ? — Il en est ainsi. — Or l’harmonie, dont l’harmonisation ne comporte ni plus ni moins, y a-t-il moyen qu’elle participe plus largement ou moins largement de l’harmonie, ou bien dans la mesure même de l’harmonisation ? — Dans cette mesure même. — N’en faut-il pas conclure que, dans une âme, du moment qu’elle n’est en rien par rapport à une autre, plus ou moins, ceci précisément e savoir une âme, il n’y a pas non plus d’harmonisation supérieure ou inférieure ? — C’est juste ! — Et en tout cas qu’elle ne pourra, dans ces conditions, participer en rien plus largement de l’absence d’harmonie ou de l’harmonie ? — Non, bien sûr ! — Or est-ce que, dans ces conditions encore, une âme pourra avoir, plus largement qu’une autre, part au vice ou à la vertu, s’il est vrai que le vice soit une absence d’harmonie, et la vertu, une harmonie ? — Pas plus largement du tout ! — Mais il y a mieux encore, Simmias, et sans doute, à suivre tout droit le raisonnement, 94 nulle âme n’aura part au vice, s’il est vrai que l’âme soit une harmonie ! Une harmonie en effet, c’est assez clair, du fait qu’elle est pleinement cela même, savoir une harmonie, ne pourra jamais avoir part à l’absence d’harmonie. — Non vraiment ! — Aussi bien n’est-ce pas moins clair pour une âme, du fait qu’elle est pleinement une âme, par rapport au vice. — Comment en effet serait-ce possible, au moins d’après nos prémisses ? — C’est donc que, d’après ce raisonnement, nous devrons penser que les âmes de tous les vivants sont toutes semblablement bonnes, s’il est vrai que la nature des âmes soit semblablement d’être cela même, savoir des âmes ? — Oui, Socrate, dit-il, c’est bien mon avis. — Est-ce aussi ton avis, repartit Socrate, que ce soit bien parler ? et que de pareilles choses fussent arrivées b au raisonnement si ce principe eût été juste, que l’âme est une harmonie ? — Non, pas le moins du monde, répondit-il.

— Et maintenant[93], dis-moi, reprit Socrate, de tout ce qui existe dans l’homme y a-t-il rien qui, d’après toi, ait l’autorité, sinon l’âme, et surtout selon son intelligence ? — Non, d’après moi, rien. — Et est-ce, d’après toi, l’âme qui cède le pas aux affections du corps, ou bien celle qui les contrarie ? Voici de quoi je veux parler : on a la fièvre par exemple, on a soif, et cette âme nous tire du sens opposé, « Tu ne boiras pas ! » ; on a faim, « Non, tu ne mangeras pas ! ». Et des milliers d’autres cas, où il est assez visible que l’âme contrarie c les affections corporelles[94]. N’est-ce pas vrai ? — C’est absolument certain. — Ne sommes-nous pas par contre tombés d’accord auparavant que jamais l’âme, en tant du moins qu’harmonie, ne pourrait chanter en opposition avec les tensions, les relâchements, les vibrations[95], et tout état quelconque par lequel passent ces composants dont il peut se faire qu’elle soit constituée, mais que bien plutôt elle les suit et ne peut en aucun cas les diriger ? — Nous en sommes tombés d’accord, répondit Simmias ; comment n’en eût-il pas été ainsi ? — Qu’est-ce à dire ? Ne voilà-t-il pas qu’à présent elle se montre à nos yeux en train de faire tout l’opposé, de diriger tous ces facteurs prétendus de sa constitution et de les contrarier en tout ou peu s’en faut, d toute la vie durant : prenant en tout l’attitude d’un maître ; usant, pour les réduire, parfois plutôt de rudesse et recourant à la souffrance comme font gymnastique et médecine, et plutôt parfois de moins de dureté, soit qu’elle menace ou qu’elle admoneste ; parlant enfin aux désirs, aux colères, aux craintes, comme s’ils étaient par rapport à elle une chose étrangère ? C’est à peu près ainsi du reste qu’Homère a représenté cela dans l’Odyssée[96], à l’endroit où il dit d’Ulysse :

Se frappant la poitrine, il apostropha rudement son cœur :

« Supporte, mon cœur ! En fait de déchirement, tu as jadis supporté bien pis ! »

eEst-ce que tu crois que, dans cette peinture, il a conçu le cœur du héros comme étant lui-même une harmonie ? autrement dit, de nature à être mené par les dispositions du corps au lieu d’être de nature à les mener et à faire le maître ? bref, comme une chose trop divine pour être mise au rang d’une harmonie ? — Par Zeus ! Socrate, voilà justement ce que je pense. — La conclusion, mon excellent ami, c’est que pour nous ce n’est pas du tout une bonne affaire de dire que l’âme est une harmonie ! Car ainsi, à ce qu’il semble, nous ne serions d’accord 95 ni avec Homère, divin poète, ni nous avec nous-mêmes. — C’est justement le cas, dit Simmias.


Socrate répond à Cébès.

— Courage donc ! reprit Socrate. Maintenant qu’Harmonie, je veux dire la déesse de Thèbes[97], nous est devenue de quelque façon propice, et de la façon qui lui convient, avec mesure, occupons-nous, dit-il, de son époux Cadmus ; comment nous le concilierons-nous, Cébès, et par quelle formule ? — Tu sauras bien, je crois, la découvrir, dit Cébès. En tout cas, cet argument que tu as exposé contre l’harmonie m’a émerveillé, tant il était imprévu ! C’est que, pendant que Simmias s’expliquait sur ce qui l’embarrassait : « ce serait merveille absolument, me disais-je, qu’on fût jamais à même de s’arranger b de son objection ! » Aussi ai-je trouvé on ne peut plus étrange que, du premier coup, elle n’ait pas soutenu l’assaut de ton argument : le même sort assurément, je ne m’émerveillerais guère qu’il fût aussi celui de l’argument de Cadmus !

— Ah ! mon bon, dit Socrate, ne parle pas si haut ! Redoute le mauvais œil, qui nous pourrait faire faire demi-tour à l’argument, à l’instant où il va se manifester. Après tout, ce sera là l’affaire de la Divinité ! La nôtre, c’est, en style homérique, de nous serrer de près et d’éprouver ainsi ce que peut bien valoir ta théorie. Or voici le principal de ce que tu voudrais savoir : tu réclames qu’on démontre l’indestructibilité, c l’immortalité de notre âme ; sans quoi, pour le philosophe qui va mourir, sa confiance, sa conviction de trouver là-bas après sa mort une félicité qu’il n’eût point égalée en vivant d’une autre vie jusqu’à sa fin, cette confiance sera, penses-tu, une confiance déraisonnable et folle. Mais, de montrer que l’âme est quelque chose de résistant, de presque divin et qui existait déjà antérieurement au temps où nous sommes devenus des hommes, cela n’empêche en rien, dis-tu, que tous ces caractères ne marquent, non point que l’âme est immortelle, mais qu’elle dure longtemps, que son existence antérieure a pu remplir un temps incalculable, et avec une multitude de connaissances et d’actions ; d ce qui pourtant ne lui confère pas davantage l’immortalité, le fait même de venir dans un corps humain étant plutôt pour elle le commencement de sa perte et une sorte de maladie ; de la sorte, c’est dans un état de misère qu’elle doit vivre cette existence-là, et, quand elle la termine dans ce qu’on appelle la mort, elle doit être détruite. D’autre part, il est, dis-tu, complètement indifférent que cette venue dans un corps soit isolée, ou bien qu’elle se répète, indifférent au moins quant à ce qui est de nos craintes personnelles. Craintes légitimes en effet pour peu qu’on ait sa raison, puisqu’on ne sait pas, étant hors d’état d’en fournir la preuve, si l’âme est bien une chose immortelle. Tel est, je crois, Cébès, e à peu près ton langage. C’est à dessein que j’y reviens et que je le reprends en détail, pour que rien ne nous échappe et qu’ainsi, à ton gré, tu y ajoutes ou en retranches. » Alors Cébès : « Hé mais ! il n’y a rien à présent que, pour ma part, j’aie besoin d’y ajouter ou d’en retrancher ; non, c’est bien là ce que je prétends. »


Le problème général de la Physique :
comment Socrate a fini par le concevoir.

Là-dessus, Socrate fit une longue pause, absorbé dans quelque réflexion : « Ce n’est pas une mince affaire, Cébès, dit-il, que ton problème ! Quelle est d’une façon générale la cause de la génération et de la corruption, voilà en effet la question qu’il nous faut traiter à fond. 96 Je m’en vais donc à leur sujet, pourvu que tu le désires, te raconter, moi, mes propres expériences. Puis, au cas où dans ce que je pourrai bien dire tu verrais quelque chose d’utile, ce sera à toi de l’utiliser pour rendre convaincante ta propre thèse. — Mais oui, certes, c’est là ce que je veux, dit Cébès.

— Écoute donc, car c’est un exposé que je vais faire[98]. Eh bien ! quand j’étais jeune homme, poursuivit Socrate, ce fut merveille, Cébès, la passion que j’apportai à ce genre de savoir auquel on donne le nom d’enquête[99] sur la Nature. Je lui trouvais en effet une incomparable splendeur : il connaît les causes de chaque chose, en vertu de quoi chacune vient à l’existence, en vertu de quoi elle périt, en vertu de quoi elle existe ! Maintes fois il m’arrivait de me mettre la tête b à l’envers dans l’examen, premièrement[100] de questions comme celles-ci : Est-ce par l’effet d’une espèce de putréfaction, à laquelle participent le chaud et le froid, que, comme certains le prétendaient, se constituent les animaux[101] ? Ou encore, est-ce le sang qui fait que nous pensons, ou bien l’air, ou le feu ? Ou bien n’est-ce aucune de ces choses, mais plutôt le cerveau, en donnant naissance aux sensations de l’ouïe, de la vue, de l’odorat, desquelles résulteraient d’autre part la mémoire et le jugement, tandis que de la mémoire et du jugement, quand ils ont acquis la stabilité, se formerait par ce procédé un savoir[102] ? J’examinais aussi inversement la façon dont tout cela se corrompt, et puis ce qui se rapporte au ciel c comme à la terre. Et je finis ainsi par me faire l’idée qu’à l’égard de cette recherche j’étais d’une inaptitude à nulle autre pareille !

« Je vais au reste t’en donner une preuve qui suffira. Voici : il y avait des choses dont, même avant, j’avais une connaissance assurée, au moins selon mon sentiment et celui d’autrui ; eh bien ! cette recherche arrivait à produire en moi un si radical aveuglement, que je désapprenais jusqu’à ces choses qu’auparavant je m’imaginais savoir[103] : oui, en voici un exemple entre beaucoup d’autres, jusqu’à la cause qui fait grandir un homme ! Ce qu’auparavant je m’imaginais en effet être clair pour tout le monde, c’est que cette cause est manger et boire. Cela d s’explique : provenant des aliments, des chairs s’ajoutent-elles aux chairs, des os aux os, chacune des autres parties du corps s’accroît-elle ainsi suivant la même loi d’éléments de son espèce ? le résultat est, par la suite, une progression de la masse réelle, de peu à beaucoup ; oui, c’est ainsi que l’homme, de petit devient grand ! Voilà ce qu’à ce moment je m’imaginais : est-ce à juste titre selon toi ? — Selon moi, oui, dit Cébès. — Examine donc encore ceci. Dans mon idée, en effet, il n’y avait rien à redire à mon jugement en présence d’un homme grand placé contre un petit, que c’est de la tête précisément qu’il est plus grand ; de même pour un cheval par rapport à un cheval ; ou, e exemple plus clair encore que les précédents, à l’opinion où j’étais que, si 10 est plus que 8, c’est parce qu’à 8 s’ajoute 2, et que la longueur de deux coudées est plus grande que celle d’une coudée, parce qu’elle surpasse celle-ci de la moitié. — Et à présent, dit Cébès, ton opinion là-dessus ? — Ah ! ma foi, s’écria Socrate, c’est, par Zeus, que je suis loin de me figurer connaître la cause d’aucune de ces choses ! Moi qui ne me résous même pas à dire, quand à une unité on ajoute une unité, si c’est l’unité à laquelle cette adjonction a été faite qui est devenue deux, ou si c’étaient l’unité ajoutée et celle à laquelle elle a été ajoutée qui, 97 par suite de l’adjonction de l’une à l’autre, devenaient deux ! Car, j’en suis ébahi, quand chacune d’elles était à part de l’autre, chacune d’elles était bien une, et il n’y avait pas alors de deux ; mais elles se sont rapprochées, et voilà qu’ainsi se produisait en elles la cause de la production du deux : je veux dire la rencontre résultant du rapprochement mutuel de leurs positions ! Au reste, dans le cas du fractionnement de l’unité, je ne suis pas moins incapable, une fois de plus, de me persuader que cette cause de la production du deux, ce soit alors le fractionnement qui l’ait fait se produire ; car c’est en son contraire que s’est changée la première cause de la production du deux ! b Dans ce premier cas en effet, la raison était qu’on amenait les deux unités à se rapprocher et qu’on ajoutait l’une à l’autre, et maintenant c’est qu’on les écarte et qu’on les sépare l’une de l’autre. Quant à savoir en vertu de quoi se produit l’unité, là-dessus encore je ne me fais pas de conviction ; pas plus, d’un mot, que sur rien d’autre quant à la cause de son apparition, de sa disparition ou de son existence : voilà l’effet de ce procédé de recherche. De mon côté, pourtant, au petit bonheur j’en brasse confusément un autre ; car, pour celui-là, non, il ne me va pas du tout[104] !

« Or voici qu’un jour j’entendis faire une lecture dans un livre qui était, disait-on, d’Anaxagore et où était tenu ce langage : « c C’est en définitive l’Esprit qui a tout mis en ordre, c’est lui qui est cause de toutes choses »[105]. Une telle cause fit ma joie ; il me sembla qu’il y avait, en un sens, avantage à faire de l’Esprit une cause universelle : s’il en est ainsi, pensai-je, cet Esprit ordonnateur, qui justement réalise l’ordre universel, doit aussi disposer chaque chose en particulier de la meilleure façon qui se puisse : voudrait-on donc, pour chacune, découvrir la cause selon laquelle elle naît, périt ou existe ? ce qu’il y aurait à découvrir à son sujet, c’est selon quoi il est le meilleur pour elle, soit d’exister, soit de subir ou de produire quelque action que ce soit. Or, en partant de cette d idée, il n’y a absolument rien, me dis-je, qu’il soit intéressant pour un homme d’avoir en vue dans la recherche, aussi bien au sujet de cette chose-là qu’à propos des autres, sinon la perfection et l’excellence ; et il est nécessaire que pareillement il ait aussi connaissance du pire, attendu que ce sont les objets d’un même savoir. Ces réflexions donc me comblaient d’aise : je me figurais avoir découvert l’homme capable de m’enseigner la cause, intelligible à mon esprit, de tout ce qui est. Oui, Anaxagore va me faire comprendre si, en premier lieu, la terre est plate ou ronde[106], et, en me le faisant comprendre, il m’expliquera de plus e en détail pourquoi cela est nécessaire : puisqu’il dit ce qui vaut mieux, il dira aussi que, pour la terre, telle forme valait mieux. S’il me dit ensuite qu’elle est au centre, en détail il m’expliquera aussi comment il valait mieux qu’elle fût au centre[107]. Bref, il n’avait qu’à me le révéler, et j’étais tout prêt 98 à ne plus souhaiter d’autre espèce de causalité ! Naturellement, pour le soleil j’étais aussi tout prêt à recevoir cette même sorte d’enseignement, et pour la lune encore, et pour le reste des astres, tant au sujet de leurs vitesses relatives que de leurs retours[108] et de leurs autres vicissitudes ; oui, comment enfin, pour chacun, il vaut mieux produire ou subir en fait ces choses-là. Pas un instant en effet il ne me serait venu à la pensée que, déclarant que tout cela a été mis en ordre par l’Esprit, il eût à ce propos mis en avant une cause autre que celle-ci : la meilleure manière d’être pour tout cela, c’est précisément la manière d’être de tout cela ; du moment donc que la causalité dont il s’agit, il l’attribue b à chacune de ces choses comme à toutes ensemble, il va, je me l’imaginais, expliquer aussi en détail ce qui pour chacune est le meilleur et ce qui est le bien commun de toutes. Ah ! pour beaucoup je n’aurais pas cédé mes espérances ! Avec quelle ardeur au contraire je me saisis du livre ! Je le lisais le plus vite possible, afin d’être au plus vite instruit du meilleur et du pire.

« Eh bien ! adieu la merveilleuse espérance ! Je m’en éloignais éperdument[109]. Avançant en effet dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait rien de l’Esprit, qui ne lui impute non plus aucun rôle dans les causes particulières de l’ordre des choses, qui par contre allègue à ce propos des actions de l’air, de l’éther, c de l’eau[110], et quantité d’autres explications déconcertantes. Or son cas, me sembla-t-il, était tout pareil à celui de quelqu’un qui, après avoir dit que dans tous ses actes Socrate agit avec son esprit, se proposant ensuite de dire les causes de chacun de mes actes, les présenterait ainsi : Pourquoi, d’abord, suis-je assis en ce lieu ? C’est parce que mon corps est fait d’os et de muscles ; que les os sont solides et ont des commissures qui les séparent les uns des autres, tandis que les muscles, dont la propriété est de se tendre d et de se relâcher, enveloppent les os avec les chairs et avec la peau qui maintient l’ensemble ; par suite donc de l’oscillation des os dans leurs emboîtements, la distension et la tension des muscles me rendent capable, par exemple de fléchir à présent ces membres ; et voilà la cause en vertu de laquelle, plié de la sorte[111], je suis assis en ce lieu ! S’agit-il maintenant de l’entretien que j’ai avec vous ? Il serait question d’autres causes analogues : à ce propos on alléguerait l’action des sons vocaux, de l’air, de l’audition, mille choses encore en ce genre ; et l’on n’aurait cure de nommer les e causes qui le sont véritablement. Or les voici : puisque les Athéniens ont jugé meilleur de me condamner, pour cette raison même, moi à mon tour, j’ai jugé meilleur d’être assis en ce lieu, c’est-à-dire plus juste de subir, en restant où j’étais, telle peine qu’ils m’infligent. Oui, par le Chien ! il y a beau temps, je ne me trompe pas, que 99 ces muscles et ces os pourraient être du côté, soit de Mégare, soit de la Béotie[112], là où les aurait portés une certaine conception du meilleur, si mon idée n’avait pas été qu’il était plus juste et plus beau de préférer à la fuite et à l’évasion l’acceptation, due à la Cité, de la peine qu’elle me fixerait.

Donner toutefois le nom de causes à des choses pareilles est un comble d’extravagance. Dit-on au contraire que, sans la possession d’os, de muscles, de tout ce qu’en plus j’ai à moi, je ne serais pas à même de réaliser mes desseins ? Bon, ce serait la vérité. Mais dire que c’est à cause de cela que je fais ce que je fais, et qu’en le faisant j’agis avec mon esprit, non cependant en vertu du b choix du meilleur, peut-être est-ce en prendre plus que largement à son aise avec le langage ! Il y a là une distinction dont on est incapable : autre chose est en effet ce qui est cause réellement ; autre chose, ce sans quoi la cause ne serait jamais cause[113]. Or voilà, à mes yeux, ce que la plupart, tâtonnant comme dans les ténèbres, désignent, d’un terme dont l’emploi est impropre, comme étant une cause. La conséquence, c’est qu’un tel, ayant entouré la terre d’un tourbillon, veut que ce soit le ciel qui la maintienne en place, tandis que pour un autre elle est une sorte de vaste huche à laquelle l’air sert de base et de support[114]. Quant à la puissance, par l’action de laquelle c la meilleure disposition possible pour ces choses est celle qui est en fait réalisée, cette puissance, ils ne la cherchent pas ; ils ne se figurent pas qu’une force divine est en elle. Mais ils pensent pouvoir un jour découvrir quelque Atlas plus fort que celui-là, plus immortel, et par qui soit davantage supporté l’ensemble des choses ; autrement dit, le bien, qui est obligation, ils se figurent que ce n’est pas lui qui relie et supporte en vérité quoi que ce soit. Mais moi au contraire, pour savoir comment se comporte cette sorte de cause, avec quelle joie ne me serais-je pas mis à l’école de n’importe qui ! Puisque cependant la cause s’était dérobée à moi, puisque je n’avais eu le moyen, ni de la découvrir par moi-même, ni de m’en instruire près d’un autre, j’avais, pour me mettre à sa recherche, à « changer de d navigation »[115] : quelles peines j’y ai prises, désires-tu, Cébès, dit-il, que je t’en donne un exposé ? — Impossible assurément, répondit-il, de le souhaiter plus que moi !


La cause vraie est la Forme.

— Eh bien ! voici, reprit Socrate, quelles furent après cela mes réflexions, et depuis que je me fus découragé de l’étude de l’être : je devais prendre garde pour moi à cet accident dont les spectateurs d’une éclipse de soleil sont victimes dans leur observation ; il se peut en effet que quelques-uns y perdent la vue, faute d’observer dans l’eau ou par quelque procédé analogue l’image de l’astre. e Oui, c’est à quelque chose de ce genre que je pensai pour ma part : je craignis de devenir complètement aveugle de l’âme, en braquant ainsi mes yeux sur les choses et en m’efforçant, par chacun de mes sens, d’entrer en contact avec elles. Il me sembla dès lors indispensable de me réfugier du côté des idées et de chercher à voir en elles la vérité des choses. Peut-être, il est vrai, ma comparaison en un sens n’est-elle point exacte, 100 car je ne conviens pas sans réserve que l’observation idéale des choses nous les fasse envisager en image, plutôt que ne fait une expérience effective[116]. Toujours est-il que c’est du côté de celle-là que je me lançai. Ainsi, après avoir dans chaque cas pris pour base l’idée qui est à mon jugement la plus solide, tout ce en quoi je puis trouver consonance avec elle, je le pose comme étant vrai, et quand il s’agit de cause, et quand il s’agit de n’importe quoi ; tout ce en quoi au contraire manque cette consonance, je tiens que ce n’est point vrai. Mais j’ai envie de t’exposer plus clairement ce que je viens de dire, car pour l’instant, si je ne me trompe, tu ne comprends pas. — Non, par Zeus, dit Cébès, pas très fort ! — Et pourtant, reprit Socrate, ce b langage n’est pas du tout nouveau ; mais, en toute autre occasion aussi bien que dans l’argumentation passée, c’est celui que pas une fois je n’ai cessé de tenir. Dès que j’en viens à essayer de t’exposer quelle est l’espèce de causalité pour laquelle je me donnai toute cette peine, voici en effet que derechef je vais retrouver ce que, vous le savez, j’ai cent fois ressassé ; voici que cela me sert de point de départ et de base, quand j’admets qu’il existe un Beau en soi et par soi, un Bon, un Grand, et ainsi de tout le reste. Si tu m’accordes l’existence de ces choses, si tu en conviens avec moi, j’ai espoir qu’elles me mèneront à mettre sous tes yeux la cause, ainsi découverte, qui fait que l’âme a l’immortalité. — Mais bien sûr c que je te l’accorde, dit Cébès, et tu n’auras, toi, qu’à achever au plus vite !

— Examine donc, continua Socrate, ce qui suit de l’existence des susdites réalités, pour voir si là-dessus tu partages mon sentiment. Il est en effet pour moi évident que, si la beauté appartient à quelque chose encore hors du Beau en soi, il n’y a absolument aucune autre raison que cette chose soit belle, sinon qu’elle participe au Beau dont il s’agit. Et pour tout j’en dis autant. Est-ce là une sorte de cause qui ait ton assentiment ? — Elle a, dit-il, mon assentiment. — Dans ces conditions, repartit Socrate, les autres causes, celles qui sont savantes, je ne les comprends plus, je ne réussis pas davantage à me les expliquer : oui, qu’on me donne pour raison de la beauté de telle chose, ou l’éclat de sa couleur, d ou sa forme, ou quoi que ce soit encore d’analogue, autant d’explications auxquelles je dis bonsoir, pareillement troublé d’ailleurs en toutes ! Cette raison-ci au contraire, avec une simplicité naïve, sotte peut-être, moi j’en fais mon affaire, me disant que la beauté de cette chose n’est produite par rien d’autre sinon, ou par une présence du Beau en question, ou encore une communication, soit enfin par tels voies et moyens que comporte cette corrélation. Sur ce dernier point en effet je ne prends point jusqu’à présent fermement parti, mais bien sur celui-ci que le Beau est ce qui rend belles toutes les belles choses. Car voilà où je trouve le plus de sécurité dans une réponse, qu’elle s’adresse à moi-même ou à autrui. En m’attachant à ce principe, j’estime ne plus e risquer de faux pas : quelle sécurité, plutôt, de répondre, à moi comme à n’importe qui d’autre, que c’est par le Beau que les belles choses sont belles ! N’est-ce pas aussi ton avis ? — C’est mon avis. — C’est aussi, en conséquence, par la Grandeur que les grandes choses sont grandes et plus grandes celles qui sont plus grandes, comme par la Petitesse plus petites celles qui sont plus petites ? — Oui. — En conséquence, ce n’est pas toi non plus qui accepterais qu’on vînt te dire sur celui-ci, qu’il est de la tête plus grand que celui-là, et, sur le plus petit des deux, que c’est de cette même chose qu’il est plus petit ! 101 Bien plutôt protesterais-tu que, pour ce qui est de toi, tu ne dis rien que ceci : « ce qui est plus grand n’est, en aucun cas, plus grand par rien d’autre que par une grandeur, c’est-à-dire que ce qui fait qu’il est plus grand, c’est la Grandeur ; tandis que ce qui ce est plus petit n’est plus petit par rien d’autre que par une petitesse, c’est-à-dire que ce qui fait qu’il est plus petit, c’est la Petitesse ». Car tu aurais peur, je crois, de voir s’avancer contre toi une objection qui, lorsque tu soutiendrais que c’est de la tête que celui-ci est plus grand ou celui-là plus petit, dirait en premier lieu : « Alors, c’est de la même chose que le plus grand est plus grand et le plus petit, plus petit ? » ; et ensuite : « C’est donc de la tête, laquelle est petite, que celui qui est plus grand b est plus grand ! » Assurément c’est un prodige d’être grand par quelque chose de petit. Est-ce que tout cela ne te ferait pas peur ? » Cébès se mit à rire : « À moi ? dit-il, oh oui ! — Et encore, reprit Socrate, que 10 soit de 2 plus que 8, et que cela soit la cause de sa supériorité, n’aurais-tu pas peur de le dire, mais non pas si c’était par une quantité et du fait de la Quantité ? Et, pour la longueur de deux coudées, de dire que c’est de la moitié qu’elle est plus grande que celle d’une coudée, mais non pas de dire que c’est par une grandeur ? Car sans doute, en fait de peur, c’est pareil ! — Hé ! tout à fait, dit-il. — Autre chose : quand une unité a été ajoutée à une unité, prétendre que cette adjonction est cause de la production du deux, ou, quand elle a été fractionnée, que c’est ce fractionnement, c est-ce que tu ne t’en garderais pas ? Tu jetterais les hauts cris : « Non, il n’y a pas, que je sache, d’autre façon pour chaque chose de venir à l’existence, sinon de participer à l’essence propre de chaque réalité dont elle doit participer ; et ainsi, dans ces deux cas, je n’ai pas d’autre cause à alléguer de l’apparition du deux, si ce n’est la participation à la Dualité ; bref, c’est une nécessité que participe à celle-ci ce qui doit être deux, et à l’Unité, ce qui doit être un ». Quant à ces fractionnements, à ces adjonctions et autres semblables finesses, tu leur dirais bonsoir, abandonnant ces explications aux hommes qui sont plus savants que toi !


La méthode.

Toi au contraire, l’effroi que tu as, comme d on dit, de ton ombre même, l’effroi de ton incompétence, ton attachement à la sécurité que tu as trouvée à prendre pour base la thèse dont il s’agit, t’inspireraient une semblable réponse. Mais si quelqu’un s’attachait à la thèse en elle-même, c’est à lui que tu dirais bonsoir ; et, pour répondre, tu attendrais d’avoir examiné si, entre les conséquences qui en partent, il y a selon toi consonance ou dissonance. Puis, quand le moment serait venu pour toi de rendre raison de cette thèse en elle-même, tu en rendrais compte par le même procédé, en posant cette fois pour base une autre thèse, celle de toutes à laquelle, en remontant, tu trouverais le plus de valeur, jusqu’à ce que tu fusses arrivé à quelque résultat satisfaisant. Mais tu ne e t’empêtrerais pas dans les confusions où tombent les controversistes ; car tu ne t’entretiendrais pas du principe, en même temps que des conséquences dont il est le point de départ ; à condition du moins que tu eusses envie de découvrir quelque chose qui soit une réalité. C’est de quoi en effet, semble-t-il, ces gens-là ne parlent aucunement et ne se soucient pas davantage, aptes seulement, avec cette sagesse qui fait tout brouiller ensemble, à pouvoir se faire plaisir à eux-mêmes ! Toi, s’il est vrai que tu sois un philosophe, 102 au contraire, j’en ai la conviction, tu feras ce que je dis. — Ton langage, dirent en chœur Simmias et Cébès, est la vérité même ! »


Nouvelle pause dans le récit.

Échécrate. — Et, par Zeus ! non sans raison, Phédon. C’est en effet, à mon sens, une merveille de clarté, même pour un esprit médiocre, l’exposé de ces idées par Socrate.

Phédon. — Rien de plus certain, Échécrate ; tel fut aussi le sentiment de ceux qui étaient là.

Échécrate. — Et le nôtre, tu le vois, à nous qui n’y étions pas, mais qui écoutons à présent ton récit ! Et maintenant, quelle fut la suite de la conversation ?


Reprise.
La théorie des formes et le problème des contraires.

Phédon. — Si je ne me trompe, lorsqu’on eut convenu de cela avec lui et qu’on se fut mis d’accord sur l’existence réelle de chacune b des formes, sur la participation à ces formes de tout ce qui n’est pas elles et qui en reçoit la dénomination[117], après cela, il posa cette question : « Si telle est donc, dit-il, ta doctrine, est-ce que, en énonçant de Simmias qu’il est plus grand que Socrate mais plus petit que Phédon, tu n’énonces pas qu’il y a alors en Simmias l’un et l’autre : la grandeur et la petitesse ? — Eh oui ! — Mais en réalité, n’est-ce pas ? tu accordes qu’en ceci : « Simmias dépasse Socrate », la façon dont s’exprime le langage ne correspond pourtant pas à ce qui est véritablement ? qu’il n’appartient sans doute pas, en effet, à la nature de Simmias de dépasser, du fait précisément qu’il est Simmias, mais du fait de la grandeur, en tant qu’il en possède c une quelconque ? pas plus d’ailleurs que de dépasser Socrate ne s’explique parce que Socrate est Socrate, mais parce que Socrate possède de la petitesse relativement à la grandeur de l’autre ? — C’est vrai. — Et encore, que, s’il est dépassé, lui, par Phédon, ce n’est pas non plus parce que Phédon est Phédon, mais parce que Phédon possède de la grandeur relativement à la petitesse de Simmias ? — C’est cela. — De la sorte, par conséquent, la dénomination qui appartient à Simmias, c’est aussi bien « être grand » que « être petit », puisqu’il est entre les deux et qu’à la grandeur de l’un, pour que celle-ci dépasse, il soumet sa petitesse, tandis qu’à l’autre ce qu’il présente, c’est sa grandeur, d qui dépasse la petitesse de celui-ci… » Alors, avec un sourire : « J’ai l’air de vouloir rédiger un contrat[118] ! Mais, après tout, il en est bien à peu près comme je dis. » Cébès acquiesça. « Toujours est-il, reprit Socrate, que la raison de mes paroles est mon désir de te voir partager mon propre sentiment. Une chose en effet est à mes yeux évidente : ce n’est pas seulement la Grandeur en soi qui jamais ne consent à être à la fois grande et petite ; mais la grandeur qui est en nous, elle aussi, jamais ne fait accueil à la petitesse ; encore moins consent-elle à être dépassée[119]. Mais, de deux choses l’une : ou bien elle s’enfuit et cède la place lorsque contre elle avance son contraire, la Petitesse ; ou bien, du fait même de cette avance, e elle cesse d’exister[120] ; quant à attendre de pied ferme et à recevoir en soi la Petitesse, elle se refuse à être ainsi une autre chose que celle-là même qu’elle est. Une comparaison : moi, une fois que j’ai reçu sans avoir faibli la Petitesse, continuant d’être celui que justement je suis, moi, ce même Socrate, je suis petit ; elle, au contraire, la Grandeur, étant grande, ne peut se résoudre à être petite. Et pareillement aussi, la petitesse qui est en nous se refuse toujours, et à devenir grande et à l’être ; aussi bien tout autre contraire, tant qu’il est ce que justement il est, se refuse-t-il à devenir ou à être en même temps son propre contraire. Mais, s’il lui arrive 103 ce que je viens de dire, ou bien il s’éloigne, ou bien il cesse d’exister. — La chose est à mes yeux, dit Cébès, d’une évidence absolue ! »


Objection.

Alors un de ceux qui se trouvaient là (qui était-ce ? je n’en ai pas de souvenir bien sûr) prit la parole : « Par les Dieux ! est-ce que, dans ce que vous disiez auparavant, on ne s’était pas mis d’accord sur l’inverse précisément de ce qu’on dit à présent ? que c’est du plus petit que naît le plus grand, et du plus grand, le plus petit ? que ce qui absolument constitue la génération pour les contraires, c’est de provenir des contraires ? Or, à présent, ce qu’on dit, me semble-t-il, c’est que jamais cela ne peut se produire[121] ! » Socrate tourna la tête du côté d’où venait la voix : « Tu es un brave, dit-il, de nous avoir b rappelé cela ! Tu ne réfléchis pas cependant à la différence qu’il y a entre ce qu’on dit à présent et ce qu’on disait à ce moment-là. Ce qu’on disait en effet à ce moment, c’est que de la chose qui est contraire naît la chose qui lui est contraire ; mais à présent, que c’est le contraire lui-même qui ne saurait devenir son propre contraire, pas plus envisagé en nous-mêmes qu’envisagé dans la réalité de sa nature[122]. Oui, mon cher, à ce moment il s’agissait des sujets auxquels appartiennent les contraires et que nous qualifions d’après la dénomination de ceux-ci : mais à présent c’est des contraires en eux-mêmes, dont la dénomination, avec leur présence dans les sujets qualifiés, passe à ceux-ci ; et les contraires en question, jamais, disons-nous, ils ne consentiraient c à recevoir les uns des autres la génération. » En même temps il regarda Cébès et s’exprima ainsi : « Est-ce que par hasard, dit-il, tu n’as pas été troublé, toi aussi Cébès, par un doute sur ce dont a parlé l’homme que voici ? — Eh bien non, dit Cébès, pas du tout ! ce n’est pas mon cas. Ce qui pourtant ne veut pas dire qu’il n’y ait quelques petites choses qui me troublent ! — Est-ce que, reprit-il, nous nous sommes tous deux bien mis d’accord sans restriction, que jamais le contraire ne sera son propre contraire ? — Absolument, répondit Cébès.

— Poursuivons donc, dit Socrate : fais-moi le plaisir d’examiner si, sur ceci, toi et moi nous sommes d’accord. Il y a une chose que tu appelles chaud, et une autre, froid ? — Hé ! bien sûr. — Est-ce là, précisément, ce que tu appelles neige et feu ? — Ah ! non, bien sûr, d par Zeus ! — Mais alors le chaud est une chose autre que du feu, et le froid, une chose autre que de la neige ? — Oui. — Mais c’est qu’alors, je pense, selon ton sentiment jamais une neige authentique, qui aura, de la façon que nous disions auparavant, reçu en elle le chaud, ne continuera d’être ce que précisément elle est, en étant neige avec chaud ; tout au contraire, à l’avance du chaud, ou bien elle lui cédera la place, ou bien elle cessera d’exister[123]. — Hé ! absolument. — Et le feu à son tour, quand le froid avance contre lui, ou bien il se dérobe, ou bien il est détruit, sans jamais se résoudre, après avoir reçu en lui la froidure, à être encore ce que précisément il est, en étant feu avec froid. — C’est e exact, dit-il. — Il se peut donc, reprit-il, que dans certains exemples analogues il en soit de telle sorte, que non seulement la forme en elle-même ait droit à son propre nom pour une durée éternelle, mais qu’il y ait encore autre chose qui, tout en n’étant pas la forme dont il s’agit, possède cependant le caractère de celle-ci, et cela pour l’éternité de sa propre existence. Mais voici encore des cas où peut-être s’éclaircira ce que je dis. De l’impair en effet est sans doute toujours inséparable en droit ce nom que nous prononçons à présent ; n’est ce pas ? — Hé ! absolument. — Est-ce qu’il en est ainsi de cette réalité seulement (oui, voilà ma question), ou bien aussi d’une autre qui, sans être l’impair lui-même, 104 en porte cependant de droit toujours le nom, joint à son propre nom, car sa nature est telle que jamais l’impair ne lui fait défaut ? Or, dis-je, c’est quelque chose comme cela qui se passe pour le trois, et bien d’autres fois. Ne considère que le cas du trois : n’es-tu pas d’avis, et que son propre nom doit toujours servir à le désigner, et aussi celui de l’impair, bien que l’impair ne soit pas cela même qu’est le trois ? Eh bien ! pourtant, si c’est à sa façon la nature du trois, c’est aussi celle du cinq et de la moitié tout entière de la numération, que, tout en n’étant pas cela même qu’est l’impair, chacun de ces nombres b soit toujours impair. Le deux d’autre part, et le quatre, et la totalité encore de l’autre rangée de la numération, ne sont pas cela même qu’est le pair, et néanmoins chacun de ces nombres est toujours pair. En conviens-tu ou non ? — Comment s’y refuser en effet ? dit-il.

— Eh bien ! donc, reprit Socrate, sois attentif à ce que j’ai l’intention de montrer. Voici : manifestement il n’y a pas que nos premiers contraires pour ne pas se recevoir l’un l’autre ; il y a aussi tout ce qui, sans être mutuellement contraire, possède toujours ces contraires et qui vraisemblablement ne recevra pas non plus telle qualité qui serait le contraire de celle qui existe en ces sujets ; mais, à l’approche de cette qualité, le sujet cesse d’être ou bien c cède la place[124]. Ne dirons-nous pas du trois qu’il cessera d’exister, qu’il subira n’importe quelle vicissitude, avant qu’il ait enduré, étant encore trois, d’être devenu pair ? — C’est, dit Cébès, absolument certain. — Il n’est pas moins certain, fit Socrate, qu’il n’y a pas contrariété entre la Dyade et la Triade. — Non, bien sûr ! — Ce ne sont donc pas seulement les formes entre lesquelles il y a contrariété qui n’endurent pas l’approche l’une de l’autre ; il y en a aussi certaines autres qui n’endurent pas l’approche des contraires. — C’est la vérité même ! dit-il. — Veux-tu donc, reprit Socrate, que, si nous en sommes capables, nous déterminions de quelle sorte sont ces dernières ? — Hé ! absolument. — Ne seraient-ce donc pas, dit-il, d celles-ci, Cébès ? celles dont la mainmise sur quoi que ce soit ne le contraint pas seulement à posséder sa propre nature à soi, mais encore celle d’un contraire qui toujours a un contraire[125] ? — Comment dis-tu ? — Comme nous disions il n’y a qu’un instant. Voyons, tu le sais bien, tout ce qui subit la mainmise de la nature du Trois, cela nécessairement n’est pas seulement trois, mais est aussi impair. — Hé ! absolument. — Par suite, disons-nous, à ce qui est de même sorte ne surviendra sans doute jamais telle nature, qui s’opposerait en contrariété au caractère dont le rôle est d’achever de façonner ce dont il s’agit. — Non, en effet. — Or le caractère qui, c’est entendu, le façonne est bien « impair » ? — Oui. — Et le caractère contraire, c’est celui du pair ? — Oui. — Au e Trois, par conséquent, jamais ne surviendra la nature du Pair. — Non certes ! — Par suite, le Pair n’est pas l’attribut du Trois. — Ce n’en est pas l’attribut. — Donc la Triade est non-paire. — Oui. — Voilà en somme ce que j’appelais déterminer de quelle sorte sont les formes qui, sans être le contraire de telle autre, ne la reçoivent pourtant pas, cette forme contraire : exemple, à présent, la Triade qui, n’étant pas le contraire du Pair, ne le reçoit, pour cela, nullement davantage en elle, car elle apporte toujours avec elle ce qui est le contraire de celui-ci : comme la Dyade, le contraire de l’Impair ; le Feu, le contraire du Froid ; et quantité 105 de formes encore. Eh bien ! vois donc si tu t’arranges de cette détermination : ce n’est pas seulement le contraire qui ne reçoit pas en soi le contraire, mais aussi cette forme qui avec elle apporte un contraire quelconque dans l’objet quelconque auquel elle survient, et jamais la forme même qui apporte ne reçoit en elle la contrariété de ce qu’elle apporte. Fais d’ailleurs un retour sur tes souvenirs : ce n’est pas un mal d’entendre répéter la même chose ! Le Cinq ne recevra pas en lui la nature du Pair ; ni le Dix, qui en est le double, celle de l’Impair. Le Double, au demeurant, est aussi, en lui-même, contraire d’autre chose ; mais pourtant, c’est la nature de l’Impair qu’il ne recevra pas en lui ; non plus certes que le Trois-demis, ni b les autres fractions de même sorte comportant la Moitié, à l’égard de la nature de l’Entier ; aussi bien, d’autre part, que le Tiers et toute fraction de cette sorte[126]. Je suppose, à la vérité, que tu me suis et que tu partages mon sentiment. — Je le partage, dit Cébès, de toutes mes forces, et je te suis.


Application au problème de la survivance des âmes :
quatrième argument.

— Maintenant, dit Socrate, reviens à notre point de départ et parle-moi, sans employer pour répondre les mots mêmes de ma question, mais en prenant modèle sur moi. Je m’explique : à côté de la réponse dont je parlais en premier lieu, la sûre réponse que je disais, j’aperçois, à la lumière de notre langage présent, une autre sécurité. Si tu me demandais en effet : « Qu’est-ce qui, en se présentant dans le corps, fera qu’il soit chaud ? », je ne te ferais point la c sûre réponse en question, celle qui n’est pas savante : « C’est la Chaleur, qui le fera » ; mais une autre plus habile, tirée de ce qu’on vient de dire : « Ce qui le fera, c’est le Feu ». Et encore, si tu demandes qu’est-ce qui, en se présentant dans un corps, fera qu’il soit malade, je ne dirai pas non plus que ce sera la Maladie, mais que ce sera la Fièvre. Aussi bien : « Qu’est-ce qui, en se présentant dans un nombre, fera qu’il soit impair ? » ; je ne répondrai pas que ce sera l’Imparité, mais que ce sera l’Unité. Et ainsi du reste. Vois cependant si, dès à présent, tu comprends suffisamment ce que je veux dire. — Hé mais tout à fait suffisamment, dit Cébès. — Réponds donc, reprit Socrate : qu’est-ce qui, en se présentant dans un corps, fera qu’il soit vivant ? — Ce sera l’Âme, dit-il. — Est-ce qu’il en est toujours ainsi ? — d Le moyen, en effet, de le nier ! fit Cébès. — Sur quelque objet, par conséquent, que l’Âme mette sa prise, elle est venue à l’objet en question portant avec elle la Vie. — C’est bien comme cela, dit-il, qu’elle y est venue ! — Or, y a-t-il un contraire de la Vie ou n’y en a-t-il pas ? — Il y en a un, répondit-il. — Lequel ? — La Mort. — N’est-il pas vrai que jamais l’Âme ne devra recevoir en elle le contraire de ce que, par soi, elle apporte toujours avec elle, et que sur ceci l’accord doit résulter de ce qu’on a dit précédemment[127] ? — Et sans la moindre restriction, répondit Cébès.

— Que s’ensuit-il ? Ce qui ne reçoit pas en soi la nature du Pair, comment tout à l’heure le nommions-nous ? — Non-pair, dit-il. — Ce qui ne reçoit pas en soi le Juste ? ce qui n’est pas apte à recevoir en soi le Cultivé ? — Non-cultivé, répondit-il, et, pour l’autre, Non-juste. — Allons ! et ce qui n’est pas apte à recevoir en soi e la Mort, comment l’appelons nous ? — Non-mortel, dit-il. — L’Âme, n’est-ce pas ? ne reçoit pas en soi la Mort ? — Non. — C’est donc que l’Âme est une chose non-mortelle ? — Une chose non-mortelle. — Avançons ! Car cela, bien sûr, nous devons dire que c’est prouvé : tu n’en juges pas autrement ? — Hé non ! Socrate, on en a dit bien assez. — Que s’ensuit-il, Cébès ? reprit-il. Si c’était pour l’Impair une nécessité d’être indestructible, 106 serait-il possible que le Trois ne fût pas indestructible ? — Le moyen en effet qu’il ne le fût pas ? — Et, si c’était aussi pour le Non-chaud une nécessité d’être indestructible, est-ce que, toutes les fois que sur de la neige on appliquerait le Chaud, la Neige ne se déroberait pas, sauvegardant infondue son essence ? Car, bien sûr, la Neige ne cesserait pas d’exister, pas plus que d’autre part elle ne supporterait sans faiblir la Chaleur et ne la recevrait en soi. — C’est la vérité, dit Cébès. — Pareillement, je pense, si c’était pour le Non-refroidi une nécessité d’être indestructible, jamais le Feu, dans le cas où il serait attaqué par quelque chose de froid, ne s’éteindrait ; il ne cesserait pas, lui non plus, d’exister, mais il s’en irait, se sauvegardant par l’éloignement. — C’est une nécessité, dit-il. — N’est-ce pas, reprit Socrate, une nécessité encore b de s’exprimer ainsi au sujet de l’Immortel ? L’Immortel est-il, lui aussi, indestructible ? alors il y a pour l’Âme, quand sur elle a fondu la Mort, impossibilité de cesser d’exister ; car la Mort, c’est une conséquence assurée de ce qui a été dit auparavant, elle ne la recevra point en elle, elle ne sera pas âme morte ; tout comme le Trois, nous l’avons dit, ne sera pas plus pair que ne pourrait l’être l’Impair lui-même ; ni non plus le Feu, froid, plus que ne le pourrait la Chaleur qui est dans le feu[128].

« Peut-être demandera-t-on cependant qui empêche l’Impair, tout en ne devenant pas pair, ainsi qu’on en est tombé d’accord, à l’approche du Pair, de cesser en revanche d’exister en lui-même c pour devenir pair au lieu de ce qu’il était ? À l’encontre d’un tel langage il n’y aurait pas moyen pour nous de riposter que l’Impair ne cesse pas d’exister : c’est que le Non-pair n’est point indestructible ; car, si nous en étions tombés d’accord, il nous eût été facile de riposter que, devant l’approche du Pair, l’Impair et le Trois s’en vont et s’éloignent. Pour le cas du Feu et du Chaud, comme pour tous les autres, telle eût été notre riposte, n’est-ce pas ? — C’est tout à fait certain. — Par conséquent aussi à présent, si pour l’Immortel nous sommes d’accord qu’il est en outre indestructible, l’Âme en plus de la non-mortalité aurait aussi l’indestructibilité ; d tandis que, si nous ne le sommes pas, la question serait à reprendre. — À reprendre ? Mais pas du tout, au moins eu égard à ce point ! À grand peine en effet y aurait-il rien de rebelle à recevoir en soi l’anéantissement, s’il était vrai que l’anéantissement dût être reçu par l’Immortel, auquel l’éternité appartient[129] ! — En tout cas, dit Socrate, pour la Divinité, je pense, pour la forme elle-même de la Vie, pour tout ce qu’il peut encore y avoir d’immortel, il n’y aurait personne pour ne pas accorder que jamais cela ne cesse d’exister. — Personne assurément, par Zeus ! dit Cébès, ni des hommes, ni à plus forte raison, si je m’en crois, des Dieux ! — Du moment donc que l’Immortel ne peut, de plus, être anéanti, l’Âme, à qui précisément il appartient de n’être pas mortelle, e se peut-il qu’elle ne soit pas, de plus, indestructible ? — C’est de toute nécessité. — Quand, par suite, la Mort survient à l’homme, c’est vraisemblablement ce qu’il y a de mortel en lui qui meurt, tandis que ce qu’il a d’immortel s’en va de son côté, sauvegardé de l’anéantissement et cédant la place à la Mort[130]. — C’est évident. — Plus que tout, par suite, Cébès, l’Âme est chose non-mortelle et qui ne peut être anéantie, dit Socrate ; 107 c’est donc réellement que nos âmes à nous existeront dans les demeures d’Hadès.


Caractère des arguments présentés :
conséquences morales.

— Assurément, dit Cébès, je n’ai quant à moi, Socrate, après cela rien d’autre à ajouter, ni aucun sujet de défiance à l’égard de ces raisonnements. S’il y a pourtant quelque chose que Simmias ici présent, ou tout autre, trouvent à dire, ils feront bien de ne pas garder le silence. Je me demande en effet s’il est une autre occasion, hors celle qui s’offre à présent, où l’on pourrait renvoyer l’intention de parler ou d’entendre parler de semblables questions ! — Eh bien, non ! répliqua Simmias, je n’ai plus, pour ma part aussi, sujet d’être en défiance, au moins par rapport aux raisons alléguées. La grandeur, toutefois, du problème que nous traitons, le mépris que j’ai pour l’humaine faiblesse, b me contraignent à garder en mon for intérieur quelque défiance à l’égard de ces thèses. — Ce n’est pas cela seulement, Simmias, dit Socrate. Mais la justesse de tes paroles s’étend aussi à nos prémisses : quelque croyables que celles-ci soient pour vous, elles n’en méritent pas moins un examen plus assuré[131]. Oui, à condition que vous les distinguiez avec toute la précision voulue, alors, si je m’en crois, la marche du raisonnement sera suivie par vous dans la plus large mesure où l’homme soit capable d’une telle suite. Supposons enfin que cela ait eu lieu d’une manière assurée : ainsi, vous ne pousserez pas plus avant votre recherche. — C’est la vérité même, dit-il.

— Il y a pourtant, reprit Socrate, une chose au moins à laquelle il est juste, vous tous, que vous réfléchissiez : c’est que, si vraiment l’âme est immortelle, c elle réclame qu’on en ait soin, non pas seulement pour le temps que dure ce que nous appelons vivre, mais pour la totalité du temps ; car ce serait dès lors un risque redoutable, semble-t-il, de ne pas se soucier d’elle. Admettons en effet que mourir, ce soit se détacher de son tout, quelle aubaine serait-ce pour les méchants, une fois morts, en même temps qu’ils sont détachés de leur corps, de l’être aussi, avec leur âme, de cette méchanceté qui est leur[132] ! Mais en réalité, du moment où il est manifeste que l’âme n’est point mortelle, alors il n’existe pour elle aucune autre échappatoire à ses maux, aucune autre sauvegarde, sinon de se rendre d et la meilleure possible et la plus sage. L’âme en effet n’a rien de plus avec elle, quand elle se rend chez Hadès, que sa formation morale et son régime de vie, dont justement, selon la tradition, c’est ce qui sert ou nuit le plus à un trépassé dès le début de la route qui le conduit là-bas[133].


Mythe géographique de la destinée des âmes.

« Or voici quelle est cette tradition. Tous les trépassés, ayant été individuellement durant leur vie attribués par le sort à un Génie, celui-ci se charge de les mener en un certain lieu, celui où ils sont rassemblés pour se faire juger. Après quoi ils doivent se mettre en route vers les demeures d’Hadès, en compagnie du guide en question, e auquel mission a été donnée de faire faire route jusque là-bas à ceux qui viennent d’ici. Mais, quand ils y ont eu le sort qu’ils y devaient avoir et qu’ils y sont restés le temps qu’ils devaient y rester, c’est un autre guide qui les ramène par ici ; ce pour quoi il faut de multiples et longues révolutions du temps. Preuve que la route n’est pas comme dit le Tèlephe d’Eschyle ! Il 108 déclare en effet que simple est le chemin qui mène chez Hadès ; tandis que, pour moi, manifestement il n’est ni simple, ni unique : il n’y aurait, dans ce cas, pas même besoin de guides, car on ne risquerait pas de s’égarer s’il n’y avait qu’une voie. Mais en réalité elle paraît bien avoir des bifurcations, des carrefours[134] en grand nombre : ce que prescrivent chez nous la piété et l’usage[135] me fournit des indices à l’appui de mon dire. Ainsi donc, l’âme qui a prudence et sagesse est aussi obéissante qu’exempte d’ignorance au sujet de ce qui lui advient[136]. Celle, au contraire qui tient passionnément au corps, dont pendant longtemps, comme je l’ai exposé auparavant[137], les violents transports ont eu celui-ci pour centre b ainsi que le lieu visible, cette âme-là, après beaucoup de résistances et beaucoup d’épreuves, c’est sous la contrainte et avec peine qu’elle s’en va, menée par le Génie qui en a reçu la mission. Voilà l’âme parvenue en ce lieu où sont déjà les autres. Celle qui ne s’est pas purifiée de ce qu’elle a bien pu faire, comme de s’être appliquée à d’injustes homicides ou d’avoir perpétré tels autres crimes analogues, qui sont frères de ces crimes autant qu’ils sont en fait œuvres d’âmes sœurs, celle-là, tout le monde la fuit, tout le monde l’évite, nul ne consent à lui servir, ni de compagnon de route, ni de guide ; mais elle erre c de-ci, de-là, dans un état de déroute totale, jusqu’à ce que de certains temps soient accomplis, avec la venue desquels en vertu d’une nécessité elle est portée à la résidence qui lui sied[138]. L’âme au contraire dont toute la vie s’est écoulée dans la pureté et la mesure, ayant trouvé des Dieux pour lui servir de compagnons de route et de guides, sa résidence est aussitôt la région qui lui convient.

« Or, la terre compte un grand nombre de régions merveilleuses, et, ni pour sa constitution, ni pour sa grandeur, elle n’est ce qu’admettent les gens qui ont coutume de parler de la terre : c’est ce dont on m’a fait acquérir la conviction[139]. » Simmias interrompit : « Que d veux-tu dire par là, Socrate ? Car moi aussi, il va sans dire que sur la terre on m’a appris beaucoup de choses, et ce ne sont sans doute pas celles auxquelles va ta conviction. J’aurais donc plaisir à t’entendre en parler. — Hé mais ! Simmias, ce n’est bien sûr pas, à mon sens, le secret de Glaucus[140], de t’en donner à tout le moins un exposé ! Mais là-dedans, quelle vérité ? ah ! voilà qui, manifestement, surpasse à mes yeux pour la difficulté le secret de Glaucus ! C’est-à-dire que tout ensemble il y aurait incapacité probable de ma part, et que tout ensemble le temps que j’ai à vivre, Simmias, ne suffit pas non plus, je pense, à l’étendue du sujet. Quelle est au surplus la nature de la terre selon ma conviction, e quelles en sont les régions, rien ne m’empêche de vous le dire. — Mais oui, dit Simmias, il n’en faut pas plus ! — Voici donc, reprit Socrate, de quoi je me suis laissé convaincre. C’est, tout d’abord, que si la terre est au centre du monde et qu’elle soit ronde, elle n’a nul besoin, pour éviter de tomber, ni de l’air, 109 ni d’aucune autre pression du même genre. Mais ce qui suffit à la retenir, c’est la similitude de toutes les directions du monde entre elles et l’état d’équilibre de la terre elle-même ; car pour une chose qui est placée en équilibre au centre d’un contenant homogène, il n’y aura lieu, ni peu ni prou, de tomber d’aucun côté[141] ; or, une telle position étant celle de la terre, étant incapable de tomber elle restera immobile. Voilà donc, dit-il, le premier point dont on m’a convaincu. — C’est à bon droit, oui ! dit Simmias.

— Le second point maintenant, poursuivit Socrate : c’est qu’il s’agit de quelque chose de tout à fait grand et dont nous, qui habitons du Phase b jusqu’aux colonnes d’Hercule[142], nous n’occupons qu’une petite parcelle, logés à l’entour de la mer, fourmis ou grenouilles, comme à l’entour d’une eau stagnante[143]. Il existe encore, en d’autres lieux, d’autres hommes en grand nombre, et logés dans un grand nombre de régions analogues. C’est que, partout sur la rondeur de la terre, il y a un grand nombre de creux, de toute forme et de toute grandeur, où se sont déversés ensemble eau, vapeur et air. Quant à la terre, en elle-même et toute pure, c’est dans la partie pure du monde qu’elle se trouve, celle où sont les astres et à laquelle le nom d’éther est donné c par la foule de ceux qui ont coutume de discourir sur de telles questions. Un dépôt abandonné par celui-ci, voilà ce qui constitue ces matières qui continuellement viennent ensemble se déverser dans les creux de la terre. Nous, donc, nous en habitons les creux, mais sans nous en douter ; et nous nous imaginons habiter en haut, sur la surface de la terre[144]. Tel serait le cas d’un homme logé à mi-distance du fond de la pleine mer ; il s’imaginerait être logé à la surface de celle-ci, et, comme à travers l’eau il verrait le soleil et le reste des astres, il prendrait en même temps la mer pour du ciel ; son indolence et sa faiblesse ne lui auraient encore jamais permis de parvenir au d sommet de la mer, ni, une fois qu’il aurait émergé de cette mer et levé la tête au dehors vers cette région-ci, de voir à quel point elle est plus pure et plus belle que celle de ses pareils, dont nul non plus ne l’aurait instruit faute de l’avoir vue. C’est la même chose, certainement, qui nous arrive à nous aussi : logeant dans un des creux de la terre, nous nous imaginons loger tout en haut de celle-ci ; nous appelons ciel l’air, comme s’il était le ciel que parcourent les astres. Et voici en quoi le cas est bien le même : notre faiblesse et notre indolence e nous font incapables de traverser l’air de bout en bout ; oui, supposons qu’on en atteigne le sommet, ou bien qu’on prenne des ailes et qu’on s’envole, alors en effet on en aurait le spectacle, parce qu’on élèverait la tête, comme ici-bas les poissons en élevant la tête hors de la mer voient les choses d’ici-bas ; oui, c’est ainsi qu’on aurait le spectacle de celles qui sont là-haut. Supposons enfin à notre nature le pouvoir de soutenir cette contemplation : on connaîtrait alors que ce qui en est l’objet est le ciel véritable, et la vraie lumière, et la 110 terre véritablement terre[145] ! Car cette terre-ci, les pierres même, et dans son entier la région où nous sommes, tout cela est corrompu, mangé complètement, comme l’est par la salure ce que renferme la mer ; la mer où rien ne pousse qui mérite qu’on en parle, où il n’y a pour ainsi dire rien d’accompli, mais des roches creuses, du sable, une quantité inimaginable de vase, des lagunes partout où s’y mêle de la terre, bref des choses qui ne doivent pas le moins du monde être jugées en les rapportant aux beautés de chez nous[146]. Mais, à leur tour, celles de là-haut seraient manifestement de beaucoup supérieures encore à celles de chez nous. b Si donc c’est en effet le bon moment pour conter une histoire, il vaut la peine, Simmias, d’écouter quelle est précisément la qualité des choses qui sont sur cette terre dont la place est au-dessous du ciel. — Ma foi ! Socrate, nous serions, nous, bien aises, dit Simmias, d’entendre cette histoire.

— Bon ! Voici donc, camarade, répondit-il, ce que l’on rapporte. C’est d’abord que l’image de cette terre, pour qui la regarde de haut, est à peu près celle-ci : un ballon bariolé pareil aux balles de peau à douze pièces, et dont les quartiers se distinguent par des couleurs qu’imitent à leur façon les couleurs mêmes d’ici-bas[147], celles notamment que les peintres emploient. c Or, dans cette région lointaine, c’est la totalité de la terre qui est faite de telles couleurs ; bien mieux, de couleurs beaucoup plus éclatantes et plus pures que celles-ci : ici en effet elle est pourpre et d’une merveilleuse beauté, là elle est comme de l’or, ailleurs toute blanche et plus blanche que la craie ou que la neige ; et les autres couleurs dont elle est pareillement constituée sont aussi plus nombreuses encore et plus belles que toutes celles que, nous, nous avons pu voir. C’est que, d’eux-mêmes, ces creux de notre terre, étant tout remplis d’eau et d’air, se donnent d au milieu du bariolage de toutes les autres couleurs le brillant éclat d’une coloration uniforme, si bien que la terre présente l’aspect d’un bariolage continu dont le ton est uniforme[148]. Quant à l’autre terre, constituée comme elle l’est, tout ce qui pousse y pousse en proportion[149], arbres ou fleurs et fruits ; de même, de leur côté, ses montagnes ; les pierres y ont, dans le même rapport, plus de beauté pour le poli, pour la transparence, pour la couleur ; les pierreries mêmes d’ici-bas, celles que nous qualifions de précieuses, en sont des déchets, nos sardoines et nos jaspes et nos émeraudes et e tout ce qui est de même sorte ; mais dans cette région lointaine, s’il n’est rien qui n’existe en ce genre, elles y sont plus belles encore que celles d’ici-bas. En voici la raison : les pierres de cette région sont pures ; elles ne sont pas complètement rongées et corrompues, comme celles de la nôtre, par la putréfaction et la salure, dues aux mélanges dont ces lieux-ci sont le déversoir ; car c’est là ce qui apporte, et aux pierres, et à la terre, et aux animaux d’autre part comme aux plantes, aussi bien laideur que maladie. À la parure que fait à la terre véritable la foule de ces gemmes, s’ajoutent encore, et l’or, et l’argent, et le reste enfin de ce qui est 111 de même sorte. Parure qui d’elle-même et par nature se découvre aux regards si abondante, si grandiose, si universellement répandue sur la terre, que celle-ci est un spectacle fait pour des spectateurs bienheureux !

« Pour ce qui est des animaux qu’elle porte, le nombre est grand de ceux qui ne sont pas les mêmes qu’ici. Et quant aux hommes, les uns en habitent le milieu ; les autres, au bord de l’air comme nous au bord de la mer ; d’autres, dans des îles[150] baignées tout autour par l’air et reposant sur la terre ferme. En un mot, ce que sont justement pour nous l’eau et la mer en vue de nos besoins, c’est l’air qui l’est là-bas ; b tandis que ce qu’est l’air pour nous, l’éther l’est pour ces hommes-là. Il y a dans le climat dont ils jouissent un si parfait tempérament qu’ils sont exempts de maladies et que, pour la durée de la vie, ils dépassent de beaucoup les hommes d’ici-bas. Pour la vue, pour l’ouïe, pour la pensée, pour toutes les fonctions analogues, ils sont de nous à une aussi grande distance que, pour la pureté, l’air l’est de l’eau et l’éther, de l’air. Il va de soi qu’ils ont pour les Dieux bosquets sacrés[151] et sanctuaires, et qui servent réellement de résidence à des Dieux ; des voix aussi, des prophéties, par lesquelles les Dieux se rendent sensibles à eux ; et, de la sorte, ils entrent en commerce avec eux, c face à face. Ajoutons même que le soleil, la lune, les astres sont vus par eux tels qu’ils peuvent bien être en réalité. À ces privilèges s’ajoute une félicité qui en est l’accompagnement.

« Ainsi donc, telle est la nature de la terre en son ensemble et de ce qui appartient à la terre. Quant à ses régions intérieures, elles en continuent les parties creuses et sont disposées circulairement, en grand nombre, par rapport à l’ensemble. Les unes sont plus profondes et plus largement ouvertes que celle où nous habitons ; les autres, tout en étant plus profondes, ont un gouffre moins étendu que n’est notre propre région ; il en est d’autres enfin dont la profondeur d est plus faible que celle de ce lieu-ci, mais la largeur plus grande. Or toutes ces régions souterraines communiquent entre elles[152], en une foule d’endroits, par des trous d’un diamètre plus étroit ou plus large, et elles possèdent en outre des voies de passage. Aux points où une eau abondante s’écoule des unes dans les autres ainsi qu’en de grands vases, il existe aussi des fleuves intarissables, d’une grandeur immense, qui portent sous la terre des eaux aussi bien chaudes que froides ; mais, où s’écoule en abondance du feu, il y a aussi de grands fleuves de feu ; il y en a beaucoup enfin qui sont de boue liquide, tantôt plus claire, tantôt plus bourbeuse ; c’est ainsi qu’en e Sicile[153] coulent avant la lave les fleuves de boue, et puis la lave elle-même. Ces fleuves donc emplissent en outre chaque région[154] selon le sens dans lequel, pour chacune et à chaque fois, le courant vient à se produire. Or ce qui cause tous ces mouvements de montée et de descente, c’est une manière d’oscillation qui se fait au-dedans de la terre, et l’existence de cette oscillation doit tenir aux conditions que voici[155].

« Parmi les gouffres de la terre il y en a un surtout qui est le plus grand, et précisément parce qu’il traverse 112 la terre tout entière d’outre en outre. C’est de lui précisément que parle Homère, quand il en dit : « bien loin, dans l’endroit où sous la terre est le plus profond des abîmes[156] », et c’est celui qui en d’autres passages, d’Homère aussi bien que de beaucoup d’autres poètes, est appelé le Tartare. Le fait est que ce gouffre est le lieu où vient converger le cours de tous les fleuves, et aussi celui d’où inversement il part[157], chacun acquérant en revanche ses caractères propres de ceux que peut avoir le terrain à travers lequel il coule. Quant à la raison pour laquelle cet endroit est, pour tous, l’origine aussi bien que le terme b du cours de leurs flots, c’est que l’eau n’y trouve pas de point d’appui ni de base[158] ; il est donc naturel qu’elle y ait un mouvement d’oscillation et d’ondulation, qui la fait monter et descendre. L’air aussi et le souffle qui s’y rattache font de même[159] ; ils accompagnent et suivent en effet le mouvement de l’eau, aussi bien quand il la porte vers l’autre côté de la terre, que lorsque c’est de ce côté-ci. C’est comme quand nous respirons : expiration et inspiration sont toujours un cours du souffle ; de même aussi, dans la région dont il s’agit, l’oscillation du souffle, concomitante de celle de la substance humide, donne lieu à des vents d’une irrésistible violence, tant lorsqu’il entre que lorsqu’il sort. Supposons donc que l’eau se soit retirée vers les régions qu’on appelle c inférieures ; alors, en affluant à travers le sol aux lieux où, comme on l’a vu, s’opère la descente de son flot, elle les emplit : c’est comparable au procédé de l’irrigation. Supposé au contraire qu’elle les déserte pour se lancer de notre côté, ce sont ceux d’ici qu’elle emplit à nouveau. Une fois qu’ils ont été emplis, le flot s’écoulant par les voies de passage et traversant le sol, chaque fois aussi il parvient à chacun des endroits vers lesquels il s’est fait une route : c’est ainsi que, outre les mers, il produit lacs, fleuves et sources. Puis il part de là pour s’enfoncer derechef à l’intérieur de la terre, et, après avoir fait, d tantôt des circuits de plus grande longueur et en plus grand nombre, tantôt de moins nombreux et de plus courts, derechef il se jette dans le Tartare. Il y a des cas où c’est beaucoup plus bas que l’irrigation n’avait eu lieu, dans d’autres un peu plus bas, le cours du flot aboutissant toujours cependant en dessous de son départ[160]. De plus, tandis que parfois le point où le cours aboutit fait vis-à-vis à celui où s’est produit le jaillissement initial, parfois au contraire ces points sont dans la même partie ; il peut arriver d’ailleurs que les circuits du flot fassent un tour complet ; s’enroulant une seule fois ou même plusieurs en spirale autour de la terre à la façon des serpents, ils descendent aussi bas que possible pour regagner leur embouchure. Or ce qui est possible, c’est que, dans l’une et l’autre direction, e la descente se fasse jusqu’au centre, mais non pas au delà ; car la partie de la terre qui est de chacun des deux côtés du centre est pour chacun des deux flots l’origine d’une montée.

« À coup sûr il existe bien d’autres courants, aussi nombreux que grands et variés ; mais aussi, dans cette multitude, y a-t-il lieu d’en distinguer quatre[161]. Le plus grand, et celui dont le cours décrit le cercle le plus extérieur, c’est celui qu’on appelle Océan[162]. Lui faisant vis-à-vis et coulant en sens contraire, est l’Achéron ; en outre des régions désertes que traverse son cours, c’est surtout sous la terre qu’il coule[163], pour arriver au lac Achérousias ; 113 c’est là que se rendent les âmes de la grande masse des trépassés, lesquelles, après un séjour dont la durée leur fut impartie, plus longue pour les unes, plus courte pour les autres, sont de là dirigées à nouveau vers les générations animales[164]. Un troisième fleuve jaillit à mi-distance entre les deux premiers, et, près du point d’où il a jailli, il vient tomber dans un vaste espace brûlé d’un feu intense ; il y forme un lac plus grand que notre mer à nous, et tout bouillonnant d’eau et de boue ; son cours circulaire est, au sortir de ce lac, trouble et b boueux ; puis, ayant sous la terre décrit une spirale, il parvient, dans une direction différente, jusqu’aux extrémités du lac Achérousias mais sans se mêler à son eau, et pour finir, après des enroulements répétés, il se jette dans une partie plus basse du Tartare ; c’est à ce fleuve qu’on donne le nom de Pyriphlégéthon ; ses laves crachent même leurs éclats vers la surface de la terre aux points où elles peuvent l’atteindre[165]. Faisant à son tour vis-à-vis à celui-ci, le quatrième fleuve débouche d’abord dans un pays qui est, à ce qu’on dit, d’une effrayante sauvagerie et tout entier revêtu d’une espèce de coloration bleuâtre ; c c’est le pays qu’on nomme Stygien ; ce fleuve forme en outre le lac du Styx, dans lequel il se jette ; après qu’en y tombant ses eaux ont acquis de redoutables propriétés, il s’enfonce sous la terre et, en faisant des spirales, il court en sens contraire du Pyriphlégéthon au devant duquel il s’avance, au voisinage du lac Achérousias, du côté opposé ; son eau du reste ne se mêle non plus à aucune autre, mais, lui aussi, après un trajet circulaire il vient se jeter dans le Tartare à l’opposé du Pyriphlégéthon ; le nom de ce fleuve, au dire des poètes, est Cocyte[166].

« d Telle est donc la distribution naturelle de ces fleuves. Voilà les trépassés parvenus au lieu où chacun d’eux est amené par son Génie. Ils s’y sont tout d’abord fait juger, et ceux qui ont eu une belle et sainte vie tout comme les autres[167]. Les uns alors, s’il a été reconnu que leur existence fut moyenne, sont mis en route sur l’Achéron, montés dans les barques[168] qui leur sont destinées et sur lesquelles ils parviennent au lac. C’est là qu’ils résident et là qu’ils se purifient, aussi bien en se déchargeant, par les peines qu’ils en paient, des injustices dont ils ont pu se rendre coupables, qu’en obtenant pour leurs bonnes actions des récompenses proportionnées au mérite de chacun[169]. Il en est d’autres dont l’état aura été reconnu sans remède e à cause de la grandeur de leurs fautes : auteurs de vols sacrilèges répétés et graves, d’homicides en foule, injustes et sans légalité, et de tous les forfaits de ce genre qu’il peut bien y avoir encore ; le lot qui convient à ceux-là, c’est d’être lancés dans le Tartare, d’où plus jamais ils ne sortent[170]. Quant à ceux dont les fautes ont été reconnues pour des fautes qui, malgré leur gravité, ne sont pas sans remède (ainsi ceux qui, sous l’empire de la colère, ont usé de violence à l’égard de leurs père et mère et qui s’en sont repentis 114le restant de leur vie, ou qui, dans d’autres conditions semblables, sont devenus homicides), pour ceux-là c’est bien une nécessité d’être précipités dans le Tartare ; mais, lorsqu’après y être tombés ils ont en ce lieu fait leur temps, la montée du flot les rejette, les homicides au fil du Cocyte, et au fil du Pyriphlégéthon ceux qui ont porté la main sur leur père ou leur mère. Une fois qu’ils ont été transportés à la hauteur du lac Achérousias, là ils appellent à grands cris, les uns ceux qu’ils ont tués, les autres ceux qu’ils ont violentés ; après les appels, les supplications : ils réclament d’eux qu’ils les laissent passer sur le lac et qu’ils les accueillent. b Réussissent-ils à les fléchir, ils passent et c’est la fin de leurs peines. Dans le cas contraire, ils sont de nouveau portés au Tartare et de là ramenés aux fleuves, et telle est, sans trêve, leur condition jusqu’à ce qu’ils aient pu fléchir ceux qu’ils ont injustement traités ; car voilà la punition que les Juges[171] ont ordonnée pour eux. Ceux enfin dont il aura été reconnu que la vie fut d’une éminente sainteté, voilà ceux qui, de ces régions intérieures de la terre, sont en fait, ainsi que de geôles, libérés à la fois et dégagés ; c ceux qui, parvenus aux hauteurs du pur séjour, s’établissent sur le dessus de la terre ! Et, parmi ceux-là mêmes, ceux qui par la philosophie se sont, autant qu’il faut, purifiés, ceux-là vivent absolument sans corps pour toute la suite de la durée[172], et ils parviennent à des demeures plus belles encore que les précédentes[173] ; les décrire n’est pas bien facile, sans parler du temps qui n’y suffit pas présentement.


Utilité morale de ce mythe.

« Eh bien ! ces choses donc, Simmias, dont nous avons fait au long l’exposé, voilà en vue de quoi il faut tout faire pour participer en cette vie à une vertu constituée par la pensée : c’est que la récompense est belle et grande notre espérance ! Au demeurant, d s’acharner à prétendre qu’il en est de ces choses comme je l’ai exposé, voilà qui ne sied pas à un homme ayant son bon sens. Que cependant ce soit cela ou quelque chose d’approchant pour nos âmes et pour leurs résidences, puisqu’aussi bien l’immortalité appartient manifestement à l’âme, voilà à mon sens le risque qu’il sied de courir, celui qui en vaut la peine quand on croit à cette immortalité. Ce risque est beau en effet, et dans des croyances de cette sorte il y a comme une incantation qu’il faut se faire à soi-même. C’est, ma foi, pour cette raison que, depuis longtemps même, je m’attarde sur cette histoire. Eh bien ! dis-je, ayant égard à ces croyances, il doit être confiant sur le sort de son âme, l’homme qui, durant sa vie, a dit adieu aux plaisirs e qui ont le corps pour objet, à ses parures en particulier, car ce sont des choses étrangères et qui de plus, à son jugement, produisent bien plutôt l’effet opposé. Les plaisirs, au contraire, qui ont l’instruction pour objet ont eu tous ses soins, et, tout en parant ainsi son âme, non point d’une parure étrangère mais de celle qui est proprement la sienne, tempérance, justice, courage, liberté, 115 vérité, il attend ainsi de se mettre en route pour les demeures d’Hadès, prêt à en prendre le chemin quand l’appellera sa destinée[174]. Vous, bien sûr, ajouta-t-il, Simmias, Cébès, tous les autres, c’est plus tard, je ne sais quand, que vous en prendrez le chemin. Mais moi, voici que dès maintenant, comme dirait un héros tragique, ma destinée m’appelle ! Peu s’en faut même que l’heure ne soit venue pour moi de me diriger vers le bain[175] : il vaut mieux en effet, ce semble, m’être lavé moi-même avant de boire le poison, et ne pas donner aux femmes la peine de laver un cadavre. »


Avoir souci de soi-même.

Sur ces mots de Socrate, Criton prit la parole : Eh bien, b dit-il, quels ordres nous donnes-tu, Socrate, à ceux-ci ou à moi, soit au sujet de tes enfants, soit pour toute autre affaire ? De notre part cette tâche serait, par amour pour toi, notre tâche principale ! — Justement, Criton, je ne cesse pas d’en parler, répondit-il, et il n’y a rien de neuf à en dire ! Voici : ayez, vous, le souci de vous-mêmes, et de votre part alors toute tâche sera une tâche faite par amour, et pour moi ou pour ce qui est mien, et pour vous-mêmes, n’eussiez-vous à présent pas pris d’engagement ! Supposons au contraire que de vous, oui, de vous-mêmes, vous n’ayez point le souci, et que vous ne veuillez point vivre en suivant, comme à la trace, ce qui s’est dit aussi bien aujourd’hui que par le passé ; alors, quels qu’aient pu être aujourd’hui le nombre et la force c de vos engagements, non, vous n’en serez pas plus avancés ! — Nous mettrons, c’est entendu, tout notre cœur, dit Criton, à nous conduire ainsi. Mais tes funérailles, comment y procéderons-nous ? — Comme il vous plaira, répondit-il ; à condition bien sûr que vous mettiez la main sur moi et que je ne vous échappe pas ! » Là-dessus, il se mit à rire doucement et, tournant vers nous ses regards : « Je n’arrive pas, camarades, dit-il, à convaincre Criton que ce que, moi, je suis, c’est ce Socrate qui à présent s’entretient avec vous et qui règle l’ordre de chacun de ses arguments ! Tout au contraire, il est persuadé que moi, c’est cet autre Socrate dont le cadavre sera un peu plus tard devant ses yeux ; et le voilà qui demande d comment procéder à mes funérailles ! Quant à ce que depuis longtemps je me suis maintes fois employé à répéter, qu’après avoir bu le poison je ne resterai plus auprès de vous, mais qu’en partant je m’en irai vers des félicités qui doivent être celles des Bienheureux, tout cela, je crois bien, n’était pour lui que vaines paroles, des consolations que je cherchais à vous donner, en même temps du reste qu’à moi-même ! Portez-vous donc garants pour moi, dit-il, envers Criton, en garantissant le contraire de ce qu’il garantissait, lui, envers mes juges[176] : de sa part en effet, il en jurait, c’était que je demeurerais ; mais vous, vous en jurerez, portez-vous au contraire garants que je ne demeurerai pas quand je serai mort, que bien plutôt je partirai e et m’en irai ! Voilà le moyen de rendre à Criton l’épreuve plus facile à porter, le moyen d’éviter qu’en voyant brûler ou enterrer mon corps, il ne s’irrite pour moi des choses effroyables qu’à son idée j’endure, et qu’au cours des funérailles il ne dise pas non plus : « C’est Socrate que je m’occupe d’exposer ; je le conduis à sa sépulture ; je l’enterre ! » Sache-le bien en effet, reprit-il, mon brave Criton : l’incorrection du langage n’est pas seulement une faute contre le langage même ; elle fait encore du mal aux âmes[177]. Non ! il faut être sans crainte, il faut parler des funérailles de mon corps, et faire ces funérailles 116 comme tu l’aimeras et comme tu estimeras que c’est le plus conforme aux usages. »


Épilogue :
les derniers moments de Socrate.

Cela dit, Socrate se leva, et, pour se baigner, passa dans une autre pièce. Criton le suivit en nous disant de rester. Nous restâmes donc à converser entre nous de ce qui s’était dit et à en reprendre l’examen, non sans nous étendre, alors même, sur la grandeur de l’infortune où nous étions tombés. Vraiment oui, c’était pour nous, à notre jugement, comme la perte d’un père, et nous passerions en orphelins le reste de notre vie ! Quand il se fut baigné b et qu’on eut mené près de lui ses enfants (il en avait deux tout petits, un autre déjà grand[178]), ses parentes arrivèrent aussi[179] ; il s’entretint avec elles en présence de Criton, en leur adressant ses recommandations ; il dit ensuite aux femmes et aux enfants de se retirer et il revint, lui, de notre côté.

Déjà le soleil était prêt de se coucher ; car Socrate avait passé beaucoup de temps en cet endroit. En venant du bain il s’était assis et à partir de ce moment, l’entretien fut très court. Alors arriva le serviteur des Onze[180] et, debout devant lui : « Socrate, c dit-il, je n’aurai pas à te reprocher, à toi, ce que justement je reproche aux autres ! Ils se mettent en colère contre moi et me chargent d’imprécations, quand je les invite à boire le poison parce que tel est l’ordre des Magistrats. Toi au contraire, j’ai eu, en d’autres occasions, tout le temps de comprendre que tu es l’homme le plus généreux, le plus doux et le meilleur de tous ceux qui sont jamais arrivés en ce lieu. Et, tout particulièrement aujourd’hui, je suis bien sûr que ce n’est pas contre moi que tu es en colère, tu les connais en effet, les responsables[181], mais contre ces gens-là. Maintenant donc, car tu n’ignores pas ce que je suis venu t’annoncer, adieu ! Tâche de supporter de ton mieux d ce qui est fatal ! » En même temps il se mit à pleurer et, s’étant détourné, il s’éloigna. Socrate leva les yeux vers lui : « À toi aussi, adieu ! dit-il. Pour nous, nous suivrons ton avis. » Là-dessus il se tourna de notre côté : « Que de gentillesse, dit-il, en cet homme ! Durant tout mon séjour ici, il venait me trouver, me faisant parfois la conversation : bref, un homme excellent. Et aujourd’hui, quelle générosité dans la façon dont il me pleure ! Eh bien donc, allons ! obéissons-lui, Criton, et qu’on apporte le poison s’il est broyé ; sinon, que celui qui le broie s’en occupe ! »

Alors Criton : « Mais, dit-il, Socrate, le soleil, si je ne me trompe, est encore sur les e montagnes et il n’a pas fini de se coucher[182]. Aussi bien ai-je ouï dire que d’autres ont bu le poison très longtemps après en avoir reçu l’invite, et après avoir bien mangé et bien bu, quelques-uns même après avoir eu commerce avec les personnes dont ils pouvaient bien avoir envie. Allons ! pas de précipitation : il y a encore le temps ! » À quoi Socrate de répliquer : « Il est naturel sans doute, Criton, que les gens dont tu parles fassent ce que tu dis, pensant en effet qu’ils gagneront quelque chose à le faire. Quant à moi, il est naturel aussi que je n’en fasse rien, car je pense ne rien gagner d’autre 117 à boire un peu plus tard le poison, sinon de devenir pour moi-même un objet de risée, en me collant ainsi à la vie et en l’économisant alors qu’il n’en reste plus ! Assez parlé, dit-il ; va, obéis et ne me contrarie pas. »

Ainsi interpellé, Criton fit signe à l’un de ses serviteurs qui se tenait à proximité. Celui-ci sortit et revint au bout de quelque temps, amenant avec lui celui qui devait donner le poison ; il le portait broyé dans une coupe. En voyant l’homme : « Eh bien ! mon cher, dit Socrate, toi qui es au courant de la chose, que faut-il que je fasse ? — Rien de plus, répondit-il, que de faire un tour après avoir bu, jusqu’à ce que tes jambes se fassent lourdes, b ensuite rester étendu : comme cela, il produira son effet. » Ce disant, il tendit la coupe à Socrate. Celui-ci la prit, et en conservant, Échécrate, toute sa sérénité, sans un tremblement, sans une altération, ni de son teint, ni de ses traits. Mais, regardant dans la direction de l’homme, un peu en dessous à son habitude et avec ses yeux de taureau[183] : « Dis-moi, interrogea-t-il, une libation de ce breuvage-ci à quelque divinité est-elle permise ou non ? — Nous en broyons, Socrate, répondit l’homme, juste autant qu’il convient d’en avoir bu. — Compris, dit-il. Mais au moins est-il permis, et c’est même c un devoir, d’adresser aux dieux une prière pour l’heureux succès de ce changement de résidence, d’ici là-bas[184]. Voilà ma prière : ainsi soit-il ! » Aussitôt dit, sans s’arrêter, sans faire aucunement le difficile ni le dégoûté, il but jusqu’au fond.

Alors nous, qui presque tous jusqu’alors avions de notre mieux réussi à nous retenir de pleurer, quand nous vîmes qu’il buvait, qu’il avait bu, il n’y eut plus moyen : ce fut plus fort que moi ; mes larmes, à moi aussi, partent à flots, si bien que, la face voilée, je pleurais tout mon saoul sur moi-même (car, bien sûr non, ce n’était pas sur lui !), oui, sur mon infortune à moi qui d serais privé d’un tel compagnon ! Criton du reste, hors d’état, même avant moi, de retenir ses larmes, s’était levé pour sortir. Quant à Apollodore qui, déjà auparavant, n’avait pas un instant cessé de pleurer, il se mit alors, comme de juste, à pousser de tels rugissements de douleur et de colère, que tous ceux qui étaient présents en eurent le cœur brisé, sauf, il est vrai, Socrate lui-même. « Qu’est-ce que vous faites là ? s’écria-t-il alors ; vous êtes extraordinaires ! Si pourtant j’ai renvoyé les femmes, c’est pour cela surtout, pour éviter de leur part semblable faute de mesure ; car, on me l’a enseigné, c’est avec des paroles heureuses e qu’il faut finir[185]. Soyez calmes, voyons ! ayez de la fermeté ! » En entendant ce langage, nous fûmes saisis de honte, et nous nous retînmes de pleurer.

Pour lui, il circulait, quand il déclara sentir aux jambes de l’alourdissement. Alors il se coucha sur le dos, ainsi qu’en effet le lui avait recommandé l’homme. En même temps celui-ci[186], appliquant la main aux pieds et aux jambes, les lui examinait par intervalles. Ensuite, lui ayant fortement serré le pied, il lui demanda s’il sentait ; Socrate dit que non. Après cela, il recommença 118 au bas des jambes, et, en remontant ainsi, il nous fit voir qu’il commençait à se refroidir et à devenir raide. Et, le touchant encore, il nous déclara que, quand cela serait venu jusqu’au cœur, à ce moment Socrate s’en irait. Déjà donc il avait glacée presque toute la région du bas-ventre, quand il découvrit son visage, qu’il s’était couvert, et dit ces mots, les derniers qu’il prononça : « Criton, nous sommes le débiteur d’Asclépios[187] pour un coq ; eh bien ! payez ma dette, pensez-y. — Bon ! ce sera fait, dit Criton. Mais vois si tu n’as rien d’autre à dire. » La question de Criton resta sans réponse. Au bout d’un petit moment, il eut pourtant un sursaut. L’homme alors le découvrit : son regard était fixe. Voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les yeux.

Telle fut, Échécrate, la fin que nous avons vu faire à notre compagnon, à l’homme dont nous pouvons bien dire qu’entre tous ceux de son temps qu’il nous fut donné de connaître il fut le meilleur, et en outre le plus sage et le plus juste.


  1. Phlious (ou Phlionte), dans le Péloponèse, aux confins de l’Argolide et du territoire de Sicyone. Eurytus de Tarente, disciple de Philolaüs, y avait établi un cercle pythagorique, duquel proviennent sans doute les traditions qui font de cette ville le berceau de la famille de Pythagore et le lieu où, s’entretenant avec le tyran Léon, il aurait créé le terme de philosophe. Phédon est reçu au siège du groupe (synhédrion) par Échécrate et ses associés (58 d, 102 a).
  2. C’est, tous les neuf ans, le tribut consenti par Athènes pour obtenir de Minos la fin de la guerre par laquelle celui-ci vengeait le meurtre de son fils. Le troisième tribut fut le dernier : en tuant le Minotaure, Thésée, avec lui-même, sauva les autres victimes.
  3. Trente jours, dit Xénophon, Mémorables IV 8, 2. Cf. 116 c.
  4. De Phalère, célèbre par le fanatisme de son culte pour Socrate (Banquet, début, et Apologie 34 a, n.). Critobule, très fier de sa beauté, est le fils de Criton. Hermogène est un frère pauvre du riche Callias (Protagoras) et l’un des interlocuteurs du Cratyle : c’est de lui que Xénophon dit tenir son information sur le procès et la mort de Socrate. Sur Épigène, voir l’Apologie, p. 162, n. 3. Ctèsippe de Péanie est d’après l’Euthydème un jeune homme plein d’entrain et de fougue ; il figure dans Lysis avec son cousin Ménexéne, dont un dialogue de Platon porte le nom. Un entretien de Terpsion avec Euclide sert d’introduction au Théétète. Cléombrote, d’après Callimaque (Épigr. 23), se serait tué d’avoir lu le Phédon : simple glose d’un érudit qui sur lui n’en savait sans doute pas plus que nous. Pour les autres, voir Notice, p. ix-xv, xix sq.
  5. Leurs fonctions sont judiciaires et pénitentiaires (Aristote, Const. Athen. 52, 1).
  6. Ce n’est pas la mégère de Xénophon ou de la Chreia cynique, mais une femme incapable de modérer l’expression de ses sentiments.
  7. De Paros, Sophiste (cf. Apol. 20 b, Phèdre 267 a) ; ce qui a subsisté de ses vers est suspect. De même pour ceux de Socrate (Diog. Laërce II, 42).
  8. Un songe est une requête des dieux : impie qui n’y répond pas.
  9. Chassé de l’Italie, il avait fondé à Thèbes un groupe pythagorique.
  10. Heure légale de l’exécution des condamnés ; cf. 116 e.
  11. Sens incertain. D’après toute la suite, c’est un lieu où est gardé un bétail humain. Très voisin est le sens de geôle (Dexitheos [ou Euxi-] Vorsokratiker 32, B 14, 245, 8², et 15 in. ; Axioch. 365 e ; Cic. Tusc. I, 30 fin) : l’âme est en prison dans le corps. Par contre poste de garde (Cic. De sen. 20, 73 ; Somn. Scip. 3, 10) convient mal au contexte.
  12. Le plaidoyer annoncé part de la double espérance que Socrate va exprimer et dont les motifs justifieront son attitude. (Nuées 103, 504) des élèves de Socrate (avec leur teint jaunâtre, on les dirait à demi morts), et à la mort qui les punit au dénouement de la pièce.
  13. Allusion possible (cf. 65 a, 67 d fin), et à ce que dit Aristophane
  14. Formules caractéristiques, très importantes pour la suite.
  15. L’adhésion réfléchie et libre (cf. 91 ab) à une thèse soumise à examen (ὑπόθεσις) est essentielle à la dialectique, méthode dialoguée, de recherche en commun (84 d, 89 c), par questions et réponses (75 d, 78 d) conduites avec ordre (115 c s. fin.). Cette méthode sera définie 101 d sqq., et appliquée avec une particulière rigueur dans l’analyse du problème des contraires (102 a-107 a).
  16. On cite Iliade V 127, Épicharme fr. 12 Diels, Parménide fr. 1, 34-37, Empédocle fr. 4, 9 sqq. (cf. fr. 17-21). Tout cela est, dans l’état de nos connaissances, bien problématique.
  17. Passage controversé, où cependant la suite des idées semble claire : « quand on raisonne, on va droit au but (la réalité essentielle de chaque chose), et par le plus court chemin (la pensée), si l’on se dit que toute donnée corporelle, sensations ou passions, introduite dans le raisonnement, nous détournera fatalement de cette route étroite, mais sûre et directe ». Bref c’est un résumé de ce que Platon a dit plus haut, 65 d sqq., et même en des termes très voisins (65 e sq.). Pareillement Descartes, après avoir défini par la Pensée la réalité de ce qu’il est, se dit à lui-même au début de la IIIe Méditation : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens,… et ainsi, m’entretenant seulement avec moi-même, je tâcherai… »
  18. Dans Criton (52 bc, 53 a), les Lois disent à Socrate que jamais, sauf une fois, il ne s’est éloigné de la Cité sinon pour servir à l’armée ; qu’il n’y a pas d’impotent ou d’aveugle qui soit plus réfractaire à tout déplacement, si bien qu’à l’exil il a préféré la mort, dont l’Apologie parle aussi dans le même sens, 40 e. Cf. Phèdre 230 d.
  19. Cette antique tradition (cf. encore 63 c, 69 c, 70 c) est celle de l’Orphisme. Les Discours sacrés, d’où proviennent les Tablettes d’or découvertes en Italie et en Crète, enseignaient, en outre de croyances relatives à la nature et à la destinée de l’âme (cf. Ar. De an. I 5, 410 b, 28), des prescriptions pratiques, notamment d’abstinence (Lois V, 782 d ; cf. p. 21, n. 1) ; initiation et purification (69 bc) doivent assurer à l’âme chez Hadès un voyage exempt de périls, avec la félicité pour terme. Ces conceptions s’étaient incorporées au Pythagorisme ; voir A. Delatte, Études de littér. pythagoricienne, 1915, p. 3 et 209-211.
  20. Achille, qui, sachant qu’il mourra après avoir tué Hector, n’hésite pas cependant à venger Patrocle qu’ainsi il rejoindra ; ou Orphée, sauf qu’il descend vivant aux Enfers et pour en ramener Eurydice. Mais l’exemple d’Alceste, qui, dans le Banquet 179 a-180 b, s’y ajoute, ne conviendrait pas ici.
  21. Tout le morceau concerne la conception populaire de la vertu (cf. 82 a fin). D’après cette conception est vertueux celui qui s’abstient d’une chose ou qui la fait en vue d’en obtenir ou d’en éviter une semblable. En ce sens le tempérant est celui qui s’impose la privation d’un plaisir pour en gagner un plus grand ou pour s’épargner une souffrance ; le courageux, celui qui, pour éviter de tomber aux mains de l’ennemi, préfère s’exposer à la mort comme à un moindre mal (69 a). Or, pour qui pratique cette sorte de vertu elle est une duperie, puisqu’il renonce à du plaisir pour n’avoir en échange que du plaisir, puisqu’il échange des risques contre d’autres risques. Cette vertu-là n’a que l’apparence de la vertu ; c’est un vrai trompe-l’œil (69 b), car elle ne nous rend pas meilleurs.
  22. La vertu vraie, au contraire de la vertu populaire, consiste à échanger plaisirs, peines ou craintes contre la pensée, seule monnaie qui vaille pour acheter la vertu et ainsi devenir meilleur ; l’échange alors ne trompe pas. Quelles que soient, dans le détail, les difficultés d’interprétation du passage, il explique très bien ce qu’a dit Socrate au début du développement (68 bc) : si le philosophe ne craint pas la mort, c’est qu’en échange de la vie il libère son âme et acquiert l’exercice entièrement indépendant de la pensée ; s’il est tempérant, c’est qu’en échange de la renonciation aux plaisirs du corps il obtient, dans la mortification, la plus haute aptitude possible à se purifier par l’exercice de la pensée. Tout ce qui précède, à partir de 64 b, prépare cette conception de la vertu fondée sur la pensée pure ; celle-ci sera elle-même définie 79 d. Comparer République IV, 441 c-444 a ; Théétète 176 a-d ; Lois I, 631 c.
  23. Platon dégage le sens de cet enseignement. Peu importe que les professionnels de l’initiation, les Orphéotélestes fassent ailleurs figure de charlatans (Rep. II, 363 cd, 364 e sq.). Le Bourbier des profanes, le Paradis des initiés sont raillés par Aristophane (Grenouilles 145-158) et par Diogène le Cynique (Diog. La. VI, 39).
  24. Croyances homériques, liées à la conception de l’âme-souffle ; Platon les rassemble pour les condamner Rep. III, 386 d sq.
  25. Il s’agira donc de montrer contre ces croyances populaires que, au lieu d’être après la mort une ombre vaine et un souffle inconsistant, l’âme garde une réalité active et reste capable de penser.
  26. Ce sont des vraisemblances qui vont être exposées, et ainsi l’idée d’en faire la narration organisée prend son sens plein, qui, déjà indiqué 61 b, e, s’épanouira dans les mythes (cf. 81 d et 114 d). La méthode philosophique, seule capable de fournir une vraie preuve (102 a-107 a), est au contraire la dialectique (voir p. 12, n. 2).
  27. Soit, d’après Olympiodore, Eupolis (fr. 352 : « Je hais Socrate, le mendiant bavard… » ; soit Aristophane (Nuées 1484 sq. ; cf. Apologie 19 d).
  28. Bien que la suite (70 e) fasse songer à Héraclite, c’est encore, le renvoi à 63 c, 69 c le prouve, une évocation de la tradition orphique (égyptienne aussi et pythagorique, dit Hérodote II 81 et 123). Le Ménon (81 a-c) la rapporte à des prêtres ou prêtresses et à des poètes vraiment divins, tel Pindare ; comme ici, elle introduit la Réminiscence.
  29. Certes, ni dépérir, ni agoniser ne sont proprement des générations : ce n’en sont pas moins des progrès vers l’un des contraires. Entre celui-ci et son opposé, qui forment un couple fixe, il y a un double devenir en deux directions divergentes et qui s’équilibrent. Ainsi chaque contraire devient son contraire.
  30. La roue des générations, des naissances et des morts, tourne comme le char qui, pour doubler la piste, contournera la borne. Mais par les purifications l’âme, absoute de ses fautes et régénérée, « s’envole du cercle aux peines pesantes » et s’élève ainsi à la vie divine, qui est sa vraie vie (Diels, Vorsokr.³ ch. 66, B 17-20).
  31. Admis dans l’Olympe, le pâtre Endymion, ayant voulu se faire aimer de Héra, en fut chassé et condamné à dormir sans fin.
  32. Début du livre d’Anaxagore (cf. 97 b sq.). Mais ce chaos primitif, le Noûs (l’Esprit) le distingue afin de l’organiser.
  33. Ces mots, repris de 63 c, seraient, dit-on, interpolés. Le rappel de cette idée capitale n’a rien ici pourtant que de naturel ; cf. 81 d.
  34. Allusion à Ménon 80 d-86 c ; la doctrine y est exposée et vérifiée par une expérience où les figures sont moyens d’intuition. La « maïeutique » du Théétète en découle, et le Phèdre l’explique.
  35. La notion d’existence séparée marque un progrès sur 65 d-66 a.
  36. Juger que l’un diffère de l’autre et lui est inférieur, voilà l’essentiel ici. Et peu importe (74 c, 76 a s. in.) qu’en fait le ressouvenir aille, ou non, du semblable au semblable.
  37. Savoir interroger et répondre définit la dialectique (78 d et p. 12, n. 2 ; cf. Crat. 390 c, Lois X, 893 a) ; elle est ainsi l’instrument nécessaire de la réminiscence (Ménon 84 cd, 85 cd). Voir surtout 101 d sq.
  38. C’est-à-dire à chacune de nos naissances successives.
  39. La solidarité de l’âme et des Idées annonce la troisième raison.
  40. Ses interventions déterminent chacun des progrès de la cherche ; cf. 60 c, 61 d, 62 d-63 a, 69 e sqq., 72 e, 77 c, 86 e sq., 95 e.
  41. Cette magie ne doit pas être prise plus au sérieux que celle du Charmide 156 cd, du Théétète 119 d (ici 81 b s. in., 114 d). La suite montre en effet que la recherche philosophique en commun, où chacun apporte son effort personnel, est la seule magie efficace.
  42. Formule technique qui est expliquée un peu plus loin, 78 e : l’Idée est identique à elle-même, ainsi la Grandeur est cela même ; elle est dans un même rapport à telle autre Idée, ainsi la Petitesse. Au contraire une chose grande peut devenir petite, ou, étant grande relativement à ceci, être petite relativement à cela. L’identité d’essence et de rapport est en outre, dans l’Idée, permanente, à l’inverse de ce qui a lieu pour les choses sensibles. Voir l’analyse de 102 a-103 a.
  43. C’est ce que Socrate a dit 65 b, e sq.
  44. On a distingué l’espèce visible et l’invisible. Mais cette distinction (amenée par 79 a s. in.) ne s’exprime pas en grec, comme en français, par une opposition verbale évidente. Aussi, étant admis que l’âme ne se voit pas, Socrate juge-t-il utile de marquer par un raisonnement qu’elle appartient en effet à l’espèce invisible ; ce que le langage laisserait peut-être oublier.
  45. De ressemblance et de parenté, cf. 79 b, d, e début.
  46. Renvoi incontestable aux passages indiqués p. 36, n. 1.
  47. Comparer Rep. VI, 485 b, 500 bc, et surtout Théét. 174 a-176 a : la vie spirituelle imite l’ordre éternel ; l’autre est dominée par la nécessité matérielle, par ce que le Timée (48 a ; cf. 43) nomme justement la cause errante, opposée à la causalité du Bien (cf. ici 81 a).
  48. L’âme est maîtresse parce que Dieu l’a voulue et l’a faite antérieure au corps, Timée 34 c, Lois X, 893 a, 896 bc.
  49. L’accord avec l’interlocuteur sur les conséquences de la thèse est la condition du progrès dialectique ; cf. 101 de et p. 12, n. 2.
  50. Elle est ce qu’elle est et rien que cela, sans aucune diversité interne : « une en soi et par soi » (78 d ; cf. 83 e).
  51. Car l’âme, qui n’est que semblable à l’Idée, n’en a pas l’absolue simplicité. Est-elle en soi un composé (cf. Rep. X, 612 a) ? Ainsi la concevra le Timée afin de lier le sensible aux Idées ; mais ce composé, seul un « méchant » voudrait le dissoudre (41 ab).
  52. Platon aime à parler des choses de l’Égypte (Phèdre 274 c sqq., Timée 21 c sqq., et al.).
  53. Bien que, dans le Cratyle 404 b, Platon écarte l’étymologie Hadès-aïdès (l’invisible), il l’utilise ici (cf. 81 a, c fin et Gorg. 493 b) pour rapprocher la valeur spirituelle qu’il vient d’attribuer à l’Invisible de cette pure sagesse dont on dotait les divinités chthoniennes ou infernales (Crat. 404 a), auprès desquelles l’âme purifiée trouve asile : le Glorieux, le Bon Conseiller (Euclès, Eubouleus), disent les Tablettes orphiques (cf. la n. 3 et p. 25, n. 1 fin).
  54. Voir plus haut 67 de.
  55. Ainsi parlait sans doute cette sorte de poème d’initiation et de Livre des Morts dont les Tablettes d’or, italiotes ou crétoises, nous ont conservé des débris. Aux termes des épreuves infernales qui doivent enfin l’arracher au cercle des générations, l’âme recouvre sa nature divine ; elle est sauvée et doit vivre alors dans la société des Héros (comparer avec le dernier membre de phrase le v. 11 de CIG, XI, 638 Kaibel [Vors. 66, B 17]). Voir H. Alline, Le paradis orphique, etc. dans Xénia (Athènes, 1912), p. 94 sqq. et ici p. 17, n. 2 et p. 25, n. 1.
  56. L’âme qui n’a pas réussi à se laver de ses souillures reste liée au corps, et c’est ce qui l’empêche de sortir du cercle des générations. Il n’y a pas lieu, à ce propos, de rappeler (avec Archer Hind) la polémique du Théétète 155 e et du Sophiste 246 a contre la doctrine, purement spéculative, de ces « Fils de la Terre », pour qui être et être corps sont une seule et même chose. Que le Théétète les appelle « non initiés », c’est une analogie tout extérieure.
  57. Autrement, elle se concentre et se recueille (70 a, 80 e, 83 a).
  58. Même image, différemment amenée, dans Phèdre 248 c fin. Il est naturel que, vivant par le corps, ces âmes redoutent d’aller où un Dieu sage et bon, Hadès, les délivrerait. C’est ainsi que, nouveau-mort, l’homme libre tué par un de ses égaux persiste à tourmenter celui-ci de son ressentiment jaloux, Lois IX, 865 de.
  59. L’âme est individualisée par les mœurs de son corps (cf. 83 d) ; se purifier de la souillure du corps, c’est se désindividualiser dans la pensée absolue. Ce principe est à la base de l’eschatologie de Platon : une âme logée dans un corps d’homme, mais asservie à des mœurs animales, doit après la mort passer dans le corps animal approprié à son genre de vie. L’idée s’ébauche dans le mythe du Gorgias (523 c-e, 524 d). Elle se développe, à peu près comme ici, dans le mythe d’Er au Xe livre de la République, 618 a, 620 a-d, dans le Phèdre 248 c-249 c, dans le Timée 41 d-42 d, 76 d, 90 b-e, 91 d-92 c où elle sert de base à une conception transformiste.
  60. Telle est la vertu qui a été analysée 68 b-69 b. La conscience collective en fonde les maximes (Rep. VI, 492 a-493 d). Ceux-là même qui l’ont due à une dispensation divine (Ménon 99 b-100 a) n’en sont pas moins ceux qui, appelés à renaître, se trompent le plus lourdement sur le choix de leur destinée (Rep. X, 619 c-e). De même, Aristote distinguera vertus éthiques et vertus dianoétiques.
  61. L’espèce divine constitue, d’après le Timée 39 e sq., une des races de vivants. Les autres sont la gent ailée, puis celle qui vit dans les eaux, enfin celle qui vit sur la terre.
  62. La même idée, reprise 107 c et 115 b, est exposée dans l’Apologie 29 de : à la richesse, à la réputation, aux honneurs on donne tous ses soins, et l’on ne se soucie ni de la pensée, ni de la vérité, ni du salut de l’âme.
  63. Cette prison des passions (cf. 81 e, 83 cd, 84 a) où nous nous enfermons nous-mêmes ne saurait être l’enclos que nous devons, étant propriété des dieux, ne pas quitter sans leur ordre (62 bc).
  64. Toutes les expressions dont se sert ici Platon contribuent à définir le caractère exhortatif de la deuxième partie du Phédon. Elle ne vise qu’à produire une conviction, à encourager un espoir, à réaliser une incantation capable de substituer à une croyance funeste une croyance salutaire ; il y a accord entre 83 c-84 b et 70 b in., 77 e sq., 114 d, 115 d. Aussi Platon, dans cette partie, fait-il constamment appel à la vraisemblance et au mythe (cf. p. 22, n. 2).
  65. Cf. 78 c, e, ainsi que la note de la p. 35.
  66. En vertu du principe socratique que savoir c’est faire, une âme philosophe ne saurait, en aucun cas, être vaincue par les passions. Il se peut donc que la réserve contenue dans le dernier membre de la phrase porte plutôt sur ce qui suit.
  67. Le vulgaire ne met en compte que les effets de la passion, non la cause, la passion elle-même. Or celle-ci est le mal suprême ; car, en raison de son intensité affective, elle nous fait croire, selon la profonde remarque de Platon, à la réalité de son objet.
  68. L’image paraît être que l’âme qui emploierait la nuit de la vie sensible à retisser ce qu’a détissé la philosophie dans la lumière de la pensée, travaillerait au rebours de la Pénélope homérique.
  69. Ce que connaît le vrai savoir n’est plus objet d’opinion. Or, comme le dit le Phèdre 247 cd, 248 bc, les âmes déchues et souillées ont pour pâture, non la vérité, mais l’opinion.
  70. Voir notice, p. xxxvii, n. 1 et 2.
  71. Cette division sera rappelée 99 cd. Voir Notice, p. xlviii, n. 2.
  72. Traduction exigée par 95 c. Mais accord est le mot juste (cf. 93 ab), car notre harmonie se nomme en grec symphonie.
  73. Ce n’est pas une conception personnelle à Simmias, car Échécrate la connaît d’autre source (88 d). D’autre part elle semble être une extension de la doctrine médicale de Philolaus (cf. Banquet, 186 d). Comparer ce qui suit avec 92 c sq.
  74. Cébès a marqué en quoi, contre Simmias, il s’accorde avec Socrate, puis réfuté par l’absurde l’argument de celui-ci. Son exposé exige donc de Simmias autant d’attention que de Socrate.
  75. Le flux héraclitéen n’est pas spécialement en cause ici ; voir remarques analogues Timée 43 a. L’Orphisme appelle le corps le vêtement dont s’enveloppe l’âme (cf. Empédocle, fr. 126 Diels).
  76. L’habitude de Socrate est, non de jouer (comme on traduit) avec les cheveux de Phédon, comme d’un bien-aimé, mais de le railler sur sa toison de Péloponésien, une étrangeté à Athènes (Notice, p. x).
  77. La mort de Socrate n’est rien, et ce n’est pas demain le vrai deuil. — N’ayant pu reprendre Thyréa aux Spartiates, les Argiens avaient juré de rester tondus jusqu’au jour de la revanche (Hérodote I, 82).
  78. Proverbe : engagé dans la lutte contre l’Hydre, Hercule est attaqué par un crabe monstrueux, envoyé par Héra qui exècre le fils d’Alcmène ; Iolaos, neveu du héros, lui vient par bonheur en aide. (Crat. 386, 440 a-c ; Théétète 179 e sqq.). — Entre la Béotie et l’Eubée, le détroit d’Euripe change chaque jour sept fois de courant.
  79. L’ironie est évidente ; mais des deux côtés la source du mal est la même : faute de méthode on se jette d’un extrême à l’autre.
  80. La Sophistique se lie au scepticisme logique des Héraclitéens
  81. La dialectique n’est pas un art de disputer ou de persuader. Le but étant la vérité, il peut être atteint dans le dialogue intérieur (Théét. 189 e) et par l’accord avec soi seul (ici 100 de ; cf. Charm. 166 c-e, Théét. 154 de, et aussi Lois X, 893 a). Voir Notice, p. xvi.
  82. C’est un principe fondamental de la méthode qu’avant d’examiner une thèse il faut déterminer de quoi l’on convient de part et d’autre (cf. p. 12, n. 2). Or Simmias et Cébès ont tous deux accepté la préexistence de l’âme et, par suite, la réminiscence comme fondement du savoir, 72 e, 76 e-77 b.
  83. Ce sont les deux aspects de la thèse de Simmias. Sur le second cf. 86 cd : chaud et froid, etc. sont, dans le corps, des tensions pareilles à celles des cordes pour donner l’aigu et le grave.
  84. Ce qu’a dit Simmias le conduit en outre à parler ainsi (p. 39, n. 1).
  85. La théorie suggère l’emploi de la langue musicale, cf. 86 e.
  86. Simmias se reproche d’avoir cédé au penchant du vulgaire pour les vraisemblances spécieuses ; mais en quoi la géométrie illustrerait-elle un tel penchant ? L’intention est mystérieuse.
  87. Ce principe, c’est la théorie des Idées, 75 cd, 76 d-77 a.
  88. L’Idée est une réalité qui est nôtre avant la vie sensible (76 e) et que nous retrouvons ensuite comme un bien propre : le texte des manuscrits n’exige donc aucune correction.
  89. Socrate se met d’accord avec Simmias sur les différents points, qui serviront à approfondir sa critique (cf. p. 58, n. 1).
  90. Simmias ne comprenait pas, parce que, en Pythagoricien, il envisage chaque accord, moins dans son essence abstraite d’accord, que dans son contenu numérique et par rapport à l’échelle successive des sons. Mais il convient que tout accord, quelle qu’en soit l’étendue, est pareillement accord. Cf. Rep. VII, 531 a-c.
  91. C’est le second aspect de la thèse (93 ab) qui est examiné d’abord.
  92. Donc un accord essentiel, plus une modalité de cet accord. Dans la République la vertu est un accord des trois parties de l’âme, chacune faisant ce qui lui est propre, et pareil à celui des cordes de la lyre, la haute, la basse et la moyenne (IV, 443 de).
  93. On passe à l’examen du premier aspect (92 e sq.) de la thèse.
  94. C’est de la même façon que, Rep. IV, 439 b-d, Platon distingue dans l’âme entre les appétits et la raison. Mais là c’est la raison qui résiste ; ici c’est, sans distinction, l’âme, et c’est du corps que relèvent désirs, colères et craintes. Le Phédon définit en effet l’âme essentiellement par la pensée, et la division en trois parties, dont on peut soupçonner le germe à 68 b, apparaît comme une nouveauté dans la République (IV, 435 bc, 436 ab, 440 c-441 c).
  95. Avec la leçon des manuscrits on a un sens peu différent et très voisin de l’expression de la même idée, 93 a s. in.
  96. XX, 17. Plus bas l’accord obligé avec Homère est ironique.
  97. Fille d’Arès et d’Aphrodite, sœur du dragon que tua Cadmus.
  98. Un exposé continu, et qui est pourtant partie intégrante de la réponse à Cébès. Sur l’historicité voir Notice, p. xvii.
  99. Proprement histoire, au sens global primitif du mot : c’est le nom que donne Héraclite à la science de Pythagore (fr. 129 Diels).
  100. La génération d’abord ; puis, plus bas, la corruption.
  101. Archélaüs d’Athènes (dont la tradition fait le premier maître de Socrate) mêlait l’Esprit d’Anaxagore à l’Air d’Anaximène, et en faisait naître le monde par condensation et raréfaction ; c’est ainsi que du froid se sépare le chaud, principe moteur dont ensuite l’action sur le limon de la terre produit, tous ensemble, les premiers vivants, qui sont nourris de ce limon.
  102. a) Pour Empédocle le sang est le plus parfait mélange, surtout près du cœur, des éléments qui constituent les objets de la connaissance, laquelle est assimilation du sujet à l’objet. — b) Diogène d’Apollonie, dont l’éclectisme rappelle Archélaüs, dérive de l’Air la pensée parce que, tant qu’on respire, on vit et on sent. — c) Héraclite la tire du Feu : l’âme la plus sèche, ou la plus ignée, est en effet la plus sage. — d) Le cerveau était, d’après Alcméon de Crotone, l’organe où aboutissent les sensations, où elles sont conservées et groupées, de façon à constituer enfin une connaissance stable et générale.
  103. Socrate peint l’état d’esprit où l’ont mis les prétendues explications de la Physique ; ce dont il était certain avant de les connaître n’est ensuite pour lui qu’incertitudes : cette méthode ne satisfait donc pas son désir de savoir.
  104. Inassouvi, son désir de savoir le pousse cependant à chercher par lui-même ; mais ce sont des tâtonnements d’aveugle, cf. 96 c.
  105. « Comment devaient être les choses, comment furent celles qui ne sont plus, et comment elles sont, c’est l’Esprit qui a tout arrangé » (Anaxagore, fr. 12 Diels) ; il est souverain, autocratôr (Crat. 413c). — Avant de prendre lui-même le livre (98 b ; Apol. 26 d), Socrate en a entendu lire un fragment : par qui ? par Archélaüs ?
  106. Disque supérieur d’un cylindre plus ou moins haut (la plupart des Physiciens) ; ou bien sphère (Pythagoriciens, Parménide).
  107. Opinion attestée de presque tous les Présocratiques, même des Pythagoriciens (cf. 109 a, l’adhésion de Simmias) malgré l’hypothèse du feu central : leur prétendu héliocentrisme est incertain.
  108. Proprement les points où tournent les planètes pour revenir sur leur route, les « solstices » de chacune, soleil compris.
  109. Anaxagore a failli à ses promesses ; de même (sans le nom) Lois XII, 967 b-d, et cf. Arist. Metaph. Α 3, 984 b, 17 sq. ; 4, 985 a, 18-21.
  110. L’Esprit ne donne que la chiquenaude et l’arrangement se machine ensuite tout seul. La première brisure dans le mélange primitif de tout avec tout détermine en lui une rotation qui, en s’étendant, multiplie les séparations : ce qui est chaud, lumineux, sec, subtil se sépare de ce qui est froid, sombre, humide, dense ; d’où l’éther et l’air ; puis de l’air se séparent l’eau et la terre. Dans la physique du Timée le mécanisme est, au contraire, dirigé par la pensée du bien chez le Démiurge, avec les Idées pour modèle.
  111. Socrate reprend momentanément la position décrite 60 b et qu’il avait quittée pour mettre les pieds à terre, 61 c.
  112. Près d’Euclide ou de Simmias et Cébès (Criton 53 b, 45 b). À comparer 62 c avec 61 b fin et 63 bc : évasion ou suicide c’est tout un.
  113. Cause réelle et conditions secondaires de son action, nécessité du bien dans l’âme et nécessité mécanique dans les corps : c’est la base de la cosmologie du Timée, 46 de, et des Lois X, 897 ab ; cf. Phèdre 245 de.
  114. Empédocle expliquait la stabilité de la terre par la giration du ciel environnant : ainsi l’eau reste dans un vase qu’on fait tourner très vite. On peut songer aussi au tourbillon éthéré de Diogène d’Apollonie. L’autre opinion est celle d’Anaximène, d’Anaxagore, d’Archélaüs (cf. Arist. De caelo II, 13, 295 a, 13 ; 294 b, 13 sqq.).
  115. Cf. ce qu’a dit Simmias 85 cd, et voir Notice, p. xlviii, n. 2.
  116. Regarder le soleil avec ses yeux ou l’être avec ses sens, c’est s’aveugler à plaisir (cf. 96 c, 97 b). L’être se contemple par la pensée et dans les Idées, qui n’en sont donc pas de simples images.
  117. En participant à l’Idée, la chose lui devient homonyme (78 e).
  118. Il y a là en effet comme une obligation à imposer ou à subir ; — ou « de faire le styliste avec ces mots balancés » (J. Burnet).
  119. Ce qui dépasse ou est dépassé, c’est le sujet, non en tant que « Un tel », mais en tant que sa relation accidentelle à un autre sujet le fait participer à telle ou telle Idée.
  120. Principe capital : les contraires sont deux adversaires, dont l’un sera exterminé par l’autre, ou lui échappera par la fuite.
  121. Voir surtout 70 d-71 a. La réponse est de grande portée.
  122. Par opposition à « en nous ». Cf. Rep. X, 397 b, Parm. 132 d.
  123. Il s’agit à présent de choses qui ont un attribut qu’elles ne peuvent perdre sans cesser d’être ce qu’elles sont, donc d’une relation essentielle et qui a son fondement propre dans l’Idée.
  124. Ainsi deux choses, dont la qualité essentielle est contraire, suivent la loi des contraires tout en n’étant pas des contraires.
  125. Ce qui reçoit la forme Triade devient trois et, en outre, impair, puisque par là-même il reçoit la forme Imparité ; il se nie donc comme pair : double effet, positif et négatif, de la participation.
  126. Le contraire du double est en un sens la moitié et de toute fraction, l’entier ; mais 3 : 2 et 1 : 3 sont fractions paire et impaire, et la moitié de 10 est paire quoique 5 soit impair.
  127. Argument ontologique, dont les prémisses sont : La vie est nécessairement dans l’essence de l’âme, comme la maladie dans celle de la fièvre ou la chaleur dans celle du feu ; Or mort est contraire de vivant, comme sain, de malade et froid, de chaud.
  128. Première conclusion : Donc l’âme ne reçoit pas en elle la mort. Âme non-vivante est aussi contradictoire que fiévreux non-malade ou feu non-chaud : elle est donc non-mortelle (cf. p. 80, n. 1).
  129. Or non-sain, non-froid peuvent être détruits par leurs contraires, de sorte que la fièvre tombe et que le feu s’éteigne. Mais non-mortel est par définition indestructible (105 e-106 b). Donc l’âme (deuxième conclusion) est par là même indestructible.
  130. C’est le second cas de la loi des contraires : cf. p. 77, n. 2.
  131. Nul doute sur la rigueur du raisonnement ; mais peut-être l’analyse des postulats n’a-t-elle pas été poussée assez loin (cf. 101 d fin).
  132. Idée développée dans Rep. X, 608 d-611 a ; cf. surtout 610 d.
  133. Voir le texte (déjà cité p. 42, n. 1) du Gorgias 523 c, e ; 524 d fin.
  134. Ou des circuits (manuscrits et Stobée). La leçon suivie est celle de Proclus et, sans doute, d’Olympiodore : sur les autels d’Hécate, aux carrefours, on déposait à Athènes des offrandes aux morts.
  135. Couple usuel, que trouble l’idée de sacrifices (variante).
  136. Car elle sait que ce sera pour elle la régénération.
  137. Ceci renvoie à 81 c ; cf. 68 c.
  138. Seuls, les bons atteignent d’un trait leur séjour (cf. p. 96, n. 3 ; Rep. X, 619 e) ; les méchants traversent une série d’épreuves, 113 d sqq.
  139. Qui ? Peut-être personne ; non du moins les Pythagoriciens, car l’adhésion de Simmias (109 a) ne concerne que le premier point. Aristophane (Nuées 188-192, 206-215) raille les études de l’école de Socrate sur la géographie, sur les abîmes du Tartare.
  140. Le dicton, dont il est inutile d’énumérer les interprétations (Burnet, App. II), équivaut à notre « ce n’est pas sorcier ».
  141. Cette indifférenciation est du ciel et de la terre, et non pas seulement de celle-ci, comme dit Aristote, De caelo II 13, 295 b, 10-16, qui rapporte à Anaximandre l’origine de la théorie.
  142. C’est-à-dire, de l’extrémité orientale de la mer Noire ( Colchide) au détroit de Gibraltar, le bassin Méditerranéen tout entier.
  143. Par rapport à la grandeur de la terre, nous sommes des fourmis ; d’autre part, habitant autour d’une mer presque fermée, nous ressemblons à des grenouilles autour d’un marais.
  144. La cosmologie nomme le milieu sidéral éther. Au dessous, doit être une partie de la terre où elle est sans mélange. Les bas-fonds dans lesquels nous vivons sont faits au contraire pour recevoir, comme une lie de l’éther, l’air humide et enfin l’eau que ce dernier dépose à son tour (110 c, e).
  145. Appliquée au rapport du sensible et de l’intelligible, l’image devient celle du dieu marin Glaucus (Rep. X, 611 c-e ; cf. Esch. fr. 34 N².), ou encore celle de la caverne (VII début).
  146. On doit les estimer par rapport à des choses encore pires. Corruptrice (cf. e), la mer l’est même des mœurs, Lois IV, 704 d-705 a.
  147. La terre, vue d’en haut, l’est par sa partie pure. Un dodécaèdre, fait de douze pentagones, donne une sphère si l’on en courbe les surfaces ; or c’est ainsi qu’a été fait le monde lui-même, et il est peint aussi par le Démiurge (Timée 55 c). Peut-être les couleurs de la terre sont-elles les douze couleurs fondamentales du Timée 67 e-68 c. Les douze signes du Zodiaque ne sont pas en cause ici ; mais on peut signaler une analogie avec l’attribution d’une couleur à chacun des cercles célestes, Rep. X, 616 e sq.
  148. Dans une lumière vaporeuse, les couleurs sont moins tranchées, et comme fondues dans une tonalité générale qui varie avec l’heure et la saison. Tel est notamment le cas pour nos bas-fonds : sur la surface uniformément colorée de la mer, une voile fait une tache mal délimitée et qui en semble inséparable.
  149. Platon aime à employer ainsi la proportion (110 a fin et 111 b ; cf. Rep. VI fin). Le terme supérieur est ici un paradis, non pas céleste comme celui des Pythagoriciens (Vors.³ I, 358, 20), mais terrestre ; non passé comme celui de l’Âge d’or (le règne de Cronos, Polit. 269 a-274 d ou Lois IV, 713 a-714 d), mais actuel et réservé aux saints et aux philosophes (114 bc).
  150. Les Îles des Bienheureux : cf., entre beaucoup d’autres, Pindare, Olymp. II, 77 sqq.
  151. Ou plus largement, avec une autre leçon, « leurs demeures ».
  152. Au moins par le moyen de la cavité centrale (Notice, p. lxx).
  153. Probablement Platon l’a déjà visitée ; cf. Notice, p. viii.
  154. Sur ceci voir plus loin 112 b et c.
  155. Aristote expose cette théorie Meteor. II 2, 355 b, 32-356 a, 14.
  156. Iliade VIII, 14 et, pour l’allusion qui suit, 481.
  157. De la façon qui sera expliquée quelques lignes plus bas.
  158. Pour comprendre ceci il faut le rapprocher de 112 e s. in.
  159. Dans nos creux l’eau est mêlée à l’air (cf. 109 b, 110 c, e) ; l’air mû est le souffle (Crat. 410 b), qui ainsi est mû avec l’eau.
  160. En descendant, on va le voir, le plus possible, le flot monte toujours vers le centre ; voir n. 1 et cf. 113 b.
  161. Ces quatre fleuves appartiennent à la géographie homérique : seul, Océan n’y est pas un fleuve infernal, il entoure la terre ; Achéron reçoit Pyriphlégéthon et Cocyte, lequel est un bras du Styx qui, à son tour, selon Hésiode, est un bras d’Océan. Peut-être, en modifiant ces données, Platon a-t-il suivi la tradition orphique, alléguée à ce propos par Olympiodore (202, 12 sqq. ; 241, 10 N.).
  162. L’Océan est donc un fleuve qui, pour la plus grande partie de son cours, ne coule pas sous terre. La Méditerranée n’en est sans doute pas la seule mer, mais aussi bien tout autre bassin visible analogue (cf. 109 b).
  163. La première partie de son cours, la plus petite, est superficielle. Le lac Achérousias est sa mer ou son bassin de stagnation.
  164. Voir 113 d, 114 ab et, plus haut, 81 de.
  165. Pour rendre de l’eau au Tartare ce fleuve devra faire de longs circuits. Il s’était ignifié en traversant (cf. 112 a fin) une région souterraine ; il ne nous est d’ailleurs connu que par les éruptions volcaniques : ce n’est donc pas le Sénégal, et il n’y a pas lieu (avec J. Burnet) d’alléguer ici le périple d’Hannon.
  166. Inversement ce fleuve se glace en un lieu qui est visible, comme le Styx même au sortir duquel il plonge sous terre. Doit-on penser ici à ce qu’on racontait des pays au delà de Thulé ? Cf. Notice, p. lxxvi.
  167. Cf. 108 b. Sur le jugement voir le mythe final du Gorgias.
  168. Des barques pareilles à celles du nocher Charon.
  169. Ce purgatoire n’est donc pas uniquement un lieu d’expiation.
  170. De même Gorgias 525 c-e, 526 b ; Rep. X, 615 c-616 a. Mais, avec la doctrine ultérieure du Phèdre (248 e-249 b), il n’y a plus de peines éternelles, car les plus grands coupables eux-mêmes peuvent à nouveau choisir leur destinée ; ils sortent donc du Tartare.
  171. Éaque juge les morts d’Europe et Rhadamanthe, d’Asie ; Minos est arbitre suprême (Gorg. 524 a ; l’Apologie 41 a ajoute Triptolème). L’expiation dure mille ans au moins : les âmes ne peuvent « revenir » (cf. 113 a) plus tôt (Rep. 615 a, 619 d ; Phèdre 249 ab).
  172. La prison d’Hadès (Gorg. 525 c) ne les garde pas. Mais leur droit immédiat (p. 86, n. 5) à la béatitude et même à l’incorporéité sera subordonné plus tard (Phèdre 248 e sq.) à trois options millénaires identiques.
  173. Donc, au-dessus de la terre, dans les astres ; cf. Timée 41 d.
  174. Résumé vigoureux du dialogue : cf. surtout 64 d-69 b, 82 e-84 b. Et aussi 82 c, 83 e ; 107 cd ; 63 c, 108 d ; 77 e sqq., 62 a, c.
  175. Le changement voulu du ton est saisissant.
  176. L’engagement pris par Criton ne peut ici concerner le paiement de l’amende (Apol. 38 b), mais la non-évasion (Criton 44 e).
  177. Formule curieuse de la croyance au pouvoir magique des mots.
  178. Cf. Apol. 34 d : Lamproclès (Xen. Mem. II, 2) était l’aîné ; la donnée de 60 a ruine la tradition qui fait naître d’une autre femme que Xanthippe les deux derniers, Sophronisque et Ménexéne.
  179. Elles ont amené les enfants ; mais Xanthippe semble absente : paisible et résignée, elle ne serait plus celle du début (60 a).
  180. Ce fonctionnaire ne peut être le portier de 59 e. C’est un autre encore (cf. d fin, 117 a et 63 d) qui prépare et apporte le poison.
  181. Il ne s’agit pas des Magistrats, mais des accusateurs.
  182. Le demi-jour qui règne encore dans la prison doit venir, pense Criton, des reflets du couchant sur les pentes de l’Hymette (au N.-E.) ; le soleil n’a donc pas tout à fait disparu derrière l’horizon.
  183. Ce regard de taureau n’est pas menaçant, comme celui d’Eschyle dans les Grenouilles d’Aristophane (804) ; mais il fixe fortement son objet (cf. 86 d) ; en outre les yeux, étant saillants, voient de côté sans se tourner ; d’autre part, le regard en dessous est celui du questionneur ironique. Comparer les autres portraits de Socrate, Ménon 80 a ; Banquet 215 ab, 216 cd, 221 b (avec rappel de Nuées 362) ; Théétète 183 e ; Xénophon, Banquet 5, 5.
  184. Voir p. 17, n. 1 (67 bc ; cf. 61 c déb. et de).
  185. La forme de l’observation semble donner raison à Olympiodore, qui allègue (205, 15-20 N. ; cf. 244, 9 sqq.) un précepte pythagorique (voir Jamblique, Vie de Pythagore 257).
  186. Il faudrait lire « celui qui lui donna le poison », si ces mots n’étaient une évidente interpolation.
  187. À quoi bon (p. ex. avec Wilamowitz, Platon², I, 178 ; II, 58 sq.) conjecturer à quelle occasion de fait Socrate a pu faire le vœu dont cette offrande doit être l’accomplissement. Après ce qui précède, la signification symbolique est, en tout état de cause, seule intéressante : Socrate sent que son âme est enfin guérie du mal d’être unie à un corps ; sa gratitude va donc au Dieu qui rétablit la santé, Asclépios.