Phèdre (trad. Robin)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Phèdre (Platon).

Traduction par Léon Robin.
Texte établi par Léon RobinLes Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IV, 3e partiep. 1-96).

PHÈDRE

[ou De la Beauté ; genre moral.]


SOCRATE. PHÈDRE

Prologue.

Socrate. — 227 Où vas-tu comme cela, mon cher Phèdre, et d’où viens-tu ?

Phèdre. — De chez Lysias, le fils de Céphale[1], Socrate ; et je vais de ce pas me promener hors des Murs : c’est que j’ai passé là-bas bien des heures de suite, assis depuis le petit matin ! Or, sur les conseils d’Acoumène[2], ton familier et le mien, c’est le long des grands chemins que je fais mes promenades : elles sont ainsi, dit-il, plus remontantes que celles qu’on fait b dans les préaux.

Socrate. — Et il a, ma foi, raison de le dire, camarade ! Mais au fait, il faut croire, Lysias était donc en ville ?

Phèdre. — Oui, chez Épicrate, dans cette maison, tu la vois, qui avoisine le temple de Zeus Olympien : la Morychienne[3].

Socrate. — Eh bien ! alors, à quoi passait-on le temps ? C’est d’éloquence, bien sur, que Lysias vous aura régalés ?

Phèdre. — Tu l’apprendras, si rien ne t’empêche, en poussant plus loin, de m’écouter.

Socrate. — Quelle idée ! Ne suis-je pas à tes yeux, comme dit Pindare, homme à sacrifier tout empêchement au soin d’écouter ce à quoi vous passiez votre temps. Lysias aussi bien que toi ?

Phèdre. — c Avance, alors !

Socrate. — Tu peux parler…

Phèdre, auditeur d’un discours de Lysias sur l’amour.

Phèdre. — Eh ! oui, Socrate, d’autant qu’elle est de ton ressort, la chose qu’il s’agit d’écouter. La question en effet dont nous nous occupions avait, je ne sais comment, rapport à l’amour[4]. Lysias, il faut te dire, a mis en écrit la séduction d’un beau garçon, et non par un amant ! Mais, c’est même justement là qu’est l’ingéniosité, il dit qu’on doit donner ses faveurs à celui qui n’aime pas, plutôt qu’à celui qui aime.

Socrate. — Ah ! le brave homme ! Que n’écrit-il que c’est obligatoirement au pauvre plutôt qu’au riche, au vieux plutôt qu’au jeune ; sans parler de toutes les misères qui me d sont personnelles, comme à la plupart d’entre nous ! Voilà en effet des propos dont la civilité servirait aussi l’intérêt des gens[5]… Aussi, ma foi, me suis-je senti une telle envie de t’écouter que, devrais-tu en faisant ta promenade marcher jusqu’à Mégare, et, selon la méthode d’Hérodicus[6], aller de là jusqu’aux Murs pour revenir ensuite sur tes pas, non, je ne me laisserais pas lâcher par toi d’une semelle !

Phèdre. — Qu’est-ce à dire, excellent Socrate ? T’imagines-tu que 228 des choses dont la composition a été pour Lysias l’affaire de beaucoup de temps et d’une patiente étude, pour lui le plus habile des écrivains actuels, ces choses-là, moi un profane, je les redirai par cœur d’une façon digne de cet homme ? Ah ! il s’en faut de beaucoup ; et pourtant, oui, bien davantage le souhaiterais-je que de me voir tomber une grosse fortune[7]

Socrate. — Ô Phèdre, si de moi Phèdre est ignoré, c’est que j’ai perdu jusqu’à la conscience de ce que je suis ! Mais non, la vérité est que ce n’est ni l’un ni l’autre. J’en suis bien certain : puisque c’était de Lysias qu’il écoutait un discours, une seule audition ne lui a pas suffi, mais à maintes reprises, revenant à la charge, il a voulu se le faire dire, et l’autre b à lui obéir a mis de l’empressement. Pour lui cependant ce n’était pas encore assez, mais finalement des mains de celui-ci il a pris le cahier, et le voilà revoyant les passages qu’il désirait le plus revoir ; enfin, las de travailler ainsi et d’être resté assis depuis le petit matin, le voilà parti pour sa promenade, ayant déjà (c’est, par le chien ! ce que je crois) le discours dans la tête, d’un bout à l’autre, à moins qu’il ne fût très long. Et, s’il s’en allait hors des Murs, c’était pour s’exercer à le réciter ! Or, voici qu’il tombe sur un homme[8] dont c’est la maladie d’écouter des discours ; en le voyant[9], il s’est réjoui d’avoir là celui qui s’associerait à son délire corybantique[10], et il l’a invité à pousser plus avant. c Mais, prié de parler par celui qui se passionne pour les discours, voilà qu’il faisait des manières, tout comme s’il ne grillait pas de parler ! Et, pour finir, il était sur le point, au cas où l’on n’aurait pas consenti à l’écouter, de se faire entendre par force ! À toi donc, Phèdre, puisque bientôt il ne manquera pas de s’exécuter, de lui demander que ce soit dès maintenant. Phèdre. — Pour moi, en vérité, le meilleur parti, et de beaucoup, c’est de parler comme je pourrai ; attendu que tu me fais l’effet, toi, de n’être pas le moins du monde prêt à me laisser partir, que je n’aie, n’importe comment, pris la parole !

Socrate. — En effet, tu vois tout à fait juste en ce qui me concerne.

Phèdre. — Eh bien donc ! soit : je ferai comme j’ai dit. En réalité, d vois-tu, ce qu’il y a surtout, Socrate, c’est que je n’ai pas appris à fond le mot à mot du discours. Pour ce qui est toutefois du raisonnement, en presque tout ce qu’a dit Lysias sur la différence de l’homme qui aime comparé à l’homme sans amour, chacun des points, je l’exposerai sommairement dans l’ordre, à commencer par le premier.

Il a sur lui le discours.

Socrate. — Bon, quand premièrement, cher amour, tu m’auras fait voir ce qu’en ta main gauche tu peux bien tenir là, sous ton manteau… Je gage en effet que c’est le discours lui-même ! Mais, si c’est bien cela, mets-toi sur mon compte ceci dans l’esprit, que moi je t’aime beaucoup, mais que, avec Lysias e ainsi présent lui aussi, je ne suis pas du tout décidé à me laisser utiliser pour te permettre de répéter ta leçon ! Eh bien ! allons, fais voir…

Phèdre. — En voilà assez ! Tu as de ce coup, Socrate, culbuté mon espoir de te prendre pour champ de mon entraînement[11] ! Mais dis-moi, où veux-tu que nous nous asseyions pour faire notre lecture ?

Socrate. — 229 Quittons ici la route et suivons le cours de l’Ilissus. Après, en un endroit que tu jugeras paisible, nous nous assoirons.

Phèdre. — C’est à propos, je le vois, que je me suis trouvé à être sans chaussure ! Quant à toi, c’est ton habitude, on le sait[12]. De la sorte il nous sera tout à fait facile, en y trempant nos pieds, de suivre ce filet d’eau ; et ce ne sera pas désagréable, en cette saison surtout et à ce moment de la journée[13].

À la recherche d’une retraite en suivant l’Ilissus.

Socrate. — Avance donc et, tout en marchant, examine où nous pourrons nous asseoir.

Phèdre. — Vois-tu là-bas ce très haut platane ?

Socrate. — Eh bien ?

Phèdre. — C’est là b qu’il y a de l’ombre, une brise modérée, du gazon pour nous asseoir et, si nous le voulons, pour nous étendre.

Socrate. — Si tu avançais ?

Phèdre. — Dis-moi, Socrate, n’est-ce pas en vérité de quelque part ici, de l’Ilissus, que Borée selon la légende enleva Orithye[14] ? Ou bien est-ce de la colline d’Arès ? La légende en effet admet aussi cette autre version, que c’est de là et non point d’ici, qu’elle a été enlevée[15].

Socrate. — Elle l’admet en effet.

Phèdre. — Enfin voyons ! est-ce d’ici ? Quel charme, conviens-en, quelle pureté, quelle transparence offrent aux yeux ces filets d’eau, et comme leurs bords se prêtent bien à des amusements de jeunes filles !

Socrate. — Non, c’est plutôt en contre-bas, à quelque deux ou trois stades, c à l’endroit où nous passons la rivière dans la direction du sanctuaire d’Agra[16] : il y a là justement un autel de Borée.

Phèdre. — Tiens ! je ne m’en suis pas du tout aperçu. Mais, par Zeus ! explique-toi, Socrate, sur cette fable ! Crois-tu, toi, qu’elle soit vraie ?

Mythologie.

Socrate. — Si j’étais, comme les Doctes, un incrédule, je ne serais pas un extravagant[17] ; ensuite, doctement, je déclarerais qu’elle a été poussée par un vent boréal en bas des rochers voisins, tandis qu’elle jouait avec Pharmacée, et que des circonstances mêmes de sa mort est née la légende de son enlèvement d par Borée. Quant à moi, j’estime d’ailleurs que des explications de ce genre, Phèdre, ont leur agrément ; mais il y faut trop de génie, trop d’application laborieuse[18], et l’on n’y trouve pas du tout le bonheur : ne serait-ce que parce qu’après cela, on sera bien forcé de remettre d’aplomb l’image des Hippocentaures, puis plus tard celle de la Chimère ; et nous voilà submergés par une foule pressée de semblables Gorgones ou Pégases, par la multitude, autant que par la bizarrerie, e d’autres créatures inimaginables et de monstres légendaires ! Si, par incrédulité, on ramène chacun de ces êtres à la mesure de la vraisemblance, et cela en usant de je ne sais quelle grossière sagesse, on n’aura pas le temps de beaucoup flâner ! Or ma flânerie à moi, ce n’est point du tout vers des explications de ce genre qu’elle est tournée ; et en voici, mon cher, la raison : je ne suis pas jusqu’à présent capable, suivant l’inscription delphique, de me connaître moi-même ; je vois donc clairement le ridicule qu’il y aurait, 230 pour moi à qui cette connaissance fait encore défaut, d’examiner les choses qui y sont étrangères. En foi de quoi, je donne à ces fables leur congé et, à leur sujet, je m’en rapporte à la tradition ; je le disais à l’instant, ce n’est point elles que j’examine, c’est moi-même : peut-être suis-je une bête plus étrangement diverse et plus fumante d’orgueil que n’est Typhon[19] ? peut-être suis-je un animal plus paisible et moins compliqué, dont la nature participe à je ne sais quelle destinée divine et qui n’est point enfumée d’orgueil ?… Eh mais ! à propos, est-ce que ne voici pas, camarade, l’arbre vers lequel précisément tu nous menais ?

Phèdre. — b Eh oui ! c’est lui-même.

Paysage.

Socrate. — Ah ! par Héra, le bel endroit pour y faire halte ! Ce platane vraiment couvre autant d’espace qu’il est élevé. Et ce gattilier[20], qu’il est grand et magnifiquement ombreux ! Dans le plein de sa floraison comme il est, l’endroit n’en peut être davantage embaumé ! Et encore, le charme sans pareil de cette source qui coule sous le platane, la fraîcheur de son eau : il suffit de mon pied pour me l’attester ! C’est à des Nymphes, c’est à Achéloüs, si j’en juge par ces figurines, par ces statues de dieux[21], qu’elle est sans doute consacrée. Et encore, s’il c te plaît, le bon air qu’on a ici n’est-il pas enviable et prodigieusement plaisant ? Claire mélodie d’été, qui fait écho au chœur des cigales[22] ! Mais le raffinement le plus exquis, c’est ce gazon, avec la douceur naturelle de sa pente qui permet, en s’y étendant, d’avoir la tête parfaitement à l’aise. Je le vois, un étranger ne peut avoir de meilleur guide que toi, mon cher Phèdre !

Phèdre. — Et toi, mirifique ami, tu es bien le plus extraordinaire quidam qui se voie ! C’est réellement ce que tu dis : tu fais l’effet d’un étranger qu’on guide, et non pas d’un indigène. Le fait est que tu ne quittes la ville, ni pour d voyager au delà de la frontière, ni tout compte fait, si je m’en crois, pour sortir hors les Murs[23] !

Socrate. — Sois indulgent pour moi, mon bon ami : j’aime à apprendre, vois-tu. Cela étant, la campagne et les arbres ne consentent pas à rien m’apprendre, mais bien les hommes de la ville[24]. Toi, pourtant, tu m’as l’air d’avoir découvert la drogue pour me faire sortir ! N’est-ce pas en agitant devant elles, quand elles ont faim, un rameau ou un fruit, qu’on mène les bêtes ? Ainsi fais-tu pour moi : avec des discours qu’en avant de moi tu tendras ainsi en feuillets, visiblement e tu me feras circuler à travers l’Attique entière, et ailleurs encore, où ce serait ton bon plaisir ! Quoi qu’il en soit, puisque me voici pour l’instant parvenu jusqu’ici, je trouve bon, pour ma part, de m’étendre tout de mon long ! À toi de prendre la position que tu jugeras la plus commode pour pouvoir lire, et, quand tu l’auras trouvée, fais ta lecture.

Phèdre. — J’y suis ! écoute.


Première partie. —
I : le discours de Lysias.

« Quel est mon cas, tu en es instruit ; et mon opinion sur l’intérêt que nous avons à la réalisation de ceci[25], tu l’as entendue. Or, je ne crois pas que ma requête doive 231 valablement échouer pour ce motif que, justement, je ne suis point ton amoureux. La preuve en est que les gens dont je parle, le jour où leur désir aura pris fin, en viennent à regretter le bien qu’ils ont pu faire, tandis que pour les autres il n’y a pas de saison où les repentirs soient à propos. Ce n’est pas en effet sous la pression d’une nécessité, mais librement, en s’appliquant à consulter au mieux leur situation personnelle, que ces derniers mesurent à ce qu’elle leur permet le bien qu’ils font. Autre chose[26] : ceux qui aiment considèrent, et celles de leurs propres affaires qu’ils ont mal réglées du fait de leur amour, et tout le bien qu’ils ont fait ; y ajoutant enfin b ce qu’ils se sont donné de peine, ils estiment avoir depuis longtemps déjà acquitté à son prix leur gratitude à l’égard de leurs aimés. Ceux qui n’aiment pas n’ont lieu, au contraire, ni d’alléguer cette mauvaise raison pour avoir négligé leurs affaires personnelles, ni pour mettre en compte toute leur peine passée, ni pour incriminer les dissentiments avec la famille. D’où il suit que, une fois tous ces inconvénients écartés d’autour d’eux, il ne reste plus qu’à s’empresser de leur accorder l’acte dont on pense qu’il leur fera plaisir. Autre chose : admettons qu’il faille faire grand cas c de ceux qui aiment, parce qu’ils prétendent avoir pour ceux dont ils peuvent être épris une amitié particulièrement vive et qu’ils sont prêts, par leurs paroles comme par leurs actes, à se faire détester d’autrui pour se rendre agréables à leurs aimés. Il est aisé de se rendre compte s’ils disent la vérité, par le fait que tous ceux dont ils se seront plus tard amourachés, d’eux ils feront un plus grand cas que des premiers et que, selon le caprice de ceux-là, ils iront évidemment jusqu’à faire du tort aux autres. Mais vraiment, quel bon sens y a-t-il de consentir pareil abandon à un homme qui éprouve pareille disgrâce, disgrâce que d nul ne voudrait, sachant ce qui en est, entreprendre seulement de conjurer ? Et le fait est qu’ils conviennent eux-mêmes d’avoir la tête plus folle que bien pensante, d’être aussi conscients du désordre de leur pensée qu’ils le sont aussi de leur incapacité à se dominer : comment, par suite, une fois leur pensée rentrée dans l’ordre, estimeraient-ils qu’il y a quelque chose de bon dans les projets qu’ils forment quand ils sont dans cet état ? Il y a plus : s’agit-il pour toi, entre ceux qui aiment d’élire celui qui aime le mieux ? c’est sur un petit nombre que tu auras à faire ce choix ; est-ce, parmi tout le reste, l’homme qui te sera le plus utile ? ton choix porte sur un grand nombre. J’en conclus que tu as beaucoup plus d’espoir, au milieu de cette e multitude, de mettre la main sur l’homme qui mérite ta propre amitié.

« Il y a plus : la règle établie, supposons-le, te fait craindre que, connue du public, ta conduite ne te vaille des reproches. Dans ce cas il y a vraisemblablement, chez ceux qui aiment, l’idée 232 qu’aux yeux des autres ils sont aussi enviables qu’ils le sont à leurs propres yeux ; ils brûlent de parler et, dans leur désir de se faire valoir, ils montrent complaisamment à tout le monde que ce n’est pas pour rien qu’ils se sont donné de la peine ! Au contraire, ceux qui n’aiment pas, étant capables de se dominer, c’est à qui a le plus de valeur qu’ils donnent la préférence sur la réputation auprès du public. Autre chose : avec ceux qui aiment, une foule de gens sont forcément au courant ; on les a vus faire cortège à leurs aimés et s’en assigner l’obligation ; aussi, quand on les aperçoit en train de s’entretenir b ensemble, on est alors persuadé que leur commerce suppose qu’ils ont donné déjà ou qu’ils vont donner satisfaction à leur désir. À l’égard de ceux qui n’aiment pas, au contraire, on ne cherche même pas à les incriminer à cause de leur commerce ; on sait en effet que s’entretenir avec quelqu’un est un effet normal de l’amitié ou de quelque autre agrément[27]. Il y a plus : une crainte est-elle venue à ton esprit au sujet de la difficulté pour l’amitié de durer ? te dis-tu que, de quelque façon que naisse le dissentiment, elle nous sera commune à tous les deux la disgrâce qui en résulte, tandis que, si tu as fait abandon c de ce que tu mets au plus haut prix, c’est pour toi que grand sera le dommage ? Alors ce sont naturellement ceux qui aiment, qui davantage te feront peur : tant de choses en effet sont motifs à les chagriner ! toutes sont interprétées par eux comme tournant à leur propre dommage ! Voilà justement aussi pourquoi tout commerce de leur aimé avec d’autres, ils cherchent à le conjurer, de peur que ceux qui possèdent de la fortune ne se servent de leur argent pour surenchérir sur eux, ou que ceux qui ont de l’instruction ne se servent de leur intelligence pour avoir sur eux le dessus ; quant à ceux qui possèdent quelque autre bien, c’est d chaque fois contre son ascendant qu’ils se mettent en garde ; le résultat, c’est qu’en te persuadant de te faire détester de ceux-ci, ils en viennent à faire autour de toi le vide des amitiés ! Mais si, en considérant ton intérêt personnel, tu montres plus de jugement que n’en ont les gens dont je parle, c’est avec eux alors que tu en viendras à rompre. Quiconque justement est, au contraire, sans amour et doit plutôt à son mérite d’avoir réalisé l’objet de sa requête, celui-là ne sera pas jaloux de ceux qui ont commerce avec toi : ce sont plutôt ceux qui s’y refusent qu’il prendra en haine, dans l’idée que les seconds font fi de lui, alors que dans ton commerce avec les autres il trouve son profit. J’en conclus que celui-là te donne bien plus d’espoir de voir l’amitié e naître de la réalisation de ses vœux, à la place de l’inimitié.

« Il y a plus : parmi ceux qui aiment, beaucoup commencent par faire du corps l’objet de leur désir sans connaître le naturel de l’aimé, sans s’être mis au courant de ce qu’est d’autre part sa situation personnelle ; par suite ils ne peuvent être certains qu’ils tiendront encore à cette amitié le jour où leur désir aura pris fin. 233 Mais chez ceux qui n’aiment pas il y a eu, pour commencer, une mutuelle amitié, avant même qu’ils aient réalisé leur dessein ; ainsi il n’est pas vraisemblable que la satisfaction qu’ils en auront ressentie fasse diminuer cette amitié ; que, bien plutôt, elle subsistera comme un gage de ce que promet l’avenir. Il y a plus : il t’appartient d’acquérir, en me cédant, une valeur plus haute qu’en cédant à un amoureux. Ces gens-là en effet vont jusqu’à louer chez l’aimé paroles et actions, même à l’encontre de ce qui est le meilleur, en partie dans la crainte de se faire détester, en partie aussi parce que le désir a pour effet b de corrompre en eux le jugement ; car voici de quelle sorte sont les effets que manifeste l’amour : une malchance qui pour le reste des hommes n’est pas motif à se chagriner, il la leur fait tenir pour une affliction ; une bonne chance qui ne mérite même pas qu’on se réjouisse, il les contraint d’y trouver matière à louange de leur part. J’en conclus que c’est la pitié, beaucoup plus que l’envie, qui convient à l’égard de ceux qui sont aimés ! Si en revanche tu me cèdes, d’abord ce n’est pas à servir la jouissance présente que tendra mon commerce avec toi, mais encore à servir ton intérêt dans l’avenir ; sans c me laisser subjuguer par l’amour, mais en me dominant moi-même[28] ; sans me laisser non plus emporter par de faibles motifs à une forte inimitié, mais sur des raisons graves lent à concevoir une légère irritation, pour les fautes involontaires ayant de l’indulgence et, celles qui sont volontaires, m’efforçant de les conjurer : ne sont-ce pas là des indices d’une amitié qui vivra longtemps ? Si cette idée pourtant a bien pu te venir, qu’il n’est pas possible à une amitié forte de se former s’il ne se trouve pas quelqu’un qui aime d’amour, il te faut alors réfléchir que, ni nos fils d ne nous importeraient guère ni, sans doute, nos pères et nos mères, ni nous n’aurions d’amis fidèles, puisque ce n’est pas dans une passion de cette sorte que ces attachements ont leur principe, mais dans des convenances d’un ordre différent.

« Autre chose : si c’est à ceux dont la requête est la plus pressante qu’on doit accorder ses faveurs, alors ce n’est pas non plus, par ailleurs, à ceux qui valent le plus qu’il convient de faire du bien, mais à ceux qui sont le plus dénués : puisqu’en effet ils auront été débarrassés des maux les plus grands, infinie sera leur gratitude envers vous ! Il y a plus encore : aux festins privés ce ne sont pas les e amis qui mériteront d’être invités, mais les mendiants et ceux qui aspirent à se gorger : ne sont-ils pas, eux aussi, gens tout prêts à marquer de la tendresse, à faire cortège, à se rendre à votre porte, à ressentir une joie sans bornes, à avoir envers vous la gratitude la plus vive, à vous souhaiter abondance de biens ! Mais non : ce qui probablement convient, ce n’est pas d’accorder ses faveurs à ceux dont la requête est véhémente, mais à ceux qui sont le plus à même d’acquitter une dette de gratitude ; ce n’est pas non plus à ceux qui se contentent d’aimer, mais à ceux qui méritent l’affaire ; 234 ce ne sont pas davantage tous ceux pour qui la fleur de ta jeunesse doit être objet de jouissance, mais quiconque te donnera, quand tu seras devenu vieux, part à ses biens ; pas davantage ceux qui, l’affaire faite, aimeront à se faire valoir auprès des autres, mais quiconque par pudeur s’en taira à tout le monde ; pas davantage à ceux dont le zèle est de courte durée, mais à ceux dont l’amitié vivra sans changer d’un bout à l’autre de l’existence ; pas davantage quiconque, quand sa passion aura pris fin, cherchera à l’inimitié de mauvaises raisons, mais ceux pour qui, quand il en sera pour toi fini de ta fleur, b ce sera le moment de faire montre de ce qu’est leur propre mérite. Toi, donc, garde le souvenir de mes paroles ; réfléchis à ce point, que ceux qui aiment reçoivent de leurs amis des représentations sur le mal qu’il y a dans une telle pratique et que, au contraire, ceux qui n’aiment pas ne s’entendent jamais reprocher par personne de leur famille d’être ainsi conduits à mal consulter leur intérêt personnel.

« Probablement me demanderas-tu enfin si c’est indistinctement à quiconque n’aime pas que je te conseille d’accorder tes faveurs. Pour ma part, je pense que l’homme qui aime ne t’engagerait pas davantage à avoir cette pensée à l’égard, indistinctement, de ceux qui aiment : c pour qui fait bien son compte, cela ne mériterait pas gratitude égale et, pour toi qui souhaites que les autres n’en sachent rien, ce ne serait pas pareillement possible. Or il ne faut pas que de cela rien provienne qui soit dommage, mais, au contraire, de l’utilité pour tous les deux. Quant à moi, j’estime qu’il suffit de ce que je t’ai dit. Si tu as pourtant regret de quelque omission qu’à ton jugement j’aurais commise, interroge ! »


Comment trouves-tu ce discours, Socrate ? N’est-ce pas, à tous les égards, une merveille d’éloquence, et spécialement pour le d vocabulaire[29] ?

Socrate. — Disons mieux, cela tient du divin, mon camarade, au point que j’en suis tout étourdi ! Et cette impression, c’est à toi, Phèdre, que je la dois : j’avais les yeux sur toi et, pendant ta lecture, tu me semblais tout illuminé par ce discours et, vois-tu, dans la conviction qu’à ces sortes de choses tu t’entends mieux que moi, je me mettais à ta suite, et, m’y étant mis, je suis avec toi entré dans la bacchanale[30], oui avec toi, tête divine !

Phèdre. — Allons bon ! C’est comme cela, alors, que tu trouves bon de plaisanter ?

Socrate. — Ainsi je te fais l’effet de plaisanter et de n’être pas sérieux !

Phèdre. — e Point du tout, Socrate. Mais la vérité vraie, dis-la-moi, au nom du Zeus de l’Amitié[31] : penses-tu qu’il puisse y avoir en Grèce un autre homme capable de prononcer sur le même sujet un second discours qui ait plus d’élévation et d’abondance ?

Critiques de Socrate.

Socrate. — Eh quoi ! est-ce aussi notre devoir, à moi comme à toi, de louer le discours, de ce que l’auteur y a dit les choses qu’il fallait[32] ? et non pas plutôt, de ceci seulement que sa langue est nette et précise et chaque mot exactement fait au tour ? Si nous avons en effet ce devoir, c’est bien à cause de toi qu’il faudra le reconnaître ; car, à moi du moins, en raison de ma nullité l’idée ne m’en était point venue ! 235 C’est que, seule, la rhétorique du morceau avait attiré mon attention, et, pour ce qui est de l’autre point, non, pensais-je. Lysias lui-même ne pense pas y avoir satisfait. En somme, mon sentiment à moi, Phèdre, c’est, sauf objection de ta part, qu’il dit les mêmes choses deux et trois fois, comme si, pour rester dans le sujet, son éloquence était passablement à court de matière, ou que, peut-être bien, une question de ce genre fût pour lui sans aucun intérêt. Il me faisait dès lors l’effet d’un jouvenceau qui s’évertue à faire montre du talent qu’il a, en disant les mêmes choses comme ceci et puis comme cela, de les exprimer en perfection d’une façon comme de l’autre.

Phèdre. — b Ce que tu dis là, Socrate, ne signifie rien ! Voici en effet quelle est justement la qualité, et même la qualité maîtresse, du discours : entre les éléments du sujet qui valaient la peine d’être exprimés, il n’en a laissé aucun de côté ! J’en conclus qu’en comparaison du langage de notre homme, il n’y a personne qui soit capable d’en tenir un autre, ayant plus d’abondance et de plus de valeur.

Autres idées sur l’amour.

Socrate. — Voilà quelque chose qu’il ne me sera plus possible, à moi, de te concéder ! L’Antiquité, sache-le, compte des Sages, hommes aussi bien que femmes, qui ont traité de ces matières, oralement ou par écrit. Ils me confondront si, pour l’amour de toi, je me range à ton avis !

Phèdre. — Qui sont-ils, dis ! où donc as-tu c entendu un langage supérieur à celui-là ?

Socrate. — Pour l’instant, ma foi, je ne suis pas à même, comme cela, de te renseigner ! Ce qui est clair, c’est que j’en ai entendu : la belle Sapho ? le sage Anacréon ? ou même quelque prosateur ? Sais-tu donc ce qui me le fait supposer ? Une mystérieuse plénitude de l’âme me donne, divin Phèdre, le sentiment d’être en état, s’il le faut, de soutenir ici le parallèle en termes différents, sans demeurer en-dessous ! Or ce n’est point, en tout cas, de mon propre fonds que me viennent ces idées-là : j’en ai la certitude, conscient que je suis de mon incompétence. Reste donc, voilà mon avis, que c’est à des sources étrangères, je ne sais d’où, que par l’oreille je me suis empli, d à la façon d’une cruche ! Mais une fâcheuse paresse d’esprit m’empêche de même me rappeler et dans quelles conditions et par quelles personnes j’ai ouï dire ces choses-là.

Phèdre. — Ah ! le plus généreux des hommes, tu ne pouvais mieux t’exprimer : de quelles personnes tu l’as ouï dire, dans quelles conditions, tu n’as pas en effet à m’en parler même si je t’en prie, pourvu que tu fasses ce que justement tu dis. En parallèle à ce qu’il y a dans le cahier, tu t’es engagé à parler différemment, à la fois mieux et avec non moins d’abondance, sans t’en inspirer. De mon côté, envers toi je m’engage, pareil aux neuf Archontes, à faire offrande à Delphes d’une image en or, grandeur naturelle, e non pas de moi seulement, mais aussi de toi !

Socrate. — Comme c’est amical de ta part, Phèdre ! Et quelle nature d’or tu es en vérité, si tu te figures qu’à mon avis Lysias a totalement manqué son affaire et que par suite il est possible, point par point, de parler toujours autrement qu’il n’a fait : voilà qui n’arriverait même pas, je crois, au plus médiocre des écrivains ! Tiens, prenons le sujet du discours : avec cette thèse qu’il faut accorder ses faveurs à celui qui n’aime pas plutôt qu’à celui qui aime, qui crois-tu capable, s’il renonce 236 à célébrer la prudence du premier, à blâmer l’imprudence du second — développements qui a tout prendre s’imposent —, de trouver après cela quelque chose encore à dire ? De pareils thèmes, je crois au contraire qu’il y a lieu de les passer à l’orateur, de les lui pardonner, et que, pour tout ce qui est du même genre, ce n’est pas l’invention, c’est plutôt l’arrangement, qu’il y a lieu de louer ; tandis que, pour ce qui ne s’impose pas et dont l’invention est difficile, c’est, outre l’arrangement, l’invention qui est à louer.

Phèdre oblige Socrate à traiter le thème de Lysias.

Phèdre. — Je me rends à ces considérations ; il y a en effet du bon, à mon avis, dans ce que tu viens de dire. Voici donc ce que pour ma part je ferai : que l’homme amoureux est plus malade que celui b qui n’aime pas, telle est la thèse que je te donnerai pour point de départ ; quant au reste, différence du fond, abondance plus grande et plus grande valeur de ton discours comparé à celui-ci, c’est dit : je te veux en pied, or martelé, à Olympie, à côté de l’offrande des Cypsélides[33] !

Socrate. — As-tu, Phèdre, pris la chose au sérieux parce que, en te taquinant, je m’attaquais à tes amours ? Et te figures-tu par suite que, tout de bon, je vais entreprendre, en parallèle avec un personnage de ce talent, de dire du nouveau avec un surcroît de variété ?

Phèdre. — Voilà en vérité, mon cher, où t’attend la pareille et tu y es venu te faire prendre ! Tu n’as plus qu’à parler et c à t’en tirer comme tu pourras. Évitons d’en être réduits à faire des comédiens le piètre métier, en échangeant mutuellement nos rôles[34] ; donc gare à toi ! et ne va pas, je t’en prie, me réduire à tenir un langage que tu connais : « Ô Socrate, si de moi Socrate est ignoré, c’est que j’ai perdu jusqu’à la conscience de ce que je suis ! » et encore : « il grillait de parler et faisait pourtant des manières ». Mets-toi bien plutôt dans la tête que nous ne nous en irons pas d’ici que tu n’aies dit ce qu’à t’entendre tu as en l’âme ! Vois, nous sommes seul à seul et l’endroit est désert ; or c’est moi qui suis le plus fort et le plus jeune ! d C’est tout ; conclus : « À bon entendeur, salut[35] ! » Non, non, ne va pas choisir de parler par force plutôt que de bon gré !

Socrate. — Mais, bienheureux Phèdre, je vais être ridicule, moi profane, de me mettre dans une improvisation en parallèle, sur le même sujet, avec un auteur accompli !

Phèdre. — Sais-tu ce qui en est ? Finis de minauder avec moi : je ne suis pas loin en effet de tenir la formule qui te contraindra à parler…

Socrate. — Garde-toi bien alors de la prononcer !

Phèdre. — Non pas, je la dis au contraire, et tout de suite ! Ce sera un serment : « Je te le jure… » Ah ! mais, et par qui ? quelle divinité choisir ? Tiens, veux-tu ? par le platane e que voici ! « Oui, je l’atteste : si, face à l’arbre qui est là, tu ne prononces pas ton discours, jamais aucun autre discours, ni d’aucun orateur, ne te sera par moi ni produit, ni signalé ! »

Socrate. — Peste ! Comme tu as bien trouvé, gredin, le secret pour contraindre un homme ami des discours à satisfaire tes exigences !

Phèdre. — Qu’as-tu donc à tergiverser ?

Socrate. — Non, c’est fini, puisqu’aussi bien tu as fait ce serment : comment serais-je capable en effet de me priver d’un régal pareil[36] ?

Phèdre.237 Alors, parle !

Socrate. — Écoute, sais-tu comment je vais procéder ?

Phèdre. — Explique-toi…

Socrate. — Je vais m’encapuchonner pour parler, afin d’arriver au plus vite au terme de mon discours et d’éviter qu’en te regardant je n’aille, de honte, perdre contenance.

Phèdre. — Pourvu que tu parles, libre à toi, quant au reste, d’agir à ta guise.


II. Premier discours de Socrate.

Socrate. — « C’est vous que j’invoque, Muses à la voix légère[37], que vous deviez ce surnom à la qualité de votre chant ou bien à la race musicienne des Ligures ! Prenez en main, avec moi, la fiction[38] dont me force à discourir le beau sire que voici, dans l’intention que l’homme dont il est le fidèle, après b lui avoir fait déjà apprécier son talent, le lui fasse apprécier davantage encore !

« Or donc, il y avait une fois un jeune garçon, un adolescent plutôt, doué d’une grande beauté, et celui-ci avait des amoureux en grand nombre. Mais il y en avait un qui était un malin : sans avoir pour le garçon moins d’amour qu’aucun autre, il lui avait donné à croire qu’il ne l’aimait pas. Un jour même, comme il le sollicitait, voici précisément ce qu’il lui fit accroire : c’est qu’un homme qui n’aime pas a plus de droit aux faveurs que celui qui aime. Et son langage était celui-ci :

« Quel que soit l’objet dont on délibère, un unique point de départ, mon petit gars, permet de s’en bien tirer : c’est, obligatoirement, de savoir ce qu’est l’objet sur lequel c on délibère ; autrement, c’est forcé, on manque complètement le but[39]. Or un fait qui échappe à la plupart des hommes, c’est qu’ils ne savent pas, pour chaque chose, quelle en est l’essence ; ainsi, se figurant le savoir, ils ne se mettent point en peine d’un accord au point de départ de la recherche et, à mesure qu’ils y avancent, comme de juste ils le paient, puisqu’ils ne s’accordent, ni avec eux-mêmes, ni entre eux ! Ne nous mettons donc pas, toi et moi, dans le cas d’encourir le reproche que nous adressons à d’autres. Au contraire, dès lors que nous sommes, toi et moi, en face de la question de savoir si c’est avec un amoureux, ou avec un homme sans amour, qu’il vaut mieux lier amitié, le problème est celui de l’amour, de sa nature et de ses effets ; mettons-nous d’accord pour en poser une définition ; d ayons là-dessus les yeux fixés et rapportons-nous y, tandis que nous examinons si c’est utilité, ou bien dommage, que l’amour apporte avec lui.

« Et maintenant, ceci dit, que l’amour soit un désir, c’est une évidence pour tout le monde[40] ; que, d’autre part, même des gens qui n’aiment pas désirent ce qui est beau, on le sait : à quel signe distinguons-nous donc entre celui qui aime et celui qui n’aime point ? Il faut par ailleurs réfléchir qu’en chacun de nous il existe deux formes de principes et de motifs d’action, que nous suivons où ils peuvent bien nous mener : l’un, qui est inné, est le désir des plaisirs ; l’autre, qui est une façon de voir acquise, aspire au meilleur. Or ces deux tendances sont en nous parfois e concordantes, mais il arrive aussi qu’elles soient en lutte, et c’est parfois celle-ci qui domine, mais d’autres fois c’est celle-là. Cela posé, quand c’est une façon de voir qui, par la raison, conduit vers le meilleur et qu’elle domine, cette domination s’appelle tempérance ; 238 quand c’est le désir qui, déraisonnablement, entraîne aux plaisirs et gouverne en nous, voilà le gouvernement auquel on a donné le nom de démesure. Or la démesure a justement de multiples dénominations ; multiples sont en effet ses membres et multiples ses formes[41], et, parmi ces formes, celle qui vient à être mise en relief fait que sa propre dénomination sert à nommer l’homme qui la possède : une dénomination sans honneur et qui n’est guère précieuse ! Est-ce par exemple à la mangeaille que se rapporte le désir par lequel sont dominés, et la raison du meilleur, et le reste des désirs ? Voilà la gloutonnerie, dont le nom servira précisément aussi à désigner b celui chez qui elle existe. Est-ce d’autre part aux excès de boisson qu’a rapport ce désir tyrannique ? Puisque c’est de ce côté qu’il mène l’homme dont il est devenu l’apanage, il n’y a pas de doute sur l’épithète dont celui-ci sera gratifié. Et ainsi du reste : en ce qui concerne les noms apparentés à ceux-ci, et qui sont ceux de désirs eux-mêmes apparentés, le nom qu’il convient d’employer pour un désir dont le despotisme est sans relâche, ce nom est de toute évidence. Or, quel est le but où tend tout ce qui a été dit précédemment ? Peu s’en faut sans doute qu’il ne soit manifeste ; il est, en tout cas, plus sûr de le faire entendre que de le sous-entendre ! Le désir, dirai-je, qui, dépourvu de raison, prédomine sur un élan réfléchi vers la rectitude, c quand il se porte au plaisir que donne la beauté et quand, fortement renforcé à son tour par les désirs de sa famille dont la beauté corporelle est l’objet, il s’y porte victorieusement, alors, empruntant sa dénomination à sa rhômè, à sa force, il a reçu le nom d’Éros ou d’amour… »[42]


Pause :
une inspiration perce déjà.

Eh mais ! ne te fais-je point, mon cher Phèdre, l’effet que je me fais à moi-même, d’être dans un état qui tient du divin[43] ?

Phèdre. — C’est tout à fait mon avis, Socrate. On n’est pas habitué à te voir ainsi emporté par le flux de l’éloquence !

Socrate. — Chut ! alors, et écoute-moi. C’est que, tout de bon, l’endroit a bien l’air d’être divin ! De sorte que, si des fois, d avec le progrès de mon discours, j’en viens à être un possédé des Nymphes, ne t’en étonne pas. De fait, les paroles qu’à présent je profère ne sont plus bien loin d’être dithyrambiques !

Phèdre. — C’est très vrai, ce que tu dis là.

Socrate. — À toi la faute, sais-tu bien ! Mais écoute la suite : il pourrait se faire que se détourne de moi ce que je sens venir ; ceci, après tout, ce sera l’affaire du dieu ; la nôtre est de revenir au discours qui s’adresse au jeune garçon.

Reprise.

« Eh bien ! donc, mon brave, quel est précisément l’objet sur quoi il s’agit de délibérer, voilà, c’est chose dite et définie. Les yeux donc là-dessus fixés, ce qu’il nous reste encore e à faire, c’est de dire quelle utilité ou quel dommage, pour qui accorde ses faveurs, doit probablement résulter aussi bien de l’homme qui aime que de l’homme sans amour. Eh bien ! dis-je[44], quand on est gouverné par le désir, quand on se fait l’esclave de la jouissance, forcément on doit, semble-t-il, s’arranger à obtenir de l’aimé la plus grande somme de jouissance. Or une inclination malade s’enchante de tout ce qui ne la contrarie pas, déteste ce qui est supérieur ou égal. Donc, ni supériorité, 239 ni égalité ne seront par l’amoureux de bon gré supportées chez ses amours ; mais toujours au contraire il travaille à leur abaissement et à leur infériorité. Or l’ignorant est au-dessous du savant ; le poltron, au-dessous du brave ; le parleur inhabile, de celui qui a appris la rhétorique ; celui qui a l’esprit a lent, de celui qui l’a vif. Quand chez l’aimé l’intelligence a de pareilles faiblesses et bien d’autres encore, forcément l’amoureux s’attache à celles qui se forment comme à celles qui sont congénitales, tant pour se féliciter de ces dernières que pour faire naître les autres : faute de quoi, il laisse échapper la jouissance du moment ! Il va de soi qu’il est forcément jaloux ; qu’il tient l’aimé à l’écart b d’une foule de relations, de celles surtout qui lui seraient utiles en contribuant à faire de lui au plus haut point un homme ; qu’il lui cause ainsi un grand dommage, et le dommage le plus grand si c’est à l’écart de cette relation d’où résulterait pour lui la plus grande élévation de la pensée. Or c’est justement le cas de la divine philosophie[45] : un amoureux, forcément, loin d’elle écarte ses amours, par peur extrême d’être ainsi dédaigné ! N’importe quel stratagème lui est bon pour faire que son aimé soit ignorant de tout, et qu’en tout il ait les yeux tournés vers son amoureux : une fois mis en un tel état, il charmera sans doute celui-ci, mais à lui-même il se sera causé le dommage le plus grand ! En somme donc, pour ce qui est de l’intelligence, c qu’il s’agisse de direction, qu’il s’agisse de collaboration, il n’y a rien absolument à gagner avec l’homme qui a de l’amour.

« Passons au corps[46], à sa complexion, à la façon d’en prendre soin : quelle est cette complexion ? quels soins donnera ce à ce corps, quand il en sera devenu le seigneur, l’homme qui, par la force des choses, poursuit le plaisir de préférence au bien ? Voilà ce qu’il faut, après cela, considérer, Or cet homme, on le verra à la poursuite de quelque mollasse et non d’un garçon solide ; pas davantage, de quelqu’un qui ait été élevé au plein soleil, mais à couvert de l’ombre d’un demi-jour ; à qui ne soient pas familières les viriles fatigues et les sueurs de l’effort, mais à qui soient familières les délicatesses d’un régime sans virilité ; qui, d faute d’en avoir à lui propres, se parera de couleurs et de parures d’emprunt, dont toute l’occupation sera ce qui par ailleurs s’y rattache. Toutes choses manifestes et ne valant pas la peine qu’on aille plus avant, mais plutôt, après avoir sur un point particulier défini le principal, que l’on passe à un autre point : un corps de cette sorte, à la guerre comme dans toute autre nécessité importante, inspire en effet l’audace aux ennemis, tandis que les amis, et les amoureux justement, tremblent pour lui !

« Voilà, bien sûr, un point à laisser de côté comme manifeste, pour parler de celui qui vient ensuite : quelle utilité ou quel dommage, concernant e ce que nous avons à nous, devons-nous attendre de la société comme de la direction de l’homme qui aime[47] ? Eh bien ! oui, voici qui ne fait doute pour personne, pour l’amoureux surtout : tout ce qu’à lui l’aimé a de plus cher, de plus bienveillant à son égard, de plus divin, c’est de cela que pour celui-ci l’amoureux souhaiterait par-dessus tout la perte ; père, mère, parents, amis, il ne demanderait pas mieux que de l’en voir privé : autant d’empêcheurs, pense-t-il, autant de censeurs de l’extrême agrément 240 de son commerce avec lui ! Ce n’est pas tout : ce qu’il jugera, c’est qu’un aimé qui a du bien à soi, soit en argent, soit en propriété d’autre sorte n’est, ni de prise pareillement aisée, ni, une fois pris, aussi facile à manier ; il s’ensuit que, de toute nécessité, un amoureux est jaloux que ses amours aient du bien et, au contraire, ravi de leur ruine. Il y a plus encore : point de mariage pour ses amours, point d’enfants, point de foyer et le plus longtemps possible ! voilà la condition que leur souhaiterait l’amoureux[48], puisque son désir est de se réserver le plus longtemps possible l’égoïste jouissance de ce doux fruit.

« Il existe assurément bien des maux divers[49]. À la plupart d’entre eux néanmoins b un dieu, sur le moment, mêla du plaisir : ainsi le flatteur, c’est une terrible bête et grandement nuisible, et pourtant la nature y a mêlé un certain plaisir qui n’est pas sans saveur ; d’une courtisane aussi, comme d’une chose nuisible, on vous fera grief[50] ; sans parler d’une foule de créatures et de pratiques analogues, qui ont la propriété d’être, au moins pour un jour, on ne peut plus agréables. Il n’en est pas ainsi de l’amoureux par rapport à ses amours : il n’est pas nuisible seulement, son assiduité journalière fait de lui tout ce qu’il y a de plus désagréable. Chaque âge en effet, c c’est un vieux proverbe[51], fait ses délices de ce qui est de son âge : être du même temps porte, j’imagine, aux mêmes plaisirs, et cette similitude a l’amitié pour effet ; ce qui n’empêche, il est vrai, la satiété d’être inhérente, même à de telles relations. C’est la vérité aussi que la contrainte est, à son tour, qualifiée de pesante, pour tout le monde et en tout ; ce qui évidemment, en outre de la différence des âges, est au plus haut degré le cas de l’amoureux envers ses amours : dans ses relations avec quelqu’un de plus jeune, l’homme plus âgé n’accepte en effet pas volontiers d’être délaissé, ni jour ni nuit. Mais alors, c’est par la contrainte d et sous l’aiguillon qu’est mené celui qui, pour l’homme dont je parle, est la source perpétuelle des jouissances qu’il goûte à le voir, à l’entendre, à le toucher, à sentir par tous les sens son aimé ; si bien que ce sont des jouissances qui accompagnent son ferme assujettissement au service de celui-ci. Quant à l’aimé, comment l’encourager, ou quels plaisirs lui donnera-t-il à goûter pour faire que, à égalité de temps, ce commerce ne l’amène pas à l’extrême point du déplaisir ? oui, quand ce qui s’offre à sa vue, c’est la vision d’un être déjà âgé et qui n’est pas dans sa fleur, avec tout ce qui encore suit d’autre part cette vision, et dont il répugne d’entendre seulement parler, pour e ne rien dire du fait même d’une contrainte de se laisser manier, qui perpétuellement le harcèle ? oui, quand il est, tout le temps et vis-à-vis de tout le monde, soumis à des espionnages malignement soupçonneux ? qu’il s’entend faire des compliments hors de propos et qui passent les bornes ? mais des reproches aussi bien : reproches qui, lorsque l’amoureux n’a pas encore bu, ne sont pas tolérables, et qui, lorsque l’ivresse le gagne, ne sont pas intolérables seulement, mais en plus outrageants, et desquels se saoule l’impudence débridée de son langage ?

« Ce n’est pas tout : l’amoureux est nuisible et déplaisant tant qu’il aime ; mais, quand il a cessé d’aimer, il est sans foi pour le temps d’après : ce temps en vue duquel il multipliait ces promesses grâce auxquelles, à grand renfort de serments et de prières[52], il avait péniblement réussi à maintenir, 241 si accablant qu’en fût le fardeau, le commerce d’alors à cause des biens qu’il faisait espérer ! Voici donc venue l’obligation de payer sa dette. Mais en-dedans de lui-même s’est opéré un retournement[53] dans l’autorité et dans la direction : raison et sagesse ont remplacé amour et folie ; il est devenu un autre homme, et l’aimé ne s’en est point douté ! Celui-ci donc lui réclame la rémunération du passé, il évoque le souvenir de ce qu’a fait l’amoureux, de ce qu’il a dit : comme si son langage s’adressait au même homme ! Quant à l’autre, la honte l’empêche, et d’avoir le courage de dire qu’il est devenu un autre homme, et de trouver moyen de donner corps aux serments, aux promesses du régime antérieur, b celui de la déraison ; à présent qu’il a acquis la raison et qu’il est devenu sage, il ne veut pas qu’une conduite identique à celle de l’homme d’autrefois le fasse ressembler à celui-ci et redevenir le même. De ce passé il est donc à présent le transfuge, et c’est désormais pour lui une nécessité de faire défaut, maintenant qu’en tombant la coquille s’est retournée ; et, retourné lui-même, il se hâte de prendre la fuite ! L’autre, de son côté, est dans la nécessité d’être le demandeur, non sans s’indigner et prendre à témoin les dieux : c’est que, dès le principe, il a complètement méconnu cette vérité, que jamais il n’aurait dû accorder ses faveurs à un homme qui aime et qui forcément n’a pas sa tête à lui, mais c bien plutôt à celui qui n’aime pas et qui a toute sa tête ; qu’autrement il ne pouvait manquer de se mettre aux mains d’un être sans foi, d’humeur difficile, jaloux, désagréable, nuisible pour ses biens, nuisible aussi pour la complexion de son corps, nuisible enfin, par dessus tout et de beaucoup, pour la culture de son âme : un bienfait, au prix duquel il n’y a, aux yeux ni des hommes ni des dieux, rien en réalité qui vaille davantage, ni à présent ni jamais !

« Voilà en fin de compte, mon petit gars, ce qu’il faut se mettre dans l’esprit, et en même temps savoir que les bonnes intentions n’ont point de part à la genèse de l’amitié chez un amoureux, mais que, comme dans le cas de ce qui se mange, la réplétion en est l’objet :d la tendresse du loup pour l’agneau, voilà l’image de l’amitié qu’ont des amoureux pour un jeune garçon[54] ! »

Si l’on doit continuer, il faudra changer de ton.

C’est cela, je l’avais prévu, Phèdre ! Tu n’as plus à entendre de ma bouche un seul mot, et dis-toi plutôt maintenant que le discours a le point final…

Phèdre. — Pas possible ! Et moi qui me figurais que tu n’en étais qu’à sa moitié et que tu allais l’équilibrer[55] avec un développement sur celui qui n’aime pas, sur l’obligation de lui accorder par préférence ses faveurs, et dire tous les biens qu’en retour cela comporte. Or voici que justement, Socrate, tu veux en rester là ; pourquoi ?

Socrate. — Ne t’es-tu pas aperçu, bienheureux ami, que déjà ma voix e devenait épique ? que je n’en étais plus aux dithyrambes ? Et cela dans le blâme ! Mais, si c’est l’éloge de l’autre que je dois commencer, juges-en : qu’est-ce que je devrais faire ? As-tu idée que, par la vertu de ces Nymphes, auxquelles avec préméditation tu m’as livré, je vais être pris d’un enthousiasme indiscutable ? Je le dis donc d’un seul trait : tout ce que nous avons vilipendé chez l’un, le contraire en revient à l’autre à titre de biens ; à quoi bon allonger le discours, puisque sur tous deux il en a dit autant qu’il fallait ? Quel que soit donc le sort qui, en bonne justice, convienne à ma fiction, ce sort sera le sien ; moi, je traverse 242 cette rivière et je me sauve, avant que par toi pire violence ne me soit faite !

Phèdre. — Ah ! pas encore, Socrate, pas avant que soit passée la chaleur brûlante : ne vois-tu pas que c’est quasiment déjà midi tapant, l’heure où justement, comme on dit, ça tape dur[56] ? Attendons plutôt ici, tout en nous entretenant de ce qui s’est dit ; aussitôt la fraîcheur venue, nous partons !

Socrate. — Pour les discours, Phèdre, tu es en vérité divin et, tout bonnement, tu m’émerveilles ! C’est mon avis en effet : ton temps a vu se produire des discours, mais personne b n’en a fait se produire un plus grand nombre que toi, soit que tu les aies toi-même prononcés, soit qu’à autrui tu les aies de façon quelconque imposés. Je fais exception pour Simmias de Thèbes ; mais les autres, tu les surpasses, et de très haut. Et voici, je crois bien, qu’à présent encore tu viens de prendre l’initiative d’un discours que j’ai, moi, à prononcer ![57]

Phèdre. — Eh ! ce n’est pas là déclaration de guerre[58] ! Mais dis-moi comment, et quel est ce discours ?


Deuxième partie. —
La voix démonique.

Socrate. — Au moment même, mon bon, où j’étais sur le point de traverser la rivière, ce signal divin, ce signal dont la manifestation est habituelle chez moi[59], s’est manifesté. Or c’est toujours pour m’arrêter quand je vais c faire une chose. Et j’ai cru entendre une voix qui en venait et qui ne m’autorisait pas à m’en aller avant de m’être acquitté d’une pénitence, en raison de quelque péché de ma part envers la divinité : preuve certaine que je suis un devin, pas très fort c’est vrai, mais, à la façon des gens qui savent mal leurs lettres, juste assez rien que pour moi ! Donc j’ai déjà claire conscience d’avoir péché. Incontestablement une chose, camarade, qui a ce pouvoir même de divination, c’est aussi l’âme : il y avait en effet un je ne sais quoi qui me troublait, et depuis un bon moment, tandis que je disais mon discours ; j’étais tout décontenancé, par peur, selon la parole d’Ibycus[60], qu’ayant failli auprès des dieux, d je ne fusse, en compensation, honoré des hommes. Mais maintenant je me suis rendu compte de mon péché !

Phèdre. — Quel est donc le péché dont tu parles ?

Socrate. — Épouvantable, Phèdre, épouvantable est le discours dont tu t’es toi-même chargé, aussi bien que celui que tu m’as forcé de prononcer…

Phèdre. — Comment cela ?

Socrate. — Une niaiserie, et, dans une certaine mesure, une impiété ! Dans ces conditions peut-il y avoir plus épouvantable discours ?

Phèdre. — Impossible, pour peu que ce que tu dis soit la vérité.

Socrate. — Quoi donc ! Amour n’est-il pas à ton jugement le fils d’Aphrodite, et un dieu ?

Phèdre. — En tout cas c’est assurément la tradition[61].

Une palinodie expiatoire est nécessaire.

Socrate. — Du moins ce n’est pas celle du discours de Lysias, ni non plus du tien — de celui que e tu as prononcé par ma bouche, une fois celle-ci ensorcelée ! Mais Amour, s’il est (ce que réellement il est) un dieu ou bien quelque chose de divin, ne saurait être quelque chose de mauvais. Or c’est ainsi qu’il a été caractérisé par les deux discours qui viennent d’être prononcés à son sujet ; tous deux en cela ils péchaient donc envers Amour. Et de plus ils sont, l’un et l’autre, d’une niaiserie absolument exquise : alors qu’ils ne disent rien de sain ni de vrai, ils se font gloire d’être quelque chose, si d’aventure 243 ils doivent faire illusion à je ne sais quels bouts d’homme et s’être acquis auprès d’eux de la réputation ! C’est donc pour moi une nécessité de me purifier. Or il y a, pour ceux qui pèchent en matière de mythologie, une antique purification dont Homère, lui, ne s’est point avisé, mais bien Stésichore[62]. Privé de la vue pour avoir médit d’Hélène, il ne partagea pas l’incompréhension d’Homère : il avait de la culture, il comprit la raison et il se hâta de composer les vers que voici : « Il n’y a pas de vérité dans ce langage ! — Non, tu ne montas point sur les nefs bien pontées, — non, tu ne vins pas b au château de Troie ! » Et, quand il eut achevé de composer la Palinodie (c’est le titre du poème), sur le champ il recouvra la vue. En effet je montrerai, moi, plus d’habileté que ces gens-là, sous ce rapport du moins : je vais en effet, sans attendre quelque disgrâce pour avoir médit d’Amour, m’efforcer de lui payer ma « palinodie », avec la tête à découvert et non pas en m’encapuchonnant, comme de honte je le faisais tout à l’heure.

Phèdre. — Ah ! Socrate, c’est tout ce que tu pouvais me dire de plus agréable !

Socrate. — Cela prouve, mon bon Phèdre, que tu conçois ce qu’il y avait d’impudent dans les deux discours c prononcés, aussi bien celui-là que celui que tu as lu sur ton cahier. Supposons en effet qu’il se soit trouvé, pour nous entendre, un homme dont le caractère eût de la noblesse et de la bienveillance, et qui en aimât un autre tout pareil ou bien qui l’eût aimé auparavant ; quand nous lui parlerions de ces amoureux qui, pour de faibles motifs, s’emportent à une vigoureuse inimitié, qui à l’égard de leurs amours se conduisent en jaloux et leur sont nuisibles, comment pourrais-tu ne pas penser qu’à son jugement les propos entendus sont ceux de gens nourris parmi des matelots et qui n’ont jamais eu le spectacle d’un amour vraiment libre ? Ne s’en faudrait-il pas de beaucoup qu’il fût d’accord avec nous dans ces reproches dont nous chargeons d Amour ?

Phèdre. — C’est, par Zeus, bien possible, Socrate !

Socrate. — Eh bien ! devant cet homme-là, vois-tu, je me fais honte, et c’est d’Amour en personne que j’ai peur ; alors, j’aspire à un discours dont l’eau douce lave ce que j’appellerais l’acre salure des propos entendus[63] ! Mais à Lysias également je conseille d’écrire au plus vite sur l’obligation, toutes choses égales d’ailleurs, d’accorder ses faveurs à l’amoureux, plutôt qu’à celui qui n’aime pas.

Phèdre. — Eh bien ! sois-en sûr, c’est ainsi que ça se passera ! Du moment que tu auras prononcé l’éloge de l’amoureux, à toute force il faudra que Lysias soit par moi forcé d’écrire à son tour e un discours sur le même sujet[64].

Socrate. — Là-dessus je me fie à toi, ma parole ! aussi longtemps que tu seras qui tu es.

Phèdre. — Parle, alors, en toute assurance !

Socrate. — Où donc est passé ce jeune garçon à qui je m’adressais ? Il faut que ceci, il l’entende aussi. S’il ne l’entendait pas, peut-être bien prendrait-il les devants et donnerait-il ses faveurs à l’homme qui n’aime pas…

Phèdre. — Il est là contre toi, tout près, toujours à tes côtés et tant que tu voudras !

Second discours de Socrate. — Éloge de l’amour.

Socrate. — « Eh bien ! voici, mon beau gars, ce que tu dois bien te mettre à l’esprit : c’est que le précédent 244 discours était de Phèdre, fils de Pythoclès et bourgeois de Myrrhinonte, tandis que celui que je vais dire est de Stésichore, fils d’Euphème et natif d’Himère. Voici maintenant comment doit s’exprimer son discours : il n’y a pas de vérité dans un langage qui, la présence d’un amoureux étant admise, prétendra que c’est à celui qui n’aime pas qu’on doit de préférence accorder ses faveurs, et cela pour ce motif que le premier est en délire, et le second, de sens rassis ! Si en effet il était vrai, sans restriction, que le délire est un mal, ce serait bien parler. Mais le fait est que, parmi nos biens, les plus grands sont ceux qui nous viennent par l’intermédiaire d’un délire, Les quatre formes du délire inspiré des dieux. dont à coup sûr nous dote un don divin. On le voit en effet : la prophétesse de Delphes, b les prêtresses de Dodone, c’est dans leur délire qu’elles ont été pour la Grèce les ouvrières de nombre de bienfaits évidents, tant d’ordre privé que d’ordre public, tandis que, quand elles étaient dans leur bon sens, leur action se réduisait à peu de chose, ou même à rien. Après cela, parlerons-nous de la Sibylle ? de tous ceux qui, usant d’une divination qu’un dieu inspire, ont d’avance dicté à bien des gens, en bien des occasions, le droit chemin de leur avenir ? Ce serait s’attarder à ce qui est évident pour tout le monde.

Étymologies.

« Voici vraiment qui vaut la peine d’être produit en témoignage : cet autre fait que les hommes qui, dans l’Antiquité, instituaient les noms ne tenaient pas le délire, mania, pour une chose honteuse, non plus que pour un opprobre. Autrement, ils n’auraient pas en effet, c enlaçant ce nom-là au plus beau des arts, à celui qui permet de discerner l’avenir, appelé celui-ci manikê, l’art délirant ! Mais c’est parce qu’ils regardaient le délire comme une belle chose, toutes les fois qu’il provient d’une dispensation divine, c’est pour cela qu’ils instituaient cette dénomination. Les modernes qui, au contraire, n’ont pas le sens du beau, y ont introduit le t et l’ont appelé mantikê, l’art divinatoire. La preuve en est aussi que c’est justement l’art des gens qui se possèdent, s’employant à la recherche de l’avenir par le moyen des oiseaux et des autres signes ; un art qui en effet, à l’aide de la réflexion, procure à l’opinion des hommes, oïêsis, rationalité et information, noûs et historia. C’est pour cela que cet art fut par ces Anciens dénommé oïo-no-histikê. d Aujourd’hui les modernes l’appellent oïônistikê, l’art des oiseaux, l’art de l’augure, avec un o long, pour en rendre le nom imposant ! Autant donc, cela va de soi, sont supérieurs en perfection et en dignité, et l’art du devin par rapport à celui de l’augure, et le nom comme la fonction de l’un par rapport au nom comme à la fonction de l’autre, autant le délire est par sa beauté, les Anciens en témoignent[65], supérieur à la sagesse, le délire qui vient du dieu, à la sagesse dont les hommes sont les auteurs !

« Ce n’est pas tout : ces maladies même, ces épreuves, entre toutes rigoureuses, qui en conséquence d’antiques ressentiments, existent, venant on ne sait d’où, dans certains individus d’une race, — le délire prophétique, en se produisant chez ceux qui y étaient destinés, a trouvé le moyen de e les éloigner, et cela par un recours à des prières aux dieux, à des services en leur honneur ; grâce à quoi, ayant abouti à des rites purificateurs et d’initiation, il a mis à l’abri celui qui y participe, par rapport au présent comme par rapport au temps qui suivra, en faisant trouver à l’homme, en qui sont ce qu’il faut délire et possession, un moyen de s’affranchir des maux présents[66].

« 245 Il y a encore un troisième genre de possession et de délire, celui dont les Muses sont le principe : si l’âme qui en est saisie est une âme délicate et immaculée, elle en reçoit l’éveil, il la plonge dans des transports qui s’expriment en odes, en poésies diverses[67], il pare de gloire mille et mille exploits des Anciens, et ainsi il fait l’éducation de la postérité. Mais qui se sera, sans le délire des Muses, présenté aux portes de la Poésie avec la conviction que l’habileté doit en fin de compte suffire à faire de lui un poète, celui-là est lui-même un poète manqué, comme est éclipsée par la poésie de ceux qui délirent celle de l’homme qui se possède !

« Tu vois b tous les beaux effets — et encore ne sont-ce pas les seuls — que je suis à même de rapporter à un délire dont les dieux sont le principe. Concluons donc que ce n’est pas là en vérité chose dont, en elle-même, nous ayons à avoir peur, et ne nous laissons pas déconcerter par cet épouvantail d’une doctrine d’après laquelle il faut, à l’amitié de l’homme passionné, préférer celle de l’homme qui se possède. C’est le contraire : quand, non contente de dire cela, elle aura prouvé la thèse que voici, qu’elle se flatte alors d’emporter le prix ! la thèse d’après laquelle ce n’est pas dans l’intérêt de l’amant et de l’aimé que leur vient l’amour envoyé par les dieux ! Et nous, ce qu’en revanche nous avons à démontrer, c’est, inversement, que les dieux ont voulu le suprême bonheur de ceux-ci quand ils leur ont fait don d’un semblable délire[68]. c Sans doute cette démonstration ne convaincra-t-elle pas les esprits forts, mais pour des sages elle sera convaincante. Nécessité de savoir ce qu’est l’âme : Dans ces conditions, ce qui est tout d’abord requis, c’est qu’au sujet de la nature de l’âme, aussi bien divine qu’humaine, on se fasse des idées vraies en observant ses états et ses actes.

son immortalité ;

« Or voici d’où part cette démonstration : toute âme est immortelle. Ce qui en effet se meut soi-même[69] est immortel, au lieu que, pour ce qui, moteur d’autre chose, est mû aussi par autre chose, la cessation de son mouvement est la cessation de son existence. Il n’y a dès lors que ce qui se meut soi-même qui, du fait qu’il ne se délaisse pas soi-même, ne finit jamais d’être en mouvement ; mais en outre il est, pour tout ce qui encore est mû, une source et un principe d de mouvement. Or un principe est chose inengendrée ; car c’est à partir d’un principe que, nécessairement, vient à l’existence tout ce qui commence d’exister, au lieu que lui-même, nécessairement, il ne provient de rien ; si en effet il commençait d’être à partir de quelque chose, il n’y aurait pas commencement d’existence à partir d’un principe[70]. D’autre part, puisqu’il est chose inengendrée, l’incorruptibilité aussi lui appartient nécessairement ; il est évident en effet que, une fois le principe anéanti, ni jamais il ne commencera lui-même d’être à partir de quelque chose, ni autre chose à partir de lui, s’il est vrai que c’est à partir d’un principe que toutes choses doivent commencer d’exister. Concluons donc : ce qui est principe de mouvement, c’est ce qui se meut soi-même ; or cela, il n’est possible, ni qu’il s’anéantisse, ni qu’il commence d’exister : autrement, le ciel entier, la e génération entière venant à s’affaisser[71], tout cela s’arrêterait et jamais ne trouverait à nouveau, une fois mis en mouvement, un point de départ pour son existence. Maintenant qu’a été rendue évidente l’immortalité de ce qui est mû par soi-même, on ne se fera pas scrupule d’affirmer[72] que c’est là l’essence de l’âme, que sa notion est cette notion même. Tout corps en effet qui reçoit du dehors son mouvement est un corps inanimé ; est au contraire un corps animé, celui pour qui c’est du dedans et qui en tient de lui-même le principe, attendu que c’est en cela que consiste la nature de l’âme. Mais, si c’est bien ainsi qu’il en est, si ce qui se meut soi-même n’est pas autre chose que 246 l’âme, alors nécessairement l’âme devra être à la fois inengendrée[73] et immortelle.

Sa nature : le mythe de l’attelage ailé.

« Aussi bien, voilà qui suffit sur la question de son immortalité. Quant à ce qui est de sa nature, voici ce qu’il en faut dire : la caractériser, c’est l’affaire d’une exposition entièrement, absolument divine et fort étendue ; mais en donner une image, l’affaire d’un exposé humain et de moindres proportions ; en conséquence, c’est ainsi que nous devons parler. Cette image donc est[74] celle de je ne sais quelle force active naturelle, qui unit un attelage et un cocher, soutenus par des ailes. Cela étant, les Dieux ont des chevaux, des cochers qui, tous, sont eux-mêmes bons, composés de bons éléments, tandis que, pour le reste des êtres, b il y a du mélange. Pour nous, c’est, premièrement, d’un attelage apparié que le conducteur est cocher ; ensuite, des deux chevaux, l’attelage en a un qui est beau, bon et formé de tels éléments, tandis que la composition de l’autre est contraire, et contraire sa nature. Il s’ensuit que, dans notre cas, c’est nécessairement un métier difficile et ingrat que celui de cocher ! D’où vient donc, ceci posé, que mortel aussi bien qu’immortel soient des dénominations du vivant ? Voilà ce qu’on doit tâcher d’expliquer. C’est toujours une âme[75] qui a charge de tout ce qui est dépourvu d’âme ; mais, en circulant dans la totalité de l’univers, elle y revêt çà et là des formes différentes. C’est ainsi que, lorsqu’elle est parfaite c et ailée, elle chemine dans les hauteurs et administre le monde entier ; quand au contraire elle a perdu ses ailes, elle est entraînée jusqu’à ce qu’elle se soit saisie de quelque chose de solide[76] ; elle y établit sa résidence, elle prend un corps de terre et qui paraît être l’auteur de son propre mouvement à cause de la force qui appartient à l’âme : ce qu’on a appelé un vivant, c’est cet ensemble d’une âme et d’un corps solidement ajusté, et il a reçu la dénomination de mortel. Quant à celle d’immortel, il n’est rien qui permette d’en rendre raison d’une façon raisonnée ; mais nous nous forgeons, sans en avoir ni expérience ni suffisante intellection, une idée du dieu[77] : un vivant immortel d qui possède une âme, qui possède aussi un corps, mais tous deux naturellement unis pour une éternelle durée. Là-dessus cependant, qu’il en soit en somme et qu’on en parle ainsi qu’il plaît à la Divinité ; et maintenant passons à la raison qui fait tomber les ailes, qui les fait se détacher de l’âme. Or, voici quelle peut être cette raison.

La procession céleste des âmes.

« Il est de la nature de l’aile d’être apte à mener vers le haut ce qui est pesant, en l’élevant du côté où habite la race des Dieux, et ainsi c’est elle qui, entre les choses qui ont rapport au corps, a eu, le plus largement qui se puisse, part au divin. Or le divin, c’est ce qui est beau, savant, bon, avec e tout ce qui est du même ordre ; rien certainement ne contribue davantage à nourrir, à développer l’appareil ailé de l’âme ; au lieu que le laid, le mauvais, tout ce qui contraste avec les précédentes qualités, le dégrade et le ruine à fond. Or donc celui qui dans le ciel est le grand chef de file, Zeus, lançant son char ailé, s’avance le premier, ordonnant toutes choses en détail et y pourvoyant. Il est suivi par une armée de Dieux et de Démons, qui est ordonnée en onze sections ; 247 Hestia en effet reste à la maison des Dieux, toute seule. Quant aux autres, tous ceux qui, dans ce nombre de douze[78], ont obtenu rang de dieu conducteur sont chefs de file à leur rang, au rang qui a été assigné à chacun. Dans ces conditions, ils sont nombreux et béatifiques, les spectacles qu’offrent les évolutions dont le ciel est le domaine et qu’accomplit circulairement l’heureuse race des Dieux : chacun d’eux fait la tâche qui est la sienne ; le suit qui, toutes les fois, en a et la volonté et le pouvoir, car la place de l’Envie est en dehors du chœur des Dieux ! Or, aussi souvent qu’ils se rendent au repas et vont prendre part au banquet, ils montent b les escarpements qui mènent au sommet de la voûte qui surplombe le ciel : pour les attelages qui portent les Dieux, comme la façon dont ils sont équilibrés les rend faciles à conduire, la montée est aisée. Mais, pour les autres, elle se fait à grand peine : celui des chevaux en effet chez qui il y a de la rétiveté appuie pesamment ; il tire vers la terre son cocher, alourdissant la main de celui qui n’aura pas eu l’art de le dresser. C’est là, sache-le, que l’âme est en face de l’épreuve et de la joute suprêmes ! Les âmes en effet qu’on nomme immortelles, une fois qu’elles sont au sommet, s’avancent au dehors, se dressant alors sur le dos de la voûte céleste, et, ainsi dressées, sa révolution circulaire les emporte tandis qu’elles contemplent les réalités qui sont en dehors c du ciel.

Le lieu supracéleste.

« À l’honneur de ce lieu supracéleste nul poète parmi ceux d’ici-bas n’a encore chanté d’hymne, et jamais ne chantera d’hymne, qui y soit proportionné. Or, voici ce qui en est ; car, si vraiment il est un cas où l’on doive avoir le courage de dire la vérité, c’est surtout quand on parle sur la Vérité ! Eh bien ! donc, la réalité qui réellement est sans couleur, sans figure, intangible ; celle qui ne peut être contemplée que par le pilote de l’âme, par l’intellect[79] ; celle qui est le patrimoine du vrai savoir, c’est elle qui occupe d ce lieu[80]. Il s’ensuit que la pensée d’un Dieu, en tant qu’elle se nourrit d’intellection et de savoir sans mélange, et, de même, la pensée de toute âme qui se soucie de recevoir l’aliment qui lui convient, lorsqu’avec le temps elle a fini par apercevoir la réalité, elle en éprouve du bien-être, et la contemplation des réalités véritables est pour elle une nourriture bienfaisante, jusqu’au moment où la révolution circulaire la ramène au même point. Or, tandis qu’elle accomplit ce tour, elle a sous les yeux la Justice en elle-même, sous les yeux la Sagesse ; elle a sous les yeux un savoir qui n’est pas celui auquel est lié le devenir, qui n’est pas non plus celui qui se diversifie avec la diversité des objets auxquels il s’applique et auxquels, e dans notre présente existence, nous donnons le nom d’êtres, mais le Savoir qui s’applique à ce qui est réellement une réalité[81]. Après qu’elle a, de la même façon, contemplé les autres choses qui réellement sont des réalités, après qu’elle en a fait son régal, de nouveau elle s’enfonce dans l’intérieur du ciel et revient à son logis. Une fois qu’elle y est rendue, son cocher installe les chevaux devant la mangeoire, il y jette pour leur pâture l’ambroisie, et, après l’ambroisie, il leur donne à boire le nectar.

Les âmes autres que celles des Dieux.

« Voilà pour l’existence des dieux ; passons aux autres âmes. 248 Celle-ci fait de son mieux pour suivre les Dieux ; elle élève vers le lieu qui est en dehors du ciel la tête de son cocher ; entraînée dans la révolution circulaire, elle est à grand peine capable, dans l’embarras que ses chevaux lui causent, de porter les yeux sur les réalités. Cette autre tantôt lève, tantôt enfonce sa tête et, ne maîtrisant pas ses chevaux, elle voit les unes et non les autres. Quant au reste des âmes, comme elles aspirent toutes à monter, elles prennent bien la suite ; mais c’est peine perdue : elles sombrent dans le remous qui les entraîne, se piétinant et se bousculant entre elles, b chacune s’efforçant de se placer en avant d’une autre. C’est donc le tumulte, la lutte, les sueurs, tout cela à son comble, et, comme de juste, l’occasion pour beaucoup d’âmes, du fait de l’impéritie des cochers, d’être estropiées ; pour beaucoup d’entre elles, d’avoir beaucoup de leur plumage froissé ! Toutes enfin, accablées de fatigue, s’éloignent sans avoir été initiées à la contemplation de la réalité, et, une fois éloignées, c’est l’Opinion[82] qui fait leur nourriture. Oui, ce qui est le mobile d’un si grand effort pour apercevoir où est la Plaine de Vérité, c’est justement que la pâture convenant à ce qu’il y a dans l’âme de meilleur se tire du pré qui s’y trouve, et que c’est c là ce dont se nourrit la nature de ce plumage qui donne à l’âme sa légèreté.

Eschatologie

« Et maintenant voici ce qu’a décrété Adrastée[83]. Toute âme qui, en faisant partie du cortège d’un Dieu, a eu quelque vision des réalités véritables, est jusqu’à la révolution suivante exempte d’épreuve, et, si toujours elle est capable de réaliser cette condition, à toujours elle est exempte de dommage ; quand au contraire, faute d’avoir été capable de suivre docilement, elle ne voit point ; quand, par l’effet de quelque disgrâce, comblée d’oubli et de perversion, elle s’est alourdie ; que, s’étant ainsi alourdie, elle a enfin perdu son plumage et gît sur la terre, c’est alors une loi qu’elle d n’aille s’implanter en aucune sorte de bête dès la première génération ; mais que celle qui aura eu la plus copieuse vision aille s’implanter dans la semence d’un homme appelé à devenir ami du savoir ou ami de la beauté, ou bien d’un homme qui a de la culture et qui est instruit en matière d’amour ; que, pour celle du second rang, ce soit dans la semence d’un roi qui obéit à la loi, ou bien guerrier et habile à commander ; que celle du troisième rang vienne animer un politique, à moins que ce ne soit un bon intendant ou un financier ; celle du quatrième, un homme qui aime la fatigue des exercices physiques, ou bien encore qui s’emploiera à guérir le corps ; la cinquième aura droit à une existence de devin ou consacrée à quelque forme d’initiation ; à la sixième e correspondra le faiseur de poésies ou tout autre parmi ceux qui s’occupent d’imiter ; à la septième, l’artisan ou le cultivateur ; à la huitième, le professionnel de la sophistique ou de l’art de flatter le peuple ; à la neuvième, l’homme tyrannique.

« Et maintenant, admettons que, dans l’ensemble de ces hommes, il y en ait un qui ait mené une vie juste : il reçoit en partage un meilleur lot, et un pire si c’est une vie d’injustice. C’est que le même point d’où chaque âme est venue n’est pour elle celui du retour qu’après dix mille ans : ce n’est pas avant tout ce temps que l’âme en effet reçoit des ailes, 249 exception faite pour celle de l’homme qui a été un loyal ami du savoir ou qui a aimé les jeunes garçons d’un amour philosophique. De fait, ces âmes-là, à la troisième révolution millénaire et dans le cas où, trois fois de suite, elles ont choisi ce genre de vie, s’étant de la sorte donné des ailes, à la trois-millième année elles s’éloignent ! Quant aux autres, une fois qu’elles ont terminé leur première existence, elles sont soumises à un jugement, et, après qu’elles ont été jugées, les unes s’en vont aux maisons de justice qui sont sous terre et y paient leur juste peine, tandis que celles que l’arrêt de justice a fait monter, légères, jusqu’à tel ou tel endroit du ciel, celles-là mènent une vie qui récompense la vie qu’elles b ont vécue sous une forme humaine. Or, à la millième année, pour celles-ci comme pour celles-là, le moment est venu de tirer au sort et, à la fois, de choisir leur deuxième existence, le choix de cette existence dépendant de la volonté de chacune. C’est à ce moment qu’en une existence de bête vient passer une âme d’homme[84], tout comme, d’une existence de bête, revient à la condition humaine celui qui fut une fois homme : il n’y aura pas en effet, pour l’âme qui jamais n’eut une vision de la Vérité, de passage à cette forme qui est la nôtre.

L’Idée et la réminiscence ; le délire d’amour.

« La cause en est qu’une intelligence d’homme doit s’exercer selon ce qu’on appelle Idée, en allant d’une multiplicité de sensations c vers une unité, dont l’assemblage est acte de réflexion[85]. Or cet acte consiste en un ressouvenir des objets que jadis notre âme a vus, lorsqu’elle s’associait à la promenade d’un dieu, lorsqu’elle regardait de haut tout ce à quoi dans notre présente existence nous attribuons la réalité et qu’elle levait la tête vers ce qui est réellement réel. Aussi est-il juste assurément que, seule, la pensée du philosophe soit ailée : c’est que les grands objets, auxquels constamment par le souvenir elle s’applique dans la mesure de ses forces, sont justement ceux auxquels, parce qu’il s’y applique, un dieu doit sa divinité[86] ! Eh bien ! c’est en usant droitement de pareils moyens de souvenance qu’un homme, dont l’initiation à de parfaits mystères est toujours parfaite, est seul à devenir réellement parfait. Mais, comme il s’écarte d des objets où tend le zèle des hommes et qu’il s’attache à ce qui est divin, la foule lui remontre qu’il a la tête à l’envers, alors qu’il est possédé d’un dieu ; mais la foule ne s’en rend pas compte !

« Or donc, voici où en arrive tout le développement concernant la quatrième forme du délire — oui, du délire : quand, à la vue de la beauté d’ici-bas, au ressouvenir de celle qui est véritable, on prend des ailes, de nouveau ailé[87] impatient aussi de s’envoler mais impuissant à le faire, portant vers le haut son regard à la manière de l’oiseau[88], mais négligeant les choses d’en-bas, on a ce qu’il faut pour se faire taxer d’être atteint de délire… e La conclusion, c’est que, entre toutes les formes de possession divine, celle-là se révèle être la meilleure, en même temps que faite des meilleurs éléments, aussi bien pour celui qui en est le sujet que pour celui qui y est associé ; et, en outre, que la présence de ce délire chez qui aime les beaux garçons fait dire de lui qu’il est fou d’amour ! Toute âme d’homme en effet a par nature, ainsi que je l’ai dit, contemplé les réalités : autrement, elle ne serait pas venue dans le vivant dont je parle. 250 Mais trouver dans les choses de ce monde-ci le moyen de se ressouvenir de celles-là n’est pas aisé pour toute âme, ni pour toutes celles qui alors n’ont eu qu’une brève vision des choses de là-bas, ni pour celles qui, une fois tombées en ce lieu-ci, ont été assez malchanceuses pour se laisser tourner à l’injustice par on ne sait quelles fréquentations et pour y trouver l’oubli des augustes objets dont en ce temps-là elles ont eu la vision ; il n’en reste donc qu’un petit nombre auxquelles appartienne en suffisance le don du souvenir. Mais, quand il arrive à celles-ci d’apercevoir une imitation des choses de là-bas, elles sont hors d’elles-mêmes et ne se possèdent plus ! Quant à la nature de ce qu’elles éprouvent, elles ne s’en rendent pas compte, faute de pouvoir s’analyser comme il faut.

Le privilège de la Beauté.

« b Ce qu’il y a de sûr, c’est que Justice, Sagesse, tout ce qu’il y a de précieux encore pour des âmes, ne possèdent aucune luminosité dans les images de ce monde-ci : à grand peine, au contraire, de troubles instruments permettent-ils, et même à un petit nombre de gens, de recourir aux représentations de ces objets pour contempler en elles les traits de famille que ces représentations ont gardés. La Beauté, elle, était resplendissante à voir, en ce temps où, unis à un chœur fortuné, ces gens-là avaient en spectacle la béatifique vision, nous à la suite de Zeus et dans son cortège, d’autres dans celui d’un autre dieu ; ce temps où cela était sous leurs yeux ; où ils s’initiaient à celle des initiations dont il y a justice à dire qu’elle atteint la suprême béatitude ; c mystère que nous célébrions dans l’intégrité de notre vraie nature et exempts de tous les maux qui nous attendaient dans le cours ultérieur du temps ; intégrité, simplicité, immobilité, félicité appartenant à leur tour aux apparitions que l’initiation a fini par dévoiler à nos regards au sein d’une pure et éclatante lumière[89], parce que nous étions purs et que nous ne portions pas la marque de ce sépulcre que, sous le nom de corps, nous promenons actuellement avec nous[90], attachés à lui de la même façon que l’est l’huître à sa coquille !… Trêve au souvenir ! C’est assez de cet hommage : en nous donnant regret de ce passé, voici qu’à présent il nous a fait trop longuement parler ! Or c’est de la Beauté qu’il s’agissait. Dans sa réalité, disions-nous, d elle resplendissait parmi les réalités dont il était question. Depuis notre venue en ces régions, c’est elle encore sur qui nous avons eu prise au moyen de celui qui est le plus clair des sens que nous possédons, elle-même brillante d’une supérieure clarté. De fait, la vision est la plus aiguë des perceptions qui nous viennent par l’intermédiaire du corps ; mais la Pensée, elle ne la voit point ! Quelles inimaginables amours ne nous donnerait pas celle-ci[91], si pareillement elle donnait d’elle-même quelque claire image qui parviendrait à la vue, et ainsi des autres réalités, toutes aimables, autant qu’elles sont ! Mais non : seule la Beauté a obtenu ce lot de pouvoir être ce qui est le plus en évidence et ce dont le charme est le plus aimable.

« À la vérité, celui e qui n’est pas fraîchement initié ou bien qui s’est laissé corrompre n’est point vif, d’ici, à se porter là-bas, vers la Beauté en soi, quand il contemple ce à quoi, en ce monde-ci, est appliqué son nom[92]. Aussi n’est-ce point avec vénération qu’il tourne dans cette direction ses regards ; mais au contraire, s’abandonnant au plaisir, il agit en bête à quatre pattes, il se met en ce devoir de saillir et d’engrosser, et, se familiarisant avec la démesure, il ne craint pas, 251 il n’a pas honte non plus, de poursuivre un plaisir contre nature. Quant à celui au contraire qui vient d’être initié, celui pour qui l’abondant objet de ses contemplations, ce furent les réalités de jadis, celui-là, quand il voit un visage d’un aspect divin, imitation réussie de la Beauté, ou quelque corps pareillement bien fait, il éprouve d’abord un frisson, et quelque chose l’envahit sourdement de ses effrois de jadis. Puis le voici qui tourne ses regards dans la direction du bel objet ; il le vénère à l’égal d’un dieu ; s’il ne craignait même de passer pour être au comble du délire, il offrirait, comme à une sainte image et à un dieu, des sacrifices au bien-aimé ! Or, au moment où il voit, se fait en lui le changement qu’amène le frisson : b une chaleur inaccoutumée. C’est que, une fois reçue par la voie des yeux l’émanation de la beauté, il s’échauffe, et l’émanation donne de la vitalité[93] au plumage ; l’échauffement, de son côté, fait fondre ce qui, concernant l’expansion de cette vitalité, s’était depuis longtemps fermé sous l’action d’un durcissement et l’empêchait de germer. Mais l’afflux de l’aliment produit un gonflement, un élan de croissance dans la tige des plumes à partir de la racine, dans tout le dedans de la forme de l’âme. L’âme en effet, au temps jadis, était tout entière emplumée ; la voilà donc, en celui-ci, dans une ébullition générale et toute palpitante ; c ses impressions sont exactement ce que sont, dans le cas de la dentition, les impressions de ceux qui font leurs dents, quand ils sont tout juste en train de les percer : une démangeaison, un agacement[94], c’est identiquement ce qu’éprouve en vérité l’âme de celui chez qui commencent à pousser les plumes ; elle est à la fois en ébullition, agacée, chatouillée dans le temps où elle fait ses ailes.

« Or donc, le voilà qui regarde dans la direction de la beauté du jeune garçon. De là provient un flot de particules, et c’est précisément pour cette raison que ce flot est appelé la vague de désir[95]. Une fois que l’âme l’a reçu, sa vitalité est stimulée, elle s’échauffe ; alors elle se repose de sa souffrance, d elle est dans la joie. Qu’elle vienne au contraire à en être isolée et qu’ainsi elle se flétrisse, alors les embouchures des pertuis par où la plume se fait sa route se sèchent toutes ensemble et, s’étant fermées, interceptent le germe de la plume. Mais celui-ci, ayant été, en commun avec la vague de désir, intercepté dans l’intérieur de l’âme, saute à la façon d’un pouls qui bat fort ; il vient gratter dans les pertuis, chaque germe à chaque pertuis ; si bien que, tout entière encerclée de piqûres, l’âme bondit follement sous la douleur, tandis que le souvenir qu’elle a du bel objet la met en revanche dans la joie. Le mélange de ces deux sentiments fait qu’elle se tourmente de ce qu’il y a de déroutant dans son état, e et aussi qu’elle enrage de ne pouvoir en sortir[96] ; dans le délire où elle est, elle ne peut, ni dormir la nuit, ni pendant le jour demeurer en place ; mais elle court, pleine de convoitise, aux lieux où, pense-t-elle, elle pourra voir celui qui possède la beauté. Or, quand elle l’a vu, qu’elle a fait dériver vers elle la vague de désir, elle commence alors à dégager ce qui auparavant était obstrué : elle a repris son souffle, pour elle c’en est fini des piqûres ainsi que du douloureux travail, et c’est en quoi aussi elle cueille pour l’instant le plaisir le plus délicieux. 252 Voilà certes une condition de laquelle elle n’accepte pas volontiers d’être éloignée, et il n’y a non plus personne dont elle fasse plus de cas que du bel objet : mères, frères, camarades, tout cela est au contraire oublié ; la perte des biens, fruit de son incurie, ne compte à ses yeux pour rien ; les bons usages et les belles manières, dont jusqu’alors elle faisait sa parure, sont englobés par elle dans un même dédain ; elle est prête à l’esclavage, elle est prête à dormir où on lui donnera permission, au plus près de ce qu’elle convoite[97] ! C’est que, non contente de vénérer l’être qui possède la beauté, en lui seul elle a trouvé un médecin des peines les plus grandes[98]. Eh bien ! b cet état-là, mon beau gars, toi à qui je m’adresse, les hommes, il est vrai, le nomment amour, mais si je te dis comment l’appellent les dieux, ta jeunesse sans doute ne fera qu’en rire ! On cite (certains Homérides, je crois bien, qui les tirent de leurs réserves) deux vers en l’honneur d’Amour, dont le second en prend tout à fait à son aise et n’est pas d’une prosodie très régulière. Or voici ce qu’ils chantent : Amour-qui-vole est, à vrai dire, son nom pour les mortels ; — mais, pour les immortels, c’est l’Emplumé, à cause de son pouvoir c de faire pousser des plumes. Permis, bien entendu, de croire à cela, permis aussi le contraire[99] ! Toujours est-il que, pour ce qui concerne la cause et l’effet, c’est précisément ce qui en est dans le cas des amants.

Chaque âme imite le dieu dont elle a suivi le cortège.

« Poursuivons : celui qui s’est fait prendre, s’il est de ceux qui ont fait cortège à Zeus, est capable de porter, avec une plus solide assiette, le fardeau du dieu qui tire son nom de son emplumage. Quant à ceux qui furent les servants d’Arès et ont accompagné sa révolution, quand Amour s’empare d’eux et qu’ils pensent avoir été injustement traités par leur bien-aimé, ils sont portés au meurtre et prêts à se sacrifier eux-mêmes en même temps que leurs mignons. d Et de même, en rapport avec chacun des Dieux dont chacun fut le choreute, c’est à honorer ce dieu-là, à l’imiter le plus complètement possible, que se passe la vie : tant qu’il n’y a pas eu contamination et que l’existence vécue est celle de la première génération ici-bas, c’est encore selon cette manière d’être qu’on se comporte dans les relations avec les bien-aimés comme à l’égard des hommes en général. Ainsi donc, pour ce qui est de l’amour des beaux garçons, chacun fait son choix de la manière voulue et, l’objet de ce choix représentant pour lui la divinité même, c’est comme une sorte d’image sainte qu’il se fabrique et qu’il orne, dans l’intention de l’honorer et de lui rendre un culte secret ! Ceux-là e donc, dis-je, qui dépendent de Zeus cherchent que de Zeus soit l’âme de celui qui sera aimé par eux : ils examinent en conséquence si, de sa nature, il est philosophe et apte à conduire, et quand, l’ayant découvert, ils se mettent à l’aimer, ils font tout pour qu’en réalité il soit tel[100]. Par suite, si c’est là un genre d’occupation dans lequel auparavant ils ne se sont pas engagés, à présent qu’ils y ont mis la main, ils s’instruisent à la source où ils en auront quelque possibilité ; par eux-mêmes aussi, ils poursuivent cette recherche. Or, quand ils tiennent la piste, leur effort pour découvrir, par leurs moyens personnels, la nature de leur propre Dieu 253 est couronné de succès, parce que c’est pour eux une intense nécessité de regarder dans la direction de ce Dieu. Lorsqu’enfin ils l’atteignent par le souvenir et que le Dieu dont il s’agit les possède, c’est à lui qu’ils empruntent leurs façons habituelles et l’occupation de leur activité, pour autant qu’il est possible à l’homme de participer à la divinité. Bien entendu, ce résultat, c’est au bien-aimé qu’ils le rapportent, et ils l’en chérissent encore davantage ; ont-ils même puisé à la source de Zeus, pareils aux Bacchantes ils reversent ce qu’ils y ont pris sur l’âme du bien-aimé, le rendant ainsi le plus complètement possible semblable au Dieu qui est le leur ! Tous ceux qui, d’autre part, ont suivi dans b le cortège d’Hèra cherchent un aimé de type royal, et, quand ils l’ont trouvé, en tout ils procèdent à son égard de la même façon. Ceux qui relèvent d’Apollon ainsi que de chacun des Dieux, réglant leur marche sur la sienne, cherchent que leur propre mignon ait un naturel assorti. Et, quand ils ont acquis ce résultat en imitant eux-mêmes leur Dieu tout comme en conseillant leurs bienaimés et en les disciplinant, ils les amènent à rapporter à ce Dieu l’emploi qu’ils font de leur activité ainsi que leur aspect extérieur. Cela dépend de la capacité de chacun : de leur part il n’y a point d’envie, pas de mesquine malveillance à l’égard de leurs mignons ; tout au contraire, c’est à leur ressembler à eux-mêmes et, totalement, de tout point, à tel c Dieu qu’ils honorent, c’est à cela qu’ils s’efforcent le plus possible de les amener, c’est pour cela qu’ils se conduisent comme ils font. Concluons : les aspirations de tout amant véritable et son initiation, à condition du moins qu’il prenne, pour réaliser ce à quoi il aspire, la voie dont je parle, voilà quelles en sont la beauté, la félicité pour celui qu’un ami dont Amour cause le délire a pris en amitié, à condition que celui-ci ait été conquis.

Les alternatives de l’amour.

« Or voici maintenant de quelle façon se fait prendre celui qui a été conquis. Rappelons-nous qu’au commencement de cette fable nous avons dans chaque âme distingué trois sortes de choses : il y en a deux qui sont du type cheval, d tandis que la troisième a fonction de cocher ; à présent encore tout cela devra demeurer. Et maintenant, de ces chevaux l’un, disons-nous, est bon, non pas l’autre ; mais en quoi consiste l’excellence du bon ou, chez le vicieux, son vice, c’est ce que nous n’avons pas expliqué et qu’à présent nous avons à dire. Eh bien ! le premier des deux, et qui est celui dont plus belle est la condition, a le port droit ; il est bien découplé, il a l’encolure haute, la ligne du chanfrein légèrement courbe ; son pelage est blanc ; ses yeux, noirs ; il est amoureux d’une gloire qu’accompagnent modération et réserve ; comme il est compagnon de l’opinion vraie[101], pour être conduit il n’a pas besoin qu’on le frappe : c’est assez d’un encouragement ou d’une parole. Le second, par contre, e est de travers, massif ; il est bâti on ne sait comment ; il a l’encolure épaisse, la nuque courte, le masque camard ; sa couleur est noire et ses yeux gris, sa complexion plutôt sanguine[102] ; compagnon de la démesure et de la gloriole, ses oreilles, pleines de poil, sont sourdes et c’est à peine si le fouet garni de pointes[103] le fait obéir. Cela étant, quand à la vue de l’amoureuse apparition le cocher, qui par la sensation a répandu de la chaleur dans la totalité de son âme, a presque son compte du chatouillement et des piqûres causées par le regret, 254 alors celui des chevaux qui obéit docilement au cocher, celui à qui, aussi bien toujours qu’à présent, s’impose la contrainte de sa réserve, se retient de fondre sur l’aimé. Mais l’autre, qui ne se soucie plus ni des pointes du cocher ni de son fouet, d’un bond violent s’élance et, donnant à son compagnon et à son cocher toutes les peines imaginables, il les contraint à se porter vers le mignon et à lui faire entendre combien sont délicieux les plaisirs d’amour ! Au début, tous deux se raidissent avec indignation devant une contrainte qui tend à ce qu’ils jugent abominable et contraire à la loi ; b ils finissent pourtant, quand le mal ne connaît plus de borne, par se laisser sans résistance mener de l’avant et ils consentent à faire ce à quoi on les invite.

« Les voilà donc tout contre ; ils regardent l’apparition ; elle flamboie : c’est le bien-aimé[104] ! Mais, à sa vue, les souvenirs du cocher se portent vers la réalité de la Beauté : il la revoit, accompagnée de la Sagesse et dressée sur son socle sacré ! Il l’a vue dans son souvenir, et un mélange de crainte et de vénération l’a fait se renverser en arrière ; du coup, il a été forcé de tirer par devers lui c les rênes avec une telle vigueur qu’il a fait s’abattre les chevaux sur la croupe, l’un et l’autre : l’un, sans contrainte parce qu’il ne se raidit pas ; l’autre, le révolté, en le contraignant rudement. Tandis qu’ils se retirent plus loin, l’un, sous la honte et l’effroi, mouille de sueur l’âme tout entière ; mais l’autre, une fois passée la souffrance que lui ont fait endurer et le mors et sa chute, n’a pas encore repris haleine que déjà sa colère se répand en invectives et qu’il abreuve de ses reproches le cocher ainsi que son compagnon d’attelage : par lâcheté, par pusillanimité, ils ont déserté d le rang et trahi leur engagement ! Et, comme de nouveau, malgré leurs refus, il les met en demeure de revenir à la charge, c’est à grand peine qu’ils obtiennent de lui qu’on remette à une autre fois. Puis, quand arrive l’époque convenue, comme ils font tous deux mine d’en avoir perdu souvenance, il les en fait de force se ressouvenir, il hennit, il tire : une fois de plus il les a contraints d’approcher du bien-aimé, pour lui tenir les mêmes propos ! Enfin, maintenant que les voilà à proximité, il se penche en avant sur lui, il déploie sa queue, il mâchonne le mors, il tire sans vergogne. Le cocher cependant e a ressenti, plus vivement encore, le même sentiment ; comme s’il avait devant lui la barrière[105], il se renverse ; avec plus de violence encore, il ramène le mors en arrière et, l’arrachant des dents du cheval révolté, il ensanglante la bouche injurieuse et les mâchoires de celui-ci ; forçant à toucher terre ses jambes et sa croupe, il le livre aux douleurs[106] ! Or, quand elle a été plusieurs fois traitée de la même façon, la mauvaise bête enfin renonce à la démesure ; elle suit désormais, l’échine basse, la décision réfléchie du cocher et, lorsqu’elle aperçoit le bel objet, elle se meurt d’effroi. Ce qui en résulte finalement, c’est qu’alors l’âme de l’amoureux est désormais pleine de réserve autant que de crainte, quand elle se fait suivante du bien-aimé.

Comment il se partage : explication physique.

« 255 Voilà donc que, par là même, à ce dernier est vouée une dévotion sans bornes comme à un égal des dieux : l’amant ne joue pas la comédie[107] ; c’est là au contraire sa disposition véritable ; et lui, de son côté, il a une amitié naturelle pour ce dévotieux servant[108] ! Supposons que d’aventure, et même antérieurement, il ait été circonvenu par des camarades ou par d’autres personnes, lui disant qu’il est vilain d’approcher quelqu’un qui vous aime[109], et que, pour ce motif, il repousse l’amoureux. Une fois pourtant que le temps a marché, l’âge aussi bien que la force des choses l’ont amené à l’admettre b dans sa société : c’est, sans nul doute, qu’un méchant n’est pas prédestiné à avoir de l’amitié pour un méchant, et pas davantage un brave homme, à être sans amitié à l’égard d’un brave homme[110]. Or, après qu’il l’a admis, qu’il a accueilli et son entretien et sa société, c’est de près que se manifeste la bienveillance de l’amoureux, et cela met l’aimé hors de lui-même : il se rend compte que, même réunis, tous les autres, amis ou parents, le lot d’amitié qu’ils peuvent lui procurer n’est rien au prix de celui que procure l’ami possédé d’un dieu ! Puis, quand il a persévéré dans cette conduite et qu’il approche cet ami, en y ajoutant les contacts des gymnases[111] et autres c lieux de réunion, à ce moment le flot du courant dont j’ai parlé, et auquel le nom de vague de désir fut donné par Zeus alors qu’il aimait Ganymède[112], commence à se porter en abondance vers l’amoureux. Mais, tandis qu’il y en a une part qui se perd en lui, l’autre, une fois qu’il a été rempli jusqu’au bord, s’écoule à l’extérieur. Pareil au souffle, ou bien au son que des surfaces lisses et résistantes font rebondir et renvoient en sens inverse à son point de départ, ainsi le courant, qui est venu de la beauté, chemine en sens inverse par la voie des yeux vers le bel objet. Quand, par le chemin qui naturellement le mène à l’âme, il y est parvenu et qu’il l’a entièrement emplie, les passages de la plume en reçoivent de la vitalité ; dle branle a été donné à la poussée du plumage : à son tour, l’âme de l’aimé est maintenant pleine d’amour !

« Ainsi le voilà qui aime ; mais quoi ? il en est bien en peine : il ne sait même pas ce qu’il éprouve, il n’est pas davantage à même d’en rendre raison. C’est bien plutôt comme s’il avait d’un autre attrapé une ophtalmie : il n’est pas à même de rien alléguer qui l’explique ; il ne se rend pas compte que dans son amant, ainsi qu’en un miroir, c’est lui-même qu’il voit : quand celui-ci est présent, identiquement à ce qui a lieu pour ce dernier, sa souffrance prend fin, et, lorsqu’il est absent, c’est encore identiquement qu’il regrette et qu’il est regretté, ayant ainsi un contre-amour qui est une image réfléchie d’amour[113]. e Mais le nom qu’il y donne, et à son avis c’est bien cela, ce n’est point amour, mais amitié ; son ambition, analogue à celle de l’autre quoiqu’avec moins de vigueur, est de voir, de toucher, de donner des baisers, de s’étendre contre. Dès lors, il y a bien des chances pour que, dans ces conditions, la chose ne tarde pas à se faire ! Tandis donc qu’ils partagent la même couche, celui des chevaux de l’amoureux qui est indiscipliné a des choses à dire au cocher : comme un juste retour de toutes ses peines, il demande à goûter de légères jouissances ! 256 Quant à celui de l’aimé, il n’est pas à même de rien dire ; mais, gonflé de désir et bien en peine de savoir de quoi, il jette ses bras autour de l’amoureux, il lui donne des baisers dans l’idée qu’il témoigne ainsi son affection à quelqu’un qui lui veut grand bien ; et, toutes les fois qu’ils sont étendus côte à côte, il en est au point de ne pas se refuser peut-être, pour sa part, à accorder ses faveurs, au cas où l’amant demanderait à les obtenir. Mais, d’un autre côté, le compagnon de joug se joint au cocher pour opposer à cette concession une résistance qu’inspirent la réserve et la réflexion.

« Supposons pour l’instant que ce soit, en conséquence, à une vie d’ordre et à l’amour de la sagesse que conduit le triomphe de ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit : bien heureuse et b pleine d’harmonie est l’existence qu’ils passent ici-bas, puisqu’ils ont la maîtrise d’eux-mêmes et le souci de la mesure ; puisqu’ils ont réduit à l’esclavage ce qui faisait naître le vice de l’âme et donné au contraire la liberté à ce qui y produisait la vertu. Quand donc, parvenus au terme de la vie, les voilà portés par leurs ailes et délestés, alors, des trois manches de cette joute qui est véritablement olympique, c’est la première qu’ils ont gagnée[114], et il n’est pas de plus grand bien que puissent procurer à un homme, ni l’humaine sagesse, ni le divin délire ! Supposons maintenant, au contraire, qu’ils aient pratiqué une vie plutôt grossière et qu’en même temps à l’amour de la sagesse ils aient substitué celui c de l’honneur : sans doute pourra-t-il arriver que, dans l’ivresse ou quelque autre moment d’abandon, les deux bêtes qui, dans leurs deux attelages, sont indisciplinées, trouvant les âmes sans être sur leurs gardes, s’unissant pour les mener au même but, choisissent le parti qui, aux yeux de la foule, représente la félicité et qu’elles en viennent à l’affaire ! L’affaire faite, c’est un parti que par la suite on prend encore, mais rarement, attendu que c’est un acte qui ne suppose pas une décision de l’esprit tout entier. Amis, oui certes, ces deux-là le sont aussi, moins toutefois que les précédents : c’est l’un pour l’autre qu’ils vivent, aussi bien au beau temps de leur amour qu’après en être sortis, d convaincus d’avoir mutuellement donné et reçu les plus hautes garanties, celles dont il est, à leurs yeux, impie de se délier pour en venir un jour à être ennemis ! Au terme pourtant de leur vie, c’est sans ailes, mais non sans avoir fait effort pour être ailés, qu’ils s’en vont de leur corps. Aussi n’est-il pas de mince valeur, le prix qui récompense leur amoureux délire : ce n’est plus en effet vers les ténèbres, ni pour le voyage souterrain, qu’en vertu de la Loi partent ceux qui déjà ont commencé le voyage qui se fait au-dessous du ciel[115] ! Elle veut au contraire que, passant une existence lumineuse, ils soient heureux tandis que, en compagnie l’un de l’autre, ils font e ce voyage, et qu’ensemble, à raison de leur amour, ils soient pourvus d’ailes quand ce sera pour eux le temps d’en être pourvus.

Conclusion.

« Voilà quelle est la grandeur, mon gars, et l’exceptionnelle divinité des biens que te donnera une amitié qui est celle d’un amoureux ! Quant à la liaison dont l’initiateur est un homme qui n’aime pas, celle-ci, trempée de sagesse mortelle, s’employant à des règlements d’une économie mortelle, enfantant dans l’âme amie une mesquinerie que la foule loue à l’égal d’un mérite, vaudra à cette âme 257 de rouler pendant neuf milliers d’années, autour de la terre et sous la terre, dans un état de déraison.

« Et voilà comment toi, à cher Amour, tu as reçu la plus belle, la plus excellente palinodie dont nous soyons capable, offrande et expiation à la fois ! À tous égards, et spécialement pour le vocabulaire, l’éloquence[116] en est d’un tour poétique : c’est une nécessité dont Phèdre est responsable. Eh bien ! en accordant à mon premier discours ton pardon, au second, ta faveur, sois bienveillant, sois propice : cette science de l’amour que tu m’as accordée, par colère ne la retire pas ! ne la rends pas infirme ! accorde-moi au contraire d’être, plus encore qu’à présent, en crédit auprès des beaux garçons b ! Si, dans le passé, nous avons tenu quelque propos trop dur à ton égard, Phèdre aussi bien que moi, c’est Lysias, le père du sujet[117], que tu dois incriminer : guéris-le de parler comme il fait ; tourne-le plutôt, ainsi que l’a été déjà son frère Polémarque, vers la philosophie[118], afin que son amoureux, ici présent, ne soit plus comme aujourd’hui entre deux selles ! mais que sans partage, avec l’amour pour objet, il emploie son existence à des discours qu’inspire la philosophie ! »


Intermède.

Phèdre. — À ta prière, Socrate, je joins la mienne pour que cela se réalise, s’il est vrai que ce soit un avantage pour nous ! c Quant à ton discours, il y a beau temps que je me sens à son égard plein d’admiration, tellement tu as dépassé le premier dans la beauté de l’exécution. Aussi ai-je peur que Lysias ne m’apparaisse bien terre-à-terre, — au cas d’aventure où il consentirait, avec un autre discours, à faire assaut contre le tien : sais-tu bien, merveilleux ami, que tout à l’heure c’est justement là ce que lui reprochait un de nos hommes politiques, l’invective à la bouche ? La « logographie ». Tout au long de son invective, il le traitait de fabricant de discours, de logographe[119] ! Il est donc bien possible que, dans notre cas, par respect humain il s’abstienne d’écrire.

Socrate. — La drôle d’idée que voilà, jeune homme ! Tu te trompes du tout au tout sur le compte de ton ami, d en le prenant ainsi pour quelqu’un qui se laisse intimider. Mais sans doute penses-tu également que l’auteur de l’invective mettait un blâme à son égard dans les propos qu’il tenait ?

Phèdre. — C’était de toute évidence, Socrate ! Et, même toi, tu n’es pas sans savoir, je pense, que ceux qui dans les Cités ont le plus de pouvoir et dont la respectabilité est le mieux assise, rougissent d’écrire des discours tout comme de laisser après eux des écrits de leur main, par crainte des jugements de l’avenir et de peur d’être appelés Sophistes.

Socrate. — Détour délicieux, tu ne t’en aperçois pas[120], Phèdre ! e Et, en outre du détour, ce dont tu ne t’aperçois pas non plus c’est que, parmi les politiques, ceux qui se croient le plus, sont au plus haut point férus de logographie et avides de laisser après eux des écrits de leur main : la preuve, c’est que, chaque fois qu’ils écrivent quelque discours, ils ont pour les approbateurs[121] une telle tendresse, qu’ils font mention supplémentaire, en tête, de ceux dont, en chaque endroit, l’approbation est par eux obtenue.

Phèdre. — Que veux-tu dire par là ? Je ne vois pas.

Socrate. — Tu ne vois pas que, 258 en commençant leurs écrits, ce qu’inscrivent en tête messieurs les politiques, c’est qui donne approbation ?

Phèdre. — Comment cela ?

Socrate. — « Il a plu », ce sont quasiment les termes, « au Sénat », ou bien « au Peuple », ou bien à tous les deux à la fois, « sur la proposition de Un tel »… Et voici que l’écrivain se met à parler de lui-même avec beaucoup de solennité et à chanter ses propres louanges ; après quoi, voici qu’ensuite, faisant aux approbateurs la démonstration de sa sagesse personnelle, il compose un écrit qui parfois est fort long. Est-ce qu’il n’est pas évident à tes yeux qu’une semblable composition n’est rien d’autre qu’un discours couché par écrit ?

Phèdre. — b Rien d’autre, à mes yeux du moins.

Socrate. — Or, dans le cas où l’œuvre tient la scène, l’auteur s’éloigne tout joyeux du théâtre ; si, au contraire, elle est rayée du répertoire et qu’il soit, lui, privé du droit de logographie et de la dignité d’écrivain, c’est un deuil pour lui aussi bien que pour ses partisans.

Phèdre. — Ah ! je crois bien !

Socrate. — Il est clair alors que, dans leur pensée, il n’y a pas de dédain pour cette pratique, mais plutôt de l’admiration.

Phèdre. — Hé ! absolument.

Socrate. — Et quoi ? lorsqu’un orateur, ou bien un roi, s’est rendu capable, étant investi du pouvoir d’un Lycurgue, d’un Solon, d’un Darius[122], c d’être dans un État un immortel logographe, ne juge-t-il pas qu’il est lui-même, tandis qu’il est encore en vie, un égal des dieux ? et n’est-ce pas cette même opinion que se fait à son sujet la postérité, les yeux attachés sur ses écrits ?

Phèdre. — Ah ! je crois bien !

Socrate. — Penses-tu, en conséquence, qu’un homme de cette sorte, n’importe lequel et qui aurait contre Lysias une animosité quelconque, lui fasse précisément le reproche[123] d’être un écrivain ?

Phèdre. — Ce n’est guère probable en tout cas d’après ce que tu dis : à ce compte, semble-t-il bien, il se reprocherait à lui-même sa propre passion !

Socrate. — C’est donc une chose claire pour tout le monde : d non, il n’y a rien, en soi, de vilain à écrire des discours !

Phèdre. — Et pourquoi, en effet ?

Socrate. — Où la chose par contre commence, à mon avis, d’être vilaine, c’est quand on ne parle ni n’écrit de la belle façon, mais d’une vilaine et d’une mauvaise.

Phèdre. — Eh ! oui, c’est clair !

Socrate. — Qu’est-ce donc qui caractérise le fait d’écrire, ou non, de la belle façon ? Avons-nous, Phèdre, quelque besoin de nous enquérir là-dessus près de Lysias, ou de quiconque a jamais écrit et écrira ? que l’écrit concerne les choses de la Cité ou bien quelque affaire privée, et qu’il use du mètre, étant œuvre de poète, ou qu’il s’en passe, comme dans la prose ?

Phèdre. — Tu demandes si nous en avons besoin ! e Mais quelle raison aurait-on, même de vivre, si ce n’était en vue de semblables plaisirs ? De fait, ces plaisirs ne sont pas en vérité de ceux que doit précéder une souffrance, sans laquelle il n’y aurait même pas plaisir. Or c’est le caractère de tous les plaisirs, ou peu s’en faut, qui intéressent le corps, et c’est encore ce qui justifie l’épithète de « serviles » qui leur est donnée[124].

Socrate. — En tout cas nous avons le temps, à ce qu’il paraît ! Et tout ensemble, j’en ai l’idée, les cigales qui, selon l’usage au fort de la chaleur, chantent et conversent entre elles 259 au-dessus de nos têtes, ont l’œil sur nous. Si donc elles nous voyaient, même nous deux, à l’heure de midi imiter les gens du commun et ne point converser, mais au contraire laisser choir notre tête et céder à leurs enchantements par inertie intellectuelle, à juste titre elles se riraient de nous, dans la pensée que je ne sais quels esclaves leur sont arrivés en cet asile pour y dormir, ainsi que des moutons, leur méridienne à l’entour de la source ! Si, au contraire, elles nous voient converser, et notre esquif les côtoyer comme des Sirènes, sans b céder à leurs enchantements, alors ce privilège dont les dieux leur ont accordé de faire aux hommes le présent, peut-être nous en feraient-elles présent dans leur satisfaction !

Phèdre. — Et quel est ce privilège ? Dis-le moi, car c’est une chose dont il se trouve que, vraisemblablement, je n’ai point entendu parler.

Le mythe des cigales.

Socrate. — En vérité, il n’est guère bienséant pour quelqu’un qui est ami des Muses de n’avoir point entendu parler de pareilles choses[125] ! Or voici la légende. Jadis les cigales étaient des hommes, de ceux qui existaient avant la naissance des Muses. Puis, quand les Muses furent nées et qu’on eut la révélation du chant, il y en eut alors, parmi les hommes de ce temps, qui furent à ce point mis par le plaisir hors d’eux-mêmes, que de chanter leur fit c omettre le manger et le boire, et qu’ils trépassèrent sans eux-mêmes s’en douter ! Ce sont eux qui, à la suite de cela, ont été la souche de la gent cigale. Elle a des Muses reçu le privilège de n’avoir, une fois née, aucun besoin de se nourrir, et de se mettre cependant, estomac vide et gosier sec, tout de suite à chanter jusqu’à l’heure du trépas, et puis après d’aller trouver les Muses pour leur rapporter qui les honore ici-bas et à laquelle d’entre elles va cet hommage. Ainsi, à Terpsichore, c’est sur les hommes qui l’ont honorée dans les chœurs de danse que les cigales font leur rapport, lui inspirant pour eux de la prédilection ; à d Érato, sur ceux dont les matières d’amour sont l’occupation ; et aux autres de même, selon la façon dont chacune est spécialement honorée. Or à l’aînée, Calliope, et à sa cadette, Uranie, ceux qu’elles signalent ce sont les hommes qui passent leur vie à philosopher et qui honorent la musique propre à ces deux Muses ; car entre toutes, avec le ciel pour principal objet et les questions de l’ordre divin aussi bien qu’humain, ce sont elles qui font entendre les plus beaux accents[126] ! Nous avons donc, tu vois, mille raisons de parler et de ne pas nous endormir à l’heure de midi.

Phèdre. — Entendu ! e Parlons donc.


Troisième partie. — Première section : les conditions de l’œuvre d’art.

Socrate. — Alors, la question que justement nous proposions à l’examen tout à l’heure, de savoir quels sont les caractères d’un bon discours comme d’un bon écrit et quels sont les caractères de ceux qui ne le sont pas, voilà ce qu’il faut examiner.

Phèdre. — C’est clair !

Socrate. — Eh bien ! est-ce que ce ne doit pas être une qualité de ce qu’on voudra dire, au moins bien et de la belle façon, qu’il y ait, dans la pensée de celui qui parle, une connaissance de ce qui est la vérité du sujet sur lequel il aura à parler ?

Phèdre. — Voici, cher Socrate, ce que j’ai ouï-dire là-dessus : c’est qu’il n’est point nécessaire, 260 pour celui qui se destine à être orateur, d’avoir appris ce qui en est de la réalité de la justice, mais plutôt ce que peut bien en penser la multitude, celle qui précisément doit décider ; pas davantage ce qui réellement est bon ou beau, mais ce qu’elle en pensera. Voilà quel est en effet, dit-on, le principe de la persuasion, mais non pas la vérité.

Socrate. — La parole impossible à rejeter[127]… impossible, Phèdre, quand cette parole est celle de savantes gens ; mais on examinera plutôt s’il n’y a pas du vrai dans ce qu’ils disent ! Et, en particulier, ce que tu viens de dire, il ne faut pas en faire fi.

Phèdre. — Parfaitement !

Socrate. — Voici maintenant comment nous devons en faire l’examen…

Phèdre. — De quelle façon ?

Socrate. — Suppose que moi, je veuille, à toi, te persuader d’aller b combattre l’ennemi après avoir fait acquisition d’un cheval ; que tous les deux, nous ignorions le cheval ; mais qu’il y ait pourtant une chose que, sur ton compte, je me trouverais à connaître, c’est que, au jugement de Phèdre, le cheval est de tous les animaux domestiques celui qui a les plus longues oreilles…

Phèdre. — Ma foi, Socrate, ce serait ridicule !

Socrate. — Non, pas encore. Mais que, maintenant, je veuille pour tout de bon te persuader au moyen d’un discours de ma composition : un éloge dont l’âne serait le sujet, où je donnerais le nom de cheval à cette créature, dont je déclarerais inappréciable l’acquisition aussi bien pour chez soi qu’en campagne, et non moins utile pour combattre de haut que, bien entendu, avantageuse eu égard à la capacité de porter c le bagage et des tas d’autres choses…

Phèdre. — Ah ! maintenant ce serait, ma foi, ridicule achevé !

Socrate. — Dis-moi, est-ce qu’il ne vaut pas mieux le ridicule chez un ami que la puissance redoutable chez un ennemi[128] ?

Phèdre. — C’est évident !

Socrate. — Ainsi donc, lorsque l’orateur de talent, tirant le bien et le mal, ayant affaire à une Cité pour laquelle il en va de même, se met à lui persuader, non pas à propos de l’ombre de l’âne[129] que c’est d’un cheval qu’il compose l’éloge, mais, à propos du mal, que c’est du bien ; lorsque, après avoir fait des opinions de la multitude une particulière étude[130], il lui aura persuadé de faire le mal au lieu du bien, quelle sorte de produit penses-tu que l’art d oratoire doive, dans ces conditions, recueillir pour moisson de ce qu’il a semé ?

Phèdre. — Un produit qui sans doute n’est pas du tout recommandable.

Socrate. — Eh mais ! n’avons-nous pas, mon bon, outrepassé les bornes de la rusticité en vilipendant ainsi l’art des discours ? Sans doute dirait-il : « À quoi, extraordinaires bonnes gens, peuvent bien rimer vos calembredaines ? Moi, c’est un fait, je n’oblige personne, à qui la vérité est inconnue, d’apprendre à parler ; mais (supposé que mon avis vaille quelque chose) c’est une acquisition à faire avant, moi, de me prendre en main. Et voici donc ce que je déclare hautement : c’est que, sans moi, celui qui possédera la connaissance de l’être des choses n’y gagnera rien absolument pour l’art de persuader ! »

Phèdre. — N’y e aura-t-il pas, de sa part, justice à parler ce langage ?

Socrate. — J’en conviens, — au cas du moins où les arguments qui se présentent à la barre attesteraient, en sa faveur, qu’il est un art ! Car j’ai comme une idée que j’en entends d’autres, qui se présentent à leur suite ; et ces arguments protestent qu’il ment et qu’il n’est pas un art, mais une routine dénuée d’art[131] : « De la parole, dit le Laconien, un art authentique, faute d’être attaché à la Vérité, ni n’existe, ni jamais ne pourra naître dans l’avenir ».

Phèdre. — 261 Ces arguments, Socrate, il nous les faut ! Allons ! produis-les ici ; questionne-les : que disent-ils et en quels termes ?

Socrate. — Comparaissez donc, nobles créatures, et persuadez à Phèdre, père de beaux enfants, que, s’il n’a pas dignement philosophé, il ne sera pas digne non plus de parler de rien[132] ! Que Phèdre maintenant réponde…

Phèdre. — Interrogez-moi !

L’objet de l’art oratoire.

Socrate. — Eh bien ! est-ce que, somme toute, l’art oratoire ne serait pas une psychagogie, une façon de mener les âmes[133], par l’entremise de discours, non point uniquement devant les tribunaux et dans tout autre endroit public de réunion, mais aussi dans les réunions privées ; une façon qui ne change pas avec la petitesse b ou la grandeur du sujet traité ; et dont l’emploi, j’entends l’emploi correct, n’est en rien plus honorable quand la matière est sérieuse, que lorsqu’elle est sans importance ? Est-ce en ce sens que tu as entendu parler de cela ?

Phèdre. — Non, par Zeus ! pas du tout en ce sens. Bien au contraire c’est, dirait-on, principalement aux procès que se rapporte l’art de parler et d’écrire, quoique parler ait aussi sa place dans les délibérations de l’Assemblée du Peuple. Mais qu’il s’étende au delà, on ne m’en a pas instruit.

Socrate. — Eh bien ! alors, les « Arts oratoires » de Nestor et d’Ulysse, il n’y a qu’eux dont tu sois instruit ? ceux dis-je, qu’ils ont composés devant Troie à leurs moments de loisir. Quant à ceux de Palamède, ton instruction n’est pas allée c jusque-là[134] ?

Phèdre. — Et, par Zeus, même pas, ma foi oui, jusqu’à ceux de Nestor ! À moins que ce ne soit de Gorgias que tu fais une manière de Nestor ; ou bien d’Ulysse, une manière de Thrasymaque ou de Théodore !

Socrate. — Il se peut. Mais, après tout, ne nous occupons plus de ces gens-là ! À toi la parole : dans les tribunaux, que font les parties adverses ? n’est-ce pas en vérité une controverse[135] ? Appellerons-nous cela autrement ?

Phèdre. — Précisément ainsi.

Socrate. — Sur le juste comme sur l’injuste ?

Phèdre. — Oui.

Socrate. — Et, n’est-ce pas ? celui qui s’acquitte de cela en conformité avec l’Art, fera que la même chose apparaisse aux mêmes gens, tantôt juste, puis d injuste quand il le voudra… ?

Phèdre. — Et pourquoi pas ?

Socrate. — …et, s’il s’agit maintenant de harangues politiques, que les mêmes choses semblent à la Cité tantôt bonnes et tantôt tout le contraire… ?

Phèdre. — C’est bien cela.

Socrate. — Passons au Palamède d’Élée : ne savons-nous pas qu’il parlait avec tant d’art que cela lui permettait de faire les mêmes choses apparaître à son auditoire semblables et dissemblables, unes et multiples, et encore immobiles aussi bien que mues ?

Phèdre. — Ah ! je crois bien !

Socrate. — Alors, c’est donc que les tribunaux et l’éloquence politique ne sont pas le seul domaine de la controverse ; mais que, à ce e qu’il semble, toutes les formes de la parole relèveraient d’un art unique (s’il est vrai qu’il existe !), celui grâce auquel on sera en état de rendre toute chose semblable à toute chose, de celles, bien entendu, qui le peuvent et à l’égard de ceux pour qui c’est possible ; ou encore, quand un autre fait en les dissimulant de telles assimilations, d’amener celles-ci au grand jour.

Phèdre. — Quelle est, dis-moi, ton idée en parlant de la sorte ?

Socrate. — À chercher dans le sens que voici, m’est avis qu’elle apparaîtra… L’illusion, est-ce dans les choses qui diffèrent beaucoup qu’elle se produit, plutôt que dans celles qui diffèrent peu ?

Phèdre. — 262 Dans celles qui diffèrent peu.

Socrate. — Eh bien ! oui, c’est sûr : si tu te déplaces petit à petit, ton mouvement dans la direction opposée aura plus de chances de passer inaperçu, que si c’était à grands pas.

Phèdre. — Le moyen qu’il en soit autrement !

Socrate. — Il faut donc, alors, si l’on doit faire illusion à autrui, mais sans être soi-même dupe de l’illusion, que l’on connaisse à fond bien exactement les similitudes de la réalité et ses dissimilitudes.

Phèdre. — C’est une nécessité, disons-le !

Socrate. — En conséquence, sera-t-on à même, pour chaque chose dont on ignore la vérité, de discerner chez les autres la similitude de la chose ignorée, que cette similitude soit petite ou grande ?

Phèdre. — b Impossible.

Socrate. — Donc, quand on juge contrairement à la réalité et qu’on est dupe d’une illusion, il est manifeste que, si ce mal s’est insinué en nous, c’est l’effet de certaines similitudes.

Phèdre. — Oui, c’est bien ainsi que la chose se passe.

Socrate. — Est-il donc possible qu’on ait l’art d’opérer un changement, petit à petit, en usant des similitudes pour faire en chaque cas passer de la réalité à son contraire, et que d’ailleurs on échappe soi-même à cet accident si l’on n’a pas acquis la connaissance de l’essence de chaque réalité ?

Phèdre. — Non, jamais !

Socrate. — c Alors, mon camarade, c’est donc qu’un art oratoire, que manifestera celui qui ne connaît pas la vérité et qui n’a été en chasse que d’opinions, est un art risible, à ce qu’il semble, et même sans art !

Phèdre. — Peut-être bien.

Vérification par l’exemple : du discours de Lysias.

Socrate. — Veux-tu, par suite, dans ce discours de Lysias, que tu as sur toi, et dans ceux que j’ai prononcés, envisager quelque cas de ce que nous déclarons sans art ou plein d’art ?

Phèdre. — Voilà, ma foi oui, mon vœu le plus cher ! D’autant qu’en vérité nous parlons à présent quelque peu en l’air, faute d’avoir des exemples[136] convenables.

Socrate. — C’est d’ailleurs pour nous une vraie chance, semble-t-il bien, qu’aient été prononcés deux discours où il y a un exemple de la façon d dont celui qui connaît le vrai peut, en se faisant de la parole un jeu, égarer ses auditeurs[137]. C’est une chose, Phèdre, que pour ma part je dois aux divinités locales ; mais il se peut aussi que les interprètes des Muses, ces cigales chanteuses qui sont au-dessus de nos têtes, nous aient insufflé ce privilège : je ne pense pas être en effet, quant à moi, loti d’aucun art de parole !

Phèdre. — Mettons que tu aies raison, pourvu seulement que tu prouves ce que tu affirmes !

Socrate. — Allons ! lis-moi alors le début du discours de Lysias.

Phèdre. — « Quel est mon cas, tu en es instruit, e et mon opinion sur l’intérêt que nous avons à la réalisation de ceci, tu l’as entendue. Or, je ne crois pas que ma requête doive valablement échouer pour ce motif que, justement, je ne suis pas ton amoureux. La preuve en est que les gens dont je parle en viennent à regretter… »

Socrate. — Halte-là ! En quoi, maintenant, Lysias est-il fautif et sa composition, dénuée d’art, il faut le dire : 263 c’est bien cela, n’est-ce pas ?

Phèdre. — Oui.

Socrate. — Eh bien ! n’y a-t-il pas une chose au moins qui pour tout le monde est claire, savoir que, dans des questions de ce genre, il y a des points sur lesquels nous sommes d’accord, tandis que sur d’autres il y a dissentiment ?

Phèdre. — Je crois comprendre ce que tu dis ; parle toutefois plus clairement encore.

Socrate. — Quand, nommément, on nous parle de fer ou d’argent, est-ce que nous ne pensons pas tous la même chose ?

Phèdre. — Rien de plus certain.

Socrate. — Mais, quand il s’agit du juste et du bon, que se passe-t-il ? Chacun ne se porte-t-il pas dans une direction différente ? Est-ce qu’à nos contestations mutuelles ne s’ajoutent pas celles que nous avons avec nous-mêmes ?

Phèdre. — Hé ! absolument.

Socrate. — b Alors, c’est donc qu’il y a des cas où nous sommes en accord, et d’autres, non ?

Phèdre. — C’est cela.

Socrate. — Or donc, dans lequel de ces deux cas sommes-nous le mieux dupes de l’illusion et dans lequel des deux domaines la rhétorique a-t-elle plus de pouvoir ?

Phèdre. — Dans celui, la chose est claire, où notre pensée est flottante[138].

Socrate. — S’il en est ainsi, l’homme pour qui l’art rhétorique va être l’objet de sa recherche doit avoir commencé par instituer une division en règle de ces deux espèces, et par se rendre compte de ce qui caractérise chacune d’elles : aussi bien celle où la pensée de la foule doit forcément flotter, que celle où il n’en est point ainsi.

Phèdre. — La bonne espèce, en tout cas, Socrate, c il en aura sans doute pris conscience, celui qui se rend compte de cela !

Socrate. — Et puis après, en toute question à laquelle on s’attache, je pense qu’on ne doit pas laisser échapper, mais, au contraire, percevoir finement auquel des deux genres se trouve appartenir le sujet sur lequel on aura à parler.

Phèdre. — Pourquoi pas ?

Socrate. — Eh bien ! et l’amour ? Devrons-nous prétendre qu’il appartient à la classe des choses qui sont sujettes à contestation, ou de celles qui ne le sont pas[139] ?

Phèdre. — De celles qui sont sujettes à contestation, c’est évident : autrement, penses-tu qu’il eût été possible pour toi d’en parler comme justement tu viens d’en parler, le donnant aussi bien pour être dommageable à celui qui aime comme à celui qui est aimé, que pour être, au rebours, le plus grand des biens ?

Socrate. — d Tu parles d’or ! Mais dis-moi ceci encore (de vrai, j’étais en effet dans un tel état de possession que je ne m’en souviens pas trop !) : est-ce qu’en commençant mon discours j’ai donné de l’amour une définition ?

Phèdre. — Oui, par Zeus, et avec une incroyable rigueur[140] !

Socrate. — Miséricorde ! Quelle supériorité, à t’entendre, l’art des Nymphes, filles d’Achéloüs, et de Pan, fils d’Hermès, n’a-t-il donc pas, en matière d’éloquence, sur celui de Lysias, fils de Céphale[141] ! Ou bien ne dis-je rien qui compte, et tout au contraire Lysias, quand il a commencé son discours sur l’amour, nous a-t-il forcés à concevoir l’amour comme la réalité particulière que lui-même e il voulait nous faire concevoir ? Est-ce en rapport à cette notion qu’il a, dès lors, tout ordonné et mené au terme la suite de son discours[142] ? Veux-tu qu’une fois de plus nous en lisions le commencement ?

Phèdre. — Bien sûr, si cela te plaît ; mais, à dire vrai, ce n’est pas là que se trouve ce que tu cherches !

Socrate. — Lis, que j’entende ses propres paroles.

Phèdre. — « Quel est mon cas, tu en es instruit, et mon opinion sur l’intérêt que nous avons à la réalisation de ceci, tu l’as entendue. Or, je ne crois pas que 264 ma requête doive valablement échouer pour ce motif que, justement, je ne suis pas ton amoureux. La preuve en est que les gens dont je parle en viennent à regretter le bien qu’ils ont pu faire, le jour où leur désir aura pris fin…[143] »

Socrate. — Point de doute ! Il est bien loin, ce semble, de faire ce que nous cherchons, cet homme qui ne prend même pas le sujet par le commencement, mais plutôt par la fin, s’essayant à en faire la traversée en nageant sur le dos à reculons ! et qui commence par ce que l’amoureux, quand il en aurait déjà fini, dirait au bien-aimé ! Est-ce que je n’ai rien dit qui compte, Phèdre, mon cher cœur[144] ?

Phèdre. — C’est bien vrai, ma foi, b que c’est une fin, Socrate, ce dont il traite en s’exprimant ainsi !

Socrate. — Mais que dire du reste ? N’a-t-il pas l’air d’avoir jeté pêle-mêle les éléments du sujet ? Ou bien existe-t-il quelque évidente nécessité, qui obligeait celui qui vient le second dans son discours à être mis à la seconde place, plutôt que telle autre des choses qu’il a dites ? Quant à moi, comme je n’y connais goutte, j’ai eu en effet l’impression que, bravement, l’écrivain les disait comme ils lui arrivaient ! Connais-tu, toi, quelque nécessité logographique qui l’ait obligé, lui, de mettre ainsi ces éléments à la file les uns à côté des autres[145] ?

Phèdre. — Tu es bien honnête de me juger capable de discerner ses intentions, c à lui, avec une pareille précision !

Socrate. — Voici pourtant une chose au moins que tu affirmerais, je pense : c’est que tout discours doit être constitué à la façon d’un être animé : avoir un corps qui soit le sien, de façon à n’être ni sans tête ni sans pieds, mais à avoir un milieu en même temps que deux bouts, qui aient été écrits de façon à convenir entre eux et au tout[146].

Phèdre. — Comment le nier en effet ?

Socrate. — Eh bien ! examine donc si le discours de ton ami est dans ce cas, ou bien si c’est autrement : tu ne le trouveras pas du tout différent, alors, de l’épitaphe qui, dit-on, fut faite pour Midas le Phrygien !

Phèdre. — d Quelle est-elle et quelle en est l’histoire ?

Socrate. — En voici la teneur : « Vierge de bronze, au tombeau de Midas j’ai place ; — tant que coulera l’eau, verdoieront les grands arbres, — fixée au même lieu, sur le tertre où l’on pleure, — aux passants je dirai : Là, sous terre est Midas[147] ! » e Or, il est complètement indifférent que tel élément en soit dit le premier ou le dernier : tu le comprends assez, je suppose !

Phèdre. — Tu railles notre discours, Socrate…

— des deux discours de Socrate.

Socrate. — Eh bien ! pour que, toi, tu n’aies pas de chagrin, laissons-le donc en paix, ce discours ! Ce n’est pas pourtant qu’à mon avis il n’abonde en exemples sur lesquels il y aurait profit à fixer les yeux, en essayant de ne les guère imiter ! Venons-en plutôt aux discours qui ont suivi : ils contenaient en effet, voilà mon avis, quelque chose qu’il convient d’envisager quand on veut 265 examiner la question de l’éloquence.

Phèdre. — De quelle nature, dis-moi, est la chose dont tu parles ?

Socrate. — C’est qu’ils étaient tous deux contraires en quelque sorte[148], puisqu’ils disaient : l’un, qu’il faut accorder ses faveurs à l’homme qui aime ; l’autre, à celui qui n’aime pas.

Phèdre. — Et quelle n’était pas leur ardeur !

Socrate. — Je pensais que tu dirais le vrai mot : leur délire ! Et ce qu’en vérité j’avais en vue, c’était cela même. Un délire : voilà en effet ce que nous avons affirmé qu’est l’amour. C’est bien cela ?

Phèdre. — Oui.

Socrate. — Mais le délire, sais-tu, comporte deux espèces, l’une qui est due à des maladies humaines, l’autre, à un état divin qui nous fait sortir des règles coutumières.

Phèdre. — b Absolument, ma foi !

Socrate. — Quant au délire divin, nous l’avons divisé en quatre sections qui relèvent de quatre dieux, rapportant à Apollon l’inspiration divinatoire, à Dionysos l’inspiration mystique, aux Muses l’inspiration poétique, la quatrième enfin à Aphrodite et à l’Amour ; nous avons alors proclamé l’excellence supérieure de l’amoureux délire[149]. Et voici que, je ne sais comment, tandis qu’en nous faisant une image de l’émotion amoureuse nous mettons probablement la main sur quelque vérité, mais peut-être bien aussi nous fourvoyons-nous d’un autre côté[150], voici que, ayant ainsi composé un mélange oratoire qui n’était pas tout à fait sans force persuasive, c c’est d’une sorte d’hymne mythologique que nous avons, en un badinage plein de convenance et de piété[151], fait honneur à celui qui est ton maître comme le mien, Phèdre, à l’Amour sous la garde de qui sont les beaux garçons !

Phèdre. — Un hymne, ma parole ! qu’il ne m’a pas du tout déplu d’entendre.

La méthode dialectique.

Socrate. — Voici donc la leçon que nous avons à tirer de cet hymne même, de la manière, dis-je, dont le discours fut à même de passer du blâme à l’éloge.

Phèdre. — Comment l’entends-tu donc ?

Socrate. — Pour moi c’est évident : dans le reste nous n’avons réellement fait que jouer un jeu ; mais, dans ces choses qu’une heureuse fortune nous a fait dire, il y a deux façons de procéder dont d il ne serait pas sans intérêt, supposé qu’on le puisse, de comprendre techniquement la fonction.

Phèdre. — Et quelles sont-elles ?

Socrate. — La première : vers une forme unique mener, grâce à une vision d’ensemble, ce qui est en mille endroits disséminé, afin que, par la définition de chacune de ces unités[152], on fasse voir clairement quelle est celle sur laquelle on veut, en chaque cas, faire porter l’instruction. C’est ce que nous fîmes naguère à propos de l’amour : voilà ce qu’il est d’après notre définition ; et, que la formule de celle-ci fût bonne ou mauvaise, à tout le moins l’effet en a été de mettre le discours en état de réaliser, en ce qu’il disait, la clarté et l’accord avec soi-même.

Phèdre. — Et l’autre façon de procéder, qu’est-ce que tu en dis, Socrate ?

Socrate. — C’est, en retour, e d’être capable de détailler par espèces[153], en observant les articulations naturelles ; c’est de s’appliquer à n’en casser aucune partie et d’éviter les façons d’un méchant dépeceur. Tout au contraire, c’est de procéder comme tout à l’heure avec les deux discours qui, dans l’unité d’une forme commune, comprenaient ce qui est démence de l’esprit ; 266 mais, tout ainsi que d’un corps unique partent des membres qui, de nature étant doubles et de même nom, sont désignés comme gauches ou droits, de même aussi le fait du dérangement d’esprit, après avoir été, en nous, considéré par les deux discours comme une espèce naturellement unique, a été taillé du côté gauche par l’un des deux, et celui-ci, taillant à nouveau, n’a point eu de relâche qu’il n’eût, de ce côté, découvert une sorte gauche d’amour, qu’il a vilipendé et tout à fait légitimement ; le second discours, nous menant à ce qui est le côté droit du délire, lequel porte le même nom que l’autre, a découvert à son tour une sorte divine d’amour, et, la présentant b aux regards, il l’a louée comme la cause pour nous des biens les plus grands.

Phèdre. — On ne peut dire plus vrai !

Socrate. — C’est de cela, Phèdre, que je suis pour mon compte, oui, fort amoureux : de ces divisions et de ces rassemblements, en vue d’être capable de parler et de penser. En outre, si je crois voir chez quelqu’un d’autre une aptitude à porter ses regards dans la direction d’une unité et qui soit l’unité naturelle[154] d’une multiplicité, cet homme-là, j’en suis le poursuivant, sur la trace qu’il laisse derrière lui, comme sur celle d’un Dieu[155] ! Ce qui est vrai aussi, c’est que les hommes qui sont aptes à ce faire (ai-je raison, ou non, de les désigner ainsi ? Dieu le sait !), jusqu’à présent en tout cas, je les appelle des dialecticiens. c Pour le moment, quel nom ceux qui sont de ton bord et de celui de Lysias doivent-ils recevoir ? Ce dont il s’agit, n’est-ce pas cet art oratoire dont l’emploi a permis à Thrasymaque et aux autres, et de se rendre habiles personnellement à parler, et de donner ce talent à d’autres, à ceux qui consentent à leur apporter des présents, comme à des rois ?

Phèdre. — Des personnages royaux, c’est vrai, mais non pas, à coup sûr, par la connaissance de ce à quoi se rapportait ta question ! Mais, si ce genre-ci (quant à moi il me le semble) reçoit de toi son vrai nom quand tu l’appelles dialectique, par contre il me semble que le genre rhétorique nous d fuit encore[156].


Deuxième section : procédés rhétoriques et rhéteurs illustres

Socrate. — Comment l’entends-tu ? Est-ce, que par hasard, il y aurait quelque belle étude, que la privation de cette connaissance n’empêcherait pas d’être techniquement acquise ? Il faut absolument que nous n’en fassions point fi, ni toi ni moi, mais que nous disions en quoi aussi consiste vraiment ce qu’on a laissé de la rhétorique.

Phèdre. — Et même, Socrate, une masse de choses, je pense : rien qu’avec ce que contiennent les livres qu’on a écrits sur l’art oratoire !

Socrate. — Et même tu as bien fait, oui, de me les rappeler ! Il y a d’abord, si je ne me trompe, le préambule qu’on doit prononcer en commençant le discours. Voilà, n’est-il pas vrai ? ce que tu appelles « les raffinements e de l’art »[157].

Phèdre. — Oui.

Socrate. — En second lieu vient maintenant une exposition et, après elle, les témoignages qui s’y rapportent ; en troisième lieu, les indices ; en quatrième lieu, les probabilités. Et à la preuve s’ajoute, si je ne me trompe, le supplément de preuve, au dire du moins de cet homme de Byzance qui excelle à ciseler des discours.

Phèdre. — C’est du magistral Théodore[158] que tu parles ?

Socrate. — Belle question ! Pour lui, en outre, après la réfutation 267 il y a lieu de procéder à un supplément de réfutation, dans l’accusation aussi bien que dans la défense. Mais le magnifique Événus de Paros, ne l’introduisons-nous pas dans la lice, lui qui, le premier, a découvert l’insinuation et l’éloge indirect ; lui qui a aussi, certains l’assurent, mis en vers mnémotechniques le blâme indirect ? Quel savant homme, en effet ! Et Tisias ? Et Gorgias ? Les laisserons-nous sommeiller, eux qui ont vu que, par-dessus la vérité, c’est la probabilité qu’il faut davantage honorer ; qui encore, par la force de la parole, donnent aux petites choses l’apparence d’être grandes et aux grandes, d’être petites ; qui mettent b de l’archaïsme dans ce qui est nouveau et, dans son contraire, de la nouveauté ; qui, pour discourir sur tout sujet, ont inventé une méthode, aussi bien de concision que d’allongement indéfini ? Un jour pourtant Prodicus, m’entendant lui parler de cette méthode, se mit à rire : « Je suis le seul, me dit-il, à avoir découvert quels discours réclame l’Art : ceux qu’il réclame ne sont ni longs ni courts, mais d’une juste mesure ! »

Phèdre. — Le comble de la sagesse, Prodicus, en vérité !

Socrate. — Et Hippias ? ne parlons-nous pas de lui ? Je le crois en effet : Prodicus obtiendrait aussi le suffrage de l’étranger d’Élis.

Phèdre. — Pourquoi pas ?

Socrate. — Et Polus, maintenant, comment nous y prendrons-nous pour donner une idée de ses Sanctuaires oratoires des Muses[159] ? c des chapitres, par exemple, du Redoublement, du Style sentencieux, du Style imagé ? Et aussi bien, son Vocabulaire de Licymnius, cadeau que lui fit ce dernier pour la composition de La beauté de la langue ?

Phèdre. — Mais, Socrate, n’y avait-il pas en vérité chez Protagoras quelque étude de ce genre ?

Socrate. — Oui, mon garçon, une Propriété de la langue, et quantité d’autres belles choses… À dire vrai, pour ce qui est des discours qui font pleurer lorsque c’est sur les articles « vieillesse » et « pauvreté » qu’on les traîne, celui qui en cet art est, à mes yeux, passé maître, c’est le colosse de Chalcédoine ! Homme qui s’est, en même temps, montré supérieur pour mettre une foule en fureur et ensuite, d ces furieux étant soumis à ses enchantements, pour l’apaiser : ce sont ses expressions ; sans égal aussi, quel que soit le cas, aussi bien pour calomnier que pour dissiper la calomnie !… Mais passons à la terminaison des discours : la théorie en est commune, semble-t-il, à tous ; certains pourtant l’appellent récapitulation, tandis que d’autres lui donnent un autre nom.

Phèdre. — Tu parles du résumé, dans lequel, en finissant, on rappelle à l’auditoire chacun des points du sujet sur lequel on a discouru ?

Socrate. — C’est de cela que je parle… Mais peut-être as-tu, toi aussi, quelque chose à dire sur l’art oratoire…

Phèdre. — Bah ! des vétilles, et qui ne méritent pas qu’on les dise !

Examen critique.

Socrate. — Eh bien ! les vétilles au moins, laissons-les de côté. Quant aux choses 268 dont nous parlions, regardons-les davantage au grand jour, pour voir quelle est et dans quels cas, du point de vue de l’art, la vertu qu’elles possèdent…

Phèdre. — Une vertu, Socrate, qui est tout à fait puissante : au moins, c’est évident, dans des réunions populaires !

Socrate. — Elles la possèdent en effet. Mais pourtant, mon divin ami, de ton côté aussi regarde bien si, par hasard, il ne t’apparaît pas, à toi comme à moi, que le tissu n’en est guère serré.

Phèdre. — Tu n’as qu’à me le faire voir !

Socrate. — Eh bien ! dis-moi, si l’on venait trouver Éryximaque, ton familier, ou bien son père Acoumène, en leur disant : « Moi je sais administrer aux corps des choses, propres b suivant mon intention aussi bien à échauffer qu’à refroidir, et, si c’est mon bon plaisir, à faire vomir ou, si je change d’avis, à faire aller du bas[160] ; plus quantité d’autres effets de même sorte ! Et, puisque j’ai ce savoir, j’estime que je suis capable de guérir, et d’en rendre capable un autre quand je lui aurai transmis la science de ces choses. » En entendant cela, à ton sens que diraient-ils ?

Phèdre. — Qu’auraient-ils d’autre à faire que de lui demander s’il sait en outre, et quels sont ceux qu’il faut traiter ainsi, et dans quels cas on doit administrer chaque traitement, et dans quelle mesure ?

Socrate. — Suppose maintenant qu’il leur réponde : « Je n’en sais absolument rien. J’estime cependant que celui qui, auprès de moi, s’est instruit de ces choses c est en état, lui, de satisfaire à l’objet de ta question. »

Phèdre. — Ils diraient, je crois, que cet homme est fou : pour en avoir entendu parler quelque part dans un livre ou pour avoir mis par hasard la main sur quelques remèdes, il se figure être passé médecin, alors qu’il n’entend goutte à cet art !

Socrate. — Eh bien ! suppose qu’à présent ce soit Sophocle qu’on vienne trouver, et Euripide, et qu’on leur dise : « Je sais, sur de menues matières, composer d’interminables tirades, et de toutes menues sur une ample matière ; des discours apitoyants s’il me plaît, et, inversement, d’autres qui soient, à leur tour, terribles et menaçants… » Et tout d le reste à l’avenant, avec l’idée qu’en enseignant cela on transmet la recette pour faire une tragédie.

Phèdre. — Ceux-ci également, Socrate, se riraient, je crois, d’un homme qui se figure la tragédie autrement que comme l’organisation de ces éléments, et une organisation qui convienne à leur rapport mutuel aussi bien qu’à l’ensemble[161] !

Socrate. — Mais, au lieu, je pense, de l’invectiver avec grossièreté, bien plutôt ils imiteraient un musicien qui, sur sa route, rencontrerait un homme se figurant être un harmoniste, parce qu’il se trouve savoir comment on s’y prend pour faire rendre à la corde le son le plus aigu ou le son le plus grave ; il n’irait pas e lui dire brutalement : « Malheureux, tu as le cerveau malade[162] ! ». Au contraire, en musicien qu’il est, il parlerait plus doux : « S’il est indispensable, homme excellent, de savoir cela aussi quand on veut être un harmoniste, rien n’empêche pourtant qu’on n’entende rien, ou presque, à l’harmonie quand on a la capacité que tu as ! Tu sais ce que, préalablement à l’harmonie, il est indispensable de connaître, mais la matière de l’harmonie, tu l’ignores. »

Phèdre. — Rien de plus juste, assurément.

Socrate. — 269 Et ce serait aussi la réponse de Sophocle à celui qui fait sa parade devant Euripide et devant lui : il sait ce qui est préalable à la tragédie, mais non la tragédie ; la réponse aussi d’Acoumène : il sait ce qui est préalable à la médecine, mais non la médecine.

Phèdre. — Hé ! absolument.

Socrate. — Voyons ! nous imaginons-nous Adraste aux paroles de miel[163], ou bien encore Périclès, s’ils entendaient ces merveilleux artifices qu’à l’instant nous passions en revue, ces styles concis et ces styles imagés, tout ce dont encore nous disions, après l’avoir parcouru, qu’il faudrait l’examiner au grand jour, — les imaginons-nous, dis-je, rudoyant en des propos impolis, comme b toi et moi par rusticité nous l’avons fait[164], quiconque aura, dans ses écrits ou dans son enseignement, donné cela pour être la rhétorique ? Ou bien est-ce que, plus sages en effet que nous, ils ne nous taperaient pas à tous deux aussi sur les doigts en nous disant : « Phèdre, et toi, Socrate, au lieu de les rudoyer, il faut plutôt traiter avec indulgence ceux qui, faute de connaître la dialectique, se seront mis hors d’état de définir l’essence de la rhétorique ; ceux qui, du fait de cette ignorance, se sont figuré, parce qu’ils possédaient les connaissances indispensables préalablement à l’art, avoir découvert la rhétorique ; c qui, dis-je, enseignant à d’autres ces choses, estiment qu’ils leur ont en perfection enseigné la rhétorique et, quant à employer en parlant chacune d’elles de façon plausible aussi bien qu’à en organiser l’ensemble — une tâche qui ne compte pas[165], que c’est à leurs élèves, tout seuls et par leurs propres ressources, de s’en procurer le moyen lorsqu’ils auront à parler » ?

Phèdre. — Ma foi oui, Socrate, il y a chance que tel soit le caractère de l’art que ces personnages, dans leur enseignement et dans leurs écrits, donnent pour être l’art oratoire ; et je suis d’avis, quant à moi, que tu as dit vrai. Mais alors, l’art de celui qui, en réalité, est à la fois éloquent et d persuasif, comment et où est-il possible de se le procurer ?


Troisième section : la rhétorique philosophique ;
1o conditions.

Socrate. — La possibilité, Phèdre, de devenir un parfait jouteur se présente vraisemblablement (et sans doute est-ce du reste une nécessité) de la même façon qu’ailleurs : s’il est dans ta nature d’être éloquent, tu seras un orateur apprécié à condition d’y joindre le savoir et aussi l’exercice[166] ; mais, si l’une quelconque de ces conditions te fait défaut, par là même tu seras un orateur imparfait. Quant à ce qui est d’un art répondant à cette possibilité, ce n’est pas sur la voie suivie et par Lysias et par Thrasymaque qu’en apparaît, à mon avis, la méthode.

Phèdre. — Mais dans quelle voie, alors ?

Socrate. — Il y a chance, e mon bon, que Périclès se soit, selon toute apparence, élevé entre tous à la plus haute perfection dans l’art oratoire.

Phèdre. — Et la raison ?

Socrate. — Tous les arts, j’entends ceux qui ont de l’importance, exigent en surplus que, touchant la Nature, on bavarde 270 et qu’on ait la tête en l’air[167] : c’est en effet de là que proviennent en eux, semble-t-il, cette sublimité de pensée qu’on y trouve et la perfection de la mise en œuvre ! Voilà ce que Périclès notamment a possédé, en outre de ses dons naturels : c’est, je pense, parce que le hasard mit sur son chemin Anaxagore, lequel était un homme de cette sorte ; parce qu’il s’est empli de visions en l’air ; parce qu’il en est venu à la nature de l’intelligence, aussi bien que de l’absence d’intelligence : sujets sur lesquels Anaxagore étendait abondamment ses propos[168]. Et ainsi il a tiré de là, en vue de l’art oratoire, ce qui s’y adaptait.

Phèdre. — Comment l’entends-tu ?

Socrate. — b Sans doute en est-il de même pour la médecine, que précisément pour la rhétorique.

Phèdre. — Comment, enfin ?

Socrate. — Dans l’une et dans l’autre on doit procéder à l’analyse d’une nature : dans la première celle du corps, dans l’autre celle de l’âme si l’on veut, au lieu de se contenter de la routine et de l’expérience, recourir à l’art pour administrer, à l’un remèdes et régime et ainsi produire en lui santé et vigueur, à l’autre, propos et occupations en accord avec la règle, et ainsi lui communiquer telle conviction et telle excellence qu’on souhaite pour elle[169].

Phèdre. — Il y a au moins vraisemblance qu’il en est ainsi, Socrate.

Socrate. — Mais la nature c de l’âme, penses-tu qu’il soit possible de la concevoir d’une façon qui vaille d’être mentionnée, indépendamment de la nature du tout[170] ?

Phèdre. — Ma foi, si c’est Hippocrate qu’il en faut croire, lui qui est un Asclépiade, on ne peut même pas traiter du corps sans recourir à cette méthode !

Socrate. — Il a raison, vois-tu, mon camarade, de dire cela. Il faut pourtant, en sus d’Hippocrate, s’enquérir auprès de la raison et examiner si la voix de cette dernière sonne d’accord avec son dire.

Phèdre. — Oui, c’est cela.

Socrate. — Eh bien ! examine alors ce que sur la Nature peuvent bien dire et Hippocrate et la raison. N’est-ce pas de la façon que voici qu’il faut se faire d une idée sur la nature de quoi que ce soit ? D’abord, est-il simple ou bien multiforme, l’objet touchant lequel nous voudrons être personnellement des techniciens, capables aussi de produire en autrui le même résultat ? En second lieu, dans le cas où cet objet sera simple, en examiner la propriété : quelle est celle qu’il possède naturellement, et par rapport à quoi eu égard à l’agir ? ou celle qui lui appartient eu égard au pâtir et sous l’action de quoi ? Si au contraire l’objet comporte une pluralité de formes, alors, après les avoir dénombrées, cela même qui était envisagé dans le cas de l’unicité le sera pour chacune de ces formes : par laquelle est-il dans la nature de l’objet de produire une action, et quelle action ? ou bien par laquelle, d’être patient, en quoi et par l’action de quoi ?

Phèdre. — C’est bien possible, Socrate.

Socrate. — Ce qu’il y a au moins de sûr, c’est que, sans cela, la méthode aurait toute l’apparence e d’une démarche d’aveugle ! On ne doit certainement pas se faire une image de celui qui avec art poursuit l’étude de quoi que ce soit, en le comparant à un aveugle, non plus qu’à un sourd ! Il est manifeste au contraire que l’enseignement de l’éloquence, s’il est donné avec art, fera voir dans sa réalité, avec exactitude, la nature de ce à quoi l’élève appliquera ses discours. Or cet objet, ce sera sans doute l’âme.

Phèdre. — Bien sûr !

Socrate. — Voilà donc l’objet vers lequel son effort 271 s’est tendu tout entier : la persuasion est en effet ce qu’il s’efforce d’y produire. N’est-ce pas cela ?

Phèdre. — Oui.

Socrate. — Il est donc manifeste que Thrasymaque, ou tout autre qui donnerait un enseignement sérieux de l’art oratoire, commencera par dépeindre l’âme en toute exactitude, par faire voir s’il est dans sa nature d’être une chose une et homogène ou si, à la façon d’un corps, elle est multiforme ; car c’est cela, disons-nous, qui est montrer la nature d’une chose.

Phèdre. — Hé ! absolument.

Socrate. — Voici le second point : par le moyen de quoi lui est-il naturel de produire une action et laquelle ? ou bien de pâtir, et sous l’action de quoi ?

Phèdre. — Bien sûr !

Socrate. — b Enfin (c’est le troisième point), après avoir fait une classification des genres de discours comme des genres d’âme, ainsi que de leurs modalités respectives, il fait la revue des relations causales, établissant ainsi la correspondance de chaque genre à chaque genre, et il enseigne, de quelle sorte étant l’âme et de quelle sorte les discours, quelle est la cause en vertu de laquelle ceux-ci produisent nécessairement en l’une la persuasion, l’incrédulité dans une autre[171].

Phèdre. — En tout cas, qu’il en pût être ainsi ce serait apparemment tout ce qu’il y a de magnifique !

Socrate. — Disons mieux : il est sûr, mon cher, qu’il n’y aura jamais d’autre façon, morceau d’apparat[172] ou discours, de parler ou d’écrire, ni sur un autre sujet, ni sur celui-ci ! Mais ceux qui aujourd’hui écrivent c des Arts oratoires, et que, toi, tu as entendu parler, sont des rusés et font les cachottiers bien qu’ils sachent à merveille ce qui concerne l’âme. Ainsi donc, en attendant qu’ils manifestent cette façon de s’y prendre, dans leurs discours comme dans leurs écrits, ne les laissons pas nous persuader qu’ils ont l’art d’écrire !

2o méthode.

Phèdre. — Cette façon de s’y prendre, quelle est-elle ?

Socrate. — Quant à dire les phrases elles-mêmes, ce n’est point commode ! Mais sur la manière dont il faut qu’on écrive[173], pour que ce soit avec autant d’art qu’il se peut, là-dessus je consens à parler.

Phèdre. — Eh bien ! parle…

Socrate. — Puisque justement la fonction propre du discours est d’être une façon de mener les âmes, une psychagogie, celui qui veut être un jour un orateur de talent d doit nécessairement savoir de combien de formes l’âme est susceptible. Or il y en a tel et tel nombre, de telle sorte et de telle autre ; en conséquence de quoi les hommes prennent, les uns, telle nature déterminée, les autres, une nature différente. Et maintenant, une fois ces formes ainsi distinguées, c’est le tour des discours : il y en a des formes, en tel ou tel nombre, et ayant chacune tels caractères déterminés. Or donc, les hommes de telle nature, sous l’action de discours de tel caractère, en vertu de cette cause-ci, se laisseront porter à telles convictions, tandis que ceux qui ont telle autre nature ne se laisseront pas facilement persuader par les raisons que voici[174]. Ce qu’il faut donc, quand on a suffisamment réfléchi sur ces déterminations, c’est ensuite considérer ce qu’elles sont dans la pratique et pratiquement appliquées[175] et, ainsi, avoir le flair assez fin pour e en suivre la piste. Autrement, on n’en sait même encore pas plus qu’il n’y a dans ces cours qu’on écoutait jadis, du temps qu’on fréquentait l’école. Mais, lorsqu’on est suffisamment en état de se prononcer sur la sorte d’homme que convaincra telle sorte de discours, lorsque, l’ayant à côté de soi, on est capable de voir clair en lui et de se faire à soi-même la leçon voulue : « Voici l’homme, 272 et voici la nature dont jadis il était question dans mes cours : maintenant c’est en réalité qu’elle est devant moi et que j’ai à lui appliquer le langage que voici, de la manière que voici, en vue de faire naître la conviction que voici » ; — du moment, dis-je, qu’on a réuni toutes ces conditions ; qu’on y a joint les conjonctures dans lesquelles c’est le temps de parler et celui de s’abstenir[176] ; qu’à leur tour style concis, style apitoyant, indignation véhémente, et toutes les formes de discours qu’on aura appris à distinguer, on en sait discerner l’opportunité aussi bien que l’inopportunité, — c’est alors que l’Art a atteint la beauté, la perfection de son achèvement : jusque-là, non. Disons-le plutôt : si une partie quelconque de cet ensemble b fait défaut à l’orateur, au professeur, à l’écrivain, il aura beau affirmer la conformité de son langage avec l’Art, c’est à celui qui n’en croit rien que revient l’avantage. « Eh bien ! que conclure ? » dira peut-être notre auteur[177], « est-ce là votre opinion, Phèdre et Socrate ? Ou bien faut-il admettre quelque autre définition de l’art oratoire ? »

Phèdre. — Il est, je crois bien, impossible qu’il y en ait une autre, Socrate : ce n’est pourtant pas une petite affaire !

Vérité et vraisemblance.

Socrate. — Tu dis vrai : c’est justement la raison pour laquelle il faut retourner en tout sens toutes les théories et, ainsi, examiner si par hasard ne s’offre pas à nos yeux un chemin plus aisé et plus court c qui mènerait à cet art, et qui nous éviterait de nous en aller en pure perte sur une route longue et raboteuse, quand nous en avons une qui ne l’est pas et tout unie. Mais si par hasard quelque moyen de nous aider est en ton pouvoir, toi qui as été l’auditeur de Lysias ou de tel autre, essaie de nous en faire part en rappelant tes souvenirs !

Phèdre. — S’il ne s’agissait que d’essayer, ce serait en mon pouvoir ; mais pas comme cela et tout de suite[178] !

Socrate. — Eh bien ! veux-tu alors que ce soit moi qui te dise le langage que j’ai entendu tenir par quelques-uns de ceux qui s’occupent de cela ?

Phèdre. — Bien sûr !

Socrate. — En tout cas, Phèdre, il y a un proverbe d’après lequel il est juste que le loup même ait son avocat[179].

Phèdre. — d C’est même à toi, oui, d’en faire office !

Socrate. — Ils prétendent donc qu’il ne faut pas du tout prendre ainsi de grands airs, non plus qu’imposer aux gens une ascension qui allonge leur route par tant de lacets. De la vérité, en effet (c’est même ce que nous avons dit en commençant ce propos[180]), on doit n’avoir absolument que faire quand il s’agit du juste ou du bon, ni dans les affaires ni, bien sûr aussi, dans les hommes, qu’ils doivent à leur nature ou à leur éducation d’être ce qu’ils sont ; il ne le faut pas, si l’on veut être, dans la bonne mesure, un orateur de talent ! Voyez : dans les tribunaux personne n’a, là-dessus, le moindre souci de la vérité, mais bien de ce qui est convaincant. Or cela, e c’est le vraisemblable ; et c’est à quoi doit s’attacher quiconque se propose de parler avec art. L’acte en lui-même, il y a des cas où on ne doit même pas l’énoncer, quand la façon dont il a été accompli n’est pas une façon vraisemblable, mais énoncer les vraisemblances, et cela dans l’accusation comme dans la défense. C’est même, de toute façon, le vraisemblable qu’il faut poursuivre, tandis qu’au vrai on donnera tous les bonsoirs du monde ! 273 C’est le vraisemblable en effet qui, traversant d’un bout à l’autre le discours, constitue la totalité de l’art.

Phèdre. — Tu viens littéralement, ma parole ! de rapporter, Socrate, la thèse soutenue par ceux qui se donnent pour des techniciens de l’art oratoire. Je me suis bien rappelé que précédemment nous nous étions brièvement attaqués à cette sorte de question. Or il y a là, semble-t-il, un très gros point pour ceux qui s’occupent de cela.

Socrate. — Mais pourtant Tisias, lui, tu l’as, point par point, battu et rebattu ! Eh bien, il y a encore ceci qu’il faut que Tisias nous dise : par le vraisemblable, entend-il autre chose b que l’opinion de la masse ?

Phèdre. — Et quoi d’autre, en effet ?

Socrate. — Ainsi, voilà apparemment sa profonde découverte et qui, du même coup, est le secret de l’art ! S’il arrive, a-t-il écrit, qu’un homme sans vigueur et hardi en ait rossé un autre, vigoureux et lâche ; qu’il lui ait arraché son manteau ou autre chose ; et puis qu’il soit traduit devant les tribunaux, ni l’un ni l’autre ils ne doivent dire la vérité. Bien au contraire, le lâche prétendra que le hardi n’a pas été tout seul pour le rosser, à quoi l’autre sans doute ripostera qu’ils étaient seul à seul ; mais le grand argument auquel il recourra, c’est « comment me serais-je, moi, c fait comme je suis, attaqué à lui, fait comme il est ? » Quant à l’autre, il ne dira pas, bien entendu, sa propre lâcheté ; mais tout nouveau mensonge auquel il s’essaie fournira sans doute une riposte quelconque à la partie adverse. Varions les circonstances : c’est toujours en des procédés de ce genre que réside l’art de parler. N’est-ce pas cela même, Phèdre ?

Phèdre. — Évidemment !

Socrate. — Miséricorde ! On a terriblement[181] l’impression, en vérité, qu’il avait été mis dans une cachette, l’art dont Tisias a fait la trouvaille, lui ou un autre, qui que ce puisse être et quel que soit le nom dont il lui plaise d’être appelé[182] ! Mais au fait, mon camarade, à cet homme-là devrons-nous d ou non, dire… ?

Phèdre. — Quoi donc ?

Socrate. — Ceci : « il y a longtemps (c’était même, Tisias, avant ton intervention) que justement nous le disons[183] : cette vraisemblance vient, somme toute, à se produire dans l’esprit de la masse en raison d’une similitude avec la vérité ; quant aux similitudes, nous l’avons expliqué tout à l’heure, celui qui partout sait le mieux les découvrir, c’est celui qui connaît la vérité. Par conséquent, si tu as autre chose à dire sur l’art oratoire, sans doute l’écouterons-nous ; mais, s’il n’en est pas ainsi, nous nous en fierons à ce que nous avons expliqué tout à l’heure[184]. Faute, dirons-nous, d’avoir dénombré les divers naturels de ceux qui vont être les auditeurs ; e faute d’être capable, aussi bien de distinguer les choses selon leurs caractères spécifiques que de les embrasser en une seule idée selon chacune de ces espèces, jamais on ne sera un technicien de l’art oratoire, pour autant que c’est possible à un homme ! Or c’est un résultat qu’on n’obtiendra pas sans beaucoup d’application ; et ce n’est pas pour adapter son langage et sa conduite à ses relations avec les hommes que le sage doit s’en donner toute la peine, mais pour être capable, et d’un langage qui soit agréable aux dieux et, en toute chose autant qu’il le peut, d’une conduite qui leur agrée. Non en effet, tu le vois désormais, Tisias, et ceux qui sont plus savants que nous l’affirment, ce n’est pas à ses compagnons d’esclavage 274 que doit s’exercer à complaire, à moins que ce ne soit par surérogation, l’homme qui a du jugement, mais c’est à des maîtres bons eux-mêmes et faits de bons éléments[185]. Voilà pourquoi la longueur de ce circuit, tu n’as point à t’en étonner[186] : avec de grands objets pour but, les circuits sont nécessaires ; ce n’est pas comme dans ta conception ! Ce qui est sûr, et voilà ce que notre thèse affirme, c’est que, pour peu qu’on accepte cette nécessité, même ces objets inférieurs auront reçu des autres la beauté la plus grande ! »

Phèdre. — Magnifique en paroles, Socrate, oui, si je m’en crois, — à condition qu’on soit à la hauteur !

Socrate. — Eh bien ! ajoutons que, pour qui certes s’attaque à ce qui est beau, il est beau aussi de subir b les conséquences qu’on peut avoir à subir.

Phèdre. — Rien de plus certain.


Quatrième partie — Valeur et rôle du discours écrit.

Socrate. — Ainsi donc, pour ce qui est, dans les discours de l’art comme de l’absence d’art, en voilà largement assez…

Phèdre. — Bien sûr !

Socrate. — … tandis que, de savoir si justement c’est bienséant ou malséant d’écrire, dans quelles conditions il est bon que cela se fasse et dans lesquelles cela messiérait, voilà une question qui nous reste, n’est-il pas vrai ?

Phèdre. — Oui.

Socrate. — Eh bien ! alors, est-ce que tu sais quelles sont les meilleures conditions, concernant les discours, pour se rendre agréable à la divinité, quand on s’en occupe ou qu’on en parle ?

Phèdre. — Pas du tout ! Et toi ?

Socrate. — Il y a du moins une tradition que je suis à même de rapporter, une tradition de l’antiquité[187]. c Or le vrai, c’est elle qui le connaît ; si nous pouvions, par nous-mêmes, le découvrir, est-ce qu’en vérité nous nous soucierions encore de ce qu’a cru l’humanité ?

Phèdre. — Quelle drôle de question ! Allons, ce que tu assures avoir entendu dire, raconte-le moi.

L’invention de l’écriture.

Socrate. — Eh bien ! j’ai entendu conter que vécut du côté de Naucratis, en Égypte, une des vieilles divinités de là-bas, celle dont l’emblème sacré est l’oiseau qu’ils appellent, tu le sais, l’ibis, et que le nom du dieu lui-même était Theuth. C’est lui, donc, le premier qui découvrit la science du nombre avec le calcul, la géométrie et l’astronomie, d et aussi le trictrac et les dés, enfin, sache-le, les caractères de l’écriture. Et d’autre part, en ce temps-là, régnait sur l’Égypte entière Thamous, dont la résidence était cette grande cité du haut pays que les Grecs nomment Thèbes d’Égypte, et dont le dieu est appelé par eux Ammon. Theuth, étant venu le trouver, lui fit montre de ses arts : « Il faut, lui déclara-t-il, les communiquer au reste des Égyptiens ! » Mais l’autre lui demanda quelle pouvait être l’utilité de chacun d’eux, et, sur ses explications, selon qu’il les jugeait bien ou mal fondées il prononçait tantôt le blâme, tantôt e l’éloge. Nombreuses furent donc les réflexions dont, au sujet de chaque art, Thamous fit, dit-on, part à Theuth dans l’un et l’autre sens : on n’en finirait plus d’en dire le détail ! Mais, le tour venu d’envisager les caractères de l’écriture : « Voici, ô Roi, dit Theuth, une connaissance qui aura pour effet de rendre les égyptiens plus instruits et plus capables de se remémorer : mémoire aussi bien qu’instruction ont trouvé leur remède ! » Et le Roi de répliquer : « Incomparable maître ès arts, ô Theuth, autre est l’homme qui est capable de donner le jour à l’institution d’un art ; autre, celui qui l’est d’apprécier ce que cet art comporte de préjudice ou d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage. 275 À cette heure, voilà qu’en ta qualité de père des caractères de l’écriture, tu leur as, par complaisance pour eux, attribué tout le contraire de leurs véritables effets ! Car cette connaissance aura pour résultat, chez ceux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la remémoration que tu as découvert un remède[188]. Quant à l’instruction, c’en est la semblance que tu procures à tes élèves, et non point la réalité : lorsqu’en effet avec ton aide ils regorgeront de connaissances sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront être bons à juger de mille choses, b au lieu que la plupart du temps ils sont dénués de tout jugement ; et ils seront en outre insupportables, parce qu’ils seront des semblants d’hommes instruits, au lieu d’être des hommes instruits[189] ! »

Phèdre. — Quelle facilité tu as, Socrate, à composer des histoires égyptiennes, ou de toute autre contrée qu’il pourrait te plaire !

Socrate. — C’était, mon cher, une tradition dans le sanctuaire de Zeus à Dodone, que d’un chêne étaient issues les premières révélations divinatoires. Ainsi donc, pour les gens de ce temps-là, pour eux qui n’étaient pas des savants à votre manière, à vous autres les jeunes, c’était assez, vu leur naïveté, d’écouter le langage d’un chêne ou d’une pierre[190], pourvu seulement qu’il fût véridique. Mais pour toi, ce qui sans doute importe surtout, c c’est de savoir qui est celui qui parle et quel est son pays : cela ne te suffit pas, en effet, d’examiner si c’est bien comme cela qu’il en est, ou d’une autre façon !

Phèdre. — Tu as eu raison de me donner sur les doigts, et je suis d’avis que, sur la question de l’écriture, il en est comme le dit l’homme de Thèbes.

Socrate. — Conclusion : celui qui se figure que, dans des caractères d’écriture, il aura laissé après lui une connaissance technique, et celui qui, à son tour, la recueille avec l’idée que des caractères d’écriture produiront du certain et du solide, sans doute ont-ils largement, ces gens-là, leur compte de naïveté et méconnaissent-ils en réalité la prédiction d’Ammon : eux qui se figurent qu’un traité écrit est plus d qu’un moyen, pour celui qui sait, de se remémorer les matières que concerne l’écrit !

Phèdre. — Tout à fait juste !

Socrate. — Ce qu’il y a de terrible en effet, je pense, dans l’écriture, c’est aussi, Phèdre, qu’elle ait véritablement tant de ressemblance avec la peinture[191]. Et de fait, les êtres qu’enfante celle-ci font figure d’êtres vivants ; mais, qu’on leur pose quelque question, pleins de dignité ils se taisent ! Il en est de même aussi pour les écrits : on croirait que de la pensée anime ce qu’ils disent ; mais, qu’on leur adresse la parole avec l’intention de s’éclairer sur un de leurs dires, c’est une chose unique qu’ils se contentent de signifier, la même toujours ! Autre chose : quand une fois pour toutes il a été écrit, chaque discours e s’en va rouler de droite et de gauche, indifféremment auprès de ceux qui s’y connaissent et, pareillement, auprès de ceux dont ce n’est point l’affaire, et il ne sait pas quels sont ceux à qui justement il doit ou non s’adresser[192]. Que d’autre part il s’élève à son sujet des voix discordantes et qu’il soit injustement dédaigné, il a toujours besoin de l’assistance de son père : à lui seul, en effet, il n’est capable, ni de se défendre, ni de s’assister lui-même.

Phèdre. — Ton langage est encore on ne peut plus juste !

Socrate. — Qu’est-ce à dire ? 276 Devons-nous envisager, pour un autre discours, frère du précédent et légitime celui-là, dans quelles conditions il a lieu et de combien il surpasse l’autre par la qualité et la puissance de sa sève ?

Phèdre. — Quel est ce discours dont tu parles et dans quelles conditions a-t-il lieu d’après toi ?

Socrate. — C’est celui qui, accompagné de savoir, s’écrit dans l’âme de l’homme qui apprend, celui qui est capable de se défendre lui-même et qui, d’autre part, sait parler aussi bien que se taire devant qui il faut.

Phèdre. — Tu veux dire le discours de celui qui sait, discours vivant et animé, duquel en toute justice on pourrait dire que le discours écrit est un simulacre ?

Socrate. — Hé oui ! absolument. b Et maintenant, dis-moi : le cultivateur intelligent, s’il a des semences dont il se soucie et dont il souhaite qu’elles portent fruit, est-ce que tout de bon il ira, en plein été, les ensemencer dans les jardinets d’Adonis, pour la satisfaction de voir ces jardinets devenus superbes au bout de huit jours[193] ? Ou bien ne serait-ce point pour se divertir, aussi bien qu’à cause de la fête, qu’il procéderait de la sorte, à supposer qu’il lui arrivât de le faire ? Mais plutôt, s’il y en a qui réellement l’intéressent, il mettra à profit l’art de la culture pour les semer dans le terrain approprié, et il se félicitera sans doute si, au bout de huit mois, toutes celles qu’il a semées ont atteint leur terme.

Phèdre. — C’est bien comme cela, Socrate, c qu’il ferait, je crois : dans un cas, pour de bon ; dans l’autre, d’une manière différente et de la façon que tu dis.

Socrate. — Mais l’homme qui possède la science du juste, celle du beau, celle du bien, devrons-nous affirmer qu’il a moins d’intelligence que le cultivateur, par rapport aux semences qui sont proprement les siennes ?

Phèdre. — Pas le moins du monde, c’est certain !

Socrate. — Ainsi, tu vois, ce n’est pas pour de bon qu’il ira écrire sur l’eau[194] ces choses-là au moyen d’encre, usant d’un roseau pour ensemencer avec des discours, qui ne sont pas seulement impuissants à se porter assistance à eux-mêmes par la parole, mais impuissants aussi à enseigner convenablement la vérité[195] !

Phèdre. — Tout au moins ce n’est pas probable.

Socrate. — Non, en effet. Ces jardinets d en caractères d’écriture, ce sera au contraire, selon toute apparence, pour se divertir, et qu’il les ensemencera, et qu’il écrira ; mais quand il lui arrive d’écrire, c’est un trésor de remémorations[196] qu’ainsi il se constitue, et à lui-même en cas qu’il arrive à l’oublieuse vieillesse, et à quiconque suit la même piste[197]. Il prendra son plaisir à voir pousser ces tendres cultures ; d’autres useront d’autres divertissements, se gorgeant de beuveries et de tous les plaisirs encore qui sont frères de ceux-là, pendant que lui, c’est bien probable, il leur préférera ceux dont je parle et qui sont le divertissement de son existence !

Phèdre. — Quelle magnificence, e Socrate, au regard de la bassesse des autres, dans le divertissement que tu dis[198] : celui de l’homme capable de se divertir à la composition littéraire, en imaginant de beaux discours sur la Justice, ainsi que sur les autres objets par toi nommés !

Socrate. — En fait il en est bien ainsi, mon cher Phèdre. Mais il y a beaucoup plus de beauté, je crois, dans une certaine façon de s’appliquer pour de bon à cette fin : c’est quand, par l’usage de l’art dialectique et une fois prise en main l’âme qui y est appropriée, on y plante et sème des discours que le savoir accompagne ; discours qui sont en mesure de se donner assistance à eux-mêmes ainsi qu’à celui qui les a plantés, 277 et qui, au lieu d’être stériles, ont en eux une semence de laquelle, en d’autres naturels, pousseront d’autres discours ; en mesure de procurer toujours, impérissablement, ce même effet et de réaliser en celui qui le possède le plus haut degré de félicité qui soit possible pour un homme !

Phèdre. — Dans ce que tu dis il y a en effet beaucoup plus de beauté encore.


Résumé d’ensemble.

Socrate. — À présent bien sûr, Phèdre, nous voilà désormais capables, une fois l’accord établi sur ces points, de décider pour l’autre.

Phèdre. — Lequel ?

Socrate. — Eh mais ! celui sur lequel nous désirions voir clair et qui nous a amenés où nous en sommes ! C’était de nous livrer à une enquête sur le grief qu’on faisait à Lysias b d’écrire des discours, et aussi, à propos des discours mêmes, sur l’art ou l’absence d’art dans la manière de les écrire. Aussi bien suis-je d’avis que, pour ce qui caractérise la présence ou l’absence d’art, nous avons convenablement fait voir ce qui en est.

Phèdre. — Nous en fûmes d’avis, je ne dis pas non ! Revenons-y pourtant et remémore-moi comment.

Socrate. — Jusqu’à ce qu’on connaisse la vérité de chacune des questions dont on parle ou dont on écrit ; jusqu’à ce qu’on se soit rendu capable de définir toute la chose pour elle-même et qu’on sache en outre, après l’avoir définie, la subdiviser en retour selon ses espèces, en ne s’arrêtant qu’à l’espèce indivisible ; jusqu’à ce qu’ensuite, grâce à une analyse, fondée sur la même méthode, de la nature de l’âme, on découvre c l’espèce qui correspond à chaque nature ; que, de la sorte, on établisse et qu’on organise le discours, en offrant à une âme bigarrée des discours à la fois bigarrés et embrassant tous les modes, ou, au contraire, des discours sans diversité à une âme sans diversité[199], — non, jusqu’à ce moment il n’y aura pas possibilité que le genre oratoire soit manié avec art dans toute la mesure où il est dans sa nature de l’être, ni en rien pour enseigner, ni en rien pour persuader ; et c’est ce que nous a révélé toute la précédente discussion.

Phèdre. — Mais oui, absolument ! C’est bien à peu près comme cela que la chose nous est apparue.

Socrate. — Et que dire, d’autre part, des conditions où il est beau ou vilain d de prononcer comme d’écrire des discours ? et aussi des circonstances où, en bonne justice, on fera de cela un sujet, ou non, de blâme ? Est-ce qu’on n’a pas mis en lumière dans ce qu’on a dit un peu auparavant…[200] ?

Phèdre. — Et quoi ?

Socrate. — …que, si Lysias ou un autre a jamais écrit ou doive écrire, soit à titre privé, soit comme homme public qui, instituant des lois, écrit ainsi un ouvrage politique, et avec l’idée en outre qu’il y a là-dedans une grande solidité, une grande certitude, — voilà où certes il y a motif de blâme, déclaré ou non[201], à l’égard de celui qui écrit. C’est que manquer, éveillé ou e bien en songe[202], de toute notion concernant le juste et l’injuste, le mal et le bien, est chose qui véritablement n’échappe pas au blâme qu’elle mérite, obtiendrait-elle même l’unanime éloge de la tourbe !

Phèdre. — Non, effectivement !

Socrate. — Quant à cet autre, au jugement de qui un discours écrit, quel qu’en soit le sujet, contient nécessairement une large part de divertissement ; pour qui jamais nul discours, usant du vers ou se passant du vers, ne vaut la peine de l’écrire, ou de le réciter à la façon dont les rhapsodes récitent les leurs[203], s’il ne suppose ni examen préalable ni volonté d’instruire, et que la persuasion en ait été le but ; 278 pour qui, au contraire, les meilleurs de cette espèce constituent en réalité chez l’homme qui sait un moyen de se ressouvenir, tandis que les discours qui sont matière d’enseignement, ceux dont l’objet est d’instruire et qui, en réalité, s’écrivent dans l’âme concernant le juste, le beau, le bien, sont les seuls où il y ait évidence, perfection et qui vaillent notre peine ; pour qui, enfin, de semblables discours doivent être appelés ses enfants à lui, ses fils légitimes en quelque sorte[204] : en premier lieu, celui qu’il porte en lui-même quand l’invention le lui a rendu présent ; ensuite, les rejetons du premier, et ses frères b à la fois, s’il en est qui soient nés chez d’autres hommes, en d’autres âmes à proportion de ce qu’elles valent[205] ; qui au reste des discours dit adieu… cet homme, dis-je, et qui est tel, il y a chance, qu’il soit, Phèdre, ce que toi comme moi nous voudrions être l’un et l’autre !

Phèdre. — Mais oui ! Ton langage répond absolument à ce que, quant à moi, je désire et souhaite.

Socrate. — Ainsi donc, en voilà désormais bien suffisamment du divertissement que nous a donné la question de l’éloquence ! À toi, maintenant, d’aller expliquer à Lysias qu’étant tous les deux descendus jusqu’au ruisseau des Nymphes et jusqu’à leur sanctuaire, nous nous sommes entendu charger de la commission que voici, c pour Lysias et aussi bien pour quiconque compose des discours ; pour Homère également, comme pour tout autre qui aura composé des poésies, soit sans accompagnement musical[206], soit pour être chantées ; troisièmement enfin, pour Solon et pour quiconque, dans l’ordre de l’éloquence politique, a écrit des ouvrages en leur donnant le nom de lois : « Si c’est avec la connaissance de ce qui constitue le vrai, que tel de vous a composé ces écrits ; en mesure aussi de leur porter assistance, au moment d’en venir aux preuves relatives à la question que concerne son écrit ; capable enfin par sa parole de mettre lui-même en évidence le peu que sont ses écrits[207] — non, ce n’est aucune des dénominations en usage ici-bas[208] qu’on emploiera pour l’homme qui est de cette sorte, mais d celle de l’objet supérieur auquel il s’est appliqué ! »

Phèdre. — Et quelles sont donc les dénominations dont tu le lotis ?

Socrate. — L’appeler un sage, à mon avis personnel c’est excessif, Phèdre, et cela ne sied qu’à la divinité. Mais l’appeler un ami de la sagesse, un philosophe[209], ou bien de quelque nom analogue, cela lui conviendrait davantage et, en même temps, serait mieux dans le ton.

Phèdre. — Et ce ne serait, ma foi, pas du tout déplacé !

Socrate. — Mais en revanche, est-ce que celui qui ne possède rien de plus précieux que ce qu’il a composé ou écrit, passant des heures à le retourner sens dessus dessous, à coller des morceaux les uns aux autres ou à en retrancher, est-ce que e sans doute tu n’auras pas le droit de le saluer des noms de poète, de faiseur de discours ou d’auteur de textes de loi ?

Phèdre. — Bien sûr !

Socrate. — Eh bien ! c’est cela que tu dois expliquer à ton camarade !

Isocrate.

Phèdre. — Et toi ? comment t’y prendras-tu ? Pas davantage, en effet, ton camarade à toi, on ne doit non plus le négliger !

Socrate. — Qui est-ce ?

Phèdre. — Le bel Isocrate[210] : à lui, Socrate, quel message porteras-tu ? Comment allons-nous le caractériser ?

Socrate. — Isocrate est encore jeune, Phèdre : ce que pourtant j’augure 279 de lui, je veux bien te le dire.

Phèdre. — Qu’est-ce donc ?

Socrate. — M’est avis que, en ce qui touche les dons de nature, il a trop de supériorité pour qu’il y ait lieu à un parallèle avec l’éloquence de Lysias, et, en outre, que son tempérament moral a plus de noblesse. Aussi ne serait-ce point du tout merveille qu’avec le progrès de l’âge, et dans le genre même d’éloquence auquel à présent il s’emploie, il ne surpassât, plus que si c’étaient des enfants, quiconque s’est jamais attaqué à l’éloquence, et en outre, si cela ne devait pas lui suffire, qu’il ne fût d’autre part conduit à de plus grandes choses par un plus divin élan : c’est que la nature, mon cher, a mis en b la pensée de cet homme-là je ne sais quelle philosophie ! Voilà donc le message que moi, au nom des divinités de ces lieux, je porte à Isocrate comme à mon bien-aimé. Pour toi, ce sont nos propos passés que, comme à ton bien-aimé, tu rapporteras à Lysias !

Phèdre. — Entendu ! Sur ce, en marche, puisqu’aussi bien la grosse chaleur s’est apaisée.


Épilogue.
La prière du Sage.

Socrate. — Ne sied-il pas qu’avant de se mettre en route on adresse une prière aux divinités de ces lieux ?

Phèdre. — Bien sûr !

Socrate. — « Ô mon cher Pan et vous autres, toutes tant que vous êtes, Divinités d’ici, accordez-moi d’acquérir la beauté intérieure, et, pour les choses extérieures, faites que toutes celles qui m’appartiennent aient de l’amitié pour celles du dedans[211] ! c Puissé-je aussi me persuader de la richesse du Sage[212] ! Et puisse être ma fortune juste de la grandeur qu’il faut, pour que le seul capable de l’emporter et de l’emmener[213], ce soit l’homme tempérant ! » Avons-nous, Phèdre, quelque autre demande encore à faire ? Quant à moi, c’est vrai, j’ai fait à mes souhaits bonne mesure !

Phèdre. — Associe-moi, moi aussi, à tes souhaits ! Entre amis tout est commun[214].

Socrate. — En marche !


  1. Céphale, dont Platon trace un vivant portrait au début du livre I de sa République, était un métèque qui possédait au Pirée une importante fabrique d’armes. Un autre de ses fils, Polémarque, chez qui se passe l’entretien sur la justice, objet de ce premier livre, sera mentionné plus bas, 257 b. Sur Lysias voir Notice, p. xiv sqq.
  2. Médecin renommé, père du médecin Éryximaque ; cf. 268 a.
  3. Épicrate, nous dit-on, était un orateur du parti démocratique. Quant à Morychus, il avait eu la réputation de mener la grande vie, et son nom était resté attaché à la demeure où s’étalait son faste.
  4. Voir Banquet 177 d et p. 72, n. 1.
  5. Démagogie humanitariste ; cf. Aristophane, Nuées 204 sq.
  6. Médecin et maître de culture physique (Prot. 316 e, Rép. III 406 a) ; il était de Mégare, puis s’était installé à Sélymbrie.
  7. Phèdre est pauvre, mais plus avide d’instruction que de richesse. Sur ce trait de son caractère, cf. Banquet, Notice p. xxxvii sq.
  8. Ou, en lisant autrement, sur l’homme dont…, comme si de Socrate c’était la passion notoire. N’est-ce pas plutôt un rappel de ce concours oratoire auquel Platon le fait participer dans le Banquet ?
  9. La répétition, dans de bons manuscrits, de ces deux mots traduirait, dit-on, l’enthousiasme excité en Phèdre par cette rencontre !
  10. Les danses des Corybantes, prêtres de la Déesse-Mère (Cybèle), avaient, par leur furieuse agitation, les apparences d’une passion forcenée, telle qu’est celle de Phèdre pour les discours.
  11. Si l’on a sous la main le discours même de Lysias, pourquoi Socrate se prêterait-il à servir à Phèdre de terrain d’expérience, afin qu’il s’assure si son exercice de mémoire est au point ? Cf. Notice, p. xxvii et n. 1.
  12. C’est un trait bien connu (Banquet 174 a, 220 b) et que note aussi Aristophane dans les Nuées (103, 363). Quant à Phèdre, s’il est nu-pieds, peut-être n’est-ce pas par hasard, mais pour se conformer, c’est son faible, à quelque prescription médicale (cf. Banquet, Notice p. xxxvii).
  13. C’est le plein été, la rivière est presque entièrement à sec, et il va bientôt être midi (cf. 230 c, 242 a, 258 e sq., 259 d, 279 b).
  14. Cette Nymphe, selon la légende, était fille d’Érechthée, le vieux héros de l’Attique. Pharmacée, sa compagne (cf. c) est la Nymphe à qui était consacrée une fontaine, peut-être curative, près de l’Ilissus.
  15. Cette dernière phrase me paraît être, non l’interpolation d’une glose (Alline, Hist. du texte de Platon 267, 3), mais une omission, d’abord rétablie en marge, puis mal replacée dans le texte. Avec la transposition, la suite des idées semble plus naturelle : la réplique de Socrate répond exactement à la remarque de Phèdre, lequel se préoccupe de n’oublier aucune des versions de la légende.
  16. Agra était un dème de l’Attique ; Artémis Agrotéra ou Agraïa n’a sans doute rien à faire ici. Cf. Notice, p. xii.
  17. Au sens propre : celui qui ne suit pas les sentiers battus et dont l’originalité ingénue (atopia) déconcerte (Banquet, Notice cii sq.).
  18. Ces interprétations rationalistes de la mythologie étaient en faveur auprès des Sophistes. En celle-ci l’étymologie semble avoir sa place : ainsi, Orithye serait la coureuse de montagne.
  19. Il y a là un intraduisible jeu de mots. La racine typh exprime une idée de fumée, de souffle : typhon est le nom d’un vent qui fume et celui d’un orgueilleux Géant. Or se connaître soi-même, voir le peu qu’on vaut, rend modeste : a-typhos, diront plus tard les Sceptiques.
  20. Ou petit poivre, ou encore poivre de moine : arbrisseau à fleurs en grappes, violettes ou parfois blanches, très abondant chez nous sur le littoral méditerranéen (vitex agnus castus).
  21. Statuettes votives de terre cuite, figures en marbre d’Achéloüs, le patron des eaux potables et des rivières.
  22. Voir plus bas, 258 e-259 d, le mythe des Cigales.
  23. L’hyperbole est certaine. Qu’on laisse même de côté les expéditions militaires (Potidée, Délion, Amphipolis), puisque c’était alors le devoir civique qui appelait Socrate hors d’Athènes. On ne doit pourtant pas oublier que le Lycée, où il fréquentait le plus volontiers (Banquet p. 92, n. 2), était au delà des Murs, et de même l’Académie où, dit-il au début du Lysis, il se rendait parfois ; et le Criton nous apprend (52 b) qu’il était une fois allé aux jeux Isthmiques. Sûrement les voyages, en tout cas, ne lui disaient rien : autre preuve de son atopia (p. 5, n. 4). Cf. aussi Ménon 80 b.
  24. Socrate, dit Diogène Laërce (II 21), aimait à définir l’objet de sa recherche en citant un vers d’Homère : « C’est ce qui dans les demeures des hommes se fait en mal tout comme en bien. »
  25. C.-à-d. la réalisation de la fin poursuivie ; ailleurs l’acte ou l’affaire. Mais le mobile n’en sera pas la passion amoureuse : à l’origine il doit y avoir un calcul réfléchi, où le poursuivant mettra en balance les intérêts, matériels ou moraux, aussi bien de celui qui est l’objet de la poursuite, que les siens propres.
  26. C’est une façon purement verbale de lier les parties du développement : celle-ci revient quatre fois dans le discours, et cinq fois, dont la première 231 d, une autre formule : Il y a plus…
  27. Ici, à cet amour soi-disant sans amour commence à se substituer subrepticement l’idée d’une amitié sophistiquée, idée qui sera plus ouvertement mise en lumière un peu plus loin, 232 e-233 d ; voir aussi 231 e, 234 a. C’est sur cette équivoque que reposent la plupart des apologies de l’amour masculin (cf. note suiv.).
  28. L’amant sans amour se domine, tandis qu’un authentique amoureux en est incapable (cf. 231 d, 232 a) ; c’est en effet son amour qui le domine. Il y a là une sorte de doublet du mot qu’on prête au vieil Aristippe, le protagoniste de la morale du plaisir : « Je possède Laïs, je n’en suis pas possédé ! » Ainsi, ce que le discours entreprend de prouver par cette fiction d’un désir sans émotion, c’est que celui-ci, loin d’abolir l’exercice de l’intelligence, le favorise au contraire et que, supposant le mérite moral chez le poursuivant, il est pour l’autre, si ce dernier cède par raison, un instrument de culture morale (231 d ; 232 a, d ; 233 ab, d ; 234 b). À cet égard, quelles que soient les différences de forme et de fond, il y a quelque analogie entre ce réquisitoire purement fictif contre la passion et la franche apologie de l’amour dorien par le Pausanias du Banquet.
  29. Il suffit de lire le discours de Lysias pour en sentir la monotone sécheresse. C’est justement ce que Socrate observera un peu plus loin (235 a) et, avec plus d’insistance encore, 263 c-264 e. Ce que Phèdre, lui, y juge spécialement admirable, c’est ce qu’on a appelé de notre temps une « écriture artiste », une sorte de ciselure verbale, s’accommodant de la plus pauvre matière. Voilà ce que lui concède en effet Socrate (234 e) : la langue de Lysias est claire et précise, chaque mot y est soigneusement travaillé sur le tour : clarté sans force, sèche précision, virtuosité toute mécanique.
  30. Le délire corybantique de tout à l’heure (cf. p. 3, n. 3).
  31. Phèdre a besoin d’être confirmé dans la ferveur de sa foi.
  32. C’est un point que Socrate développera 235 e sq.
  33. Les descendants de Cypsélus, père de Périandre, le fameux tyran de Corinthe et l’un des Sept Sages. Sur cette offrande, on ne s’accorde pas mieux que sur celle des neuf Archontes (235 de).
  34. Les rôles de 228 a-e sont intervertis : que Socrate montre ce que cache son âme (235 c) comme Phèdre, ce que cachait son manteau.
  35. Adaptation d’un vers de Pindare (fr. 71), passé en proverbe.
  36. Cette passion maladive de Socrate pour les discours (228 b, 230 de) est pour le dialogue un motif fondamental, et Platon ne la lui prête pas ailleurs (cf. p. 3, n. 1). À la vérité, Aristophane fait de lui un maître d’éloquence (Nuées, 98-118, 260, 667, 874 sqq.), et de même Xénophon (Mém. I 2, 31) ; mais, pour des raisons différentes, leurs témoignages sont pareillement suspects.
  37. Exactement : claire (cf. 230 c 2). J’ai tenté de garder l’allitération avec le nom des Ligures qui, selon la légende, étaient si musiciens qu’à la bataille ils réservaient au chant la moitié de leur armée.
  38. Imposée à Socrate (236 b), la thèse est en effet sans réalité (cf. 241 e fin et p. 11, 1).
  39. Passage capital : si l’on ne s’est pas préalablement accordé sur l’objet de la recherche en définissant cet objet, il est impossible ensuite de dire rien qui vaille sur les effets ou la fonction (cf. 238 de). C’est à quoi le Socrate du Banquet, après Agathon qui n’a fait que poser le principe, affirme la nécessité de procéder au sujet de l’Amour (194 e sq., 199 bc, 201 de, 204 e et Notice, p. lxxii-lxxvi).
  40. Tout ce morceau doit être rapproché du Banquet, surtout 199 d 2, e 6 ; 200 a 3, e 3 ; — 201 a 5, 8 (cf. 204 d 3-8, 204 e 3) ; — 205 a 8-d 8 ; 206 b-209 e.
  41. Si le texte est ici controversé, la suite des idées (jusqu’à c) est, par contre, très claire : Socrate passe en revue les formes de la démesure, dont chacune est dénommée d’après l’espèce de plaisir qui est l’objet du désir, plaisirs du manger, du boire, de l’amour charnel. C’est une désarticulation des membres du genre (cf. 265 e sqq.) et qui répond à peu près à l’analyse du Banquet, 205 a-206 a.
  42. Le français ne peut rendre la cascade de jeux de mots à laquelle s’amuse ici Platon : la racine rhô, que sa fantaisie étymologique veut retrouver dans éros, amour, est authentiquement constitutive des mots grecs qui ont été traduits par fortement, renforcé, force.
  43. Cette pause, avec tout ce qui la suit jusqu’à la reprise, prépare de loin la distinction (265 ab, 266 a) de deux délires, auxquels semblent respectivement se rapporter ce discours de Socrate et celui qu’il prononcera ensuite. À présent, son état de possession, son enthousiasme, doivent venir (cf. 241 de, 262 d, 263 d) des divinités de ce lieu champêtre, et si, en traitant un sujet glacé, il en est venu au ton du dithyrambe, c’est-à-dire d’un chant bachique, c’est qu’un délire nympholeptique déjà le menace, et c’est pour y échapper qu’il interrompra (241 c) ce qu’il appelle ici le progrès de son discours.
  44. Socrate, dans son discours, reprend tous les éléments de celui de Lysias, en évitant, non pas seulement d’omettre la détermination de l’objet considéré, mais aussi de n’en pas classer les diverses manifestations : ce qu’il reprochera à Lysias de n’avoir pas su faire (264 a-e). Le premier morceau concerne l’âme.
  45. L’amour du savoir, la philosophie, loin de favoriser d’autres amours (Banquet 183 a ; p. 18, 1) les exclut au contraire. Peut-être est-ce ici la rhétorique ; cf. 239 a 4 et Notice, p. clxx sq.
  46. Maintenant c’est le point de vue du corps. — L’ombre d’un demi-jour, c’est en grec une ombre mêlée par opposition à ce qui est appelé le soleil pur. — Plus loin il qualifie de sèches les sueurs d’un athlète, par opposition à celles qui suivent le bain ; c’est de même à sec que l’athlète se frotte d’huile, à la différence de qui vient de se baigner.
  47. Le troisième point est relatif aux avantages extérieurs, soit de naissance et de famille, soit de fortune.
  48. C’est ce que l’Aristophane du Banquet (192 b) dit des hommes qui, provenant de la bissection d’un mâle primitif, cherchent en aimant les garçons à retrouver la moitié d’eux-mêmes.
  49. Les sentiments qu’un amant amoureux inspirera à son aimé sont l’objet de la quatrième section : d’abord, tant que dure sa passion, il est insupportable ; puis (240 e-241 c), celle-ci éteinte, il devient un ingrat. De lui on ne peut donc espérer un plaisir qui compense vraiment les désagréments et les dommages dont il est la cause.
  50. Flatteur grugeant les riches, courtisane plumant les jeunes gens, sont des types traditionnels : celui-ci, surtout de la comédie moyenne.
  51. Le proverbe complet dit : « À chaque âge plais-toi avec qui a ton âge ; mais, vieux, plais-toi avec un vieux. »
  52. Comparer Banquet (discours de Pausanias) 183 bc.
  53. Ici apparaît une des deux images qui se mêlent dans le morceau, celle de la coquille qui se retourne : allusion à un jeu où deux camps s’opposent ; au milieu du terrain, un joueur lance en l’air une coquille ; selon qu’elle tombe ou non sur la face nacrée, c’est à l’une des équipes de fuir à l’autre de poursuivre. L’autre image est juridique : l’amoureux a pris des engagements au temps où, en demandeur, il voulait gagner sa cause près de l’aimé ; à présent, il les récuse, fait défaut, et l’autre ainsi devient le demandeur.
  54. C’est une fin d’hexamètre : voilà Socrate au ton de l’épopée. Il l’observe tout de suite in petto et le fait ensuite remarquer à Phèdre.
  55. Les membres d’une période doivent se balancer ; de même, dans un discours, la thèse et l’antithèse (Banquet, Notice p. xl-xlii).
  56. Il n’y a là, semble-t-il, aucune tautologie, mais une allitération. J’ai essayé de la rendre, en changeant toutefois l’image qui, en grec, est celle de station (du soleil), de stabilité (de sa chaleur).
  57. Dans le Banquet Phèdre a été l’initiateur du sujet, son père (177 a-e), donc le père aussi de tant de beaux discours ! Ici il est cause de celui que va prononcer Socrate, et l’épithète dont le gratifie celui-ci 361 a : père de beaux enfants n’est sans doute pas de pur style (cf. Plutarque Quaest. platon. II 1, 1000 f sq.). Avec l’autre exception, l’allusion au Phédon n’est pas moins transparente (Phédon, Notice p. xiv).
  58. Phèdre est trop grand amateur de discours pour voir dans la déclaration de Socrate une menace : sa réponse est celle qu’on fait par antiphrase au messager d’une bonne nouvelle (cf. 243 b fin).
  59. Je garde, bien que contesté, le texte traditionnel : la voix intérieure vient d’une source divine ; aussi donne-t-elle à l’âme qui l’entend une divination (cf. 244 a-245 c la suite d’idées qui aboutit à étudier la nature de l’âme ; Notice p. cxxxi sq.), d’ailleurs toute personnelle ; jamais elle ne fait que détourner Socrate d’agir (Apologie 31 d).
  60. De Rhégium (milieu du ive s.) ; fr. 51 Bergk.
  61. Il n’est pas impossible que la réplique (cf. aussi infra) soit une allusion au discours de Diotime : Amour est démon et non dieu, fils non d’Aphrodite, mais de Poros et de Penia (Banquet 202 d-203 c).
  62. Stésichore (première moitié du vie s.) avait, au début de son poème La destruction d’Ilion, durement parlé d’Hélène, « la femme aux deux, aux trois maris, l’infidèle épouse ». Puisque c’était Aphrodite qui punissait Tyndare en donnant à la vertu de sa fille une telle fragilité, à son tour l’innocente héroïne était en droit de punir ceux qui, comme Homère et Stésichore, lui reprochaient sa conduite (cf. A. Diès Autour de Platon, p. 108 sq.). Mais le second, étant un lyrique, donc un musicien (et le philosophe n’est-il pas, pour Platon, le parfait musicien [Phédon 61 a] ?), comprit qu’il avait péché et en quoi. D’où sa rétractation : ce n’est pas Hélène, c’est son fantôme qui a suivi Pâris à Troie (cf. Rép. IX 586 c). Pour offrir au dieu qu’il a offensé sa palinodie, préventive celle-là, Socrate sera le pénitent qui proclame ouvertement sa faute ; se serait-il, s’il ne l’avait déjà sentie, voilé la tête avant son premier discours (287 a) ? Mais le vrai coupable (si ce n’est Lysias, 257 ab) est Phèdre, l’ensorceleur qui l’entraînait dans la bacchanale (234 d ; cf. 244 a).
  63. Se purifier en lavant la souillure (242 d sqq. ; cf. 257 a).
  64. C’est l’idée sophistique de compétition (Banquet, p. lxx sqq.).
  65. Ce morceau suppose la doctrine du Cratyle : institution du langage par des législateurs philosophes, qui combinaient les sons de façon à traduire des idées plus ou moins complexes.
  66. Passage controversé : il s’agit sans doute de races maudites, payant la rançon de quelque faute ancestrale, et dont pourtant certains membres inspirés brisent cette solidarité dans la sanction.
  67. La pureté de l’âme est inséparable d’une inspiration vraiment divine. Il y a donc deux sortes de poètes que condamne Platon : ceux qui ne sont que des techniciens sans inspiration, et ceux dont l’inspiration est impure et immorale ; seul un poète philosophe unira les deux conditions (cf. Lois IV 719 cd, VII 801 bc).
  68. L’amour inspiré des dieux ne peut être qu’un amour philosophique, celui qu’exalte Diotime (Banquet Notice, p. lxxvii sqq.).
  69. La plupart des éditeurs lisent ici le texte qu’a traduit Cicéron (Tusc. I 23, 52) et que donnent les Mss. médiévaux : il s’agirait de ce qui se meut toujours. La leçon du papyrus 1016 d’Oxyrhynchus (début du iiie s. ap. J.-C.) est bien préférable : Platon veut en effet établir que ce qui est automoteur est principe de mouvement pour soi comme pour ce qu’il meut, et cela éternellement ; ce sont les deux parties de la preuve résumée à la fin de d. Avec le texte usuel, la démonstration semble boiteuse (Notice, p. lxxvii sq.).
  70. Avec un autre texte, que suit Cicéron, le sens serait : il n’y aurait plus de principe. Soit ; pourvu qu’ici on ne garde pas le mot grec qui, trois fois déjà, a signifié venir à l’existence, car on ne peut, sans absurdité, dire qu’il ne naîtrait plus de principe !
  71. Nouvelle variante : le ciel, la terre se confondant… Mais l’idée est que, le principe automoteur disparu, tout mouvement disparaît.
  72. Cicéron n’a peut-être pas lu ce texte, car il traduit : Qui niera… ? Autrement dit : Qui se fera scrupule d’affirmer… ?
  73. Ou bien il faut admettre que ceci est en contradiction avec l’histoire, dans le Timée, de la fabrication de l’âme-mère par le Démiurge, ou bien y voir la confirmation de la thèse que ce serait le symbole mythique d’une analyse de sa nature : c’est le plus probable. Bien entendu, l’ingénérabilité est plus que la préexistence, dans le Phédon, de nos âmes par rapport au corps.
  74. Décrire réellement l’âme serait long et suppose un savoir qui dépasse l’homme ; en donner une image sera vite fait et est à notre portée ; procédons par conséquent ainsi ; voici donc cette image. Un autre texte, généralement suivi, garde ici l’impératif : que cette image soit… Mais cette leçon est, je crois, moins autorisée et la répétition de l’impératif me paraît peu naturelle.
  75. C.-à-d. tout ce qui est âme. Mais la plupart des éditeurs lisent un texte dont le sens est : toute l’âme, l’âme tout entière ; considération qui est hors de propos en cet endroit où Platon distingue les âmes par rapport à la fonction qu’il a définie 245 e.
  76. C’est la chute de l’âme, dont il sera encore parlé 248 ab, c fin : ne disons pas, sans plus, qu’elle la précipite dans un corps (car les âmes divines, qui sont exemptes de cette chute, n’en ont pas moins un corps [246 d déb.]), mais dans un corps solide et fait de terre, non de feu, comme celui des dieux-astres (cf. Notice, p. cxxxiii sq.).
  77. Le cas des dieux est donc, à un plus haut degré encore, le même que celui de l’âme : on n’en peut parler autrement que par image ou par analogie et sous la forme d’un mythe, pourvu que ce soit en des termes qui ne les déprécient pas (ainsi 246 e déb.) et qui même leur agréent (Phédon, Notice, p. l n. 3). Platon en donne ici la raison et, à la fois, celle de plusieurs emplois du mythe : c’est que le dieu n’est l’objet, ni d’une expérience sensible qui permettrait de les décrire, ni d’une intellection qui permettrait d’en acquérir, dialectiquement, une science réelle. On remarquera la parenté avec celle-ci, de la définition épicurienne du dieu (À Ménécée 123).
  78. Quoique Platon, plus bas (252 c, e ; 253 ab), puisse paraître avoir ici songé aux dieux de l’Olympe, ce n’en est sans doute pas le nombre qu’il envisage. Il s’agit plutôt d’un mythe cosmologique : aux mouvements dans le ciel de onze dieux et démons s’oppose en effet l’immobilité de la terre (Hestia, Vesta) ; ce rang où chacun fait sa tâche signifie la distance au centre et l’étendue de l’orbite sur laquelle se meut l’astre (cf. aussi 247 b, de ; 248 a). Par suite, celui qui mène cette procession circulaire et règle tout ce qui en dépend, Zeus, doit être la sphère des fixes. Mais une première difficulté surgit : dans les cinq planètes qui suivent, on retrouvera Zeus (Jupiter). Une autre difficulté concerne les trois rangs après le septième et le huitième (soleil et lune) et qu’occupent peut-être des démons ; ni le Timée (38 ab), ni la République (X 616 d) ne nous renseignent ; mais l’Épinomis (984 bc) assigne les trois places vacantes à l’éther (d’autres disent le feu), l’air et l’eau. Il s’agirait donc des zones intermédiaires entre le ciel et la terre (le domaine de la météorologie chez Aristote), influencées par le premier, agissant sur la seconde, dont elles conditionnent l’existence.
  79. C’est le sens du mot grec, mais l’image alors a changé, car il est bien clair qu’il s’agit toujours du cocher qui mène l’attelage.
  80. Ce lieu, la plaine de Vérité (248 b), est celui des réalités intelligibles ; Justice, Tempérance ou Sagesse, Science (ici, d), Pensée, Beauté (250 b-d) sont seules nommées. Le rapport de cette région des Idées au ciel des astres symbolise celui de la dialectique à l’astronomie et au reste de la mathématique, soit dans la hiérarchie du savoir, soit dans l’éducation (Rép. VII 521 c-534 e, Philèbe 55 c-59 c) : l’ordre d’étude exprime le rapport réel des objets connus.
  81. Opposition de l’être et de l’apparence, et, corrélativement, du savoir dont les objets sont éternels, invariables dans leur constitution intrinsèque comme dans leurs rapports mutuels, et de la connaissance sensible, dont les objets naissent, périssent, changent sans cesse ; fondement ruineux de l’opinion (cf. note suivante).
  82. Tandis que les âmes des dieux et celles qui leur sont apparentées ont le savoir pour aliment (247 d déb.).
  83. L’Inévitable, épithète de Némésis, ou Justice distributive. Ici, son décret concerne la destinée finale des âmes, par rapport à ce que sera leur existence dans la vie terrestre et après. Que l’eschatologie soit pour Platon une croyance sérieuse, on n’en peut douter ; mais, que le présent exposé comporte une part de fantaisie, c’est possible : ainsi sont vouées au sort qu’elles méritent de détestables sortes d’hommes ! On remarquera notamment la place du sophiste et du démagogue, au-dessous des travailleurs manuels, ordinairement si méprisés. Sur les autres points, voir Notice, p. lxxxvii sqq.
  84. Toute âme, à sa chute, commence par animer un homme (248 d déb.). Mais elle peut ensuite choisir, selon le rang que le sort a fixé pour ce choix, d’animer un corps de bête. Comparer le mythe d’Er l’Arménien, Rép. X 617 d-618 b, 619 b-620 d.
  85. Pour aller à l’Idée et obtenir la réminiscence de visions oubliées, cette discipline logique d’un exercice normal de la pensée a un pendant émotif, le don divin du délire d’amour (Notice p. xciv sq.).
  86. Au-dessus du dieu il y a donc du divin : la réalité intelligible dont le dieu fait sa substance (cf. 247 d déb. et p. 38, n. 2).
  87. Le texte usuel place ce et avant : de nouveau ailé. Mais, liés à l’impatience de voler, ces mots ne sont plus une répétition superflue.
  88. Avec ces jeunes ailes il est plutôt un oisillon, élevant en effet la tête quand il s’essaie à voler. C’est en ce sens qu’interprète Hermias.
  89. C’est le terme du mystère, l’époptie : l’initié contemple l’image illuminée du dieu (Banquet, p. 67, n. 4).
  90. Peut-être : « le nom actuel de corps » (cf. Crat. 400 c). Allusion au sôma-sêma (corps-tombe) des Orphiques (Gorgias 493 a).
  91. Sur la Pensée, valeur suprême, voir Phédon 69 a-c et al.
  92. L’Idée est l’unité d’une multiplicité, qui lui doit sa dénomination collective et l’existence de chacun de ses termes. Cette opposition s’exprime souvent par celle de deux mondes : l’un au-dessus de nous, perdu dans le lointain, perdu aussi pour l’actualité du souvenir ; l’autre, d’ici-bas et actuel. Cf. 249 c, 250 ab, 274 a : ces grands, ces augustes objets sont la réalité réellement réelle de 247 c fin, e déb.
  93. Cette physiologie de l’émotion amoureuse, qui est bien dans le ton du mythe, se comprend mal si, au mot grec que j’ai rendu par donner de la vitalité à (ranimer), on donne partout son sens propre : arroser. On ne s’explique plus alors que, par l’effet de la chaleur, ce qui était durci, puisse fondre et donner issue à la poussée du germe.
  94. Les mots dans les gencives ont été éliminés ici comme étant une glose : je doute que cette précision ait semblé nécessaire à Platon.
  95. Le mot grec est himéros, dont respectivement les trois syllabes traduiraient (cf. 251 bc) les idées de mouvoir en avant (hiénaï) les particules (mérê) d’un courant (rhoê). Cf. Crat. 420 ab et p. 32, 1.
  96. À l’atopia (p. 5, 4) se lie l’aporia, incapacité de trouver issue.
  97. Avec 251 e déb. comparer Banquet 183 a (Pausanias), 203 d (Diotime) et 192 de (Aristophane). Bien entendu, tout ceci répond au discours de Lysias et au premier de Socrate, passim.
  98. C’est ce que dit Aristophane, Banquet 189 d ; cf. 193 a.
  99. Tout le passage est visiblement une moquerie, d’abord de l’antique usage d’affecter à une même chose deux noms, l’un, sacré et l’autre, profane (il y en a des exemples dans Homère) ; ensuite de ces trésors de variantes qu’avaient constitués les exégètes d’Homère. Le second vers pèche par démesure, au figuré comme au propre.
  100. Il se peut que ceci vise Dion : le mot diios (de Zeus) serait un calembour sur son nom ; l’homme qui, ayant suivi Zeus, garde son équilibre sous le poids de l’amour (252 c), qui est philosophe et apte à diriger, qui cherche à rendre tel l’aimé chez qui il en a deviné la promesse, ce serait Platon lui-même. — Plus loin (a fin), peut-être faut-il lire Dionysou (de Bacchus) et non Dios (de Zeus). On voit mal en effet pourquoi celui-ci serait de nouveau mentionné, et l’image des Bacchantes convient mieux à l’autre. — Après ce qui a été dit à 246 e sq., on se sent ici en pleine astrologie : notre caractère dépend de l’astre d’où provient notre âme.
  101. Il possède en effet une nature moyenne : docile aux ordres du cocher, l’intellect qui connaît le vrai (247 c), mais attelé avec la passion ; il se confond donc avec le thumos (Rép. IV 439 e-441 c). Aussi s’en tient-il à l’opinion droite, moyenne entre ignorer et savoir (Banquet 202 a) ; comme s’y tiennent les militaires de la République, classe moyenne à qui les philosophes dictent ce qu’elle doit croire.
  102. Peut-être ceci concerne-t-il les yeux : injectés de sang.
  103. Ou le fouet avec le secours de la pointe (l’aiguillon). Mais le grec dit : les pointes (ici et infra).
  104. Réplique de l’apparition de l’idole au terme du mystère : le bien-aimé est l’idole qui éveille dans le souvenir la réalité resplendissante, jadis entrevue, de la Beauté (250 bc ; cf. p. 44, n. 1).
  105. La corde barre la piste ; le cheval se cabre, impatient.
  106. Formule assez fréquente, d’origine homérique (Od. XVII, 567).
  107. Comme celui de Lysias, qui feignait n’être pas amoureux.
  108. Dans la doctrine de Pausanias (Banquet, 184 b-e), celui dont la fonction est de servir, c’est au contraire l’aimé.
  109. C’est ce que disaient les deux premiers discours (232 b, 234 b, 240 c) et aussi Pausanias (Banquet, 183 cd).
  110. Mais non pas en vertu du principe que le semblable aime son semblable, car alors le méchant aimerait le méchant ; voir la discussion du Lysis 213 c-215 c (cf. aussi Banquet, p. 40, n. 1).
  111. Par ce moyen, dans le Banquet 217 c, Alcibiade espère amener Socrate à se déclarer ; comparer en outre 256 a avec Banq. 219 b-d.
  112. Platon cette fois s’amuse à appuyer sur l’autorité du Maître des dieux son interprétation de himéros (cf. 251 c fin) ; voir Lois I 636 cd.
  113. La contagion de l’ophtalmie passait pour mystérieuse, puisqu’il suffisait d’un simple regard. De même le malaise que ressent l’aimé : la cause en est ce contre-amour, antéros, qui, sans qu’il s’en doute, est sa propre émotion réfléchie par son amant, miroir où il se voit lui-même. Ainsi, ils ne font qu’un. Ceci semble donc être la reprise, sur une autre base, de ce que dit l’Aristophane du Banquet (193 b-e). Pour les poètes et les artistes, l’Antéros symbolisait à la fois la réciprocité et l’émulation dans la tendresse.
  114. Ceci se rapporte à 248 e sq. À Olympie, pour la victoire complète, il fallait trois succès de suite ; cf. Eschyle, Eumén. 589.
  115. À cette amitié, fondée sur l’amour, le sort qu’au terme impartit la Loi (cf. 248 c), ce n’est pas la survie souterraine, réservée avec le vagabondage circumterrestre (infra) au faux ami des deux premiers discours : c’est une survie infra-céleste. Sans doute, tandis que montent plus haut d’autres âmes (249 a fin), celles-ci restent-elles au pied des escarpements qui mènent au faîte du ciel (247 a sq.). À ceux au contraire dont l’amour a été philosophique, Socrate promet (b) la même béatitude que Diotime à celui qui a gravi tous les échelons de l’initiation amoureuse (Banquet 211 a-212 a).
  116. Socrate répète ce qu’a dit Phèdre (234 c) du discours de Lysias.
  117. De lui sont nés en effet les trois discours (cf. p. 27, n. 2).
  118. Voir p. 1, n. 1. Est-ce à dire que Polémarque fût un disciple de Socrate ? Ou ceci vise-t-il son rôle au livre I de la République ? Membre du parti démocrate, il périt victime des Trente tyrans.
  119. Au sens usuel, le logographe faisait métier, sorte d’avocat dans la coulisse, d’écrire des discours que les plaideurs récitaient devant le tribunal. La suite montre que Platon désigne par là, en un sens plus large, quiconque écrit un discours.
  120. Le texte des mss. signifierait : tu ne t’aperçois pas que cette expression vient du long détour dans la descente du Nil. En éliminant cette explication suspecte, très probablement interpolée, la suite des idées s’éclaire : le langage des politiques est, dirions-nous, « cousu de fil blanc », tu ne le vois pas et tu ne vois pas non plus… Il n’y a pas lieu de discuter l’origine de la formule.
  121. C.-à-d. les gens dont le rôle est, éventuellement, d’approuver : ainsi le Sénat (boulê, le Conseil des Cinq Cents) qui préparait les lois et l’Assemblée du Peuple (ecclesia) qui les discutait. Ce que vise ensuite Platon, c’est un texte de proposition de loi, son intitulé réglementaire, l’exposé des motifs où l’auteur fait valoir la sagacité de ses vues. Enfin la proposition est comparée à une pièce de théâtre : si elle passe en loi, c’est un succès pour lui et pour son parti ; l’inverse si elle est rejetée ou si sa loi est abrogée et que la ruine de son crédit ou celle de son parti le prive de la possibilité de recommencer.
  122. L’œuvre législative de Darius est louée Lois III 695 c et Lettre VII 332 a. — Sur la pensée, cf. Banquet 209 d.
  123. Le reproche que, dit Phèdre, font à Lysias les politiques, 257 cd.
  124. Comp. Rép. IX 584 bc et Philèbe 51 a sqq., surtout 53 ab ; ces plaisirs sont esclaves du besoin (cf. Notice, p. xxxv n. 2).
  125. Double allusion : aux goûts littéraires de Phèdre, à ses curiosités mythologiques (239 b). Si cette fable est une invention, le reproche d’ignorance est, à son tour, ironique (cf. p. 87 n. 1).
  126. Sans doute suppose-t-il l’Harmonie des Sphères, la parenté de musique et d’astronomie avec philosophie, peut-être enfin une tradition pythagorique où la philosophie est Calliope (p. 29, 1 et 38, 2).
  127. Formule proverbiale qui vient de l’Iliade (II 361).
  128. Ce texte controversé s’éclaire, je crois, par la remarque identique du Philèbe dans l’analyse du plaisir comique (49 d-50 a).
  129. C.-à-d. « moins que rien » : expression familière amenée par l’exemple allégué, à propos duquel en effet la méprise ne serait rien au prix d’une illusion qui fait prendre aux gens le mal pour le bien.
  130. Cf. 260 a déb. ; de même, dans la République (VI 493 ab), celui qui s’exténue à étudier les caprices du monstre dont il fait l’élevage.
  131. Ici et 270 b on retrouve les expressions mêmes dont le Socrate du Gorgias stigmatisait la rhétorique (463 b). Il vient ici de supposer (ce qui peut-être avait eu lieu) que celle-ci se défend contre cette attaque sauvage ; il en rappelle donc les termes et ensuite, comme devant le tribunal qui jugera la cause, il va reprendre son réquisitoire, avec moins d’âpreté, mais avec plus de précision (cf. note suiv.).
  132. L’objet de cette partie du dialogue est ainsi bien défini : opposer à la rhétorique, telle que la conçoivent les Maîtres attitrés, une rhétorique philosophique ayant sa méthode propre (269 d-272 b).
  133. Ces derniers mots paraphrasent le terme grec (cf. 271 c fin).
  134. Socrate s’amuse ici, ce que semble indiquer la réplique de Phèdre, à un jeu auquel fait allusion le Banquet (221 cd) : faire deviner le nom d’un contemporain, qu’on désigne sous celui de quelque personnage fameux. Plus loin reviendront Gorgias, Thrasymaque, Théodore (266 e sq., 267 c). Quant à Palamède, le héros inventif de l’Iliade, la suite (d) fait tomber son masque : c’est un Éléate, et ses thèses sont celles de Zénon : le double trajet sur le stade, égal à la moitié ; la flèche qui vole, immobile, etc.
  135. Ou antilogie (cf. Phédon 91 a), un duel de thèses où la vérité de celles-ci importe peu pourvu que triomphe la thèse qu’on soutient, et c’est, au besoin, tour à tour l’une et l’autre. Voilà l’escrime immorale qu’Aristophane, dans les Nuées (cf. p. 17, n. 3), accuse Socrate d’enseigner. Que le grief n’atteigne pas celui-ci, il n’en est pas moins vrai que, sur le fond, la pensée de Platon est la même : l’antilogie des Sophistes ou, ce qui est tout un, des maîtres de rhétorique et des logographes, est coupable de la malhonnêteté des plaideurs (cf. 272 de, 273 a) et de celle des orateurs politiques.
  136. L’insistance de Platon sur cette idée (comparer infra 264 e, 265 c) est significative de son intention : cf. Notice, p. xl sqq.
  137. Seul peut sciemment dire faux celui qui sait le vrai (cf. Hippias II). Mais, pour qu’il se plaise à un tel jeu, il y faut quelque influence étrangère, une influence à laquelle, averti par son Démon, Socrate sait qu’il eut tort de céder. Ceci vise donc le premier discours (cf. 263 d et p. 20, n. 2).
  138. Ici et infra le grec dit errante ; ce qui en français suggère l’idée d’erreur. Mais il s’agit seulement de distinguer les problèmes dont l’objet prête, ou non, au doute et à l’incertitude. Or, du caractère de l’objet dépend la façon d’en parler (cf. Timée 29 bc).
  139. Comparer Banquet 198 a-199 a (Notice, p. lxxii).
  140. Voir 237 b-d.
  141. Sur Achéloüs, p. 7, n. 1 : Pan, la divinité paysanne, les Nymphes, divinités agrestes et fontainières, m’ont mieux guidé que Lysias ne l’a été par son art.
  142. C’est l’annonce du second point, sur lequel portera la critique jusqu’à 264 e : le défaut de composition.
  143. Cette fois Phèdre a lu une phrase de plus, et c’est sur le dernier mot que va repartir l’examen. — Lysias est comparé à un nageur qui, ayant un but, s’interdit de le voir puisqu’il « fait la planche », et qui de plus s’en éloigne en nageant à reculons.
  144. Le grec dit : tête chère ; expression homérique (Il. VIII 281).
  145. Peut-être l’Art a t-il des exigences secrètes ! Socrate feint naïvement de les ignorer : c’est le procédé de l’ironie.
  146. Voir plus bas 268 d et Notice, section III. Cette idée de l’unité organique de toute construction de la pensée est profonde chez Platon, en relation avec sa conception finaliste du cosmos lui-même.
  147. Épigramme attribuée à Cléobule de Lindos, parfois nommé parmi les Sept Sages, et raillée par Simonide dans une de ses odes, (fr. 6 Bergk). Dans Diogène Laërce qui la cite (I 6, 2), elle a deux autres vers, pure amplification du second.
  148. La contrariété met en évidence deux espèces d’un genre : heureuse chance (fin de 262 c et de 265 c) pour qui voudra diviser !
  149. Socrate a dit en effet que l’amour est un délire ; que le prophétisme est une illumination exceptionnelle ; que la divination inspirée n’a rien de commun avec l’art augural ; que l’ouvrier en poésie n’est pas un poète ; qu’il n’y a pas d’amour sans un élan désintéressé du cœur ; il a distingué quatre espèces du délire (244 a sqq., 249 d sqq.). Mais cette théologie du délire est nouvelle.
  150. Dans le rappel lyrique des visions abolies ? Dans les allusions au dérèglement de l’amour ? Plutôt parce qu’un mythe n’est pas la vérité.
  151. Le contenu de l’hymne est un mythe et ce mythe est un jeu ; mais, ce jeu étant ce qu’il doit être, il s’ensuit que l’objet en est vraisemblable. Or, dans ce délassement on va trouver les indices d’une méthode sérieuse. On le comprend si l’on se rappelle que le mythe est, comme dit le Timée 59 cd, le « plaisir exempt de remords » du dialecticien qui sait la vérité (cf. 262 d).
  152. Le grec dit simplement chaque chose, au neutre. Or il ne peut s’agir de chacun des éléments de la multiplicité, mais seulement de chaque résultat de l’acte qui réduit la multiplicité à l’unité, c.-à-d. en somme de chaque unité (cf. 249 bc). Quant à la vision d’ensemble, ou synoptique, qui permet cette réduction, c’est ce qui s’appellera, 266 b, le rassemblement. Par cette aptitude la République (VII 537 c) caractérise le dialecticien, et les Lois (XII 965 b), les membres du Conseil nocturne, qui en sont la réplique.
  153. Sur la division, Notice, p. clvii sq. La dualité du plan organique, on le voit, est le principe du procédé dichotomique, dont l’application au délire et à l’amour répond à chacun des deux discours.
  154. Plus souvent on rapporte naturel à aptitude, cf. Notice, p. cliv n.
  155. Fin d’hexamètre et pastiche probable d’Homère.
  156. Phèdre n’a pas compris, ce que dès ses premiers mots (b) Socrate avait insinué, ce qu’il dira explicitement 269 b, que la dialectique, art de penser, fonde la rhétorique, art de parler. Celle-ci est vaine, on va le voir, si elle n’est pas philosophique (269 d).
  157. Ainsi alors nommait-on sans doute toutes ces figures de style.
  158. Quoique le Sophiste soit professeur de parole et de style, il n’est pas sûr que tous les gens nommés ici aient écrit des traités sur la matière. Peut-être aussi Platon pense-t-il plus à ses propres contemporains qu’à ceux de Socrate. — Thrasymaque, au livre I de la République, défend avec feu une conception de la justice voisine de celle de Calliclès (Gorgias). Tisias (cf. 273 a-c), élève de Corax et maître de Lysias quand celui-ci vivait à Thurii, peut-être aussi Gorgias et Polus, représentent ici l’École sicilienne. Protagoras (infra 267 d), Prodicus, Hippias sont figures familières de l’ancienne sophistique. Pour Événus, cf. Phédon 60 d. Voir Notice, p. clxi sqq.
  159. Si ce sont des exemples, c’est, je crois, que les premiers mots en italiques sont le titre du livre, dont ce seraient les parties. De même, ensuite, pour cette étude qui en rappelle une semblable, de Protagoras ; Polus y aurait inséré une sorte de « Dites…, ne dites pas… », œuvre d’un collaborateur bénévole.
  160. L’idée, déjà énoncée 267 ab, cd, reparaît 268 c fin, d fin : en tout art l’essentiel serait, sans avoir égard à la vérité, d’être également apte à produire un contraire ou l’autre. — Sur Éryximaque et Acoumène (227 a), cf. Banquet, Notice, p. xxxvii, li sq.
  161. L’importance capitale de l’arrangement, déjà indiquée 236 a, symbolisée par la formule de 264 c que Phèdre répète en écho, sera de nouveau soulignée 269 c. Cela suppose en tout art un acquis préalable, mais qui n’est pas condition suffisante (ib. b fin).
  162. En grec : tu as la bile noire, ce qui pour nous est autre chose.
  163. Roi d’Argos, il avait su par sa douce parole apaiser la fureur de Thésée. L’épithète paraît venir de Tyrtée (fr. 8, 7 sq. Bergk).
  164. L’expression, et la suite semble y inviter, doit être jointe, je crois, à toi et moi ; elle rappelle en effet le reproche que Socrate, en même temps qu’à Phèdre, s’est fait à ce sujet, 260 d.
  165. Bien que le texte soit incertain, le sens est clair : puisque c’est à leurs yeux chose indifférente d’user, ou non, des figures selon le bien et le vrai et de respecter l’unité organique du sujet qu’ils traitent, ils se dispensent d’enseigner cela à leurs élèves.
  166. Sans doute l’avait-on déjà dit. Du moins chez Platon ce lieu commun reçoit-il une valeur précise du sens qu’il y donne à science.
  167. C’est de quoi le Cratyle (401 b) fait honneur à ceux qui ont institué le langage et les Nuées (1405, 360), un grief contre Socrate.
  168. Sur ce passage, si riche de sens, voir Notice, p. cxlviii sq.
  169. Elle est en effet une psychagogie (261 a ; cf. 271 c fin et p. 62, 3).
  170. Pour le sens de ces lignes, cf. Notice, loc. cit., p. 79 n. 2.
  171. Psychologie et éthologie fondent la rhétorique, Not., p. cxlix sqq.
  172. Ou discours épidictique : le maître y expose un modèle de l’Art.
  173. C.-à-d., je crois, ce ne sera pas un modèle de ce qu’il faut dire, mais une théorie de la façon d’y réussir (Notice, p. xlviii n. 1).
  174. C’est l’application des trois principes posés, 271 ab.
  175. Sans la pratique, les cours théoriques de l’École sont vains.
  176. Ce que, pour le corps, fait le médecin (268 b et 270 b).
  177. Celui qui traite de la rhétorique en homme sérieux (271 a), et dont ensuite Socrate se fait le porte-parole (ibid. c mil.).
  178. Phèdre recule devant la confession qu’on lui demande. Sans doute ce qui suit est-il une citation littérale, cf. 273, déb. de a et b.
  179. Ce qui répond au français : se faire l’avocat du diable.
  180. Renvoi probable (de même 273 a déb.) à 259 e sq., 260 cd.
  181. Ou habilement, tombant, soit sur été mis, soit sur a fait.
  182. Est-ce Corax ? et la formule rituelle a-t-elle ici un sens caché : après le loup de 272 c, une autre bête de proie, corax, le corbeau ?
  183. Supra, b déb. Le renvoi, ici et ensuite, est à 263 a-c ; cf. 260 ac.
  184. Cf. 271 b, d et, pour ce qui suit, 265 d-266 b.
  185. C’est la pensée orphique, inspiratrice de Phédon, 62 b.
  186. Les gens, dont Socrate a rapporté les paroles, se plaignaient des lacets dont il allonge la route qui mène au sommet de l’art (272 d), tandis qu’au contraire ils prétendent savoir (ibid. c) comment on y arrive au plus vite. Mais, si ce sommet est la Vérité (cf. p. 44, 4), on peut accepter des circuits.
  187. Il est bien probable, comme le prouve la suite (275 b), que ce mythe est une invention de Platon, aussi bien que celui des cigales. Theuth, qu’on retrouve dans Philèbe (18 b), est le Thoth égyptien, l’inventeur divinisé des arts, des sciences, des lois, de l’écriture. Aussi Platon parle-t-il de la vie humaine de ce dieu, à Naucratis, sur le Delta du Nil. De même, de Thamous, le roi qui réside à Thèbes, le récit passe à Ammon, le dieu de Thèbes, sous son nom grec qui est un équivalent de Thamous.
  188. L’écrit ne fait que soulager la mémoire défaillante ; cf. 275 d in.
  189. Ce passage et celui de 275 bc évoquent certains mots de Montaigne : « Plustôt la tête bien faite que bien pleine. » « Fascheuse suffisance qu’une suffisance pure livresque » ; le second dénonce plus spécialement la pure curiosité historique, qui se désintéresse de la valeur, morale ou esthétique, de son objet.
  190. Peut-être la pierre de Delphes, après le chêne de Dodone. Adaptation d’un proverbe (Od. XIX 163) qui, sans allusion aux deux sanctuaires, signifiait une origine exempte de mystère.
  191. Pour Platon la peinture est par excellence l’art d’illusion.
  192. À l’opposé de cette analyse concrète, dont la nécessité a été expliquée 271 a-272 b (cf. 269 bc, 273 de). Même idée 276 a-e fin.
  193. Aux fêtes d’Adonis, on faisait pousser, hors saison, dans une coquille, dans un panier, dans un vase, des plantes qui mouraient vite : offrandes qui symbolisaient la fin prématurée de l’aimé d’Aphrodite.
  194. Locution équivalente à notre écrire sur le sable.
  195. Ce sont les deux points qui seront distingués ibid. e sq., passage à rapprocher de Banquet 209 c (et la Notice, xci sq.).
  196. Ainsi tout écrit de Platon remémorerait, soit son enseignement, soit au moins un moment de sa réflexion. Cf. Notice, p. lii sq.
  197. Son plaisir contraste avec ceux des autres ; je coupe donc ici.
  198. La réplique de Phèdre suppose un malentendu, que Socrate s’empresse de dissiper (cf. Notice, p. cxv sq.).
  199. Résumé : 1o de 259 c-264 e ; 2o de 271 a-272 b, 273 de.
  200. Voir 257 c-258 d, 261 a-e, 274 b, 278 c.
  201. Les politiques de 257 c n’eussent-ils pas blâmé ouvertement Lysias, cela ne changerait rien à son cas.
  202. Locution : le rêve même n’en donnerait pas l’illusion.
  203. Les récitations des rhapsodes (cf. Ion) ont pour but le plaisir du public, non son éducation : aussi se dispensent-ils de cette enquête qui, au préalable, déterminerait les éléments de la cause.
  204. Par opposition à ces bâtards dont il était question 276 a.
  205. Ceci correspond à l’âme appropriée de 276 e.
  206. Cf. Lois 665 d, où cette séparation signifie décadence.
  207. Ainsi que l’a fait justement Platon, 276 d.
  208. Celles qu’il dira un peu plus bas, déb. de e. Cf. p. 44 n. 4.
  209. Il résulterait de ce passage que l’usage spécifique du mot philosophe est encore mal fixé, comme d’ailleurs celui du mot sophiste. Le discours d’Isocrate Contre les sophistes vise ceux que nous appelons philosophes. Ce nom, il se le réservait à lui-même, et, si Platon le définit, c’est pour en revendiquer la propriété (cf. Notice p. clxx sqq.).
  210. Voilà donc, après tout ce qui précède, le prince des rhéteurs aussi cher à Socrate que Lysias l’est à Phèdre ! Cf. Notice, p. clxxiii sqq.
  211. Comme la prière à Pan rappelle la prière au Soleil du Banquet 220 d, ceci évoque la fameuse comparaison de Socrate avec ces boîtes qui, sous les dehors d’un Silène, cachaient au dedans l’image d’un dieu (210 ab, 216 c sqq., 219 e sq.).
  212. Thème souvent repris, surtout par les Épicuriens.
  213. Les deux temps du pillage ; ou, en supposant un double sens, porter sur soi tout son bien, n’être point en peine de le gérer.
  214. Formule pythagoricienne bien connue.