Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Lettre VII

Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re  partiep. 27-65).





LETTRE VII




Platon aux parents et amis de Dion : Bon succès


Introduction.

323 d 10 Vous m’avez écrit d’être bien convaincu de la conformité de vos pensées avec celles de Dion et vous m’engagez dès lors instamment à vous aider dans la mesure du possible, par mes actes et mes paroles. 324 Oui certes, si vraiment votre façon de voir et vos désirs sont les mêmes que les siens, je consens à collaborer, sinon, j’ai besoin de beaucoup réfléchir. Ses conceptions et ses projets, j’en peux assurément parler, non par conjecture, mais avec certitude. En effet, quand pour la première fois je vins à Syracuse[1], j’avais près de quarante ans ; Dion avait l’âge qu’a maintenant Hipparinos[2] et il voyait alors les choses comme il ne cessa de les voir : les Syracusains, à son avis, b devaient être libres et se régir suivant les meilleures lois. Il ne serait donc pas surprenant qu’une divinité ait conformé les idées politiques d’Hipparinos à celles de Dion. Quelle fut leur genèse ? Cela vaut la peine d’être connu des jeunes et des vieux. Aussi vais-je essayer de vous en faire le récit depuis l’origine : les circonstances présentes en fournissent l’occasion.


Formation des idées politiques de Platon.

Jadis dans ma jeunesse, j’éprouvais ce qu’éprouvent tant de jeunes gens. J’avais le projet, du jour où je pourrais disposer de moi-même, d’aborder aussitôt la politique. c Or voici en quel état s’offraient alors à moi les affaires du pays : la forme existante du gouvernement battue en brèche de divers côtés, une révolution se produisit. À la tête de l’ordre nouveau cinquante et un citoyens furent établis comme chefs, onze dans la ville, dix au Pirée (ces deux groupes furent préposés à l’agora et à tout ce qui concerne l’administration des villes), — mais trente constituaient l’autorité supérieure avec pouvoir absolu. Plusieurs d’entre eux étaient soit mes parents, soit des connaissances qui d m’invitèrent aussitôt comme à des travaux qui me convenaient[3]. Je me fis des illusions qui n’avaient rien d’étonnant à cause de ma jeunesse. Je m’imaginais, en effet, qu’ils gouverneraient la ville en la ramenant des voies de l’injustice dans celles de la justice. Aussi observai-je anxieusement ce qu’ils allaient faire. Or, je vis ces hommes faire regretter en peu de temps l’ancien ordre de choses comme un âge d’or. Entre autres, mon cher vieil ami Socrate, que je ne e crains pas de proclamer l’homme le plus juste de son temps, ils voulurent l’adjoindre à quelques autres chargés d’amener de force un citoyen pour le mettre à mort, 325 et cela dans le but de le mêler à leur politique bon gré mal gré. Socrate n’obéit pas et préféra s’exposer aux pires dangers plutôt que de devenir complice d’actions criminelles[4]. À la vue de toutes ces choses et d’autres encore du même genre et de non moindre importance, je fus indigné et me détournai des misères de cette époque. Bientôt les Trente tombèrent et, avec eux, tout leur régime. De nouveau, bien que plus mollement, j’étais pressé du désir de me mêler des affaires b de l’État. Il se passa alors, car c’était une période de troubles, bien des faits révoltants, et il n’est pas extraordinaire que les révolutions aient servi à multiplier les actes de vengeance personnelle. Pourtant ceux qui revinrent à ce moment usèrent de beaucoup de modération[5]. Mais, je ne sais comment cela se fit, voici que des gens puissants traînent devant les tribunaux ce même Socrate, notre ami, et portent contre lui une accusation des plus graves qu’il ne méritait certes point : c c’est pour impiété que les uns l’assignèrent devant le tribunal et que les autres le condamnèrent, et ils firent mourir l’homme qui n’avait pas voulu participer à la criminelle arrestation d’un de leurs amis alors banni, lorsque, bannis eux-mêmes, ils étaient dans le malheur. Voyant cela et voyant les hommes qui menaient la politique, plus je considérais les lois et les mœurs, plus aussi j’avançais en âge, plus il me parut difficile de d bien administrer les affaires de l’État. D’une part, sans amis et sans collaborateurs fidèles, cela ne me semblait pas possible. — Or, parmi les citoyens actuels, il n’était pas commode d’en trouver, car ce n’était plus selon les us et coutumes de nos ancêtres que notre ville était régie. Quant à en acquérir de nouveaux, on ne pouvait compter le faire sans trop de peine. — De plus, la législation et la moralité étaient corrompues à un tel point que moi, d’abord plein d’ardeur pour travailler au e bien public, considérant cette situation et voyant comment tout marchait à la dérive, je finis par en être étourdi. Je ne cessais pourtant d’épier les signes possibles d’une amélioration dans ces événements et spécialement dans le régime politique, 326 mais j’attendais toujours, pour agir, le bon moment. Finalement, je compris que tous les États actuels sont mal gouvernés, car leur législation est à peu près incurable sans d’énergiques préparatifs joints à d’heureuses circonstances. Je fus alors irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie et à proclamer que, à sa lumière seule, on peut reconnaître où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée. Donc, les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et authentiques philosophes b n’arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement[6].


Premier voyage en Sicile.

Tel était le cours de mes pensées quand j’arrivai en Italie et en Sicile pour la première fois. Alors, cette vie dénommée là-bas heureuse, remplie par ces perpétuels festins italiens et syracusains, me déplut absolument : s’empiffrer deux fois par jour, ne jamais coucher seul la nuit… c et tout ce qui suit ce genre d’existence[7]. Avec de pareilles habitudes, il n’est pas d’homme sous le ciel qui, vivant de cette vie depuis son enfance, puisse devenir sensé (quelle nature serait aussi merveilleusement équilibrée ?) ni jamais acquérir la sagesse : j’en dirais autant de toutes les autres vertus. De même, il n’est pas de cité qui puisse arriver à demeurer paisible sous ses lois, aussi bonnes soient-elles, si les citoyens croient devoir se livrer à de folles dépenses, d et, par ailleurs, s’adonner à la complète oisiveté, sauf pour les banquets ou beuveries, — et quand ils dépensent leurs peines à poursuivre leurs amours. Nécessairement de tels États ne cesseront jamais d’aller par soubresauts de tyrannie en oligarchie et en démocratie[8], et les gens au pouvoir ne supporteront même pas d’entendre le nom d’un gouvernement de justice et d’égalité.

Je faisais donc ces réflexions et les précédentes durant mon voyage à Syracuse. Est-ce par hasard ? Je crois plutôt e qu’un dieu s’efforçait alors d’amorcer tous les faits qui se sont à présent déroulés concernant Dion et les Syracusains[9], — et il faut encore redouter de pires maux, si maintenant vous ne suivez pas les conseils que je vous donne pour la seconde fois[10]. Mais comment puis-je soutenir que mon arrivée alors en Sicile 327 fut l’origine de tous ces événements ? Dans mes relations avec Dion qui était encore jeune, lui développant mes vues sur ce qui me paraissait le meilleur pour les hommes et l’engageant à les réaliser, je risque fort de ne m’être pas aperçu que d’une certaine façon je travaillais inconsciemment à la chute de la tyrannie. Car Dion, très ouvert à toutes choses et spécialement aux discours que je lui tenais, me comprenait admirablement, mieux que tous les jeunes gens que b j’ai jamais fréquentés. Il décida de mener désormais une vie différente de celle de la plupart des Italiens ou Siciliens en faisant beaucoup plus de cas de la vertu que d’une existence de plaisir et de sensualité. Dès lors, son attitude devint de plus en plus odieuse aux partisans du régime tyrannique, et cela jusqu’à la mort de Denys[11].

Après cet événement, il forma le projet de ne pas garder pour lui seul ces sentiments que lui avait fait acquérir la vraie philosophie. Il constata, du reste, que d’autres esprits c étaient gagnés, peu sans doute, mais pourtant quelques-uns, et parmi eux, il crut pouvoir bientôt compter [le jeune] Denys, avec l’aide des dieux. Or, s’il en était ainsi, quelle vie d’une incroyable félicité ce serait pour lui Denys et pour tous les Syracusains ! En outre, il jugea que je devais de toute façon me rendre le plus vite possible à Syracuse pour coopérer à ses desseins : il n’oubliait pas avec quelle facilité notre liaison lui avait inspiré d le désir de la vie belle et heureuse. Que si maintenant il inspirait ce même désir à Denys, comme il le tentait, il avait le plus grand espoir d’établir dans tout le pays, sans massacres, sans meurtres, sans tous ces maux qui se sont produits actuellement, une vie heureuse et vraie. Plein de ces justes pensées, Dion persuada à Denys de m’appeler, et lui-même me fit prier de venir au plus vite, n’importe comment, avant que d’autres influences[12] ne s’exerçassent sur Denys pour e l’engager dans une existence qui serait autre que la vie parfaite. Voici quelles étaient ses instances, dussé-je être un peu long : « Quelle occasion meilleure attendrions-nous, disait-il, que celle que nous offre actuellement la faveur divine ? » Là-dessus, il me représentait cet empire d’Italie et de Sicile et la puissance 328 qu’il y avait, la jeunesse de Denys et son goût très vif pour la philosophie et la science, ses neveux et ses parents[13], si faciles à gagner à la doctrine et à la vie que je ne cessais de prôner, et tout prêts à faire pression sur Denys. En somme, jamais, plus qu’à présent, on ne pouvait espérer réaliser l’union dans les mêmes hommes de la philosophie et de la conduite des grandes cités. Telles b étaient ses exhortations et bien d’autres du même genre. Mais moi, d’une part, je n’étais pas sans inquiétude au sujet des jeunes, sur ce qu’il adviendrait un jour, — car leurs désirs sont prompts et changent souvent en sens contraires, — je savais d’autre part que Dion possédait un caractère naturellement grave et qu’il était d’un âge déjà mûr. Comme je réfléchissais et me demandais avec hésitation s’il fallait ou non me mettre en route et céder aux sollicitations, ce qui pourtant fit pencher la balance, c’est la pensée que si jamais c on pouvait entreprendre la réalisation de mes plans législatifs et politiques, c’était le moment d’essayer : il n’y avait qu’à persuader suffisamment un seul homme et tout était gagné.


Second voyage en Sicile.

Dans ces dispositions d’esprit, je m’aventurai à partir. Je n’étais certes pas poussé par les motifs que certains imaginent, mais je rougissais surtout de passer à mes yeux pour un verbe-creux[14] qui ne veut jamais mettre la main à l’œuvre — et de risquer de trahir tout d’abord[15] l’hospitalité et l’amitié de Dion d dans un moment où il courait des dangers assez sérieux. Or, s’il lui arrivait malheur, si chassé par Denys et ses autres adversaires, il paraissait devant moi comme un banni et me disait : « Ô Platon, je viens à toi en proscrit : ce ne sont pas des hoplites ou des cavaliers qui m’ont fait défaut pour me défendre contre mes ennemis, mais ces discours persuasifs par lesquels tu peux, je le savais, pousser les jeunes gens au bien et à la justice et en même temps établir entre eux en toute occasion e des liens d’amitié et de camaraderie. Cela m’a manqué par ta faute, et voilà pourquoi maintenant j’ai quitté Syracuse et je me trouve ici. Mais mon sort est encore pour toi le moindre sujet de honte : la philosophie, elle, que tu as toujours à la bouche, et que tu dis méprisée par le reste des hommes, comment n’as-tu pas trahi sa cause avec la mienne, autant qu’il dépendait de toi ? 329 Oui, si nous avions habité Mégare[16], à mon appel, tu aurais certainement volé à mon secours ou tu te serais jugé le dernier des hommes. Et maintenant, tu prétextes la longueur du voyage, l’importance de la traversée, la fatigue, et tu crois pouvoir échapper pour l’avenir au reproche de lâcheté ? Il s’en faut certes de beaucoup. » Eh bien ! à ces paroles, quelle réponse valable aurais-je pu donner ? Aucune. Je suis donc parti pour des motifs raisonnables et justes, autant que peuvent l’être des motifs humains, abandonnant b à cause d’eux mes occupations habituelles qui n’étaient pas sans gloire, pour aller vivre sous une tyrannie qui ne paraissait convenir ni à mes enseignements ni à ma personne. En me rendant chez vous, je m’acquittais envers Zeus hospitalier[17] et je libérais de reproche le philosophe qui aurait été flétri en moi[18], si, par amour des aises et par timidité, je m’étais déshonoré.

À mon arrivée, — car il ne faut pas allonger — je ne trouvai que troubles autour de Denys : on calomniait Dion auprès du tyran. c Je le défendis de tout mon pouvoir, mais mon pouvoir était mince, et au bout de trois mois à peu près, Denys accusa Dion de conspirer contre le régime tyrannique, le fit embarquer sur un petit navire et le bannit honteusement. À la suite de cela, nous redoutions tous, nous, les amis de Dion, de voir l’un ou l’autre d’entre nous inculpé et châtié comme complice des intrigues de Dion. À mon sujet, le bruit courut à Syracuse que j’avais été mis à mort par Denys comme étant cause de tout ce d qui était arrivé. Mais ce dernier, nous voyant ainsi alarmés et redoutant que la crainte ne nous portât à des actes plus graves, nous traitait tous avec bienveillance, et moi en particulier, il m’encourageait, m’engageait à avoir confiance et me priait à toute force de demeurer, car si je le quittais, il n’en reviendrait pour lui aucun bien, au contraire si je restais. C’est pourquoi il affectait de me supplier avec instances. Or, nous savons combien les demandes des tyrans sont mêlées de contraintes. Il prit ses mesures pour e empêcher mon départ : il me fit conduire et loger à l’acropole[19]. De là, pas un capitaine de navire ne m’eût emmené, je ne dis pas contre la volonté de Denys, mais même à moins d’un ordre exprès d’embarcation émané de lui. Des marchands ou des chefs préposés aux frontières, il n’en est pas un non plus qui, me surprenant en train de quitter seul le pays, ne m’eût aussitôt arrêté et ramené à Denys, d’autant qu’alors se répandait un bruit nouveau et 330 tout contraire au précédent : Denys, disait-on, s’était épris d’une belle amitié pour Platon. En fait qu’en était-il ? Il faut bien dire la vérité. Avec le temps, il m’aimait sans doute toujours davantage à mesure qu’il se familiarisait avec mes manières et mon caractère, mais il voulait me voir montrer pour lui plus d’estime que pour Dion et croire à son amitié beaucoup plus qu’à celle de Dion. Il est merveilleux comme il y mettait son point d’honneur. Mais il hésitait à prendre pour cela le moyen qui eût été le plus sûr, si cela eût dû se faire, c’est-à-dire à me fréquenter en qualité de disciple et d’auditeur de mes leçons philosophiques : b il craignait, suivant les propos des calomniateurs, que cela ne diminuât de quelque façon sa liberté et que ce ne fût Dion qui eût tout machiné[20]. Pour moi, j’endurais tout, fidèle au premier dessein qui m’avait amené, au cas où le désir de la vie philosophique viendrait à s’emparer de lui. Mais ses résistances l’emportèrent.


Conseils de Platon.

Voilà donc à travers quelles vicissitudes s’écoula la première période de mon arrivée et de mon séjour en Sicile. Ensuite je partis[21], c mais revins encore sur les demandes empressées de Denys. Combien furent raisonnables et justes mes motifs et toutes mes actions ? Mais avant de vous le conter, je vous donnerai mes conseils et vous exposerai ce qui est à faire dans la situation présente, remettant à plus tard de répondre à ceux qui m’interrogent sur mes intentions en venant une seconde fois, pour que l’accessoire de mon récit ne devienne point le principal[22]. Voici donc ce que j’ai à dire.

Le conseiller d’un homme malade, si ce malade suit un mauvais régime, d n’a-t-il pas comme premier devoir de le faire modifier son genre de vie[23] ? Le malade veut-il obéir, il donnera alors de nouvelles prescriptions. S’il refuse, je tiens qu’il est d’un homme droit et d’un vrai médecin de ne plus se prêter à de nouvelles consultations. Celui qui s’y résignerait, je le regarderais, au contraire, comme un lâche et un médicastre. De même d’un État, qu’il ait à sa tête un ou plusieurs chefs. Si gouverné normalement, il suit la bonne voie et désire un conseil sur un point utile, il sera raisonnable de le lui donner. e S’agit-il, au contraire, d’États qui s’écartent totalement d’une juste législation et refusent absolument d’en suivre les traces, mais ordonnent à leur conseiller de laisser la constitution tranquille et de n’en rien changer sous 331 peine de mort, pour se faire par ses instructions le serviteur de leurs propres volontés et de leurs caprices, en leur montrant par quels moyens tout leur deviendra désormais plus commode et plus facile, l’homme qui supporterait un tel rôle, je le tiendrais pour un lâche ; pour courageux, au contraire, celui qui refuserait de s’y prêter. Tels sont mes sentiments, et lorsque quelqu’un me consulte sur un point important concernant sa vie, qu’il soit question d’argent ou bien d’hygiène du corps ou de l’âme, si b sa conduite habituelle me paraît répondre à certaines exigences, ou si, du moins, il semble vouloir se conformer à mes prescriptions dans les matières qu’il me soumet, bien volontiers je me fais son conseiller et je ne me débarrasse pas de lui en agissant comme par acquit de conscience. Mais si on ne me demande rien ou s’il est évident qu’on ne m’écoutera pas le moins du monde, je ne vais pas, de moi-même, offrir mes avis à de telles gens et je ne ferai non plus violence à personne, fût-ce à mon propre fils. À mon esclave, oui, je donnerais des conseils, et s’il refusait, je les imposerais. Mais un père ou une mère, c je considère comme impie de les contraindre, sauf dans le cas de folie[24]. Embrassent-ils un genre de vie qui leur plaît à eux et pas à moi, il ne me paraît pas convenable de les irriter vainement par des reproches, ni non plus de les flatter par mes complaisances, en leur procurant de quoi satisfaire des désirs tels que, moi, je n’accepterais pas de vivre en les caressant pour moi-même. Voilà dans quelles dispositions vis-à-vis de son pays doit vivre le sage. Au cas où il ne lui semble pas bien gouverné, qu’il parle, mais seulement s’il ne doit pas d parler en l’air ou s’il ne risque pas la mort[25] ; mais qu’il n’use pas de violence pour renverser la constitution de sa patrie, quand on n’en peut obtenir de bonne qu’au prix de bannissements et de massacres ; qu’il reste alors tranquille et implore des dieux les biens pour lui et pour la cité.


Conseil à Denys.

C’est donc de cette façon que je pourrais vous donner mes conseils, et c’est ainsi que, d’accord avec Dion, j’engageais Denys tout d’abord à vivre chaque jour de manière à se rendre de plus en plus maître de lui-même e et à se gagner de fidèles amis et des partisans, pour que ne lui arrive pas l’aventure de son père. Ce dernier avait acquis en Sicile un grand nombre de villes importantes dévastées par les barbares. Mais il ne fut pas capable, après les avoir relevées, d’y constituer des gouvernements sûrs, aux mains d’amis qu’il aurait choisis, soit parmi les étrangers, d’où qu’ils vinssent, 332 soit parmi ses frères[26] qu’il avait élevés lui-même, car ils étaient ses cadets, et que, de simples particuliers il avait fait chefs, et, de pauvres, prodigieusement riches. D’aucun d’eux, il ne put, malgré ses efforts, former un associé de son pouvoir, ni par la persuasion, ni par l’instruction, ni par ses bienfaits ou par l’affection de famille. En cela il se montra sept fois inférieur à Darius qui, lui, se fiant à des gens qui n’étaient ni ses frères, ni élevés par lui, mais seulement alliés de sa victoire sur l’eunuque mède, divisa son royaume en sept parties, chacune plus grande que b toute la Sicile, et trouva en eux des collaborateurs fidèles qui ne lui créèrent à lui aucune difficulté, pas plus qu’ils ne s’en suscitèrent les uns aux autres[27]. Il donna ainsi l’exemple de ce que devait être le bon législateur et le bon roi, car, grâce aux lois qu’il a données, il a conservé jusqu’à ce jour l’empire perse. Voyez encore les Athéniens. Ils ne colonisèrent pas eux-mêmes les nombreuses villes grecques envahies par les barbares, mais ils les prirent peuplées. Pourtant ils gardèrent le pouvoir c pendant soixante-dix ans, parce que dans toutes les villes ils possédaient des partisans. Mais Denys qui avait rassemblé toute la Sicile en une seule cité, ne se fiant dans sa sagesse à personne, se maintint avec peine, car il était pauvre d’amis et de gens fidèles. Or, il n’est pas de signe plus manifeste de vice ou de vertu que la pénurie ou l’abondance de tels hommes. Voilà bien aussi les conseils que Dion et moi donnions à Denys, puisque la situation que son père lui avait faite le privait et de la société que donne l’éducation d et de celle que procurent les bonnes relations. Nous l’exhortions à se préoccuper tout d’abord de s’assurer, parmi ses parents et les camarades de son âge, d’autres amis qui soient d’accord entre eux pour tendre vers la vertu, et surtout de faire régner l’accord en lui, car il en avait extraordinairement besoin. Nous ne parlions pas aussi ouvertement, — c’eût été dangereux —, mais à mots couverts, et nous insistions sur ce fait que c’était là le moyen pour tout homme de se garder, lui et ceux qu’il gouvernait, et qu’agir autrement, c’était aboutir à des résultats absolument opposés. e Si, marchant par la voie que nous lui indiquions, devenant réfléchi et prudent, il reconstituait les villes dévastées de Sicile, les liait entre elles par des lois et des constitutions qui resserreraient leur union mutuelle et leur entente avec lui en vue de la défense contre les barbares, il ne doublerait pas seulement le royaume de son père, 333 mais en vérité il le multiplierait. Car il serait alors bien plus en état de soumettre les Carthaginois que ne l’avait été Gélon[28], tandis que, actuellement, son père s’était vu, au contraire, obligé de payer un tribut aux barbares. Tels étaient nos discours et nos conseils à nous qui conspirions contre Denys, comme on l’insinuait de divers côtés, rumeurs qui trouvèrent crédit dans l’esprit de Denys, firent exiler Dion et nous causèrent b à nous une grande crainte. Mais, pour conclure le récit d’événements nombreux qui se déroulèrent en peu de temps, Dion revint du Péloponèse et d’Athènes et donna à Denys une leçon par le fait. Lors donc qu’il eut délivré la ville et l’eut rendue deux fois aux Syracusains, il en fut payé par eux comme il l’avait été par Denys, quand, le formant et préparant en lui un roi digne du commandement, il s’efforçait d’établir entre eux une totale familiarité de vie. Mais Denys préférait encore la familiarité des calomniateurs qui accusaient c Dion d’aspirer à la tyrannie et d’accomplir dans ce but toutes ses entreprises de cette époque. Il espérait, disait-on, que se laissant prendre aux charmes de l’étude, Denys se désintéresserait du gouvernement et le lui confierait, et que lui, Dion, l’accaparant par ruse, en expulserait de cette façon Denys. Ces calomnies triomphèrent alors, comme elles triomphèrent quand elles furent une seconde fois colportées dans Syracuse : victoire du reste absurde et honteuse pour ceux qui en étaient les auteurs.

Qu’arriva-t-il donc ? Il faut qu’ils le sachent ceux qui réclament mon secours dans les affaires actuelles. d Moi, Athénien, ami de Dion et son allié, je vins chez le tyran dans le but de faire céder la discorde devant l’amitié. Mais je succombai dans ma lutte contre les calomniateurs. Et quand Denys, par des honneurs et des richesses, voulut m’attirer de son côté et faire de moi un témoin et un ami prêt à justifier l’exil de Dion, tous ses efforts échouèrent. Or, plus tard, revenant dans sa patrie, Dion emmena d’Athènes avec lui deux frères : e liaison que n’avait pas créée la philosophie, mais cette camaraderie courante, lien des amitiés vulgaires que font naître des rapports d’hospitalité ou des relations entre initiés aux différents mystères[29]. Voilà donc quels furent ses compagnons de retour, liés à lui par les motifs que j’ai dits et par l’aide qu’ils lui prêtèrent dans le voyage. Ils arrivèrent ainsi en Sicile. Là, s’apercevant que 334 Dion était, auprès de ces mêmes Siciliens qu’il avait libérés, suspect d’aspirer à la tyrannie, ils trahirent leur ami et leur hôte, mais bien plus, ils se firent, pour ainsi dire, ses propres meurtriers, en venant, les armes à la main, prêter leur aide aux assassins. Cette action honteuse et sacrilège, je ne la cache pas, mais je ne veux pas non plus la raconter (tant de gens se sont chargés de la chanter partout et s’en chargeront encore à l’avenir !). Mais b j’extirperai l’opinion répandue au sujet d’Athènes, que ces deux misérables auraient attaché une marque d’infamie à notre ville, car j’affirme que celui-là aussi était un Athénien, qui n’a jamais trahi Dion, alors qu’il lui eût été facile à ce prix de se procurer des richesses et tant d’autres honneurs. Ce n’est pas, en effet, une amitié vulgaire qui les unissait, mais une commune éducation libérale : à elle seule doit se fier l’homme sensé, bien plus qu’à des affinités d’âme et de corps. Aussi n’est-il point juste que notre ville souffre l’opprobre du fait des meurtriers c de Dion, comme si jamais ils avaient été des hommes qui comptent.


Conseils aux parents et amis de Dion.

Tout cela, je l’ai dit pour servir d’avertissement aux amis et parents de Dion. Je renouvelle en outre pour la troisième fois le même avis pour vous les troisièmes[30]. Que la Sicile ne soit pas assujettie à des despotes, pas plus que toute autre ville, — c’est du moins mon avis, — mais aux lois. Car cela n’est bon ni pour ceux qui asservissent ni pour ceux qui sont asservis, d ni pour eux ni pour leurs enfants ni pour les enfants de leurs enfants. C’est même une entreprise absolument néfaste. Il n’y a que des caractères petits et serviles pour aimer à se jeter sur de pareils gains, que des gens ignorant tout ce qui est juste et bon dans les choses divines et humaines pour l’avenir et pour les circonstances présentes. De cela j’ai entrepris de convaincre d’abord Dion, en second lieu Denys, et maintenant vous les troisièmes. Écoutez-moi, pour l’amour de Zeus troisième Sauveur[31]. Ensuite regardez Denys et Dion : le premier ne m’a pas cru, et il vit encore, mais misérablement ; e le second qui a suivi mes conseils est mort, mais avec honneur, car à qui aspire au souverain bien pour lui-même et pour la cité, quoi qu’il ait à souffrir, il ne peut rien arriver que de juste et de beau. Nul d’entre nous n’est naturellement immortel et celui qui viendrait à l’être ne trouverait pas le bonheur, comme se l’imaginent tant de gens. Il n’y a, en effet, ni vrai bien ni vrai mal pour ce qui n’a point d’âme, 335 mais seulement pour l’âme, unie au corps ou séparée. Il faut croire vraiment à ces vieilles et saintes traditions qui nous révèlent l’immortalité de l’âme, l’existence de jugements et de terribles châtiments à subir quand elle sera affranchie de son corps. C’est pourquoi, regardons comme un moindre mal d’être victimes de grands crimes ou de grandes injustices que de les commettre[32]. L’homme qui aspire aux richesses et qui a l’âme pauvre, n’écoute pas ce langage. S’il b l’entend, il pense qu’il doit en rire, et sans pudeur se jette de tous côtés, comme une bête sauvage, sur tout ce qu’il peut manger ou boire, ou tout ce qui est capable de lui procurer jusqu’à satiété l’indigne et grossier plaisir que l’on appelle à tort l’amour[33]. Aveugle qui ne voit pas auxquelles de ses actions s’attache l’impiété, quel mal est toujours lié à chacun de ses crimes, impiété que nécessairement l’âme injuste traîne avec elle, et sur cette terre et sous c terre, dans toutes ses honteuses et misérables pérégrinations. C’est donc par ces discours, ou d’autres du même genre, que je persuadais Dion. J’aurais ainsi de justes motifs de m’indigner contre ceux qui l’ont tué, tout autant que contre Denys : ils m’ont causé, les uns et les autres, le plus grave dommage, à moi, et, je puis le dire, à tous les hommes. Les premiers ont mis à mort un homme qui voulait réaliser la justice ; le second s’est détourné de la justice durant tout son règne. d Il avait pourtant le pouvoir suprême, et, s’il avait uni vraiment dans une seule personne la philosophie et la puissance, il aurait fait éclater aux yeux de tous, Grecs et Barbares, et aurait suffisamment gravé dans l’esprit de tous cette vérité que ni cité ni individu ne sauraient être heureux sans une vie de sagesse commandée par la justice, soit que d’eux-mêmes ils possèdent ces vertus, soit qu’ils aient été élevés et instruits de juste manière dans les mœurs de quelques maîtres pieux. Voilà le tort causé e par Denys ; tout le reste compte peu pour moi à côté de cela. Quant à l’assassin de Dion, sans le savoir, il n’a pas agi autrement que Denys. Car Dion, j’en ai la certitude autant qu’un homme peut répondre des hommes, s’il avait possédé le pouvoir, n’aurait pas gouverné d’une autre façon que celle-ci ; quand il aurait eu d’abord 336 délivré de la servitude, nettoyé, habillé en femme libre Syracuse, sa patrie, il aurait employé tous les moyens possibles pour parer les citoyens des lois les meilleures et les mieux ajustées, en suite de quoi, il aurait pris à cœur de repeupler la Sicile et de la libérer des barbares, en expulsant les uns, en soumettant les autres plus facilement que n’avait fait Hiéron[34]. Que tout ceci eût été accompli par un homme juste, b courageux, en même temps que sage et philosophe, cette estime pour la vertu aurait gagné la grande masse, et si Denys m’eût écouté, répandue chez presque tous les hommes, elle les aurait sauvés. Mais en réalité, quelque démon ou quelque divinité vengeresse s’est abattue : par le mépris des lois et des dieux et surtout par l’audace de la sottise dans laquelle, pour tous, tous les maux poussent leurs racines, d’où ils croissent et dans la suite fournissent à qui les a produits un fruit d’une extrême amertume[35], — cette divinité a pour la seconde fois c tout renversé et détruit.

Mais pour l’instant, n’ayons que des paroles de bon augure, afin d’éviter les mauvais présages une troisième fois. Je ne vous en conseille pas moins, à vous ses amis, d’imiter Dion, son amour de la patrie et la sagesse de sa vie, d’essayer aussi, sous de meilleurs auspices, de réaliser ses desseins (vous avez clairement appris de moi quels ils étaient). Celui de vous qui ne peut vivre à la dorienne, à la manière des ancêtres, et veut suivre le genre d’existence des meurtriers de Dion et les mœurs siciliennes, c ne l’appelez pas à votre aide, ne croyez pas qu’on puisse compter sur lui et qu’il agisse jamais sainement. Les autres, convoquez-les à coloniser la Sicile et à y vivre sous des lois communes égales ; qu’ils viennent soit précisément de la Sicile, soit de quelque partie du Péloponèse. Et ne redoutez même pas Athènes[36], car là aussi se trouvent des hommes qui surpassent tous les autres en vertu et haïssent les audacieux assassins de leurs hôtes. Mais si tout cela tardait et que vous fussiez aux prises avec de continuelles séditions et e toutes sortes de troubles chaque jour renaissant, quiconque a reçu de Dieu la moindre lueur de bon sens, comprendra que les maux des révolutions ne cesseront jamais avant que les vainqueurs renoncent à rendre mal pour mal par des batailles, des bannissements et des meurtres et à tirer vengeance de leurs ennemis. Qu’ils se maîtrisent 337 assez, au contraire, pour établir des lois communes aussi favorables aux vaincus qu’à eux et en exiger l’observation par deux moyens de contrainte : le respect et la crainte. La crainte, ils l’obtiendront en manifestant la supériorité de leur force matérielle ; le respect, en se montrant des hommes qui, sachant dominer leurs désirs, préfèrent servir les lois et le peuvent. Il n’est pas possible qu’une ville où sévit la révolution voie autrement la fin de ses misères, mais troubles, b inimitiés, haines, trahisons, règnent habituellement à l’intérieur de telles cités[37]. Quant aux vainqueurs, quels qu’ils soient, s’ils veulent vraiment la conservation de l’État, ils choisiront parmi eux des hommes qu’ils savent être les meilleurs entre les Grecs, avant tout des hommes âgés, ayant chez eux femmes et enfants, et descendant d’une nombreuse lignée d’ancêtres vertueux et illustres, — tous possédant une fortune c suffisante (pour une ville de dix mille habitants, ce serait assez de cinquante). À force de prières et d’honneurs, il faut les attirer, puis les supplier et les contraindre, après avoir prêté serment, d’ériger des lois, de ne favoriser ni vainqueurs ni vaincus, mais d’établir l’égalité et la communauté des droits dans toute la cité[38]. Les lois posées, tout tient en ce point. Car si les vainqueurs se montrent plus soumis aux lois que les vaincus, le d salut et le bonheur régneront en tout et les maux seront bannis. Sinon, n’appelez ni moi ni personne pour coopérer avec des gens qui n’écoutent pas les conseils présents. Ils ressemblent, en effet, comme des frères[39] aux plans que Dion et moi, dans notre affection pour Syracuse, nous avons essayé de mettre en œuvre de concert, et cela pour la seconde fois. La première, ce fut cette première entreprise tentée avec Denys lui-même, pour réaliser le bien commun, mais une fatalité plus forte que les hommes l’a brisée. e Tâchez donc maintenant d’être plus heureux et d’aboutir avec l’aide du destin et le secours des dieux[40].


Fin de la partie parénétique.
Suite du récit.

Tels sont donc mes conseils et mes prescriptions, ainsi que le récit de mon premier voyage chez Denys. Quant à mon second départ et mon second passage, combien il fut juste et raisonnable, ceux que cela intéresse vont pouvoir l’apprendre à présent. La première période[41] de mon séjour en Sicile s’acheva 338 ainsi que je l’ai raconté avant mes avis aux parents et amis de Dion. Après quoi, je m’efforçai de persuader Denys de me laisser partir. Mais pour le moment où la paix serait rétablie (car il y avait alors la guerre en Sicile)[42], nous fîmes tous deux nos conventions : Denys promit de nous rappeler, Dion et moi, quand il aurait raffermi son pouvoir, et il demanda à Dion de ne pas considérer son départ comme un exil, b mais comme un simple changement de séjour. Sur ces paroles, je me déclarai prêt à revenir. À la conclusion de la paix, il me rappela, mais il pria Dion d’attendre encore un an. Pour moi, il me mandait d’arriver à tout prix. Dion me poussait à me mettre en route et faisait des instances : de Sicile, en effet, le bruit se répandait que Denys était pris de nouveau d’un zèle merveilleux pour la philosophie. Aussi Dion me priait ardemment de répondre à cet appel. Moi, je savais bien c que les jeunes gens éprouvent souvent vis-à-vis de la philosophie de pareils sentiments. Il me parut pourtant plus sûr de laisser de côté, du moins pour le moment, Dion et Denys, et je les mécontentai fort tous deux en répondant que j’étais bien vieux et que l’on n’agissait nullement suivant nos conventions. Là-dessus, je crois, Archytas[43] se rendit chez Denys (j’avais, en effet, avant mon départ, noué des relations d’amitié entre Archytas, le gouvernement de Tarente et Denys) ; d il y avait aussi à Syracuse des gens qui avaient entendu des entretiens de Dion, d’autres qui les tenaient de ces derniers, et ils avaient la tête farcie de formules philosophiques. Ils essayèrent, je suppose, d’en[44] discuter avec Denys, persuadés qu’il avait appris de moi toute ma doctrine. Celui-ci, qui n’avait d’ailleurs pas du tout l’esprit fermé, était extrêmement vaniteux. Peut-être aussi trouvait-il du plaisir à ces questions et avait-il honte de trop montrer qu’il n’avait e rien appris lors de mon séjour là-bas. De là naquit son désir d’être éclairé plus à fond, et il était en même temps poussé par la gloriole. — Pourquoi il n’avait pas suivi mes leçons au temps de mon premier voyage, je l’ai raconté plus haut[45]. — Comme j’étais donc rentré heureusement chez moi et refusais de répondre à son second appel, ainsi que je viens de le dire, Denys, me semble-t-il, fut saisi de l’inquiétude vaniteuse de passer auprès de certaines gens pour ne pas compter à mes yeux, comme si, expérience faite de son naturel, de son caractère, 339 de sa manière de vivre, j’étais assez mécontent pour ne plus vouloir me rendre chez lui. Mais je dois en toute justice dire la vérité et accepter qu’après connaissance des faits, on méprise ma propre philosophie et on estime, au contraire, la sagesse du tyran. Donc Denys, me convoquant une troisième fois[46], m’envoya une trirème pour la facilité du voyage ; il m’envoya aussi Archédèmos, un des Siciliens dont je faisais, pensait-il, le plus de cas, un des disciples d’Archytas, b et quelques autres de mes connaissances siciliennes. Tous me rapportaient les mêmes nouvelles sur les merveilleux progrès que Denys avait faits en philosophie. Il m’expédia aussi une lettre très longue, connaissant bien mes sentiments pour Dion et le désir de ce dernier de me voir m’embarquer pour Syracuse[47]. La lettre conçue d’après toutes ces données, commençait à peu près ainsi : « Denys à Platon ». — Puis venaient les compliments d’usage, et, sans c transition, elle ajoutait aussitôt : « Si tu te laisses convaincre par moi de venir maintenant en Sicile, tout d’abord les affaires de Dion se régleront selon tes vœux (tu n’en feras, je le sais bien que de raisonnables, et je m’y prêterai). Sinon, aucune des choses relatives à Dion, à ses affaires ou à sa personne, ne s’arrangera à ton gré ». Telles étaient ses expressions. Il serait trop long et hors de propos de citer le reste. D’autres lettres d me parvenaient également d’Archytas et des Tarentins, faisant grand éloge de la philosophie de Denys, et ajoutant que si je n’arrivais pas maintenant, ce serait la complète rupture de leurs liens d’amitié avec Denys, liens dont j’avais été l’artisan, et qui n’étaient pas d’une médiocre importance pour la politique. Voilà donc quels appels on m’adressait : les amis de Sicile et d’Italie me tiraient à eux, ceux d’Athènes me poussaient littéralement dehors avec leurs supplications et toujours e le même refrain : il ne faut pas trahir Dion, ni les hôtes et les amis de Tarente. Moi-même, je réfléchissais qu’il n’y a rien de surprenant qu’un jeune homme bien doué, entendant parler de sujets élevés, se sente pris d’un bel amour pour la vie parfaite. Il fallait donc vérifier soigneusement ce qui en était, ne pas me dérober et ne pas assumer la responsabilité d’une telle offense, car c’en serait effectivement une, si 340 on avait bien dit la vérité. Je partis, me fermant les yeux par ce raisonnement. J’avais beaucoup d’appréhensions et les présages ne paraissaient guère favorables. Je vins donc, — et à Zeus Sauveur je dois la troisième coupe, en cela du moins je réussis[48], — car je fus encore heureusement sauvé et, après le dieu, c’est Denys que je dois remercier : plusieurs voulaient ma mort ; il s’y opposa et montra un soupçon de pudeur à mon égard.


Second voyage sous le règne de Denys II.

À mon arrivée, je crus devoir b d’abord m’assurer si Denys était réellement feu et flamme pour la philosophie, ou si tout ce qu’on avait raconté à Athènes n’avait aucun fondement. Or, il y a, pour cette épreuve, une méthode qui est assez élégante. Elle convient parfaitement, appliquée aux tyrans, surtout s’ils sont remplis d’expressions philosophiques mal comprises comme c’était tout spécialement le cas de Denys, je m’en aperçus aussitôt : il faut leur montrer ce qu’est l’œuvre philosophique dans toute son étendue, son caractère propre, ses difficultés, c le labeur qu’elle réclame. L’auditeur est-il un vrai philosophe, apte à cette science et digne d’elle, parce que doué d’une nature divine ? La route qu’on lui enseigne lui paraît merveilleuse ; c’est tout de suite qu’il doit l’entreprendre, il ne saurait vivre autrement. Alors, redoublant par ses efforts les efforts de son guide, il ne lâche pas avant d’avoir pleinement atteint le but ou gagné assez de force pour se conduire sans son instructeur. C’est dans un tel état d’esprit que vit cet homme : d il se livre sans doute à ses actions ordinaires, mais en tout et toujours, il s’attache à la philosophie, à ce genre de vie qui lui donne, avec l’esprit sobre, une intelligence prompte et une mémoire tenace, ainsi que l’habileté dans le raisonnement[49]. Toute autre conduite ne cesse de lui être en horreur. Mais ceux qui ne sont pas vraiment philosophes et se contentent d’un vernis d’opinions, tels les gens dont le corps est bruni par le soleil, voyant qu’il y a tant à apprendre, tant à peiner, considérant ce régime e quotidien, le seul assez réglé pour convenir à cet objet, trouvent que c’est difficile, que c’est, pour eux, impossible ; ils ne sont même pas capables de s’y exercer, 341 et certains se persuadent qu’ils en ont assez entendu et n’ont plus besoin de peiner davantage. Voilà une expérience claire et infaillible quand il s’agit des gens de plaisirs et incapables d’efforts : ils n’ont pas à accuser leur maître, mais eux-mêmes, s’ils ne peuvent pratiquer ce qui est nécessaire à la philosophie.


L’écrit philosophique de Denys.

C’est dans ce sens que je parlais alors à Denys. Pourtant je ne développais pas tout, b et Denys ne le demandait pas : il faisait l’homme qui sait bien des choses et les plus sublimes, qui n’a plus rien à apprendre, à causer des bribes de phrases recueillies chez d’autres. Plus tard même, je l’ai entendu dire, il composa, sur ces questions alors apprises par lui, un traité qu’il donna comme son propre enseignement, nullement comme la simple reproduction de ce qu’il avait reçu. Mais qu’est tout cela ? Je n’en sais rien. D’autres, je ne l’ignore pas, ont écrit sur ces mêmes matières. Mais qui ? Ils ne le pourraient dire eux-mêmes[50]. En tout cas, voici ce que je puis affirmer concernant tous ceux qui ont écrit c ou écriront et se prétendent compétents sur ce qui fait l’objet de mes préoccupations, pour en avoir été instruits par moi ou par d’autres, ou pour l’avoir personnellement découvert : il est impossible, à mon avis, qu’ils aient compris quoi que ce soit en la matière. De moi, du moins, il n’existe et il n’y aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets. Il n’y a pas moyen, en effet, de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences, mais c’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux que la vérité jaillit soudain dans l’âme, comme la lumière jaillit d de l’étincelle, et ensuite croit d’elle-même. Sans doute, je sais bien que, s’il les fallait exposer par écrit ou de vive voix, c’est moi qui le ferais le mieux ; mais je sais aussi que, si l’exposé était défectueux, j’en souffrirais plus que personne. Si j’avais cru qu’on pût les écrire et les exprimer pour le peuple d’une manière suffisante, qu’aurais-je pu accomplir de plus beau dans ma vie que de manifester une doctrine si salutaire aux hommes et de mettre en pleine lumière pour tous la vraie nature des choses ? Or, je ne pense pas que d’argumenter[51] e là-dessus, comme on dit, soit un bien pour les hommes, sauf pour une élite à qui il suffit de quelques indications pour découvrir par elle-même la vérité. Quant aux autres, on les remplirait ou bien d’un injuste mépris, ce qui est inconvenant, ou bien d’une vaine et sotte suffisance par la sublimité des enseignements reçus. 342 D’ailleurs, j’ai l’intention de m’étendre plus longuement sur cette question : peut-être quelqu’un des points dont je traite deviendra-t-il plus clair quand je me serai expliqué. Il y a une raison sérieuse, en effet, qui s’oppose à ce qu’on essaie d’écrire quoi que ce soit en pareilles matières, une raison déjà souvent alléguée par moi, mais que je crois devoir répéter encore.


La digression philosophique.

Dans tous les êtres, on distingue trois éléments qui permettent d’en acquérir la science : elle-même, la science, est le quatrième ; il faut placer en cinquième lieu l’objet, vraiment connaissable et réel. b Le premier élément, c’est le nom ; le second, la définition ; le troisième, l’image ; le quatrième, la science. Soit un exemple pour comprendre ma pensée et appliquez-le à tout. Cercle, voilà quelque chose d’exprimé dont le nom est celui même que je viens de prononcer. Deuxièmement, sa définition, composée de noms et de verbes : ce dont les extrémités sont à une distance parfaitement égale du centre. Telle est la définition de ce qu’on appelle rond, circonférence, cercle. c Troisièmement, le dessin qu’on trace et qu’on efface, la forme qu’on tourne au tour et qui périt. Mais le cercle en soi, auquel on rapporte toutes ces représentations, n’éprouve rien de semblable, car il est tout autre. Quatrièmement, la science, l’intelligence, l’opinion vraie, relatives à ces objets : elles constituent une seule classe et ne résident ni dans les sons proférés, ni dans les figures matérielles, mais dans les âmes. Par où il est évident qu’elles se distinguent et du cercle réel et des trois modes que j’ai dits. De ces éléments, c’est d l’intelligence qui, par affinité et ressemblance, se rapproche le plus du cinquième élément ; les autres s’en éloignent davantage. On ferait les mêmes distinctions relativement aux figures, droites ou circulaires, ainsi qu’aux couleurs, au bon, au beau, au juste, à un corps quelconque fabriqué ou naturel, au feu, à l’eau et à toutes choses semblables, à toute espèce d’êtres vivants, aux qualités de l’âme, aux actions et passions de toute sorte[52]. Si on n’arrive pas e d’une manière quelconque à saisir les quatre représentations de ces objets, on n’obtiendra jamais une parfaite science de la cinquième. Tout cela, d’ailleurs, exprime autant la qualité que l’être de chaque chose, au moyen du faible auxiliaire que sont les mots ; aussi, 343 aucun homme raisonnable ne se risquera-t-il à confier ses pensées à ce véhicule, surtout quand il est figé comme le sont les caractères écrits. C’est là encore une chose qu’il faut bien entendre. Tout cercle concret, dessiné ou fabriqué au tour, est plein de l’élément contraire au cinquième : il confine, en effet, dans toutes ses parties avec la ligne droite, — mais le cercle en soi, disons-nous, ne contient ni peu ni prou de la nature opposée à la sienne. Le nom, disons-nous, n’a nulle part aucune fixité. b Qui empêche d’appeler droit ce que nous appelons circulaire ou circulaire ce que nous appelons droit ? La valeur significative n’en sera pas moins fixe quand on aura fait cette transformation et modifié le nom[53]. Nous en dirons autant de la définition, puisqu’elle est composée de noms et de verbes : elle n’a rien d’assez solidement ferme. On a mille raisons pour prouver l’obscurité de ces quatre éléments. La principale est celle que nous donnions un peu plus haut : des deux principes l’essence et la qualité, ce n’est pas la qualité, mais l’essence que cherche c à connaître l’âme. Or, c’est ce qu’elle ne cherche pas que chacun des quatre modes lui présente dans les raisonnements ou dans les faits, l’expression et la manifestation qu’ils nous donnent étant toujours facilement réfutées par les sens, ce qui, pour ainsi dire, met tout homme dans une impasse et le remplit d’incertitude. Aussi, là où nous manquons d’entraînement dans la recherche du vrai, à cause de notre mauvaise éducation, et où la première image venue nous suffit, nous pouvons interroger et répondre sans prêter à rire les uns aux autres, d du moment que nous sommes en état d’avancer à tort et à travers ou de réfuter ces quatre modes d’expression. Mais là où il faut répondre par le cinquième élément et le produire, le premier venu de ceux qui savent réfuter a le dessus et fait que celui qui explique, soit qu’il parle, ou écrive, ou réponde, donne l’impression à la plupart de ses auditeurs de ne rien savoir de ce qu’il s’efforce d’écrire ou de dire : on ignore parfois, en effet, que ce qui est réfuté, c’est moins l’âme de l’écrivain ou de l’orateur que la nature de chacun des quatre degrés de connaissance, essentiellement défectueux. Mais à force de e les manier tous, montant et descendant de l’un à l’autre, on arrive péniblement à créer la science, quand l’objet et l’esprit sont tous deux de bonne qualité[54]. Si les dispositions naturelles, au contraire, ne sont pas bonnes, — et, pour la plupart, tel est bien l’état de l’âme vis-à-vis de la connaissance ou de ce qu’on appelle mœurs —, si tout cela a été gâté, 344 à de telles gens Lyncée[55] lui-même ne donnerait pas la vue. En un mot, qui n’a aucune affinité avec l’objet n’obtiendra la vision ni grâce à sa facilité d’esprit, ni grâce à sa mémoire, — car d’abord dans une nature étrangère elles ne trouveront point racine. — Aussi, qu’il s’agisse de ceux qui n’ont pas de penchant pour le juste et le beau et ne s’harmonisent pas avec ces vertus, — si bien doués qu’ils puissent être par ailleurs pour apprendre et retenir, — ou de ceux qui, possédant la parenté d’âme, sont rétifs à la science et dépourvus de mémoire, — pas un d’entre eux n’apprendra jamais sur la vertu et le vice toute la vérité qu’il est possible de connaître. b Il est nécessaire, en effet, d’apprendre les deux à la fois, le faux ainsi que le vrai de l’essence toute entière, au prix de beaucoup de travail et de temps, comme je le disais au début. Ce n’est que lorsqu’on a péniblement frotté les uns contre les autres, noms, définitions, perceptions de la vue et impressions des sens, quand on a discuté dans des discussions bienveillantes où l’envie ne dicte ni les questions ni les réponses, que, sur l’objet étudié, vient luire la lumière de la sagesse et de l’intelligence avec toute l’intensité que peuvent supporter les forces humaines. C’est pourquoi tout homme c sérieux se gardera bien de traiter par écrit des questions sérieuses et de livrer ainsi ses pensées à l’envie et à l’inintelligence de la foule. Il faut tirer de là cette simple conclusion : quand nous voyons une composition écrite soit par un législateur sur les lois, soit par tout autre sur n’importe quel sujet, disons-nous que l’auteur n’a point pris cela bien au sérieux s’il est sérieux lui-même, et que sa pensée reste enfermée dans la partie la plus précieuse de l’écrivain. Que si réellement il avait confié à des caractères ses réflexions, comme des choses d’une grande importance, « ce serait donc assurément que » d non pas les dieux, mais les mortels « lui ont fait perdre l’esprit »[56].

Qui a suivi cet exposé et cette digression, comprendra ce qui en ressort : que Denys lui-même, ou que quelque autre de plus grande ou de moindre envergure, ait rédigé un livre sur les éléments primordiaux de la nature, il n’y a, à mon avis, dans ce qu’il a écrit, rien qui témoigne de saines leçons ou de saines études. Sans cela, il aurait eu, pour ces vérités, le même respect que moi et n’aurait pas osé les livrer à une publicité inopportune. Ce n’est pas pour se les rappeler qu’il les aurait écrites — on ne risque pas de les oublier quand e on les a une fois reçues dans l’âme, car il n’y a rien de plus court[57]. Ce serait plutôt par ambition, et alors bien méprisable, qu’il aurait exposé cette doctrine comme sienne ou qu’il se serait donné des airs de participer à une éducation dont il n’était pas digne, désireux de la gloire 345 que procure cette participation. Si un seul entretien avait suffi à Denys pour s’approprier tout cela, on pourrait s’expliquer la chose, mais comment est-ce arrivé ? Zeus le sait, comme dit le Thébain[58]. J’ai conféré avec lui de la manière que j’ai racontée, une seule fois, et jamais plus dans la suite. Qui veut connaître la façon dont les faits se sont vraiment passés doit se rendre compte maintenant du motif pour lequel nous n’avons eu ni seconde conversation, ni troisième, ni aucune autre : Denys, après m’avoir écouté une seule fois, croyait-il en savoir assez, et, en réalité, b en savait-il assez, renseigné qu’il était par ses propres découvertes ou par les leçons d’autres maîtres ? Ou pensait-il que mon enseignement était sans valeur, ou bien, troisième hypothèse, jugeait-il que ces leçons n’étaient pas pour lui, mais le dépassaient, et positivement se sentait-il incapable de mener une vie de sagesse et de vertu ? S’il juge ma doctrine insignifiante, il se met en opposition avec de nombreux témoins qui affirment le contraire et qui, en ces matières, pourraient être des juges beaucoup plus compétents que lui[59]. Avait-il inventé ou acquis ces connaissances ? Il pensait donc qu’elles ont du prix pour l’éducation d’une âme libre. Pourquoi alors, c à moins d’être un homme bien étrange, aurait-il si aisément dédaigné son guide et son maître ? Comment, en fait, il m’a dédaigné, je vais vous le narrer.


Conclusion du voyage.
Dernier échec.

Peu après ces événements, lui qui jusqu’alors avait laissé à Dion la disposition de ses biens et l’usage de ses revenus, s’avisa d’interdire à ses curateurs de les envoyer dans le Péloponèse, comme s’il avait complètement oublié sa lettre : ces biens, prétendait-il, ne reviennent pas à Dion, mais au fils de Dion, qui est son neveu à lui et dont, d par conséquent, il est légalement tuteur[60]. Voilà donc tout ce qui s’était passé jusqu’à cette époque. Dans ces conditions, je voyais exactement à quoi tendait la philosophie du tyran, et il y avait bien sujet de m’indigner, même malgré moi. On était alors en été et les vaisseaux prenaient la mer. Ce n’est pas seulement contre Denys, mais tout aussi bien contre moi-même, pensais-je, que j’avais lieu de me fâcher et contre ceux qui m’avaient fait violence pour m’obliger à franchir une troisième fois le détroit de Scylla

ePour affronter encor la funeste Charybde[61].

Je me décidai à dire à Denys qu’il m’était impossible de prolonger mon séjour quand on faisait à Dion de telles vexations. Mais lui s’efforçait de me calmer et me priait de rester, ne jugeant pas bon pour sa personne que je puisse si vite partir avec de tels faits à divulguer. Comme il ne pouvait me persuader, il me déclara vouloir lui-même 346 préparer mon voyage. Car moi, je songeais à monter sur le premier navire en partance, profondément irrité, et bien décidé à tout braver si on me créait des obstacles, puisque, manifestement, je n’étais nullement l’offenseur, mais tout au contraire, l’offensé. Et lui, voyant que je n’acceptais absolument pas l’idée de demeurer, imagina le moyen suivant pour me retenir durant cette période de navigation. Le lendemain de cet entretien, il vint et me tint cet habile langage : « Entre nous deux, qu’il n’y ait plus, dit-il, cet obstacle de Dion et de ses intérêts, et débarrassons-nous d’une cause incessante de discorde. b Voici donc ce que, en faveur de toi, je ferai pour Dion. Je lui demande, après avoir recouvré sa fortune, d’habiter dans le Péloponèse, et nullement comme un banni, mais avec la faculté de rentrer lorsque lui, moi, et vous ses amis, nous en serons tombés d’accord[62]. Mais cela, évidemment, à condition qu’il ne conspire pas contre moi. Vous m’en répondrez, toi et les tiens[63] ainsi que les parents de Dion qui se trouvent ici ; qu’il vous donne donc à vous des gages. Les biens c qu’il voudra prendre seront déposés dans le Péloponèse et à Athènes chez qui vous le jugerez bon. Dion en touchera les intérêts, mais il ne pourra, sans votre assentiment, disposer du capital. Quant à moi, je n’ai pas assez de confiance en lui pour croire qu’il serait loyal à mon égard dans l’usage qu’il ferait de ses richesses, car elles sont considérables. Je me fie davantage à toi et aux tiens. Vois donc si cela te plaît et, dans ce cas, reste encore ici cette année ; tu partiras à l’été en emportant cette fortune. Dion, d j’en suis sûr, te sera très reconnaissant si tu réalises cela pour lui. » J’écoutai avec peine ce discours. Je répondis pourtant que je voulais réfléchir et que le lendemain j’apporterais mon avis là-dessus. C’est ce qui fut alors convenu. Mais ensuite, quand, rentré en moi-même, je délibérais, je me trouvais dans une grande perplexité. Voici tout d’abord la pensée qui prédomina : « Voyons, si Denys n’a pas la moindre intention de tenir e sa promesse, moi partant, n’écrira-t-il pas à Dion avec quelque vraisemblance ce qu’il vient de me dire, lui, et, sur son ordre, bien d’autres de ses partisans : il était consentant, lui, et moi, loin de vouloir entrer dans ses vues, je n’ai eu aucun souci des affaires de Dion. De plus, s’il lui répugne de me voir partir et si, sans donner d’ordre à quelque fréteur que ce soit, il laisse facilement entendre à tous 347 que je ne m’en vais pas de son plein gré, qui donc voudra m’embarquer[64], une fois que je me serai évadé du palais de Denys ? J’habitais, en effet, pour comble de malheur, dans le jardin attenant au palais, et jamais le portier ne m’aurait laissé sortir sans un ordre exprès de Denys. Si, au contraire, je reste cette année, je puis faire savoir à Dion dans quelle situation je me trouve et ce que je cherche à faire, et si Denys tient quelque peu ce qu’il promet, ma manière d’agir n’aura pas été b si ridicule, car la fortune de Dion, justement évaluée, ne s’élève pas à moins de cent talents. — Mais si les choses se passent comme on peut le prévoir actuellement avec vraisemblance, je ne saurai assurément quel parti prendre. Toutefois, il est peut-être nécessaire de patienter encore un an et de tenter l’expérience des faits pour démasquer les ruses de Denys. » — M’étant décidé, le lendemain je donnai ma réponse à Denys : « J’ai résolu de rester, mais je te prie pourtant, ajoutai-je, de ne pas me regarder comme le fondé de pouvoir de Dion. c Écrivons-lui tous deux nos décisions présentes, demandons-lui s’il les trouve suffisantes, et, dans le cas contraire, s’il désire et demande quelques changements, qu’il le fasse savoir le plus vite possible, et toi, en attendant, tu ne modifieras rien à sa situation. » Cela fut dit et arrêté entre nous à peu près en ces termes. — Là-dessus, les vaisseaux mirent à la voile et il ne m’était plus possible de m’embarquer, quand Denys songea à m’avertir que la moitié seulement des biens d devait appartenir à Dion et l’autre moitié à son fils. Aussi, ajouta-t-il, il réaliserait cette fortune, m’en donnerait la moitié que j’emporterais, et réserverait l’autre moitié à l’enfant : c’était là le parti le plus juste. Ces paroles me consternèrent, mais je jugeais ridicule d’ajouter un mot. Je fis pourtant remarquer qu’il fallait attendre la lettre de Dion et lui faire connaître ce revirement. Mais Denys se mit tout aussitôt à vendre audacieusement la fortune entière du proscrit e où et comme il lui plaisait et à qui bon lui semblait. À moi, il ne souffla plus mot de l’affaire et, de mon côté, je ne l’entretins plus des intérêts de Dion, car je voyais que c’était inutile[65].

Jusque-là donc, je suis venu en aide de cette manière à la philosophie et à mes amis. Désormais, à Denys et à moi, notre existence fut telle : moi, 348 je regardais au dehors, comme un oiseau qui désire s’envoler de sa cage[66], et lui manigançait le moyen de m’apaiser[67] sans rien me rendre des biens de Dion. Et pourtant, nous nous prétendions amis devant toute la Sicile. — Sur ces entrefaites, Denys voulut diminuer la solde des mercenaires vétérans, contrairement aux traditions de son père. Mais les soldats furieux firent une réunion et décidèrent de s’y opposer. Le tyran essaya de la force en faisant fermer les portes de b l’acropole ; eux se portèrent aussitôt contre les murailles en chantant le péan guerrier des barbares. Alors Denys, très effrayé, céda complètement et accorda même aux peltastes qui alors s’étaient assemblés, plus qu’ils ne réclamaient. Le bruit courut bientôt que l’auteur de tous ces troubles avait été Héraclide. Apprenant cette rumeur, Héraclide prit la fuite et se tint caché. Denys voulait l’arrêter, mais il ne savait comment s’y prendre. Il manda donc Théodote dans c son jardin. Je m’y trouvais aussi alors par hasard et me promenais. J’ignore ce qu’ils dirent d’abord, car je ne l’ai pas entendu, mais je sais et me rappelle parfaitement les propos que tint Théodote à Denys en ma présence : « Platon, dit-il, j’essaie de persuader Denys, si j’arrive à ramener ici Héraclide pour répondre aux accusations portées contre lui, et s’il ne jugeait pas à propos de lui permettre de demeurer en Sicile, de le laisser s’embarquer pour le Péloponèse d avec son fils et sa femme et y vivre sans rien tenter contre Denys, avec la pleine jouissance de ses biens. J’ai déjà envoyé vers lui et vais encore le faire : peut-être ainsi cédera-t-il à un de mes deux appels. Mais je supplie Denys et lui demande en grâce, au cas où l’on découvrirait Héraclide dans la campagne ou ici, de ne pas lui infliger d’autre désagrément que l’exil du pays e jusqu’à nouvelle décision de Denys. Y consens-tu ? » ajouta-t-il en s’adressant à Denys. — « J’y consens, répondit celui-ci, et même si on le trouve aux alentours de ta maison, il ne lui arrivera d’autre mal que ce qui vient d’être déclaré. » Or, le lendemain soir[68], Eurybios et Théodote accoururent en hâte vers moi tout troublés : « Platon, me dit Théodote, tu as été témoin hier des promesses faites par Denys à toi et à moi au sujet d’Héraclide ? » — « Sans doute », répondis-je. — « Eh bien ! maintenant, continua-t-il, les peltastes courent de tous côtés pour le rechercher et il y a chance qu’il soit dans les environs. Il faut absolument 349 que tu nous accompagnes chez Denys. » — Nous voilà donc partis et introduits chez le tyran. Les deux autres, les yeux remplis de larmes, gardaient le silence. Et moi, je pris la parole : « Mes compagnons ont peur que tu ne veuilles prendre contre Héraclide des mesures contraires à nos conventions d’hier. On a remarqué, en effet, me semble-t-il, qu’il se cache par ici. » — Dès qu’il m’eut entendu, Denys s’emporta ; son visage passa par toutes les couleurs, comme il arrive à un homme en colère. Théodote tombant à ses pieds, lui saisit la main en b pleurant et en le suppliant de ne rien faire de semblable. Je repris pour l’encourager : « Rassure-toi, Théodote, Denys n’osera pas aller contre ses promesses d’hier. » Alors, lui me regardant avec des yeux de vrai tyran : « Toi, dit-il, je ne t’ai absolument rien promis. » — « Si certes, par les dieux, répliquai-je, et précisément la grâce que cet homme te demande. » Sur ces paroles, je lui tournai le dos et m’en allai. Là-dessus, Denys se mit à faire donner la chasse à Héraclide, c mais Théodote envoya à ce dernier des émissaires pour le presser de s’enfuir. Le tyran lança à sa poursuite Tisias à la tête d’une troupe de peltastes, mais Héraclide, dit-on, le prévint de quelques heures et put se sauver sur le territoire de Carthage[69].

Après cet événement, l’ancien projet de ne pas rendre les biens de Dion parut à Denys rencontrer un motif plausible dans ses relations inamicales avec moi, et, d’abord, il me renvoya de l’acropole sous d prétexte que les femmes devaient offrir un sacrifice de dix jours dans le jardin où j’habitais. Il m’ordonna de passer ce temps-là au dehors chez Archédèmos. Je m’y trouvais, quand Théodote me manda chez lui, m’exprima sa vive indignation pour tout ce qui s’était passé et se répandit en plaintes contre Denys. Ce dernier apprit que j’étais allé chez Théodote. Ce lui fut un autre excellent prétexte de désaccord avec moi, tout semblable au premier. e Il me fit demander si vraiment je m’étais rendu chez Théodote sur l’invitation de celui-ci. — « Assurément », répondis-je. — « Dès lors, reprit l’envoyé, il m’ordonne de te dire que tu agis très mal en faisant plus de cas de Dion et de ses amis que de lui-même. » Après cette communication, jamais plus il ne me rappela dans son palais, comme s’il était d’ores et déjà évident que j’étais lié d’amitié avec Théodote et Héraclide et que j’étais son ennemi. De plus, il supposait que je ne pouvais être animé d’aucun sentiment de bienveillance envers un homme qui avait complètement dilapidé les biens de Dion. J’habitais donc désormais hors de l’acropole, 350 parmi les mercenaires. Je reçus alors plusieurs visites, entre autres celle de quelques serviteurs Athéniens, mes compatriotes. Ils m’apprirent que des calomnies couraient sur mon compte parmi les peltastes et que certains avaient proféré contre moi des menaces de mort, s’ils parvenaient à me saisir[70]. J’imaginai donc pour me sauver le moyen suivant : je fais avertir Archytas et mes autres amis de Tarente de la situation où je me trouve. Ceux-ci, sous le couvert d’une ambassade partant de leur cité, envoient b un navire à trente rames avec l’un d’entre eux, Lamisque, qui, dès, son arrivée, va intercéder pour moi auprès de Denys, lui dit que je désire partir et de ne pas s’y opposer. Denys donna son consentement et me congédia en me payant les frais de route. Quant aux biens de Dion, je n’en réclamais quoi que ce fût et on ne m’en donna rien.


Platon à Olympie. La guerre civile.

Arrivé dans le Péloponèse, à Olympie, je rencontrai Dion qui assistait aux jeux et je lui racontai tout ce qui s’était passé. Lui, prenant Zeus à témoin, nous exhorta aussitôt, moi, mes parents et mes amis, c à préparer notre vengeance contre Denys, nous pour sa fourberie envers des hôtes (c’est ainsi qu’il nommait et jugeait sa conduite), lui, pour l’injuste bannissement et l’exil. À ces paroles, je lui permis de faire appel à nos amis, s’ils y consentaient. « Pour moi, ajoutais-je, c’est quasi forcé par toi et par les autres que j’ai partagé la table, la demeure et les sacrifices de Denys. Le tyran croyait, peut-être, sur l’affirmation de nombreux calomniateurs, que je conspirais avec toi contre lui et contre la tyrannie, — et pourtant il ne m’a pas d fait mettre à mort et a reculé devant ce crime. De plus, je ne suis plus d’âge à m’associer à qui que ce soit pour une entreprise guerrière. Au contraire, je suis des vôtres, si jamais, éprouvant le besoin de vous unir d’amitié, vous voulez faire quelque chose de bon. Mais tant que c’est pour vous faire du mal, cherchez ailleurs. » — Voilà comment je m’exprimais, après avoir maudit ma course aventureuse[71] et mon insuccès en Sicile. Mais ils ne m’écoutèrent pas et ne se laissèrent pas persuader par mes tentatives de conciliation. Aussi sont-ils responsables de tous les malheurs qui leur sont maintenant survenus. Si Denys avait rendu les e biens de Dion ou s’était pleinement réconcilié avec lui, rien de tout cela ne serait arrivé, autant du moins qu’on en peut humainement conjecturer — car pour Dion, j’aurais eu assez de vouloir et de pouvoir pour le retenir facilement. Mais à présent, en marchant l’un contre l’autre, ils ont déchaîné partout des désastres. 351 Dion, pourtant, sans aucun doute, n’aurait eu d’autre désir que celui même dont je dois être animé, pourrais-je dire, moi et tout homme modéré, et relativement à son pouvoir, à ses amis, à sa propre cité, il n’aurait songé, puissant et honoré, qu’à répandre ses plus grands bienfaits au milieu des grandeurs. Or, tel n’est pas le cas de celui qui s’enrichit, lui, ses amis et sa cité, en forgeant des complots et réunissant des conjurés, lui, pauvre et incapable de se maîtriser, lâche victime de ses passions ; et qui mettant ensuite à mort b ceux qui possèdent, appelés par lui du nom d’ennemis, dilapide leur fortune et encourage ses auxiliaires et ses complices, pour qu’aucun d’eux ne vienne lui reprocher sa pauvreté. Tel n’est pas non plus le cas de celui qu’une cité honore comme son bienfaiteur, pour avoir, par décrets, distribué à la masse les biens de quelques-uns, ni de celui qui, à la tête d’une ville importante, présidant elle-même à un certain nombre de villes moins considérables, attribue à la sienne les biens des cités plus petites, au mépris de toute justice. c Car ce n’est certes pas Dion ni tout autre qui accepterait, de propos délibéré, un pouvoir éternellement funeste à lui-même et à sa race, mais il rechercherait plutôt une constitution et une législation vraiment juste et bonne qui s’impose sans le moindre meurtre, sans le moindre exil. Dion, suivant cette ligne de conduite, a préféré subir des injustices que d’en commettre, prenant toutefois ses précautions pour éviter d’en être victime[72]. Il a pourtant succombé au moment d’atteindre son but, la victoire sur ses ennemis. Son sort n’a rien de surprenant. d Un homme juste, avisé et réfléchi, ne peut jamais se méprendre complètement sur le caractère des hommes injustes, mais il n’y a rien d’étonnant qu’il subisse le destin de l’habile pilote qui n’ignore pas absolument la menace d’une tempête, mais ne peut prévoir sa violence extraordinaire et inattendue et doit être forcément submergé. Voilà bien aussi ce qui a un peu trompé Dion. La malice de ceux qui l’ont perdu ne lui échappait certes pas, mais la profondeur e de leur sottise, de toute leur méchanceté et de leur convoitise, c’est ce qu’il ne pouvait soupçonner. Cette erreur l’a conduit au tombeau, et sur la Sicile un deuil immense s’est répandu.


Conclusion.

Mes conseils, après ce que je viens de vous raconter, 352 je vous les ai en somme à peu près donnés, et cela suffit. Si j’ai repris le récit de mon second voyage en Sicile, c’est qu’il m’a semblé nécessaire de vous le narrer à cause de l’étrangeté et de l’invraisemblance des événements. Si donc mes explications paraissent raisonnables et si l’on juge satisfaisants les motifs qui rendent raison des faits, l’exposition que je viens de terminer aura atteint la bonne et juste mesure.


  1. Platon raconte plus loin son voyage à Syracuse sous Denys l’Ancien. Dion avait alors un peu plus de vingt ans.
  2. Il s’agit d’Hipparinos fils de Denys l’Ancien et neveu de Dion. Sur ce point controversé, voir la notice particulière.
  3. Critias, un des oligarques les plus détestés, se trouvait parmi les trente tyrans et en était même un des principaux. Il était le cousin de la mère de Platon. Charmide, oncle maternel du philosophe, avait été préposé à cette époque à la préfecture du Pirée. On sait le régime de terreur que les Trente firent subir à Athènes, régime qui amena la réaction démocratique. — Sur l’exactitude des renseignements donnés ici par Platon, cf. la notice particulière.
  4. Délégué avec quatre autres citoyens pour arrêter Léon de Salamine, adversaire du régime oligarchique, Socrate refusa cette mission qu’il considérait comme illégale. Le récit de cet événement se trouve dans l’Apologie, 32 c.
  5. Le joug des Trente devint si intolérable que, grâce à la complicité du peuple, les exilés du parti démocratique purent se reformer sous la direction de Thrasybule et de Thrasylle et rentrer à Athènes. Les oligarques furent renversés et on rétablit la démocratie. Pour mettre fin aux guerres civiles, une amnistie fut votée. Mais Platon ne trouvait plus dans le nouveau régime des guides qui auraient pu, comme naguère Critias ou Charmide, l’initier à la vie politique. Il aurait dû s’affilier à un parti et aucun ne lui convenait (325 d). Du reste la condamnation de Socrate le détourna définitivement des affaires publiques dans son pays.
  6. Cf. République V, 473 d : Ἐὰν μὴ, ἦν δ’ ἐγώ, ἢ οἱ φιλόσοφοι βασιλεύσωσιν ἐν ταῖς πόλεσιν, ἢ οἱ βασιλῆς τε νῦν λεγόμενοι καὶ δυνάσται φιλοσοφήσωσι γνησίως τε καὶ ἱκανῶς, καὶ τοῦτο εἰς ταὐτὸν συμπέσῃ, δύναμίς τε πολιτικὴ καὶ φιλοσοφία, τῶν δὲ νῦν πορευομένων χωρὶς ἐφ’ ἑκάτερον αἱ πολλαὶ φύσεις ἐξ ἀνάγκης ἀποκλεισθῶσιν, οὐκ ἔστι κακῶν παῦλα, ὦ φίλε Γλαύκων…
  7. Le luxe des festins italiens et syracusains était célèbre dans l’antiquité. Athénée (VII, 527) a longuement décrit les plaisirs raffinés des Sybarites. Platon, dans la République (III, 404 d), fait encore allusion aux tables siciliennes et il cite dans le Gorgias (518 b) le nom de Mithæcos comme d’un homme qui s’est spécialisé dans la littérature des menus syracusains.
  8. Telles sont les trois formes défectueuses de gouvernement qui s’opposent aux trois formes légitimes : la royauté, l’aristocratie et une sorte de république constitutionnelle. Voir Politique, 291 d-293 ; 302 b-303 c. — Aristote adopte cette distinction entre formes défectueuses et formes légitimes de gouvernements. Il la développe surtout au IVe Livre de la Politique.
  9. Cf. Plutarque, Dion, c. 4 : « …ce qui ne se feit point par humaine providence, comme je croy, ains fut quelque Dieu, qui voulait de loing projetter les fondements de liberté à ceulx de Syracuse et dresser l’éversion de la tyrannie » (Amyot).
  10. La première fois, ce fut quand Platon donna des conseils de modération à Dion et à ses partisans réunis à Olympie. Cf. 350 d.
  11. Denys l’Ancien mourut en 367.
  12. Plusieurs philosophes ou sophistes se trouvaient à cette époque à la cour de Denys : Polyxène, Eschine le Socratique, Aristippe de Cyrène furent les hôtes du tyran. Ce dernier, qui se piquait de bel esprit, attirait facilement par ses prodigalités une nuée de flatteurs. On comprend que Dion se soit méfié des intentions peu désintéressées de ces pseudo-philosophes.
  13. Il ne s’agit pas ici d’Hipparinos, qui était alors trop jeune pour pouvoir exercer une influence sur son demi-frère. Mais, d’après le scoliaste de la Lettre IV, les deux frères de Denys l’Ancien auraient épousé les sœurs de Dion. Il existait donc probablement à la cour de Syracuse plusieurs neveux de Dion du même âge ou à peu près que Denys le Jeune.
  14. Cf. Plutarque, Dion, c. 11.
  15. Platon redoute deux choses, s’il refuse de partir : 1o  de trahir l’amitié de Dion ; 2o  de trahir également la cause de la philosophie. Au πρῶτον μὲν de 328 c, répond évidemment le φιλοσοφία δέ de 328 e.
  16. Mégare n’était pas très éloignée d’Athènes. C’est là que se réfugièrent les disciples de Socrate et probablement Platon lui-même après la condamnation et la mort de leur maître.
  17. Zeus protecteur des étrangers, sous les auspices duquel Platon s’était rendu une première fois en Sicile.
  18. καὶ τῆς φιλοσόφου… μοίρας. Voir des expressions analogues dans Protagoras, 322 a, Critias, 121 a.
  19. C’est dans la citadelle que logeait Denys et c’est là qu’il maintint Platon durant ses deux séjours en Sicile, jusqu’au moment de la rupture définitive. Sous prétexte d’honneur, il gardait en réalité le philosophe sous une étroite surveillance. À l’abri des puissantes murailles qui entouraient l’acropole, Denys put longtemps tenir en échec Dion, lorsque celui-ci s’empara de Syracuse. — Plutarque, Dion, c. 16.
  20. Philistos et les adversaires des réformes, voyant l’autorité grandissante de Platon, redoutèrent des changements dont ils seraient les premières victimes. Ils finirent par persuader Denys que Dion intriguait. Il se servait, prétendaient-ils, de l’éloquence de Platon pour le dégoûter, lui Denys, du pouvoir, et il voulait l’amener à abdiquer en faveur de ses propres neveux, les fils de sa sœur Aristomachè. Voir 333 c et Plutarque, Dion, c. 15.
  21. Platon abrège le récit de son deuxième voyage en Sicile. En fait, il dut partir à cause de la guerre qui venait d’éclater entre la Sicile et la Lucanie. Voir Lettre III, 317 a. Plutarque, Dion, c. 16.
  22. Le but avoué de la lettre est de répondre aux désirs des amis de Dion en apportant des conseils. Mais en réalité, cet écrit est apologétique plutôt que parénétique. Voir la notice particulière.
  23. Cette comparaison du conseiller politique et du médecin est familière à Platon. Cf. République IV, 425 e et suiv. ; Lois IX, 720 a et suiv. Mais il est facile de se rendre compte en lisant ces passages que la lettre VII n’est nullement un plagiat de la République ou des Lois. Le même thème est traité différemment aux trois endroits.
  24. Cf. Criton, 51 c : βιάζεσθαι δ’ οὐχ ὅσιον οὔτε μητέρα οὔτε πατέρα, πολὺ δὲ τούτων ἔτι ἧττον τὴν πατρίδα. — Ce thème du respect que les enfants doivent aux parents est encore développé dans le même sens au livre IV des Lois, 717 b et suiv.
  25. Cf. Lettre V, 322 b.
  26. Denys avait trois frères : Leptine, Théaride et Thesta. Les deux premiers surtout sont connus. Ils furent désignés par Denys comme chefs de la flotte. Leptine fut en défaveur durant quelque temps et partagea l’exil de Philistos, mais il recouvra bientôt l’amitié de son frère. — Voir sur ce sujet Diodore, XIV, 102 ; XV, 7.
  27. C’est à l’aide des six chefs des grandes familles seigneuriales de la Perse que Darius mit à mort le faux Smerdis, le mage Gaumata qui avait usurpé frauduleusement le pouvoir. Darius fut proclamé souverain. D’après Hérodote (III, 89), il divisa ses États, non en sept, comme le prétend Platon, mais en vingt satrapies. Toutefois ce nombre ne paraît pas déterminé de façon très ferme. D’après une inscription de Persépolis, il aurait été de vingt-quatre dès le début ; de vingt-huit, d’après celle de Nakhsh-i-Roustem. En tout cas, les satrapies importantes furent confiées exclusivement aux descendants des six familles qui avaient contribué au renversement de Gaumatâ. Et c’est peut-être ce seul fait qui a retenu l’attention de Platon soit dans les Lois, soit dans la Lettre VII. — Cf. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, 6e édit., Paris, Hachette, 1904, pp. 696 et suiv.
  28. Gélon, maître de cavalerie du tyran de Géla, Hippocrate, prit la tyrannie après la mort de ce dernier vers 490. Il conquit Syracuse et choisit cette ville pour résidence. D’après Hérodote (VII, 156), il rendit sa capitale prospère. En 480, les Carthaginois, sous la conduite d’Hamilcar, marchèrent contre la Sicile et assiégèrent Himera. Gélon les battit dans une victoire fameuse que le poète Simonide de Céos chanta à l’égal des journées de Salamine et de Platées. Le gouvernement de Carthage, effrayé, demanda la paix. Gélon ne toucha pas aux colonies phéniciennes de Sicile, mais exigea des vaincus une indemnité de guerre de 2 000 talents et la construction de deux temples où fut déposé le texte du traité.
  29. Les termes μυεῖν, ἐποπτεύειν désignent l’initiation aux mystères des petites et des grandes Éleusinies qui avaient lieu chaque année à Athènes au printemps et à l’automne. Après les petits mystères, l’initié est μύστης ; il est voyant (ἐπόπτης) après les grands mystères.
  30. Cf. 334 d.
  31. Voir plus bas 340 a. Cette formule fait allusion aux coutumes des banquets, où l’on offrait la troisième et dernière coupe au dieu sauveur. Platon la répète plusieurs fois dans les Dialogues. Ainsi : Charmide, 167 b (cf. la scholie à ce passage) ; République IX, 583 b ; Philèbe, 66 d. Voir Eschyle, Euménides, 759. Suppliantes, 27. — Pindare, Isthmiques, 6, 11.
  32. C’est le thème de Gorgias et de la République. La justice étant la vertu principale, c’est un plus grand mal de commettre l’injustice que de la subir, et quand on a le malheur de la commettre, il faut souhaiter le châtiment pour ramener l’âme à son état de pureté primitive. — À la fin de Gorgias, Platon appuie sa thèse par une de ces « vieilles et saintes traditions » qui affirment l’existence des jugements et des sanctions après la mort. « C’est un beau discours, écrit le philosophe. On croit que c’est un mythe, mais je le donne comme une vérité » (522 e, 523 a).
  33. Cf. Gorgias, 493 e ; Phédon, 81 b.
  34. Hiéron (478-466), succéda à son frère Gélon comme tyran de Syracuse. Cette ville acquit sous son règne un grand prestige. Hiéron vint au secours de Cumes attaquée par les Carthaginois et les Étrusques en 473 et dispersa la flotte ennemie dans une grande bataille navale que chanta Pindare (1re  Pythique, 136-155). Il s’empara de Naxos et de Catane, transporta les habitants à Leontinoi et les remplaça par 5 000 Syracusains et 5 000 colons appelés du Péloponnèse.
  35. L’ignorance est toujours considérée par Platon comme la source principale des maux et des fautes, — surtout l’ignorance qui s’ignore elle-même et prend aspect de science. C’est elle principalement qui est sottise et cause les plus fâcheuses calamités. — Voir Lois III 688 c-689 c ; IX, 863 c et suiv.
  36. Platon, peut-être moins particulariste que les Siciliens, rêverait d’une hellénisation plus large de la Sicile. — « Ne redoutez même pas Athènes », ajoute-t-il, malgré le crime de l’athénien Callippe. Il fallait rassurer les Siciliens qui craignaient toujours de voir Athènes s’immiscer dans leurs affaires intérieures et voulaient rester maîtres chez eux.
  37. Platon reprend ici une idée qui lui est familière et qu’il développe tout particulièrement au livre IV des Lois, 715. Ne songeait-il pas aux malheurs de Syracuse quand il décrivait dans le dialogue la situation troublée des États livrés aux luttes de partis ? Les vainqueurs arrivés au pouvoir s’efforcent d’écraser les vaincus pour éviter un retour de ces derniers et un régime de représailles. « Or, nous affirmons, ajoute Platon, que ce ne sont pas là des gouvernements et qu’elles ne sont pas de vraies lois celles qui ne sont pas établies pour le bien commun de toute la cité » (715 b).
  38. Platon s’en tient ici à des indications assez générales. L’heure ne se prête pas encore à la mise à exécution de ses projets politiques. Le plan ici ébauché trouve ses compléments dans la Lettre VIII, 356 c.
  39. Ἀδελφός pris adjectivement et au sens figuré, se rencontre fréquemment chez Platon. — Voir Lettre VII, 349 d ; Républ. VII, 530 d ; III, 401 a ; Timée, 67 e ; Lois III, 687 e ; VII, 811 e
  40. Les amis de Dion, sous la direction d’Hipparinos, s’organisent de nouveau afin de chasser du pouvoir l’usurpateur Callippe.
  41. Après la longue parenthèse concernant les conseils, le récit des événements reprend son cours et la partie qui commence à cet endroit doit se souder à 330 c.
  42. Cf. Lettre III, 317 a. L’expression ἐν Σικελίᾳ ne signifie pas nécessairement que la Sicile était le théâtre de la guerre et ne contredit pas l’opinion qui voit ici une allusion aux entreprises de Denys contre les Lucaniens.
  43. Archytas, le tyran de Tarente, célèbre pythagoricien, était l’ami de Platon. Ce dernier avait fait sa connaissance lors de son premier voyage en Italie en 388. Les Lettres IX et XII lui sont adressées, et il est encore plusieurs fois question de lui ailleurs. — Voir Lettre VII, 350 a ; XIII, 360 c.
  44. Apelt fait dépendre τῶν περὶ τὰ τοιαῦτα de οἳ et rapproche la formule des expressions similaires : οἱ περὶ μουσικήν ou οἱ περὶ τὴν τοῦ σώματος τροφήν (Protagoras, 313 c). Mais la séparation de οἳ et de τῶν περὶ… rend ici la construction peu naturelle. Il est bien plus simple de faire dépendre τῶν περὶ… de διαλέγεσθαι et de considérer τῶν comme un génitif partitif, ce qui est parfaitement correct.
  45. Cf. 330 b.
  46. La troisième convocation s’explique par le refus mentionné plus haut : καὶ καλοῦντος τὸ δεύτερον ἀπηρνήθην 338 e. Elle ne suppose pas un troisième voyage de Platon sous le règne de Denys le Jeune. L’expression signifie simplement que Denys dut insister deux fois auprès de Platon pour le décider à accomplir ce deuxième voyage.
  47. Cf. Lettre III, 317. — Plutarque (Dion, c. 18) résume également ces pourparlers entre Denys et Platon. Il utilise les renseignements fournis par la Lettre VII, mais ajoute quelques détails provenant sans doute de sources différentes. Les précisions portent surtout sur les motifs qui poussaient Denys à rappeler Platon, et sur les intermédiaires dont se servait le tyran afin de faire pression sur le philosophe. D’après l’historien, Denys s’était formé une petite cour de philosophes avec lesquels il discutait. Mais prenant bientôt conscience de sa maladresse, il crut que les conseils et les leçons de Platon le rendraient plus apte à la dialectique. Telles furent les raisons de ses démarches pour attirer le philosophe. Il employa tous les moyens, promesses et même menaces voilées ; il mit à contribution non seulement des disciples ou amis de Platon, mais encore des femmes, comme l’épouse et la sœur de Dion.
  48. Cf. 334 d. — Le seul succès que peut mentionner Platon, c’est d’être rentré sain et sauf de cette malheureuse expédition. Nous avons essayé de traduire ce rapprochement voulu des deux mots σωτῆρι et ἐσώθην. — La concision de la phrase grecque rend le sens peu clair. « À Zeus Sauveur, écrit Platon, je dois bien la troisième coupe, car du moins le salut s’est vraiment réalisé une fois encore pour moi, si je n’ai pas obtenu d’autre résultat. »
  49. Tout ce passage rappelle les développements du livre VII de la République. Là aussi, après avoir défini la philosophie comme une conversion de l’âme vers des régions de lumière : …ψυχῆς περιαγωγὴ ἐκ νυκτερινῆς τινος ἡμέρας εἰς ἀληθινήν, τοῦ ὄντος οὖσαν ἐπάνοδον… (521 c), Platon prône, pour aboutir au terme désiré, une route difficile et pénible (…ἀλλὰ πάμπολυ ἔργον λέγεις… objecte Glaucon, 531 d), une méthode qui consiste à former le disciple aux sérieuses disciplines scientifiques : arithmétique, géométrie, astronomie, harmonie. Cette voie dégagée de tout empirisme habituera l’esprit à s’élever jusqu’aux principes rigoureusement nécessaires.
  50. Cette phrase elliptique, assez obscure, prête à diverses interprétations. D’après Howald, οἵτινες δέ ne serait pas une proposition interrogative subordonnée, mais une relative sans prédicat. Il faudrait compléter par ἔγραψαν. De plus, Howald corrige οὐδέ en οὔ γε et traduit dès lors : « d’autres, je le sais, ont écrit sur pareilles matières, mais, du moins, ceux qui l’ont fait ne se sont pas donnés eux-mêmes comme les auteurs. » Platon opposerait ici Denys le plagiaire à des interprètes maladroits, mais non malhonnêtes. — Cette interprétation forcée est-elle nécessaire ? N’est-il pas préférable de considérer le οἵτινες δὲ… comme une boutade et de voir ici une allusion à la qualité, à la valeur de ces auteurs, plutôt qu’à leur identité ? « Mais que sont ces gens-là ? Que valent-ils ? Ils ne le savent pas eux-mêmes, ils ne se connaissent pas. » Voir une interprétation analogue dans Wilamowitz, Platon II, p. 292, note 2, et dans Apelt, Platons Briefe, p. 135, note 68.
  51. Le terme ἐπιχείρησις se rapproche ici du sens technique qu’Aristote donnera bientôt à l’ἐπιχείρημα (Topiques, 111 b, 16 ; 139 b, 10). Du reste dans les derniers dialogues, le mot évolue de plus en plus vers cette signification. L’ἐπιχείρησις du Sophiste, 239 c, est bien une entreprise dialectique. — Voir de même Lois, I, 631 a ; IV, 722 d.
  52. Ce texte ne s’accorde point avec la critique d’Aristote, d’après laquelle Platon n’aurait pas été logique avec lui-même en refusant de reconnaître une Idée des choses artificielles. Mais, indépendamment de l’affirmation de la Lettre, l’objection d’Aristote soulève de nombreuses difficultés. M. Robin a très bien résumé l’état de la controverse dans sa Théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, Paris, Alcan, 1908, pp. 174 et suiv.
  53. Cf. Cratyle, 384 d e.
  54. C’est grâce à ce travail de comparaison entre ces modes humains qui seuls nous permettent d’exprimer quelque chose de la vérité, grâce à ce « frottement » entre elles des images, des notions, des définitions, que l’on parvient à l’intuition de l’esprit (344 b). « Car on n’obtient pas de la réalité une intuition, c’est-à-dire une sympathie intellectuelle avec ce qu’elle a de plus intérieur, si l’on n’a pas gagné sa confiance par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles » (Bergson, Introduction à la Métaphysique, Revue de Métaphysique et de Morale, 1903, p. 36).
  55. Un des Argonautes dont la vue perçante était légendaire. Par hyperbole, Platon en fait ici un dispensateur de la vision.
  56. Iliade VII, 360 ; XII, 234.
  57. Cf. Phèdre, 275 d, 278 a.
  58. Cf. Phédon, 62 a. Ἴττω Ζεύς, dit-on dans le dialecte béotien pour ἴστω.
  59. Cf. Lettre II, 314 b.
  60. Denys qui, jusqu’ici, n’avait pas songé aux biens de Dion, rêve à présent de les confisquer. C’est pourquoi, sans doute, il considère l’exilé comme mort civilement et par conséquent, à titre du plus proche parent, il se déclare, de par la loi, l’administrateur d’une fortune qui revient au fils de Dion. Sa tactique sera bientôt différente, car, pour apaiser Platon, il consentira à regarder l’exil de Dion comme un simple changement de séjour.
  61. Odyssée, XII, 428.
  62. Le récit de Plutarque (Dion, c. 15) ne concorde pas absolument avec celui de Platon. D’après l’historien, ce n’est pas à l’époque du troisième voyage que Denys aurait feint des sentiments moins malveillants envers Dion, mais à l’époque du second. De plus, l’attitude de Platon n’aurait pas été la cause de ce changement. Denys aurait tout d’abord fait déporter Dion en Italie (c. 14), mais par crainte des troubles que menaçait de susciter cette mesure, il aurait déclaré que cet éloignement n’était pas un bannissement (ὡς οὐ φυγῆς, ἀλλ’ ἀποδημίας τῷ Δίωνι γεγενημένης — Cf. Lettre VII, 346 b) et il aurait permis aux serviteurs de Dion d’apporter à leur maître dans le Péloponnèse tout ce qu’ils pourraient de ses biens.
  63. Denys oppose Platon et les siens aux parents de Dion, citoyens de Syracuse (σέ τε καὶ τοὺς σοὺς οἰκείους καὶ τοὺς ἐνθάδε Δίωνος… Voir aussi 341 c). Platon n’avait pas entrepris seul le voyage de Sicile. Speusippe, son neveu, l’accompagnait (Plutarque, Dion, c. 22) ainsi que Xénocrate (Diog. Laërce, IV|, 6). Il est probable que, parmi ses disciples, d’autres encore qui avaient connu Dion à l’Académie se trouvaient avec lui.
  64. Tandis que tous les manuscrits donnent la leçon ἄγειν ναύτην, la plupart des éditeurs comprenant difficilement le sens de ναύτην ont écrit ναύτης, faisant accorder ce mot avec τις. — Mais on peut lire cependant cette même expression dans Sophocle, Philoctète, 901 :

    Οὐ δή σε δυσχέρεια τοῦ νοσήματος
    ἔπεισεν ὥστε μή μ’ ἄγειν ναύτην ἔτι ;

    Est-ce réminiscence chez Platon ou simple coïncidence ? En tout cas, il n’y a aucune raison de rejeter la leçon des manuscrits. — Pour l’analogie de la situation entre les deux derniers voyages, cf. 329 e.

  65. Le résumé de tout ce récit et de la scène suivante se trouve dans la Lettre III (318 a b c d). Les termes sont souvent reproduits textuellement, mais certaines divergences de rédactions montrent que tous n’ont pas été compris dans leur vrai sens. — Voir à ce sujet la notice particulière.
  66. Cf. Phèdre, 249 d : προθυμούμενος ἀναπτέσθαι, ἀδυνατῶν δέ, ὄρνιθος δίκην βλέπων ἄνω, τῶν κάτω δὲ ἀμελῶν.
  67. Le verbe ἀνασοβεῖν a le sens d’effrayer (Lysis, 206 a), mais il signifie encore le résultat produit par la crainte qui est de réduire au silence, de calmer. C’est ainsi qu’on doit le comprendre dans ce passage, comme l’impose le contexte. Denys cherche le moyen d’apaiser Platon, tout en réalisant ses desseins, c’est-à-dire en confisquant les biens de Dion.
  68. Sur les différents personnages de cette scène, cf. Lettre III, 318 c, notes 1, 2, 3. — Karsten oppose les deux récits de la Lettre III (319 a et suiv.) et de la Lettre VII (348 c et suiv.) et conteste qu’après les événements rapportés dans celle-ci, la nouvelle entrevue avec Denys racontée par la Lettre III eût encore été possible. L’impossibilité n’est nullement évidente, ainsi que le remarque justement Ritter (Neue Unters., p. 408). Aussi n’est-ce pas sur cette soi-disant contradiction que nous nous appuyons pour mettre en doute l’authenticité de la Lettre III. C’est plutôt la mise en œuvre de la scène qui nous a paru suspecte et trahit trop manifestement, à notre avis, l’artifice littéraire pour mériter une entière confiance.
  69. Cet incident n’est rapporté ni par Diodore, ni par Plutarque. Diodore raconte même différemment l’exil d’Héraclide. Dion, devenu suspect à Denys, se serait soustrait aux menaces du tyran en se cachant d’abord chez des amis, puis en s’échappant dans le Péloponnèse. Héraclide l’aurait alors accompagné (XVI, 6). Plutarque (Dion, c. 32) signale aussi la présence d’Héraclide dans le Péloponnèse et mentionne simplement sa situation d’exilé (Ἦν δὲ τῶν φυγάδων Ἡρακλείδης). Il parle surtout de ses dissentiments avec Dion, qui commencèrent à cette époque et l’excitèrent à se séparer du chef de l’opposition pour constituer un parti distinct. On sait les difficultés qu’il créa dans la suite à Dion.
  70. Selon Plutarque (Dion, c. 19) les mercenaires reprochaient à Dion son influence sur Denys. Ils l’accusaient de pousser le tyran à renoncer à son pouvoir autocratique et, par conséquent, à les licencier, eux, qui étaient les soutiens de la tyrannie. L’historien ne fait aucune allusion à la révolte des mercenaires. Du reste, il utilise des sources différentes de la lettre et a soin de mentionner cette divergence (l. c.).
  71. Le terme πλάνη rappelle les expéditions aventureuses d’Ulysse, auxquelles songeait déjà Platon à la page 345 e. — Aristoxène se sert de cette même expression pour caractériser le dernier voyage de Platon en Sicile (Eus. Praep. eu. 15, 2). Faut-il voir là une allusion au texte présent et conclure à un témoignage très ancien en faveur de l’authenticité de la lettre ? Adam le croit (Archiv f. Gesch. der Phil., 1910, p. 37). Nous n’oserions être aussi affirmatifs, car il pouvait très bien venir à l’esprit d’Aristoxène de comparer également les aventures de Platon à celles d’Ulysse.
  72. Dans cette page nerveuse, très condensée et même un peu chaotique, on reconnaît les portraits de l’oligarque ou du tyran, tels que les décrivait le Livre VIII de la République. Les lecteurs ne s’y méprenaient pas et songeaient évidemment à Denys. — À ces types de l’injustice, Platon oppose le caractère du sage, cette fois personnifié en Dion, et, tout comme dans le dialogue, la thèse du bien moral et du droit se résume dans la formule qu’il est préférable de subir l’injustice que de la commettre. Mais l’expression provocante de certaines pages de la République s’atténue dans la Lettre et rappelle plutôt les développements des Lois. On peut comparer, par exemple, ce passage avec le début du Livre VIII des Lois (829 a) où Platon note que, pour vivre vraiment heureux, il faut, non seulement ne commettre aucune injustice, mais encore n’être point exposé à la subir.