Notice au Banquet de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IV, 2e partiep. vii-cxxiii).

NOTICE


I

LE BANQUET

Phédon
et le Banquet.

Le Banquet forme avec le Phédon un groupe parfaitement défini, tant par l’analogie, de part et d’autre, d’une élévation de l’âme vers l’Idéal, que par le contraste même des circonstances : le premier montre quelle est l’attitude du Philosophe au sein de la vie, le second, quelle est son attitude en face de la mort. À la fin de notre dialogue (223 cd) une indication peut sembler à cet égard tout à fait significative. Entre tous les buveurs demeurés dans la salle du banquet, trois seulement tiennent encore bon : Socrate, qui symbolise la Philosophie, Aristophane et Agathon, qui représentent respectivement la Comédie et la Tragédie ; la Philosophie n’a rien perdu de sa lucidité, mais les deux autres branlent du chef et sont près de s’assoupir. Ce que leur démontre la Philosophie, c’est qu’elles sont, chacune, un art incomplet : sinon, chacune d’elles devrait être capable de l’œuvre de l’autre. Sans doute le seraient-elles si elles s’appuyaient sur une connaissance vraie et intégrale de l’âme humaine (cf. p. 92, n. 1). Or cette base, la Philosophie seule est en état de la leur fournir. Il s’ensuit, semble-t-il, que, si un même homme doit exceller dans l’un et l’autre genre, ce ne peut être que le Philosophe : sur la scène, dirait-on volontiers en transposant un célèbre passage de la République (V 473 d), tout sera pour le mieux le jour où les philosophes seront à la fois poètes tragiques et poètes comiques, à moins que ceux dont maintenant c’est le nom ne deviennent, de façon authentique et suffisante, des philosophes (cf. Lois II 659 bc). Dès lors on peut se demander si le Banquet et Phédon ne se répondent pas, comme une comédie à une tragédie, mais mises en œuvre l’une et l’autre par la Philosophie.

C’est une question de savoir dans quel ordre ont été composés ces deux dialogues. Mais est-il bien utile de poursuivre un débat qui est historiquement sans issue[1] et qui n’importe pas pour l’intelligence du rapport existant entre les deux œuvres ? Peut-être cependant le Phédon (Notice, p. VII, n. 1) fournit-il un motif en faveur de l’antériorité du Banquet : Échécrate, à qui Phédon raconte la mort du Maître, est censé ne pouvoir ignorer quelle sorte d’homme est Apollodore (59 b), le narrateur de notre dialogue. Certes il est facile d’expliquer cela par une hypothèse quelconque, d’imaginer par exemple, avec Wilamowitz (Platon², I 359, 1), qu’Apollodore aurait été mis en scène dans un dialogue de Phédon, déjà connu d’Échécrate. Mais n’est-il pas plus prudent de n’alléguer que ce que l’on sait, et par Platon lui-même, c’est-à-dire de se référer au portrait, si précis et si vivant, que font de cet Apollodore les premières pages du Banquet (surtout 173 c-e) ?


Date de la composition.

Singulièrement plus importante est la question de savoir à quelle date on peut situer la composition du Banquet : ce qui permettrait en même temps de dater approximativement le Phédon, si l’on admet entre les deux dialogues une étroite connexion. On dit généralement que le Banquet ne peut être antérieur à 385. Aristophane y explique en effet (193 a) que Zeus nous a dissociés d’avec nous-mêmes, comme les Arcadiens l’ont été par les Lacédémoniens. Or le terme dont se sert ici Platon a une signification précise : il s’applique au châtiment qui était parfois infligé par un État suzerain à une cité vassale : pour la punir d’une infidélité ou d’une révolte, on en dispersait les habitants par groupes isolés ; on en brisait l’unité sociale. C’était un diœcisme (cf. p. 36, n. 1). Or, d’après Xénophon, dans ses Helléniques (V 2, 6 sq.), un tel traitement aurait été infligé par les Spartiates à une cite arcadienne, Mantinée, pour la punir de ses trahisons pendant la guerre du Péloponèse : elle dut abattre ses murs, raser ses maisons, et ses habitants furent répartis en quatre villages (ou plutôt cinq). Le fait se place en 385, trente et un ans après celui qui est l’occasion du banquet raconté dans notre dialogue. Cet anachronisme, dit-on, serait inexplicable si le souvenir n’était pas encore tout frais d’un événement qui avait fortement frappé les esprits. Le Banquet aurait donc été écrit peu après 385[2].

Mais cette interprétation de l’allusion dont il s’agit n’a pas convaincu tout le monde. Il n’y a pas d’anachronisme, objecte-t-on ; car, s’il s’agissait des seuls Mantinéens, Platon n’aurait pas nommé le peuple arcadien tout entier. Le fait évoqué serait plutôt la dissolution par Sparte, en 417, de l’Union arcadienne, dont, il est vrai, Mantinée était la tête. Ainsi ce serait un événement contemporain de la scène de notre Banquet. Le souvenir en revient à l’esprit au moment où, après la paix d’Antalcidas (387), Sparte défendait avec vigueur son hégémonie contre des tendances analogues[3]. — Mais cette interprétation est-elle conciliable avec l’expression employée ici par Platon ? La dissolution imposée à une « ligue » est-elle un diœcisme ? Si l’hypothèse est admise, il faudra introduire dans le texte la correction que proposait un érudit du xvie siècle (voir l’apparat à 193 a 2) et comprendre : nous avons été fendus en deux ; ce qui s’accorderait du reste fort bien, et avec le verbe dont se sert Aristophane quatre lignes plus bas, et avec l’idée générale de son exposé. Mais la possibilité de secourir ainsi l’hypothèse est-elle un motif suffisant de changer un texte sur lequel la tradition manuscrite est unanime ?

D’autres critiques[4] renoncent à chercher pour le passage en question une interprétation historique assurée. Pour eux, c’est le contenu même du Banquet qui en indique la date : d’abord le discours d’Alcibiade, où Platon s’efforce de prouver que la conduite publique et privée d’Alcibiade a été une perpétuelle et volontaire désobéissance aux conseils que lui donnait Socrate (216 a-c) ; ensuite l’impossibilité de ne pas voir dans l’exaltation avec laquelle Platon parle de l’amour spiritualisé (surtout 209 b c) le reflet d’une émotion personnelle. Or, en ce qui concerne le second point, on sait qu’il a eu un disciple bien aimé, en qui aux dons philosophiques s’unissaient les dons politiques[5], celui duquel il espérait la réalisation de l’État de ses rêves : c’est Dion, le neveu de Denys, tyran de Syracuse. Or en 387 Platon venait de faire son premier séjour à la cour de ce prince ; quand il écrit le Banquet, il est encore dans l’enthousiasme de la rencontre qu’il y a faite d’un jeune homme qui à sa beauté et à sa haute naissance associait les plus éclatantes qualités de l’esprit et du caractère. Quant aux propos que Platon prête à Alcibiade, l’intention en serait autre. Les malheurs d’Athènes, sa déchéance politique avaient déterminé dans le public un désir d’établir rétrospectivement les responsabilités. La mémoire d’Alcibiade en portait une grande part (voir p. xcviii sqq.). Mais qui donc avait été le mauvais génie de cet homme en qui, un moment, les Athéniens avaient placé tous leurs espoirs ? C’est Socrate. Peut-être l’imputation était-elle déjà dans l’air quand le rhéteur Polycrate lui donna un retentissement considérable, en publiant contre la mémoire de Socrate un écrit où il faisait parler Anytus, un des accusateurs dans le procès de 399. Y a-t-il, ou non[6], dans le Gorgias (519 a b) une première réponse, d’ailleurs brève, au pamphlet de Polycrate ? Un problème chronologique particulièrement épineux se poserait à ce sujet, et il nous importe peu. En tout cas, un dialogue d’Eschine le Socratique, intitulé Alcibiade, une Apologie de Socrate par Lysias, le début du Busiris d’Isocrate[7] montreraient assez, semble-t-il, quel intérêt avait suscité la fiction de ce procès posthume. Que sur l’affaire Platon ait senti le besoin de dire aussi son mot quand l’occasion lui paraîtrait propice, rien de plus vraisemblable. Peut-être même le thème du Banquet n’a-t-il été imaginé qu’en vue d’introduire Alcibiade et de lui faire prononcer un apparent réquisitoire, mais qui fût véritablement un plaidoyer ; de sorte que cet appendice, « fortuit en apparence » serait « la racine… dont tout l’ouvrage est sorti »[8]. Reste une difficulté que j’ai tout à l’heure écartée : celle de la date du pamphlet de Polycrate. S’il est, comme on l’a soutenu, de 392 environ et que le Banquet se place[9] après 384, peut-on croire qu’après un si long temps l’intérêt du débat ne se fût pas épuisé ? Défendre la mémoire de son maître est une des fins de l’activité littéraire de Platon ; devait-il raviver un feu presque éteint ? J’inclinerais donc à assigner à ce pamphlet une date un peu plus tardive, à admettre même que les controverses auxquelles il donna lieu sont contemporaines de l’époque où Platon rentre à Athènes (387), après ses voyages et une absence qui dut être de deux à trois ans[10].

On voit le résultat de cette discussion : de toute façon on aboutit à placer vers 385 environ, et quelque temps après cette date, la composition du dialogue[11]. Un autre indice pourrait encore être cherché dans cette règle[12] que se serait donnée Platon, de ne jamais introduire dans ses dialogues de personnages vivants. Or la dernière comédie d’Aristophane que nous ayons conservée, le second Plutus, est de 388, et elle n’a été suivie que de deux autres pièces. On pourrait donc placer la mort du poète vers 386, deuxième année de la 97e Olympiade ; ce qui concorde avec les renseignements que nous possédons d’autre part.


Explication du titre.
Les banquets.

Une question d’un autre ordre se pose à propos du titre même de notre dialogue. En traduisant To symposion, le titre grec, par Le banquet, j’ai suivi une tradition à l’origine de laquelle est la traduction latine par Convivium. C’est aller bien loin que de qualifier[13] cette traduction d’ « absurdité ». On conviendra toutefois qu’elle est équivoque et qu’elle a besoin d’explications qui en précisent le sens[14]. Un symposion athénien paraît avoir été en effet quelque chose d’assez original, ne se confondant pas avec les syssities, qui sont des repas en commun d’institution légale, et ne ressemblant que partiellement, d’autre part, à ce qu’est pour nous un dîner, un repas de gala ou de fête. Mais, malgré tout ce qu’on a pu dire, il se rapproche davantage de ce que nous appelons un banquet. Par ce mot nous entendons en effet proprement un repas en commun, que préside et règle quelque personnage, et où ce qui importe, ce n’est pas précisément le repas, lequel est souvent détestable, mais les discours qui en sont la suite et qui se prononcent au moment où sur la table il n’y a plus que les vins. Or un symposion se composait aussi de deux parties, dont la première est secondaire : le deipnon ou syndeipnon, et la seconde, essentielle : le potos ou sympotos, c’est-à-dire la beuverie commune, mais organisée en vue d’un autre objet que de boire : les convives deviennent alors des sympotoi, des co-buveurs[15]. À la vérité, pour nous renseigner sur le détail de cette organisation, nous n’avons guère que notre dialogue, avec le Banquet de Xénophon (pour lequel, cf. section IV de la Notice). Quelques indications, dans la littérature antérieure[16], sont de bien minces témoignages. Et nous avons moins encore à attendre de tous ces « Banquet » qu’on a écrits plus tard, simples cadres nominaux dans lesquels s’introduisent tour à tour des dissertations, prononcées par des orateurs sans personnalité définie[17]. Qu’on se reporte donc au récit de Platon : on y voit que le dîner n’est qu’un prologue auquel il ne s’attarde pas (176 bc) et que le passage à la pièce principale s’accompagne de libations, de prières et de cantiques, comme si cette manifestation de sociabilité autour des pots était un acte quasi religieux, et la constitution, réglée par des rites traditionnels, d’une association à durée limitée. La compagnie des buveurs se trace un programme, à la fois pour déterminer la façon dont on boira, pour dégager chacun des participants de toute obligation collective sur ce chapitre, ou au contraire pour l’imposer, enfin pour fixer l’objet distinct dont on s’occupera tout en buvant (176 a-177 d et 213 e-214 e ; cf. 223 b mil.). Elle se donne un président qui veillera à l’exécution du programme. Si Phèdre l’est ici, et non pas l’auteur même de la « motion » sur « l’ordre du jour », celui qui l’a mise aux voix, Éryximaque, c’est que la paternité de l’idée remonte à Phèdre (177 c-e) : aussi est-ce à lui que chacun des six premiers orateurs remet en quelque sorte sa contribution à l’œuvre commune, autrement dit « l’écot » qui a été décidé ; il se considère comme chargé d’y veiller (194 d)[18]. Si par contre Phèdre, le premier, et Alcibiade, le dernier des orateurs du Banquet, manquent à cette règle, si Alcibiade s’adresse à toute l’assemblée (222 ab) et non plus à Phèdre, c’est justement que Phèdre était le président désigné, et qu’Alcibiade s’est ensuite, de sa propre autorité, institué à son tour président de la compagnie de buveurs dans laquelle, ivre d’avance, il vient d’être admis comme par contrat (212 e sq., 213 e).

Le ton que donne au Banquet l’ivresse d’Alcibiade ne fera que s’accentuer par la suite, lorsqu’une seconde vague de fêtards aura déferlé sur celle qu’Alcibiade avait amenée avec lui (223 b et 212 c, 213 a). Cette réunion, d’une tenue si élégante jusque-là, dégénère en orgie : c’est ce qui devait arriver souvent, puisque nous voyons Platon, dans les Lois (une grande partie des livres I et II), se préoccuper de donner à l’usage du vin dans les banquets une sorte de statut légal[19], qui les réglerait d’une façon générale : à cette condition ils seront, non plus seulement un moyen d’entretenir et de resserrer l’amitié (I 640 c), mais un facteur important de l’éducation morale, qui est le but de la politique. Il n’y a pas en effet de moyen plus commode pour éprouver le caractère des hommes en vue de les rendre meilleurs (646 d sqq., surtout 650 ab, et le début de II). Supposons d’autre part une marionnette mue par des fils qui sont à l’intérieur, les uns, de fer et raides, un autre, d’or et souple lequel doit gouverner toute la machine. Les premiers sont en nous les émotions agréables ou pénibles, l’espérance et la crainte ; le second est la pensée et l’idée de la règle. Eh bien ! qu’on entonne à cette marionnette une quantité démesurée du vin : toute la machine en est bouleversée ; émotions et passions sont surexcitées, et la raison éteinte perd le contrôle (644 c-646 a). Tout au contraire, si cette quantité est mesurée et réglée, elle aura pour effet de donner aux âmes une confiance, une fraîcheur de jeunesse, une souple docilité, qui les rendront propres à recevoir les enseignements de la raison et à acquérir ainsi les sentiments divins de la pudeur et de la honte : c’est ainsi que les banquets deviendront le plus salutaire exercice en vue de la tempérance (II 671 a-673 d, 673 e). Or cela n’arrivera que si le législateur en donne la direction à un président[20] sobre et sage, qui ait en vue l’excellence de leur fin véritable. Autrement, Platon préconise une prohibition radicale de l’usage du vin (639 c-641 a, II 674 a). L’intérêt de ces passages n’est pas seulement de montrer quelle place tiennent ces sortes de réunions dans les préoccupations de Platon, législateur moraliste. On voit en outre qu’il y plaide pour une coutume spécifiquement athénienne contre les critiques dont elle était l’objet chez d’autres peuples grecs, peut-être chez les Crétois, fiers de leurs repas communs (syssities), et sûrement à Lacédémone où de tels divertissements étaient sévèrement proscrits. Ces critiques, dit-il, supposent une expérience insuffisante et un singulier manque de jugement, parce qu’elles n’ont égard qu’au mauvais usage que l’on fait des banquets (636 e-637 d, 638 c-641 a).

Envisageons maintenant ce à quoi on employait le temps, tout en buvant. Dans un charmant morceau du Protagoras (347 c-348 a), Platon persifle ces gens médiocres et communs qui, n’ayant rien à se dire quand ils sont ensemble à boire, ni, faute de culture, rien à dire qui soit de leur cru, font appel, moyennant finances, aux services d’une joueuse de flûte, d’une cithariste, d’une danseuse. Ainsi font les gens, fort distingués pourtant, que Xénophon réunit dans son Banquet (cf. Notice, section IV). — Des chansons qu’on appelait scolies y avaient aussi leur place : en s’accompagnant de la lyre, chacun chantait la sienne à son tour, comme cela se fait au dessert dans nos repas de campagne. Sans doute quelques-unes étaient traditionnelles ; mais tous les poètes lyriques avaient composé de ces couplets : Simonide, Pindare (éd. A. Puech, tome IV 185 sq., 190 sqq.), Épicharme. Le Gorgias (451 e) mentionne une de ces chansons où l’on énumérait par ordre de valeur les divers biens : santé d’abord, puis vigueur physique, enfin la fortune honnêtement acquise[21]. — Il arrivait qu’on se mît un peu plus en frais d’invention : d’un passage d’Aristophane (Guêpes, 20-23) on peut en effet inférer qu’on s’amusait parfois, sans que cela exclût d’ailleurs la présence de la joueuse de flûte (1345 sq.), à se proposer des devinettes (67-87)[22] ou encore à jouer aux portraits (1299-1302, 1308-1318). Peut-être même trouverait-on dans notre dialogue des indications sur les diverses manières de pratiquer ce dernier « jeu de société ». Au procédé caricatural (par ex., dans Aristophane, comparaison avec quelque bête méprisée ou avec une chose sale) on rattacherait la comparaison qu’à plusieurs reprises Alcibiade fait de Socrate avec les Silènes ou les Satyres (215 a-d, 216 de, 221 e sq.). Au moment d’introduire cette « image », il souligne que son but n’est pas le but habituel, celui de faire rire et d’exciter la verve des convives : de telles comparaisons appelaient en effet souvent la riposte d’une contre-comparaison (ἀντεικάζειν), comme quand Socrate, ayant été comparé par Ménon au poisson-torpille, fait mine de croire que celui-ci espère en retour une comparaison flatteuse pour sa beauté (Ménon, 80 a-c). Une autre forme du même jeu pouvait consister encore, comme fait Alcibiade (221 cd), à chercher quel personnage de l’histoire ancienne ou de la légende ressemble à l’une des personnes présentes ou à quelque contemporain connu. — Mais le banquet auquel nous allons assister est en somme d’autre sorte. Au début de son second acte, quand justement est venu le moment de boire, on accepte que soit congédiée la joueuse de flûte, venue pour remplir son office ordinaire (176 e). Les gens qu’il réunit sont de ceux que dépeint le Protagoras dans le passage mentionné tout à l’heure : ce sont « gens cultivés qui se suffisent à eux-mêmes pour donner de l’intérêt à leur réunion sans recourir à tous ces bavardages, à toutes ces jongleries, rien qu’en prononçant et en écoutant leurs propres discours, et, même quand ils ont bu copieusement, toujours avec tenue et avec bon ordre ». Cette question d’un ordre à suivre est essentielle en effet au cérémonial de notre symposion, en relation avec le protocole qui règle les places : l’ordre va de gauche à droite, de façon que le tour de parole vienne en dernier lieu au plus honoré des convives (177 d, 214 bc, 222 e, 223 c ; cf. p. 5 n. 3, [{{{1}}}]91 n. 1). Une sorte de pique-nique oratoire est ainsi institué et chacun, comme je le disais, en paie sa quote-part (177 c, 185 c, 194 d, 197 e, 212 c)[23].


Questions d’authenticité et de priorité.

Il ne s’est jamais trouvé personne pour douter que le Banquet fût l’œuvre de Platon. Au surplus, son authenticité semble doublement garantie. Tout d’abord, dans le Phèdre, Platon lui-même, en deux endroits, paraît bien faire allusion à son Banquet. Dans l’un (qui est en même temps un renvoi au Phédon, cf. Notice, p. xiv), il dit en effet (242 ab) que nul n’a jamais fait se produire autant de discours que Phèdre, « soit qu’il en fût lui-même l’auteur, soit qu’ils eussent été imposés à d’autres par lui, d’une façon quelconque ». Dans le second (261 a) il donne à Phèdre l’épithète de callipaïs, « père de beaux enfants » ; or Phèdre est appelé dans le Banquet (177 d) « le père du sujet » qui va servir de matière à tant de beaux discours. — D’autre part, il y a dans la Politique d’Aristote un passage (II 4, 1262 b, 11-14) qui peut être tenu pour une citation, bien que ni Platon, ni le dialogue ne soient nommés. Aristote est occupé à critiquer la théorie platonicienne de l’État-un et la prétention de le réaliser en y établissant, par la suppression de la famille (communauté des femmes et des enfants), le maximum d’affection mutuelle entre les individus. « C’est de la même façon, poursuit-il, que, dans les discours sur l’Amour (érôtikoi logoi[24]), Aristophane dit, on le sait, des amoureux, que la force de leur affection leur donne le désir de former une seule nature et de ne plus faire qu’un seul être, au lieu de deux qu’ils étaient. » Dans cette fusion, conclut Aristote, un des deux êtres ou tous les deux s’anéantissent ; or, si dans l’État, avec la pensée d’y opérer une semblable fusion, on supprime les liens de la parenté, on va contre le but qu’on visait : on détruit l’affection en la délayant. L’allusion se rapporte évidemment à 192 e (voir l’apparat critique à e 1 et p. 35, n. 2). Si étrange que puisse paraître cet emploi, pour combattre Platon, d’une doctrine que celui-ci rejette (205 de), il n’y a aucun doute que les Discours sur l’amour auxquels est empruntée cette opinion d’Aristophane désignent notre dialogue ; si Aristote tirait d’ailleurs cette idée, et sans en indiquer la source, la relation qu’il établit entre elle et le communisme de Platon paraîtrait plus déconcertante encore[25].

Par contre, la question de priorité est, en ce qui concerne le Banquet, difficile et très débattue. Platon est-il le premier à avoir utilisé ce thème ? le premier à en avoir fait le sujet d’une « composition socratique », d’un de ces mimes dont Socrate était le protagoniste obligé (voir Phédon, Notice p. XXII et n. 1) ? Il est possible[26] que Platon, en mentionnant un certain Phénix comme l’auteur d’un récit du banquet d’Agathon (172 b, 173 b), ait voulu indiquer qu’avant le sien il existait déjà, sur le même sujet, un autre Symposion, si insuffisant toutefois qu’il a dû en écrire un nouveau. Mais il est possible aussi[27] qu’il ait voulu seulement attirer ainsi notre attention sur l’intérêt qu’avait suscité cette réunion, intérêt dont témoignent au reste la curiosité de Glaucon (172 a-c) et celle des amis d’Apollodore (cf. p. xx). Quoi qu’il en soit de cette première question, une autre, plus définie, se présente à propos d’un Banquet que nous avons, celui de Xénophon, et nombreux sont les critiques qui le jugent antérieur à celui de Platon. Mais, si le problème a pu s’imposer à nous par rapport au titre même de notre dialogue, il ne peut être en revanche utilement abordé qu’après avoir envisagé le problème historique, et surtout après avoir étudié la structure et le contenu de l’œuvre de Platon.

II

LE PROBLÈME HISTORIQUE

Pas plus que Phédon, le Banquet n’est un dialogue direct ; c’est pareillement un récit. Mais, tandis que le récit de Phédon est encadré dans un dialogue direct, celui-ci n’apparaît qu’au début du Banquet. En second lieu, tandis que le récit de Phédon est le récit d’un entretien, coupé de quelques morceaux sans dialogue, ce sont des discours qui sont racontés dans le Banquet, et le dialogue proprement dit tient relativement peu de place dans le récit. Ce n’est pas tout : le récit est lui-même donné pour la relation d’un récit antérieur. Enfin un autre récit, celui que fait Socrate de ses entretiens avec Diotime, la prêtresse de Mantinée, vient s’insérer dans le premier. Mais il faut examiner les choses d’un peu plus près.


Les sources du récit.

Les premiers mots du Banquet nous introduisent dans une conversation engagée entre plusieurs amis[28]. Ce sont (cf. 173 c) des financiers, de riches bourgeois, tous curieux des choses de l’esprit, mais non philosophes ; si la personnalité et les propos de Socrate les intéressent pourtant, c’est en raison de leur originalité étrange, en même temps que de leur charme déconcertant. Ce qu’ils voudraient savoir surtout, c’est ce qui s’est dit dans une occasion où, Socrate, Agathon, le poète tragique, et Alcibiade se trouvant réunis avec quelques autres, des discours ont été tenus sur l’Amour. Or, dans le groupe des causeurs, il y a justement un des fidèles de Socrate et l’un des plus fervents, un homme qui tient à savoir chaque jour ce que Socrate a dit ou fait, qui éprouve une jouissance sans égale à parler de philosophie, c’est-à-dire encore de Socrate, ou à en entendre parler par d’autres (172 c sq., 178 cd) : c’est Apollodore de Phalère. Un heureux hasard fait que, peu de temps auparavant, il a eu l’occasion de satisfaire une pareille curiosité (172 ab) chez un certain Glaucon, un de ses amis et tout pareil à ceux avec qui aujourd’hui il s’entretient (172 a et p. 2, n. 1). Aux yeux de ce Glaucon il apparaissait en effet particulièrement qualifié pour lui donner l’information souhaitée, une information plus précise que celle dont quelqu’un l’a déjà pourvu. Or ce quelqu’un disait lui-même tenir d’un autre ce qu’il savait : de Phénix, fils de Philippe ; il lui a de plus indiqué Apollodore comme étant lui aussi au courant (172 b). Mais, tout comme le premier informateur de Glaucon, Apollodore a été renseigné par un autre. Phénix, toutefois, n’a pas assisté en personne à la réunion dont il s’agit : il n’est lui-même qu’un intermédiaire. Au contraire c’est par un témoin de cette réunion qu’Apollodore a été renseigné directement, par un homme dont la dévotion pour Socrate était toute pareille à la sienne (cf. 223 d fin), Aristodème le Petit. Bien plus, il a lui-même contrôlé auprès de Socrate l’exactitude de son témoin (178 b ; comparer Théétète 143 a). Ainsi donc Glaucon a eu le récit d’un récit, et il n’en sera pas autrement pour les amis d’Apollodore. Mais entre les deux cas il y a de notables différences : le récit de Phénix a pu faire croire à Glaucon que la réunion s’était tenue tout récemment (172 bc), et une telle erreur doit discréditer complètement son autorité ; celle d’Aristodème est au contraire de premier ordre : il était déjà du cercle socratique à une époque assez ancienne pour avoir pu prendre part à la réunion (172 c sq.), et Socrate en personne garantit son témoignage.


La date du fait raconté et celle du récit.

La date de la réunion va maintenant être précisée : elle eut lieu le lendemain du jour où Agathon sacrifia aux Dieux en reconnaissance du prix que lui avait valu sa première tragédie. C’était, rapporte Athénée, l’année de l’archonte Euphème, c’est-à-dire en 416[29]. Et cela s’accorde d’autre part avec ce que dit Alcibiade (215 b) de sa popularité : l’été de cette année 416 voit en effet éclater l’affaire de la mutilation des Hermès ; Alcibiade y est impliqué, et, un an plus tard, le désastre de Sicile consomme sa disgrâce.

D’un autre côté, peut-être n’est-il pas sans intérêt de relever les indications par lesquelles Platon paraît avoir voulu situer dans le temps la conversation d’Apollodore, avec Glaucon d’abord, puis avec ses amis : elle se place nombre d’années après qu’Agathon eut quitté Athènes ; moins de trois ans après qu’Apollodore s’est attaché à la personne de Socrate ; en un temps fort éloigné de celui de la scène elle-même, laquelle a eu lieu quand Apollodore et ses amis étaient encore des enfants ; enfin avant la mort de Socrate (172 c-173 b). La conversation est donc antérieure à 399. D’autre part, c’est en cette même année que fut assassiné Archélaüs, roi de Macédoine, à la cour de qui Agathon était allé vivre, mais où il ne put sans doute rester après la mort de son protecteur. Or, en 405, Aristophane parle déjà de cet exil volontaire dans les Grenouilles (83-85) : « Agathon m’a quitté, dit Dionysos, et il est parti ! — Vers quel endroit de la terre, l’audacieux ? — Vers la chère Île des Bienheureux[30] ! » Par contre, le début des Thesmophories, qui sont de 411, implique qu’à cette époque il résidait encore à Athènes (cf. p. lxvi). Donc, en combinant les autres indications avec les deux dates extrêmes, on est amené à penser que Platon a voulu placer aux environs de 400 le récit que, d’après Aristodème, fait Apollodore du banquet d’Agathon.


L’historicité du Banquet.

Il y a là, sans nul doute, un luxe particulièrement remarquable de petites touches, destinées à fixer des relations chronologiques. Bien loin d’y voir un des procédés familiers du roman historique, les partisans de l’historicité des dialogues platoniciens estiment que rien au contraire ne saurait mieux prouver la vérité de leur thèse[31] : avec quel soin scrupuleux, disent-ils, l’auteur ne s’applique-t-il pas à compter les étapes successives de la tradition qu’il rapporte et ainsi à faire reculer l’objet de sa relation dans le passé du ve siècle, au temps précis où il doit venir se situer ! C’est ainsi que, dans le Parménide, le nombre des intermédiaires s’accroît d’autant qu’est plus lointaine l’époque à laquelle appartient le fait rapporté. — À propos du Phédon (cf. Notice, surtout p. xx-xxii) j’ai essayé de montrer à quelles difficultés est exposée cette interprétation. Or, malgré les apparences, elle en rencontre de plus grandes encore à propos du Banquet. Certes la réussite des combinaisons chronologiques que je viens d’exposer peut favoriser l’impression de l’historicité. Mais donner une telle impression, n’est-ce pas précisément le but de Platon ? et l’art de réussir de telles combinaisons n’est-il pas le grand secret de ceux qui savent donner à des fictions l’apparence illusoire de la vérité historique ! Parmi les difficultés dont je parlais tout à l’heure, il y en a qui se verront mieux en pénétrant dans l’intérieur même du dialogue. Pour le moment, je n’en veux examiner qu’une seule, celle qui concerne le personnage de Diotime, la prêtresse de Mantinée de qui Socrate déclare tenir sa conception de l’Amour. Diotime Comment douter, dit-on, que ce soit un personnage historique ? D’abord Platon la désigne par son nom ; autrement, il aurait dit « l’Étrangère mantinéenne » comme il dit « l’Étranger éléate ». En outre Socrate dit positivement qu’elle a célébré un sacrifice, dont l’effet a été d’éloigner pour dix ans la peste qui décima Athènes au début de la guerre du Péloponèse. La présence de cette étrangère à Athènes aux environs de 440 (dix ans avant la peste) établit que, dès sa trentième année, Socrate a puisé à de telles sources son inspiration mystique. Sur un pareil sujet Platon aurait-il, de gaîté de cœur, voulu se rendre coupable d’une mystification aux dépens de son maître ? Non ; Diotime est apparentée à ces prêtres et prêtresses dont il est parlé dans le Ménon (81 ab) et qui, soucieux de rendre raison de ce dont ils s’occupent, ont enseigné à Socrate la doctrine de l’immortalité de l’âme, de ses départs et de ses retours, et la théorie de la réminiscence. Que Socrate, en racontant des entretiens vieux de près d’un quart de siècle, les ait un peu enrichis de ses méditations ultérieures, la chose est sans doute probable : c’est ainsi que Saint Augustin, devenu vieux, a vu dans ses Confessions le fait de sa conversion autrement qu’il ne lui était apparu dans les ouvrages qui ont suivi de peu cet événement.

Mais ce qui rend suspecte la réalité historique de Diotime, n’est-ce pas précisément qu’elle soit sœur des prêtres et prêtresses du Ménon ? Le Phèdre (235 b-d), le Théétète (152 e, 156 a), le Philèbe (16 c) offrent des exemples analogues d’un procédé qui consiste à relier quelque découverte, fût-elle illusoire, à une inspiration mystérieuse, à l’une de ces formes du délire ou de la possession divine et de l’enthousiasme qui produisent les prophètes, les inventeurs de rites expiatoires ou purificateurs[32], enfin les plus grands poètes (Phèdre 244 a-245 a, Ion 534 cd). Or, si ailleurs on peut voir là simplement un procédé d’exposition, propre à donner un air de solennité à ce qui va être exposé, ici rien n’est au contraire plus immédiatement exigé par le sujet même. — En premier lieu, l’amour est un grand mystère, un mystère au terme duquel nous est promise une révélation dont la portée est immense. Ce thème du mystère domine le discours de Diotime (en particulier 209 e-211 c ; cf. p. 67, n. 4). Mais, au lieu de penser que c’est une Diotime réelle qui a révélé à Socrate cette interprétation mystique de l’élan de l’âme vers le Beau, je pense que c’est bien plutôt cette interprétation qui a suggéré à Platon l’idée d’en confier l’exposition à une prêtresse : n’était-ce pas pour lui le meilleur moyen d’unir, dans la forme comme dans le fond, l’inspiration à la philosophie ? — Ensuite, puisque l’amour est, dans son essence, l’aspiration de la nature mortelle vers l’immortalité, puisqu’il est grand parmi tous ces démons qui sont le trait d’union entre les hommes et la divinité, il était naturel que cette fonction de l’Amour fût reconnue par quelqu’un dont la mission fût précisément de servir à la divinité d’interprète auprès des hommes, ou inversement (202 d-203 a). — Observons en outre dans quel champ se meut l’exposé de Diotime : c’est le champ propre du mythe platonicien. De quoi s’agit-il en effet ? De faire voir dans l’amour un lien entre le sensible et l’intelligible, un stimulant pour l’âme en vue de son ascension vers la Beauté idéale ; l’amour n’est physique qu’à son degré inférieur, mais ses formes les plus hautes se rapportent aux œuvres de la pensée et intéressent l’activité de l’âme ; il nous fait participer à la vie immortelle. Or rien de tout cela n’est proprement du ressort de la science dialectique, car rien de tout cela ne concerne uniquement la pure intelligibilité des Idées. Tout cela au contraire, âme et corps, vie et mort, œuvres des hommes, existence des dieux, tout cela intéresse le devenir et non pas l’être absolu ; il n’y a en tout cela rien de logique, c’est-à-dire rien qui se démontre par la raison seule, mais seulement un objet de représentations vraisemblables sur l’histoire des choses[33]. Dans un tel domaine, qui est celui du mythe, les privilèges de l’inspiration sont à leur place ; ils y sont même nécessaires. — Que, enfin, la prêtresse par qui se manifeste cette inspiration soit Diotime, et non pas seulement « l’Étrangère de Mantinée », cela n’interdit pas plus d’attribuer à Platon lui-même la conception dont il s’agit, que de lui rapporter, par exemple, l’eschatologie du Xe livre de la République, quoique celui qui l’expose ne soit pas seulement un «  Étranger arménien », mais Er, nominativement désigné ; ou bien encore l’éloge funèbre du Ménexène, bien qu’il soit prononcé par Aspasie[34] : n’y a-t-il pas d’ailleurs entre Aspasie, professeur d’éloquence philosophique, et Diotime, professeur d’amour philosophique, une singulière ressemblance ?

Ces raisons toutefois ne sont pas, par elles-mêmes, entièrement décisives ; mais d’autres viennent leur donner leur pleine signification. C’est d’abord la façon dont sont amenés les entretiens de Socrate avec Diotime. Après les autres convives, Socrate doit, à son tour, prononcer un éloge de l’Amour, et on a accepté qu’il le fît selon la méthode qui lui convient. Or, pour qu’il soit en état de parler, il faut auparavant qu’il interroge Agathon sur quelques points indécis et qu’il se mette d’accord avec lui à leur sujet (198 c-199 b). Or l’entretien qui a pour objet cet accord réciproque ne tarde pas à tourner à l’aigre, au moins du côté d’Agathon (201 c). La discussion continuera-t-elle sur ce ton et dans cette atmosphère d’orage ? C’en serait fini de la cordialité du banquet, et, envers celui dont il est l’hôte, Socrate se montrerait discourtois en insistant davantage. Aussi, à ce moment même, donne-t-il son congé à Agathon et met-il en scène Diotime. Mais il a soin d’indiquer, d’une part, que sa conversation avec Agathon est le préambule de la relation qu’il fera des paroles de Diotime, et, d’autre part, que pour faire cette relation il est livré à ses propres ressources. Ce que la suite explique : le langage que tout à l’heure lui tenait Agathon est celui qu’il tenait lui-même à Diotime, et ce qu’il disait à Agathon, c’est ce que celle-ci lui disait ; en d’autres termes, à lui tout seul (αὐτός d 7), il va jouer les deux personnages, celui qui interroge et celui qui répond ; d’où il suit qu’il sera à la fois Agathon et Socrate, à la fois aussi Socrate et Diotime. De cette façon, sous le masque de Diotime, il pourra, sans manquer à la courtoisie, sans irriter les susceptibilités, dire à Agathon comme au reste de la compagnie tout ce qu’il a à dire. Et ce masque, en second lieu, va bien à l’inspiré qu’il est lui-même. Dès le début en effet Platon a pris soin (174 d-175 d) de souligner fortement ce trait du personnage et il le reprendra avec plus d’insistance encore dans le discours d’Alcibiade (220 cd ; voir p. cvi sq.). Le discours de Diotime est donc celui de Socrate[35], sa contribution oratoire personnelle à l’œuvre commune.

Au surplus la feinte est rendue sensible par nombre d’indications, dont quelques-unes peuvent sembler destinées à démasquer la personnalité même de Platon. Passons en revue ces indices. Je n’insisterai pas sur le soin constant que prend Socrate de s’humilier devant Diotime, ironie dont le but évident est de ménager l’amour-propre d’Agathon : sa déconvenue publique lui sera moins sensible, si Socrate apparaît plus petit garçon devant la docte Diotime qu’il ne l’était lui-même en face de Socrate (cf. p. 56 n. 4) ; il sera en outre intimement flatté de voir le détracteur de la Sophistique recevant des leçons d’un parfait Sophiste (cf. p. 60 n. 3). Autre chose : n’est-on pas quelque peu surpris, quand on voit Socrate tenu par tous ceux qui sont là pour un maître en matière d’amour (cf. p. 72 n. 1), et lui-même déclarant qu’il doit à Diotime tout ce qu’il en sait (201 c, 212 b), d’entendre celle-ci prophétiser chez lui l’intention de devenir un jour (207 c déb.) ce que chacun juge qu’en fait il est devenu ? N’y a-t-il pas là praedictio ex eventu ? Comment encore expliquera-t-on que cette Diotime soi-disant historique fasse mainte allusion, plus ou moins directe, aux discours déjà prononcés au cours du banquet ? L’une d’entre elles est aussi peu voilée que possible : Diotime connaît en effet l’existence d’une certaine doctrine d’après laquelle aimer c’est chercher à retrouver l’autre moitié de soi-même (205 de). Or c’est justement la doctrine qu’Aristophane vient d’exposer (191 d-193 c). Diotime a même si bien oublié qui elle est, que, au moment d’en faire la critique, elle s’adresse à Socrate dans une forme inusitée[36] et l’appelle mon camarade, tout comme le ferait Socrate s’adressant directement à Aristophane, son associé en effet dans l’œuvre à laquelle est vouée leur réunion de buveurs. Voudra-t-on soutenir que cette théorie existait historiquement, professée par Aristophane ou par quelqu’autre ? Ce n’est pas improbable (cf. p. xxxiv). Mais, la preuve en serait-elle découverte, il transparaîtrait encore que ce n’est pas une Diotime ni même le Socrate historiques, qui à cette théorie en opposent une autre, mais bien le seul Platon. Aucun lecteur du temps, familier avec le postulat fondamental du mime socratique, ne pouvait du reste être dupe de cette feinte. Autrement, s’expliquerait-on la protestation d’Aristophane (212 c), que Socrate a voulu le viser en parlant de certaine doctrine[37] ? Pourquoi n’est-ce pas à Diotime qu’il rapporte l’allusion dont il s’agit ? Mais, avec cet art subtil qui est le sien, Platon se contente de cette rapide suggestion, et il coupe court par le grand vacarme que mènent à la porte de la maison Alcibiade et ses compagnons.

Le Banquet, libre composition.

Le cas de Diotime est un cas privilégié ; il méritait donc un examen un peu approfondi. On y voit clairement à quel point Platon se sent libre de manier à sa guise le thème dramatique qu’il a choisi, d’introduire dans une trame bien nouée une ironique fantaisie, de mêler de brèves invraisemblances à une vraisemblance continue. Ce qui avant tout lui importe, c’est, tout en réservant les droits de son humour attique, de respecter la vérité de sa fiction, de conserver à ses personnages une individualité cohérente. Et pour nous, c’est aussi ce qui nous importe le plus, car c’est précisément là ce qui nous donne l’illusion d’être en face d’une réalité historique, illusion fortifiée par la magie évocatrice de quelques noms familiers : Alcibiade, Aristophane, Socrate. Mais y a-t-il eu réellement un banquet offert par Agathon à des amis deux jours après sa première tragédie et sa première victoire ? Les convives étaient-ils ceux que réunit Platon ? Questions sans intérêt, semble-t-il : ce qui nous intéresse, c’est la façon dont Platon a mis en œuvre son sujet dans le cadre, historique ou non, qui lui a paru le meilleur et avec les personnages qu’il a voulu y mettre[38]. Ce cadre était historique pour le Phédon ; il peut ici être fictif, suggéré même, si l’on veut, par un autre Symposion (cf. p. xviii). De toute façon, c’est, ici et là, un cadre approprié au sujet traité. Ce n’est pas à dire, bien entendu, que cette liberté dans l’invention et dans la mise en œuvre doive signifier l’exclusion de tout détail proprement historique. Comme il y en avait dans le Phédon, il y en a probablement aussi dans le Banquet, notamment dans le portrait de Socrate par Alcibiade à la fin de notre dialogue (cf. p. ci sq.). Mais sans doute tout cela aussi est-il fortement stylisé, pour des raisons qu’on verra plus tard. En résumé, je dois répéter ici ce que j’écrivais dans la Notice du Phédon (p. xxii) : dans le Banquet ce que nous avons à chercher et à étudier, c’est la pensée, non de Diotime ni même de Socrate sur l’amour, mais de Platon, héritier de Socrate certes, jaloux pourtant d’enrichir l’héritage qu’il a reçu, et la pensée de Platon en opposition à d’autres conceptions, réelles ou possibles, du même sujet.

III

LA STRUCTURE DU BANQUET
ET SON CONTENU PHILOSOPHIQUE

Le pédantisme scolastique, que comporte toujours l’effort pour démonter un dialogue platonicien et en faire sentir l’articulation, est particulièrement déplaisant, j’en conviens, quand il s’agit d’une œuvre telle qu’est le Banquet, aussi finement nuancée et aussi libre dans son mouvement. L’allure inspirée du discours de Diotime, le discours d’Alcibiade, tout plein d’ivresse et de passion désordonnée, semblent condamner d’avance une pareille entreprise. Faute pourtant de s’y risquer, on est incapable de saisir la relation des idées et, par conséquent, de pénétrer autant que cela est possible les intentions de l’auteur. Il n’y a pas d’œuvre d’art sans un principe interne d’organisation, pas d’écrit philosophique sans un progrès réglé de la pensée vers un certain but. La méthode peut se dissimuler, elle n’en est pas moins réelle ; et, s’il n’y a pas de système au sens didactique, il y a du moins une systématisation. Autrement, le Banquet ne serait, pour une part, qu’un persiflage littéraire et, pour le reste, enivrée ou sobre, une effusion poétique. Or personne, je pense, ne voudra soutenir que le Banquet soit dénué d’une signification philosophique profonde.

Le dialogue se divise très nettement en trois parties. La première est un exposé de théories non philosophiques sur l’amour, et en particulier sur l’amour masculin. La deuxième, la plus importante et dont la partie essentielle est le discours de Diotime, nous dit ce qu’est l’amour au regard de la philosophie et comment celle-ci comprend la forme d’amour dont il s’agit. La troisième montre en Socrate une image de l’amour ainsi compris et ainsi pratiqué. Une introduction a défini les conditions dans lesquelles la tradition de cet entretien est parvenue jusqu’à celui qui en est le narrateur. Un prologue a raconté les circonstances qui ont amené l’entretien et dans lesquelles il s’est engagé. Un bref épilogue dira comment il s’est terminé.

Sur l’introduction il est inutile de revenir : les points les plus marquants en ont été étudiés à propos du problème historique (p. xix sq.). Du prologue il a été dit aussi çà et là quelque chose, et surtout en expliquant le titre du dialogue et ce qu’est un symposion (p. xii sqq.) ; quelques points subsistent cependant, sur lesquels il faut appeler l’attention.


Prologue,
174 a-178 a.

Tout d’abord, il y a dans ce prologue un passage (175 c-e) qui, à première vue, semble n’être qu’un échange de politesses entre celui qui reçoit et le plus marquant de ses hôtes. Or il pose véritablement, non pas le problème lui-même, mais l’opposition capitale des points de vue et des méthodes dans la façon de l’envisager et de le traiter. Agathon invite Socrate à s’asseoir auprès de lui : il espère que, par une sorte de transfusion spirituelle, il fera ainsi passer en lui quelque chose des pensées[39] qui ont été pour Socrate le fruit de la longue méditation qui a précédé son entrée dans la maison. La réponse de Socrate exprime une idée qui lui est familière, celle de son « inscience », idée qui est à la racine de l’ironie, c’est-à-dire de l’ignorance feinte (cf. 216 de et p. 80, n. 1 ; Notice p. cv)[40]. Les talents d’Agathon sont au contraire éclatants et incontestables. Ce dernier n’a point de doute sur la raillerie enveloppée dans ce compliment, il n’en a pas non plus sur l’éminente valeur de la sagesse de Socrate, mais il en a bien moins encore sur ce qu’il vaut lui-même. Voilà donc, engagée, une compétition de sagesse. Le tour plaisant qu’Agathon donne ensuite à sa pensée, en ajoutant qu’en ce concours le vainqueur sera celui qui boira le plus et le mieux (cf. p. 7, n. 1), ne doit pas nous cacher le sens vrai de cette compétition : elle rétablira l’ordre des valeurs que l’ironie avait renversé ; elle opposera à un savoir de rêve, dont la rhétorique et l’enseignement des Sophistes sont la base, le savoir fondé sur la philosophie. Or c’est là-dessus que paraît porter le dialogue de Socrate avec Agathon, avant le discours de celui-ci (cf. p. lxiv et p. xcv). Et la même idée est encore indirectement rappelée dans la seconde discussion avec Agathon, celle qui ouvre la deuxième partie du dialogue : Agathon ne savait pas ce qu’il disait ; cela ne l’a pas empêché de très bien parler (201 bc, cf. e) ! C’est sur cette idée de comparaison entre les deux sortes de savoir, celui qui n’est que de parole et celui qui est de pensée, que repose l’antithèse des deux premières parties du Banquet.

Qu’est-ce qu’un éloge ?

Le prologue détermine en outre l’objet à propos duquel vont s’affronter ces deux conceptions du savoir. Ce sera l’éloge de l’Amour : prononcer à tour de rôle un discours qui soit une louange de ce dieu, voilà quelle occupation est proposée aux convives pour remplir les heures qu’ils passeront à boire. Aucun de ceux qui sont là ne repoussera la proposition (176 e-177 e)[41]. Deux mots grecs expriment cette idée de l’éloge : épaïnos et encômion. Dans le Banquet les deux termes sont parfois employés indifféremment, mais le second semble avoir été réservé par l’usage à ce dont il s’agit en l’espèce, à l’acte d’honorer une divinité (cf. 177 c fin), et de fait il prédomine ici. Si le mot panégyrique n’avait en grec le sens précis d’un éloge solennellement prononcé devant une grande assemblée, la signification qu’il a fini par prendre en français conviendrait assez bien. Mais peut-on, pour rendre un mot grec dont le sens est bien déterminé, en employer un autre que sa forme décalquée a détourné du sens primitif ? Or, ce qu’on entendait par un encômion, c’était d’abord un chant exécuté dans un banquet. Le sens d’éloge est un sens secondaire ; le mot a gardé cependant une partie de sa signification première : c’est un hommage[42], une célébration de louanges, à l’occasion d’un banquet ; il convient donc parfaitement ici, sauf que l’hommage y est un discours, au lieu d’être un chant. Or un passage de la Rhétorique d’Aristote (I 9, 1367 b, 28-36) montre précisément que du domaine du lyrisme l’encômion était passé dans celui de la rhétorique ; bien plus, qu’il y avait acquis un sens précis, par lequel il se distinguait de l’épaïnos : dans celui-ci on se contente en effet de louer la nature de ce dont il s’agit, ses dispositions, sa manière d’être (ἕξις), même si aucun acte (ἔργον) n’a jusque-là manifesté au dehors ces qualités intérieures ; l’autre consisterait à célébrer de tels actes, accomplis en fait, comme la manifestation de ce qu’est la nature du sujet loué, et en les rattachant à cette nature. N’est-ce pas exactement ce que déclare vouloir faire Agathon, l’élève de Gorgias ? Ceux qui ont parlé avant lui se sont en effet contentés, dit-il, de célébrer les bienfaits de l’Amour, autrement dit les manifestations extérieures de sa nature ; ils ont négligé leur liaison avec cette nature elle-même (194 e sq., 197 c). Peu importe que le reproche puisse paraître mal fondé en ce qui touche aux discours d’Éryximaque et surtout d’Aristophane ; il n’en est pas moins fort intéressant, comme témoignage d’une conception rhétorique de l’encômion dans l’école de Gorgias peut-être[43], et comme anticipation de la distinction exposée par Aristote. On doit enfin remarquer que la division indiquée par Agathon n’est pas rejetée par Socrate : celui-ci l’approuve au contraire, au moins extérieurement (cf. p. lxxiii), et il s’y conforme dans l’exposé de la pseudo-Diotime (201 de, 204 cd). C’est que tout effort pour analyser les choses et, par conséquent, pour en éclaircir la notion est un progrès de la méthode. Mais ce qu’il reproche aux Sophistes et à leurs élèves, c’est d’avoir conçu cette méthode comme verbale et purement formelle, indifférente à la vérité ou à la fausseté du contenu (198 d-199 a).

Le thème de l’Amour avant le Banquet.

Peut-être n’y a-t-il pas lieu de se demander pourquoi c’est à l’Amour que s’adresse l’hommage des banqueteurs. C’est, répondrait-on, que Platon a voulu dire ce qu’est l’amour dans et pour la philosophie ; ce dessein a suggéré le choix de la donnée symposiaque, et, à son tour, celle-ci a appelé la forme littéraire de l’encômion. Mais ce dessein même fut-il entièrement spontané ? N’existait-il pas avant Platon une littérature proprement érotique, à l’encontre de laquelle il aurait senti le besoin d’élever la voix ? Assurément, si l’on considère ce que rapporte Éryximaque des doléances de son ami Phèdre sur l’abandon où a été laissé l’Amour[44], alors que tant d’autres sujets, moins dignes d’un encômion, ont tenté poètes et sophistes (177 a-c), on sera disposé à répondre négativement à cette question. Mais que peuvent prouver ces doléances de Phèdre ? Remarquons en effet qu’elles sont un élément intégrant de la fiction ; qu’elles servent à promouvoir un concours d’éloges en l’honneur de l’Amour ; que sans elles le banquet manquerait de matière censément originale. Certes il n’est pas impossible que, à l’époque où Phèdre est supposé les formuler, elles fussent en fait justifiées. Mais si, entre cette époque et celle où le Banquet fut écrit, elles n’avaient pas reçu quelques satisfactions, la première partie du dialogue serait quelque chose de singulièrement déconcertant. Les parodies qui la remplissent, si elles ne visaient absolument aucune théorie existante, seraient des parodies toutes formelles, dont l’objet ne serait plus que de ridiculiser une manière d’écrire ou un tour de pensée, bref, dirions-nous, de simples pastiches « à la manière de… ». Sans doute, de tels jeux ne sont rien d’exceptionnel chez Platon, et les différences de style, qui se constatent entre les cinq premiers discours, prouvent assez qu’il s’y est amusé dans le Banquet. En chacun d’eux pourtant il y a, on le verra, quelque chose de plus : un point de vue sur la question et l’exposé d’une doctrine. Difficilement on croira que ces points de vue et doctrines distincts aient été inventés par Platon pour servir d’antithèses à sa propre conception : quelques-uns peut-être, mais non tous. Or, en fait, si incomplète que soit notre information, elle nous révèle en effet l’existence d’écrits sur l’Amour, dont quelques-uns sont, certainement ou probablement, antérieurs au Banquet. On cite un livre de Critias, le brillant élève des Sophistes, intitulé De la nature ou des vertus de l’Amour[45]. L’existence d’un écrit de Lysias sur l’Amour semble attestée par le pastiche, ou la reproduction, qu’on en trouve au début du Phèdre, et vraisemblablement cet Érôticos est plus ancien que notre dialogue[46]. Le Banquet de Xénophon (8, 32) paraît faire allusion à une Apologie de l’Amour par Pausanias, dans laquelle celui-ci aurait exalté les prodiges de valeur dont serait capable une armée faite d’amants et de leurs aimés ; or, dans Platon, ce n’est pas Pausanias qui dit cela, c’est Phèdre (178 e) ; il faudrait donc, semble-t-il, supposer une source unique, mais que Platon aurait en quelque sorte détournée, tandis que Xénophon l’aurait nommément désignée[47]. Peut-être y aurait-il lieu de tenir compte aussi de ce qu’a pu produire en ce genre la littérature socratique, abstraction faite de l’écrit de Xénophon. Mais l’incertitude est ici plus grande encore, tant par rapport à ce que nous pouvons conjecturer sur le fond même du sujet qu’en raison de doutes trop légitimes sur l’authenticité[48]. En résumé, tant par ce dont il nie l’existence antérieure que par toute l’éloquence dont il est le point de départ, le prologue me paraît prouver qu’avant notre Banquet il y a eu une littérature sur l’Amour, d’inspiration principalement sophistique et dont les cinq premiers discours retiendraient quelques échos.

Les lacunes du récit.

Dans le prologue, un dernier point mérite d’attirer l’attention. Au moment où le président du banquet, Phèdre, va en quelque sorte ouvrir la séance par son propre discours, le narrateur, Apollodore, fait une remarque préliminaire (178 a) : d’une part son témoin, Aristodème, ne se rappelait pas absolument tout ce qui avait été dit ; d’autre part, de ce qui lui a été raconté il a lui-même retenu seulement le plus important[49]. Le même avertissement se renouvelle après le discours de Phèdre (180 c) : plusieurs orateurs ont parlé après celui-ci ; mais Aristodème ne se rappelait plus bien ce qu’ils avaient dit, et Apollodore ne les nomme même pas[50]. Il n’y a pas lieu de rouvrir à ce propos le débat sur l’historicité : celle-ci s’accommoderait en effet le mieux du monde des réserves d’un témoin quant à la fidélité de ses souvenirs. Mais on peut y voir aussi, inversement, l’indice révélateur de la fiction et un artifice de la composition littéraire. De la même façon, le sommeil d’Apollodore et l’appesantissement de son esprit (223 cd) sont le procédé dont usera Platon pour détacher, en la dégageant de tout ce qui pourrait en diluer l’effet, cette réflexion sur la tragédie et la comédie, qu’à la fin du dialogue il a voulu proposer à la méditation de ses lecteurs.


Première partie,
178 a-199 b.
Les cinq premiers discours.

La première partie du Banquet est remplie par cinq discours, d’étendue inégale et, semble-t-il, intentionnellement alternée, de façon à donner toute son ampleur à ce qui est vraiment important sans risquer pourtant de lasser l’attention. Chacun de ces cinq discours a son individualité propre, dans son contenu doctrinal comme dans son tour d’esprit et dans son style, si bien qu’il suffit par lui-même à définir et à peindre celui qui le prononce, réserve faite des traits de caricature que Platon y a certainement dessinés. C’est dire qu’on n’a pas le droit d’y chercher, même sur des points particuliers[51], la pensée de celui-ci, à moins qu’ailleurs il ne reprenne l’idée à son compte d’une manière indiscutable[52]. Du reste, aucun doute ne semble permis quand on voit la première partie s’achever (198 c sqq.) sur une sorte de fin de non-recevoir de Socrate à l’égard de tout ce qui a été dit jusque-là et par l’affirmation énergique de la nécessité d’employer désormais une méthode radicalement différente. Toute la première partie représente donc, sinon toujours le point de vue des Rhéteurs et des Sophistes, du moins un point de vue étranger à la philosophie.


Phèdre
(178 a-180 b).

Le premier orateur est Phèdre de Myrrhinonte, celui qui, dans le dialogue auquel son nom a été donné par Platon, est l’interlocuteur de Socrate. On l’y retrouve tel qu’il est ici (cf. p. 8 n. 2) : préoccupé de sa santé, attentif à son hygiène, plein de foi dans les théoriciens de la médecine et aussi bien de la rhétorique ou de la mythologie, curieux de savoir mais dépourvu de jugement, superficiel dans ses curiosités[53] et naïf dans l’expression de ses sentiments, admirateur fervent des réputations dûment cataloguées et consacrées. Ainsi le voit-on, au début du Phèdre, réparant par une marche les effets pernicieux qu’a pu avoir pour sa santé la matinée qu’il vient de passer chez Lysias, entre les murs d’une chambre, assis et l’esprit tendu. Entendre une seule fois la lecture d’un beau discours ne lui suffit pas : il fait bisser les passages qui l’ont enchanté ; bien plus, il faut qu’on lui prête le manuscrit, afin de repasser ces passages favoris ; il finira par apprendre le tout par cœur (228 ab) ! Sa passion studieuse pour la rhétorique éclate en maint endroit (258 e, 266 c, 269 d, 276 e, etc.), et il n’est pas moins friand de mythologie (229 bc, 259 b). L’autre trait saillant de son caractère apparaît dans la façon dont il s’applaudit d’être sorti sans chaussures, et ce n’est sans doute pas, quoi qu’il en dise, par hasard, mais pour obéir à quelque précepte de régime ; il connaît dans la campagne les bons coins, où il y a de l’ombre (229 ab) ; il ne veut pas se remettre en route avant que la chaleur soit un peu passée (242 a, 279 b) ; il a lu Hippocrate (270 c), et ce n’est pas seulement le médecin Éryximaque qui est son ami, c’est aussi le père de celui-ci, Acoumène, autre médecin (268 a, 227 a). Dans le Protagoras (315 c), il est, à côté du fils, assis au pied du trône du haut duquel Hippias d’Élis, le Sophiste encyclopédique, répond à ceux qui l’entourent sur des questions de physique et d’astronomie. Et vraiment il a trouvé là le maître qui lui convient, puisque sa curiosité est universelle comme la science de celui-ci. Est-ce cette passion de s’instruire et d’entendre parler qui fit négliger à Phèdre le soin de sa fortune ? Ce n’est pas en tout cas sa mauvaise conduite, dit occasionnellement Lysias dans un de ses plaidoyers (xix, 15), et de son côté Platon lui prête à l’égard des jouissances sensuelles un langage plein d’indignation (Phèdre 258 e 258 e). Quant à dire que ce sont « ses malheurs et son dénûment qui lui ont fait venir l’idée de se livrer à la philosophie », c’est chez Alexis, dans son Phèdre, une plaisanterie de comique, ennemi des philosophes[54]. En somme, bien loin d’être, comme on l’a dit[55], un type de bourgeois moyen, Phèdre est plutôt ce que nous appellerions « un fort en thème » : tête bien pleine, intelligence verbale ; sympathique pourtant par son ambition de savoir et par la délicatesse de ses aspirations morales.

Son éloge de l’Amour, farci d’érudition livresque et témoignant avec chaleur du désir de trouver dans l’amour un ferment de moralité, est une fidèle image de son caractère. Bien entendu, comme le faisaient prévoir ses confidences à Éryximaque (177 a-c), l’Amour est pour lui un très grand dieu, un dieu incomparable, tant pour le rang qu’il occupe parmi ses pareils que, d’autre part, pour l’ennoblissement dont il est la source chez les hommes ; enfin cet ennoblissement est au plus haut degré chez celui qui rend à l’Amour l’hommage le plus entier. Pour prouver le premier point (178 a-c), il pose en principe que le plus ancien est le plus vénérable ; or l’ancienneté la plus grande appartient à l’Amour : c’est ce qu’enseigne la mythologie, et, comme la tradition mythologique est dans les « auteurs », il cite ceux-ci, il répète ex professo une leçon bien apprise (cf. p. 11, n. 1). Le second point (178 c-180 a) est traité dans le même esprit : la thèse est qu’il n’y a pas de principe moral qui soit supérieur à l’amour ; l’amour masculin en particulier (cf. p. xliv sqq.) est la source privilégiée du sentiment de la solidarité sociale et du sentiment de l’honneur[56]. Mais en outre Phèdre entend généraliser : même l’amour de la femme pour l’homme ou celui de l’homme pour la femme est, ou peut être, un principe de désintéressement, et, si le désintéressement n’est pas complet, c’est que l’amour est lui-même sans force. Quant à la preuve, c’est encore à ses « auteurs » qu’il la demande, aux histoires qu’ils ont racontées dans leurs poèmes ou dont ils ont tiré leurs drames : c’est Alceste qui, par amour, s’est vouée à la mort pour que vive son époux ; c’est Orphée qui, au contraire, n’a pas puisé dans l’amour le même courage ; c’est Achille qui a choisi de se sacrifier pour que la mort de Patrocle, son amant, ne demeurât pas sans vengeance. Il y a lieu toutefois (180 ab), dans l’appréciation du mérite moral que comporte le dévouement inspiré par l’amour, de faire une distinction, et ici encore Phèdre parle sur un « texte », et qu’il discute : sa conclusion est que, si l’amant est chose plus divine que l’aimé puisqu’en lui habite le dieu, en revanche le mérite de l’aimé a plus de prix puisque celui-ci se dévoue à l’Amour.

Discours froid et sec dans sa partie érudite et dont ailleurs l’exaltation morale semble un peu essoufflée. On l’a taxé de contradiction : le dévouement de l’amant pour l’aimé, dit-on par exemple, ne devrait pas conduire à donner plus de valeur à celui de l’aimé pour l’amant. La vérité est plutôt qu’il y a dans la pensée deux moments : on envisage d’abord le sacrifice de soi comme la mesure de l’amour, d’une part chez des amants de sexe différent, Alceste à l’égard de son mari, Orphée à l’égard de sa femme, d’autre part chez un bien-aimé, Achille ; ensuite, on se demande laquelle de ces deux formes du sacrifice est la plus belle, et on répond que c’est la seconde. — En tout cas, on voit assez mal quelle ressemblance, pour le fond et pour la méthode d’exposition, il peut y avoir entre ce discours et celui de Lysias, ou du prétendu Lysias, dans le Phèdre, sur les raisons de préférer l’amant sans amour à l’amant passionné[57]. Certes Phèdre est un admirateur de Lysias, tel que le représente Platon, pauvre d’idées et uniquement soucieux d’en varier l’expression. Mais la comparaison dont il s’agit ne peut en rien prouver, semble-t-il, que l’éloge prononcé par Phèdre soit un pastiche de Lysias. Au surplus, ne nous suffit-il pas que le morceau soit dans la ligne du personnage de Phèdre, comme Platon l’a dessiné ?


Pausanias
(180 c-185 c).

Sur Pausanias lui-même il n’y a rien à ajouter à ce qui a déjà été dit (cf. p. XXXI, n. 1, p. xxxiv). Dans sa forme, son discours s’apparente à la manière d’Isocrate[58]. Une petite phrase, qui suit immédiatement le discours, semble même destinée à suggérer cette parenté : après sa plaisanterie sur « la pause de Pausanias », Apollodore en effet ajoute qu’il a appris des maîtres[59] « à parler ainsi par isa » (185 c et la note), c’est-à-dire par membres égaux. Dans cette plaisanterie, assez inattendue de la part d’Apollodore, n’y a-t-il pas un à peu près comme les Grecs aimaient à en faire sur les noms propres[60] ? Tel celui qu’on verra plus loin (198 c) sur le nom de Gorgias. La manière d’Isocrate comporte précisément, avec la parhoméose (commencement ou terminaison semblables des membres de la période), la parisose. Ce sont les deux procédés essentiels du style périodique[61] : balancement de la période par l’égalisation de ses membres, par la répétition du même mot ou par la rime au commencement ou à la fin de chaque membre. Ici, à la vérité, ce n’est pas à des membres de phrase, mais à des mots, que le procédé est appliqué. Il est bien le même pourtant ; car ceux-ci ont même longueur, ils commencent de même et ont en grec même désinence : bref ils se balancent réciproquement. Au reste un curieux passage de la République (VI 498 c-499 a) paraît de nature à éclairer, par rapport au discours de Pausanias, l’intention contenue dans le passage en question du Banquet. Quelle place, se demande-t-on, faut-il réserver à la philosophie dans l’éducation ? Elle ne doit pas être un passe-temps de jeunesse, mais l’occupation essentielle de l’âge mûr en vue d’une vie heureuse et de la continuation de ce bonheur après la mort. Voilà, observe Adimante, à quoi ne consentira pas Thrasymaque ! Et Socrate de répondre : « Rien d’étonnant à cela : c’est qu’on n’a jamais vu exécuté ce qui est à présent discuté, mais bien plutôt la recherche intentionnelle de similitudes de ce genre entre les mots, et non, comme c’est notre cas, le laisser-aller de la spontanéité dans leur assemblage [cf. ici 199 b, 221 e]. Et pourtant un homme en qui auront été réalisées égalité [parisômena] et similitude à l’égard de la vertu, avec toute la perfection qu’il est possible d’atteindre, et ayant le pouvoir dans un État qui soit, à son tour, tel qu’il est lui-même, voilà ce qui ne s’est jamais vu, ni une seule fois, ni plusieurs. » S’il est vrai, comme on l’a dit, que Platon pense ici à Isocrate et à son Panégyrique d’Athènes (vers 380), la façon dont il le suggère est instructive pour le cas présent : il transpose en effet dans le plan de la philosophie politique les figures rhétoriques d’Isocrate, et il joue sur la syllabe semblable dans le nom de celui-ci et dans la parisose.

Quant à la question de savoir à quelle source historique déterminée peut être puisé le contenu du discours de Pausanias, elle ne me paraît pas, actuellement au moins, susceptible d’une réponse. On a pensé à Prodicus de Céos[62]. Mais suffit-il pour justifier cette hypothèse que, dans le Protagoras (cf. p. XXXI, n. 1), Pausanias soit, avec Agathon d’ailleurs, de ceux qui entourent le célèbre Sophiste ? qu’il donne une grande importance à la distinction des deux Amours ? Or cette distinction n’atteste en rien les préoccupations sémantiques, le souci de déterminer le sens des mots, dont l’ostentation prétentieuse a été ridiculisée chez Prodicus dans le Protagoras (337 bc) : elle est pour Pausanias l’occasion d’une analyse de faits. Dans son critérium de la valeur morale des actions il n’y a rien non plus qui puisse être rapporté avec quelque assurance à Prodicus : la thèse que lui attribue le dialogue pseudo-platonicien Éryxias (397 cd ; cf. 396 e sq.), et qui est d’ailleurs une idée assez commune[63], est quelque chose de beaucoup moins précis et de moins défini. Il me paraît plus prudent de prendre Pausanias tel que Platon nous le donne, tel que nous prenons le Calliclès de son Gorgias ; de considérer en eux-mêmes son tour d’esprit et sa doctrine, comme significatifs de sa personnalité, comme définissant un individu dont par ailleurs on n’est pas plus informé qu’on ne l’est de Calliclès ; de l’envisager en somme comme on fait d’un personnage de théâtre. De ce point de vue nous dirons que, sur la scène, au mythologue pédant, succède un « sociologue » pareillement pédant, pareillement fidèle à l’inspiration sophistique, mais dont la pensée est singulièrement plus vigoureuse et plus précise.

À la vérité Pausanias, au début, paraît avoir, lui aussi, des préoccupations mythologiques. Mais ce n’est qu’une apparence : son but véritable est de déterminer exactement la question, et pour cela il utilise une distinction qui est socialement attestée par des croyances et par un culte, peut-être spécifiquement athéniens (cf. p. 15, n. 1, d’après Pausanias le Périégète, I, 14, 6 ; 22, 3). Son exorde rappelle celui que Diogène d’Apollonie, mi-physicien, mi-sophiste, donnait à son traité De la nature (Vorsokr., chap. 51, B 1) : on nous propose, dit-il, de louer l’Amour ; mais le sujet, ainsi présenté, est équivoque et, avant de louer, il faut s’entendre sur ce qu’il s’agit de louer. Si en effet l’existence de deux Aphrodites, l’une Céleste et l’autre Populaire[64], est attestée par un culte différent, il s’ensuit, l’Amour et Aphrodite coopérant à la même œuvre, qu’il doit y avoir aussi deux Amours, l’un Céleste et l’autre Populaire. L’un et l’autre sont dieux, et à tout dieu un culte est obligatoirement lié. Mais les cultes sont des faits, et il faut en apprécier la valeur relative en fixant la hiérarchie des dieux auxquels ces cultes s’adressent. Quel est donc celui des deux Amours qu’il convient de louer ? Ainsi, une interprétation des faits, mythes, croyances et cultes, apparaît nécessaire, et c’est à ce point de son exposé de motifs que Pausanias fait appel au critérium d’appréciation dont je parlais tout à l’heure ; chacune des manifestations de notre activité, et par conséquent l’acte même d’aimer, est en soi indifférente quant à sa valeur morale ; elle ne devient bonne ou mauvaise, louable ou blâmable, que par la façon dont elle est accomplie (180 c-181 a). — Si tel est bien l’enchaînement des idées, on voit que la mythologie l’intéresse seulement comme utile à la détermination du sujet, en introduisant une distinction à laquelle s’applique un principe général d’appréciation morale.

Or l’opinion de Pausanias est que, pour un homme, la modalité juste et correcte de l’amour n’est pas d’en user n’importe comment, mais d’une façon réfléchie et en ayant conscience de la fin à laquelle doit tendre l’amour. Ceux qui en usent de cette façon aiment l’âme plus que le corps. C’est pourquoi ils dédaignent les femmes et n’aiment, parmi les jeunes garçons, que ceux dont l’intelligence promet et est déjà assez développée ; leur dessein est de former avec celui qu’ils ont choisi une sorte de mariage qui durera autant que la vie. Leur amour s’assujettit de lui-même à cette règle, tandis qu’il y faudrait contraindre les autres, ces amants populaires dont le dérèglement, en déshonorant l’amour masculin, a attiré sur lui la réprobation (181 a-182 a). — Une telle conception de l’amour, présentée sans la moindre gêne et défendue avec chaleur, nous met en face d’un problème social particulièrement délicat, celui des relations amoureuses entre hommes et de l’assentiment, plus ou moins complet, que rencontrait cette coutume dans la conscience morale commune. Les causes en ont été plus d’une fois analysées : situation inférieure de la femme, d’où dépréciation de l’amour normal qui semblait dépourvu de valeur spirituelle ; parfois peut-être insuffisance numérique des femmes, mais sûrement la vie collective fermée des hommes dans les camps ou à l’armée, surtout chez des peuples guerriers comme étaient les Doriens, qui sont les instaurateurs probables de ces mœurs en Grèce ; les exercices de la palestre et du gymnase (cf. ici 217 bc) qui réunissaient des jeunes hommes d’âge différent et qui, principalement quand se fut généralisée l’habitude de s’exercer sans vêtement, les rendaient plus sensibles encore à l’attrait de la beauté masculine ; l’exaltation enfin de cette beauté par les œuvres de la statuaire. Cette perversion, le fait n’est pas douteux, a été condamnée par la conscience commune en certaines parties de la Grèce ou à certaines époques : le Banquet l’atteste par la voix de son Aristophane (192 a), à laquelle fait écho l’Aristophane de la comédie, et même par celle de Pausanias (ici et 183 cd). On est toutefois en droit de se demander si ce qu’on condamnait, ce n’était pas beaucoup moins cette perversion, que sa présence chez des ennemis politiques ou simplement chez les détenteurs du pouvoir, soit encore l’impudence avec laquelle on l’étalait, ou bien enfin le défaut de discernement dans le choix des affections (cf. p. xviii, n. 1).

Ce qui le donne à penser, c’est précisément l’effort dont témoigne le discours de Pausanias, d’ennoblir cette coutume afin de la justifier plus aisément. On voulait en faire un privilège des hommes cultivés, l’arracher à la passion grossière, l’utiliser, au moins en apparence, comme un instrument d’éducation morale : l’amant devenait un guide et un protecteur pour son aimé ; celui-ci, un « second » tout dévoué à la défense de la personne, de la réputation, des intérêts moraux ou matériels de celui qui l’aimait. On s’appliquait à convaincre autrui et à se convaincre soi-même qu’une telle union ne devait rien à l’emportement de la passion, mais qu’elle était l’œuvre d’une volonté réfléchie, et qu’elle entraînait après elle un enrichissement de la notion de justice par la spécification des obligations qui sont propres à chacun des deux états que comporte l’union dont il s’agit (184 de). Qu’on oublie la dépravation de la pratique : cette façon de sublimer l’amour fera songer alors à notre Chevalerie médiévale ; en toute occasion le Chevalier agit avec la pensée d’un idéal, qui est de se montrer ou de se garder digne de l’amour de sa Dame, ainsi, le bien-aimé ne fera rien dont il puisse avoir à rougir devant son amant, et c’est justement ce que disait Phèdre (178 de). Dans ce souci chez l’agent moral de mériter l’estime d’une personne qu’il a, par choix, placée au faîte de ses plus hautes aspirations, nos répugnances à l’égard de ce qui l’accompagne ne doivent pas nous empêcher de reconnaître une étape décisive dans l’évolution du sentiment de l’honneur.

Un autre indice semble encore attester à quel point était extérieure la réprobation de ces pratiques : c’est le soin que met Platon à les condamner dans les Lois. Au livre I (636 b-d), ce sont surtout les usages de Sparte et de la Crète qui sont visés, et ce sont les gymnases que Platon incrimine. Par ces usages, les antiques maximes de conduite et la loi naturelle, qui règlent les plaisirs de l’amour chez l’homme ou l’animal, ont été bouleversées. La loi naturelle est en effet que ces plaisirs soient réservés à l’union des sexes contraires, en vue de la génération ; l’amour masculin est contre nature, et son origine ne peut s’expliquer que par l’intempérance à l’égard du plaisir ; si les Crétois ont inventé la fable de Ganymède, c’est pour pouvoir se justifier par l’exemple de Zeus, auteur prétendu de leurs lois. — Au livre VIII, la question est envisagée dans sa généralité : Platon s’occupe alors de légiférer sur les relations sexuelles, et la solennité de son préambule (835 c) montre assez quelle importance il attache au problème. Pour condamner la liberté que les lois de Sparte et de la Crète accordent à l’amour masculin, il invoque d’abord, comme tout à l’heure, la nécessité de garder l’accord avec la nature et l’exemple des bêtes (836 a-c). Puis, après avoir défini l’amour comme la modalité forte de l’amitié, qui porte, soit le semblable vers son semblable, soit le contraire vers son contraire, amour paisible ou bien sauvage, il admet une espèce mixte de l’amour. Mais, aussi bien à la façon dont il en parle ici que par la conception qu’ailleurs il se fait du mariage comme seul cadre légitime des relations sexuelles (cf. 839 a, 840 de, 841 de), on a l’impression que c’est justement par rapport à des relations entre mâles qu’il considère cette espèce mixte de l’amour : voilà l’objet principal de ses préoccupations, et ce sont ces relations qu’il s’étudie à transformer. À côté du désir qu’éprouve l’amant de porter la main sur la fleur de la beauté qu’il admire, l’idée lui viendra que cela est mal : il voit alors cette beauté plus qu’il ne l’aime, et c’est dans son âme qu’il a le désir d’une âme ; il tient pour un dérèglement les satisfactions sensuelles ; ce qu’il respecte et vénère, c’est la modération, la force du vouloir, la noblesse des sentiments, l’intelligence ; ce qu’il veut, c’est de toujours se conduire avec pureté dans ses rapports avec un bien-aimé pareillement pur (837 a-d). Le but du législateur sera donc de créer dans la conscience collective, à l’encontre de l’amour masculin, une maxime (nomimon), une sorte de préjugé social qui égale en contrainte celui qui s’oppose à l’inceste (838 e-839 c). Quoi donc ? ajoute Platon, cette chasteté à laquelle des athlètes savent se soumettre durant leur entraînement, qui entre les saisons de la reproduction est naturelle aux bêtes, serait-elle au-dessus des forces d’hommes et de femmes dont l’âme est infiniment plus cultivée que celle des athlètes et dont le corps a moins de vigueur ? Et il poursuit : « Si toutefois nos citoyens [ceux de la Cité future] se laissent corrompre par le reste des Grecs et par la plupart des Barbares, en voyant et en entendant dire que pour ces gens-là c’est l’Aphrodite nommée l’Indisciplinée (atactos) qui a le plus de pouvoir, si de la sorte ils ne sont plus capables de se maîtriser », alors de nouvelles mesures législatives seront nécessaires (839 e-840 e). Par toutes ces prescriptions on réussira à extirper complètement l’amour masculin (841 d). — Une telle application à condamner ce vice, une recherche si attentive des moyens propres à l’effacer des mœurs helléniques, paraissent indiquer à quel point il était enraciné, et quelle indulgence profonde recouvraient les feintes indignations dont il était parfois l’objet. À première vue l’attitude de Platon pouvait sembler voisine de celle de Pausanias. Mais, tandis que celui-ci, en spiritualisant l’amour masculin, ne vise qu’à masquer la sensualité, c’est la mort, de la sensualité que Platon cherche dans la spiritualité de l’amour. L’attitude de l’auteur des Lois s’accorde donc pleinement avec celle qu’il manifeste dans le Banquet et dont nous trouverons l’expression dans le discours de Diotime.

Mais revenons à Pausanias. L’introduction de son discours a mis l’auditoire en face des faits qu’il s’agit d’analyser et, d’autre part, d’une distinction à faire dans l’appréciation de leur valeur morale. Il va maintenant procéder à cette analyse en étudiant, sur ce qui est en question, la coutume des divers peuples. C’est un échantillon de ces doubles raisons (δισσοὶ λόγοι), où les Sophistes opposaient sur un même thème le pour et le contre, et aussi un chapitre en miniature d’un « esprit des lois ». Deux cas sont à distinguer : celui où, soit pour louer, soit pour blâmer, la maxime est catégorique, et celui où elle apparaît ambiguë, tantôt favorable à l’acte et tantôt défavorable. À la première subdivision du premier cas appartient la coutume de la Laconie, de l’Élide, de la Béotie, c’est-à-dire de peuples de race dorienne, ou que depuis longtemps les invasions doriennes avaient assimilés[65]. Inversement, l’amour masculin est proscrit dans les parties de l’Ionie et partout ailleurs où les Barbares sont maîtres[66]. Or ce sont, au jugement de Pausanias, des calculs réfléchis et la poursuite d’un intérêt égoïste qui expliquent ces deux attitudes contraires : d’une part, si celui dont on veut conquérir les faveurs tient son consentement pour un acte de conformisme social, on économisera l’effort qu’il faudrait pour le convaincre ; d’autre part, comme on veut maintenir les sujets dans la soumission, on combat ces amitiés héroïques qui sont un péril pour les tyrannies (182 b-d). — Dans un cas comme dans l’autre, l’activité morale de l’agent est, peut-on dire, abolie par une contrainte extérieure, là de la coutume et favorablement à l’acte, ici de la tyrannie et dans un sens contraire. Quant à savoir si l’acte est bon ou mauvais, on ne s’en inquiète pas, puisqu’on en détermine la valeur par rapport à autre chose, là une économie de paroles, ici une sujétion à maintenir. Si donc il y a un problème moral de l’amour, il ne peut se poser que dans le cas où l’indécision de la règle laisse aux ressources intérieures de l’agent moral la liberté de se déterminer, en un sens ou dans l’autre.

Or c’est justement ce qui se passe dans un cas complexe et ambigu, comme est celui de la coutume athénienne. D’un côté, elle apparaît très favorable à l’amour masculin, pleine d’indulgence pour les folies des amoureux et pour la servitude à laquelle ils se condamnent volontairement : ce que prouve le témoignage de la conscience commune, tel qu’il s’exprime en « jugements de valeur » relativement à leur conduite. D’un autre côté pourtant, elle semble condamner cette conduite : ce que prouvent les précautions des pères pour empêcher leurs jeunes fils de s’engager imprudemment dans de telles liaisons, et la complaisance inattendue que ces barbons et les pédagogues, leurs suppôts, rencontrent auprès de la jeunesse même, ou trop encline à gourmander les désobéissants ou assez timide pour ne pas protester contre ces reproches déplacés (182 d-183 d). — Tels étant les faits, que signifie leur apparente contradiction ? Précisément, comme on l’a vu par rapport à toute action en général (180 e sq.), que l’amour masculin n’est bon ou mauvais que selon les modalités mêmes de l’acte d’aimer : condamnable s’il s’attache au corps seul, s’il est précipité et sans examen et si, par là même, il est inconstant, s’il repose sur la crainte ou sur l’intérêt et est, par là même, sans fondement ; louable dans les cas contraires. La coutume d’Athènes, telle qu’elle se présente à nous, nous invite donc indirectement à discriminer ces modalités différentes et, par conséquent, le bon ou le mauvais amour ; à honorer ceux qui recherchent ce qui est à rechercher ou qui fuient ce qui est à fuir ; à réprouver au contraire les autres (183 d-184 b). Ainsi elle porte en elle-même un ferment de moralité et une suggestion qu’il s’agit seulement d’expliquer et de développer. C’est ce que va maintenant faire Pausanias : la synthèse résultera de l’opposition, à l’intérieur d’une même coutume, de la thèse et de l’antithèse.

Il existe, dit-il, deux formes de l’esclavage volontaire : l’une se rencontre dans toute liaison amoureuse, et la coutume d’Athènes est, comme on l’a vu, pleine d’indulgence envers un tel esclavage ; l’autre a pour fin l’amélioration morale ou intellectuelle du sujet, quand il se soumet à la discipline d’un maître, professant un savoir ou prescrivant une règle de conduite. S’il arrive qu’elles se combinent dans l’amour masculin, celui-ci du même coup se trouve justifié. Alors en effet l’amant ne s’asservit pas plus à son aimé que celui-ci ne s’asservit à son amant ; mais chacun d’eux a des obligations inhérentes à son état ; s’il est l’esclave de ces obligations, c’est du moins une loi qu’il s’est donnée à lui-même et par un choix dont il est le maître (cf. p. 21, n. 1). Comme d’autre part l’amour crée une solidarité, il y a là corrélation de droits et de devoirs : chacun des deux a sur l’autre des droits, l’aimé sur l’amant comme l’amant sur l’aimé ; chacun des deux peut exiger de l’autre l’accomplissement des devoirs qu’il s’est librement imposés et, dirait-on, le respect de ses engagements. Il n’y a d’ailleurs à cela aucun danger, puisque, dans ces engagements qui ont la moralité pour fin, il n’y a rien d’amoral : c’est seulement dans le cadre plus général de la justice que peuvent exister les obligations qui sont spéciales au groupe solidaire ainsi constitué. Enfin ce qui, aux yeux de Pausanias, achève de prouver la noblesse d’un tel amour et sa relation à l’Aphrodite céleste, c’est que pour chacun de ceux qu’il a unis il vaut par lui-même, indépendamment du résultat. Pour l’amour, au contraire, qui relève de l’Aphrodite populaire et qui se fonde sur la passion ou sur l’intérêt, il n’y a que le résultat qui compte : déshonoré par la fin qu’il poursuit, cet amour est berné et bafoué s’il la manque ; de toute façon il révèle chez l’agent l’absence de désintéressement. Ce que l’autre manifeste au contraire, alors même qu’il est complètement déçu dans ses espérances, c’est son aspiration désintéressée vers le bien, ce sont les efforts de sa bonne volonté (184 b-185 c).

Tel est, dans ses lignes essentielles, le subtil et spécieux plaidoyer de Pausanias en faveur de l’amour masculin. Les paroles dédicatoires qui le terminent peuvent être simplement l’expression d’une feinte modestie. Il n’est pas impossible cependant qu’elles cachent une intention de Platon. Ce plaidoyer si savamment articulé, cet exemple si complet de rhétorique raisonneuse et logicienne, c’est là, dit l’orateur, tout ce que l’improvisation lui a permis de donner ! Le contraste de cette formule d’excuse avec la réalité du discours est si violent qu’une question s’impose : ce discours ne dérive-t-il pas de quelque apologie sophistique de l’Amour ? n’est-ce pas, à la fois pour maintenir la fiction et par un jeu d’ironie, que Platon s’amuse à en souligner le caractère soi-disant improvisé (cf. p. lxxi) ? Quant à vérifier l’hypothèse, quant à savoir si vraiment il existait, de Pausanias ou d’un autre, une apologie où s’exprimaient ces idées, c’est là, comme je l’ai dit (p. xxxiv sq., xlii), une chose qui paraît actuellement impossible. — Quoi qu’il en soit, le discours de Pausanias est certainement un morceau remarquable. Le masque de moralité affinée sous lequel il dissimule une dépravation sensuelle de la nature, Platon l’a fait tomber dans les Lois (cf. supra) : d’après lui, c’est sur la base de l’instinct naturel qu’il faut édifier la morale sexuelle, tandis que Pausanias affecte hypocritement de trouver dans une convention artificieuse et antinaturelle un moyen d’épurer la nature et de s’évader du domaine des instincts. Toutefois on ne doit pas méconnaître ce qu’il y a d’intéressant dans la façon dont il déguise ses fins véritables : dans le développement qu’il a donné à son formalisme moral (cf. p. 15, n. 3) il a rencontré en effet quelque unes des idées caractéristiques de cette conception : l’idée d’autonomie, l’idée de bonne volonté. Mais justement, en considérant sur cet exemple à quoi on peut être conduit si l’on fait abstraction de la matière ou de l’objet de l’action, pour n’en regarder que la forme, on se rend mieux compte aussi, notons-le en passant, des faiblesses foncières d’une telle conception.


Intermède
(185 c-e).

Après Pausanias c’est le tour d’Aristophane, et pourtant ce n’est pas lui que Platon a fait parler. Il le représente saisi d’un violent hoquet qui l’en rend incapable. Pourquoi cet intermède burlesque ? Par rapport à Aristophane il s’explique assez bien. Celui-ci a convenu en effet (176 b) qu’il est un de ceux qui, la veille, ont bu le plus copieusement, et sans doute n’est-ce pas au seul point de vue scénique que Dionysos est son patron (177 e ; cf. p. xxxi, n. 1). Socrate, il est vrai, n’est pas un moins grand buveur ; mais ce doit être chez Aristophane, le bouffon, que se manifesteront les effets ridicules de l’excès de boisson : coup de boutoir à l’homme détestable qui, en calomniant Socrate, a contribué à exciter les haines qui l’ont perdu. — Peut être explique-t-on ainsi le contenu de l’intermède, non toutefois pour quelle raison Platon l’a introduit précisément à cet endroit. Un premier motif est sans doute le besoin de laisser reposer l’attention après un morceau important, et pour en souligner l’importance ; c’est un procédé familier à Platon, soit qu’il place l’intermède avant, ou bien après, comme ce sera le cas, bien que la forme et le contenu diffèrent, à la suite du discours d’Aristophane (193 d sqq.) ; le Phédon offre de l’emploi de ce procédé quelques exemples remarquables (84 c, 88 b sqq., 95 e). Mais il y a un autre motif, connexe du précédent : Platon, qui a déjà dans l’esprit le plan du discours qu’il prêtera à Aristophane, sait qu’il lui donnera un développement à peu près égal à celui du discours de Pausanias ; les juxtaposer l’un à l’autre fatiguerait le lecteur (cf. p. xxxvi) et romprait l’équilibre. Aussi, entre ces deux pièces maîtresses de la conception non philosophique de l’Amour, intercalera-t-il le discours, moins étendu et moins riche de signification, d’Éryximaque.


Érximaque
(185 e-188 e).

Avec celui-ci, nous avons affaire à un esprit de qualité inférieure, bien au-dessous de Pausanias. De lui nous ne savons rien par ailleurs ; mais pour qui aura lu le Banquet il demeurera une figure vivante et vraiment inoubliable, tant elle y est fortement caractérisée. La bonhomie dont il fait montre semble bien n’être que la façade mondaine de sa solennité doctorale. Cet ancêtre de Diafoirus n’est pas seulement en effet le médecin toujours prêt à prononcer une leçon magistrale ou à formuler des prescriptions ; il est aussi l’homme des règlements, des protocoles et des catalogues. Rien de plus plaisant que le ton d’oracle sur lequel il ne peut se retenir de prêcher aux buveurs la sobriété (176 cd), ou dont il débite ici sa triple recette contre le hoquet. C’est lui qui a tracé le programme de la réunion (176 e-177 e) ; une fois ce programme achevé, quand la présence d’Alcibiade menace de mettre toute règle à l’envers, il a encore pour ce nouvel état de choses un programme approprié (214 a-d). S’il a la passion de l’ordre et de la mesure, c’est que sa médiocrité ne se sent à l’aise que dans l’équilibre et le « juste milieu », et qu’il a peur de la fantaisie et de l’originalité aventureuse : tel est le sens du compliment narquois dont le salue Alcibiade (214 b), lequel est précisément tout l’opposé ! Toute espèce d’activité ou d’étude lui apparaît sous l’aspect d’une profession définie ou d’un compartiment technique (186 cd, 187 d, 188 cd) et, comme on va le voir, dans le cadre, indéfiniment élargi, de sa propre profession[67]. La médecine est en effet, pour cet iatrosophiste, l’art des arts, celui qui donne le secret de tous les autres (cf. p. 24, n. 2) : de même la rhétorique aux yeux des Sophistes proprement dits. On voit aisément à quelles généralisations superficielles peut mener une telle conception.

Dès le début de son discours, Éryximaque manifeste la pauvreté de son invention : il emprunte à Pausanias sa distinction des deux Amours ; son intention est uniquement d’en tirer toutes les conséquences, en montrant qu’elle ne s’applique pas seulement aux âmes, mais aussi aux corps, non seulement aux hommes, mais aux animaux, non seulement aux animaux, mais à tous les êtres, non seulement à l’amour masculin, mais à l’amour en général et dans tous les ordres de phénomènes. Ainsi s’affirme immédiatement sa tendance (cf. 188 d) aux généralisations hâtives ; en possession d’un catalogue tout fait des divers arts, il n’aura pas de peine à retrouver en chacun d’eux, à commencer par la médecine, la dualité du bon et du mauvais Amour. Son procédé de développement est mécanique : il dessine, à propos de la médecine, un patron de sa démonstration, et, sur ce patron, il en calque, tantôt avec quelques amplifications, parfois en réduisant, toutes les autres pièces, à propos desquelles reviennent les mêmes formules (cf. p. 24 n. 3). — La médecine, dit-il, envisage deux états opposés l’un à l’autre, santé et maladie, et chacun d’eux est ami de ce qui lui est semblable. Il y a donc un bon amour qu’on doit favoriser, un mauvais qu’il faut combattre. C’est en cela que consiste la pratique de la médecine : un bon médecin est celui qui sait reconnaître chacun de ces deux amours, diagnostiquer la bonne santé comme la mauvaise, et substituer, quand il le faut, la première à la seconde[68], en faisant naître dans le corps le désir de récupérer ce qui lui manque et dont il a besoin, ou inversement le désir d’être purgé de ce qu’il a en trop et qui le gêne, bref en établissant ou en rétablissant dans l’organisme un équilibre du vide et du plein, des pertes et des gains[69]. La santé même, d’autre part, est une harmonie de contraires, froid et chaud, sec et humide, amer et doux (dans les humeurs), etc., et la maladie résulte de la rupture de cette harmonie à l’avantage d’un des contraires[70] ; le bon médecin sera donc celui qui rétablit la concorde et l’amour entre ces frères ennemis, quand une brouille est venue troubler leur instable réconciliation (186 b-e). — Ainsi, en résumé, à une seule et même loi d’amour se rattachent des effets opposés, le normal et l’anormal, d’abord selon que l’amour subsiste ou s’abolit, ensuite selon que sa loi est bien ou mal appliquée.

Après avoir indiqué qu’on en pourrait dire autant de la culture physique ou du travail des champs[71], Éryximaque montre comment la musique illustre et vérifie sa conception. À ce propos il reproche à Héraclite d’avoir fait consister l’unité de l’harmonie (ou de l’accord) dans la dualité même de l’opposition entre l’aigu et le grave, au lieu de l’avoir fait résulter de la succession de l’unité à la dualité[72]. Il faut, dit-il, que l’amour ait mis fin à l’opposition du grave avec l’aigu, du rapide avec le lent, pour que naissent l’accord musical et le rythme du chant ou de la danse. Or un accord, un rythme déterminés sont ce qu’ils sont dès qu’ils sont constitués, et jusqu’à ce qu’ils soient défaits par une dissonance ou par une faute de mesure. Ils ne comportent donc, on le comprend fort bien, qu’une seule espèce d’amour[73], celui-là même qui crée chacun d’eux et qui, par la conciliation particulière qu’il a établie entre les opposés, est aussi la norme profonde de chacun. Par contre, la nécessité s’impose de distinguer le bon et le mauvais Amour, aussitôt qu’il s’agit de combiner les accords ou les rythmes de façon à en faire une œuvre poétique ou musicale, destinée à être déclamée, chantée, dansée devant un public, ou à être étudiée dans les écoles. Sous ce rapport il y a lieu d’envisager, d’une part la création de l’œuvre et, de l’autre, la diffusion de l’œuvre et l’action qu’elle exercera sur les esprits. Comment s’appliquera alors la distinction de Pausanias, qu’Éryximaque s’est proposé de généraliser (186 a, bc) ? L’auteur, dira-t-on, doit être un honnête homme, soucieux de rendre honnêtes, ou plus honnêtes, ceux qui connaîtront son œuvre : c’est sa façon d’être un bon amant ; quant à l’auditeur ou spectateur, celui dont l’auteur recherche les faveurs, c’est-à-dire l’applaudissement, il ne doit les accorder qu’à celui qui les mérite. Un pareil discernement de ce qui, en ces matières, est un bon ou un mauvais amour, est particulièrement difficile et exige par conséquent, d’après Éryximaque, une technique appropriée[74]. Ce qui achève d’éclairer sa pensée, c’est la comparaison qu’il établit à la fin entre les jouissances que procurent la musique ou la poésie, et les jouissances de la table : il appartient au médecin de régler l’usage de celles-ci pour les empêcher de devenir nuisibles ; or les plaisirs du goût esthétique ont autant besoin d’être réglés que ceux du goût gastronomique[75] ; on a donc besoin pour cela d’un technicien qui, par rapport aux premiers, jouera le même rôle que le médecin par rapport aux seconds (186 e-187 e). — En résumé le problème posé par Éryximaque est, dirait-on volontiers, un aspect du problème des rapports de l’art et de la morale. Ce qu’il réclame pour le résoudre, c’est une critique, littéraire ou musicale, qui fasse pendant à ce qu’est la médecine, et c’est aussi une éducation spéciale, qui guiderait aussi bien le public dans l’appréciation que l’auteur dans la création. L’objet de cette technique serait triple : discriminer les œuvres malsaines (diagnostic) ; veiller sur le bon goût et le préserver de séductions funestes (hygiène) ; guérir le mauvais goût par une thérapeutique appropriée. Selon lui, tout serait bien sans doute, si, sur le modèle du collège des médecins, on instituait un collège de ces techniciens. Mais, on le voit, ce qui lui dicte cette conception, c’est encore sa foi dans l’éminente vertu de la médecine et dans son autorité fondamentale.

Après cela, il est bien inutile de s’attarder aux variations nouvelles que, sur le même thème, module Éryximaque à propos de l’astronomie, technique du bon ordre cosmique (188 ab), à propos de la divination, technique des relations entre les hommes et les dieux (b-d). Toujours reviennent les mêmes idées d’un examen et d’un diagnostic[76], d’une hygiène destinée à sauvegarder un équilibre normal, d’une thérapeutique propre à le restaurer et, par conséquent, à guérir (cf. p. 27, n. 2). Le couplet final (de) met bien en lumière la satisfaction profonde que ressent Éryximaque d’avoir réussi à obtenir ces séries parallèles qui, pour lui, représentent par leur ensemble la fonction de l’Amour dans son universalité. Il ne doute pas du succès de son entreprise. La seule chose que feigne de craindre sa naïveté prudhommesque, c’est d’avoir sacrifié le détail ; mais on le sent bien convaincu que, après une vision générale d’une pareille ampleur, cela est en définitive de faible importance.


Aristophane
(189 a-193 d).

Jusqu’à présent, nous étions en présence de figures qui ne vivent pour nous que par les discours que Platon leur prête et dont ils caractérisent d’ailleurs avec tant de précision la personnalité. Au contraire, avec Aristophane, nous nous trouvons en face d’un homme dont nous nous sommes déjà fait une idée en lisant ses comédies. La question est donc de savoir si l’Aristophane du Banquet s’accorde avec cette idée. — À première vue, on doit en convenir, il nous déconcerte un peu : sa présence surprend à ce banquet dont Socrate doit être « l’hôte d’honneur » ; de même, l’amicale courtoisie avec laquelle le traite celui-ci ; enfin, la mention qui est faite de lui au nombre de ceux qu’a saisis le délire philosophique (218 b). Pour nous en effet Aristophane est l’homme qui, dans les Nuées, a vilipendé Socrate ; qui l’a représenté comme le plus dangereux de tous les Sophistes ; qui, en faisant de lui un songe-creux en même temps qu’un impie, s’est déclaré l’adversaire de la spéculation philosophique ; qui, en fin de compte, a appelé sur ses pareils et sur lui la vengeance populaire. À l’époque supposée du banquet d’Agathon, les secondes Nuées, dans lesquelles l’âpreté de la satire semble avoir été plutôt accentuée qu’adoucie, ne sont vieilles que de sept ans. Comment oublier d’autre part avec quelle précision dans l’Apologie (18 cd, 19 cd) Platon fait retomber sur Aristophane la responsabilité initiale du procès intenté à son maître[77] ? On comprend dès lors que d’anciens critiques aient pu voir là un problème, et en même temps on s’étonne qu’à ce sujet les partisans de l’historicité des dialogues ne soient pas allés jusqu’au bout de ce qu’exige leur thèse : devra-t-on dire que Platon veut ici nous indiquer que Socrate n’avait pas tout d’abord compris la portée dangereuse de la caricature qu’Aristophane avait faite de lui ? ou bien que, ayant ressenti l’offense, il l’avait pardonnée ?

Ces conjectures soutiendraient difficilement l’examen. Visiblement, ici comme ailleurs, Platon, apologiste de la mémoire de son maître, héritier à ses propres yeux de la pensée de celui-ci, a voulu traiter Aristophane en adversaire[78]. Déjà on a eu l’occasion de relever certains traits qui le prouvent (cf. p. xxxi, n. 1 ; p. li). Il y en a d’autres. Son hoquet d’ivrogne ou de glouton était répugnant : le voici qui s’emploie maintenant à se chatouiller les narines et à multiplier les éternuements. Qu’il s’en amuse lui-même, qu’il y trouve prétexte à railler la théorie d’Éryximaque (189 a et note), peu importe ; il n’en est pas moins vrai qu’en cela, après avoir été dégoûtant, il devient ridicule. À la vérité il y a un ridicule qu’il redoute plus que celui-là : ce serait, voulant faire rire et remplir ainsi sa fonction de poète comique, d’avoir manqué son but (b). Or les menaces badines que là-dessus profère Éryximaque cachent, semble-t-il, une intention : qu’il prenne garde que la farce ne tourne à sa confusion, il n’aurait à s’en prendre qu’à lui-même ; il n’avait qu’à se tenir tranquille, et pourquoi a-t-il attaqué ? il a des comptes à rendre, et, si on lui donne quitus sans lui faire payer toute sa, dette, c’est qu’on le voudra bien (bc) ! De fait, que sera le discours d’Alcibiade, sinon une réponse aux Nuées ? Celles-ci faisaient de Socrate un méprisable Sophiste : on verra qu’au contraire il est le Sage, l’homme incomparable ; il sera donc vengé, sans que l’offenseur ait été contre-attaqué personnellement. Comme pour suggérer que telle est en effet son intention, Platon empruntera (221 b) un vers à ces mêmes Nuées, pour en changer la satire en une louange ; il fera entrer Alcibiade au moment où, seul de tous les assistants, Aristophane veut élever une protestation contre le discours de Socrate (212 c) : silence lui est imposé, pour que l’attention se détourne sur celui qui glorifiera le héros qu’il a honteusement bafoué. Est-il bien sûr d’ailleurs d’avoir réussi la farce qu’il a tramée contre Socrate dans sa comédie (213 c) ? Sans doute, encore, n’est-ce pas sur le seul Aristophane que porte l’ironie de Platon quand, avec Phèdre, Pausanias, Éryximaque et Agathon, il le met parmi ceux que possède le démon de la philosophie (218 ab) ; mais si, dans cette énumération, il accole son nom à celui d’Aristodème, d’un admirateur de Socrate passionnément attaché à sa personne, c’est probablement de sa part un sarcasme supplémentaire. Il n’est pas impossible enfin que ces ignorants et ces imbéciles qui ne trouvent dans les discours de Socrate que matière à plaisanteries (221 e), ce soit encore Aristophane, entre d’autres comiques. En résumé, si Platon a fait dans le Banquet une place à Aristophane aux côtés de Socrate, ce n’est pas dans un autre esprit que celui qui l’anime à son égard dans l’Apologie ou dans le Phédon.

Mais d’un autre côté il se refuse, comme j’essaierai de le montrer, à imiter envers Aristophane l’injustice aveugle de ce dernier envers Socrate ; il tient à rester équitable dans sa sévérité. Platon exècre Aristophane, et pourtant il a conscience de la parenté qui existe entre leurs deux génies ; il le juge dévoyé et malfaisant, mais il sent en lui ce don prodigieux, qu’il possède lui-même, d’unir le badinage de l’expression au sérieux de la pensée, de marier la poésie la plus délicate ou la plus émouvante, non sans doute comme lui à la verve bouffonne, mais aux plus profondes spéculations. Rien n’atteste mieux d’ailleurs chez Platon une pénétrante intelligence de la manière d’Aristophane que le discours qu’il a mis dans sa bouche : c’est un chef-d’œuvre et, véritablement, le scénario d’une comédie féerique dans le genre de ce que sont les Oiseaux.

On s’imagine en effet sans peine un chœur bouffon d’hommes d’une seule pièce et tout en boule[79], avec leurs huit membres, leurs deux visages, leurs attributs sexuels en double et, dans le cas des androgynes, contraires sur chaque face, faisant enfin la roue sur la scène (189 d sqq.) : chœur étrange et bien propre à exciter la gaîté populaire ! Voici maintenant, au milieu d’eux, les protagonistes hardis d’une entreprise contre l’Olympe (190 bc). Bientôt, nous assisterons au conseil des dieux menacés ; nous entendrons le discours de Zeus (190 c-e) ; nous serons témoins de toute cette chirurgie et prothèse apolliniennes qui, selon les modifications qu’exige le plan d’abord arrêté, doivent peu à peu donner naissance à l’humanité actuelle (190 e sq., 191 a-c). On croit voir, maintenant dédoublés, ces hommes massifs du début ; on devine quelles expressions lyriques seraient données à l’aspiration de chaque moitié vers la moitié qui lui correspond, au désespoir de la recherche infructueuse, à la joie, trop rare, de s’être enfin réunie à la moitié qui la complète et avec laquelle elle reconstituera son unité primitive (191 ab, d sqq., 193 bc). À présent, c’est l’apparition d’Hèphaistos, armé de ses outils de forgeron ; la scène est ébauchée : il offre aux moitiés qui se sont ainsi retrouvées de les souder définitivement l’une à l’autre (192 d sqq.). Enfin, une conclusion morale : nous sommes des êtres déchus, dont l’impiété a causé la déchéance ; l’amour est le seul remède à notre misère, l’unique moyen de notre salut par le retour à l’état de choses d’autrefois (189 d, 191 d, 193 d) ; mais nous tomberons plus bas encore si nous revenons aux fautes qui nous ont perdus (190 d, 193 ab). — Bref nous trouvons ici les caractères les plus essentiels de la comédie aristophanesque : une thèse et une affabulation dont elle se revêt, mélange étourdissant de bouffonnerie effrénée et d’admirable poésie, comme on ne trouve le pareil que dans Shakespeare. En ce qui concerne la thèse elle-même, Platon a voulu qu’elle fût la plus profonde de toutes celles qu’expose cette première partie du Banquet, la plus proche de celle qu’il fera exposer par sa Diotime : c’est ce qu’on peut appeler la théorie de l’âme-sœur, et Aristophane est en droit de dire que, par elle, il a rompu non pas seulement avec le pédantisme didactique, mais avec le point de vue même de Pausanias et d’Éryximaque. Il abandonne la distinction des deux Amours : pour lui l’amour est un dans son essence, et sa fonction est de recréer l’unité ; c’est d’autre part à une sorte de mystère qu’il se propose d’initier ceux qui l’écoutent (189 d ; cf. p. 29, n. 3), car l’amour contient tout le mystère de notre destinée. Au reste, la seule critique que Platon fasse à cette doctrine (205 de), c’est qu’elle ne qualifie pas suffisamment l’unité ni l’unification dont elle parle, et qu’elle ne dit pas dans quelles conditions elles sont désirables. — Ainsi, en résumé, l’animosité de Platon à l’égard d’Aristophane ne l’a pas empêché de lui faire exprimer ce qu’on peut exprimer de plus pénétrant sur l’amour, quand on le fait sans être soutenu par la philosophie.

Examinons maintenant d’un peu plus près le discours d’Aristophane. Ce qui, aux yeux d’un lecteur superficiel, le caractérise principalement, c’est la conception fantastique des origines et de l’évolution de l’espèce humaine. En un sens cela est, on l’a vu, bien aristophanesque. Mais ce qui paraît avoir suggéré cette invention burlesque à Platon, c’est une hypothèse très sérieuse, celle qui est au fond de l’anthropogonie fantastique d’Empédocle d’Agrigente (cf. p. 29, n. 3). Tout d’abord, ces étranges hommes primitifs que décrit Aristophane sont proches parents de ces assemblages étranges qui, d’après Empédocle, se sont primitivement constitués ; êtres aux pieds tournés et rampants, avec d’innombrables mains ; êtres à double visage et à double poitrine ; bovins à face d’hommes, humains à face de bœufs ; androgynes enfin (fr. 60 et 61, Diels). Il expliquait en outre comment, sous l’action du feu s’élevant vers les régions du ciel, la terre avait produit « d’abord des formes tout d’une pièce [οὐλοφυεῖς τύποι] ayant leur part, à la fois, d’humidité et de chaleur,… ne manifestant pas encore l’aimable conformation de nos membres et dépourvus de voix, ne possédant pas les organes sexuels de la façon qui est naturelle à l’espèce humaine » (fr. 62[80]). L’inspiration ne semble pas contestable, car l’idée essentielle de l’anthropologie d’Aristophane, c’est précisément l’existence primitive, en un tout indivisé, d’êtres qui se différencieront par la suite. Leur dédoublement comme conséquence d’un sectionnement et tout ce qui en résulte, leur sphéricité comme conséquence de leur origine astrale (190 b), tout cela ce sont des variations de Platon sur le thème initial. Au surplus, il n’y a en cet emprunt rien qui puisse étonner : l’influence d’Empédocle sur la pensée de Platon se manifeste en bien d’autres occasions[81].

Un point plus important est de déterminer quelle est l’attitude d’Aristophane à l’égard de l’amour masculin. Jusqu’à présent, exception faite pour les allusions de Phèdre à Alceste et à Eurydice, il a pu sembler qu’il n’en existât pas d’autre. Et certes Aristophane lui-même en parle en termes flatteurs (191 e-192 b) : ceux qui le pratiquent sont les meilleurs, et on les blâme à tort de ce qui manifeste au contraire la supériorité de leur nature originelle. En examinant toutefois le passage avec un peu d’attention, on se demandera si cette bienveillance n’est pas tout apparente, et si le langage d’Aristophane ne lui est pas dicté par le seul désir de rester d’accord avec l’idée bouffonne de laquelle il est parti. Une première remarque en effet, c’est que, d’après lui, le penchant à s’occuper de politique est généralement lié à cette sorte d’amour ; or la politique est une occupation pour laquelle les comédies d’Aristophane ne témoignent aucune tendresse. Si l’on songe ensuite à la manière dont il traite Agathon dans les Thesmophories (cf. p. lxv sqq.), ne semblera-t-il pas que parler du mâle complémentaire que Pausanias aime en lui (193 bc), c’est tourner en dérision la raison justificative de l’amour masculin ? Au reste, le caractère comique de cette application de la thèse est expressément souligné. Il y a plus : à deux reprises (192 bc, 193 c déb.) Aristophane indique avec force que cet amour-là n’est pas l’unique facteur de la naissance de l’émotion amoureuse et que la théorie qu’il a exposée concerne aussi bien les femmes. Enfin, Platon lui prête une opinion très voisine de celle qu’il a lui-même exprimée dans ses Lois (cf. p. xlv sqq.) : pour Aristophane en effet un seul amour répond à la volonté des dieux, celui dont la fin est la génération et la reproduction de l’espèce, celui dont l’adultère est une perversion ; inversement, l’amour contre nature est, en vertu de cette même volonté, condamné à une satiété qui aura pour effet de détacher, pour un temps au moins, ces amoureux de leur passion, tandis que les vrais amoureux, ceux qui le sont selon le vœu de la nature, ne veulent pas de ces interruptions (193 c). Il s’ensuit implicitement, semble-t-il, que, si les premiers restent fidèles à leur attachement stérile, c’est en désobéissant à la volonté de Zeus. Qu’on ne dise pas que cette évocation d’une règle morale d’origine divine sonne faux dans la bouche d’Aristophane, qu’elle s’accorde mal avec l’irrévérence dont, ici (190 d) comme dans ses comédies, il fait preuve à l’égard des dieux. Des croyances très élevées et profondément sincères ne peuvent-elles donc s’accommoder de plaisanteries sur une dénaturation grossièrement matérialiste de ces mêmes croyances ? L’anthropomorphisme, avec tout ce qu’il comporte, a tué la piété honnête et simple : telle est au fond la pensée d’Aristophane. Il est un fait, en tout cas, qu’on ne peut méconnaître : dans le discours qu’il lui fait tenir, Platon n’a pas voulu se souvenir que les Nuées ont fait de Socrate un contempteur des dieux ; il a mis au contraire au premier plan cette idée que la misère de notre condition est une conséquence de l’impiété, et que, en nous y obstinant, nous aggraverons encore cette misère (cf. p. lx et p. 36, n. 2). Difficilement on trouvera dans l’expression de cette idée un moyen de déconsidérer l’adversaire ; il est plus raisonnable d’y chercher une image intentionnelle de son attitude ordinaire sur ce sujet.

Il n’est que juste enfin d’appeler, une fois de plus, l’attention sur la beauté et l’élévation de l’idée que se fait de l’amour l’Aristophane de Platon. Pour lui, la jouissance sensuelle n’est pas le fondement du véritable amour ; celui-ci réside en une aspiration confuse de notre nature à se répandre hors d’elle-même et à se compléter en communiant de pensée et de sentiment avec un autre être, de façon à devenir en deux personnes une seule âme ; il consiste aussi, une fois qu’une mystérieuse émotion nous a, d’un coup, révélé cette union du cœur, à en sauvegarder sans défaillance la continuation jusqu’à la mort, et même au delà (191 ab, d ; 192 b-e). Le langage dans lequel s’expriment ces idées est d’une force et souvent d’une délicatesse incomparables. En rendant, avec une si haute impartialité, à l’homme qu’il abomine la justice à laquelle cependant il a droit, Platon ne trahit donc pas l’image que nous nous sommes faite d’Aristophane ; loin de la dénaturer, il contribue au contraire, par miracle, à la préciser et à l’enrichir.


Intermède
(193 d-194 e).

Après Aristophane doit parler Agathon. Mais leurs deux discours sont séparés par un intermède de quelque étendue. La raison en est, à certains égards, assez claire (cf. p. li) : Platon a voulu à la fois détacher le discours d’Aristophane et détacher celui d’Agathon ; dans l’ordre des conceptions dépourvues de base philosophique, ils s’opposent en effet distinctement l’un à l’autre. D’un point de vue extérieur tout d’abord, l’un est une expression de la poésie comique, l’autre émane d’un poète tragique. Mais surtout, tandis que le premier manifeste l’imagination concrète la plus riche, alliée à une sensibilité pénétrante et souvent très noble, le second est une construction purement formelle et la mise en œuvre d’une formule rhétorique, un agencement de phrases et de mots, brillant sans doute, mais pauvre de substance. C’est le talent, fait de procédés techniques et d’artifices, en face de l’expansion spontanée d’un génie sans discipline. Platon paraît avoir pensé que le contraste serait mieux senti grâce à un repos de l’attention.

Ce qui, par contre, dans cet intermède se voit moins clairement, c’est la raison de son contenu. Éryximaque se déclare désarmé, car il a écouté Aristophane avec un vif plaisir. Si ce n’était maintenant le tour de parole d’Agathon, puis de Socrate, il se dirait qu’on ne peut mieux parler de l’Amour qu’on ne l’a fait jusqu’ici. À quoi Socrate fait chorus, couvrant de louanges anticipées le discours d’Agathon, qui doit précéder le sien. Au surplus, ces louanges n’ont pas pour but d’intimider l’orateur : comment pourrait-il y songer après l’avoir vu imperturbable en face de la foule des spectateurs, alors qu’une œuvre de lui allait être produite sur le théâtre ? Certes, réplique Agathon ; il n’y a pas de quoi se troubler devant une foule, composée d’imbéciles ; mais un petit auditoire de gens d’esprit est beaucoup plus redoutable ! Sur ce, Socrate proteste qu’il n’a aucun doute sur la « distinction » de son hôte, ni sur sa répugnance à l’égard du vulgaire. Qu’il y réfléchisse pourtant : cette minorité, dont le jugement l’effraie aujourd’hui, ne faisait-elle pas partie de la foule qui l’a applaudi hier ? C’est donc qu’elle est elle-même faite d’imbéciles ! De plus, la question est-elle en vérité de savoir si ceux qui jugent sont peu ou beaucoup ? Le nombre ne fait rien à l’affaire, et une mauvaise action ne cessera pas d’être une mauvaise action, parce qu’émanera d’une foule le jugement qui la déclare être ce que réellement elle est[82]. En résumé, cet intermède, s’il est commandé par le souci de l’effet dramatique, est utilisé pour rappeler quel est l’objet général du débat, et spécialement entre Socrate et Agathon : il s’agit de comparer entre elles deux sortes de savoir, celui des Sophistes ou rhéteurs, et celui du philosophe ; le premier s’attache aux apparences et aux circonstances extérieures, le second vise à connaître ce que valent réellement les choses (cf. p. xxx). Mais il suffit à Platon, de l’avoir rappelé, ou plutôt suggéré : Phèdre veille à l’exécution du programme, il coupe court à ce débat qui, en s’éternisant, risquerait de la compromettre, et il invite Agathon à parler.


Agathon
(194 e-198 c).

De traits épars à travers le Banquet et du discours même d’Agathon se dégage une amusante figure de comédie. On le voit ici dans l’éclat d’une beauté qui, depuis sa jeunesse, est fort admirée (Protagoras, 315 de) et à l’épanouissement de laquelle rendent hommage à la fois Socrate, Alcibiade (174 a, 212 e, 213 c), et surtout, de la façon qu’on sait (193 b fin, cf. e), Pausanias. Il a trente ans environ, et sa victoire, dès la première bataille, réalise les promesses d’une adolescence bien douée (Protagoras, ibid. et ici 173 a, 175 e). Par la fête qu’il offre à ses amis il prolonge en quelque sorte la jouissance de son triomphe. Mais sa joie veut rester élégante et discrète : il tient à paraître un « homme du monde », que son succès intéresse bien moins que le plaisir de recevoir des amis. Sa politesse choisie n’est jamais en défaut, ni dans sa bienvenue au convive qui survient sans avoir été invité (174 e), ni dans la déférence avec laquelle il accueille Socrate (175 cd), ni dans la bonne grâce qu’il met à se laisser, au profit de ce dernier, dépouiller des bandelettes dont Alcibiade l’avait couronné (213 e). Tout au plus lui arrive-t-il une fois de se départir du « bon ton », quand il s’aperçoit que son entretien avec Socrate tourne à sa confusion et qu’il n’est plus en flatteuse posture (201 bc ; cf. p. xxv). Agathon est un « homme de lettres » qui cherche à dissimuler sa vanité professionnelle (194 b) sous les dehors d’un « homme de qualité », une sorte de retournement de ce Critias qui, né grand seigneur, aspirait au renom d’écrivain. Sa double prétention s’étale quand il se déclare incapable de s’abaisser à surveiller des valets, dont il a cependant percé à jour les roueries, et à l’amour-propre desquels il préfère adresser un appel condescendant (175 bc). Tous ces traits suffisent par leur accord à mettre en lumière l’unité du caractère.

Chez Platon les limites d’un persiflage malicieux ne sont point dépassées (par ex. 175 e, 194 a-c, 198 a-c), ni du reste dans la discussion qui suit le discours d’Agathon ou dans le prétendu entretien de Socrate avec Diotime. À l’égard d’Agathon, Aristophane avait eu, dans ses Thesmophories, la dent singulièrement plus dure[83]. À deux reprises (177 d, 193 b), Agathon a été désigné dans le Banquet comme le bien-aimé de Pausanias, et le Protagoras insinue que la chose date de loin (cf. p. XXXI, n. 1) ; quelle que puisse être par conséquent la part de l’exagération comique chez Aristophane, ses allégations relatives aux mœurs efféminées d’Agathon ne sont pas, on le voit, démenties par Platon. Le sujet des Thesmophories est bien connu : Euripide craint que les femmes ne se vengent sur lui de tout le mal qu’il a dit d’elles ; aussi, pour plaider sa cause dans leur assemblée, le jour où elles célèbreront, seules, la fête de Dèmèter et de Corè, a-t-il besoin d’un homme qui puisse se glisser dans leurs rangs sans être reconnu, d’un homme qui ait l’air, le costume et les mœurs d’une femme. Or, qui pourrait, mieux qu’Agathon, remplir cet office (90-92, 184-186) ? À le voir, on le prend pour une courtisane : il porte la robe safranée des femmes, un soutien-gorge, une résille ; il a un bonnet pour la nuit, un châle qu’on voit posé sur son divan ; son miroir est toujours sous sa main. Pourquoi donc alors n’a-t-il pas de poitrine ? pourquoi ce luth, cette lyre, et surtout cette épée ? Est-ce une femme, est-ce un homme ? Ni l’un, ni l’autre ; mais ses vers disent assez ce qu’il est (134-145 ; cf. 249-258) ! Son visage est gracieux ; son teint, blanc ; il est tout rasé, et son rasoir ne le quitte pas ; sa voix est d’une femme ; il est délicat[84] et joli à regarder (191 sq. ; cf. 218-220). Au demeurant, c’est un lâche : malgré tant de titres au rôle qu’Euripide lui destine, il refuse, avec de grands mots, de le prendre pour lui (193-209). Quant à sa poésie, elle est, ainsi qu’il en doit être, l’image fidèle de son caractère ; il a voulu d’ailleurs adapter celui-ci aux sujets qu’elle traite (148-167). Ceux qui l’entendent frissonnent des émotions les plus sensuelles (130-133). Elle est, avec cela, maniérée et sans vigueur : Aristophane en compare la complication étriquée aux couloirs d’une fourmilière, la musicalité vide à un simple gazouillis, ou encore au bourdonnement d’une mouche (100 ; cf. 45, 48). Qu’est-ce pour lui que la composition d’un drame ? une succession de besognes mécaniques : il dresse un échafaudage, il ploie les vers en courbures inusitées, il façonne les uns au tour et assemble les autres à la colle, il forge des maximes, il change les noms des choses, il verse la cire molle, la modèle et l’arrondit, il y coule le métal (53-57). Au reste Aristophane s’amuse à pasticher le style d’Agathon, soit par la bouche de l’esclave qui annonce la venue du Maître, soit en faisant parler le Maître lui-même ou le Chœur qui l’accompagne (39-48[85], 101-129).

Le discours d’Agathon dans le Banquet répond tout à fait bien à la définition ou description que les Thesmophories nous ont données de sa manière de composer et d’écrire. Il est difficile d’imaginer une construction plus artificielle, plus sophistiquée et plus vide. Tout d’abord l’échafaudage est monté, tel que l’exige la formule technique de l’éloge proprement dit, c’est-à-dire de l’encômion (cf. p. xxxii). Mais la vérité est que cet échafaudage est à lui seul tout le discours : tout ce qui s’y ajoute n’est en effet que factice assemblage de mots, collage de pièces et de morceaux, inflexions symétriques de la phrase, fausse poésie, recherche pure de l’effet musical dans le rythme ou la sonorité aux dépens du sens, variations monotones[86], pour ainsi dire sans thème, et qui sont à elles-mêmes leur propre objet, liaisons de pensée qui ne sont que des calembours ou, tout au moins, des à peu près (cf. p. 41, n. 1 ; p. 44, n. 4). Cette fastidieuse virtuosité, cette préciosité ridicule atteignent leur apogée, ainsi que l’observera railleusement Socrate, dans ces « litanies » de l’Amour dont est faite la péroraison (197 de) : des phrases sans verbes[87], un bouquet baroque de froide mythologie, d’épithètes arbitraires, dans lequel la signification est constamment sacrifiée aux faciles satisfactions des antithèses ou de l’allitération. — En somme ce discours se distingue nettement des autres par l’indifférence à l’égard des idées et par le souci exclusif du procédé : l’art qui s’y déploie, c’est celui d’une mécanique fonctionnant à vide. Or l’intention de Platon, en le faisant tel, il ne l’a pas dissimulée : avec sa prose poétique, ses métaphores déconcertantes, son abondance creuse[88], le discours d’Agathon n’est pas seulement un pastiche de la manière et du style de ce poète ; c’en est un de la manière et du style de Gorgias (198 c).

Donner de ce discours une analyse serait sans intérêt : les confusions qui y foisonnent, le caractère arbitraire des qualités dont il dote l’Amour, tout cela sera repris en détail, éclairé ou réfuté, dans la critique qu’en fera Socrate. Peut-être cependant n’est-il pas inutile de mettre en lumière par un exemple un mode d’expression de la pensée, que Platon a considéré comme significatif d’une orientation générale de l’esprit. L’exemple, ce sera le morceau dans lequel Agathon traite ce qu’il appelle la vertu de l’Amour (196 b-197 b). Il est intéressant tout d’abord d’observer que, en rattachant Agathon à l’école de Gorgias, Platon semble rapporter à celle-ci la distinction, qu’il adoptera lui-même et qui deviendra classique, des quatre vertus : justice, tempérance, courage et sagesse ou prudence : c’est en effet cette distribution qui commande tout le morceau[89]. Or, en quoi l’Amour est-il juste ? Être injuste, dit Agathon, c’est faire violence à autrui, être juste c’est le contraire ; mais l’amour ne cède pas à la violence et il ne s’impose pas non plus par la violence ; donc l’injustice n’a pas de prise sur lui et la justice est dans sa nature. Cette argutie verbale est encore surpassée par l’explication de la tempérance de l’Amour : la tempérance consistant à dominer ses passions, et l’amour étant supérieur à toutes les passions, l’amour doit être tempérant ! La raison pour laquelle il est courageux n’est pas moins bizarre : puisque le dieu brave par excellence, Arès, a été vaincu par l’amour d’Aphrodite, c’est qu’Amour est plus brave que lui ; il est donc la bravoure même. Comment prouve-t-on enfin que l’Amour est sage, ou savant, c’est-à-dire qu’il sait produire des œuvres ? D’abord il est poète, étant une de sources les plus abondantes de la production poétique ; ensuite, c’est en lui que réside tout l’art de la génération ; enfin il n’y a pas d’art, pas de technique intelligente, qui ne soit due au désir et à l’amour de quelque bien. — Il est possible que Platon ait voulu forcer la note et qu’il soit responsable de l’excès même de ces calembredaines. Mais une bonne caricature n’est pas une complète altération du réel : on se souviendra qu’Aristophane n’a pas vu la poésie d’Agathon sous un jour très différent, et aussi qu’une pareille fantasmagorie verbale apparaît en plus d’un passage, par exemple, de l’Éloge d’Hélène de Gorgias. Au reste, peut-être est-ce précisément cette union de la déformation caricaturale et de la vérité du portrait que Platon a voulu suggérer, en faisant dire à Agathon, à la fin de son discours (197 e), que celui-ci est un mélange, assez savamment dosé, de sérieux et de badinage.


Conclusion de la première partie
(198 a-199 b).

Le programme du symposion n’est pas achevé, puisqu’il reste encore un orateur à entendre, Socrate. Mais la première partie va se clore : c’est maintenant au tour de la Philosophie de prendre la parole. Auparavant, il faut donc dégager la leçon de cette première partie et lui donner une conclusion. Celle-ci servira en même temps de préface à la deuxième partie du dialogue. — La confiance dans le triomphe prochain de la Philosophie s’y affirme en effet. Il est vrai que c’est sur le mode ironique : les compliments de Socrate à Agathon sont une dérision à l’égard de la culture rhétorique, dont son discours est un parfait échantillon. D’autre part, s’il proteste contre l’opinion trop favorable qu’on se fait de son intervention dans le concours engagé, tous cependant sont déjà manifestement convaincus qu’il gagnera sans difficulté le prix. Sa réputation est faite : il n’est jamais à court d’arguments, et il sort toujours à son honneur des situations les plus inextricables (198 ab ; cf. 223 a et Phédon 88 e sq., 96 ab). En second lieu, nous trouvons ici, en même temps qu’une critique, dont le ton n’est plus celui de l’ironie, du point de vue rhétorique ou sophistique sur la conception de l’éloge, une détermination du point de vue philosophique : autrement dit, la recherche ardente et loyale d’une vérité universelle et éternelle, en face d’opinions individuelles et contingentes, relatives à des circonstances particulières de temps et de milieu, opinions arbitraires et non contrôlées. Qu’ont fait en effet tous les orateurs précédents ? Ils ont, à tout prix, voulu vanter l’Amour, dans ses attributs comme dans ses effets, sans se soucier de savoir ce qui en est réellement ; uniquement occupés d’en faire accroire, autant qu’ils pourraient, à des ignorants. Un simulacre d’éloge, est-ce donc là ce qu’on se proposait ? Si l’on veut de lui un éloge sincère et dont la règle soit de dire la vérité, Socrate est prêt à le prononcer ; à condition encore, toutefois, qu’on ne lui demande pas d’être éloquent selon les règles de l’art, et, sur ce chapitre, de rivaliser avec les autres (198 c-199 b ; cf. 212 bc). Ainsi l’idée funeste de compétition, idée essentiellement sophistique, est écartée : on avait convenu que chacun prononcerait à son tour le plus bel éloge qu’il pourrait (177 d ; cf. 214 c) ; Socrate, lui, fera l’éloge le plus vrai dont il sera capable. Il ne s’agit donc plus de surpasser certaines personnes, au jugement de certaines autres ; il s’agit de se rapprocher réellement de la vérité, autant qu’on le pourra.

Le Ménexène, qui est probablement un peu antérieur au Banquet, contient (234 b-235 d) un développement étroitement apparenté à celui-ci : il s’agit également d’un éloge, l’éloge funèbre des soldats morts à la guerre, et, selon toute probabilité, c’est également Gorgias qui est visé, dans son Épitaphios. Or, par qui et comment sont prononcés des éloges de cette sorte ? Non pas sans apprêt et avec une naïveté sincère, ainsi que, dans notre dialogue, Socrate entend s’exprimer, mais par de savants personnages qui, de longue date, ont préparé leur discours : dans l’éloge, leur habileté est telle que, tandis que, sur la chose dont ils parlent, ils disent ce qui en est tout comme le contraire, ils ensorcellent notre âme par les magnifiques variations que là-dessus ils brodent en mots. Le son de leurs airs de flûte, ajoute Socrate, a pénétré si profondément dans mes oreilles, qu’il me faut trois ou quatre jours au moins pour reprendre mes esprits et savoir où je suis : jusque-là, c’est tout juste si je ne me crois pas dans les Îles des Bienheureux ! Ces gens-là ont d’ailleurs des discours tout prêts, si bien que leurs improvisations n’en ont que l’apparence (cf. p. l). — Mais la comparaison de ces deux passages peut suggérer encore un autre rapprochement instructif. Des discours ainsi conçus sont ceux dans lesquels, suivant l’expression du Phèdre (260 a-c), on loue sous le nom de cheval l’ombre de l’âne, en prétextant que la persuasion naît de la vraisemblance, et non pas de la vérité. Tout d’abord, ajouterais-je, on pourra les croire vrais, mais ensuite on reconnaîtra qu’ils sont faux et qu’il n’y a en eux rien de sain ni de solide. Lorsqu’on aura été ainsi plusieurs fois déçu et trompé, on prendra en haine les discours en général ; on deviendra misologue, comme on devient misanthrope, faute d’avoir appris à en juger et à en user comme il convient, ni avec les discours, ni avec les hommes. Les responsables là-dedans, ce sont aussi les controversistes professionnels, ces hommes dont le talent est, sur un même sujet, de savoir parler pour et contre : « Vois ces gens-là en train de discuter quelque problème : le sens vrai de ce dont on parle, ils n’en ont cure ; mais faire adopter par les assistants leurs thèses personnelles, voilà ce qu’ils ont à cœur. » Ainsi parle le Socrate du Phédon, d’où provient tout ce qui précède (89 c sqq., surtout 90 b-d, 91 a ; cf. 101 e). Or, dans ce dialogue la position du morceau ressemble beaucoup à celle qu’occupe dans le Banquet le morceau que nous étudions. Il fait suite en effet au développement par Simmias et par Cébès de leurs thèses personnelles sur l’immortalité (cf. ce que dit Simmias de la sienne, 92 cd), et il précède la discussion qu’en fera Socrate. On comprend mieux ainsi quelle est ici la signification profonde de ce passage de transition : il a pour objet, moins de critiquer une certaine conception de l’éloge, que de critiquer une attitude de l’esprit. Supposons en effet qu’au lieu d’un éloge de l’Amour le programme du banquet eût comporté un réquisitoire contre l’Amour, et le plus sévère qui se puisse ; avec la même insouciance à l’égard du vrai, ces mêmes hommes auraient aussi bien chargé l’Amour de tous les crimes ; quant à l’auditeur, selon le succès de ses propres amours, il aurait tour à tour jugé vraie ou fausse l’une et l’autre thèse. Comment de là ne naîtrait-il pas un scepticisme désabusé ? Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut parler, ni penser.


Deuxième partie
(199 b-212 c).

En conséquence, avant de discourir à son tour, Socrate a besoin de savoir si, sur certains points, il s’entend bien avec ceux qui vont l’écouter, mais principalement avec Agathon, le dernier qui ait parlé, l’orateur le plus brillant, l’hôte enfin à qui il convient de faire honneur. — Pourquoi cette entente est-elle nécessaire ? Justement pour éviter que la thèse, objet de l’examen, ne soit une imagination arbitraire et proprement individuelle. C’est ce qu’indique le Phédon avec une parfaite clarté (101 de ; cf. les renvois, ici p. 47, n. 2) : la méthode dialectique consiste à éprouver une thèse par l’accord ou le désaccord mutuels des conséquences qu’on en tire, et en vue de la rattacher à une autre plus générale qui sera soumise à la même épreuve, jusqu’à ce qu’enfin on arrive à un principe indépendant, mais duquel dépend tout le reste ; de la sorte on évite de brouiller les conséquences avec ce dont elles sont les conséquences. Il est donc indispensable de déterminer très exactement, tout d’abord, les termes de la question, de savoir si, chez les deux interlocuteurs du dialogue, les mêmes paroles recouvrent bien la même pensée : sans cet accord préalable (homologia), on risque de se fourvoyer dans une controverse stérile, dont la source est un malentendu.


I. Examen dialectique :
1o Socrate
et Agathon
(199 b-201 c).

Cette tâche préliminaire a donc pour objet principal de débrouiller et de clarifier l’énoncé du problème, en purifiant les esprits de préventions ou de confusions inaperçues ; mais l’examen critique ne peut manquer de mettre en lumière quelque résultat positif. L’entretien avec Agathon n’est qu’une partie de cette tâche préliminaire, et elle se poursuit, pour les raisons qu’on a dites (cf. p. xxv et p. lxv), dans l’entretien prétendu de Socrate avec Diotime ; jusqu’au moment (207 a) où, le problème étant éclairci et le schéma d’une conception dégagé, Socrate pourra, par la bouche de Diotime, faire désormais, ainsi qu’il l’avait annoncé (199 b fin), une exposition continue de sa théorie de l’Amour.

La division, introduite par Agathon, de la nature de l’Amour, avec ses attributs, et ensuite de ses œuvres, peut être conservée (cf. 201 e). Elle le sera au moins pour la commodité de l’examen, car, il faut en convenir, le ton sur lequel Socrate parle de cette mirifique invention a un fort parfum d’ironie. Ceci dit, il est un premier point sur quoi Socrate a besoin de savoir s’il est d’accord avec Agathon. La question, sur laquelle on a beaucoup disputé, me paraît être, en substance, celle-ci : la nature de l’Amour veut-elle, interroge Socrate, qu’il soit amour de quelque chose, ou bien peut-il n’être amour de rien ? autrement dit, l’amour est-il un corrélatif et a-t-il un corrélatif, ou bien peut-on l’entendre absolument et sans rapport à un objet ? La question est générale : cet objet doit donc être le corrélatif tout à fait indéterminé (τινός d 2, de quelque chose) d’Amour, l’objet en général de l’amour en général. Et c’est pourquoi Socrate priera Agathon (200 a) de faire, pour le moment, abstraction de l’idée qu’il a sur l’objet propre et déterminé de l’amour (cf. p. 48, n. 1). Par conséquent, si l’on détermine ou particularise cet objet, en comprenant que la question est de savoir si l’amour est amour d’un père ou bien d’une mère (τινός d 3, d’une certaine personne), par là d’abord on fait de la corrélation elle-même quelque chose de contingent, car il peut arriver qu’on n’aime pas son père ou sa mère, tandis qu’il y a nécessairement amour de ce que précisément on aime (voir la formule de 200 a 3) ; en second lieu, c’est l’objet lui-même qui devient alors contingent, car il n’y a pas de raison pour que l’objet de l’amour soit ceci plutôt que cela, tandis que nécessairement l’objet de l’amour est toujours ce qui est aimé, indéterminément. Si la question était en effet de savoir si l’amour est amour d’un père ou d’une mère, plutôt que d’un cheval ou d’une statue, ce serait une question risible[90]. En réalité, la question est du même genre que celles-ci : « Père est-il père absolument, sans être père d’enfants ? » « Frère est-il frère absolument, sans l’être de frères ou sœurs ? » Ces exemples mettent en pleine lumière, et le rapport de corrélation, et la généralité de ce rapport dans le cadre de la corrélation envisagée. Ainsi donc l’Amour, est amour de quelque chose : c’est un relatif, et on ne peut, comme on l’a fait jusqu’à présent, parler de l’Amour absolument, c’est-à-dire indépendamment de sa relation à ce dont, quoi que ce soit, il est précisément amour (199 c-e ; cf. 200 e). — Voilà le premier point : une première équivoque a été dissipée, et tout le reste en découle.

Ce point acquis, nous passons à un autre qui en dépend et qui, pour la suite de la discussion, est d’une importance peut-être encore plus manifeste. — L’amour désire-t-il, ou non, l’objet quelconque dont il est amour ? Oui. Le désire-t-il en tant qu’il le possède et pendant qu’il le possède ? Forcément non. Et il n’y a pas là un simple postulat qu’on puisse, comme voudrait le faire Agathon, concéder par grâce à celui qui interroge : c’est une nécessité. Donc, si l’amour désire ce dont il est amour, c’est que cela lui manque ; au contraire, s’il l’a, il ne le désire pas, comme le montrent assez des exemples empruntés à l’expérience commune (200 ab ; cf. e). Peut-être objectera-t-on cependant, pour infirmer la nécessité dont il s’agit, que cette même expérience témoigne qu’on désire souvent ce que l’on a. C’est que le langage de l’expérience est ambigu, et c’est cette ambiguïté qui a empêché Agathon d’apercevoir du premier coup la nécessité du principe. Elle doit donc être, à son tour, dissipée (cf. p. 49, n. 1). Or celui qui possède un bien ne peut pas faire qu’il ne l’ait pas dans le moment où il le possède : comment alors pourrait-il le désirer ? Ce qu’il désire réellement, c’est posséder encore dans l’avenir le bien qu’il a dans le présent ; autrement dit, il souhaite que, par la suite, son présent lui soit encore présent. Mais, tandis que son présent s’impose en quelque sorte à lui, il n’est pas maître de son avenir. Donc, en désirant rester ce qu’il est et garder ce qu’il a, il désire quelque chose dont il est dépourvu. Ainsi, bien loin d’infirmer le principe, ce témoignage de l’expérience le confirme au contraire (200 b-e).

Platon a de la sorte, par une analyse serrée qui épluche le langage en vue de la clarté et de la distinction dans la pensée, établi deux principes sur la base d’un consentement vraiment libre, libre en tant qu’incapable de se refuser à l’évidente nécessité du vrai. Ces deux principes sont solidaires l’un de l’autre. Que ce soient, en effet, ceux de toute la théorie de l’Amour, on n’en peut douter, en considérant de quelle façon il les détache (200 e) avant d’en déduire les conséquences communes, qui seront ensuite progressivement approfondies. Tout à l’heure on considérait l’amour en relation à son objet, mais en général et indéterminément. Maintenant on va envisager l’objet déterminé qui lui a été attribué incidemment par Agathon (197 b), et dont Socrate lui demandait d’abord de faire provisoirement abstraction (200 ab, déb.) : il a admis en effet, comme chose évidente, que l’Amour a pour objet la beauté. Dès lors il va aussitôt se trouver en contradiction avec lui-même[91]. Si en effet l’Amour est amour de la beauté, il la désire, et, s’il la désire, c’est que, ainsi qu’Agathon l’a accordé sans faire de réserve pour ce point particulier (200 b, e), il doit en être dépourvu. Il a donc eu tort, de son propre aveu, de croire et de dire (195 a-196 b) que l’Amour est beau. — Bien plus, s’il est vrai que bon et beau soient des qualités qui se réciproquent, l’Amour, n’étant plus beau, ne sera pas davantage bon. Ainsi s’effondre d’un seul coup le fragile édifice qu’à la gloire des vertus de l’Amour avait élevé Agathon : est-ce donc à voiler tant de confusions et de contradictions que doit servir l’art de la parole ? Battu et malcontent, le rhéteur-poète s’en prend à son interlocuteur philosophe. En lui il ne veut voir qu’un controversiste par trop retors ; mais il se trompe : c’est à la vérité, dialectiquement établie, c’est-à-dire reconnue d’un commun accord, que l’art des vraisemblances, la rhétorique, est forcée de rendre les armes (201 a-c ; cf. p. 50, n. 4).


2o Socrate et Diotime
(201 d-207 a).

C’est alors que Socrate, pour ne pas envenimer au cœur de son hôte cette cruelle blessure d’amour-propre, se suppose lui-même mis en quelque sorte à la question (cf. l’expression de 201 e 2), au lieu et place d’Agathon, par Diotime, la prêtresse de Mantinée (sur celle-ci, voir p. XXII sqq.). Le subterfuge de cette substitution exigera, bien entendu, que le début de l’entretien de Diotime avec Socrate résume celui de Socrate avec Agathon. Mais voici bientôt une question qui va engager l’examen dans une voie décisive. — De ce que l’Amour n’est point beau, s’ensuit-il qu’il soit nécessairement laid ? Entre ces deux extrêmes : savoir totalement, c’est-à-dire être capable de donner des raisons justificatives de ce qu’on affirme ou de ce qu’on nie, et ignorer totalement, il y a, selon l’expression du Phédon (89 e-90 b), un entredeux. Mais ici, au lieu de considérer cet entredeux universellement, Platon n’en considère qu’un seul cas et même sous un seul de ses aspects : l’opinion, le jugement qui se trouvent d’aventure être vrais, c’est-à-dire tels que le savoir les proférerait, mais dont on ignore pourtant la raison ou les raisons qui pourraient les justifier. Il néglige donc le jugement faux, l’opinion erronée, qui, elles aussi cependant, sont des intermédiaires entre la connaissance intégrale et l’absence intégrale de connaissance (cf. par ex. Sophiste, 263 b), et c’est en effet le vulgaire qui confond erreur et ignorance (cf. Théétète, 170 b). Mais on comprend qu’il les ait négligés ici. C’est justement parce que l’Amour, ainsi qu’il va le dire, peut, sans être absolument bon, n’être pas pour cela radicalement mauvais ; or c’est de la conception de l’Amour très beau et très bon que l’on est parti, à la suite d’Agathon-Socrate ; il est donc naturel de choisir un intermédiaire plus voisin de cet extrême que de l’extrême opposé. De toute façon, l’Amour est une nature mixte : le laid s’y mêle au beau et le mauvais au bon (201 e-203 b).

Comment accorder cela avec la croyance, universellement acceptée, que l’Amour est un grand dieu ? Ce sont les doléances de Phèdre (177 a-c) sur notre négligence à lui payer notre juste dette d’hommage, qui ont déterminé le programme du banquet. Chacun des cinq orateurs précédents s’est conformé à cette croyance, quitte à distinguer, comme Pausanias et Éryximaque, entre le vrai dieu et son image dénaturée. Et pourtant il y a lieu de soumettre une telle notion à un examen critique attentif ; de se demander si elle est acceptée par les juges compétents en même temps que par ceux qui n’y entendent rien ; d’examiner, en d’autres termes, si l’universalité qu’on lui attribue n’est pas tout apparente (cf. p. 52, n. 2). Or, quiconque aura accordé que, si l’Amour est amour du beau et du bon, ce sera seulement à condition d’être dépourvu du beau et du bon, s’interdira par là-même d’attribuer à l’Amour la béatitude, laquelle est cependant essentiellement inhérente à la nature divine. Donc l’Amour n’est pas un dieu. — Toutefois, par analogie avec les cas précédents, on ne le rejettera pas pour cela vers l’extrême qui s’oppose à « immortel », et on n’en fera pas un simple mortel : il est un être intermédiaire entre le dieu et l’homme, c’est-à-dire un démon, et grand entre tous ses pareils. Or, précisément, la fonction des démons est une fonction de synthèse : elle est en effet d’unir l’un à l’autre deux domaines séparés ; s’ils n’étaient pas là pour combler le vide entre ces deux domaines, le Tout n’aurait pas d’unité. C’est ainsi que, d’après le Timée (41 c), le Tout ne serait pas le Tout sans la fabrication, par les Sous-Démiurges, de vivants mortels, dans lesquels une semence d’âme immortelle et divine provient du Démiurge supérieur ; et cette sorte d’âme est elle-même un démon (90 a). En raison de leur rôle de médiateurs, les démons sont les interprètes et les messagers des dieux à l’égard des hommes, et des hommes à l’égard des dieux. Les prophètes et devins sont des hommes en qui il y a un démonisme, qui leur permet de pénétrer les secrets de la volonté des dieux ; de même les magiciens et sorciers dans leur action sur les forces de la nature ; de même encore les inventeurs de génie doivent leurs trouvailles à une révélation divine, mais c’est un démon qui la leur a transmise (202 b-203 a)[92].

Avec l’application à l’Amour de la théorie des démons, nous sommes dans le domaine du mythe : représentation du rapport qui existe entre les hommes et les dieux, représentation de la structure de l’univers (cf. p. xxiv). De ce mythe physico-théologique il est donc naturel que nous passions à un mythe théogonique, celui de la naissance de l’Amour : représentation de sa nature comme une synthèse des caractères de ses deux générateurs, synthèse à laquelle contribuent en outre l’occasion, les circonstances et le lieu même de leur rencontre. Le père de l’Amour est Expédient (Poros)[93], qui est lui-même le fils d’Invention ou Réflexion (Mètis). Sa mère est Pauvreté (Pénia). L’occasion qui, d’une façon imprévue, a rapproché celle qui manque de tout et celui dont l’ingéniosité industrieuse réussit à tout gagner, c’est le banquet par lequel les dieux ont célébré la naissance d’Aphrodite, et où Expédient, qui n’est pas un dieu, a été invité. Voici maintenant pour les circonstances et le lieu de l’union : l’invité du banquet divin s’y est enivré, sans doute faute d’être habitué à boire le nectar ; il s’est retiré dans le jardin de Zeus pour y cuver son ivresse, et il s’y est endormi. Pauvreté, qu’on n’a point invitée, se tient en mendiante sur le seuil qui sépare du jardin la salle où l’on a festoyé, espérant attraper quelques reliefs du régal. Elle voit Expédient endormi, et elle a l’idée que, en s’unissant à lui à la faveur de ce sommeil, elle y gagnerait un soulagement à sa misère. C’est ainsi que fut conçu le démon Amour (203 a-c). — Sur les interprétations qui ont été données, dans l’antiquité surtout, du symbole contenu dans ce mythe je ne puis m’étendre ici[94]. Elles dépassent d’ailleurs de beaucoup le cadre où s’insère le mythe, et, si l’on doit se permettre de reculer l’horizon du Banquet, présentement au moins cette liberté serait prématurée. Pauvreté, dirons-nous seulement, c’est la déficience de notre nature, ce qu’il y a en elle d’indigent et de borné, ainsi que le besoin de ce qui lui manque. Expédient, fils de Sagesse, c’est au contraire, pour cette même nature, la possibilité perpétuelle de satisfaire ses aspirations par l’essor de la pensée ; ce sont ses ressources intérieures, ce qui lui permet indéfiniment de s’élever et de se répandre. Mais ces satisfactions la grisent, parce qu’elles sont d’un autre monde et parce qu’elle ne les goûte qu’exceptionnellement. Pauvreté cependant désire s’unir à Expédient, parce que, dans la richesse fécondante d’une partie de notre nature, l’autre partie espère se féconder et s’enrichir. Si Pauvreté profite du sommeil d’Expédient pour réaliser son désir et avoir un enfant de lui, c’est que, une fois éveillée, notre grandeur refuserait de s’unir à notre misère, tandis que, dans l’Amour, produit de l’union ainsi obtenue, les deux opposés se fondront en un seul être : l’un y gagnera tout ce que l’autre y perd ; mais celui-ci même y trouve encore son compte, puisqu’ainsi il reçoit une limitation qui refrène l’excès de ses ambitions, qui le force à rester à la place que lui fixe la hiérarchie universelle des êtres, qui l’arrache enfin à l’ivresse engourdissante de la boisson des dieux[95]. Le jardin de Zeus, dans lequel a été conçu l’Amour, c’est l’être vivant, l’être humain principalement, dans lequel le besoin s’unit à l’ingéniosité pour créer l’amour, habile à posséder ce qu’il convoite. Enfin, s’il a été conçu le jour où naissait Aphrodite (cf. p. 54, n. 3), c’est que l’éveil de l’amour est dû à la révélation de la beauté[96].

Le développement qui suit l’exposition du mythe en détermine d’ailleurs exactement la portée. Il montre en effet, contrepartie des litanies de l’Amour chez Agathon (197 de), que la nature de l’Amour est entièrement faite de contrastes solidaires et est, par suite, double, contradictoire et instable, dans son unité actuelle et dans son équilibre mouvant. Par là, on le voit immédiatement, cette conception s’oppose à celles de Pausanias, pour qui il existe deux amours dont l’un est stable et constant, et d’Aristophane pour qui l’unité est un état passé et aboli, que l’amour s’efforce ensuite de rétablir dans le présent. Cette conception est d’abord envisagée en général. Que doit l’Amour à son ascendance maternelle ? De n’être, contrairement à ce que disait Agathon (cf. aussi 204 bc), ni beau, ni délicat, ni propre, ni raffiné, ni soucieux de confortable (cf. p. 55, n. 2), mais d’être tout l’opposé. Que doit-il à son ascendance paternelle ? D’être toujours en quête de ce qui est beau et bon, d’être hardi et infatigable, inventif et industrieux, passionné de savoir, c’est-à-dire acharné à philosopher, et non pas savant comme le voulait encore Agathon (196 de), charmeur au sens plein du mot, à la façon d’un magicien, et créateur d’illusion, à la façon d’un Sophiste[97]. Voilà, en quelque sorte, sa détermination statique. Sous son aspect dynamique, autrement dit dans son devenir et dans la façon dont il traduit et développe sa nature, celle-ci se révèle encore contradictoire et n’étant ni d’un mortel, ni d’un immortel ; car tour à tour il est plein de vie, puis mourant ; mais voici bientôt qu’il ressuscite dès que l’hérédité paternelle reprend l’avantage ; puis c’est le naturel de sa mère qui reparaît, et il perd aussitôt tout ce qu’il avait gagné ; si bien que, en fin de compte, sa richesse n’est pas plus essentielle et durable que ne l’est sa pauvreté (203 c-e).

La conséquence la plus importante de cette dualité de nature, c’est que l’Amour est philosophe. À la vérité, d’après ce qui a été dit un peu plus haut (203 d fin), on pourrait penser que ce n’est pas un effet de sa complexion synthétique, mais bien d’un seul des facteurs de cette complexion, le naturel de son père. Cependant, après le développement par lequel Platon explicite sa pensée, il ne saurait y avoir aucun doute à cet égard : l’ignorance, mais accompagnée de la conscience de cette ignorance, bref un état intermédiaire entre l’ignorance qui s’ignore et le savoir qui s’est satisfait, voilà ce qui fait le philosophe, l’homme qui désire acquérir un bien dont il est dépourvu : le savoir. — Mais cet apparent désaccord est-il une négligence ? Il n’en est rien, semble-t-il. En effet l’acharnement particulier que, de par son père, l’Amour met à philosopher est rapproché de ses talents de sorcier et de sophiste. Cet acharnement signifierait donc l’impatience de savoir, la curiosité spontanée, universelle, aventureuse et sans règle, plutôt que le désir réfléchi de savoir se fondant sur la notion précise de ce que nous ignorons : un élan passionné, plutôt qu’une conscience de notre misère où nous puiserions l’envie de nous en délivrer. Le Phédon, qui fait une si grande place aux notions d’affranchissement et de purification, est tout imprégné de cette seconde conception de la philosophie (par ex. 82 d-83 b), tandis que la première est critiquée dans la République (V 475 cd). Au surplus, la vraie philosophie ne se fonde-t-elle pas, Platon l’a maintes fois répété, sur l’examen critique, par lequel on prend conscience du peu que l’on sait ou que l’on est ? Or, c’est précisément sur cette idée qu’il insiste ici (204 a, 4-7) : puisqu’il a été établi d’un commun accord que l’Amour ne peut être amour que de ce dont il se sait ou se croit dénué (cf. 200 a-e), la conscience de son dénûment en fait de savoir est, pour le tourner vers le savoir et le faire philosophe, aussi nécessaire que l’élan spontané dont il tend vers les belles choses (203 e-204 c). En d’autres termes, ce n’est pas assez du mouvement qui, d’instinct, porte vers l’objet aimable la partie la plus généreuse de notre nature ; pour rendre celle-ci aimante et pour la faire amour, il faut encore l’absence sentie de cet objet.

L’examen dialectique va porter maintenant sur le rôle et l’œuvre de l’amour dans la vie humaine. Il s’attache tout d’abord, en liaison avec l’idée exprimée à la fin du morceau qui précède, à déterminer ce que représente pour le sujet aimant l’objet de son amour. Jusqu’à présent la formule d’Agathon a été acceptée : l’objet de l’amour, c’est la beauté (cf. p. 55, n. 1). On va commencer à en examiner la valeur et la portée. Or il semble bien que la formule dont il s’agit ne se suffise pas à elle-même : avoir les belles choses pour objet de son amour a en effet, à son tour, un objet ; posséder les belles choses n’est qu’un moyen en vue d’une fin. Mais, une fois le problème ainsi posé, on s’aperçoit qu’il n’est pas possible de le traiter sans certaines explications préalables. Aussi se contentera-t-on d’en préciser la signification en le transposant dans le plan du bon : avoir les choses bonnes pour objet de son amour est un moyen pour obtenir le bonheur. Mais après cela il n’y aura plus rien à chercher au delà, car le désir du bonheur s’applique à une fin dernière (204 c-205 a). Mais, justement, la transposition effectuée va permettre, en deux étapes, de dire ce que signifie effectivement l’amour pour les hommes qui l’éprouvent. La première étape consiste à déterminer, d’une façon très générale, ce qu’ils ont en vue ; la seconde, à spécifier l’objet propre de l’amour, envisagé dans une acception plus restreinte.

a. On peut poser en principe qu’il n’y a pas d’homme qui aime autre chose que ce qui est, ou lui semble être[98], bon pour lui, avec le désir, d’abord d’avoir cela à lui, et ensuite de le garder toujours. Ceci résulte de ce qui a été accordé antérieurement, soit par Agathon à Socrate (200 a-e)[99], soit par Socrate à Diotime (202 c). Toutefois le mot « aimer » est ainsi employé dans une acception très large, alors que, de fait, nous en faisons ordinairement un usage plus restreint. Au lieu de profiter, comme justement l’a fait Agathon[100], de cette ambiguïté du langage pour créer une confusion, il faut dissiper cette ambiguïté. Ainsi le mot « poésie », signifiant en grec tout acte de création, par lequel on donne l’existence à quelque chose qui n’existait pas, peut être appliqué à tous les arts, et le mot « poète » à tous ceux qui les exercent ; en fait, néanmoins, ces mots ne sont appliqués qu’à l’art de composer en vers et à ceux qui pratiquent cet art. De même, quoiqu’on puisse entendre le mot « amour » dans le sens très large où on vient de le prendre, néanmoins on ne dit pas d’un financier, d’un athlète, d’un philosophe, attachés pourtant chacun à ce qu’il aime comme à son bien, qu’ils sont des « amoureux ». C’est donc que, dans un cas comme dans l’autre, et parallèlement, le terme générique a fini par être réservé à une partie seulement du genre. On doit noter avec soin cette particularité sémantique, sans abandonner pour cela le principe posé au début. Bien au contraire, on le maintiendra à l’encontre de la théorie d’après laquelle l’amour consisterait à chercher la moitié de soi-même : ce qui est la conception d’Aristophane. La théorie dont il s’agit laisse en effet subsister une équivoque : elle oublie de dire que cette recherche ne peut avoir pour objet une partie de nous-mêmes, et aussi bien le tout, que si cet objet est tenu pour bon (205 a-206 a).

b. Puisque, à tous ceux qui « aiment » l’occupation principale de leur vie, on ne donne pas indistinctement le nom d’ « amoureux », il faut se demander à quelles gens, et dans quelle application de leur activité, conviendra cette dénomination spécifique. Ce sera le moyen de préciser la formule dont on a entrepris l’examen et de dire par rapport à quoi la beauté est l’objet de l’amour. Ici des résultats commencent à se dégager de la discussion dialectique, et, dès à présent, ils affectent le ton d’une révélation qui exigerait, pour qu’on en devinât le sens, une initiation préalable (206 b fin). Bien que celle-ci fasse encore défaut, un aperçu de ce que doit être la révélation sera brusquement offert (cf. p. 69, n. 2) : l’objet de l’amour, prononce Diotime, c’est d’enfanter dans la beauté, et selon le corps et selon l’âme. Ainsi, ce qui n’était dans la bouche d’Agathon (cf. 197 a déb.) qu’un jeu de mots, devient une explication : l’amour (c’est-à-dire l’amant, 204 c) est créateur, il l’est dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre physique, et, dans celui-ci même, par la reproduction de l’espèce, s’affirme ce qu’il y a de divin dans sa nature synthétique, un effort pour s’immortaliser (cf. 207 ab, 212 cd). Cette puissance de créer, qui définit sa fonction, dépend de l’existence en tout homme d’une fécondité naturelle ; dans le temps voulu, cette fécondité demande à se manifester, soit par la génération qui en transmet le germe, soit par l’enfantement qui met au jour, et cela, comme on vient de le voir, dans un ordre ou dans l’autre. Au voisinage de la beauté, c’est-à-dire de l’aimable, cette fécondité, impatiente de féconder ou de produire, sent avec des transports inouïs qu’elle le pourra facilement et avec succès ; que, au contraire, dans ce qui est laid et sans harmonie, étranger par conséquent au caractère divin de la tendance qui l’y pousse, elle ne réussirait pas à engendrer, ou n’enfanterait que dans la douleur. Or, produire ainsi hors de soi, par l’esprit ou par la chair, une existence dans laquelle on se continue, c’est le seul moyen de s’immortaliser que possède un être mortel. De la sorte, la détermination spécifique de l’amour rejoint la détermination générique sur laquelle l’accord s’était établi (cf. 206 a) : l’amour proprement dit, dont l’objet est d’enfanter dans la beauté selon le corps et selon l’âme, et ainsi de se rendre immortel autant que le peut un mortel, cet amour est bien une forme particulière du désir général de posséder le bon et de le posséder perpétuellement (206 b-207 a ; cf. p. 60, n. 1). — Le rapport de ce développement avec la « maïeutique » du Théétète est évident. Mais faut-il considérer cette dernière comme une application d’un symbole proprement socratique ? Celui-ci serait alors la source de la conception du Banquet. Ou bien, ce que je crois, doit-on y voir un symbole créé par Platon lui-même, en conséquence de cette conception et en harmonie avec elle ? Toujours est-il que la « maïeutique », art d’accoucher, non des corps, mais des âmes, de mener au terme le fruit dont elles sont grosses, de reconnaître ce qu’il vaut, art aussi de s’entremettre pour favoriser des unions qui ne soient point stériles, est apparentée étroitement à l’analogie qui s’institue ici entre la fécondation, la gestation, la parturition du corps, et celles de l’âme[101]. Si, d’autre part, la « maïeutique » est solidaire de la théorie de la réminiscence, peut-être n’est-il pas illégitime de se représenter cette fécondité, innée à tout homme, dont nous parle le Banquet, comme étant précisément l’obscure possession par l’âme de semences de savoir et de vertu, qu’elle doit à sa parenté originelle avec les essences intelligibles[102]. C’est un point qui s’éclaircira par la suite.


II. Discours de Diotime :
1o Explications préparatoires
(207 a-209 e).

Ainsi qu’on l’a déjà dit (p. lxxiii ; cf. p. 62, n. 2), un changement de méthode s’accomplit ici, et, en partant du résultat auquel l’examen dialectique nous a conduits, nous pourrons, rien qu’en explicitant et en développant ce résultat, pénétrer le sens profond de la fonction de l’amour. Corrélativement, nous déterminerons les étapes par lesquelles doit passer l’âme amoureuse pour réaliser en elle-même la plénitude de cette fonction. Le passage de la forme dialoguée au discours continu se fait sans heurts : l’exposé sibyllin de la conception générale (206 b sqq.) se poursuit en effet par une analyse, sur un ton plutôt doctoral, d’exemples concrets qui s’appliquent à chacun des éléments de cette conception et qui lui servent de commentaire. C’est l’instruction qui, appliquée au thème grandiose tout à l’heure proposé à ses méditations, va préparer le néophyte à recevoir l’initiation parfaite. Le mouvement lyrique, interrompu par cette analyse concrète, reprend alors, parce qu’alors on a la possibilité de revenir utilement au thème de la fécondité créatrice, en particulier dans l’ordre spirituel (208 e sqq.). Aussi vibrant que dans le morceau qui couronnait la discussion dialectique, il manifeste pourtant un souci plus net de marquer avec précision les moments de son évolution propre. En tout cela il n’y a rien qui doive surprendre : ni d’abord le dogmatisme didactique, ni ensuite le lyrisme, avec l’usage constant de la langue poétique et de la phrase métrique, y compris même des vers ou bouts de vers qui ne sont peut-être pas des citations (cf. p. 64, n. 4). Ce sont autant d’exigences de la fiction adoptée : Diotime doit faire figure de Sophiste, enseignant du haut de sa chaire, et elle doit aussi tenir le langage d’une prophétesse inspirée (cf. p. xxvi et p. 60, n. 3). Enfin Platon se propose probablement, pour une part, de pasticher la manière d’Agathon.

a. Nous nous étions arrêtés sur cette idée que l’objet final de l’amour est la perpétuité dans la possession du bon, la continuation de notre existence et, pour bien dire, l’immortalité. D’où vient, se demandera-t-on maintenant, que l’amour ait un tel objet ? C’est qu’il existe au plus profond de la nature de l’être vivant, bête aussi bien qu’homme, une tendance de la nature mortelle à se perpétuer et à s’immortaliser autant qu’elle le peut. Au surplus, la synthèse de ces deux contraires, qui est un caractère essentiel de l’Amour et en fait un démon, résulte de toute la suite ; des propositions sur lesquelles l’accord s’est fait antérieurement (cf. p. 63, n. 1). Autrement, comment expliquer chez les bêtes l’état, véritablement anormal, où on les voit au moment de la reproduction et pour tout ce qui touche à l’élevage et à la protection de leur progéniture ? Alors en effet elles abdiquent l’instinct de la conservation ; elles s’exposent à perdre leur vie individuelle pour que la vie de l’espèce se réalise ou soit sauvegardée. Une telle abnégation, explicable, dit-on, chez l’homme par un vouloir réfléchi (cf. p. 62, n. 3), est incompréhensible chez les bêtes, si l’on n’admet en elles un instinct assez fort pour abolir, au moment des amours, l’instinct qui pousse l’être à se conserver soi-même. Or, c’est précisément cette même tendance à se perpétuer dans un être nouveau et distinct de celui auquel il doit d’exister, que l’on a déjà rencontrée chez l’homme (principalement 206 cd). Enfin, cette tendance est si profondément inhérente à la nature du vivant, qu’elle se manifeste jusque dans sa vie individuelle : de la naissance à la mort, sans cesse nous devenons autres dans toutes les parties de notre corps, tout en demeurant nous-mêmes ; bref nous nous renouvelons incessamment, et ce qu’on appelle l’identité de la personne n’est que la série successive de ces renouvellements incessants (207 a-e). — Mais, puisque cette tendance à produire de l’existence concerne l’âme aussi bien que le corps, on montrera que la vie de l’âme comporte à son tour un pareil renouvellement dans son identité apparente ; nous sommes toujours nouveaux : dans notre caractère comme aussi dans nos opinions, dans nos connaissances, dans nos penchants et nos émotions, ceci s’éteint pour faire place à cela, qui en naît. De même pour chaque connaissance isolément : son unité individuelle est en réalité une suite discontinue d’êtres successifs de connaissance ; une connaissance naît, elle survit quelque temps à l’état de souvenir, mais le souvenir même en serait oublié, si l’étude ne venait créer un jeune souvenir à la place du vieux qui se mourait, et ainsi assurer son salut à l’individualité de cette connaissance (207 e-208 b).

On voit donc par quel artifice participe à l’immortalité toute existence mortelle, de quelque sorte qu’elle soit : c’est au moyen d’une génération. Cette génération, de mille façons diverses, à l’être usé en substitue incessamment un autre, pareil à lui, appelé à prendre sa place et à subsister après lui : repousse à laquelle il ne peut manquer de porter intérêt puisque cet autre lui-même le prolonge au delà de lui-même (208 b). — On retrouve ici, sous un autre aspect, le « cercle des générations », emprunt à la tradition orphique par lequel le Phédon motivait l’espoir du philosophe en l’immortalité de nos âmes : vivre, mourir, être mort, renaître, revivre, jamais ne s’arrêtera cette révolution ; si elle s’arrêtait et ne revenait pas sur elle-même après la mort, il y aurait longtemps que la vie n’existerait plus (surtout 71 a-72 a). Il faut donc, pour conserver son essence à la nature mortelle, qu’il y ait en elle et, comme l’enseigne notre dialogue, par l’amour qui est synthèse, une tendance à s’immortaliser au moyen de la génération. Mais, ajoute le Banquet (208 b), il y a une autre façon de participer à l’immortalité, qui est celle des êtres divins : ce n’est plus une participation fondée sur l’artifice d’un renouvellement ; c’est une participation réelle et l’identité permanente d’une même existence (cf. p. 64, n. 2). Or, ici encore, ne rejoignons-nous pas le Phédon ? Les Saints, les Purs, les vrais philosophes, jouiront après la mort de la félicité divine, aussitôt que, définitivement affranchis de toute solidarité avec le corps, ils seront sortis du « cercle des générations » (81 a, 114 c ; cf. 69 cd, 83 de). Ayant acquis de la sorte une immortalité aussi réelle que celle des dieux, ils seront donc parvenus, se dira-t-on, à ce terme de l’amour dont il sera bientôt parlé et où s’achève son effort pour réaliser son objet. Devrons-nous supposer que l’amour s’évanouit alors ? De nouveau la question se posera, mais sur des données plus complètes, lorsque Platon nous aura conduits jusqu’à ce terme. Il suffisait maintenant de l’avoir indiquée.

La démonstration se poursuit avec de nouveaux exemples. Qu’on se rappelle ce qui a été dit (207 ab) de l’état anormal où l’amour, et tout ce qui s’y rattache, met les bêtes, et l’observation, alors simplement indiquée, que chez les hommes on se représente au contraire des actes analogues comme les effets d’une intention réfléchie. Or, si l’on envisage tous les actes déraisonnables auxquels conduit l’ambition de se faire un nom (cf. p. 64, n. 3) et de survivre éternellement dans la mémoire des hommes ; si l’on envisage tous les dévouements extraordinaires qui vont jusqu’au sacrifice de la vie, alors on se rend compte que la réflexion n’y est pour rien. Ce que souhaitent ces gens-là, sans qu’ils y pensent, c’est que leurs mérites soient « connus de toute la terre et même des gens qui viendront » quand, eux, ils ne seront plus[103]. En d’autres termes, ce qui les fait agir, c’est encore la même aspiration, non moins instinctive que chez les bêtes, vers l’immortalité (208 b-e). — Ainsi s’achève l’étude des divers faits qui attestent cette aspiration. Ils ont illustré, tant dans l’intérieur même de l’agent que dans ses rapports avec autrui, amis, parents, compatriotes, postérité, les énigmatiques vaticinations de Diotime (cf. 206 b-207 a). Maintenant il est possible d’en comprendre la signification et d’en marquer la portée.

b. Ce qui suit est donc un retour au thème de la procréation et de l’enfantement dans la beauté, selon le corps et selon l’âme. Sur l’aspect corporel c’est assez d’une indication : ce que nous aimons dans la descendance que nous nous donnons, c’est la conservation de notre nom, de notre réputation, la prospérité du groupe familial. Mais la fécondité de l’âme est singulièrement plus intéressante, à la fois parce que les effets en ont une bien plus grande étendue et aussi parce que la semence qu’elle répand est d’un ordre infiniment plus élevé, puisque c’est la pensée. Trois formes de cette fécondité sont d’abord envisagées : création d’œuvres poétiques ; inventions bienfaisantes dans les arts ; enfin, et surtout, institution de lois qui régleront et administreront, avec sagesse et justice, la vie d’un État ou de tout autre établissement. En second lieu, après ces formes générales d’activité, on considère plus particulièrement des activités individuelles (cf. p. 65, n. 2) : un éducateur qui n’est pas nommé, de grands poètes, Homère, Hésiode, de grands législateurs, Lycurgue, Solon (208 e-209 e). — Il est bien inutile de s’attarder à montrer que l’hommage ici rendu aux poètes qu’honore la tradition ne représente pas le point de vue propre de Platon ; ou que, inversement, ses préoccupations sociales et politiques se traduisent dans ce qui est dit des législateurs. Beaucoup plus important est le premier morceau (209 bc), celui qui concerne l’éducateur. En apparence il est dans le ton des deux autres. Bien plus, s’il n’était spécifié sans équivoque (209 a) que la fécondité dont il s’agit est purement spirituelle, ce morceau sur l’amant éducateur semblerait procéder d’une intention analogue à celle qu’exprimait Pausanias (cf. 184 b-185 b). Il est très vrai d’autre part que, en vertu de la fiction adoptée, Diotime n’a pas à faire figure de philosophe. Mais Diotime n’est qu’un masque, et, derrière certaines façons populaires de représenter les choses, qui sont comme les traits peints sur le masque[104], on devine le vrai visage, dont le regard transparaît. Le morceau dont il s’agit est donc, si on y regarde de près, très différent des deux autres.

Il y est question d’un individu en qui, dès sa jeunesse, a existé, en raison de ce qu’il y a de divin dans sa nature[105], la fécondité selon l’âme. Ce génie précoce, quand l’âge est venu pour lui de manifester sa fécondité, cherche la beauté dans laquelle il pourra le faire, et ainsi procréer. C’est donc une prédilection naturelle qu’il a pour un ensemble où la beauté du corps s’unit à celle de l’âme, constituant ainsi une parfaite harmonie. Ce qui ne veut pas dire (cf. 210 bc) que la beauté de l’âme serait pour lui sans intérêt, séparée de celle du corps. Aussitôt en lui s’éveille avec force un dessein éducateur : il déborde d’enseignements sur l’excellence humaine, sur les pensées et les occupations capables de la réaliser (formules à comparer avec celles de 210 bc, 211 c). L’heure de la création a sonné : elle exige qu’il forme société avec celui qu’il a choisi. De ce que, avec son concours, il a créé, il ne détache plus désormais sa pensée ; s’il lui arrive d’en être séparé, il n’oublie pas ce fruit de leur amour ; il s’applique à le nourrir (cf. 212 a). Ce fruit précieux les lie l’un à l’autre par un lien plus solide que celui dont les enfants de la chair sont le principe pour leurs générateurs, parce que l’enfant de cet amour spirituel peut prétendre avec plus d’assurance à l’immortalité.

On a cru voir dans ce développement une allusion aux sentiments de Platon à l’égard de Dion et à l’espoir qu’il avait mis en celui-ci pour la réalisation de son œuvre sociale (cf. p. x). Ce n’est pas impossible. Mais le passage a, si je ne me trompe, une portée plus étendue : dans ce qui le précède immédiatement, Platon n’a pas en effet mentionné seulement l’organisation des États, mais aussi celle d’autres lieux de résidence (οἴκησις) et, par conséquent, de groupement pour des hommes. S’agit-il, comme on l’entend ordinairement, du groupement de la famille dans la maison patrimoniale ? Ceci encore n’est pas impossible. Mais il y a d’autres lieux de résidence et d’autres associations d’individus, lesquelles, résultant d’une adhésion volontaire de ceux qui les composent, ont par là même une plus haute valeur spirituelle. Ce sont ces thiases ou ces éranes, ces confréries, que constituent spécialement les écoles philosophiques, où sont groupés de jeunes hommes en une résidence commune.

Leur esprit y est fécondé par l’enseignement d’un Maître qui dirige le groupement, qui lui donne sa loi et ses règlements, pour l’étude comme pour la conduite. Là ils collaborent à l’œuvre commune que la pensée du Maître a enfantée. L’homme de génie, éducateur et législateur, dont le nom n’est pas prononcé et en parallèle de qui se présentent les noms illustres d’Homère et d’Hésiode, de Lycurgue et de Solon, ce serait donc Platon lui-même. Or, quand il écrit le Banquet, il n’y a pas longtemps sans doute qu’il a fondé l’Académie (vers 387) : elle représente pour lui cette « droite conception de l’amour des jeunes gens » dont il parlera plus loin (cf. 211 b), une œuvre d’amour organisée. Elle est née de cette ardente passion d’éducateur et de législateur qui l’a toujours animé, qui germait en lui dès ses jeunes années[106]. Elle vivra de l’attachement des élèves au pacte initial et de l’amoureuse fidélité de leur dévouement volontaire à la pensée du Maître[107]. S’il doit quelque jour la quitter pour un temps, en vue d’un nouveau voyage vers cette Sicile qui est la terre élue de son Paradis politique, il ne cessera de veiller de loin sur elle avec la même tendresse[108]. — Le meilleur commentaire de ce morceau ne se trouve-t-il pas dans le célèbre passage du Phèdre, où est examinée la question de savoir ce que vaut le discours écrit, ou le livre, pour l’éducation des esprits ? Il n’est au fond, dit Socrate, qu’un magnifique amusement : « Mais de beaucoup est plus belle, je crois, l’application qu’on donne à ces choses [ensemencer les esprits en vue des fruits qu’on en espère, 276 e] quand, par l’usage de l’art de la discussion dialoguée [la dialectique] et une fois prise en main l’âme qui y est appropriée, on y plante et sème des discours que le savoir accompagne, discours capables de se donner à eux-mêmes assistance ainsi qu’à celui qui les a plantés, et qui, au lieu d’être stériles, ont en eux une semence à partir de laquelle, en d’autres natures, pousseront d’autres discours, capables de procurer toujours impérissablement ce même effet et de conduire celui qui le possède au plus haut degré de félicité qui soit possible pour un homme » (276 e sq.). De même, dans le Banquet, l’âme féconde ne peut féconder et fructifier que par son commerce avec une autre âme, dans laquelle auront été reconnues les qualités nécessaires ; et ce commerce ne peut s’instituer que par la parole vivante, par l’entretien journalier qui suppose une vie commune, organisée en vue de fins spirituelles et pour un avenir indéfini, bref une école philosophique, telle que Platon avait conçu la sienne, dans son état présent et pour la continuité de sa tradition[109].


2o La discipline de l’amour et son terme
(209 e-212 a).

a. Tout ce qui précède n’est, on l’a vu, qu’instruction préliminaire, ou propédeutique. Voici le moment de l’initiation véritable, que suivra la révélation dernière du mystère d’amour. L’initiation se présente sous l’aspect d’une véritable méthode, c’est-à-dire d’étapes, réglées d’avance, sur un chemin qui monte jusqu’à un sommet qu’il s’agit d’atteindre (cf. 210 c et p. 67, n. 4, p. 69, n. 2) ; c’est une discipline technique, dont il faut, de très bonne heure, commencer l’apprentissage sous la conduite d’un maître (cf. 211 c) capable de diriger convenablement. La nécessité du guide est la même ici que pour provoquer la réminiscence, laquelle est en fin de compte le but de la « maïeutique » ou de la dialectique (cf. surtout Phédon, 73 a, 115 c, s. fin. ; voir aussi p. lxxxiv sq.). — La première étape consiste en une sorte d’éducation esthétique. Dans le premier moment de cette éducation, on fera aimer à celui que l’on guide un exemplaire particulier de beauté physique ; ses impressions se traduiront en paroles enthousiastes. Mais, comme on lui aura sans doute expliqué pourquoi ce corps est beau, il saura ce qu’est un beau corps, c’est-à-dire qu’il se rendra compte de ce qu’il y a d’universel dans la notion de beauté physique. Le résultat de ce second moment de l’éducation esthétique est donc une sorte de désindividualisation de l’amour physique, à laquelle trouvera son bénéfice l’ascension vers la spiritualité. À la seconde étape, le guide enseigne à aimer la beauté de l’âme, même alors que la beauté physique ne l’accompagne pas[110] ; cette nouvelle impression est chez l’élève une nouvelle source d’éloquence, mais cette fois morale et moralisatrice : il s’applique en effet alors, sous l’inspiration vraisemblablement de l’éducateur qui le dirige, à déterminer ce qu’il y a de beau dans les maximes de conduite et dans les occupations. Par une telle méditation, il se dégagera de l’attrait de la beauté corporelle plus complètement encore qu’il n’avait pu le faire, dans la première étape, en concevant cette beauté dans son universalité : une fois aperçu en effet le lien qui unit la beauté de l’âme avec la beauté morale en général, il devient capable d’étendre plus loin son horizon. Cette spéculation morale ne constitue donc pas une troisième étape[111], mais, ainsi que dans la première, un second moment, que distingue une vision plus compréhensive de la route parcourue. En troisième lieu, c’est à la beauté des connaissances que le disciple est mené par son guide. Sur ce nouveau terrain, il semble qu’on doive distinguer encore un second moment analogue aux précédents : chacun de ceux-ci avait contribué à refouler le particularisme des émotions et leur attachement aux conditions de l’expérience ; la vision de la beauté s’élargit de plus en plus, maintenant qu’elle se fonde, non plus sur la préférence pour telle ou telle forme du savoir, mais sur l’amour du savoir en général. Or cette aspiration, une fois née, est de celles auxquelles on ne fait point leur part (209 e-210 d).

b. En conduisant à la connaissance, cette dernière étape va rendre possible la révélation. Tandis que jusqu’alors la route se découvrait à nous progressivement, le sommet vers lequel elle monte est aperçu soudainement par une intuition, une vision immédiate de la pensée. C’est là ce que Platon appelle la science une, dont l’objet est lui-même un objet un. Cet objet en effet est une beauté dont toute l’existence est constituée par sa seule essence (cf. 211 e) et, par conséquent, soustraite du même coup à la multiplicité des apparences et à leur relativité, à la diversité des opinions et à leur versatilité, au devenir et au changement quantitatif ou qualitatif, à la nécessité enfin de s’enfermer, comme ce qui est visible pour les yeux du corps, dans les contours d’une forme solide ou de subsister en quelque sujet distinct, science, discours, être animé quelconque (cf. p. 69 n. 3). Tout au contraire les choses belles, auxquelles conviennent les déterminations qu’exclut précisément la beauté éternelle, ne possèdent ce qu’elles ont d’existence que par leur participation à cette essence absolument existante, laquelle n’est affectée, ni par leur diversité, ni par leurs changements, ni même par leur anéantissement. C’est donc la forme intelligible du beau, ou, comme nous disons, l’Idée du beau, le Beau qui n’est rien autre chose que cela même[112]. Bien que cette élévation de l’âme jusqu’au Beau intelligible revête l’aspect d’un mystère, elle n’est pas à proprement parler un élan mystique ; c’est une sorte de dialectique ascendante, car elle consiste, on l’a vu, à gravir une série d’échelons, sur chacun desquels s’opère une unification de la multiplicité déterminée qui caractérise cet échelon (cf. 210 e-211 c), une sorte de rassemblement synoptique (συναγωγή). Il y a donc une remarquable analogie entre la méthode de l’Érotique et cette méthode dialectique qui est décrite brièvement dans le Phédon (101 d [cf. Notice, p. lii]), plus longuement dans la République à la fin du livre VI, puis au début ou vers la fin du livre VII[113]. Le Phèdre fournirait également des éléments de comparaison ; dans la Notice qui lui sera consacrée il sera possible de reprendre l’ensemble de la question et de chercher à voir quelle est dans l’idéalisme platonicien la fonction de l’Amour et quelle place y doit être faite à la méthode qui l’utilise.

Dès à présent on peut dégager toutefois quelques idées essentielles. Parti de l’émotion sensible la plus profonde et la plus troublante, l’amour, discipliné par la philosophie, intellectualisé par la suite des désindividualisations qu’elle lui prescrit dans des domaines toujours plus riches d’intellectualité, aboutit enfin à l’Intelligible. Il l’atteint dans une Idée très haut placée sur l’échelle hiérarchique des essences intelligibles, et l’acte par lequel il l’atteint est un acte de connaissance intuitive : ainsi se termine donc le débat sur le savoir qui s’était élevé au début du dialogue entre Socrate et Agathon (cf. 176 e et p. xxx et p. lxiv). D’autre part, entre les concepts de beau et de bon, le Banquet a indiqué une réciprocité (cf. 204 e sq., 205 e sq.). Or, dans l’Idée du beau, les dernières pages du Philèbe montreront le premier des aspects, supérieur même au Vrai, que revêt le Bien pour se manifester en une pluralité d’essences intelligibles hiérarchisées. De la sorte on entrevoit la possibilité de compléter et d’élargir l’interprétation des mythes de l’Amour-démon, de l’Amour fils d’Expédient et de Pauvreté (cf. p. lxxviii-lxxx). L’Amour est le fruit de la nature sensible, laquelle n’a droit qu’aux miettes du festin de l’intelligibilité absolue, et de la nature intelligente, qui y a été conviée, mais qui n’a pas su en jouir sobrement et dont l’ivresse a été suivie de l’oubli dans le sommeil. Aussi le véritable amour, synthèse de ces deux contraires, sera-t-il comme un réveil, grâce auquel l’âme se sentira libérée de son union ténébreuse avec le corps sensible, pour se lever vers la lumière des Idées[114].

c. Et maintenant une question se présente, apparentée à celle que se pose le Phédon pour le vrai philosophe (64 a-67 c, 82 c-84 b) : que sera et que vaudra la vie du véritable amoureux, de celui qui aime sous l’espèce de la philosophie ou, dirait-on, sub specie aeterni ? Cet homme, une fois son amour parvenu à ce qui en est le terme, la contemplation du Beau absolu, fera fi des richesses, de la toilette, de l’amour sensuel, de tout ce qui intéresse le corps (cf. Phédon, 64 de, 68 bc ; et ici p. 71, n. 1). Il contemplera cet objet intelligible au moyen de la pensée, pour qui seule il est visible et par un organe qui est de la même nature que l’objet auquel il s’applique. D’où la possibilité d’entrer en contact avec cet objet, de ne faire qu’un avec lui et ainsi, en s’assimilant au réel, d’acquérir la réalité, de devenir en outre capable d’y faire communier d’autres êtres ; bref, de substituer une expérience vraie, c’est-à-dire transcendante, à une expérience illusoire, faite d’images et d’apparences (cf. Phédon, 79 d). Qu’en adviendra-t-il pour lui ? C’est qu’il sera « cher à la divinité », et que seul il peut prétendre à s’immortaliser véritablement (211 d-212 a). — «  Le véritable ami du savoir, dit dans le même esprit la République (VI, 490 ab), ce sera l’homme qui est né pour la lutte en vue du réel, qui ne s’arrêtera pas sur tous ces objets multiples auxquels l’opinion donne une réalité, mais qui ira de l’avant sans que s’émousse son effort, sans que son amour ait de cesse, jusqu’au moment où, la nature de ce qu’est en elle-même chaque chose, il l’aura saisie au moyen de cet organe de l’âme qui est fait pour se saisir d’un tel objet, et qui est ainsi fait parce qu’il lui est apparenté ; s’étant alors rapproché de cet objet, s’étant confondu réellement avec le réel, ayant engendré intelligence et vérité, alors il connaîtra, il vivra, il se nourrira véritablement, et ainsi cesseront pour lui les douleurs de l’enfantement » (cf. ici 206 e déb.).

Mais la réponse que Platon a faite à la question dont il s’agit nous remet en présence d’une autre question, que déjà nous avons rencontrée sur notre route (p. lxxxviii). Supposons en effet atteint le terme de l’amour : que devient alors celui-ci ? En d’autres termes, la satisfaction, supposée intégrale, de la tendance à s’immortaliser qui constitue l’amour et qui le pousse à engendrer et à enfanter, cette satisfaction ne supprimera-t-elle pas l’amour ? C’est ce que donneraient à penser le texte de la République que je viens de traduire et surtout un passage du Phédon (79 d) : quand l’âme, ayant réalisé sa pure essence, est parvenue à entrer en contact avec les purs objets auxquels, dans cet état, elle se retrouve apparentée, leur immutabilité éternelle lui communique à elle-même une perpétuelle immutabilité. Or la doctrine du Banquet est que la génération est l’artifice dont use l’amour pour donner à l’être mortel ce qu’il peut recevoir d’immortalité : c’est lui qui fait tourner la « roue des générations » et son action motrice y demeure immanente. Donc les êtres qui sont en dehors de cette révolution, ou par nature comme les dieux, ou, comme les vrais philosophes, grâce à une vie pure et sainte, grâce à un effort persévérant pour atteindre la pensée qui est l’objet de leurs amours[115], ces êtres semblent, par nature ou en conséquence de leur sainteté, devoir ignorer l’amour ; et de même aussi ceux qui, par un effort discipliné, en auront atteint le terme. D’où vient alors que la divinité de Platon, à la différence de celle d’Aristote ou de Spinoza, connaisse cependant l’amour et l’éprouve à l’égard des hommes (cf. 212 a) que l’amour a soulevés de terre jusqu’à la contemplation de la Beauté éternelle ? — Voici quelle serait peut-être la solution de cette difficulté. Quand l’amour s’évanouit à titre de tendance vers ce dont il est encore dépourvu, il subsiste néanmoins, en retour, comme effusion bienveillante, comme faveur concédée, comme grâce condescendante. Ce n’est pas à dire qu’il y ait deux amours et qui, au rebours de ce que pensaient Pausanias et Éryximaque, seraient bons tous les deux : une telle dualité contredirait radicalement la théorie exposée, d’après laquelle au contraire la nature de l’amour est unique, tout en synthétisant des opposés. Qu’on se rappelle plutôt l’erreur reprochée par Diotime-Socrate à Socrate-Agathon : il a cru que l’Amour c’était l’aimable, c’est-à-dire l’aimé ; il n’a pas compris que l’amant seul est une image de cet amour dont il est à présent question et qui est aspiration vers ce dont il manque (cf. 204 c). Autrement dit, l’aimable est-ce dans quoi se repose l’amour. Si maintenant, pour user du langage équivoque de l’érotique commune, celui-là même dont Platon ne se départ guère, nous appelons aimable le bien-aimé, il apparaîtra alors qu’à l’élan qui meut l’amant vers lui doive répondre cet autre amour qui consiste à le payer de bonté, à récompenser par le don gracieux de sa faveur l’hommage que lui rend son effort. Donc ce n’est pas deux amours qu’il faut distinguer, mais bien les deux sujets de l’amour, dont l’un aime pour être aimé, tandis que l’autre aime parce qu’il est aimé. Ainsi, les dieux chériront l’homme qui, de la bonne manière, aura fait effort pour s’immortaliser ; les Saints, qui vivent sans corps dans les Îles des Bienheureux, chériront leurs pareils d’ici-bas, encore emprisonnés dans les liens de la chair. Enfin une essence éternelle, comme le Beau ou le Bien, qui est un aimable encore plus élevé en dignité, a aussi sa façon d’aimer, qui est sans doute de se laisser participer : ce qui est comme une grâce ou comme une faveur. — Ces considérations n’étaient pas inutiles : elles donnent, on le verra, la clef d’une partie importante de l’éloge de Socrate par Alcibiade.


Troisième partie
(212 c-223 a).

La liaison de la deuxième partie du Banquet avec la première découlait du programme même, dont Socrate, peut-on dire, était le dernier « numéro ». Nécessairement, la troisième partie sera donc hors programme : ce qui se manifeste par un brusque et profond changement dans le ton du mime. À vrai dire, dans la première partie, l’élément comique a eu déjà sa place, avec Aristophane. Mais à ce comique sans vérité va s’opposer maintenant un comique de vérité (cf. 214 e, 215 a), avec l’éloge de Socrate par Alcibiade ivre. Un grand souffle d’enthousiasme passe à travers les contradictions et le désordre de ce dernier discours, et l’apothéose de Socrate, le vrai philosophe, par un ivrogne, de la bouche duquel il ne peut sortir que des vérités (cf. 217 e), fait pendant à l’apothéose de l’Amour vrai par une prophétesse, interprète véridique de la divinité. En outre, de même que le discours, au style « agathonien », de Diotime semblait montrer à Agathon ce que peut être une poésie qui ait le ton tragique, sans tomber au verbalisme pur (cf. 223 d et p. vii sq., p. lxxxvi), de même cet éloge de Socrate, en un style « aristophanesque », fera voir à Aristophane ce qu’est la comédie véritable. Au surplus, ainsi que je l’ai déjà noté (p. lviii), le sort qui est fait par l’arrivée d’Alcibiade à la tentative d’Aristophane pour rappeler sur lui l’attention, est assez significatif des intentions de Platon.


Alcibiade.

L’objet du Banquet, on l’a vu (p. x sq.), paraît avoir été, pour une part, de disculper Socrate de toute responsabilité dans les fautes d’Alcibiade et dans les malheurs qui en étaient résultés pour Athènes. Or, quelle est, au moment où se place la scène du Banquet, la situation politique d’Alcibiade ? Sa popularité est alors à son apogée : il a trente-cinq ans environ, et il est l’enfant gâté de la démocratie, flattée de compter parmi ses politiques un homme d’une naissance aussi haute, si riche, si beau, si élégant ; ses folies ou ses excentricités emplissent la foule d’une admiration amusée. Mais tout proche est le déclin de cette popularité prodigieuse. Alcibiade, en outre de ses ennemis déclarés, a des adversaires sournois. L’affaire de la mutilation des Hermès survient quelques mois après l’époque supposée du banquet d’Agathon et au moment où, péniblement, Alcibiade s’efforce de faire décider l’expédition de Sicile. Soupçonné d’avoir pris part à l’affaire et d’avoir commis encore quelques autres impiétés, il avait en vain demandé à se justifier avant le départ ; mais, à peine était-il arrivé en Sicile, qu’on le rappelait à Athènes. Tandis qu’on l’y condamne à mort, il se réfugie à Sparte, puis en Asie. On sait la suite : ses intrigues et ses trahisons, son rappel en 411, suivi quatre ans plus tard d’un nouveau bannissement, sa mort tragique enfin (404), œuvre commune du gouvernement de Sparte et des oligarques d’Athènes.

Tous ces faits, on le devine par plus d’une allusion voilée, Platon les a présents à l’esprit quand il écrit le Banquet. S’il reconnaît sans ambages la grande action que Socrate a exercée sur l’esprit d’Alcibiade, c’est pour déclarer en même temps que ce dernier n’a su voir, dans les leçons du philosophe, qu’un passe-temps, auquel un homme distingué peut se laisser aller, à la fois parce qu’il en espère un avantage pour réussir, et parce qu’il méprise le jugement de la foule (218 d déb.[116]). À ces leçons il a puisé pourtant la honte et le regret de se conduire autrement qu’il ne devrait ; mais, moins soucieux de son honneur que de ses ambitions ou de sa popularité, il est toujours impatient de se dérober à une contrainte intérieure qui le gêne (215 c-216 c, e sq.). Quand il se plaint d’avoir été, comme par une vipère, mordu au cœur par les discours de la philosophie (217 e sq.), l’idée est la même : ces discours ont enivré l’ivrogne au point de lui faire voir la vie sous un jour chimérique (218 ab) ! de ne plus le laisser libre d’agir au gré de ses désirs, tellement dominé et subjugué (219 de) que, seule, une rupture violente est capable de le soustraire à cet esclavage et de lui rendre son indépendance ! C’est le contraste perpétuel d’une influence réellement reçue et d’une constante révolte contre cette influence, qui donne à l’éloge qu’Alcibiade va faire de Socrate un caractère ambigu : à la fois réquisitoire contre la philosophie de l’ambition insurgée, et éloge enthousiaste du philosophe (213 d s. fin., 214 e, 216 d, 221 c, 222 a). Au surplus, l’état dans lequel, homme politique en goguette, apparaît Alcibiade, l’impudeur de sa confession (217 a-219 d, 222 c déb.), révèlent assez clairement que, si le langage et l’exemple de Socrate l’ont ému et déconcerté, ils ne l’ont pas conquis ni retenu. — Quand Platon, dans le livre VI de la République, après avoir défini le naturel philosophique, a voulu montrer dans quelles conditions il est exposé à se corrompre, il semble bien que son analyse n’est pas purement imaginaire. Des naturels de cette sorte, dit-il, sont rares ; mais ces grandes âmes, comme écrira Descartes, « sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus » ; si une mauvaise éducation les a perverties, leur malfaisance, publique ou privée, sera en proportion de la richesse de leurs dons. Voici donc un homme qui, dès l’enfance, s’est distingué entre ses camarades ; dès qu’il sera en âge, ses concitoyens, tous ceux qui l’approchent, placeront en lui leur confiance et ils feront appel à ses services. Mais, pour mieux mettre plus tard la main sur cette puissance d’avenir, certains s’aplatissent devant lui ; ils le comblent de flatteries anticipées. Comment échapperait-il à cette corruption, surtout si sa patrie est un grand État, s’il a lui-même les avantages de la noblesse [cf. ici 220 e], de la fortune, de la beauté, de la prestance ? Alors il s’emplira d’espérances incroyables, il s’estimera fait pour régir les Grecs et les Barbares[117], et, sur ces cimes de son ambition, son fol orgueil sera pris de vertige, il se bourrera de creuses visions. Or, supposons qu’à cet instant il se trouve quelqu’un pour lui faire entendre la vérité, pour lui montrer qu’il perd la tête et qu’il gagnerait à être plus raisonnable dans sa conduite personnelle [cf. ici 216 a] ; que cela pourtant n’est possible que si l’on s’asservit à cette tâche. Vraisemblablement de tels avis seraient aussi mal reçus de l’intéressé que de la foule des flatteurs qui exploitent à leur profit sa vanité (494 b-495 b ; cf. 491 e, 492 c). Dès qu’avec le Banquet on compare cette peinture, il est difficile de ne pas y reconnaître Alcibiade, dont la philosophie espérait faire un politique supérieur à Périclès, et qui, pour s’être affranchi de la philosophie, a perdu sa patrie et lui-même.


L’éloge de Socrate.

La partie du Banquet dans laquelle Alcibiade devient le personnage principal est peut-être ce qu’il y a de plus savoureux dans le dialogue. Mais ce qui demande surtout à y être étudié, c’est l’éloge de Socrate (215 a-223 a). On sait dans quelles circonstances est introduite l’idée de cet éloge. Celui de l’Amour a été prononcé par chacun des convives ; le programme initial est épuisé ; nouveau convive, Alcibiade n’a pas payé son écot oratoire ; il doit s’exécuter ; après quoi il imposera un thème à son voisin de droite qui est Socrate, et ainsi de suite. « Si c’est un éloge que vous attendez de moi, répond Alcibiade, impossible ! Socrate est si jaloux que, devant lui, il m’est interdit de louer qui que ce soit, ni homme, ni dieu ! — Soit, qu’il fasse donc alors l’éloge de Socrate lui-même ! » Cet éloge doit-il être envisagé comme l’introduction, dans l’analyse de l’amour, d’un portrait du Socrate historique ? Ce serait alors un appendice postiche et, en tout cas, un nouveau sujet. La vérité me paraît être plutôt que c’est une transposition concrète du sujet principal[118] : le Socrate auquel Alcibiade rend le tribut qu’on lui doit (217 e, 220 d), c’est la totale image de l’Amour. En outre, l’éloge de Socrate est une illustration de cette idée que l’Amour est philosophe (204 ab) ; l’analyse des vertus de Socrate, ou du Philosophe, est une réplique à l’analyse sophistique des vertus de l’Amour dans le discours d’Agathon (cf. p. 79, n. 1). Est-ce à dire pourtant qu’il ne faille y chercher rien d’autre qu’une stylisation symbolique ? Précisément parce qu’il est en un sens cela même et qu’il fait servir l’image à l’expression d’une vérité profonde (cf. 215 ab et 217 e), il doit aussi contenir plus d’un trait de vérité historique. Au reste, en faisant invoquer par Alcibiade, à cinq reprises, l’assentiment ou le désaveu de Socrate quant à l’exactitude de son langage (214 e, 215 b, 216 a, 217 b, 219 c), Platon a probablement voulu attirer sur ce point notre attention. Parmi ces éléments de vérité, les plus incontestables sont ceux qui concernent la conduite de Socrate à Polidée et à Dèlion (220 d-221 b). Pour le reste, il y aurait lieu, je crois, de faire la part d’un schématisme qui, en simplifiant l’ensemble, accuse avec exagération certains traits, soit pour des besoins de symétrie, soit afin de caractériser plus fortement le portrait du Philosophe idéal (cf. p. cviii, n. 2).

L’éloge de Socrate par Alcibiade est un morceau d’une qualité telle qu’il paraîtra sans doute sacrilège de le soumettre à un examen analytique. Dans son débraillé, il est cependant d’une inspiration parfaitement homogène, et, malgré la verve qui s’y déploie avec une franchise qu’aucun respect humain ne retient (cf. 222 c déb.), il est d’une incomparable richesse de sentiment et de pensée. Aussi doit-on se résigner, non sans répugnance, à le dépouiller de la libre originalité de sa forme, pour essayer de voir quelle est la signification de son contenu, ou, si l’on veut, sa contexture philosophique. Car le désordre avoué qui s’y constate (215 a déb. ; cf. 221 d fin) n’est pas dû seulement à l’ivresse de celui qui parle ; il l’est aussi, notons-le bien, à l’embarras qu’éprouve un esprit rebelle à la philosophie, fût-il même séduit par elle, à en concevoir la nature et la fonction (cf. Rép. VI 488 e-489 c), à en démêler les procédés, surtout dans la manière d’être de Socrate, le Philosophe par excellence.

En un très grand nombre d’endroits Platon a insisté sur ce qu’a d’étrange et de déroutant la personnalité de son maître : c’est la fameuse atopia (cf. 221 d), le caractère qui fait qu’on ne sait où loger un pareil être dans les catégories humaines de l’expérience commune ; voilà pourquoi Alcibiade ne peut le comparer qu’à des êtres fabuleux, tels que sont les Silènes ou les Satyres. On reviendra sur cette comparaison ; mais dès à présent on peut observer que, si Socrate est comparable à ces boîtes, dont l’extérieur grotesque ne laisserait pas deviner le précieux contenu (215 ab, 216 e, 221 e sq.), c’est qu’il y a en lui un secret. Dans sa personnalité il y a quelque chose d’extraordinaire, un « merveilleux » qui s’impose, mais qu’on ne s’explique pas (213 e déb., 216 e sq., 219 c déb.). Les effets de la morsure de la philosophie (218 ab) sont en outre comparables à l’engourdissement produit par le poisson-torpille du Ménon (80 ab) : Alcibiade ne sait plus où il en est (216 c, 219 d) ; la honte qu’il confesse, la honte de cette vaine confession qu’aucun repentir vrai n’a suivie (216 b), expriment justement l’inextricable embarras, l’aporia, de son esprit. En Socrate il y a donc un mystère, comme il y en a un dans l’Amour. Ce dernier mystère, Diotime l’a révélé à Socrate (cf. 209 e sq.) ; de même, Alcibiade attend de Socrate la révélation du secret inhérent à sa personnalité (217 a ; cf. 216 e, 222 a). Or, en ce qui concerne Socrate comme pour l’Amour, ce secret est une beauté qui n’a rien de commun avec la beauté physique et qui lui est infiniment supérieure ; cette beauté, Alcibiade l’a aperçue (218 e sq.), mais il ne l’a pas possédée, faute, non pas tant d’instruction, que de méthode et d’application suivie. Comme Agathon (cf. 175 de), il s’est imaginé qu’elle s’acquiert par contact et par influence, ou bien encore par échange (217 a, 218 e sq.) : il oublie que ce n’est pas la vision des yeux qui permet de la contempler (219 a ; cf. 212 a). Tel serait donc le sens symbolique du long morceau sur la continence de Socrate (217 a-219 d). À la base peuvent se trouver quelques données authentiques ou quelques légendes accréditées. Mais ce qu’il nous enseigne réellement, c’est, d’un côté, que la chasteté dans l’amour est une des conditions nécessaires pour en atteindre le terme spirituel, et, de l’autre, que le plus sûr moyen de se frustrer de la contemplation de la vraie beauté, c’est de la demander à ces entreprises de conquête dont parlait Pausanias (cf. 182 de) et qu’à son tour décrit Alcibiade, auxquelles sont liées, à titre de moyen prétendu, mais comme fin réelle, des satisfactions purement physiques.

Quant à la raison pour laquelle Socrate est un mystère, c’est que, pareil à l’Amour, il enveloppe dans l’unité de sa nature une synthèse d’opposés. Comme lui (cf. 203 cd), d’abord, il n’est point beau, ni délicat ; il ressemble physiquement à un Silène chauve et barbu ou au satyre Marsyas, avec son nez épaté et son regard de côté (215 ab, e fin, 221 b ; cf. 216 c). Mais, pas plus que pour l’Amour (cf. 201 b, sq.), il n’en résulte qu’il doive être laid, puisque tant de jeunes hommes, experts en la matière, sont réellement épris de lui (222 b), puisqu’Alcibiade, ayant discerné en lui une beauté dont la possession serait pour son mérite personnel d’un immense profit (218 de), poursuit Socrate de ses assiduités. L’indigence est essentielle à l’Amour, il est malpropre, il marche nu-pieds, il s’accommode de conditions de vie rudes et pénibles (cf. 203 de) ; pareillement, c’est le vêtement du pauvre, le tribôn, que porte Socrate, et, dès le début du récit d’Aristodème (174 a), on nous a rappelé qu’il a l’habitude de n’avoir pas de chaussures (cf. 220 b), et même de ne pas se laver[119]. D’autre part, en face de l’indigence, il y a dans l’Amour un infatigable élan vers des acquisitions toujours nouvelles, mais que jamais il ne réussit à conserver (cf. 203 de). De même Socrate ne fait de la richesse aucun cas (219 e, 216 e), mais rien ne le détourne quand il est en quête d’un enrichissement spirituel, ni la faim, ni la fatigue et le besoin de sommeil, ni le soleil cuisant ou la fraîcheur de la nuit, ni le souci de l’heure et de ce qu’elle exige ; il se recueille alors en lui-même, comme séparé du monde et en extase ; il fait aussi bien son affaire des privations imposées que de l’abondance offerte (220 cd ; cf. 174 d, 175 a-c, d, 176 c). Il y a d’ailleurs une sorte de richesse à la poursuite de laquelle il est sans cesse occupé et toujours à l’affût, c’est la beauté telle qu’il l’entend (213 bc, 222 b ; cf. p. 74, n. 2). L’Amour, il est vrai, semble parfois moribond, mais aussitôt après il revit avec sa première ardeur (cf. 203 e) ; or, dans le discours d’Alcibiade, rien à première vue ne répond à cette notation. Peut-être est-il permis cependant de l’interpréter dans le même sens : Socrate périra sous les haines, mais l’amour de la jeunesse, duquel il est l’incarnation symbolique, et l’amour qui porte vers lui la jeunesse, revivront dans le fondateur de l’Académie et autour de lui[120]. Ce qui fait enfin que l’Amour est philosophe, c’est qu’il n’est ni radicalement ignorant, ni savant absolument (cf. 204 ab, 203 d fin ; p. lxxxi sq.). Semblablement, l’attitude philosophique de Socrate se caractérise essentiellement par l’ « inscience », la conscience de ce qu’il sait ignorer, et ensuite par « l’ironie », admiration simulée à l’égard de ceux qui croient savoir et réellement ne savent pas. Ces deux traits, le second surtout, sont bien marqués dans le discours d’Alcibiade (216 d, 218 d, 221 e sq.) : Socrate y insiste sur le peu qu’il est (219 a ; cf. 175 e), et Alcibiade, sur le sérieux apparent de cette humilité, auquel chacun se laisse prendre (216 e sq.), jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que ce sont là moqueries de satyre impertinent (216 b, 219 cd, 221 e). Au reste, la ruse dialectique, le vieil artifice de la méthode de Zénon d’Élée, qui est un procédé caractéristique du Socrate platonicien, n’a-t-elle pas son équivalent dans les ruses que trame incessamment l’Amour (cf. 203 d, 205 d) ? C’est là, Alcibiade le dit expressément, le sens vrai de l’image des Silènes sculptés : la naïveté d’enfant avec laquelle Socrate affecte d’avoir tout à apprendre, c’est l’enveloppe bouffonne sous laquelle il cache le savoir dont il surabonde (216 de ; cf. 215 ab, 221 de)[121]. Ainsi, cette personnalité, qui est un mystère, est en apparence l’absence même de mystère ; de même, à l’exception peut-être d’Aristophane, aucun des discoureurs de la première partie n’avait aperçu dans l’Amour rien de mystérieux, rien qu’il ne fût en état d’exposer dogmatiquement en vertu de sa compétence spéciale.

Pour exprimer la nature synthétique de l’Amour un mot suffit : il est un « démon ». Or la fonction de ces êtres intermédiaires est de relier l’homme aux dieux : des démons, procèdent rites d’initiation, méthodes divinatoires, formules d’incantation, procédés magiques ; d’autre part l’inventeur, l’homme de génie en quelque ordre d’activité que ce soit, est un être « démonique » (cf. 202 e sq.). Est-il besoin, à ce propos, de rappeler la croyance de Socrate à son Démon ? Une seule allusion pourrait y être découverte dans le Banquet (cf. p. 54, n. 1). Mais, quand Alcibiade veut qualifier Socrate, c’est pourtant avec cette même épithète qui a servi à Diotime pour qualifier les hommes sur qui les démons ont mis leur empreinte (219 c déb.). La vérité paraît même être quelque chose de plus profond. Ici, en effet, le Démon semble ne plus se distinguer de celui qu’il inspire, sur lequel ailleurs il veille et qu’il préserve par ses avertissements. Il se confond maintenant avec la personne de Socrate. N’est-il pas remarquable que Platon, à la fin du dialogue (220 c), reprenne dans le portrait de Socrate par Alcibiade, et avec une insistance particulière, une notation qui, indiquée au début (176 b), a pu ne pas retenir suffisamment l’attention : je veux parler de ces extases dans lesquelles Socrate, absorbé par ses méditations, se détache de la vie sensible et corporelle pour entrer en communication par la pensée avec un autre monde ; on le voit tenant à la terre sur laquelle il est tout droit planté, et pourtant il n’est plus de la terre. C’est qu’alors il est lui-même le Démon, le médiateur, trait d’union entre le divin et l’humanité. — En outre, dans le fracas des récriminations d’Alcibiade, on discerne un écho d’une conviction qu’on avait déjà rencontrée chez Agathon (cf. 194 a et p. 38, n. 1) : pour que la beauté d’Alcibiade n’ait pas opéré, c’est sûrement qu’un « sort » lui a été jeté par Socrate ! Enchanteur comparable aux Sirènes (216 a), celui-ci n’a pas besoin de flûte pour produire ses enchantements, puisque c’est assez de sa parole, même pauvrement rapportée : en quoi il est supérieur au Satyre Marsyas, l’émule d’Apollon, et à Olympe, son élève. Mais l’effet que ses enchantements produisent n’est pas pour cela différent, car, provenant, eux aussi, d’une influence surnaturelle, ils mettent pareillement en état de « possession » ; autrement dit, ils provoquent l’enthousiasme et manifestent ainsi les hommes auxquels doivent être appliquées les méthodes de l’initiation : résultat qu’a toujours ignoré l’éloquence des plus brillants orateurs (215 b-d, e sq., 216 c fin ; cf. 218 ab). Voilà le sortilège de l’amour, le coup de foudre qui le fait surgir dans une âme (206 de). Si l’attachement qui le porte vers les jeunes gens est celui qu’il faut (cf. 211 b et p. xci), s’il est conduit par un bon guide, il a, en outre, l’effet d’une incantation telle que, au lieu de créer des illusions et des prestiges, elle les exorcise au contraire (cf. p. lxxx, n. 3) : c’est ainsi que, savante dans les choses d’amour, la prophétesse Diotime a su quels exorcismes écarteront d’Athènes le fléau qui la menace. Elle a initié Socrate à ce progrès réglé qui, par étapes, mène l’amour jusqu’à son terme surnaturel, la Beauté intelligible ; à son tour, Socrate saura exorciser la « tentation », à l’épreuve de laquelle, progressivement encore, il est soumis par l’attrait de la beauté sensible, incarnée dans la personne d’Alcibiade (cf. p. 81, n. 1).

La conception de l’amour doit enfin trouver son application pratique dans la conduite même de Socrate et dans son attitude. Or, dans celle-ci, il y a une ambiguïté que le discours d’Alcibiade atteste de la façon la moins détournée et la plus piquante : elle constitue pour lui, comme pour ses pareils, une énigme insoluble. Socrate est en effet, à l’égard des jeunes hommes et d’Alcibiade en particulier, un inlassable poursuivant (213 b-d, 214 de, 216 d déb., 217 b, 218 cd ; cf. 194 d) ; mais il est, d’autre part, indifférent à leur beauté (216 de, 219 cd, e), et c’est lui, au contraire, dont la mystérieuse beauté les attire : ainsi il se trouve être véritablement le bien-aimé dont ils sont, eux, les poursuivants (222 c ; cf. 213 e déb., 217 c, e, 222 ab[122]). Une telle ambiguïté s’explique pourtant, si l’on se reporte au double aspect que j’ai distingué dans l’amour (cf. p. xcvi sqq.) : en Socrate se retrouve la même dualité. Sous un de ses aspects, il est l’être fécond selon l’âme, qui continuellement et d’une aspiration inépuisable (cf. 210 d) tend à féconder d’autres âmes par sa pensée et par son exemple. Mais, sous un autre aspect, il est l’aimable, c’est-à-dire la beauté spirituelle vers laquelle, confusément et d’un élan que sans cesse brise la passion, tendent des âmes bien nées (cf. 218 a), et pourtant faibles et sans constance ; sur celles qui auront, au contraire, réussi à communier avec la sienne dans l’effort éducateur, trouvant en elle l’assistance dont elles ont besoin[123], sur celles-là il épanchera sa tendresse et sa bienveillante sollicitude. — Ainsi l’éloge de Socrate par Alcibiade apparaît comme le couronnement du Banquet. Il est, par rapport à la personne et à la vie de Socrate, ou du Sage surnaturel et surhumain[124], comme une seconde expression du mythe de l’Amour-démon et de la doctrine philosophique qui y est enveloppée. En même temps il oppose, une fois de plus, les résultats d’une culture bâtarde de l’âme, avec ceux que promet la vraie philosophie aux adhérents de l’Académie platonicienne.


Épilogue (223 b-d).

Entre l’éloge de l’Amour par Socrate ou par Diotime, et l’éloge de Socrate par Alcibiade, il y a si bien correspondance que Platon a voulu donner à l’un et l’autre éloge une terminaison analogue. À peine la Sagesse avait-elle cessé de parler, nous élevant graduellement des émotions charnelles jusqu’à la pure intelligibilité, que surviennent, avec Alcibiade, l’ivresse et la passion ; mais c’est pour rendre hommage à l’incomparable vertu d’un être sans pareil, le Sage. Or, voici qu’une fois de plus, avec une nouvelle bande de fêtards, la passion vient tout submerger d’une vague plus furieuse encore, où s’engloutit l’activité réfléchie de la pensée ; mais de nouveau, au milieu du lourd sommeil de tous ces ivrognes, s’élève la voix de la Philosophie, dominant tous les aspects, tragiques ou burlesques, de la vie (cf. p. vii sq.). C’est comme si l’Amour, succombant aux épreuves, ressuscitait tout à coup, supérieur aux passions et dans la gloire de la philosophie éternelle.

IV

LE BANQUET DE XÉNOPHON ET CELUI DE PLATON

Plusieurs fois déjà l’occasion s’est présentée (cf. p. xi, n. 1, p. xviii, p. xxxiv, n. 3) de toucher à ce gros problème littéraire, sur lequel tant d’encre a coulé : des deux Banquet, celui de Platon et celui de Xénophon, lequel est antérieur à l’autre ? Les deux thèses adverses comptent un nombre à peu près égal de partisans, et dans chaque camp se rencontrent des autorités considérables.

Je rappellerai tout d’abord brièvement le sujet et le contenu du Banquet de Xénophon. — Le jeune Autolycus vient d’être vainqueur au concours du pancrace. Son amant Callias, le riche protecteur des Sophistes, veut donner un banquet en l’honneur de cette victoire. Il y convie plusieurs amis qu’il a rencontrés, dont Socrate, Antisthène, Charmide, plus sans doute le narrateur, lequel déclare avoir été personnellement témoin de ce qu’il raconte. La beauté du bien-aimé de Callias est si éclatante qu’elle rend muets tous les convives. Heureusement le bouffon Philippe, un vulgaire pique-assiette qui est venu sans avoir été invité, finit par les dérider (ch. 1). Après les libations faites et le péan chanté, l’arrivée d’un imprésario syracusain flanqué de sa troupe, le spectacle même qui leur est offert, achèvent de leur rendre la gaîté ; ils deviennent même loquaces. Callias ayant parlé de faire apporter des parfums, Socrate se met à disserter sur les parfums ; d’où l’on vient au parfum de la vertu, ce qui appelle la question de savoir si la vertu peut s’enseigner. Un exercice de la danseuse change le cours des idées ; il s’agit maintenant des aptitudes des femmes et de la manière de dresser celles-ci, ce qui amène tout naturellement la conversation sur Xanthippe, la rétive épouse de Socrate, et sert de prétexte à des plaisanteries qui ont un fumet assez accusé de Cynisme, mais ne sont pas d’un goût très délicat. Un autre exercice, particulièrement périlleux, de la même danseuse donne lieu à une dissertation sur le courage ; puis les évolutions du danseur, à une autre dissertation sur les avantages de l’exercice en général et de la danse en particulier. Là-dessus, le bouffon Philippe se met lui-même à danser ; il se donne tant de mouvement et les convives rient si fort, qu’en fin de compte tout le monde a grand soif, ce qui détourne l’entretien sur le vin, sur ses effets et sur la façon dont on en doit user (ch. 2). Au spectacle s’ajoute maintenant le chant : tout cela réuni, observe alors Charmide, endort les peines et éveille Aphrodite. Occupons-nous plutôt, réplique Socrate, à nous entretenir en discours, et qui soient aussi agréables qu’utiles. Chacun des convives dira donc de quoi il estime pouvoir être fier, et, l’un après l’autre, ils indiquent ainsi sur quel thème ils parleront ; ce dont se flatte Socrate en particulier, c’est d’être un excellent entremetteur (ch. 3). Ainsi, à tour de rôle, ils prononceront l’éloge de leur talent ou de leurs avantages personnels : ce qui donne lieu à des dissertations épisodiques, par exemple sur l’oignon et l’ail à propos des poèmes d’Homère, ou, à propos de la beauté d’un des convives, Critobule, sur la ressemblance de Socrate avec les Silènes des drames satyriques (4, 19). Avec l’éloge par Socrate de la profession d’entremetteur, et même de celle de souteneur, attribuée par lui à Antisthène, le programme des discours est épuisé (ch. 4). On y revient néanmoins, mais cette fois sous la forme d’une controverse entre Critobule et Socrate sur leur beauté respective ; ce qui ramène la comparaison de Socrate avec les Silènes (5, 7), accompagnée du portrait physique bien connu (ch. 5). Un point de sémantique est à ce moment envisagé et discuté. On en oublie le divertissement ; d’où colère du Syracusain, qui en rend Socrate responsable et lui jette à la face quelques-unes des plaisanteries qu’on trouve dans les Nuées d’Aristophane (ch. 6). Sur ce, tout le monde crie à la fois ; Socrate, lui, veut que l’on chante en chœur ; ce qui ne l’empêche pas de commencer par chanter tout seul. Puis, de nouveau, il se remet à bavarder à tort et à travers, et il finit par réclamer des tableaux vivants (ch. 7). Pendant que l’imprésario s’occupe de les préparer, Socrate, excité, dit-il (8, 24), par le vin, entame un grand discours sur l’Amour, où il est question, entre autres choses, de l’Aphrodite Uranienne et de l’Aphrodite Pandémienne (9 sq.), de Pausanias et d’Agathon, et d’une armée faite d’amants et de leurs aimés (32), des coutumes, en matière d’amour, de Thèbes et de l’Élide (34), etc. (ch. 8). La fête se termine par une pantomime, le mariage d’Ariane avec Dionysos : spectacle d’un réalisme assez cru pour exciter chez les assistants une sensualité impatiente de se satisfaire ; ce qui met fin à la réunion, en dispersant les convives (ch. 9).

Par cette analyse on voit suffisamment ce que me paraît être le Banquet de Xénophon : une composition très décousue, surchargée de hors-d’œuvre, et d’un goût peu raffiné. Cette impression, qu’une lecture intégrale ne pourrait, je crois, qu’aggraver, on l’éprouve même quand on oublie le Banquet de Platon et qu’on s’abstient de mettre en parallèle les deux œuvres. Que d’ailleurs celle de Xénophon soit médiocre, froide, plate et grossière, cela ne compte pas, quant à la question de priorité. — Pour démontrer que le premier Banquet est celui de Xénophon, on allègue des ressemblances, qui sont en effet très nombreuses, près d’une trentaine[125]. Mais ces ressemblances, accompagnées chacune d’un trait différentiel, ne prouvent absolument rien, et elles peuvent servir aussi bien à une thèse qu’à la thèse contraire. Ici par exemple c’est l’occasion du Symposion qui diffère ; ou bien c’est « le genre » de l’éloge qui est autrement utilisé ; thème principal chez Platon, l’Amour est dans Xénophon un thème accessoire ; une même idée, celle de la compétition, est appliquée par le premier au savoir, par le second à la beauté ; ailleurs une opinion que Platon met dans la bouche d’un de ses personnages est rapportée par Xénophon à un autre de ses mêmes personnages ; les deux écrits font place dans la compagnie à un bouffon, Aristophane chez Platon, Philippe chez Xénophon, mais ce dernier fait parler Aristophane par la bouche du Syracusain ; de part et d’autre, il y a un convive qui n’a pas été invité, Philippe chez Xénophon, Aristodème chez Platon. De tout cela on peut, semble-t-il, induire le démarquage, mais aussi bien dans un sens que dans l’autre. De même pour les similitudes d’expressions ou d’images, comme par exemple pour l’image de la morsure au cœur (4, 28), ou pour celle des Gorgones (4, 34), ou enfin pour l’exorde même de Xénophon. Ce n’est pas seulement, y lit-on, dans les choses sérieuses que la conduite des hommes de valeur mérite qu’on en garde mémoire, c’est aussi dans leurs amusements. Or une phrase similaire se trouve (178 a) dans le Banquet de Platon, avec une application différente. Si la priorité appartient à Xénophon, on dira que la phrase dont il s’agit exprime bien l’idée qu’il s’est faite de Socrate ; si la priorité appartient au contraire à Platon, on pensera que ledit Xénophon, ayant jugé trop sérieuse l’œuvre de son devancier, a voulu, dans le même cadre légèrement modifié, introduire un badinage de sa façon qui fût, lui aussi, une « composition socratique ». L’une et l’autre hypothèse sont défendables.

De toute manière on retombe sur le problème de l’interprétation à donner aux Mémorables. Faut-il y chercher le reflet fidèle, sur le miroir d’une pensée peu pénétrante, de ce que fut réellement Socrate ? Ou doit-on les considérer comme une libre composition qui reflète avant tout, sous le nom de Socrate, les idées et les préoccupations de son auteur ? Dans la deuxième hypothèse, tout ce qu’on y rencontre de vues philosophiques, et qui détonnent sur un fond de plate médiocrité, serait constitué par des emprunts aux dialogues de Platon. Dans la première, ce seraient des formules authentiquement socratiques, dont Xénophon, en les reproduisant, n’a pas vu clairement les dessous, tandis que le génie de Platon, en approfondissant ces mêmes formules, est porté à les enrichir ou à les transposer. Une chose du moins est certaine, c’est que le Socrate de Xénophon, que ce soit celui du Banquet ou bien celui des Mémorables, est sans doute un brave homme, mais un esprit mesquin et un railleur épais. Sa prodigieuse action sur ses contemporains s’expliquerait donc difficilement, et on comprendrait mal qu’elle eût pu sembler dangereuse à certains d’entre eux, comme Aristophane ou comme ceux qui furent plus directement les artisans de sa perte[126].

Ainsi, la critique interne semble ne pouvoir conduire à aucun résultat positif. Par malheur la pauvreté de notre information ne permet pas de chercher dans la chronologie une issue à nos incertitudes. — Entre 401, date du départ de Xénophon pour l’expédition de Cyrus, deux ans avant le procès de Socrate, et 387 (ou peut-être un peu plus tôt), époque probable de son établissement dans le domaine de Scillonte en Élide, la vie de Xénophon s’est écoulée entièrement en Asie, puis à Sparte, et de nouveau en Asie auprès d’Agésilas, exception faite d’un bref séjour à Athènes quelques mois après la mort de Socrate. C’est donc une existence peu favorable à la composition littéraire : celle-ci, par conséquent, n’est vraisemblable qu’à partir du moment où, à Scillonte, Xénophon jouit enfin de paisibles loisirs, Ainsi l’historicité de ses écrits socratiques est rendue fort douteuse par l’éloignement de ses souvenirs et, d’un autre côté, par la difficulté de les contrôler, du fait qu’il vit en dehors du milieu athénien. Par contre, il n’y a rien là qui s’oppose à la possibilité pour lui d’avoir connu des compositions socratiques écrites par d’autres, et rien non plus qui empêche de croire qu’il ait écrit son Banquet avant celui de Platon, s’il est vrai du moins que notre dialogue ne puisse guère avoir été composé avant 385. Remarquons enfin que l’apparition du pamphlet de Polycrate, si importante pour juger de la structure des Mémorables et pour y discerner les retouches ou les additions (cf. p. xi, n. 1), n’a rien à voir dans la question du Banquet de Xénophon : celui-ci en effet n’y dit pas un mot d’Alcibiade, ni de ses relations avec Socrate. Cette remarque serait en faveur de la priorité de Xénophon[127].

En résumé il ne paraît pas possible de prendre parti, sinon pour des motifs tout personnels, d’ordre esthétique ou bien d’ordre psychologique. — Tout d’abord il serait bien étrange qu’un artiste de l’envergure de Platon eût usé, pour composer son Banquet, du procédé misérable qui consisterait à transposer niaisement les données d’un devancier, à substituer le nom du seul Agathon à ceux de Callias et d’Autolycus, à remplacer une victoire au pancrace par une victoire théâtrale, à faire dire par Phèdre ce que l’autre attribuait à Pausanias, etc. Cela supposerait une incroyable pauvreté d’invention dramatique. Il n’est pas moins incroyable que Platon ait senti le besoin d’emprunter, en les démarquant avec une maladroite gaucherie, tels motifs, tels exemples, telles images ou telles expressions : ainsi, pour se borner à ce qui a été déjà signalé, de changer une morsure de bête féroce (le désir) sur l’épaule nue qu’a touchée l’épaule pareillement nue du bien-aimé (4, 28), en une morsure de vipère (les discours de la philosophie) au cœur ou à l’âme (218 a) ; de rapporter à l’éloquence gorgianesque d’Agathon l’action pétrifiante et gorgonique (198 c), que l’autre attribuait à la beauté de Clinias (4, 24). Enfin, si l’idée de Socrate faiseur de mariages et l’idée de la maïeutique sont, comme je le crois, proprement platoniciennes et non socratiques (cf. p. lxxxiv sq.), si elles constituent la fiction propre du Théétète, il faudrait admettre que ce beau dialogue, et non pas seulement le Banquet, dérive du pauvre Banquet de Xénophon. Si ces raisons paraissent avoir quelque poids, au moins certaines d’entre elles, la première phrase de ce Banquet ne comporte plus qu’un seul sens : l’auteur a voulu refaire dans un autre esprit ce que Platon avait fait avant lui. Sans doute son œuvre est un peu moins ridicule que celle du saint évêque Méthodius (cf. p. xiii n. 3), mais elle procède pourtant d’une semblable conception du pastiche. Mes préférences personnelles vont donc à la thèse d’après laquelle le Banquet de Platon serait antérieur.

Il y a toutefois dans la thèse en question des difficultés qui ne doivent pas être dissimulées. Tout d’abord, les passages du Protagoras, qui ont servi, au début de cette notice (p. xv sq.), à se représenter ce qu’on faisait, en plus du boire, dans un symposion, se rapportent au Banquet de Xénophon en telle sorte qu’ils en paraissent être une satire, et qu’il est invraisemblable qu’ils aient pu en être l’inspiration. En outre, on admet généralement, ce que j’ai fait, que les répercussions prolongées de l’écrit de Polycrate ont déterminé Platon à introduire dans son dialogue le personnage d’Alcibiade ; on admet d’autre part que Xénophon a écrit, ou tout au moins remanié, ses Mémorables en tenant compte de cet écrit ; puisqu’au contraire son Banquet semble ignorer totalement l’objet du débat, ne doit-on pas en inférer, comme je l’indiquais tout à l’heure, que le Banquet de Xénophon est antérieur, et à l’écrit de Polycrate, et au Banquet de Platon ? — À la vérité, dans l’abîme d’ignorance où nous sommes plongés, plus d’une conjecture est permise. Celles-ci par exemple : Xénophon habite fort loin d’Athènes et dans la campagne ; il peut avoir eu connaissance de l’œuvre de Platon avant d’avoir reçu celle de Polycrate, et ainsi, n’ayant rien compris au rôle que Platon donnait à Alcibiade, avoir pensé que c’était une inutile superfétation : c’est ce que croiront plus tard Louis Le Roy (qui l’a exclu de sa traduction) et même Racine[128]. Peut-être aussi, ayant connu l’un et l’autre écrit dans leur ordre réel, Xénophon n’a-t-il pas aperçu entre eux le rapport que nous établissons maintenant. Il est possible encore que nous nous trompions sur leur relation chronologique. Il existe enfin une dernière hypothèse, et qui a été effectivement soutenue, c’est que le Banquet attribué à Xénophon serait un apocryphe. En tout cas, ce qu’il paraît difficile de supposer, c’est que si vraiment, avant le Banquet de Platon, il a circulé un autre récit (cf. p. xviii et p. xx), celui qui y est rapporté à Phénix, fils de Philippe, ce récit, malgré la coïncidence de ce dernier nom avec celui du bouffon dans le Banquet de Xénophon, puisse être ce dernier ouvrage. Platon dit en effet formellement que la matière du récit de Phénix était une réunion où, entre autres, Agathon et Alcibiade se trouvèrent avec Socrate et que l’entretien roula sur l’Amour.

En résumé, dans l’état présent de nos connaissances, la question ne semble susceptible d’aucune réponse assurée.

V

ÉTABLISSEMENT DU TEXTE,
APPARAT CRITIQUE ET TRADUCTION

Les mêmes manuscrits ont été collationnés que pour le Phédon (voir ici l’indication des sigles p. cxxii) et dans des conditions identiques[129] (cf. notice du Phédon, p. lxxix sq.).

Dans les Papyri Oxyrhynchi (Grenfell et Hunt, vol. V, no 843) se trouvent d’importants fragments d’une copie du Banquet, datant vraisemblablement du début du iiie siècle de notre ère. Certains morceaux sont dans un remarquable état de conservation : c’est ainsi que, exception faite d’une lacune de quatre colonnes (de 213 e 3 à 217 b 2) nous possédons, à partir des mots ἄν ἔνδεια, 201 a 1, un texte intégral, quoique parfois assez délabré, du dialogue. La première copie était bourrée de fautes, qui ont été pour la plupart corrigées par un reviseur, souvent au-dessus de la ligne[130] ; autant qu’il semble d’après l’écriture et d’après la couleur de l’encre, la revision n’est pas de beaucoup postérieure. Le caractère éclectique du texte permettrait difficilement d’apparenter le papyrus à l’une ou l’autre de nos deux familles de Mss. Il ne porte aucun signe diacritique, ni esprits, ni accents, sauf dans une dizaine de cas à peine, et de la main du reviseur soucieux d’éviter certaines confusions ; pas davantage d’iôta souscrits ou ascrits. Les mots n’y sont pas séparés[131]. Je n’ai pas eu sous les yeux de photographie du Papyrus, et j’ai suivi la collation de Grenfell-Hunt[132].

Quant à la tradition indirecte, je n’ai rien à ajouter à ce que j’en ai dit dans la Notice du Phédon (p. lxxx sqq.) et je l’ai utilisée de la même manière[133].

En ce qui concerne l’Apparat critique, une seule différence est à noter : j’y ai signalé d’une façon plus complète quelle position critique a été adoptée par les divers éditeurs à l’égard des points litigieux du texte. Cela était possible parce que les éditions sont peu nombreuses[134], et cela était nécessaire parce que le texte du Banquet a été, de la part des philologues, l’objet de beaucoup de soupçons, d’athétèses et de corrections. Ils ont été souvent choqués par une liberté de style qu’ils jugeaient excessive, par des liaisons d’idées où la logique ne leur semblait pas être suffisamment respectée, ou encore par des façons de parler qu’on ne trouve pas ailleurs chez Platon[135]. Nombreuses sont les interpolations qu’ils pensent avoir dépistées, et presque toutes les éditions s’émaillent, avec plus ou moins d’abondance, de crochets droits signalant ces interpolations. Mais il y a deux choses, semble-t-il, qu’ils ont trop souvent oubliées à ce propos, et deux choses dont la signification est à peu près la même. L’une est que les cinq discours de la première partie sont des pastiches ; le discours même de Diotime en est un en quelque mesure, un pastiche de celui d’Agathon (cf. p. lxxxvi). Il s’ensuit, en second lieu, que Platon doit obéir à ce qu’exige la tonalité particulière des divers morceaux qu’il compose avec cette intention : tantôt exposés didactiques, dans les discours, d’ailleurs si différents, de Phèdre, de Pausanias, d’Éryximaque ; tantôt fantaisie débridée et pourtant riche de poésie ou de pensée, avec Aristophane et Alcibiade ; vaticination tragique et lyrique, avec Agathon et avec Diotime. On ne doit donc pas tout juger uniformément, ni d’après une norme empruntée à d’autres dialogues, ou portions de dialogues, dans lesquels ne se rencontrent pas ces exigences particulières[136]. N’y a-t-il pas en outre quelque présomption à imposer à Platon telle façon d’exprimer sa pensée, sous prétexte qu’on n’aurait pas soi-même écrit comme il l’a fait ? Dans plusieurs cas d’ailleurs, pour rendre le texte entièrement intelligible, et pour éviter de le réécrire en quelque sorte, il suffit d’une légère correction ou d’un changement dans la ponctuation traditionnelle[137]. Parfois même le besoin d’améliorer un texte soi-disant corrompu vient seulement de ce qu’on ne l’a pas compris[138]. Aussi le texte que je présente est-il très conservateur. Comme dans mon édition du Phédon, j’ai introduit directement dans le texte imprimé les rares modifications[139] que je me suis permises ; on trouvera dans l’Apparat à cet endroit le texte de la tradition et les conjectures de mes devanciers.

À ce que j’ai dit dans la Notice du Phédon (p. lxxxv) sur les règles d’orthographe, j’ajouterai seulement deux remarques. Contrairement à ce que j’ai fait alors (60 d 9, 63 e 5), au lieu d’adopter, pour la première personne du singulier du plus-que-parfait, la désinence -ειν, qui est celle des Mss., j’ai tenu compte de ce que nous apprend Panétius sur cette forme dans la langue de Platon : ex. 198 e 4 ξυνῄδη (cf. la référence dans l’Apparat). En ce qui concerne l’augment des verbes commençant par ευ, j’écris avec les Mss. καθηῦδον (219 d 1, 220 d 2), καθηῦδεν 217 b 8 ; mais par contre, avec eux encore, εὖρεν 223 a 8, ἀνεῦρεν 197 b 1 ; avec eux encore et avec le Papyrus, εὐπόρουν 219 e 1 ; avec TW, le Papyrus et Eusèbe, εὖδεν 203 b 7.

Les difficultés que les critiques ont trouvées dans le texte coïncident souvent avec celles auxquelles se heurte le traducteur. Il doit rendre sensibles ces différences de tonalité et de style dont je parlais tout à l’heure, et qui font de chaque discours une individualité littéraire vraiment distincte. Il doit, tout en suivant avec souplesse le mouvement de la phrase, garder au détail de l’expression sa valeur précise, sans pourtant la forcer. Il voudrait être familier, sans tomber par là dans la trivialité[140], et, en conservant à ce qu’il traduit la grâce de l’ironie ou la noblesse simple du ton, donner enfin à son français une saveur qui, de loin, pût rappeler un peu l’atticisme. Plus d’une fois il se trouve en face, ou bien de termes grecs qu’il est forcé d’expliciter pour rendre intelligible en français la suite des idées, ou bien de plaisanteries qui sont intraduisibles, et dont pourtant il ne veut pas laisser perdre tout le sel. C’est assez d’avoir énoncé ces difficultés de la tâche ; et l’on croira sans peine que, mieux que personne, je sens bien que je n’en ai point triomphé. Comme pour le Phédon, mon effort a été, heureusement, secondé par l’amitié dévouée de mon collègue Émile Bourguet ; pour me guider dans l’établissement du texte et dans la traduction, il a bien voulu délaisser les travaux importants qu’il avait en cours, ou se priver de loisirs nécessaires. Je ne saurais, dans chaque cas, dire tout ce que je dois à ses conseils, à ses critiques, à toutes les discussions dans lesquelles, sur les passages les plus épineux, nous avons échangé nos vues. Je le remercie donc, et de tout cœur, d’avoir si généreusement mis au service de mon travail sa profonde connaissance de la langue et le sentiment si délicat et si précis qu’il a de l’art de Platon comme du tour de sa pensée[141].

Un mot seulement, pour terminer, sur l’annotation. Ainsi que dans la Notice, je m’y suis efforcé uniquement de rendre aussi claire que possible la liaison des idées, de faire comprendre le motif des divergences que mon interprétation peut présenter par rapport à d’autres[142] ; de montrer quels problèmes, philosophiques ou historiques, se posent à propos de tel ou tel passage du Banquet ; de fournir enfin à tout lecteur les éclaircissements nécessaires.


SIGLES


  1. Oxy.B = cod. Bodleianus 39.
  2. Oxy.T = cod. Venetus, app. class. 4, no 1.
  3. Oxy.W = cod. Vindobonensis 54, supplem. philos. gr. 7.
  4. Oxy.Y = cod. Vindobonensis 21.
  5. Oxy. = Papyrus Oxyrhynchus no 843.


Sur la tradition manuscrite, le Papyrus, la tradition indirecte, voir Notice p. cxvi sq.

Sur quelques abréviations employées dans l’Apparat, voir p. cxvi n. 2 et p. cxvii n. 2.


  1. Cf. mon livre Théorie platonicienne de l’Amour (1908), p. 117-120.
  2. Pour certains auteurs, au contraire, le fait évocateur de ce souvenir serait le synœcisme de Mantinée en 371, c’est-à-dire le rétablissement de la ville par Épaminondas. Ce qui s’accorderait d’autre part avec un passage du discours de Phèdre (178 e sq.), où il semble qu’il y ait une allusion au bataillon sacré des Thébains (cf. p. 12 n. 1 et p. XXXIX n. 1), qui se fit remarquer pour la première fois à la bataille de Leuctres, en 371. Mais, si le synœcisme de Mantinée était le fait du jour, pourquoi Aristophane ne l’a-t-il pas évoqué pour illustrer le retour de notre nature à son unité primitive ?
  3. Wilamowitz, op. cit. I 372, 1 ; II 176-178. — Ibid. II 178 et Antigonos von Karystos (1881), p. 182, il voit dans le Banquet un écho un peu attardé de la fondation de l’Académie, de ce qu’elle a appris à Platon et de ce qu’il en espère (cf. p. xci) ; il le place donc entre 381 et 378, après Ménon, Euthydème et Cratyle, avant la République et Phèdre.
  4. Entre autres Th.  Gomperz, Penseurs de la Grèce, trad. fr. II 301 et n. 2, 409-413 ; cf. 360-362.
  5. On insiste sur les préoccupations politiques dans 209 a, d e.
  6. La seconde opinion est celle de Wilamowitz, op. cit. II 95-105.
  7. Pour Eschine, cf. Oxyr. Pap. xiii, n. 1068. — Les ch. 1 et 2 du livre I des Mémorables de Xénophon se réfèrent sûrement à l’écrit de Polycrate (pour Alcibiade : 2, 12-16, 24-26, 39-50). Mais la réfutation a dû demeurer en marge du débat ; voir p. cxiii.
  8. Gomperz, p. 410. Cf. ici p. 74, n. 3 ad 213 c, où il y aurait une indication favorable à la conjecture en question. De même 219 c : Alcibiade fait à Socrate un procès de « non-corruption » (p. 84, n. 2). Peut-être enfin, si Polycrate, auteur d’éloges des pots, des souris et des cailloux (références dans Zeller, Ph. d. Gr. II 1⁴, 1017. 1, tr. fr. II 531, 3), est aussi l’auteur de cet éloge du sel dont il est parlé 177 b s. fin., faut-il voir là une allusion à ce Sophiste.
  9. Comme l’écrit Gomperz, p. 409.
  10. C’est en partie ce que dit Wilamowitz (op. cit. II 105), qui le place en 388 à peu près.
  11. Deux autres indications sont encore alléguées pour dater le Banquet : 182 b, la domination des Barbares sur l’Ionie, donc après le traité d’Antalcidas, 387 ; 178 e sq., le « bataillon sacré » serait plus explicitement mentionné si le dialogue était postérieur à 371 (cf., en un sens contraire, p. ix, n. 1). Pour d’autres détails, voir Théorie platon. de l’Amour, p. 55-63.
  12. Posée par L. Parmentier, La chronologie des dialogues de Platon (Bulletin de l’Académie de Belgique, classe des lettres, 1913).
  13. Avec Wilamowitz, op. cit. I 357.
  14. Si je l’ai cependant préférée au décalque Symposion (ou Sympose, que Louis Le Roy a placé en tête de sa traduction de 1559, et dont l’emploi, selon le témoignage particulièrement qualifié de M. Edm. Huguet, ne s’autoriserait que de rares et très médiocres exemples), c’est que, tout en exigeant les mêmes explications, ce décalque parlerait fort peu à l’esprit du lecteur et ne lui semblerait être qu’une affectation pédante.
  15. Il est à remarquer cependant que le mot syndeipnon paraît être employé comme équivalent de symposion à 172 b 1 ; ce que confirme un passage où Cicéron (Ad fam. IX 24, 3) traduit les deux termes grecs par compotatio ou par concenatio.
  16. Voir l’Introduction de Hug à son édition, p. xiii-xv.
  17. De cette littérature symposiaque nous avons gardé le Banquet des Sept Sages et les 9 livres des Propos (ou plutôt Questions) de table de Plutarque ; les Deipnosophistes ou le Banquet des Savants, d’Athénée ; un Banquet de Lucien ; d’autres de Julien et de Macrobe ; enfin, de l’évêque Méthodius (fin du iiie s. et début du ive), un Banquet (des dix Vierges) ou de la Chasteté, ridicule pastiche de Platon.
  18. Voir 199 b la double « permission » que Socrate sollicite de lui.
  19. Ce qu’il appelle νόμοι συμποτικοί II 671 c. Le mot συμπόσιον, alors que l’idée en est si souvent présente, ne se trouve que trois fois dans ce morceau des Lois, (I 637 a 5, 639 d 3, 641 b 1), et trois fois aussi συμπότης (I 639 d 3, 648 d 6, II 671 e 6).
  20. Un ἄρχων, ce qu’Alcibiade prétend justement vouloir être, 213 e.
  21. Platon imagine ensuite (452 a-d), un dialogue de Socrate sur ce thème symposiaque avec un médecin, un maître de gymnase et un financier. C’est comme une esquisse anticipée de notre Banquet. Chacun d’eux en effet soutient que sa compétence spéciale pourvoit l’humanité d’un des biens qui lui sont indispensables. De même, ici, c’est sur l’objet spécial de son inclination ou de sa profession que chacun concentre les vertus ou les bienfaits de l’Amour.
  22. Ce que confirmerait Platon lui-même, Rép. V 479 bc.
  23. Cela s’appelle εἰς τὸ μέσον φέρειν (Xénophon Banq. 3, 3) ou, comme dit Théognis dans un passage qui concerne les symposia (491), εἰς τὸ μέσον φωνεῖν.
  24. C’est l’expression même de Platon, 172 b 2.
  25. Nous avons encore deux autres références anciennes au Banquet de Platon : dans un fragment d’une comédie d’Alexis intitulée Phèdre (cf. p. xxxviii et n. 1) ; dans le plaidoyer d’Eschine contre Timarque, où il est tant parlé de l’amour masculin : allusions possibles aux discours de Phèdre (132, 145) et de Pausanias (139).
  26. Comme le dit R. G. Bury dans l’Introduction à son édition du Banquet, p. xvii.
  27. Ce que soutient A. E. Taylor, Plato, the man and his work (1936), p. 211, 1.
  28. Quoiqu’ils soient plusieurs, un seul d’entre eux sert d’interlocuteur à Apollodore. Le Phédon simplifie pareillement en donnant le seul Échécrate pour interlocuteur à Phédon, alors que le cercle dans lequel celui-ci est reçu compte évidemment un plus grand nombre de personnes (cf. Phédon, p. 1, fin de la n. 1).
  29. Deipnosoph. V, 217 a. D’après lui la victoire d’Agathon eut lieu aux Lênéennes, c’est-à-dire aux petites Dionysies, qui se célébraient au mois de Gamèliôn, l’ancien Lênéôn (janv.-févr.). Mais n’est-ce pas de sa part une inférence fondée sur ce qui est dit 223 c de la longueur des nuits quand eut lieu le symposion ? Il fallait donc que la scène se passât en hiver. Là-dessus les érudits protestent : ces fêtes étaient réservées aux seuls habitants de l’Attique ; or on voit 175 e que plus de trente mille Grecs ont été les témoins de cette victoire. Il faut donc qu’elle ait eu lieu aux Grandes Dionysies, qui attiraient à Athènes un grand concours d’étrangers. Mais c’est en Élaphèboliôn (mars) qu’elles se célébraient : alors c’est la question des longues nuits qui devient gênante ! La stérilité de ces controverses ne prouve qu’une chose : c’est que Platon est indifférent, sur ce dont il s’agit, à la précision historique : ce qui lui importe, c’est que la victoire d’Agathon fut éclatante et qu’il la remporta dès sa première tragédie.
  30. Autrement dit, la cour brillante de Pella n’est pas un séjour moins enchanteur que les Îles des Bienheureux, et cette plaisanterie sur le voluptueux Agathon ne signifie nullement qu’il est mort.
  31. A. E. Taylor, Plato, 210 sq., 224 ; cf. 24, 352.
  32. Le sacrifice de Diotime est probablement un souvenir du sacrifice fameux par lequel Épiménide, le sage Crétois, aurait, au début du vie siècle, délivré Athènes d’une peste qui sévissait sur la ville (Diog. Laërce I 110 ; Diels Vors. ch. 68, A 1 [II, p. 185, 13 sqq.³]).
  33. C’est pourquoi, dans le Phédon, la tradition orphique a un rôle si important pour la détermination des motifs que nous pouvons avoir de croire à l’immortalité de nos âmes, et pourquoi aussi les mythes y sont une partie intégrante de la recherche et de l’exposition (cf. Notice, p. xxiii sq., xxvi sq., xxxiv sq., xxxvi sq., xlvi n. 1, xlviii n. 2, lvi ; et p. 17 n. 2, 22 n. 2 et 4, 44 n. 3).
  34. Le cas du Ménexène est particulièrement gênant pour les partisans de l’historicité des dialogues. Voir A. E. Taylor, op. cit. 41-45. — Pour le rapprochement avec Diotime, cf. Wilamowitz, op. cit. II 174.
  35. A. E. Taylor lui-même ne peut s’empêcher d’en convenir, op. cit. p. 225.
  36. Toutes les autres fois, elle l’appelle par son nom ; tout au plus, deux fois (204 b fin, 211 d déb.), plus familièrement : « mon cher Socrate ».
  37. Soit qu’on adopte, à 212 c 6, la correction περί του λόγου, correspondant au τις λόγος de 205 de, ou que l’on garde περὶ τοῦ λόγου, au sujet de son discours, le résultat est le même.
  38. Par exemple Agathon et Aristophane, pour représenter l’opposition de la tragédie à la comédie ; cf. Notice, p. vii sq.
  39. Ceci rappelle Rép. VII 518 bc, où Platon raille les gens qui s’imaginent que la science peut être introduite en une âme où elle n’est point, à la façon dont on introduirait la vue dans des yeux aveugles. — À 176 d 6, j’ai modifié la ponctuation traditionnelle (voir l’apparat critique). Avec cette ponctuation on comprend : couler de ce qu’il y a de plus plein en nous dans ce qu’il y a en nous de plus vide. Cette construction du pronom personnel m’a paru peu naturelle. Platon m’a semblé avoir voulu, d’une façon d’ailleurs inusitée, renforcer l’idée exprimée par le pronom réciproque : l’un avec l’autre ; pour cette raison, il a donné au pronom personnel une valeur exceptionnelle, en le plaçant dans la phrase devant la conjonction, que j’ai traduite par pourvu que.
  40. Un rêve de sagesse par opposition à la réalité de sagesse que possède Agathon. Très souvent cette opposition se présente chez Platon sous la forme ὄναρ ὕπαρ, la vision du rêve en face de celle de la veille. Cf. par exemple Rép. V 476 cd, Phèdre 277 e, Polit. 277 d.
  41. Pour les deux auteurs, médiat (Phèdre) et immédiat (Éryximaque), de la proposition, le motif de leur assentiment est évident. Pour Socrate, l’Amour, on le sait, est la seule chose qu’il connaisse (cf. p. xxvi). En ce qui concerne Pausanias et Agathon, l’amour du premier pour le second avait peut-être servi de cible aux plaisanteries des comiques (cf. 193 b fin) ; en tout cas, dans le Protagoras (315 de) nous les voyons côte à côte autour du lit du Sophiste Prodicus de Céos (cf. ici 177 b) : Agathon est tout jeune, très beau, et Socrate conjecture qu’il est l’aimé de Pausanias (voir aussi Xénophon, Banq. 8, 32). Quant à Aristophane, ses motifs sont plus obscurs : il est, dit Socrate, tout occupé de Dionysos et d’Aphrodite. Certes on comprend fort bien que ne penser qu’à Aphrodite puisse faire prendre plaisir à entendre parler de l’amour ou à en parler soi-même, et d’autre part la place que tiennent le penchant sexuel et l’obscénité dans la comédie aristophanesque manifestent en lui un aphrodisien. En revanche, si l’on voit clairement qu’il est dionysien en tant qu’il participe aux concours théâtraux des Dionysies, on comprend mal quelle influence cela peut avoir sur l’intérêt qu’il prendra à l’éloge de l’amour. Est-ce parce que Dionysos est aussi le dieu du vin et que le vin porte à l’amour ? « Le vin, lit-on dans un fragm. attribué à Aristophane (fr. incert. n. 490 Dindorf), est le lait d’Aphrodite ». Doit-on plutôt chercher ici la trace d’une tradition théogonique, pauvrement attestée, d’après laquelle Dionysos serait un fils d’Aphrodite ? De toute façon l’intention de Platon, cachée sous toute cette mythologie, peut difficilement s’interpréter autrement que comme désobligeante à l’égard d’Aristophane. En termes moins galants, cela veut dire : « grand buveur et grand ribaud ».
  42. Les scolies dont il a été question plus haut (p. xv sq.) étaient quelque chose de moins solennel, de simples couplets. On nous parle aussi (177 a) de deux autres variétés du chant d’hommage qui, à la différence de l’encômion primitif, ne sont pas d’usage dans les banquets : les Hymnes à la gloire des dieux ou des héros, et qu’on chantait immobile en s’accompagnant de la cithare (cf. 197 e, où ἐφυμνοῦντα 4 n’est pas pris cependant à la rigueur, et 187 e : la Muse Polymnie d’Éryximaque), et les Péans qui primitivement devaient glorifier le seul Apollon et qui se chantaient à plusieurs voix.
  43. L’Hommage aux Éléens, de Gorgias, son Éloge d’Hélène sont l’un et l’autre désignés comme étant un encômion.
  44. On a souvent contesté, en ce qui concerne les poètes, l’exactitude de l’assertion que Platon prête à Phèdre. On fait observer qu’il y a des tirades lyriques sur l’amour dans l’Antigone de Sophocle (781 sqq.), dans l’Hippolyte d’Euripide (525 sqq.) ou dans sa Médée (835 sqq.). Rien de plus vrai. Mais ce ne sont pas des encômia, spécialement consacrés à la glorification de l’Amour. Or voilà ce que Phèdre regrette qu’aucun poète n’ait fait jusqu’à présent.
  45. Galien Lex. Hippocrat. XIX, 94 Kühn ; cf. Diels Vorsokratiker, ch. 81, B 42. — J’adopte pour le titre la correction ἤ ἀρετῶν, au lieu de ἤ ἐρώτων ; le sens serait alors : De la nature de l’Amour ou des amours, ce qui pourrait faire penser à quelque distinction entre plusieurs amours, analogue à celle qu’on trouve dans le discours de Pausanias ou dans celui d’Éryximaque.
  46. L. Parmentier situe vers 410 la scène de Phèdre. Mais rien ne dit que l’Érôticos ne soit pas postérieur : il peut y avoir anachronisme.
  47. La question serait par conséquent entièrement indépendante de celle de savoir si le Banquet de Xénophon a précédé ou non celui de Platon. Le fait qu’Athénée (V 216 ef) parle d’un Érôticos de Pausanias ne prouve rien : visiblement c’est de sa part une inférence fondée sur le Banquet de Xénophon et sur celui de Platon.
  48. Diogène Laërce attribue à Antisthène un livre Sur la procréation des enfants et sur le mariage, éroticos, c’est-à-dire du genre des écrits sur l’Amour (VI 15) ; un autre, de titre incertain, soit Cyrus ou le bien-aimé (Κῦρος ἤ ἐρώμενος), soit Maître ou bien-aimé (κύριος ἤ ἐρ.) (ibid. 18). Le même auteur mentionne un dialogue d’Euclide de Mégare, qu’il désigne seulement par son caractère générique, érôticos (II 108). Que dire des dialogues Sur l’Amour qui sont attribués, ou à Simon le cordonnier (ibid. 122), dont on ne sait s’il a existé, ou à Simmias le Thébain (124 ; cf. Phédon, Notice, p. xiv sq.) ?
  49. La ponctuation usuelle (point en haut après πάντα a 3) ferait couper la phrase après celui-ci. Mais Apollodore me paraît plutôt vouloir dire : d’abord, que sa mémoire à l’égard du récit d’Aristodème n’est pas plus fidèle que n’était la mémoire de ce dernier à l’égard des choses qu’il a entendues ; ensuite, que ce qui s’est imposé à elle, c’est le plus frappant ; c’est donc cela seul qu’il a voulu retenir (et dont il s’est informé auprès de Socrate, cf. 173 b), et cela seul par conséquent qu’il rapportera à ses amis.
  50. Comparer dans le Phédon (103 a) une formule analogue.
  51. Comme le fait par exemple Plotin (Enn. III 5, 2) pour la distinction des deux Aphrodites et des deux Amours, au début du discours de Pausanias (180 c-181 a). Peut-être Victor Brochard est-il le premier à avoir aperçu cette vérité, dans sa belle étude Sur le « Banquet » de Platon, Année philos. XVII, 1907 (Études de philosophie ancienne et moderne, p. 60-94).
  52. Ainsi pour le plan à suivre dans un éloge, cf. supra, p. xxxii.
  53. C’est ainsi qu’il prend plaisir à entendre Socrate discuter (194 d). Mais c’est son adresse qu’il admire, et il ne se réforme pas en l’écoutant.
  54. Alexis est un des représentants de la Comédie moyenne au ive siècle. Il met cette déclaration dans la bouche même de Phèdre : l’idée lui est venue « en faisant la route du Pirée ». Le reste du fragment (Kock Com. att. fr., II n. 245) est amusant ; mais c’est moins un portrait de Phèdre qu’une caricature du discours de Diotime, assez étrangement placée dans la bouche de cet enfant de la Sophistique : « À mon avis, ce qu’est l’Amour, les peintres l’ignorent et, pour le dire en un raccourci serré, tous ceux qui font des images de cette divinité. Sachez qu’il n’est ni femelle ni mâle, puis ni dieu ni homme, ni stupide ni inversement intelligent, mais qu’il est un tas de choses de partout, et qu’en une forme unique il comporte une foule de qualités : s’il a l’audace d’un homme, il a la pusillanimité d’une femme ; il a la démence des fous et le raisonnement d’un être sensé ; la violence d’une bête ; la forte trempe de l’acier ; l’appétit d’honneurs d’une divinité ! Tout ça, par Athéna et par tous les dieux, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est bien pourtant quelque chose comme ça, et j’ai le mot au bout de la langue ! » — Sur Phèdre, voir la charmante étude de L. Parmentier L’Âge de Phèdre dans le dialogue de Platon, Bulletin Guill. Budé, janv. 1926, p. 8-21. D’après lui Phèdre serait mort en 396/5 au plus tard, peut-être même avant 399, s’il est vrai (ce que je ne crois pas) qu’autrement son amitié pour Socrate eût fait de lui un des assistants de la dernière journée du Maître.
  55. C’est l’opinion de Hug, Introd., p. xlvi.
  56. J’ai déjà parlé plusieurs fois (p. ix n. 1, p. xii n. 1, p. xxxiv) du passage (178 e sq.) qui serait, ou une anticipation du bataillon sacré des Thébains, ou une allusion à ce corps célèbre. Or on doit observer que, d’après Plutarque (Pélopidas 18 sq.), lequel au reste se souvient à cet endroit du Banquet 180 b, cette formation guerrière fut l’œuvre de Gorgidas, et que Pélopidas eut seulement l’idée d’en grouper les éléments en un corps unique, au lieu de les faire servir à encadrer d’autres troupes. Peut-être l’idée était-elle donc déjà dans l’air une décade environ avant Leuctres (371), et il est possible aussi qu’il ait existé quelque chose d’analogue chez d’autres peuples doriens.
  57. À l’encontre de ce que dit Brochard, p. 68 (cf. ma Théo. platon. de l’Amour, p. 96). — Pour ce qui précède, Hug, p. xlv sq.
  58. Les éditeurs (par exemple Hug, p. 52 et Bury, p. xxvii sq.) ont noté dans le passage 180 e sq. la correspondance rythmée des périodes et de leurs membres ou côla. Il y a quatre périodes, les trois premières de trois membres chacune, et tous à peu près de la même longueur, plus courts cependant dans la troisième ; la dernière est de quatre membres, alternativement courts et longs. Aristote (Rhet. III 9, déb. et de 1409 a, 34 à la fin) appelle cette façon d’écrire la manière à retours ou par périodes balancées et par antithèses, par opposition au style continu ou lié ; il la compare aux strophes et antistrophes des anciens poètes. Or il y a chez Isocrate des exemples caractéristiques de cette façon d’écrire.
  59. Des maîtres de Rhétorique : le grec dit les Savants, c’est-à-dire les Sophistes. — Diels (Vorsokr. ch. 76, C 1, vol. II, p. 266, 34³) voit dans ce passage un pastiche du style de Gorgias. Mais ce n’est guère vraisemblable, puisque Gorgias sera visé plus tard, à propos du discours d’Agathon (cf. 198 c et p. lxviii sq.).
  60. La plaisanterie serait analogue à celle que paraît attester ce titre d’un livre d’Antisthène le Cynique : Isographè, dont le sous-titre était Ou Lysias et Isocrate, et qui aurait été écrit contre Isocrate au sujet de son Ἀμάρτυρος ? (Diog. Laërce VI 15).
  61. Aristote, ibid. 1140 a, 22-28 : ce sont les deux modes de l’antithèse. — Comparer Rép. VII 541 a εὐδαιμ-ονήσειν, ὀνήσειν.
  62. Brochard, art. cité 68-70, qui renvoie à Gomperz Pens. de la Grèce, tr. fr. I 454 sq.
  63. Cf. Diels, Vorsokr. II 275³ (note ad l. 23).
  64. Cette deuxième Aphrodite est celle de la tradition homérique, la fille de Zeus et de Diônè (Il. V 370). Mais une autre tradition (cf. Hésiode, Théog. 188-206) faisait naître Aphrodite de la semence qui, sur la mer, écumait autour des lambeaux de la chair d’Uranus mutilé par son fils Cronos. C’est en ce sens qu’elle est fille d’Uranus, de Ciel, donc Uranienne ou Céleste, mais cela sans avoir eu de mère. Elle n’est pas seulement, par suite, plus ancienne que l’autre, mais même plus ancienne que tous les Olympiens (comparer p. 54, 3).
  65. Cf. p. 17 n. 1. — Autant le rapprochement qui vient d’être indiqué est légitime historiquement, autant il serait étrange que Pausanias, qui insistera plus tard (182 d) sur la complexité propre à la coutume athénienne, attribuât ici la même complexité à celle des Spartiates. Ceux-ci d’autre part n’ont jamais passé pour être beaux parleurs, et la simplicité de la maxime est, d’après Pausanias, fonction de la présence de ce caractère dans un tempérament ethnique. Voyez Bury, note ad loc.
  66. Depuis la paix d’Antalcidas (387) la domination perse s’étendait sur l’Ionie tout entière.
  67. La technicité le préoccupe beaucoup plus que la cosmologie, dont la place dans son discours est moins grande qu’on ne le dit souvent. Il faut cependant convenir qu’il parle de l’amour en Physicien et que, tout en paraissant çà et là le considérer encore comme une personne divine, il l’envisage bien plutôt comme une loi de la nature, ou comme un phénomène qui se retrouve partout. Aussi ai-je le plus souvent, dans son discours, écrit ἔρως, amour, sans majuscule.
  68. Comparer le langage de Protagoras, dans « l’Apologie » que Platon lui fait prononcer, Théétète 167 bc. Cf. A. Diès, Notice du Théétète, p. 134 sq.
  69. Le développement donné ici à la pensée d’Éryximaque provient du traité hippocratique De flatibus I 570 K. (Littré VI 93) ; le meilleur médecin est de même défini De nat. hom. I 362 K. (Littré ibid. 62) par son aptitude à réaliser le résultat dont il s’agit. Le rapprochement avec Philèbe 31 c-32 b et 43 cd (cf. 30 b) est particulièrement intéressant. Cf. aussi Timée 65 a.
  70. Ce qu’Alcméon (cf. p. 25 n. 1) appelait « domination d’un seul » (monarchia), par opposition à la « compensation » (isonomia).
  71. Cf. le passage du Théétète cité plus haut, p. liii n. 1.
  72. N’est-ce qu’une chicane de mots de la part de ce demi-sophiste ? Ce qu’il reproche à Héraclite, c’est pourtant, remarquons-le, ce qu’a noté, d’un trait incisif, Platon lui-même dans le Sophiste (242 de) : les Muses d’Ionie, dit-il, celles dont la voix est plus « soutenue », veulent que l’Être soit simultanément un et plusieurs, aussi bien uni par la Discorde que par l’Amitié ; et la même formule, que nous trouvons ici, sur la composition de ce qui s’oppose y est citée, avec seulement un peu plus de liberté. Aux Muses d’Ionie s’opposent, on le sait, les Muses siciliennes, qui font se succéder alternativement la Discorde et l’Amitié, c’est-à-dire Empédocle.
  73. Le changement par Badham (suivi par plusieurs autres éditeurs) de πως en πω (187 c 8) est séduisant. Mais il me semble inutile : malgré certaines apparences, il s’agit ici moins de deux actes successifs, que de deux domaines distincts. On peut donc garder le texte des manuscrits (cf. p. 26, n. 2).
  74. La raison pour laquelle il rapporte un des deux Amours, le bon, à la Muse Uranie, et l’autre à la Muse Polymnie, est obscure. À la rigueur, la relation de l’Amour pandémien avec Polymnie s’expliquerait en ce que la poésie lyrique, dont cette Muse est la patronne, est l’expression de sentiments personnels, souvent très passionnés ; d’où la nécessité, indiquée par Éryximaque, d’un usage prudent de cette poésie, qui peut troubler dangereusement certaines natures impressionnables. Mais que vient faire ici Uranie, Muse de l’astronomie ? C’est ne rien expliquer que d’alléguer l’allusion à l’Aphrodite Uranienne de Pausanias ; car l’embarras vient précisément de ce qu’elle est remplacée ici par une Muse qui, elle, n’est pas Céleste au sens olympien du mot, mais occupée des choses du ciel astronomique, et en outre de ce que la relation de cette Muse avec la poésie et la musique n’est nullement évidente. Éryximaque pense-t-il à l’harmonie pythagorique des Sphères et, d’une façon générale, à la traduction musicale des intervalles qui séparent les astres, ainsi que du rapport de leurs vitesses ? Se souvient-il de la poésie astronomique attribuée à Hésiode, à Thalès de Milet ou à Cléostrate de Ténédos (Vorsokr., ch. 1, B 1 ; ch. 68 a ; ch. 70) ? Une chose du moins paraît certaine, c’est qu’il veut à une poésie et à une musique profanes, qu’il faut contrôler et surveiller, opposer une musique et une poésie sacrées.
  75. On pourrait, quoique l’esprit en soit très différent, rappeler à ce propos le fameux morceau du Gorgias (462 d-466 a) où rhétorique et cuisine sont considérées comme deux formes analogues de la flatterie à l’égard des passions.
  76. C’est pourquoi, 188 c 7, malgré le témoignage de Stobée, la leçon des Mss. τοὺς ἔρωτας ne doit donner lieu à aucune suspicion et est préférable à la leçon τοὺς ἐρῶντας, qui est adoptée par Burnet.
  77. Cf. aussi Phédon 64 b, 70 bc, et p. 11 n. 3.
  78. Voir Brochard, art. cité, p. 72 sq., 89 sq.
  79. Sur ceci, cf. p. 30 n. 2. De l’interprétation que j’ai tenté de défendre dans cette note, je suis seul responsable.
  80. Avec le commentaire que Simplicius donne du passage. Voir E. Bignone, Empedocle, p. 578-580 ; cf. p. 191.
  81. Cf. Bignone, op. cit. p. 605-611, p. 613-623.
  82. Telle est, je crois, la suite des idées. L’identification socratique de la connaissance et de l’action, et par conséquent de la faute logique ou esthétique avec la faute morale, n’a rien à voir ici, quoi qu’en ait pensé Hug (p. 102 ad d 2). Rettig me paraît avoir mieux compris la pensée de Platon (p. 24 sq.).
  83. Sur Agathon dans les Grenouilles, cf. p. xxi.
  84. Ἁπαλός, qualité que, dans son discours, l’Agathon du Banquet attribue à l’Amour (195 c-e).
  85. Les deux vers qu’Agathon improvise dans le Banquet (197 c) rappellent les vers 43 sq. des Thesmophories.
  86. Aussi Socrate loue-t-il ironiquement Agathon (198 b 3) de la variété de son discours.
  87. Il arrive à Platon de distinguer ὄνομα, le nom, substantif ou adjectif, et ῥῆμα, le verbe (Crat. 424 e sq., 431 bc ; Théét. 206 d [les exemples de 168 d et 184 c, signalés dans le Lexicon d’Ast, ne sont pas incontestables] ; Soph. 261 e-262 e, cf. 236 d in.). Si tel est le sens de ῥημάτων à 198 b 5, on verra une ironie particulièrement mordante dans les compliments que fait Socrate à Agathon sur la beauté, dans sa péroraison, des noms et des verbes, car ceux-ci y font presque complètement défaut. Cette interprétation, qui est celle de M. Bourguet, suppose qu’il y a ici un jeu de mots sur le double sens de ῥῆμα qui, plus ordinairement, signifie une phrase, par opposition au mot isolé : c’est en ce dernier sens que chacun des auditeurs comprendra le terme ; mais Socrate, dans son idée de derrière la tête, lui donne l’autre acception, réalisant ainsi le caractère essentiel de l’ironie. Si je n’ai pas adopté cette interprétation, malgré ce qu’elle a de séduisant, c’est parce qu’il m’a paru difficile de l’appliquer aux couples similaires qu’on rencontre dans le Banquet même : 199 b 4, où Socrate me paraît demander, non pas à mettre ses verbes où il pourra (ce qui serait un redoublement de la première ironie), mais plutôt à être libre dans son vocabulaire (pas d’allitérations) aussi bien que dans la disposition de ses phrases (lesquelles ne seront ni des ἰσόκωλα, ni des ἀντίθετα) ; 221 e 2 sq., où il s’agit aussi sans doute du vocabulaire de Socrate et de la tournure de ses phrases. Comme exemples caractéristiques chez Platon de ῥῆμα, phrase, on peut citer : Protag. 341 e (ῥῆμα, une phrase de Simonide) ; Crat. 399 c (δίφιλος est un ὄνομα, διὶ φίλος est un ῥῆμα) ; Rép. VI 498 e (cf. p. xli). Éryximaque emploie le mot dans cette acception, 187 a 5.
  88. Cf. Aristote Rhet. III 1, 1404 a, 23-26 ; 3, 1406 b 8-11 ; 17, 1418 a, 33 sqq. — Remarquer 196 c (p. 42, n. 1) la citation d’Alcidamas, contemporain de Platon ; elle révèle peut-être une intention personnelle.
  89. Ce n’est pas à ceci toutefois que se rapporte une assertion d’Aristote dans la Politique (I 13, 1260 a, 27 sq.) : la méthode, dit-il, qui consiste à énumérer les vertus particulières à chaque état ou condition, comme fait Gorgias, est supérieure à celle de Socrate qui donne de la vertu une définition générale. L’allusion concerne un passage bien connu de Ménon, 71 c-72 a.
  90. Pour Zeller et pour Hug, elle le serait si, à cause du sens patronymique du génitif grec, on comprenait qu’on demande de quel père et de quelle mère l’Amour est fils ; car alors il serait aussi ridicule de dire « Amour est-il Amour, fils de… ? » que de dire « Socrate est-il Socrate, fils de… ? » ; ce redoublement du sujet Amour, du sujet Socrate est absurde, tandis qu’il est tout naturel si le génitif est un génitif d’objet. — Mais avec cette interprétation la question serait risible dans sa forme seulement ; il n’y aurait en effet dans le fond rien de risible à demander si l’Amour a père et mère, et quels ils sont : Phèdre a posé la question (178 b), et elle sera reprise par Diotime-Socrate (203 bc). Or les exemples qui suivent semblent indiquer qu’elle est risible dans son fond même, en tant que, sans le voir, elle laisse échapper l’essentiel de ce qui est précisément en question. — Quant à l’hypothèse de R. G. Bury, que l’absurdité est, le mot érôs signifiant proprement l’amour sexuel, de demander si c’est ainsi qu’on aime un père ou une mère, elle me paraît entièrement inacceptable.
  91. Le sens de la remarque de Socrate (201 a 7) sur la réponse d’Agathon est ambigu, mais à dessein, semble-t-il, et ironiquement (cf. p. 50, n. 2) : Agathon a raison à la fois de reconnaître qu’il s’est exprimé ainsi (sens manifeste), et de faire cette réponse qui va faire éclater la contradiction (sens dissimulé). Cette ambiguïté est parfaitement appropriée au ton que Socrate donne à sa conversation avec Agathon. Si pourtant, avec R. G. Bury, on répugne à l’admettre, on devra remplacer le présent λέγεις par l’imparfait ἔλεγες : « ton assertion (et non « ta réponse ») était parfaite ». Mais, bien que Socrate utilise lui-même souvent la formule d’Agathon (303 c, p. 55, n. 1), on admettra difficilement qu’il puisse ici la déclarer parfaitement exacte, puisque plus tard il en montrera toute l’insuffisance (206 b sqq.).
  92. Pour apprécier la portée de ce passage, il serait intéressant d’étudier, dans l’ensemble de l’œuvre de Platon, la doctrine mythique des démons, à la fois Génies et Anges. C’est ce que j’ai tenté de faire dans ma Théorie platonicienne de l’Amour, p. 131-138.
  93. Sur les raisons de traduire ainsi, voir p. 54, n. 4 et op. cit. p. 12 et n. 7.
  94. Cf. p. 54 n. 4 et mon livre déjà cité, p. 123-127.
  95. C’est ainsi que, dans la République, le philosophe est rappelé à lui-même, invité à ne pas s’oublier dans la contemplation et à redescendre dans la caverne : VI 496 b-497 a, 500 b-d ; VII 519 d, 539 e sq.
  96. Voir op. cit. p. 128 sq. — Quand Platon dit, ici et 180 d, qu’Amour est le suivant et le servant d’Aphrodite, peut-être se souvient-il d’Hésiode, Théogonie, v. 301.
  97. L’ironie est évidente. Mais il faut se souvenir que cette magie et cette sorcellerie consistent aussi bien, d’après le Phédon (77 e sq.), à dissiper nos craintes et nos illusions. Cf. p. cvi sq.
  98. Comparer par exemple Gorgias 468 bc, Ménon 77 b-78 b.
  99. Le développement de c-e me paraît prouver que le toujours de 205 a 7 se rapporte à la possession (comme à 206 a 6), et non au souhait, ainsi que le pense R. G. Bury. Par contre, il en est bien ainsi à 205 b 2, où la structure de la phrase n’est pas la même. Dans un autre cas, 206 b 1, le toujours concerne le mode d’activité caractéristique de l’amour au sens étroit.
  100. Cf. 196 c sqq. ; paroles auxquelles se réfère Diotime, en vertu de la fiction admise (voir p. xxvi sq. et p. 58, n. 2 et 3).
  101. Voir le texte important de Rép. VI 490 ab, qu’on retrouvera infra p. xcvi. Dans mon livre déjà cité, j’ai fait, p. 173-177, une comparaison plus approfondie des deux théories. Voir aussi A. Diès, Théétète, Notice p. 129 sq.
  102. Cf. op. cit. p. 180 sq. et A. Diès ibid. Le rapport apparaîtra plus distinctement dans le Phèdre.
  103. Comme dira Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, nos148 et 153.
  104. Plusieurs commentateurs (Hug, Bury), à propos du passage de 209 a sur la plus belle forme de la pensée renvoient à un morceau du Phédon (82 a b) où il est dit que la destinée la meilleure sera réservée à ceux qui auront pratiqué cette vertu d’espèce sociale et civique qu’on appelle sagesse tempérante et justice, et en outre à un passage du Ménon (73 a) qui semble compléter le rapprochement. — Mais, pour ne parler que du texte du Phédon, on peut douter que l’intention soit la même qu’ici, quand de part et d’autre on considère la suite. Ici, c’est déjà l’annonce, en un bref raccourci, de l’ascension amoureuse vers le Beau idéal ; là, c’est le jugement dédaigneux sur une vertu sans intelligence et dénuée de philosophie, fondée seulement sur l’habitude et sur l’exercice.
  105. La correction de L. Parmentier, adoptée par J. Burnet (voir l’apparat critique à b 2), signifierait : étant un jeune homme. Mais, d’une part, elle paraît répéter l’indication : dès sa jeunesse ; et, d’un autre côté, Platon semble avoir voulu suggérer que l’existence, dès la jeunesse, de cette fécondité selon l’âme s’explique précisément chez un tel être parce qu’il porte sur lui la marque de la divinité.
  106. Comparez Lettre VII 325 a-326 b.
  107. C’est une idée voisine qui inspire, dans le Phédon (115 b) l’adieu de Socrate à ses amis.
  108. Déjà, comme on l’a vu (p. ix, n. 2), dans son Antigonos von Karystos, U. von Wilamowitz avait bien marqué cette relation de l’Érotique platonicienne avec la fondation récente de l’Académie. — Comparer Aristote Eth. Nic., IX 9, 1169 b, 16-19 ; X 7, 1177 a, 32-b, 1.
  109. Peut-être même peut-on, de ce point de vue, éclairer l’intention du Banquet, et dans le sens que j’ai déjà indiqué p. lxx : opposer quant à la méthode et quant aux fruits, et sur un même thème, l’enseignement de l’école philosophique à celui des écoles de rhétorique, l’école de Gorgias, avec Alcidamas, et l’école d’Isocrate, dont la prospérité commence alors de s’affirmer (cf. p. lxviii et n. 1 ; p. xl-xlii). Ainsi entre Phèdre et le Banquet le rapport serait encore plus étroit qu’on ne dit ordinairement.
  110. Remarquer la différence par rapport à 209 bc.
  111. Comme le disent tous les commentateurs et comme je l’ai écrit aussi, op. cit. p. 21, § 29. — Cf. 211 c.
  112. Cf. p. 69, n. 4 et Phédon, Notice p. xxv n. 2, p. l n. 1.
  113. Cette comparaison est examinée avec quelque détail dans ma Théorie platonicienne de l’Amour, p. 183-189. On y trouvera aussi, p. 200 sq., un essai, sujet à révision, pour déterminer la nature de la dialectique de l’Amour.
  114. Provisoirement, sur tout ceci voir, op. cit., en outre des passages déjà indiqués dans la note précédente, les pages 167 sq.
  115. Phédon 63 bc, 64 a sqq., 67 c-68 b, 80 e sq.
  116. Comparer Banquet 194 b (Agathon) et Gorgias 485 a-c (Calliclès), 487 cd.
  117. Alcibiade I (peut-être authentique), 105 a-c, et Alcibiade II (probablement apocryphe), 141 ab, attribuent à Alcibiade le dessein de créer à son profit un grand royaume ; de son côté, Plutarque (Alcib. 17) assure que cet empire athénien aurait englobé l’Italie, Carthage, l’Afrique du Nord, le Péloponèse ; la Sicile devait d’autre part constituer pour cet empire une base d’approvisionnement. Cf. Thucydide VI 12, 15.
  118. Ce que, dans l’article cité, Brochard a très bien montré (Études p. 85-89).
  119. Socrate s’est baigné avant le banquet d’Agathon, comme, dans le Phédon (115 a), il se lave lui-même avant de mourir, c’est-à-dire dans des circonstances d’exception. Ces indications, qui s’accordent avec Aristophane, Nuées 835-837, semblent contredites par l’ablution de Socrate, dans les dernières lignes du dialogue : quelques heures après l’infraction qu’il a faite à ses habitudes, c’est un luxe inexplicable ! Mais il s’agit sans doute d’un simple « débarbouillage », pour se rafraîchir la figure après une nuit blanche, et passée à boire ; il n’y a donc pas de raison de suspecter ἀπονιψάμενον, 223 d 11.
  120. Comparer Phédon 115 b (cf. ici xci sq.). Peut-être aussi cette conciliation dans l’amour de l’épanouissement des énergies de la pensée avec l’engourdissement de la vie a-t-elle son équivalent dans cette idée que, pour le philosophe, la demi-mort dont est faite son existence, sa perpétuelle mortification, est justement la condition de la vie la plus intense et la plus vraie ; voir le Phédon, en comparant 64 b avec 65 d-66 a, 66 d-67 a.
  121. D’un bout à l’autre le Banquet est lui-même une œuvre d’ironie : sous sa frivolité apparente il dissimule les plus profondes conceptions ; c’est un Silène sculpté.
  122. Dans certains passages, comme 219 b, 223 a, cette indécision est particulièrement sensible ; voir p. 74, n. 4, p. 81, n. 2, p. 90, n. 2.
  123. Cf. 212 b et 218 b. De même, dans l’érotique de Pausanias (cf. 184 de), l’aimé joue le rôle de second et d’assistant pour l’œuvre morale de l’amant. Comparer aussi, dans le discours d’Aristophane, 189 d.
  124. C’est une anticipation de la notion du Sage chez les Stoïciens. Cet homme qui n’a jamais froid, qui n’a jamais chaud ; qui est le seul à savoir jeûner et le seul à savoir bien boire ; le seul qui sache aimer la jeunesse et le seul capable de rester chaste dans cet amour ; qui est aussi le seul orateur et le seul général (cf. 221 b), ce n’est plus un homme, et, si ce n’est pas davantage un dieu, c’est du moins, en tant que mixte, un être vraiment exceptionnel, un dieu parmi les hommes, et un homme qui participe à la vie des dieux.
  125. Hug en a dressé le tableau en colonnes parallèles, p. xxviii-xxx. Voir aussi R. G. Bury, p. lxviii n. 1.
  126. Pour tout ceci et pour la suite, voir mon article de l’Année philosophique XXI, 1910, p. 1-47 : Les « Mémorables » de Xénophon et notre connaissance de la philosophie de Socrate.
  127. Ad. Roquette, De Xenophontis vita (Progr. Königsberg 1884) date le Banquet de 380 environ, après les Mémorables, postérieurs eux-mêmes au troisième des écrits socratiques de Xénophon, l’Économique, qui serait de 386. Mais ce sont des considérations stylistiques qui l’ont déterminé (cf. mon article déjà cité, p. 22 et n. 1).
  128. Dans la lettre qu’il adressa à Boileau pour lui envoyer la traduction du Banquet qu’avait écrite l’abbesse de Fontevrault, Mme de Rochechouart-Mortemart et que celle-ci, qui avait conservé le discours d’Alcibiade, avait prié Racine de revoir. Après avoir entrepris de refaire complètement le travail, il s’arrêta avant le discours d’Éryximaque, résolument décidé d’ailleurs à se décharger de sa mission. À cette occasion, il rédigea un sommaire complet du dialogue (voir l’édition de Paul Mesnard, V 435-432 [notice], 451-474 ; VI 269-272).
  129. Il est à remarquer que, pour le Banquet comme pour le Phédon, Y n’ascrit ni ne souscrit presque jamais l’iôta, ce qui dans certains cas ne permet pas d’inférer sa leçon : ainsi 184 c 7.
  130. J’ai désigné ces corrections dans l’Apparat par la mention Oxy.².
  131. De sorte qu’à 205 c 3, 206 b 1, il est impossible de savoir s’il a lu ἤδη comme les Mss., ou bien ἦ δ’ ἥ.
  132. Toutes les fois qu’une lacune dans la partie conservée du Papyrus empêche de savoir à quelle variante se rattachait son texte, je l’ai signalé (lac[una] in Oxy.).
  133. Voici, par ordre chronologique, une liste à peu près complète des auteurs ou recueils dans lesquels on trouve des citations, plus ou moins étendues, du Banquet, ou des indications utiles à l’établissement du texte. Je n’ai signalé l’édition dont je me suis servi que pour ce dont il n’était pas déjà fait mention à propos du Phédon (p. lxxxi n. 1) : Aristote Politique (Susemihl, bibl. Teubner) ; Plutarque ; Aristide (Dindorf) ; Hermogène (Rabe, bibl. Teubner) ; Pollux (Bekker) ; Maxime de Tyr (Hobein, ibid.) ; Aulu-Gelle (Hertz-Hosius, ibid.) ; Apulée (Helm, ibid.) ; Athénée ; Plotin (Bréhier, coll. Budé) ; Origène ; Clément d’Alexandrie ; Méthodius ; Eusèbe ; Thémistius (Dindorf) ; Julien (Hertlein, bibl. Teubner ; Lettres, Bidez, coll. Budé) ; Cyrille (Jean Aubert, Paris 1638) ; Synésius (Migne P. G.) ; Priscien (Hertz) ; Aristénète (Hercher Epistol. gr., bibl. Didot) ; Callistrate (époque incertaine ; Westermann ibid.) ; Stobée ; Proclus (in Alcib. I, Creuzer) ; Hermias (Couvreur, bibl. des Hautes-Études, fasc. 133) ; Photius ; Anon. περὶ σχημάτων (Spengel Rhet. gr. bibl. Teubner) ; Anecdota graeca (Bekker).
  134. Je n’ai fait état constamment que de sept (pour les autres, cf. note suiv.). Ce sont celles de : Hermann, 1871 ; Rettig, 1875 (commentaire, 1876) ; Jahn, revue par Usener, 1876 (la 1re éd. de Jahn est de 1864) ; Schanz, 1881 ; Arnold Hug, 1884 (2e éd. ; je n’ai pu utiliser la 3e, revue par Schöne) ; R. G. Bury, Cambridge 1909 (2e éd., 1932) ; Burnet, 1910 (2e éd.). Iahn se rapporte à l’édition revue par Usener ; les leçons qui appartenaient à la 1re éd. sont désignées par Iahn¹; par le nom d’Usener, celles qui viennent de ce savant et qui dans son apparat sont marquées d’un astérisque. — Seule, la seconde partie de l’unité critique, où se trouve la leçon rejetée, indiquera ceux des sept éditeurs ci-dessus nommés qui en sont au contraire partisans. Pour abréger, quand un seul s’oppose à tous les autres, j’ai fait précéder de exc[epto]… la mention edd. omnes. — En ce qui concerne les particularités orthographiques, je me suis borné à signaler les différences de Schanz et Burnet, soit entre eux, soit de tous deux par rapport à mon texte. — Seules les éditions de Rettig, de Hug et de Bury comportent introduction et commentaire ou notes explicatives. L’édition de Iahn-Usener, tout en étant purement critique, renferme en fait une introduction et une annotation extrêmement précieuses (les témoignages anciens). — Dern. éd. : Umb. Galli, Il Simposio con Introduzione e commento, 1935, xliv-242 p.
  135. En outre des éditeurs dont je viens de parler, d’autres savants ont fait du Banquet une étude critique, totale ou partielle. Je citerai d’abord les éditeurs dont le travail a servi de base aux éditions subséquentes : Fischer, 1776 ; F. A. Wolf, 1782 ; Rückert, 1829 ; Hommel, 1834 ; Stallbaum, 1852 (3e) ; Hirschig et Schneider, qui ont édité le Platon de la collection Didot, 1856 ; Baiter, Orelli et Winckelmann à qui est due l’édition de Zürich, 1863 (2e) ; Badham, 1866. D’autres critiques ont étudié le texte sans l’éditer : Bast, 1794 ; Cobet ; Madvig ; Sauppe ; Vögelin, 1866 ; Vermehren, 1870 ; Vahlen, 1872 ; Teuffel, 1873/4 ; Rohde, 1881 ; Naber, 1888 ; J. J. Hartman, 1898 ; H. Richards, Platonica 1911 et Classical Quarterly 1916 (études désignées par Richards²) ; Wilamowitz dans le 2e volume de son Platon², 1920, etc.
  136. Voir les remarques très justes de R. G. Bury dans son Introduction, p. lxx. — Comme exemples d’athétèses peu justifiées, je citerai seulement 180 e 3 et 206 c 5.
  137. Exemples : 176 b 7 ou 212 e 8.
  138. Le passage de 175 b 6 sq. en fournit un exemple tout à fait significatif ; voir p. 6, n. 1.
  139. Changements de la ponctuation ; 175 d 5, 178 a 3, 189 e 6 (cf. p. 30, n. 2), 195 a 8 ; cf. aussi, ici même, les renvois de la n. 2 ; suppression d’un accent, qui change en adjectif indéfini un article, 216 c 6 (correction suggérée par P. Mazon) ; — deux éliminations sans importance : 210 b 8, devant σμικρόν le καὶ ἐάν ou καὶ ἄν des Mss. redouble vraisemblablement le καὶ ἐάν qui précède ; 217 d 5, ἀεί devant πόρρω, qui n’est ni dans les Mss. ni dans le Papyrus, est tout à fait superflu ; — deux transpositions : 182 b 1, cf. p. 17, n. 1 ; 203 e 3, cf. p. 55, n. 3 ; — deux conjectures, dont je ne suis pas l’auteur : l’une à 212 e 8, l’autre (Hug, p. 132, l’attribue à Ludw. Schmidt, in Pädagog. Archiv. XXI, p. 133), sur un mot controversé, 220 c 8 ; cf. p. 86, n. 3 (la première des raisons données dans cette note contre le texte traditionnel subsisterait, même si des informations plus complètes devaient un jour nous apprendre qu’à Potidée l’armée athénienne comprenait en effet un contingent ionien).
  140. Dans cet ordre d’idées ai-je besoin de m’excuser d’avoir traduit ἄνδρες, au vocatif, par Messieurs ? M. Bourguet, tout en estimant juste cette traduction dans les cas dont il s’agissait, m’a signalé que Voltaire l’avait raillée chez Tourreil, traducteur de Démosthène, comme étant une familiarité réservée « pour le bas comique » (Conseils à un journaliste, chapitre Sur les langues, dans les Mélanges littéraires, éd. P. Dupont, 1826, XLVI, p. 241). Il m’a semble que, par rapport à cette réunion, de laquelle est bannie toute solennité, mais qui pourtant n’assemble pas, tant s’en faut, que des amis intimes, le terme n’était nullement déplacé.
  141. J’ai utilisé principalement : la traduction allemande qu’Ed. Zeller a donnée du Banquet (Marburg, 1867) ; — une traduction anglaise, incomplète, parfois inexacte, mais souvent très fine, du poète Shelley ; il l’écrivit en huit jours au mois de juillet 1818 (il avait vingt-six ans) ; il était alors en Italie et déjà fort malade ; en la composant il se proposait d’initier sa jeune femme au culte fervent qu’il avait pour Platon ; — enfin l’excellente traduction française de É. Chambry (Paris, Garnier frères, 1919). M. Mario Meunier a donné aussi une traduction française, 3e éd., Paris, Payot, 1922. Je ne signale que pour mémoire les vieilles traductions françaises de Louis Le Roy, 1559, de Madame de Rochechouart (cf. p. cxv, n. 1). Quant aux traductions qui, dans les diverses langues de l’Europe, appartiennent à des collections complètes de l’œuvre de Platon, il est inutile de les mentionner. — Il est impossible de donner ici une bibliographie de la littérature relative au Banquet (consulter le Grundriss der Gesch. d. Philosophie I, de Ueberweg-Prächter, 11e éd.). En outre des études que j’ai indiquées chemin faisant, je signalerai seulement, dans le travail si intéressant de A. Diès, La transposition platonicienne (Annales de Louvain III, 1914 ; réimpr. dans Autour de Platon, 1927, p. 400 sqq.), la section sur La transposition de l’Érotisme… (p. 432 sqq.) ; et le livre de Rolf Lagerborg, Die platonische Liebe (Leipzig, 1926), dont les notes renvoient à un très grand nombre d’autres études sur la question et fournissent maint élément de comparaison.
  142. C’est avec une intention analogue que j’ai parfois cru devoir transcrire les mots grecs en caractères latins.