Second Alcibiade (trad. Souilhé)

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Second Alcibiade
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e partiep. 20-62).

SECOND ALCIBIADE

[ou Sur la prière, maieutique.]


SOCRATE. ALCIBIADE
Introduction.
La prière
imprudente
d’Œdipe.

138Socrate. — Eh bien, Alcibiade, tu vas prier le dieu ?

Alcibiade. — Mais certainement, Socrate.

Socrate. — Tu as l’air bien sombre et tu regardes à terre comme si quelque chose te préoccupait.

Alcibiade. — Et de quoi serait-on préoccupé, Socrate ?

Socrate. — De la plus sérieuse des préoccupations, Alcibiade, à mon avis, du moins. bCar, dis-moi par Zeus, ne crois-tu pas que les dieux parfois nous accordent ce que nous leur demandons dans nos prières soit privées, soit publiques, parfois aussi nous le refusent ; que certains sont exaucés et d’autres ne le sont pas ?

Alcibiade. — Absolument.

Socrate. — Ne te semble-t-il pas dès lors que beaucoup de prudence est nécessaire pour ne pas demander à son insu de grands maux, en les prenant pour des biens, et que de leur côté, les dieux sont dans la disposition d’accorder à chacun ce qu’il demande ? Ainsi, par exemple, Œdipe, comme on le rapporte, pria les dieux de laisser ses fils trancher par l’épée la question de l’héritage paternel[1]. cAlors qu’il pouvait solliciter par ses prières l’éloignement des maux présents, il obtint par ses imprécations des maux nouveaux qui s’ajoutaient aux précédents, et quand ils furent accomplis, à ceux-là d’autres encore succédèrent, nombreux et terribles… est-il besoin de les énumérer en détail ?

Alcibiade. — Mais, Socrate, c’est d’un fou que tu parles.

Penses-tu donc qu’un homme sain d’esprit eût jamais formulé pareilles prières ?


La folie identifiée
au manque de
bon sens.

Socrate. — Est-ce que la folie te paraît le contraire du bon sens ?

Alcibiade. — Tout à fait.

Socrate. — Il y a, d’après toi, n’est-ce pas, des hommes sensés det des hommes qui manquent de bon sens ?

Alcibiade. — Oui, il y en a.

Socrate. — Voyons, examinons quels sont ceux-là. Nous avons donc reconnu qu’il y a des gens sensés et des gens qui manquent de bon sens et qu’il y a aussi des fous.

Alcibiade. — Oui, nous l’avons reconnu.

Socrate. — Y a-t-il encore des gens en bonne santé ?

Alcibiade. — Il y en a.

Socrate. — Et aussi des malades ?

139Alcibiade. — Absolument.

Socrate. — Est-ce que ce sont les mêmes ?

Alcibiade. — Non, certes.

Socrate. — Et y en aurait-il d’autres qui ne se trouvent dans aucun de ces deux états ?

Alcibiade. — Non, évidemment.

Socrate. — Il est, en effet, inévitable que tout homme existant soit malade ou ne le soit pas.

Alcibiade. — Il me le semble.

Socrate. — Mais quoi ! S’il s’agit de bon sens et de manque de bon sens, es-tu bien du même avis ?

Alcibiade. — Que veux-tu dire ?

Socrate. — Crois-tu que nécessairement l’on soit sensé ou dépourvu de bon sens, ou y a-t-il un troisième état intermédiaire boù l’homme ne serait ni l’un ni l’autre ?

Alcibiade. — Pas du tout.

Socrate. — Il faut donc nécessairement être l’un ou l’autre.

Alcibiade. — À ce qu’il me paraît.

Socrate. — Te souviens-tu d’avoir accordé que la folie était le contraire du bon sens ?

Alcibiade. — Oui.

Socrate. — Et aussi, n’est-ce pas, qu’il n’y a pas de troisième état intermédiaire qui fasse que l’homme ne soit ni sensé ni insensé ?

Alcibiade. — Je l’ai accordé, en effet.

Socrate. — Or, serait-ce possible qu’il y ait deux contraires pour un même objet[2] ?

Alcibiade. — En aucune manière.

cSocrate. — Donc manque de bon sens et folie ont toute chance d’être une seule et même chose.

Alcibiade. — Il le paraît.

Socrate. — Par conséquent, Alcibiade, en disant que les gens privés de bon sens sont tous des fous, nous nous exprimerions correctement. Tels sont, par exemple, ceux de tes compagnons, s’il y en a qui manquent de bon sens, et il y en a, et de même des gens plus âgés. Car, par Zeus, ne crois-tu pas que, dans la ville, ils sont peu nombreux ceux qui ont du bon sens et que les plus nombreux sont bien ceux qui en manquent et qui sont ainsi, d’après toi, des fous ?

Alcibiade. — Mais oui.

Socrate. — T’imagines-tu que ce serait gai pour nous de vivre en société avec tant de fous, et ne penses-tu pas que battus, frappés, dtraités comme savent traiter les fous, nous en serions punis depuis longtemps ? Vois donc, mon cher, si la chose est possible.

Alcibiade. — Comment le serait-elle, Socrate ? Car j’ai bien peur de m’être trompé tout à l’heure.

Socrate. — C’est aussi mon avis. Mais voici peut-être une autre façon d’envisager la question.

Alcibiade. — Par où ?


Degrés dans le
manque de bon sens.

Socrate. — Je vais te l’expliquer. Nous admettons qu’il y a des gens malades, n’est-ce pas ?

eAlcibiade. — Très certainement.

Socrate. — Te paraît-il nécessaire que tout malade soit ou podagre ou fiévreux ou atteint d’ophtalmie ? Ne penses-tu pas qu’il puisse, sans souffrir d’aucune de ces affections, avoir pourtant une autre maladie ? Car il y en a beaucoup d’autres certes, et celles-là ne sont pas les seules.

Alcibiade. — C’est bien mon avis.

Socrate. — Toute ophtalmie te semble-t-elle être une maladie ?

Alcibiade. — Oui.

Socrate. — Toute maladie est-elle donc aussi une ophtalmie ?

Alcibiade. — Pas du tout, à mon sens. Je ne vois pourtant pas très bien ce que j’affirme.

140Socrate. — Prête-moi ton attention et en cherchant à deux, peut-être trouverons-nous[3].

Alcibiade. — C’est ce que je fais, Socrate, autant que je puis.

Socrate. — Ne sommes-nous pas convenus que toute ophtalmie est une maladie et que cependant toute maladie n’est pas ophtalmie ?

Alcibiade. — Nous en sommes convenus.

Socrate. — Nous avons eu bien raison d’en convenir, à mon avis. Car s’il est bien vrai que tous ceux qui ont la fièvre sont malades, pourtant ceux qui sont malades n’ont pas tous la fièvre, ni tous la goutte, ni tous une ophtalmie, je suppose. bSans doute, toutes ces choses-là sont de la maladie, mais leurs effets sont différents, au dire de ceux que nous appelons médecins. Elles ne sont pas toutes semblables et n’agissent pas de la même manière, mais chacune suivant sa propriété. Toutes pourtant sont des maladies. De même, nous admettons qu’il y a des artisans, n’est-ce pas ?

Alcibiade. — Très certainement.

Socrate. — Tels sont les cordonniers, les charpentiers, les sculpteurs et mille autres qu’il est inutile d’énumérer en détail. Ils se sont partagé les divers métiers et tous sont artisans, sans être pour cela ctous charpentiers ou cordonniers ou sculpteurs, eux qui constituent le corps des artisans.

Alcibiade. — Non certes.

Socrate. — C’est ainsi que les hommes se partagent la déraison. Ceux qui ont la part la plus forte, nous les appelons des fous ; ceux qui en ont un peu moins, des sots et des timbrés ; si on veut user d’euphémisme, on appellera les uns des exaltés, les autres des simples, et d’autres, des gens sans malice, sans expérience, des nigauds. dTu trouveras encore, en cherchant, bien d’autres noms. Tout cela, c’est de la déraison, mais elle diffère comme un métier nous a paru différer d’un autre métier et une maladie d’une autre maladie. Que t’en semble-t-il ?

Alcibiade. — C’est mon avis.

Socrate. — Revenons donc à notre point de départ. Notre dessein, au début de la discussion, était d’examiner quels sont les gens qui manquaient de bon sens et quels sont les gens sensés. Car nous avons reconnu qu’il y en a, n’est-ce pas ?

Alcibiade. — Oui, nous l’avons reconnu.

eSocrate. — Considères-tu comme sensés ceux qui savent ce qu’il faut faire et dire ?[4]

Alcibiade. — Oui.


Le manque
de bon sens
est une ignorance.

Socrate. — Et ceux qui manquent de bon sens, quels sont-ils ? Ne seraient-ils point ceux qui ne savent ni l’un ni l’autre ?

Alcibiade. — Ceux-là même.

Socrate. — Mais ceux qui ne savent ni l’un ni l’autre, n’est-ce point à leur insu qu’ils disent et font ce qu’il ne faut pas ?

Alcibiade. — Il le paraît.

Socrate. — C’est précisément parmi ces gens-là, Alcibiade, que je comptais Œdipe. 141Et tu en trouveras encore aujourd’hui beaucoup qui, sans être en délire comme lui, ne croient pas demander pour eux dans leurs prières des maux, mais des biens. Lui, il ne demandait pas des biens, mais il ne croyait pas non plus en demander. Il y en a d’autres à qui tout le contraire arrive. Et, j’imagine, toi tout le premier, que le dieu auprès duquel tu te rends[5] vienne à t’apparaître et te demande, avant que tu formules quelque prière, s’il te suffirait de devenir tyran d’Athènes : au cas où tu jugerais la chose insignifiante et vraiment trop peu importante, qu’il ajoute : et de toute la Grèce ; bmais s’apercevant que tu crois encore avoir trop peu, à moins d’ajouter : de toute l’Europe, qu’il te fasse également cette promesse, puis se contente alors, sur ton désir, d’y joindre celle-ci : aujourd’hui même, tout le monde saura qu’Alcibiade, fils de Clinias, est tyran, — tu t’en retournerais, j’en suis sûr, comblé de joie, comme venant d’obtenir les plus grands biens[6].

Alcibiade. — Mais, Socrate, je pense qu’il en serait de même pour n’importe qui, si pareille aubaine lui arrivait.

cSocrate. — Et pourtant, tu ne donnerais pas ta vie pour devenir maître de la terre et du pouvoir sur tous les Grecs et les barbares[7].

Alcibiade. — Non, sans doute. Car à quoi bon, si je ne devais pas en jouir ?

Socrate. — Et si tu devais en jouir mal ou de façon nuisible, tu n’accepterais pas non plus dans ce cas ?

Alcibiade. — Non plus.


La prière
imprudente.

Socrate. — Tu vois donc qu’il n’est pas sûr d’accepter sans réflexion ce qu’on vous offre, ni d’en souhaiter la réalisation, si on s’expose à en recueillir des dommages ou même à perdre la vie. dQue j’en pourrais citer qui avaient soupiré après la tyrannie et avaient travaillé à l’obtenir, comme un bien à réaliser, et qui, grâce à la tyrannie, périrent au milieu des embûches ! Tu n’ignores sans doute pas certains événements d’hier et d’avant-hier[8] : le favori d’Archélaos[9], tyran de Macédoine, non moins amoureux de la tyrannie qu’Archélaos ne l’était de lui, tua son amant pour acquérir la tyrannie et le bonheur ; eil s’y maintint trois ou quatre jours, mais victime, à son tour, de machinations tramées par d’autres, il succomba. Tu vois aussi, parmi nos concitoyens, (car ces faits, nous ne les avons pas appris par ouï-dire, mais nous en fûmes témoins), 142tous ceux qui avaient désiré si ardemment la charge de stratège et qui l’obtinrent : les uns encore aujourd’hui se trouvent exilés, d’autres ont péri. Quant à ceux qui paraissent avoir le mieux réussi, ce fut au milieu de dangers et de périls sans nombre, et pas seulement dans l’exercice de leur charge à l’armée, mais chez eux, à leur retour : ils eurent continuellement à subir de la part des sycophantes un siège en règle, tout autant que de la part des ennemis. Aussi plusieurs eussent souhaité n’avoir jamais exercé le commandement bplutôt que d’avoir commandé. Si, du moins, ces périls et ces efforts apportaient quelque avantage, cela aurait quelque raison, mais il en est aujourd’hui tout autrement. Tu trouveras qu’il en est de même au sujet des enfants : il y a des gens qui font des vœux pour en avoir, et quand ils en ont, les calamités et les pires malheurs fondent sur eux : pour les uns, ce sont des enfants qui, vicieux jusqu’au bout, leur ont procuré une vie entière de chagrin ; d’autres

en avaient de bons, mais un malheur les en priva, et placés dans une situation cnon moins infortunée que les précédents, ils préféreraient que ces enfants ne fussent jamais venus au monde[10]. Mais pourtant, malgré l’évidence aveuglante de ces exemples et de bien d’autres semblables, on trouverait difficilement quelqu’un pour refuser ces dons, ou s’il devait les obtenir par la prière, pour s’abstenir de les demander. La plupart ne refuseraient dni la tyrannie qu’on leur offrirait, ni la charge de stratège, ni tous ces autres honneurs dont la possession est plus funeste qu’utile. Bien plus, ils feraient même des supplications pour les avoir, quand ils en sont dépourvus. Mais ils attendent parfois peu de temps pour chanter la palinodie et rétracter leurs prières anciennes. Aussi, je me demande si vraiment ce n’est pas à tort que les hommes accusent les dieux quand ils leur imputent l’origine de leurs maux. C’est eux-mêmes qui par leur « propre sottise » ou stupidité, quel que soit le nom qu’il faille lui donner,

aggravent les malheurs assignés par le sort[11].

eIl m’a tout l’air, Alcibiade, d’être un homme sensé, ce poète qui affligé, sans doute, d’amis déraisonnables, leur voyant faire et souhaiter des choses qui ne convenaient nullement, bien qu’ils fussent persuadés du contraire, composa une prière identique pour tous, dont voici à peu près les termes :

143

Zeus roi, les biens que nous demandons ou que nous dédaignons,
Donne-les nous : les maux, même demandés, écarte-les[12].

Sa formule est, me semble-t-il, excellente et sûre. Mais toi, si tu as quelque idée contraire, ne reste pas muet.

Alcibiade. — Il est difficile, Socrate, de contredire ce qui est bien dit. Mais ce qui me vient à l’esprit, c’est que l’igno- rance est cause, pour les hommes, de bien des maux, puisque, selon toute apparence, bc’est à notre insu que, par elle, nous agissons mal nous-mêmes et que, pour comble de misère, nous nous souhaitons à nous-mêmes les pires choses. Voilà ce que personne ne croirait, mais chacun se jugerait capable de souhaiter pour soi le bien et non le mal. Car, en vérité, cela ressemblerait plutôt à une imprécation qu’à une prière.


Cas ou l’ignorance
est préférable.

Socrate. — Peut-être, excellent ami, quelqu’un plus avisé que toi et moi, dirait que nous ne parlons pas correctement en blâmant ainsi à la légère l’ignorance, — à moins d’ajouter : cl’ignorance de certaines choses, pour certaines gens et dans certains cas est un bien, comme elle est un mal pour d’autres.

Alcibiade. — Que dis-tu ? Peut-il y avoir une chose que, dans n’importe quelle situation, il soit meilleur d’ignorer que de connaître ?

Socrate. — Il me le semble ; pas à toi ?

Alcibiade. — Non certes, par Zeus.

Socrate. — En vérité, je ne t’imputerai pas ce crime de vouloir tramer contre ta propre mère ces machinations que l’on rapporte d’Oreste, d’Alcméon[13] et de tous ceux, s’il en fut quelque autre, dqui ont accompli semblables actions.

Alcibiade. — De grâce, parle mieux, Socrate.

Socrate. — Ce n’est pas à celui qui dit que tu ne voudrais pas avoir accompli cette action qu’il faut demander de mieux parler, Alcibiade, mais bien plutôt à celui qui affirmerait le contraire, puisque cet acte te paraît si horrible qu’il ne faut même pas en prononcer le nom à la légère. Crois-tu qu’Oreste, s’il avait été dans son bon sens et s’il eût connu ce qu’il lui était meilleur de faire, aurait osé commettre un pareil crime ?

Alcibiade. — Non, certes.

eSocrate. — Ni personne autre, je suppose.

Alcibiade. — Non plus.

Socrate. — C’est donc un mal, comme il le paraît, pour l’homme de bien, d’ignorer — et d’ignorer le bien.

Alcibiade. — Il me le semble.

Socrate. — Pour lui, n’est-ce pas, et pour tous les autres ?

Alcibiade. — Je l’avoue.

Socrate. — Considérons encore ceci : s’il te prenait tout à coup fantaisie, jugeant que c’est bien, d’aller chez Périclès[14] ton tuteur et ton ami, avec un poignard, et arrivé à la porte de t’informer s’il est chez lui, 144dans l’intention de le tuer, lui et personne autre. On te dirait qu’il y est (je ne prétends pas que tu aies jamais pareil dessein, mais je suppose que tu en aies l’idée, — et rien n’empêche qu’on l’ait quand on ignore ce qu’est le bien, de sorte que l’on prend pour le bien ce qui est précisément le mal. N’est-ce pas ton avis ?)

Alcibiade. — Tout à fait.

Socrate. — Si donc, entrant dans la maison, tu le voyais sans le reconnaître bet le prenais pour un autre, oserais-tu encore le tuer ?

Alcibiade. — Par Zeus, non, je ne le pense pas.

Socrate. — Car, ce n’est pas à n’importe qui, mais à Périclès en personne que tu en voudrais, n’est-ce pas ?

Alcibiade. — Oui.

Socrate. — Et si renouvelant fréquemment ton entreprise, il t’arrivait toujours de ne pas le reconnaître au moment d’accomplir ton acte, tu ne t’attaquerais jamais à lui.

Alcibiade. — Non, certes.

Socrate. — Eh quoi ! penses-tu qu’Oreste aurait jamais porté la main sur sa mère si, de même, il ne l’avait pas reconnue ?

cAlcibiade. — Je ne le crois pas.

Socrate. — Car lui non plus n’avait pas l’intention de tuer la première femme venue ou la mère de n’importe qui, mais la sienne propre.

Alcibiade. — C’est bien cela.

Socrate. — Cette sorte d’ignorance, du moins, est donc un bien pour ceux qui se trouvent ainsi disposés et ont de semblables idées.

Alcibiade. — Il le paraît.

Socrate. — Tu vois, par conséquent, que l’ignorance de certaines choses, pour certaines gens et dans de certaines conditions, est un bien, non un mal, comme il te le semblait tout à l’heure ?

Alcibiade. — Apparemment.

dSocrate. — Si tu veux maintenant examiner ce qui va suivre, tu le trouveras peut-être étrange.

Alcibiade. — Mais quoi donc, Socrate ?


Bon sens
et
Science du Bien.

Socrate. — C’est que, à vrai dire, la possession des autres sciences, si avec elles on n’a aussi celle du Bien, risque d’être rarement utile et d’être, au contraire, le plus souvent nuisible à qui en jouit. Fais attention à ceci : ne te semble-t-il pas nécessaire, quand nous devons agir ou parler, que d’abord nous nous imaginions savoir, ou que nous sachions en réalité cela même que nous sommes prêts à dire ou à faire[15] ?

Alcibiade. — Il me le semble.

Socrate. — Aussi les orateurs, par exemple, ou bien sont des conseillers compétents, ou s’imaginent l’être quand ils nous prodiguent leurs conseils, les uns sur la guerre et la paix, les autres sur les fortifications à élever ou les ports à construire ; 145bref, tout ce qu’une ville entreprend contre une autre ou pour elle-même, elle le fait sur le conseil des orateurs.

Alcibiade. — Tu dis vrai.

Socrate. — Vois encore ce qui suit.

Alcibiade. — Autant que j’en serai capable.

Socrate. — Tu parles, n’est-ce pas, de gens sensés et de gens qui manquent de bon sens.

Alcibiade. — Oui.

Socrate. — C’est le plus grand nombre qui manque de bon sens et le plus petit nombre qui est sensé ?

Alcibiade. — Il en est ainsi.

Socrate. — N’as-tu pas un critère pour distinguer ces deux sortes de gens ?

Alcibiade. — Si.

bSocrate. — Est-ce donc l’homme qui sait donner des conseils, mais ignore ce qui est bien et quand cela est bien, est-ce lui que tu appelles sensé ?

Alcibiade. — Non, certes.

Socrate. — Ni, je pense, celui qui connaît l’art de la guerre en lui-même, mais ignore quand il est bon de l’entreprendre, ou combien elle doit durer pour qu’elle soit bonne, n’est-ce pas ?

Alcibiade. — Non plus.

Socrate. — Ni encore celui qui sait infliger la mort, la spoliation, l’exil, mais ignore quand ou contre qui cela est bien ?

Alcibiade. — Évidemment non.

cSocrate. — Mais celui qui unit à ses connaissances la science du Bien, — science qui n’est pas autre, je suppose, que celle de l’utile, n’est-ce pas ?

Alcibiade. — Oui.

Socrate. — Donc, nous le dirons sensé, celui-là, et conseiller efficace pour la ville et pour lui-même. Mais celui qui n’est pas tel, nous l’appellerons tout le contraire. Que t’en semble ?

Alcibiade. — À moi, de même.

Socrate. — Et s’il s’agit de l’homme habile à monter à cheval, ou à tirer de l’arc, ou à lutter soit au pugilat, soit dans tout autre genre de combat, ou encore à n’importe lequel de ces exercices que l’art nous enseigne, d— quel nom donnes-tu à celui qui sait ce qui est bien, selon les règles de cet art ? Pour l’équitation, n’est-ce pas bon cavalier ?

Alcibiade. — Oui.

Socrate. — Pour le pugilat, c’est, je pense, bon athlète ; pour l’art de jouer de la flûte, bon flûtiste, — et tout le reste à l’avenant. En serait-il différemment ?

Alcibiade. — Non, c’est bien cela.

Socrate. — Crois-tu que nécessairement, par le fait qu’un homme est compétent en ces matières, il est aussi un homme sensé, eou dirons-nous qu’il s’en faut de beaucoup ?

Alcibiade. — De beaucoup, par Zeus.

Socrate. — Comment jugerais-tu un État composé de bons tireurs à l’arc et de bons flûtistes, et aussi d’athlètes et autres artistes, mêlés à ces gens dont nous parlions tout à l’heure, habiles à faire la guerre et à mettre à mort, ou encore à ces rhéteurs tout gonflés de l’enflure politique, — tous sans exception, dépourvus de la connaissance du Bien, et sans personne qui sache quand il est bon de se servir de chacun de ces arts, 146et vis-à-vis de qui[16] ?

Alcibiade. — Je jugerais qu’il est mauvais, Socrate.

Socrate. — Tu le dirais surtout, je suppose, en voyant chacun de ces gens-là plein d’ambition et « donnant la meilleure part » de son gouvernement « à ce soin »

celui de se surpasser lui-même[17],

je veux dire à exceller dans cet art, car en ce qui regarde le bien de la ville et le sien propre, il s’égare le plus souvent, parce que, j’imagine, il se fie sans réflexion à l’opinion. Dans ces conditions, bne serait-il pas juste d’affirmer que le trouble et l’injustice abondent dans un tel gouvernement ?

Alcibiade. — Ce serait juste, par Zeus.

Socrate. — Ne nous a-t-il pas semblé qu’il fallait nécessairement d’abord nous figurer savoir, ou savoir en réalité, ce que nous nous trouvions sur le point de faire ou de dire ?

Alcibiade. — Il nous l’a semblé.

Socrate. — Qu’un homme fasse les choses où il a ou bien croit avoir compétence, et que, par surcroît, le succès le favorise, alors, n’est-il pas vrai, il en résultera aussi du profit et pour la ville cet pour lui-même ?

Alcibiade. — Comment non ?

Socrate. — Et dans le cas contraire, je suppose, ni pour la ville ni pour lui-même ?

Alcibiade. — Certainement non.

Socrate. — Dis-moi, es-tu toujours du même avis ou bien as-tu changé d’idée ?

Alcibiade. — Non, je reste du même avis.

Socrate. — Mais n’affirmais-tu pas que, pour toi, la plupart des gens sont dépourvus de bon sens, et que les gens sensés sont le petit nombre ?

Alcibiade. — Oui.

Socrate. — Par conséquent, nous répétons que le Bien échappe à la plupart parce que, le plus souvent du moins, j’imagine, dils se fient, sans réflexion, à l’opinion.

Alcibiade. — Nous le répétons.

Socrate. — Il est dès lors avantageux à la plupart des gens de ne rien savoir ni croire savoir, sinon ils auront plus à cœur d’agir comme ils savent ou croient savoir, et ce faisant, ils y auront le plus souvent plus de perte que de profit.

Alcibiade. — C’est la pure vérité.

Socrate. — Eh bien ! quand j’affirmais que la possession des autres sciences, esans la science du Bien, risquait d’être rarement utile et nuisait, au contraire, la plupart du temps, à celui qui les possédait, n’avais-je pas raison, en réalité, de parler ainsi ?

Alcibiade. — À présent, au moins, j’en suis convaincu, Socrate.


Érudition
et
Science du Bien.

Socrate. — Il faut donc qu’une cité ou une âme qui veut vivre d'une façon droite, s’attache à cette science, absolument comme le malade s’attache au médecin, ou le passager au pilote s’il veut naviguer en sécurité. Sans elle, en effet, 147de plus belle brise vous poussera le sort vers la conquête des richesses ou de la vigueur corporelle ou de quoi que ce soit de semblable, plus lourdes seront les fautes qui nécessairement s’ensuivront, selon toute apparence. Posséder ce que l’on appelle l’érudition et la « polytechnie », mais se trouver dépourvu de la science dont nous parlons et se laisser conduire tour à tour par chacune des autres, n’est-ce pas être vraiment le jouet d’une violente tempête, et, livré à la mer sans pilote, je doute qu’on puisse fournir une longue carrière[18]. bAussi est-ce le cas, me semble-t-il, d’appliquer ici le mot du poète qui blâmait quelqu’un en ces termes : « il savait certes beaucoup de choses », mais, ajoutait-il, « il les savait toutes mal »[19].

Alcibiade. — Que vient donc faire ce mot du poète, Socrate ? À moi, il me paraît tout à fait hors de propos.

Socrate. — Il vient, au contraire, très à propos. Mais, mon cher, c’est une espèce d’énigme[20] : telle est, du reste, la manière de ce poète et de presque tous les autres. Par nature, toute poésie est, en effet, énigmatique, et il n’est pas donné à n’importe qui d’en saisir le sens[21]. cDe plus, outre ce caractère naturel, quand elle s’empare d’un homme jaloux et qui loin de vouloir découvrir, veut cacher le plus possible sa sagesse, on ne saurait croire combien il paraît difficile de comprendre la pensée de ces hommes. Homère, le divin et sage poète, n’ignorait nullement, tu n’en doutes pas, qu’il est impossible de savoir mal (car, c’est lui qui disait de Margitès qu’il savait assurément bien des choses, en ajoutant : il les savait toutes mal). dMais je suppose qu’il parle par énigmes et emploie l’adverbe mal pour le substantif mal et la forme : il savait pour savoir : cela donne, il est vrai, un vers incorrect, mais voici la pensée qu’il veut exprimer : il savait beaucoup de choses, mais c’était un mal pour lui de savoir tout cela. Il est donc clair que si c’était un mal pour lui de savoir beaucoup de choses, il se trouvait être un mauvais homme, si, du moins, nous devons ajouter foi aux discours précédents.

eAlcibiade. — Mais il me le semble, Socrate, et je ne vois pas à quels raisonnements je croirais, si je ne croyais à ceux-ci.

Socrate. — Et tu as raison d’y croire.

Alcibiade. — Oui, encore une fois, j’y crois.

Socrate. — Mais voyons, par Zeus, (car tu n’es pas sans remarquer la grandeur et la nature de la difficulté, et tu m’as tout l’air, toi aussi, d’en être touché. Ballotté, à droite et à gauche, tu ne sais où te fixer et l’opinion que tu affirmais le plus fortement, tu la rejettes maintenant et ne la regardes plus du même œil) ; 148supposons donc que le dieu auprès duquel tu te rends vienne maintenant à t’apparaître et te demande, avant que tu commences à prier, s’il t’agréerait d’obtenir quelqu’une des choses dont il était question au début, ou qu’il te permette d’exprimer les vœux, que jugerais-tu de plus opportun : accepter ce qu’il te donnerait ou voir exaucer les propres prières ?

Alcibiade. — Par les dieux, Socrate, je ne sais que te répondre. Mais voilà qui me paraît bien difficile et qui mérite vraiment qu’on y fasse grande attention, bpour ne pas demander à son insu des maux, croyant demander des biens, quitte à chanter un moment après la palinodie, comme tu le disais, en rétractant sa première prière.

Socrate. — N’en savait-il pas plus que nous le poète dont j’ai fait mention au début de notre entretien, lui qui priait d’éloigner les maux, même si on les demandait[22] ?

Alcibiade . — Il me le semble.


La prière sensée
des Lacédémoniens.

cSocrate. — Les Lacédémoniens également, Alcibiade, soit qu’ils veuillent rivaliser avec ce poète, soit qu’ils l’aient trouvée eux-mêmes, formulent toujours, en privé ou en public, une prière analogue : ils supplient les dieux d’ajouter aux biens qu’ils leur accordent l’honnêteté, et nul ne les entendrait jamais demander autre chose[23]. Or, jusqu’ici, ils ne sont pas moins heureux que d’autres. S’il leur est arrivé de ne pas réussir en tout, la faute n’en est pas à leurs prières, mais il dépend des dieux, j’imagine, d’accorder cela même qu’on demande ou le contraire. dMais je veux te raconter encore un autre fait, qu’un jour des anciens m’ont appris. Dans un différend survenu entre Athéniens et Lacédémoniens, il arriva que, sur terre et sur mer, notre ville fut malheureuse dans les combats et ne pouvait plus prendre le dessus. Alors, les Athéniens, irrités de la chose et ne sachant quel moyen imaginer epour détourner les calamités présentes, délibérèrent et jugèrent bon d’envoyer quelqu’un interroger Ammon[24]. Ils lui firent demander, entre autres choses, pourquoi les dieux accordaient la victoire aux Lacédémoniens de préférence à eux : nous, disaient-ils, qui de tous les Grecs apportons les plus nombreux et les plus beaux sacrifices, qui décorons leurs temples de nos dons, comme pas un autre peuple, qui célébrons annuellement en leur honneur les plus somptueuses et les plus solennelles processions et faisons plus de dépenses que tous les autres Grecs réunis. 149Quant aux Lacédémoniens, ajoutaient-ils, ils n’ont jamais eu souci de tout cela, mais ils sont si parcimonieux à l’égard des dieux qu’ils leur sacrifient toujours des victimes avariées et, en tout ce qui concerne le culte, sont beaucoup moins généreux que nous, bien que leur ville ne soit pas moins riche que la nôtre[25]. — Quand ils eurent ainsi parlé et demandé ce qu’ils devaient faire pour détourner les maux présents, l’interprète, pour toute réponse b(le dieu n’en permettait évidemment pas d’autre), appela l’envoyé et prononça : « Voici ce qu’Ammon dit aux Athéniens : les louanges des Lacédémoniens lui plaisent beaucoup plus que tous les sacrifices des Grecs ». Ce fut tout, il n’ajouta pas autre chose. Par ces louanges, le dieu me paraît signifier tout simplement leur prière : elle diffère, en effet, notablement des autres. Car les autres Grecs, ceux-ci en offrant les bœufs caux cornes dorées, ceux-là, en consacrant aux dieux leurs riches oblations, demandent tout ce qui leur passe par la tête, bien ou mal. Aussi les dieux, entendant leurs prières blasphématoires, n’agréent ni ces processions, ni ces sacrifices somptueux. C’est pourquoi, à mon avis, on doit considérer avec beaucoup de soin et de réflexion ce qu’il faut dire ou ne pas dire.

Tu trouveras chez Homère d’autres exemples analogues. Le poète raconte, en effet, dque les Troyens en établissant un camp

Sacrifiaient aux immortels de parfaites hécatombes

et l’odeur des victimes s’élevait de la plaine, portée par les vents vers le ciel, odeur

Suave, mais au festin les dieux ne prirent part,
Ils refusèrent, tant ils abominaient la ville sainte d’Ilios
eEt Priam et le peuple de Priam à la vibrante lance[26].

Ainsi leurs sacrifices étaient inutiles, leurs offrandes, vaines, puisque les dieux les haïssaient. Je ne crois pas, en effet, qu’il soit dans la nature des dieux de se laisser séduire par des présents comme un méchant usurier ; mais nous dirions

nous aussi une sottise en nous estimant supérieurs en ce point aux Lacédémoniens. Ce serait, en effet, une chose incroyable que les dieux fissent attention à nos offrandes et à nos sacrifices, plutôt qu’à l’âme, pour juger de la sainteté et de la justice de quelqu’un. 150Certes, c’est bien elle qu’ils considèrent, à mon avis, beaucoup plus que ces somptueuses processions et ces sacrifices, qu’un particulier ou une ville, tout en accumulant les fautes contre les dieux et contre les hommes, peut facilement accomplir chaque année. Mais eux, qui ne sont pas corruptibles, méprisent tout cela, ainsi que le déclare le dieu et l’interprète des dieux[27]. Il y a donc chance que chez les dieux et chez les hommes sensés, la justice et la sagesse soient honorées par-dessus tout. bOr, les gens raisonnables et justes sont précisément ceux qui savent comment il faut agir et parler en présence des dieux ou des hommes[28]. Je voudrais bien te demander quelle est ton idée là-dessus.

Alcibiade. — Mais, Socrate, je n’en ai pas d’autre que la tienne et celle du dieu. Il ne serait pas convenable, en effet, de me prononcer contre le dieu.

Socrate. — Ne te rappelles-tu pas m’avoir exprimé ton grand embarras, redoutant de demander à ton insu des maux, cen les prenant pour des biens ?

Alcibiade. — Parfaitement.


Conclusion.

Socrate. — Tu vois donc comme il est peu sûr pour toi d’aller prier le dieu : il serait à craindre que t’entendant proférer des demandes blasphématoires, le dieu ne repousse ce sacrifice et que tu risques de recueillir toute autre chose. Tu feras mieux, à mon avis, de rester tranquille. Car, pour ce qui est de la prière des Lacédémoniens, dans ton exaltation d’esprit (c’est là le plus beau nom pour le manque de bon sens)[29], tu ne voudrais, sans doute, pas t’en servir. dAussi te faut-il attendre, jusqu’à ce que quelqu’un t’apprenne quelle attitude il sied d’avoir vis-à-vis des dieux et des hommes. Alcibiade. — Quand donc viendra ce beau jour, Socrate, et qui sera ce maître ? Comme je voudrais savoir qui il est ! Socrate. — C’est celui qui s’intéresse à toi[30]. Mais, à mon avis, de même qu’Athénè, ainsi que le raconte Homère, dissipa le nuage qui voilait les yeux de Diomède,

pour qu’il pût distinguer si c’était dieu ou homme[31],

e

il faut aussi dissiper d’abord le nuage qui présentement offusque ton âme, puis, t’appliquer les remèdes qui te permettent de distinguer le bien et le mal. Car, pour le moment, tu es incapable de le faire.

Alcibiade. — Qu’il l’enlève, nuage ou quoi que ce soit. Pour moi, je suis disposé à n’esquiver aucune de ses prescriptions, quel que soit cet homme, pourvu seulement que je devienne meilleur.

151Socrate. — Du reste, cet homme, tu ne saurais croire de quelle extraordinaire bonne volonté il est animé à ton égard.

Alcibiade. — Donc, le mieux, à mon avis, est de différer jusqu’alors le sacrifice.

Socrate. — Et ton avis est juste. C’est plus sûr que de courir un tel risque.

Alcibiade. — Comment donc Socrate ! Mais puisque tu parais m’avoir sagement conseillé, je t’offrirai cette couronne[32]. b Aux dieux, nous donnerons aussi des couronnes et tous les présents accoutumés plus tard, quand j’aurai vu venir ce grand jour. Or, il viendra sans tarder s’ils le veulent.

Socrate. — Eh bien ! je l’accepte et tout ce qui me viendra de toi, c’est avec plaisir que je l’accepterai. Comme le Créon d’Euripide, à la vue de Tirésias, le front ceint d’une couronne, s’écriait en apprenant qu’il avait reçu ces prémices de la main des ennemis, à cause de son art :

Je prends comme un présage ta couronne victorieuse,
Car la tempête nous assaille, tu ne l’ignores pas[33],

moi de même, cet honneur qui me vient de toi, je le prends comme un présage. Il me semble que je ne suis pas dans une moindre tempête que Créon, cet je voudrais devenir vainqueur de tes amants.


  1. Les malédictions d’Œdipe sont rapportées dans le poème de la Thébaïde dont on ignore l’auteur. Il reste seulement quelques vers (cf. Cycli reliquiae, Didot, p. 587). — Eschyle, dans les Sept contre Thèbes rappelle ces imprécations et, comme l’auteur du dialogue, les attribue à la démence du prince (v. 726 et suiv.). — L’attitude d’Œdipe est également interprétée de la même manière par Euripide dans les Phéniciennes. Certaines expressions du dialogue pseudo-platonicien paraissent même être comme un écho de la tragédie grecque :

    ζῶν δ’ ἔστ’ ἐν οἴκοις πρὸς δὲ τῆς τύχης νοσῶν,
    ἀῤς ἀρᾶται παισὶν ἀνοσιωτάτας
    θηκτῷ σιδήρῳ δῶμα διαλαχεῖν τόδε
    (v. 64-67).

  2. Ce principe est énoncé dans le dialogue Protagoras : à chacun des contraires s’oppose un contraire unique, et jamais plusieurs (332 c). L’application sophistique qui en découle (i. e. l’identité de l’ἀφροσύνη et de la (μανία), est propre au dialogue pseudo-platonicien, mais l’auteur ne l’accepte pas, et on ne doit pas voir ici le développement du thème stoïcien : ὅτι πᾶς ἄφρων μαίνεται. Cf. la notice, p. 10.
  3. Parodie d’un vers d’Homère, Iliade, X, 224.
  4. Pour l’auteur du dialogue, comme pour Platon dans les dialogues socratiques, le φρόνιμος est l’homme qui, dans la vie pratique, sait comment il faut agir pour que son action soit raisonnable et utile. Tout ce passage est imité de Protagoras, 332 a, b, c. On pourra aussi se reporter aux développements de la République, I, 349 e-350 b.
  5. Cf. 138 a.
  6. Cf. Alcibiade I, 105 a et suiv. Sur le procédé d’imitation suivi par l’auteur de notre dialogue, voir la notice p. 7.
  7. On remarquera ici une différence entre le modèle et la copie. Tandis que, dans Alcibiade I, Socrate exaltait l’ambition de son disciple au point que, d’après lui, ce dernier n’accepterait pas de vivre, s’il ne pouvait remplir la terre entière de ses exploits et de son nom, ici il fait avouer au jeune homme que la vie vaut encore mieux qu’un empire. Faut-il voir, dans cette remarque, une allusion à la mort prématurée d’Alexandre, arrêté au milieu de ses conquêtes ?
  8. Imitation d’Homère, Iliade, II, 303.
  9. Voir comment, dans Gorgias, 470 d, le sophiste Polos vante chez Archélaos l’absence de scrupules. Archélaos, fils naturel de Perdiccas II, s’empara, en effet, du pouvoir, au moyen d’une série de crimes. Il régna de 413 à 399 et travailla avec succès au développement de la puisssance macédonienne. Comme fondateur de villes, constructeur de routes et organisateur d’armées, il fit plus, au dire de Thucydide, que les huit rois ses prédécesseurs (II, 100, 2). Sa mort est racontée d’une façon un peu différente par les historiens. D’après Aristote, Crataios, fatigué des assiduités du tyran, résolut de le supprimer et conspira avec Hellanocratès de Larisse (Polit. E, 10, 1311 b, 8-20). Diodore prétend que le tyran fut tué accidentellement et involontairement, dans une partie de chasse, par son « favori » Cratéros (XIV, 7, 5).
  10. Thème fréquemment développé par les poètes et les rhéteurs. Cf. Euripide, Médée, 1094-1115 ; Antiphon, fg. 49 (Diels, II, 80 B).
  11. Odyssée, I, 32-35.
  12. Diodore rapporte que Pythagore prescrivait de demander aux dieux, dans ses prières, les biens d’une façon générale, et de ne spécifier aucun bien particulier, comme la puissance, la beauté, la richesse… (Diod. X, 9, 8). — Une formule semblable est attribuée à Socrate par Xénophon : καὶ εὔχετο δὲ πρὸς θεοὺς ἁπλῶς τἀγαθὰ διδόναι. Les dieux, ajoutait le philosophe, savent assez quels sont les biens (Mémor. I, 3, 2).
  13. Oreste, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, vengea la mort de son père, assassiné par Clytemnestre, en tuant sa propre mère. — Alcméon, fils du devin Amphiaraüs et d’Ériphyle (Hom. Odyssée, XV, 248), prit part à l’expédition des Épigones contre Thèbes, et, sur l’ordre de son père qui était mort dans cette guerre, à son retour, tua sa mère qui s’était laissé séduire par le présent d’un riche collier et avait déterminé son époux à participer au combat (Cf. Apollod. Bibl. II, 6 et 7).
  14. À la mort de son père Clinias, tué en 446 à la bataille de Coronée, Alcibiade, alors âgé de 4 ans, fut confié à la tutelle de Périclès qui était son proche parent (voir Alc. I, 104 b).
  15. Comparer avec l’argument d’Alcibiade I, 117 d. Socrate démontre que les erreurs de conduite proviennent de ce genre d’ignorance consistant à croire que l’on sait ce qu’en fait on ne sait pas. Or, nous nous imaginons avoir de la compétence pour tout ce que nous entreprenons, sans quoi nous nous en remettrions à d’autres. Quand donc nous nous prononçons sur le beau, le juste, ou l’utile, nous pensons que notre jugement est bon. L’auteur d’Alcibiade II a combiné avec ce passage le thème développé quelques pages plus haut dans le modèle (107 d et suiv.). Socrate, au moyen d’exemples, dont plusieurs ont été repris par le plagiaire, explique que pour agir, il faut tenir compte de toutes les circonstances favorables.
  16. Telle est aussi la doctrine socratique, maintes fois exprimée par Platon dans les Dialogues : il n’y a point de véritable science sans la connaissance du Bien. Toute science, séparée de la justice et des autres vertus, n’est qu’une habileté : πᾶσά τε ἐπιστήμη χωριζομένη δικαιοσύνης καὶ τῆς ἄλλης ἀρετῆς πανουργία, οὐ σοφία φαίνεται (Ménéxène, 246 e). — Voir aussi Charmide, 174 cd. — Nulle recherche n’est plus intéressante pour l’homme ni plus importante que celle de la perfection et de l’excellence : …οὐδὲν ἄλλο σκοπεῖν προσήκειν ἀνθρώπῳ… ἀλλ' ἢ τὸ ἄριστον καὶ τὸ βέλτιστον (Phédon, 97 d). Aussi le Socrate du Gorgias regarde comme une flatterie, et non comme un art, la rhétorique qui « vise à l’agréable, sans nul souci du meilleur » : ὅτι τοῦ ἡδέος στοχάζεται ἄνευ τοῦ βελτίστου (465 a). Or cette science du Bien se confond avec celle de l’utile (Alc. II, 145 c. Cf. Hipp. mai. 296 e ; Ménon, 87 e ; Rép. II, 379 b).
  17. Emprunt fait à l’Antiope d’Euripide. Cette tragédie représentait les aventures d’Antiope, fille de Nyctée, roi de Béotie. Un certain nombre de vers nous ont été conservés. Platon, dans Gorgias, 484 e, cite le passage que l’auteur d’Alcibiade II lui a, sans doute, emprunté. Ailleurs (485 c, probablement aussi 486 b, c), il fait allusion à une scène fameuse, où les deux fils d’Antiope, Zéthos et Amphion, discutent sur la valeur respective de l’homme d’action et de l’artiste. Cf. Matthiae, Euripidis Tragoediae et Fragmenta, t. IX, Leipzig, 1829, p. 65-83.
  18. Cf. Lois VII, 819 a, texte signalé dans la Notice, p. 18. Platon y développe une idée analogue au sujet de l’érudition indigeste. Mieux vaut ne pas savoir que de savoir mal : μᾶλλον δ’ ἔτι δέδοικα τοὺς ἡμμένους μὲν αὐτῶν τούτων τῶν μαθημάτων κακῶς δ’ ἡμμένους. Le philosophe avait acquiescé à la pensée du poète cité plus bas, si on la comprend littéralement. L’auteur d’Alcibiade II va l’entendre dans un sens moral.
  19. Ce poète est Homère et les vers cités proviennent d’un poème héroï-comique, Margitès, dont peu de fragments nous ont été conservés par le pseudo-Platon, par Aristote, par Clément d’Alexandrie et par une scholie d’Aristophane (Cf. Homeri Carmina, Didot, p. 580). Margitès, personnage principal est le type de l’extravagant (μάγρος), rempli d’idées bizarres et incapable d’entreprendre quoi que ce soit d’utile. Dans le passage rapporté par Aristote (Eth. Nic. Ζ, 7, 1141 a, 15) et complété par Clément d’Alexandrie (Strom. I, ch. III, 25, 1), Homère le dépeint ainsi : « Les dieux n’avaient fait de lui ni un travailleur de la terre, ni un laboureur, ni un homme habile en quoi que ce soit, mais il était maladroit dans tous les métiers ».
  20. Platon affectionne cette formule moitié ironique, pour introduire une citation de poète ou de moraliste dont il va donner une interprétation très personnelle et peu conforme au sens littéral (cf. Charmide, 162 a ; Lysis, 214 d ; Rép. I, 332 b).
  21. Si la poésie dérobe aux profanes son sens véritable et profond, c’est qu’elle est, par nature, supra-rationnelle et divine. La thèse de l’inspiration poétique est développée par Platon dans le charmant dialogue intitulé Ion. Le poète est assimilé au devin, au prophète, à l’homme dont les dieux ont ravi l’esprit. Voir aussi Ménon, 98 d.
  22. Cf. 143 a.
  23. La formule à laquelle le dialogiste fait allusion est rapportée telle quelle par Plutarque : Εὐχὴ δ’ αὐτῶν διδόναι τὰ καλὰ ἐπὶ τοῖς ἀγαθοῖς, καὶ πλέον οὐδέν (Inst. Lac., 27). L’addition : ταῖς εὐχαῖς προστιθέασι τὸ ἀδικεῖσθαι δύνασθαι. (ibid., 26) provient, sans doute, d’une source différente et a été insérée dans le texte du moraliste. L’influence stoïcienne ou cynique transparaît dans cette addition. Voir la notice p. 11.
  24. Divinité d’origine égyptienne que les Grecs identifièrent avec Zeus. Célèbre par un temple à oracle élevé en son honneur, dans une oasis située au centre du désert de Lybie, aujourd’hui Siouhah. Les auteurs classiques rapportent différentes légendes qui ont trait à la construction du sanctuaire (cf. Hérodote, II, 42, 54, 55). Pindare a chanté le dieu (Pyth., 4, 16) et Alexandre alla lui demander le secret de son origine divine. Un des personnages du dialogue platonicien le Politique, Théodore de Cyrène, invoque « notre dieu Ammon » (257 b). On voit, par le témoignage d’Aristote, que cette divinité lybienne était en honneur à Athènes, à la fin du ive siècle (Constitut. d’Athènes, 61, 7).
  25. Aristote mentionne l’âpreté au gain et l’avarice des Lacédémoniens. D’après lui, il faut rejeter la cause de ce vice sur la législation imparfaite concernant les richesses, toutes concentrées en un petit nombre de mains. L’État lui-même était pauvre : « Les institutions relatives aux richesses communes, écrit le Stagirite, ont chez les Spartiates de fâcheux inconvénients, car ils n’ont pas de trésor public, lorsqu’ils doivent entreprendre une guerre, et c’est avec peine qu’ils contribuent aux frais. Comme la plus grande partie des terres appartient à des Spartiates, ils ne surveillent pas leurs contributions mutuelles, et ainsi le législateur a obtenu un résultat tout contraire à l’intérêt [général], car il a appauvri la ville et rendu les particuliers avides de richesses (τὴν μὲν γὰρ πόλιν πεποίηκεν ἀχρήματον, τοὺς δ' ἰδιώτας φιλοχρημάτους. Polit. Β, 6, 1271 b, 1 et suiv. — Voir tout le chapitre vi). — Pour ces motifs, le roi Archidamos s’efforçait de détourner ses compatriotes d’engager les hostilités contre Athènes en 432 (Thucydide I, 80). L’auteur d’Alcibiade II croit au contraire à la richesse de la ville elle-même, et Platon dans Alcib. I est encore plus explicite (122 c-123 b).
  26. Iliade, VIII, 548-552.
  27. Le thème développé par les poètes, « enfants et prophètes des dieux », sur la facilité à corrompre la divinité par les vœux et les offrandes, est rappelé avec beaucoup de force par Glaucon dans la République II, 365 et suiv. Platon le réfute vigoureusement (Rép. III, 390 a).
  28. Ce passage est un raccourci de Gorgias 507. On notera spécialement la définition des « gens raisonnables et justes » qui est la reproduction presque textuelle de la formule exprimée par le Socrate du Gorgias (507 a).
  29. Cf. 138 c. — Aristote donne aussi Alcibiade comme exemple de μεγαλόψυχος, et il explique son attitude d’âme par le fait de ne pouvoir subir l’injure avec sérénité (Analyt. post. B, 13, 97 b, 18 et suiv.).
  30. On remarquera la différence entre la conclusion de ce dialogue et celle d’Alcibiade I. Dans ce dernier, Socrate accepte de travailler à l’éducation d’Alcibiade. Mais il n’ose espérer réussir. Il redoute l’emprise de la politique sur son disciple (135 e). L’imitateur de Platon est, au contraire, d’un sentiment plus optimiste. On peut encore noter une autre différence entre cet écrit et les autres dialogues platoniciens. Tandis que dans ceux-ci (v. g. Lachès, Charmide), Socrate est sollicité de se faire le maître des jeunes gens auxquels il s’intéresse, ici c’est lui-même qui se propose.
  31. Iliade V, 127.
  32. Ce trait rappelle la jolie scène du Banquet où Alcibiade couronne également Socrate (213 e).
  33. Euripide, Les Phéniciennes, 863.