Hippias majeur (trad. Croiset)

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Hippias majeur
Traduction par Alfred Croiset.
Texte établi par Alfred CroisetLes Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IIp. 8-43).





HIPPIAS MAJEUR

[ou Sur le beau, genre anatreptique.]



SOCRATE  HIPPIAS


Prologue.
Présentation du personnage d’Hippias.

Socrate. — 281 Salut au bel et savant Hippias ! Il y a bien longtemps qu’Athènes n’a reçu ta visite !

Hippias. — Le loisir m’a manqué, Socrate. Chaque fois qu’Élis a quelque affaire à régler avec une autre cité, c’est moi d’abord qu’elle choisit comme ambassadeur, m’estimant plus habile que personne soit à juger soit à prononcer les paroles nécessaires dans ces relations entre les États. J’ai donc été chargé de nombreuses ambassades en divers pays, mais surtout à Lacédémone, où j’ai dû traiter mainte affaire à mainte reprise, et des plus importantes. C’est là, pour répondre à ta question, ce qui m’a empêché de faire ici de fréquentes visites.

Socrate. — Ce rôle, Hippias, est celui d’un homme vraiment supérieur et accompli. Tu es également capable, dans le privé, de faire payer très cher à des jeunes des leçons plus précieuses encore que l’argent qu’ils te donnent, et, comme citoyen, de rendre service à ta patrie, ainsi qu’il convient pour éviter le dédain et pour mériter l’estime publique. Mais comment se fait-il, Hippias, que les anciens sages, ceux dont le savoir est resté célèbre, un Pittacos, un Bias, un Thalès de Milet, et ceux qui ont suivi jusqu’à Anaxagore, tous ou presque tous, se soient tenus éloignés des affaires publiques ?

Hippias. — Quelle autre raison imaginer, Socrate, sinon l’impuissance de leur esprit, dincapable d’atteindre à la fois ce double objet, les choses publiques et les choses privées ?

Socrate. — Faut-il donc croire, par Zeus, qu’au progrès de tous les arts et à la supériorité de nos artisans sur ceux de jadis, corresponde un égal progrès dans votre art, à vous autres sophistes, et que les anciens, en matière de science, soient médiocres auprès de vous ?

Hippias. — C’est la vérité même, Socrate.

Socrate — Ainsi donc, Hippias, si Bias revenait à la vie, il ferait rire de lui, 282comparé à vous, de même que Dédale, au dire des sculpteurs, s’il créait aujourd’hui les œuvres qui l’ont rendu célèbre, ne récolterait que moqueries ?

Hippias. — Oui, Socrate, il en serait comme tu le dis. J’ai cependant l’habitude, pour ma part, à l’égard des anciens et de ceux qui ont vécu avant nous, de les louer avant nos contemporains et plus volontiers que ceux-ci, pour prévenir la jalousie des vivants et pour éviter le ressentiment des morts.

bSocrate — Tu fais sagement, Hippias, de penser et de raisonner ainsi, à ce qu’il me semble. Je puis apporter mon témoignage en faveur de ton opinion et certifier qu’en effet votre art a fait de grands progrès dans l’habileté à concilier le soin des affaires publiques avec celui des intérêts privés. Gorgias, par exemple, le sophiste de Léontium, venu ici comme ambassadeur de son pays et choisi comme le plus capable de défendre les intérêts des Léontins, s’est montré dans l’assemblée du peuple excellent orateur, et en même temps, par ses séances privées et ses entretiens avec les jeunes gens, a su ramasser de fortes sommes qu’il a remportées d’Athènes. Si tu veux un autre exemple, cmon ami Prodicos[1], parmi beaucoup d’ambassades en divers lieux, vient tout récemment d’être envoyé ici par ses concitoyens de Céos, et en même temps que son éloquence devant le Conseil des Cinq-Cents le couvrait de gloire, il donnait des auditions privées et des entretiens pour les jeunes gens qui lui valaient des sommes fabuleuses. De tous ces fameux sages d’autrefois, il n’en est pas un seul qui ait cru devoir faire argent de sa science ni donner des auditions devant des foules étrangères. Tant il est vrai qu’ils étaient assez naïfs pour ignorer la valeur de l’argent ! Les deux derniers, au contraire, ont tiré plus de profits de leur art qu’aucun artisan n’en a jamais tiré du sien, quel qu’il fût ; et de même Protagoras avant eux.

Hippias. — Tu es mal informé, Socrate, sur les grands exploits en ce genre. Si tu savais combien j’ai gagné moi-même, tu serais émerveillé. Une fois notamment (je passe les autres sous silence), j’arrivai en Sicile tandis que Protagoras s’y trouvait, déjà en plein succès et plus âgé que moi : malgré cette grande différence d’âge, en un rien de temps, je fis plus de cent cinquante mines, dont plus de vingt dans une misérable bourgade, à Inycos. Chargé de ce butin, je rentrai chez moi et le donnai à mon père qui fut, ainsi que tous nos concitoyens, rempli d’admiration et de stupeur. Je crois avoir, à moi seul, récolté plus d’argent que deux sophistes quelconques mis ensemble.

Socrate. — Voilà certes, Hippias, de beaux exploits, et qui font assez voir combien ta science et celle de nos contemporains l’emporte sur celle des anciens. Ceux-ci, à ce compte, étaient de grands ignorants, Anaxagore par exemple : car il lui arriva, dit-on, tout le contraire de votre heureuse aventure. On raconte en effet qu’ayant reçu un gros héritage il n’en prit aucun soin et se ruina, tant sa science était sotte[2] ! Des traits analogues sont attribués à quelques autres anciens. La preuve que tu apportes me paraît donc établir clairement la supériorité de votre science sur celle de vos prédécesseurs, et c’est une opinion assez générale que la science doit servir d’abord au savant ; donc aussi le plus savant doit être celui qui gagne le plus.

Mais laissons ce point : réponds, je te prie, à une question. Quelle est, entre toutes les cités que tu as visitées, celle qui t’a fourni le plus d’argent ? Ce doit être évidemment Lacédémone, où tu es allé plus souvent qu’ailleurs ?

Hippias. — Non, par Zeus, Socrate.

Socrate. — Que me dis-tu ? Est-ce donc elle qui t’a le moins rapporté ?

Hippias. — Pas la moindre obole, en aucun temps.

Socrate. — Voilà, Hippias, un prodige bien étonnant. Ta science, dis-moi, n’a-t-elle pas le pouvoir de faire avancer dans la vertu ceux qui la pratiquent et l’étudient ?

Hippias. — À grands pas, Socrate.

Socrate. — Les progrès que tu pouvais faire faire aux enfants des Inyciens, étais-tu donc incapable de les assurer à ceux des Spartiates ?

Hippias. — Tant s’en faut, Socrate.

Socrate. — Serait-ce que les Siciliens ont le désir de devenir meilleurs, et les Spartiates, non ?

Hippias. — Ce désir, Socrate, est certainement très vif aussi à Lacédémone.

Socrate. — Ou bien était-ce faute d’argent qu’ils refusaient de t’entendre ?

Hippias. — Non certes ; ils en ont suffisamment.

Socrate. — Comment expliquer alors, s’ils ne manquent ni de désir ni d’argent, et quand tu pouvais leur rendre le plus grand des services, qu’ils ne t’aient pas renvoyé chargé de trésors ? Mais, j’y pense, peut-être les Lacédémoniens savent-ils mieux que toi élever leurs enfants ? Est-ce là l’explication, et l’acceptes-tu ?

Hippias. — Pas le moins du monde.

Socrate. — Faut-il supposer qu’à Lacédémone tu n’as pas su persuader aux jeunes gens qu’ils gagneraient plus à te fréquenter que dans la compagnie de leurs proches, ou bien est-ce aux pères que tu n’as pu démontrer l’avantage qu’ils trouveraient, dans l’intérêt véritable de leurs enfants, à te les confier plutôt qu’à s’en occuper eux-mêmes ? Car je ne puis croire, certes, qu’ils aient refusé à leurs fils, par jalousie, le moyen de devenir aussi parfaits que possible.

Hippias. — Je ne crois à rien de tel, Socrate.

Socrate. — Et pourtant, Sparte est une cité bien ordonnée.

Hippias. — Assurément.

Socrate. — Et dans une cité bien ordonnée, rien n’est plus apprécié que la vertu.

Hippias. — Sans doute.

Socrate. — Or, cette vertu, mieux que personne tu sais l’art de la communiquer à autrui.

Hippias. — Sans comparaison, Socrate.

Socrate. — Suppose un homme plus habile que personne à communiquer l’art de l’équitation : ne serait-il pas apprécié dans la Thessalie plus que partout ailleurs en Grèce, et n’y gagnerait-il pas les plus grosses sommes ? n’en serait-il pas de même dans tout autre pays où cet art serait en honneur ?

Hippias. — C’est vraisemblable.

Socrate. — Et tu peux croire qu’un homme capable de donner les meilleures leçons de vertu serait hors d’état de se faire apprécier à Lacédémone, et d’y récolter tout l’argent qu’il voudrait, comme aussi dans les autres cités grecques bien ordonnées, tandis qu’en Sicile, mon cher, à Inycos, cela lui serait possible ? Est-ce là ce que nous devons croire, Hippias ? Si tu me l’ordonnes, j’obéirai.

Hippias. — La vérité, Socrate, est que les Lacédémoniens, par tradition, gardent toujours les mêmes lois et ne veulent pas élever leurs enfants contrairement à la coutume.

Socrate. — Que dis-tu ? Est-ce une tradition à Lacédémone de ne pas agir comme il convient et de se tromper toujours ?

Hippias. — Je ne saurais le prétendre, Socrate.

Socrate. — Ils auraient donc raison de mieux élever leurs enfants au lieu de les élever moins bien ?

Hippias. — Assurément ; mais il est contraire à leur loi d’élever les enfants selon une méthode étrangère ; sans quoi, sache-le bien, si jamais homme avait gagné de l’argent chez eux par une méthode d’éducation, j’en aurais gagné bien plus encore ; car il est sûr qu’ils se plaisent à m’écouter et qu’ils m’applaudissent ; mais, je le répète, la loi est inflexible.

Socrate. — La loi, Hippias, est-elle, selon toi, un bien ou un mal pour les cités ?

Hippias. — On l’établit, à mon avis, en vue du bien, mais elle produit quelquefois le mal, si elle est mal faite.

Socrate. — Qu’est-ce à dire ? Dans l’intention de ceux qui font les lois, ne sont-elles pas pour la cité le bien suprême sans lequel un État ne peut subsister dans l’ordre ?

Hippias. — Tu dis vrai.

Socrate — Par conséquent, lorsque le législateur échoue dans sa recherche du bien, c’est le droit et la loi qu’il échoue à réaliser ? Qu’en dis-tu ?

Hippias. — À parler rigoureusement, tu as raison ; mais ce n’est pas ainsi qu’on l’entend d’ordinaire.

Socrate. — De qui veux-tu parler, Hippias ? Des sages ou des ignorants ?

Hippias. — Du plus grand nombre des hommes.

Socrate. — Connaissent-ils la vérité, ces hommes qui sont le nombre ?

Hippias. — Non certes.

Socrate. — Mais les sages ne considèrent-ils pas ce qui est utile comme plus conforme réellement au droit pour tous les hommes que ce qui est nuisible[3] ? Me l’accordes-tu ?

Hippias. — Oui, je te l’accorde, pour ce qui est de la vérité rigoureuse.

Socrate. — Ainsi donc, la réalité est bien telle que l’affirment les sages ?

Hippias. — Incontestablement.

Socrate. — Or les Lacédémoniens, selon toi, auraient avantage à suivre ta méthode d’éducation, bien qu’apportée du dehors, de préférence à leur méthode nationale ?

Hippias. — Je l’affirme, et j’ai raison.

Socrate. — N’affirmes-tu pas aussi que le plus utile est le plus conforme au droit ?

Hippias. — Je l’ai dit en effet.

Socrate. — Ainsi, d’après toi-même, les fils des Lacédémoniens se conformeraient mieux au droit en suivant les leçons d’Hippias et moins bien en suivant celles de leurs pères, s’il est vrai que les tiennes leur soient plus avantageuses ?

Hippias. — Elles le sont, Socrate.

Socrate. — Par conséquent les Lacédémoniens violent le droit en refusant de te donner de l’argent et de te confier leurs fils ?

Hippias. — Je suis d’accord avec toi sur ce point ; car il me semble que tu plaides ma cause, et ce n’est pas à moi de la combattre.

Socrate. — S’il en est ainsi, mon cher, voici les Lacédémoniens convaincus de désobéissance à la loi, et cela en une matière très importante, eux que l’on proclame les plus dociles de tous les Grecs à la loi. Tu dis, Hippias, qu’ils t’applaudissent et qu’ils écoutent tes discours avec plaisir : quels discours, par les dieux ? Ceux-là sans doute qui forment la plus belle partie de ta science, sur les astres et sur les vicissitudes célestes ?

Hippias. — En aucune façon ; ils ne peuvent les souffrir.

Socrate. — Aiment-ils à t’entendre parler sur la géométrie ?

Hippias. — Pas davantage, et je crois même que l’arithmétique, si je l’ose dire, est pour beaucoup d’entre eux lettre close.

Socrate. — En ce cas tes beaux discours sur les calculs ne doivent pas les charmer beaucoup.

Hippias. — Il s’en faut de loin.

Socrate. — Et ces subtiles distinctions, où tu excelles plus que personne, sur la valeur des lettres, des syllabes, des rythmes et des modes ?

Hippias. — À quels rythmes et quels modes veux-tu qu’ils s’intéressent ?

Socrate. — Alors dis-moi donc toi-même quels sont ces sujets sur lesquels ils t’écoutent avec plaisir et applaudissement ; car je ne le devine pas.

Hippias. — Les généalogies, Socrate ; celles des héros et des hommes ; les récits relatifs à l’antique fondation des cités ; et, d’une manière générale, tout ce qui se rapporte à l’antiquité ; si bien que j’ai dû, à cause d’eux, étudier et travailler toutes ces questions.

Socrate. — Il est heureux pour toi, Hippias, qu’ils ne soient pas curieux de connaître la liste des archontes depuis Solon : car tu aurais eu fort à faire pour te la mettre dans la tête.

Hippias. — Pourquoi, Socrate ? Il me suffit d’entendre une fois cinquante noms de suite pour les retenir.

Socrate. — C’est vrai ; j’oubliais que la mnémonique est ta partie. 286Aussi j’imagine que les Lacédémoniens admirent en toi un homme qui sait tout, et que tu tiens auprès d’eux l’office des vieilles femmes auprès des enfants, celui qui consiste à leur raconter de belles histoires.

Hippias. — En effet, Socrate ; et tout récemment encore, j’ai obtenu chez eux un grand succès en leur exposant les beaux exercices où les jeunes gens doivent s’exercer. J’ai composé sur ce sujet un magnifique discours qui brille, entre autres mérites, par le choix des mots. Voici à peu près le thème et le début du morceau. Après la prise de Troie, je montre Néoptolème interrogeant bNestor sur les travaux qui doivent occuper un jeune homme désireux de se rendre illustre ; Nestor lui répond et lui donne les conseils les plus justes et les plus beaux. J’ai lu ce morceau à Lacédémone, et je me propose d’en donner une lecture publique ici même, dans trois jours, à l’école de Phidostrate, où je ferai entendre en même temps plusieurs autres compositions dignes d’être connues ; c’est Eudicos, fils d’Apémantos, qui m’en a prié. J’espère que tu viendras toi-même cà cette séance et que tu m’amèneras d’autres auditeurs capables d’en bien juger.


Commencement de la discussion.
Position de la question.

Socrate. — Je n’y manquerai pas, Hippias, avec la permission des dieux. Mais je te prie de me répondre d’abord à ce sujet sur un détail que je te remercie de m’avoir rappelé. Récemment, en effet, dans une discussion où je blâmais la laideur et vantais la beauté de certaines choses, je me suis trouvé embarrassé dpar mon interlocuteur. Il me demandait, non sans ironie : « Comment fais-tu, Socrate, pour savoir ce qui est beau et ce qui est laid ? Voyons : peux-tu me dire ce qu’est la beauté ? » Et moi, faute d’esprit, je restai court sans pouvoir lui donner une réponse satisfaisante. Après l’entretien, fort irrité contre moi-même, je me fis des reproches amers, bien décidé, dès que je rencontrerais quelque habile homme d’entre vous, à l’écouter, à m’instruire, à creuser la question, et à retourner vers mon adversaire pour reprendre le combat. Aujourd’hui, je le répète, tu arrives à propos. Explique-moi donc ce qu’est la beauté et tâche de me répondre avec la dernière précision, pour que je ne sois pas exposé à une nouvelle défaite qui me rendrait ridicule. Il est évident que tu connais le sujet à merveille et que c’est là un simple détail parmi les problèmes que tu possèdes à fond.

Hippias. — Mince problème, Socrate ; un problème insignifiant, si j’ose le dire.

Socrate. — Il me sera d’autant plus facile de m’en instruire et d’être désormais assuré contre un adversaire.

Hippias. — Contre tous les adversaires, Socrate ; ou ma science serait bien misérable et bien vulgaire.

Socrate. — Voilà de bonnes paroles, Hippias, s’il est vrai que mon ennemi soit vaincu d’avance. Vois-tu quelque empêchement à ce que je fasse son personnage, présentant des objections à tes réponses, de manière à me faire parfaitement préparer par toi ? Car j’ai quelque habitude de présenter des objections. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais à t’en proposer moi-même, afin de comprendre plus à fond.

Hippias. — Propose donc. Aussi bien, le problème est simple, je le répète, et je pourrais t’enseigner à répondre sur des sujets beaucoup plus difficiles, de manière à défier tous les contradicteurs.

Socrate. — Dieux ! quelles bonnes paroles ! Puisque tu le permets, je vais donc entrer de mon mieux dans le rôle de mon adversaire pour te poser des questions. Car, si tu lui récitais le discours dont tu m’as parlé, sur les belles occupations, après l’avoir écouté, la lecture finie, il ne manquerait pas de t’interroger avant tout sur la beauté elle-même, suivant son habitude, et il dirait : « Étranger d’Élis, n’est-ce pas par la justice que les justes sont justes ? » Réponds-moi donc, Hippias, en supposant que c’est lui qui t’interroge.

Hippias. — Je répondrais que c’est par la justice.

Socrate. — La justice est donc une chose réelle ?

Hippias. — Sans doute.

Socrate. — Donc aussi c’est par la science que les savants sont savants et par le bien que tous les biens sont des biens.

Hippias. — Évidemment.

Socrate. — Et ces choses sont réelles, sans quoi elles n’auraient point d’effet ?

Hippias. — Elles sont réelles, très certainement.

Socrate. — Et les belles choses, ne sont-elles pas belles aussi par l’effet de la beauté ?

Hippias. — Oui, par la beauté.

Socrate. — Qui est une chose réelle ?

Hippias. — Très réelle. Quelle difficulté ?

Socrate. — Alors, demandera notre homme, dis-moi, ô étranger, ce qu’est cette beauté.

Hippias. — Le questionneur, à ce qu’il me semble, me demande quelle chose est belle ?

Socrate. — Je ne crois pas, Hippias ; mais plutôt ce qu’est le beau.

Hippias. — Où est la différence ?

Socrate. — Tu n’en vois aucune ?

Hippias. — Pas la moindre.

Socrate. — Je suis bien sûr que tu en sais plus long que tu ne veux bien le dire. Quoi qu’il en soit, mon cher, réfléchis : il ne te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu’est le beau.


Première
définition.

Hippias. — C’est compris, mon cher ; je vais lui dire ce qu’est le beau, et il ne me réfutera pas. Ce qui est beau, Socrate, sache-le bien, à parler en toute vérité, c’est une belle vierge.

Socrate. — Par le chien, Hippias, voilà une belle et brillante réponse. Ainsi donc, si je lui fais cette même réponse, j’aurai répondu correctement à la question posée et je n’aurai pas à craindre d’être réfuté ?

Hippias. — Comment le serais-tu, Socrate, si ton avis est celui de tout le monde et si tes auditeurs attestent tous que tu as raison ?

Socrate. — Admettons qu’ils l’affirment. Mais permets, Hippias, que je reprenne pour mon compte ce que tu viens de dire. Il va me poser la question suivante : « Réponds-moi, Socrate ; si toutes les choses que tu qualifies de belles le sont en effet, n’est-ce pas qu’il existe une beauté en soi qui les rend belles ? » Je lui répondrai donc que si une belle jeune fille a de la beauté, c’est qu’en effet il existe une beauté par quoi toutes choses sont belles ?

Hippias. — Crois-tu qu’il ose nier la beauté de ce dont tu parles, ou, s’il l’ose, qu’il puisse échapper au ridicule ?

Socrate. — Il l’osera, mon savant ami, j’en suis certain. Quant à dire si cela le rendra ridicule, l’événement nous le montrera. Mais je vais te dire quel sera son langage.

Hippias. — Parle donc.

Socrate. — « Tu es délicieux, Socrate, me dira-t-il. Mais une belle cavale n’a-t-elle pas aussi de la beauté, puisque le dieu lui-même l’a vantée dans un oracle ? » Que répondre, Hippias ? ne faut-il pas reconnaître qu’une jument a de la beauté, quand elle est belle ? Comment prétendre que le beau soit sans beauté ?

Hippias. — Tu as raison, Socrate : c’est à bon droit que le dieu lui-même déclare les cavales très belles. Le fait est qu’à Élis nous en avons d’admirables[4].

Socrate. — « Bien, me dira-t-il. Et une belle lyre, a-t-elle de la beauté ? En conviendrons-nous, Hippias ? »

Hippias. — Oui.

Socrate. — Il poursuivra ses questions ; je le connais assez pour en être certain. Il me dira : « Et une belle marmite, mon très cher, n’est-ce pas une belle chose ? »

Hippias. — Vraiment, Socrate, quelle espèce d’homme est-ce là ? Un malappris, pour oser nommer des choses innommables dans un entretien sérieux.

Socrate. — Il est ainsi, Hippias : mal élevé, grossier, sans autre souci que celui de la vérité. Il faut cependant lui répondre, et voici mon avis provisoire : supposons une marmite fabriquée par un bon potier, bien polie, bien ronde, bien cuite, comme ces belles marmites à deux anses qui contiennent six conges[5] et qui sont si belles : je dis que s’il pensait à quelqu’une d’elles, il faudrait convenir qu’elle est belle. Comment refuser la beauté à ce qui est beau ?

Hippias. — C’est impossible, Socrate.

Socrate. — « Ainsi, dira-t-il, une belle marmite, à ton avis, a aussi de la beauté ? »

Hippias. — Voici, Socrate, ce que j’en pense : sans doute un objet de ce genre, quand il est bien fait, a sa beauté, mais en somme cette beauté n’est pas comparable à celle d’une cavale, d’une jeune fille ou des autres choses vraiment belles.

Socrate. — Soit. Si je t’entends bien, Hippias, je devrai répondre à sa question de la manière suivante : « Tu méconnais, mon ami, la vérité de ce mot d’Héraclite[6], que le plus beau des singes est laid en comparaison de l’espèce humaine, et tu oublies que la plus belle marmite est laide en comparaison de la race des vierges, au jugement du savant Hippias. » Est-ce bien cela, Hippias ?

Hippias. — Parfaitement, Socrate ; c’est fort bien répondu.

Socrate. — Écoute alors ce qu’il ne manquera pas de répliquer. « Que dis-tu, Socrate ? La race des vierges, comparée à celle des dieux, n’est-elle pas dans le même cas que les marmites comparées aux vierges ? La plus belle des jeunes filles ne semblera-t-elle pas laide en comparaison ? Cet Héraclite, que tu invoques, ne dit-il pas de la même manière que le plus savant des hommes, comparé à un dieu, n’est qu’un singe pour la science, pour la beauté et pour tout en général ? » Devrons-nous avouer que la plus belle jeune fille est laide en comparaison des déesses ?

Hippias. — Comment soutenir le contraire ?

Socrate. — Si nous faisons cet aveu, il se rira de nous et me dira : « Te souviens-tu, Socrate, de ma question ? » — « Tu me demandais, répondrai-je, ce qu’était le beau en soi. » — « Et à cette question, reprendra-t-il, tu réponds en m’indiquant une beauté qui, de ton propre aveu, est indifféremment laide ou belle ? » — Je serai forcé d’en convenir. À cela, mon cher, que me conseilles-tu de répliquer ?

Hippias. — Ce que nous venons de dire : que la race des hommes, en comparaison de celle des dieux, ne soit pas belle, c’est ce qu’il a raison d’affirmer.

Socrate. — Il va me dire alors : « Si je t’avais demandé tout d’abord, Socrate, quelle chose est indifféremment belle ou laide, la réponse que tu viens de me faire serait juste. Mais le beau en soi, ce qui pare toute chose et la fait apparaître comme belle en lui communiquant son propre caractère, crois-tu toujours que ce soit une jeune fille, une cavale ou une lyre ?


Nouvelle
définition.

Hippias. — Eh bien ! Socrate, si c’est là ce qu’il cherche, rien n’est plus facile que de lui répondre. Il veut savoir ce qu’est cette beauté qui pare toutes choses et les rend belles en s’y ajoutant. Ton homme est un sot qui ne s’y connaît nullement en fait de belles choses. Réponds-lui que cette beauté sur laquelle il t’interroge, c’est l’or, et rien d’autre ; il sera réduit au silence et n’essaiera même pas de te réfuter. Car nous savons tous qu’un objet, même laid naturellement, si l’or s’y ajoute, en reçoit une parure qui l’embellit.

Socrate. — Tu ne connais pas mon homme, Hippias ; tu ne sais pas comme il est chicanier et difficile à satisfaire.

Hippias. — Qu’importe son humeur, Socrate ? Mis en face de la vérité, il faudra qu’il l’accepte, ou bien on se moquera de lui.

Socrate. — Bien loin d’accepter ma réponse, il me plaisantera et me dira : « Pauvre aveugle, prends-tu Phidias pour un mauvais sculpteur ? » Je lui dirai que je n’en fais rien.

Hippias. — Tu auras raison, Socrate.

Socrate. — Sans doute. Mais quand je lui aurai déclaré que je considère Phidias comme un grand artiste, il poursuivra : « Phidias, à ton avis, ignorait—il l’espèce de beauté dont tu parles ? » — « Pourquoi cela ? » — « C’est qu’il n’a fait en or ni les yeux de son Athéna, ni le reste de son visage, ni ses pieds, ni ses mains, comme il l’aurait dû pour leur donner plus de beauté, mais qu’il les a faits en ivoire[7] : évidemment il a péché par ignorance, faute de savoir que l’or embellit tous les objets auxquels on l’applique. À cette objection Hippias, que répondrons-nous ?

Hippias. — La réponse est facile : Phidias, dirons-nous, a bien fait ; car l’ivoire, à mon avis, est une belle chose.

Socrate. — « Mais alors, dira-t-il, pourquoi Phidias, au lieu de faire en ivoire l’intervalle des deux yeux, l’a-t-il fait en marbre, un marbre d’ailleurs presque pareil à l’ivoire ? » Le beau marbre possède-t-il donc aussi la beauté ? Devons-nous en convenir, Hippias ?

Hippias. — Oui certes, quand il est employé à propos.

Socrate. — Sinon, il est laid ? Dois-je aussi reconnaître ce point ?

Hippias. — Oui : hors de propos, il est laid.

Socrate. — « Ainsi, l’ivoire et l’or, me dira-t-il, ô très savant Socrate, embellissent les choses quand ils y sont appliqués à propos, et les enlaidissent dans le cas contraire, n’est-il pas vrai ? » Faut-il repousser cette distinction ou reconnaître qu’elle est juste.

Hippias. — Elle est juste, et nous dirons que ce qui fait la beauté de chaque chose, c’est la convenance.


Nouvelle définition :
la convenance.

Socrate. — « Lequel est le plus convenable, me dira-t-il, pour notre marmite de tout à l’heure, la belle, quand on y fait bouillir de beaux légumes : une cuiller d’or ou une cuiller en bois de figuier ? »

Hippias. — Par Héraclès, Socrate, quel homme ! Tu ne veux pas me dire son nom ?

Socrate. — Tu n’en saurais pas davantage si je te le disais.

Hippias. — Ce que je sais, en tout cas, c’est qu’il manque absolument d’éducation.

Socrate. — Il est insupportable, Hippias ! Quoi qu’il en soit, qu’allons-nous lui dire ? Des deux cuillers, laquelle est la plus convenable aux légumes et à la marmite ? N’est-ce pas celle qui est en bois de figuier ? Elle donne à la purée un parfum agréable, et en outre, avec elle, on ne risque pas de briser la marmite, de répandre la purée, d’éteindre le feu, et de priver les convives d’un plat appétissant ; avec la cuiller d’or, on s’expose à tous ces dangers, de sorte que, selon moi, c’est la cuiller de bois qui convient le mieux : as-tu quelque objection ?

Hippias. — Elle convient certainement mieux. Mais, moi, je ne serais pas d’humeur à m’entretenir avec un homme qui pose des questions pareilles.

Socrate. — Tu as bien raison, mon ami : ces mots grossiers ne sont pas faits pour les oreilles d’un homme comme toi, si bien vêtu, si bien chaussé, admiré pour sa science dans toute la Grèce. Quant à moi, le contact de cet homme m’est indifférent. C’est pourquoi je te prie de m’instruire par avance et de me répondre, dans mon propre intérêt. — « Si la cuiller de bois, me dira-t-il, convient mieux que la cuiller d’or, n’est-elle pas nécessairement aussi la plus belle, puisque ce qui convient est reconnu par toi-même, Socrate, comme plus beau que ce qui ne convient pas ? » Comment faire, Hippias, pour nier que la cuiller de bois ne soit plus belle que la cuiller d’or ?

Hippias. — Veux-tu que je te dise, Socrate, quelle définition du beau tu dois lui donner pour te débarrasser de son bavardage ?

Socrate. — Oui certes ; mais seulement après que tu m’auras fait savoir ce que je dois répondre sur la plus convenable et la plus belle de nos deux cuillers.

Hippias. — Eh bien, si cela te plaît, réponds-lui que c’est la cuiller de bois.

Socrate. — Maintenant, fais-moi donc connaître ce que tu avais à me dire. Car, après notre dernière réponse, si je lui dis que le beau, c’est l’or, nous ne voyons plus, semble-t-il, en quoi l’or est plus beau que le bois de figuier. Mais qu’est-ce maintenant que le beau, à ton avis ?

Hippias. — Je vais te le dire. Tu cherches, si je ne me trompe, une beauté qui jamais, en aucune façon, pour personne au monde, ne puisse paraître laide[8].

Socrate. — Précisément ; cette fois tu saisis à merveille ma pensée.

Hippias. — Écoute-moi donc, et sache que, si l’on te fait encore quelque objection, c’est que je ne connais rien à rien.

Socrate. — Parle vite, au nom des dieux !


Quatrième
définition.

Hippias. — J’affirme donc que, pour tout homme et en tout temps, ce qu’il y a de plus beau pour un mortel, c’est d’être riche, bien portant, honoré de toute la Grèce, de parvenir à la vieillesse après avoir fait à ses parents morts de belles funérailles, et de recevoir enfin de ses propres enfants de beaux et magnifiques honneurs funèbres.

Socrate. — Oh ! oh ! Hippias ; voilà certes un langage admirable, sublime, vraiment digne de toi ! Je t’admire, par Héra, d’avoir mis tant de bienveillance à me venir en aide dans la mesure de tes forces. Mais notre homme n’est pas touché : il se moquera de nous, et copieusement, sache-le bien.

Hippias. — Méchante moquerie, Socrate. S’il n’a rien à répondre et qu’il se moque, c’est de lui-même qu’il rira, et il sera moqué par les auditeurs.

Socrate. — Tu as peut-être raison ; mais peut-être aussi la réponse est-elle de nature à m’attirer de sa part, je le crains, autre chose que des moqueries.

Hippias. — Que veux-tu dire ?

Socrate. — Je veux dire que, s’il tient par hasard un bâton, et si je ne fuis pas assez vite pour me mettre hors d’atteinte, il essaiera certainement de me frapper.

Hippias. — Comment ? Cet homme est-il donc ton maître ? Et peut-il agir ainsi sans être traîné devant les tribunaux, et condamné ? N’y a-t-il pas de justice à Athènes ? Les citoyens peuvent-ils se frapper les uns les autres contrairement à tout droit ?

Socrate. — Rien de pareil n’est à craindre.

Hippias. — Il sera donc puni pour t’avoir frappé injustement.

Socrate. — Non, Hippias, ce ne serait pas injustement ; c’est à bon droit qu’il me frapperait, je crois, si je lui faisais cette réponse.

Hippias. — Je commence à le croire aussi, Socrate, quand je t’entends parler de la sorte.

Socrate. — Me permets-tu de t’expliquer pourquoi j’estime que cette réponse mériterait des coups de bâton ? Veux-tu me frapper aussi sans jugement ? Ou consens-tu à m’entendre ?

Hippias. — Il serait criminel à moi de te refuser la parole. Qu’as-tu à dire ?

Socrate. — Je vais m’expliquer, en prenant le même détour que tout à l’heure, c’est-à-dire en revêtant son personnage, afin de ne pas t’adresser en mon nom les paroles désagréables et malsonnantes qu’il ne manquera pas de m’adresser à moi-même. « Socrate, me dirait-il, crois-tu que tu aurais volé ton châtiment si tu recevais une bonne correction pour avoir chanté si faux ce long dithyrambe[9] et répondu à côté de la question ? — Comment cela, répondrais-je. — Tu me demandes comment ! As-tu donc oublié ce que je te demandais ? Je t’interrogeais sur le beau en soi, sur cette beauté qui, s’ajoutant à un objet quelconque, fait qu’il est beau, qu’il s’agisse de pierre ou de bois, d’un homme ou d’un dieu, d’une action ou d’une science. Et quand je te parle de la beauté en soi, j’ai beau crier, je n’arrive pas plus à me faire entendre que si je parlais à un marbre, à une pierre meulière, sans oreilles ni cervelle ! » Ne t’irrite pas, Hippias, si alors, dans mon effroi, je lui réponds : « Mais c’est Hippias qui m’a donné cette définition de la beauté ! Je lui avais pourtant posé la question dans les mêmes termes que toi, sur ce qui est beau pour tous et en tout temps. » Qu’en dis-tu ? Tu ne m’en voudras pas de lui répondre ainsi ?

Hippias. — Le beau, tel que je l’ai défini, est et sera beau pour tous, sans contradiction possible.

Socrate. — « Le sera-t-il toujours ? » reprendra mon homme ; car le beau doit être toujours beau.

Hippias. — Assurément.

Socrate. — Il l’a donc aussi toujours été ?

Hippias. — Toujours.

Socrate. — « Est-ce que le beau, me dira-t-il, d’après l’étranger d’Élis, a consisté pour Achille à être enseveli après ses ancêtres ? En a-t-il été de même pour son aïeul Æaque, pour tous les autres héros de naissance divine, et pour les dieux eux-mêmes ? »

Hippias. — Qu’est-ce que tu me racontes ? qu’Hadès t’emporte ! Ton homme pose des questions souverainement malséantes.

Socrate. — Que veux-tu ? Serait-il moins malséant de répondre « oui » à la question posée[10] ?

Hippias. — Peut-être.

Socrate. — « Et peut-être aussi, me dira-t-il, est-ce ton propre cas lorsque tu affirmes que, pour tous et toujours, il est beau d’être enseveli par ses descendants et d’ensevelir ses aïeux ». Ou bien faut-il faire une exception pour Héraclès et pour les autres que nous venons de nommer ?

Hippias. — Mais je n’ai jamais parlé des dieux !

Socrate. — Ni des héros, à ce qu’il semble ?

Hippias. — Ni des héros qui ont des dieux pour pères.

Socrate. — Mais de tous les autres ?

Hippias. — Parfaitement.

Socrate. — Ainsi donc, selon toi, c’est une chose coupable, impie et honteuse pour un Tantale, un Dardanos, un Zéthos, mais belle pour un Pélops et pour tous ceux qui sont d’origine semblable ?

Hippias. — C’est mon avis.

Socrate. — « D’où résulte, me dira-t-il, que, contrairement à ton opinion précédente, le fait d’être enseveli par sa postérité après avoir enseveli ses parents est quelquefois et pour quelques-uns une chose déshonorante : que par conséquent, semble-t-il, ce fait peut encore moins passer pour être, en toutes circonstances et toujours, une belle chose, si bien qu’il présente comme nos exemples antérieurs, la jeune fille et la marmite, mais avec un peu plus de ridicule, le défaut d’être tantôt beau et tantôt laid. Tu vois bien, Socrate, dira-t-il, que pour l’instant, tu es toujours hors d’état de répondre à ma question : qu’est-ce que le beau ? » Voilà, mon cher, un aperçu des choses désagréables qu’il me dira, non sans raison, si je lui réponds comme tu me le conseilles.

C’est ainsi qu’il me parle d’ordinaire ; d’autres fois, il semble prendre en pitié ma maladresse et mon ignorance ; alors, il me suggère lui-même une réponse à ses questions et me propose une définition du beau ou de tout autre objet sur lequel il m’interroge dans notre entretien.

Hippias. — Qu’entends-tu par là, Socrate ?

Socrate. — Je m’explique. « Étrange raisonneur que tu es, Socrate, me dit-il, cesse de répondre ainsi à mes questions ; car tes réponses sont par trop naïves et faciles à réfuter. Reprenons une des définitions du beau que nous avons critiquées lorsque tu me les proposais. L’or, avons-nous dit, est beau là où il convient, et laid là où il ne convient pas ; et de même pour tout ce à quoi il s’ajoute. Examinons cette idée de la convenance ; voyons en quoi elle consiste et si c’est la convenance, par hasard, qui est l’essence du beau. » Chaque fois qu’il me parle de la sorte, j’acquiesce aussitôt, faute de savoir que répondre. Estimes-tu, Hippias, que le beau soit ce qui convient ?

Hippias. — C’est entièrement mon opinion, Socrate.

Socrate. — Il faut examiner la chose, de peur de nous tromper.

Hippias. — Examinons-la.

Socrate. — Voici la question : dirons-nous que la convenance est ce qui, joint à un objet, le fait paraître beau, ou ce qui le fait être tel, ou ne dirons-nous ni l’un ni l’autre ?

Hippias. — Nous répondrons[11]....

Socrate. — De quelle façon ?

Hippias. — Elle est ce qui fait qu’un objet paraît beau. Par exemple, si un homme, d’ailleurs ridicule, met un vêtement ou des chaussures qui lui aillent bien, cette convenance le fera paraître à son avantage.

Socrate. — Si la convenance prête à l’objet une beauté plus apparente que réelle, elle est donc une tromperie sur la beauté ; elle ne saurait être par conséquent ce que nous cherchons, Hippias ; car nous cherchons ce par quoi les choses belles sont belles comme les choses grandes le sont par une certaine supériorité qui les rend telles, si elles la possèdent : même s’il n’y paraît pas, elles sont grandes nécessairement. De même nous voulons une beauté capable de rendre belles toutes les choses qui la possèdent, qu’elles paraissent belles ou non, et nous cherchons quelle est cette beauté. Or ce ne peut être la convenance, puisque celle-ci, tu le reconnais, fait paraître les objets plus beaux qu’ils ne sont et dissimule leur caractère vrai. Ce qui donne aux choses une beauté réelle, apparente ou non, je le répète, voilà ce que nous avons à définir : voilà ce qu’il faut que nous trouvions si nous voulons trouver ce qu’est le beau.

Hippias. — Mais la convenance, Socrate, produit par sa présence à la fois l’apparence et la réalité de la beauté.

Socrate. — Tu crois donc que les objets réellement beaux paraissent nécessairement tels et possèdent ce qui produit l’apparence du beau ?

Hippias. — Il n’en peut être autrement.

Socrate. — Faut-il donc affirmer, Hippias, que tout ce qui est réellement beau, en fait d’institutions ou de pratiques, est considéré comme beau par l’opinion universelle dans tous les temps ; ou devrons-nous avouer, tout au contraire, qu’il n’est pas de matière plus ignorée ni qui provoque plus de discussions et de querelles, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique des États ?

Hippias. — C’est la seconde hypothèse qui est vraie, Socrate, celle de l’ignorance.

Socrate. — Cela ne serait pas, si l’apparence s’ajoutait à la réalité ; or elle s’y ajouterait si la convenance était le beau en soi, et qu’en outre elle pût conférer aux objets à la fois la réalité et l’apparence de la beauté. Si donc elle est ce qui donne aux choses la réalité de la beauté, elle est bien le beau que nous cherchons, mais elle n’est pas ce qui leur en donne l’apparence ; si au contraire elle est ce qui en donne l’apparence, elle n’est pas le beau que nous cherchons. Celui-ci, en effet, crée de la réalité : quant à créer à la fois la réalité et l’apparence soit du beau soit de toute autre chose, il n’est pas de cause unique qui puisse à la fois produire ces deux effets. Il faut donc choisir : est-ce la réalité ou seulement l’apparence du beau que produit la convenance ?

Hippias. — Je pencherais plutôt vers l’apparence, Socrate.

Socrate. — Hélas ! Voilà encore notre science du beau qui nous échappe et nous abandonne, Hippias, puisque la convenance nous est apparue comme différente du beau !

Hippias. — Rien de plus vrai, Socrate, et j’avoue que j’en suis fort surpris.

Socrate. — Quoi qu’il en soit, mon cher, ne lâchons pas encore notre proie : j’ai quelque idée que nous finirons par découvrir la vraie nature de la beauté.

Hippias. — Assurément, Socrate : il n’est même pas bien difficile d’en venir à bout. Donne-moi seulement quelques instants de réflexion solitaire, et je t’apporte une solution plus exacte que toute exactitude imaginable.

Socrate. — De grâce, évitons les grands espoirs, Hippias. Tu vois tous les ennuis que ce malheureux problème nous a déjà causés ; prends garde qu’il ne nous témoigne sa mauvaise humeur en fuyant de plus belle. Mais je me trompe : ce sera un jeu pour toi de le résoudre, si tu t’isoles. Seulement, au nom des dieux, cherche plutôt la solution en ma présence, et même, si tu le veux bien, associe-moi encore à ta recherche. Si nous trouvons la solution, tout sera pour le mieux ; sinon, je me résignerai, je pense, à mon sort, et toi, tu n’auras qu’à me quitter pour trouver aussitôt le mot de l’énigme. D’ailleurs, à résoudre ce problème ensemble, il y a encore cet avantage que je ne te fatiguerai pas par mes demandes sur la solution que tu aurais trouvée seul. Vois donc ce que tu penses de la définition suivante : je dis donc — mais écoute-moi très attentivement pour m’empêcher de battre la campagne, — je dis qu’à notre avis le beau, c’est l’utile. Voici ce qui me conduit à cette hypothèse : les yeux que nous appelons beaux ne sont pas les yeux ainsi faits qu’ils n’y voient goutte, mais ceux qui ont la faculté d’y voir clair et qui nous servent à cela. N’est-il pas vrai !

Hippias. — Oui.


Nouvelles définitions : l’utile, puis l’avantageux.

Socrate. — De même, s’il s’agit de l’ensemble du corps, nous l’appelons beau s’il est apte soit à la course soit à la lutte ; pour les animaux, nous appelons beaux un cheval, un coq, une caille, et de même tous les ustensiles, tous les instruments de locomotion sur terre et sur mer, bateaux marchands et vaisseaux de guerre, tous ceux qui se rattachent à la musique et aux autres arts, même les mœurs et les lois, et toujours d’après le même principe : nous examinons chacun de ces objets dans sa nature, dans sa fabrication, dans son état présent, et celui qui est utile, nous l’appelons beau en tant qu’il est utile, en tant qu’il sert à certaines fins et dans certaines circonstances, tandis que nous appelons laid celui de ces objets qui n’est bon à rien sous aucun de ces rapports[12]. Ne partages-tu pas cette opinion, Hippias ?

Hippias. — Je la partage.

Socrate. — Nous avons donc le droit d’affirmer que l’utile est le beau par excellence ?

Hippias. — Nous en avons le droit, Socrate.

Socrate. — Et que ce qui a la puissance de faire une chose est utile en cela, tandis que ce qui en est incapable est inutile ?

Hippias. — Parfaitement.

Socrate. — La puissance est donc une belle chose et l’impuissance est laide, n’est-il pas vrai ?

Hippias. — Absolument. Une preuve entre autres en est fournie par la politique : exercer la puissance politique dans son pays est ce qu’il y a de plus beau, tandis qu’il est souverainement honteux de ne rien pouvoir dans l’État.

Socrate. — C’est fort bien dit. Mais alors, Hippias, par tous les dieux, c’est la science qui est la chose la plus belle et l’ignorance qui est la plus honteuse ?

Hippias. — Que veux-tu dire, Socrate ?

Socrate. — Un instant, patience, mon très cher… Je me demande avec effroi ce que signifie, cette fois encore, notre affirmation.

Hippias. — Qu’est-ce qui t’effraie encore, Socrate ? Ton raisonnement cette fois marche à souhait.

Socrate. — Je le voudrais. Mais vois donc ceci avec moi : est-il possible de faire jamais ce qu’on ignore et ce dont on est absolument incapable ?

Hippias. — Évidemment non, si l’on en est incapable.

Socrate. — Ceux qui se trompent, ceux qui dans leurs actes ou dans leurs œuvres, n’arrivent qu’à mal faire contrairement à leur volonté, ne l’auraient pas fait sans doute s’ils n’avaient pu faire ce qu’ils ont fait ?

Hippias. — Évidemment.

Socrate. — Cependant c’est la puissance qui rend capables ceux qui sont capables : car ce n’est sûrement pas l’impuissance.

Hippias. — Non.

Socrate. — On a donc toujours la puissance de faire ce qu’on fait.

Hippias. — Oui.

Socrate. — Mais tous les hommes, dès leur enfance, font beaucoup plus souvent le mal que le bien, et manquent leur but malgré eux.

Hippias. — C’est la vérité.

Socrate. — Qu’est-ce à dire ? Cette puissance et ces choses utiles, si elles servent à faire le mal, les appellerons-nous belles, ou d’un nom tout contraire ?

dHippias. — Tout contraire, Socrate.

Socrate. — Par conséquent, Hippias, le puissant et l’utile ne peuvent être à nos yeux le beau en soi.

Hippias. — Il faut, Socrate, que la puissance soit bonne et utile au bien.

Socrate. — Adieu donc notre idée du beau identique à la puissance et à l’utilité considérées absolument. Ce que nous avions dans l’esprit et ce que nous voulions dire, c’était donc que le puissant et l’utile, en tant qu’ils sont efficaces pour le bien, sont le beau ?

eHippias. — Je le crois.

Socrate. — Cela revient donc à l’avantageux[13], n’est-il pas vrai ?

Hippias. — Assurément.

Socrate. — Ainsi les beaux corps, les belles institutions, la science et toutes les autres choses que nous avons énumérées sont belles parce qu’elles sont avantageuses ?

Hippias. — Évidemment.

Socrate. — Par conséquent, le beau, selon nous, c’est l’avantageux.

Hippias. — Sans aucun doute.

Socrate. — Mais l’avantageux, c’est ce qui produit du bien ?

Hippias. — Oui.

Socrate. — Et ce qui produit un effet, c’est une cause : qu’en dis-tu ?

Hippias. — Assurément.

Socrate. — De sorte que le beau serait la cause du bien.

Hippias. — Oui.

Socrate. — Mais la cause, Hippias, ne peut être identique à son effet : car la cause ne peut être cause de la cause. Réfléchis : n’avons-nous pas reconnu que la cause est ce qui produit un effet ?

Hippias. — Oui.

Socrate. — Or l’effet est un produit, non un producteur ?

Hippias. — C’est exact.

Socrate. — Et le produit est distinct du producteur ?

Hippias. — Oui.

Socrate. — Donc la cause ne peut produire la cause ; elle produit l’effet qui vient d’elle.

Hippias. — Très juste.

Socrate. — Si donc le beau est la cause du bien, le bien est produit par le beau. Et c’est pour cela, semble-t-il, que nous recherchons la sagesse et toutes les belles choses ; c’est que l’œuvre qu’elles produisent et qu’elles enfantent, je veux dire le bien, mérite elle-même d’être recherchée ; de sorte qu’en définitive le beau serait quelque chose comme le père du bien[14].

Hippias. — À merveille ! Ton langage est parfait, Socrate.

Socrate. — Voici qui n’est pas moins parfait : c’est que le père n’est pas le fils et que le fils n’est pas le père.

Hippias. — On ne peut plus juste.

Socrate. — Et que la cause n’est pas l’effet, ni l’effet la cause.

Hippias. — Incontestable.

Socrate. — Donc, mon très cher, le beau non plus n’est pas le bon, et le bon n’est pas le beau. N’est-ce pas la conclusion forcée de nos raisonnements ?

Hippias. — Je n’en vois pas d’autre, par Zeus.

Socrate. — En sommes-nous satisfaits et dirons-nous que le beau ne soit pas bon et que le bon ne soit pas beau ?

Hippias. — Non, par Zeus, cela ne me satisfait pas du tout.

Socrate. — À la bonne heure, Hippias ; pour moi, c’est la conclusion la moins satisfaisante où nous soyons encore arrivés.

Hippias. — C’est assez mon avis.

Socrate. — Il semble bien que cette admirable théorie qui mettait le beau dans l’utile, dans l’avantageux, dans la puissance de produire le bien, était en réalité très fausse, et plus ridicule encore, s’il est possible, que les précédentes, celles de la belle jeune fille et des autres objets identifiés par nous avec la beauté.

Hippias. — Je le crois.

Socrate. — Pour moi, je ne sais plus de quel côté me tourner ; je suis en détresse. N’as-tu pas quelque idée à proposer ?

Hippias. — Aucune pour le moment. Mais, je le répète, laisse-moi réfléchir et je suis sûr de trouver.


Nouvelle définition : l’utile joint à l’agréable.

Socrate. — Je t’avoue que je suis trop curieux de savoir pour me résigner à t’attendre. D’ailleurs, je crois apercevoir un remède. Voici : je suppose que nous appelions beau ce qui nous donne du plaisir, non pas toute sorte de plaisirs, mais ceux qui nous viennent de l’ouïe et de la vue, que penserais-tu de notre moyen de défense ? Il est incontestable, Hippias, que de beaux hommes, de belles couleurs, de beaux ouvrages de peinture ou de sculpture, charment nos regards ; et que de beaux sons, la musique sous toutes ses formes, de beaux discours, de belles fables, nous font un plaisir semblable ; de sorte que si nous répondions à notre opiniâtre adversaire : « Mon brave, le beau, c’est le plaisir procuré par l’ouïe et par la vue, » peut-être aurions-nous raison de son opiniâtreté. Qu’en penses-tu ?

Hippias. — Ta définition du beau, Socrate, me paraît, quant à moi, fort bonne.

Socrate. — Voyons encore : s’il s’agit de mœurs ou de lois que nous trouvons belles, pouvons-nous dire que leur beauté résulte d’un plaisir qui nous soit donné par l’ouïe ou par la vue ? N’y a t-il pas là quelque chose de différent ?

Hippias. — Peut-être, Socrate, cette différence échappera-t-elle à notre homme.

Socrate. — En tout cas, par le chien[15], Hippias, elle n’échappera pas à l’homme devant lequel je rougirais plus que devant tout autre de déraisonner et de parler pour ne rien dire !

Hippias. — Quel homme ?

Socrate. — Socrate, fils de Sophronisque, qui ne me permettra pas plus de produire à la légère une affirmation non vérifiée que de croire savoir ce que j’ignore.

Hippias. — À vrai dire, moi aussi, puisque tu donnes ton opinion, je crois que le cas des lois est différent.

Socrate. — Doucement, Hippias : je crains que nous ne retombions dans la même difficulté que tout à l’heure, au moment où nous nous croyons tirés d’embarras.

Hippias. — Qu’entends-tu par là, Socrate ?


Caractère particulier des plaisirs de l’ouïe et de la vue.

Socrate. — Je vais t’expliquer l’idée qui m’apparaît, quelle qu’en soit la valeur. Nos impressions relatives aux mœurs et aux lois ne sont peut-être pas d’une autre sorte que les sensations qui nous viennent de l’ouïe et de la vue. Mais en soutenant la thèse qui place le beau dans les sensations de cette espèce, laissons de côté ce qui regarde les lois. Quelqu’un, mon homme ou un autre, nous dira peut-être : « Pourquoi définissez-vous le beau comme étant uniquement cette partie de l’agréable que vous dites, et pourquoi refusez-vous de le reconnaître dans les autres sensations, celles qui se rapportent à la nourriture et à la boisson, à l’amour et autres plaisirs analogues ? Ne sont-elles pas agréables ? N’y a-t-il de plaisir, selon vous, que dans l’ouïe et dans la vue ? » Que répondre, Hippias ?

Hippias. — Nous répondrons sans hésiter, Socrate, que toutes ces sensations comportent de grands plaisirs.

Socrate. — « Pourquoi donc, nous dira-t-il, à ces plaisirs non moins réels que les autres, refusez-vous le nom de beaux et pourquoi les dépouillez-vous de cette qualité ? » — « C’est parce que, répondrons-nous, si nous disions que manger est non pas agréable, mais beau, tout le monde se moquerait de nous ; de même si nous appelions une bonne odeur belle au lieu de bonne. Quant à l’amour, tout le monde aussi nous soutiendra qu’il est fort agréable, mais qu’il est fort laid, et que, pour cette raison, ceux qui s’y livrent doivent se cacher pour le faire. » — À ce discours, notre homme répondra : « Je vois que si vous n’osez pas trouver belles ces sensations, c’est que l’opinion commune s’y oppose. Mais je ne vous demandais pas l’avis du public sur le beau : je vous demandais ce qu’il est. » — Nous lui répondrons sans doute, suivant notre hypothèse de tout à l’heure[16], que le beau est cette partie de l’agréable qui a pour origine l’ouïe et la vue. Approuves-tu ce langage, Hippias, ou veux-tu y changer quelque chose ?

Hippias. — Il faut, Socrate, répondre à son objection en maintenant notre formule sans y rien changer.

Socrate. — « Fort bien, dira-t-il. Si donc le beau est le plaisir qui vient de l’ouïe et de la vue, le plaisir qui ne rentre pas dans cette catégorie ne peut évidemment être beau ? » En conviendrons-nous ?

Hippias. — Oui.

Socrate. — « Le plaisir de la vue, me dira-t-il, est-il causé à la fois par la vue et par l’ouïe, et le plaisir de l’ouïe à la fois par l’ouïe et par la vue ? » — Nullement, dirons-nous ; le plaisir produit par l’une de ces causes ne saurait être produit par toutes les deux. C’est là, je crois, ce que tu veux dire ; mais ce que nous affirmons, c’est que chacune des deux sortes de plaisirs est belle pour sa part, et que toutes les deux le sont. » — Est-ce bien ainsi qu’il faut répondre ?

Hippias. — Parfaitement.

Socrate. — « Mais un plaisir, dira-t-il, diffère-t-il d’un autre plaisir en tant que plaisir ? Car la question n’est pas de savoir si un plaisir est plus ou moins grand et s’il y a dans les plaisirs du plus et du moins, mais si la différence entre des plaisirs en tant que plaisirs consiste en ceci que l’un soit un plaisir et l’autre non. » Il nous semble que non, n’est-il pas vrai ?

Hippias. — Je suis de cet avis.

Socrate. — « Donc, continuera-t-il, si parmi toutes les sortes de plaisir, vous distinguez ces deux-là, c’est pour une autre raison que leur qualité agréable : c’est parce que vous discernez en eux un caractère particulier étranger aux autres, que vous les appelez beaux ? Assurément les plaisirs de la vue ne doivent pas leur beauté à ce simple fait qu’ils sont produits par la vue : car s’il en était ainsi, les plaisirs de l’ouïe n’auraient pas de raison d’être beaux[17] ; la vue n’est donc pas la raison de cette beauté. » — C’est juste, dirons-nous.

Hippias. — Oui.

Socrate. — « De même, la beauté du plaisir produit par l’ouïe ne résulte pas du fait qu’il vient de l’ouïe ; car les plaisirs de la vue, dans ce cas, ne seraient pas beaux. Donc l’ouïe n’est pas la raison de cette beauté. » Reconnaîtrons-nous, Hippias, que cet homme dit vrai ?

Hippias. — Sans doute.

Socrate. — « Cependant, dira-t-il, ces deux sortes de plaisirs sont beaux, selon vous ? » — En effet, nous l’affirmons.

Hippias. — D’accord.

Socrate. — « Ils ont donc une qualité identique par l’effet de laquelle ils sont beaux, un caractère commun qui se rencontre à la fois dans chacune des deux sortes et dans les deux ensemble. Sans cela, il serait impossible que les deux sortes fussent belles et que chacune prise à part le fût aussi. » Réponds-moi comme si tu lui parlais.

Hippias. — Je lui réponds qu’il me paraît avoir raison.

Socrate. — Un caractère commun à ces deux plaisirs, mais étranger à chacun en particulier, ne saurait être cause de leur beauté ?

Hippias. — Comment veux-tu, Socrate, qu’un caractère étranger à deux objets pris à part soit commun à ces deux objets, si ni l’un ni l’autre ne le possède ?

Socrate. — Tu n’estimes pas que ce soit possible ?

Hippias. — Je ne puis imaginer ni la nature de pareils objets ni ce qu’expriment ces expressions.

Socrate. — Très joliment dit, Hippias[18]. Pour moi, je crois entrevoir quelque chose qui ressemble à ce que tu déclares impossible, mais je ne vois rien clairement.

Hippias. — Il n’y a là nulle apparence, Socrate ; ta vue te trompe très certainement.


Les deux sortes de ressemblances entre les choses.

Socrate. — Mon esprit cependant aperçoit certaines images, mais je ne m’y fie pas, puisqu’elles ne te sont pas visibles, à toi qui as gagné par ta science plus d’argent qu’aucun de tes contemporains, tandis que moi, qui les vois, je n’ai jamais gagné la moindre somme. Mais je me demande si tu parles sérieusement, mon ami, ou si tu ne prends pas plaisir à me tromper, tant ces visions m’apparaissent avec force et en nombre.

Hippias. — Tu as un moyen sûr, Socrate, de savoir si je plaisante ou non : c’est de m’expliquer ce que tu crois voir : l’inanité de ton discours apparaîtra. Car tu ne trouveras jamais une qualité qui soit étrangère à chacun de nous et que nous possédions tous deux.

Socrate. — Que veux-tu dire, Hippias ? Tu as peut-être raison, mais je ne te comprends pas. Quoi qu’il en soit, je vais t’expliquer ma pensée. Il me semble donc qu’une certaine qualité que je n’ai jamais trouvée en moi, que je ne possède pas en ce moment, ni toi non plus, peut se trouver en nous deux ; et que, par contre, ce qui se trouve en nous deux peut n’être pas en chacun de nous.

Hippias. — Tu réponds comme un devin, Socrate, plus encore que tout à l’heure. Réfléchis un peu : si nous sommes justes tous deux, ne le sommes-nous pas l’un et l’autre ? Et de même si nous sommes injustes tous deux, bien portants tous deux, chacun de nous ne l’est-il pas ? Inversement, si chacun de nous est malade, ou blessé, ou frappé, ou atteint d’une manière quelconque, ne le sommes-nous pas tous deux ? Autres exemples : suppose que nous soyons tous les deux d’or, d’argent ou d’ivoire, ou bien, si tu le préfères, que nous soyons nobles, savants, honorés, vieux, jeunes, ou pourvus de n’importe quel autre attribut de la nature humaine, ne s’ensuivrait-il pas de toute nécessité que chacun de nous en fût également pourvu ?

Socrate. — Assurément.

Hippias. — En vérité, Socrate, vous ne voyez jamais les choses d’ensemble, toi et tes interlocuteurs habituels : vous détachez, vous isolez le beau ou toute autre partie du réel, et vous les heurtez pour en vérifier le son. C’est pour cela que les grandes réalités continues des essences vous échappent. En ce moment même, tu commets ce grave oubli, si bien que tu conçois une qualité ou une essence qui peuvent appartenir à un couple sans appartenir à ses éléments, ou inversement aux éléments sans appartenir au couple. Tant est pitoyable l’absence de logique, de méthode, de bon sens et d’intelligence qui vous caractérise[19] !

Socrate. — C’est bien ainsi que nous sommes, Hippias : comme dit le proverbe, on est ce qu’on peut, non ce qu’on veut. Heureusement, tes avertissements ne cessent de nous éclairer. Pour l’instant, veux-tu que je te donne une nouvelle preuve de la sottise qui était la nôtre en attendant tes conseils ? Dois-je te faire connaître nos idées à ce sujet, ou non ?

Hippias. — Je sais d’avance, Socrate, ce que tu vas me dire ; car je connais individuellement tous ceux qui pratiquent la parole. Parle tout de même, si cela te fait plaisir.

Socrate. — Oui, cela me fera plaisir. Nous autres, mon très cher, avant de t’avoir entendu, nous étions assez sots pour croire que de nous deux, toi et moi, chacun est un, et, par conséquent, n’est pas ce que nous sommes tous deux ensemble ; car, ensemble, nous ne sommes pas un, mais deux. Voilà ce qu’imaginait notre sottise. Maintenant, nous apprenons de toi que si, ensemble, nous sommes deux, chacun de nous aussi doit être deux, de toute nécessité, et que si chacun de nous est un, ensemble aussi nous sommes un. Il est impossible en effet, d’après la théorie complète de l’essence exposée par Hippias, qu’il en soit autrement : ce qu’est l’ensemble, les éléments le sont aussi, et ce que sont les éléments, l’ensemble doit l’être. Tu m’as convaincu, Hippias, et je m’arrête. Cependant, un mot encore pour rafraîchir mon souvenir : sommes-nous un, toi et moi, ou chacun de nous est-il deux ?

Hippias. — Que veux-tu dire, Socrate ?

Socrate. — Je veux dire ce que je dis. Je crains de voir trop clairement dans ton langage la preuve que tu m’en veux parce que tu crois avoir dit quelque chose de juste. Cependant, dis-moi : Chacun de nous n’est-il pas un, et cette qualité, d’être un, n’est-elle pas un attribut qui le caractérise ?

Hippias. — Sans doute.

Socrate. — Si chacun de nous est un, il est impair : car tu reconnais sans doute que l’unité est impaire ?

Hippias. — Assurément.

Socrate. — Et notre couple, formé de deux unités, est-il impair ?

Hippias. — C’est impossible, Socrate.

Socrate. — À nous deux, par conséquent, nous sommes un nombre pair. Est-ce exact ?

Hippias. — Très exact.

Socrate. — De ce que notre couple est pair, s’ensuit-il que chacun de nous le soit ?

Hippias. — Non certes.

Socrate. — Il n’est donc pas nécessaire que le couple ait les qualités de l’individu ni l’individu celles du couple, comme tu le prétendais ?

Hippias. — Ce n’est pas nécessaire dans ce cas, mais c’était nécessaire dans ceux que j’ai mentionnés précédemment.

Socrate. — Il suffit, Hippias : contentons-nous de constater que le cas présent est tel que je le dis, et les autres, non. Je disais en effet, s’il te souvient du point d’où nous sommes partis, que, dans le plaisir produit par la vue et par l’ouïe, la beauté ne vient pas d’un caractère particulier à chacune de ces formes de plaisir quoique étranger à l’ensemble du groupe, ni d’un caractère qui serait celui du groupe sans être celui de chacune des parties, mais qu’il fallait que ce caractère appartînt à la fois à l’ensemble et aux parties, puisque tu convenais que la beauté se trouvait à la fois dans chacune des deux formes et dans toutes les deux ensemble. De là je concluais que, si toutes les deux ont de la beauté, c’est par l’effet d’une essence qui leur appartient à l’une et à l’autre, et non d’une essence qui manquerait à l’une d’elles. Je persiste dans mon opinion. Réponds-moi donc encore une fois : Si les plaisirs de la vue et de l’ouïe sont beaux, considérés ensemble et séparément, n’est-il pas vrai que ce qui fait leur beauté se trouve à la fois chez tous les deux ensemble et chez chacun ?

Hippias. — Certainement.

Socrate. — Est-ce le fait que chacun d’eux est un plaisir et que tous deux en sont également, qui est cause de leur beauté ? Ou n’est-il pas vrai que la même cause alors devrait rendre beaux tous les autres plaisirs, puisque ces derniers, selon nous, ne sont pas moins des plaisirs que les premiers ?

Hippias. — Je m’en souviens.

Socrate. — Mais nous avons déclaré que c’est en tant que produits par la vue et par l’ouïe que ces plaisirs ont de la beauté.

Hippias. — Oui, c’est ce que nous avons dit.

Socrate. — Vois donc si mon raisonnement est juste. Nous disions, si je ne me trompe, que le beau, c’était ce plaisir, non pas toute espèce de plaisir, mais celui qui vient de l’ouïe et de la vue.

Hippias. — En effet.

Socrate. — Mais venir de l’ouïe et de la vue est un caractère qui appartient au couple, non à chaque élément pris à part, car chacun d’eux n’est pas formé du couple, comme nous l’avons vu tout à l’heure, mais c’est le couple qui est formé des parties ; est-ce vrai ?

Hippias. — Très vrai.

Socrate. — Ce qui fait la beauté de chacun ne peut être ce qui n’appartient pas à chacun : la qualité d’être un couple, en effet, n’appartient pas à chacun. De sorte que le couple en lui-même peut être appelé beau dans notre hypothèse, mais non chaque élément pris à part. Qu’en penses-tu ? La conséquence n’est-elle pas rigoureuse ?

Hippias. — Il semble bien qu’elle le soit.

Socrate. — Dirons-nous donc que c’est le couple qui est beau, et que chacune des parties ne l’est pas ?

Hippias. — Quelle objection vois-tu à cela ?

Socrate. — L’objection que j’aperçois, c’est que, dans tous les exemples que tu as énumérés de certaines qualités s’appliquant à certains objets, nous avons toujours vu les qualités de l’ensemble s’appliquer aux parties et celles des parties s’appliquer à l’ensemble. Est-ce vrai ?

Hippias. — Oui.

Socrate. — Or dans mes exemples, rien de pareil ; et il y avait parmi eux le couple et l’unité. Ai-je raison ?

Hippias. — C’est exact.

Socrate. — À quelle catégorie appartient donc la beauté, Hippias ? À celle dont tu as parlé ? Si je suis fort et toi aussi, disais-tu, nous le sommes tous les deux ; si toi et moi nous sommes justes, nous le sommes tous les deux, et si nous le sommes tous les deux, chacun de nous l’est aussi ; de même, si toi et moi nous sommes beaux, nous le sommes tous deux, et si nous le sommes tous deux, chacun de nous l’est également. Mais ne pourrait-il se faire qu’il en fût de la beauté comme des nombres, quand nous disions que, le couple étant pair, les éléments peuvent être soit pairs soit impairs ; qu’inversement, les éléments étant fractionnaires, l’ensemble peut être ou fractionnaire ou entier, et ainsi de suite dans une foule de cas qui se présentaient, disais-je, à ma pensée. Dans lequel de ces deux groupes rangerons-nous la beauté ? Je ne sais si tu partages mon avis, mais il me semblerait tout à fait absurde de dire que nous sommes beaux tous deux, mais que l’un de nous ne l’est pas, ou que chacun de nous est beau, mais que nous ne le sommes pas tous deux, et autres choses du même genre. Quelle est ton opinion ? La mienne, ou l’autre ?

Hippias. — La tienne, Socrate.

Socrate. — Tant mieux, car cela nous permet de ne pas pousser plus loin notre recherche. Si la beauté, en effet, appartient à la catégorie que nous disons, le plaisir de la vue et de l’ouïe ne saurait être le beau. Car si ce plaisir confère la beauté aux perceptions de la vue et de l’ouïe, c’est à celles-ci en bloc qu’il la donne, non à chacune de ces deux sortes de perceptions en particulier. Or, tu viens de reconnaître avec moi que cette conséquence est inadmissible.

Hippias. — Nous en sommes convenus en effet.

Socrate. — Le plaisir causé par l’ouïe et par la vue ne peut donc être le beau, puisque cette hypothèse implique une impossibilité.

Hippias. — C’est vrai.


Dernière difficulté.

Socrate. — « Allons, dira notre homme, reprenez les choses au commencement, puisque vous avez fait fausse route. Qu’est-ce que cette beauté commune aux deux sortes de plaisirs et qui vous fait appeler beaux ces plaisirs-là de préférence aux autres ? » — Nous n’avons, je crois, Hippias, qu’à répondre ceci : que ces plaisirs, considérés ensemble ou séparément, sont les plus innocents et les meilleurs de tous. Vois-tu quelque autre caractère par où ils l’emportent sur le reste des plaisirs ?

Hippias. — Non : ils sont vraiment les meilleurs de tous.

Socrate. — « Ainsi, dira-t-il, selon vous, le beau, c’est l’agréable avantageux. » Je répondrai que je le crois. Et toi, qu’en penses-tu ?

Hippias. — C’est aussi ma pensée.

Socrate. — « L’avantageux, dira-t-il encore, c’est ce qui produit un bien. Or le producteur et le produit sont choses différentes, ainsi que nous l’avons vu tout à l’heure : notre entretien revient donc sur ses pas ? Le bien ne peut être beau ni le beau être un bien, si le beau et le bien sont deux choses distinctes. » — À cela, Hippias, si nous sommes sages, nous donnerons notre complet assentiment ; car il n’est pas permis de refuser son adhésion à la vérité.

Hippias. — Mais réellement, Socrate, que penses-tu de toute cette discussion ? Je répète ce que je te disais tout à l’heure : ce sont là des épluchures et des rognures de discours mis en miettes. Ce qui est beau, ce qui est précieux, c’est de savoir, avec art et beauté, produire devant les tribunaux, devant le Conseil, devant toute magistrature à qui l’on a affaire, un discours capable de persuasion, et d’emporter en se retirant non un prix médiocre, mais le plus grand de tous, son propre salut, celui de sa fortune et de ses amis. Voilà l’objet qui mérite notre application, au lieu de ces menues chicanes que tu devrais abandonner, si tu ne veux pas être traité d’imbécile pour ta persévérance dans le bavardage et les balivernes.


Épilogue.

Socrate. — Mon cher Hippias, tu es un homme heureux. Tu sais les occupations qui conviennent à un homme, et tu les pratiques excellemment, dis-tu. Pour moi, victime de je ne sais quelle malédiction divine, semble-t-il, j’erre çà et là dans une perpétuelle incertitude, et quand je vous rends témoins, vous les savants, de mes perplexités, je n’ai pas plus tôt fini de vous les exposer que vos discours me couvrent d’insultes. Vous dites, comme tu viens de le faire, que les questions dont je m’occupe sont absurdes, mesquines, sans intérêt. Et quand, éclairé par vos conseils, je dis comme vous que ce qu’un homme peut faire de mieux, c’est de se mettre en état de porter devant des juges ou dans toute autre assemblée un discours bien fait et d’en tirer un résultat utile, alors je me vois en butte aux pires injures de la part de ceux qui m’entourent et en particulier de cet homme qui ne cesse de disputer avec moi et de me réfuter[20]. C’est un homme, en effet, qui est mon plus proche parent et qui habite ma maison. Dès que je rentre chez moi et qu’il m’entend parler de la sorte, il me demande si je n’ai pas honte de disserter sur la beauté des différentes manières de vivre, moi qui me laisse si manifestement convaincre d’ignorance sur la nature de cette beauté dont je disserte. Et cet homme me dit : « Comment pourras-tu juger si un discours est bien ou mal fait, et de même pour le reste, lorsque tu ignores en quoi consiste la beauté ? Crois-tu que la vie, dans cet état d’ignorance, vaille mieux que la mort ? » Il m’est arrivé, je le répète, de recevoir à la fois vos insultes et les siennes ; mais peut-être est-il nécessaire que j’endure ces reproches : il n’y aurait rien de surprenant en effet à ce qu’ils me fussent utiles. En tout cas, Hippias, il est un profit que je crois avoir tiré de mon entretien avec vous deux : c’est de mieux comprendre le proverbe qui dit que « le beau est difficile ».





  1. D’après Platon (Théétète, 151 b), Socrate renvoyait volontiers à « son ami » Prodicos les jeunes gens mieux doués pour la morale pratique que pour la véritable science. Prodicos était surtout célèbre pour ses distinctions subtiles entre mots synonymes, et Platon y fait plus d’une fois allusion.
  2. Anaxagore, né à Clazomènes en Asie-Mineure, vint à Athènes vers 460 et y passa, dit-on, une trentaine d’années, dans la société de Périclès et des hommes intelligents qui se groupaient autour de lui. Son livre Sur la Nature l’y fit accuser d’impiété et il finit sa vie à Lampsaque peu de temps après. La doctrine d’Anaxagore était essentiellement déterministe, et c’est ce que Socrate lui-même lui reproche dans le Phédon (97 b) : Socrate au contraire est finaliste.
  3. Les sages ou les habiles sont les hommes qui croient avec Socrate à l’identité foncière de l’utile et du bien (au sens moral). Mais, en fait, le mot bien, en grec, désigne plutôt l’utile que le bien moral, lequel est d’ordinaire appelé le beau dans la langue courante.
  4. On sait que l’Élide était renommée en Grèce pour l’élevage des chevaux.
  5. Le conge (χόος ou χοῦς) était une mesure d’environ trois litres. La fabrication des beaux vases d’argile était une spécialité d’Athènes et un des éléments essentiels de son exportation. Xénophon, dans son opuscule Sur les Revenus, mentionne expressément ce commerce comme une ressource à développer encore.
  6. Héraclite d’Éphèse (né vers 540).
  7. Il s’agit de la célèbre statue « chryséléphantine » qui était dans le Parthénon, — et qu’il ne faut pas confondre avec la « Promachos », qui était en dehors du temple.
  8. Il y a ici, en grec, dans la triple négation d’Hippias, des allitérations qui sont une parodie de son style et que le français ne peut rendre que d’une manière approximative. Ces allitérations avaient été mises à la mode par Gorgias.
  9. Le mot « dithyrambe » tourne en ridicule l’emphase de la réponse.
  10. Le mot grec traduit par malséant (δύσφημον) implique l’idée d’une sorte d’impiété.
  11. La suspension de la phrase n’est pas indiquée par les manuscrits. Il y a quelque doute sur la manière de lire cette ligne et les deux suivantes.
  12. Il faut noter que le grec dit couramment καλός (πρός τι) là où nous disons bon (pour quelque chose) ; καλός, ἀγαθός s’emploient presque indifféremment l’un pour l’autre en ce sens.
  13. Platon distingue entre χρτήσιμον, ce qui sert à une fin (bonne ou mauvaise) et ὠφέλιμον, ce qui procure un avantage. Cette distinction est souvent négligée dans l’usage courant de la langue. En français, la distinction entre efficace et avantageux est assez nette, mais utile se prend souvent dans les deux sens.
  14. Cette discussion très subtile est, à vrai dire, surtout verbale, dans la pensée même de Socrate, puisqu’elle va aboutir à une conséquence qui sera rejetée. En fait, l’usage courant de la langue appelle souvent le même objet beau ou bon en donnant à ces deux mots presque la même valeur. La nuance, toute subjective, est très légère. Et Socrate, au fond, est du même avis que l’usage.
  15. On sait que ce juron était familier à Socrate. L’emploi qui en est fait ici souligne la vivacité du sentiment de Socrate à l’idée que le juge intérieur dont il va parler est un arbitre auquel il n’échappera pas.
  16. Cf. p. 298 a.
  17. Ils ne sont pas en effet produits par la vue.
  18. Le compliment ironique de Socrate s’applique à un rapprochement de mots (λέξεως λόγων) que le français ne peut reproduire qu’imparfaitement.
  19. Le grec présente dans cette phrase quatre adverbes de suite, à terminaison semblable ; Hippias aimait ces rimes, comme Gorgias. Tout ce couplet, où Hippias fait de haut la leçon à Socrate, est une imitation de son style grandiloquent.
  20. Cf. p. 298 b.