Euthydème (trad. Méridier)/Notice

Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome V, 1re  partiep. 109-143).

NOTICE


Analyse de l’ouvrage.

L’Euthydème s’ouvre par une conversation entre Criton et Socrate (271 a-272 d). La veille, au Lycée, Criton s’est trouvé présent à un entretien de Socrate avec deux étrangers, mais la foule des auditeurs ne lui a pas permis d’entendre. Quels étaient ces deux inconnus ? Sur quoi a porté la discussion ? En réponse, Socrate indique à Criton tout ce qu’il sait lui-même d’Euthydème et de Dionysodore, puis il rapporte l’entretien.

Ce long récit (272 d-304 b) est la partie capitale de l’ouvrage. D’abord (272 d-275 c) Socrate raconte comment, se trouvant au Lycée, et sur le point de partir, il a été entouré par les deux sophistes suivis de leurs disciples, et par Clinias accompagné de ses adorateurs. Euthydème et Dionysodore se disent capables d’inculquer la vertu mieux et plus rapidement que tout autre. Émerveillé, mais encore incrédule, Socrate les invite à faire la preuve de ce savoir. Il leur désigne Clinias, à qui ses amis s’intéressent particulièrement : qu’ils lui persuadent d’aimer la science et de cultiver la vertu !

Un premier entretien d’Euthydème et Dionysodore avec Clinias (275 c-277 c) ne donne aucun résultat, sinon de réduire le jeune homme au silence par des raisonnements contradictoires. Socrate intervient alors. Il essaie de rassurer Clinias en lui expliquant qu’il ne s’agit là que d’une sorte de prélude à l’initiation. Et, se tournant vers les sophistes, il renouvelle sa demande. Mais il va, cette fois, leur indiquer lui-même comment il conçoit cette exhortation à la vertu (277 c-278 e).

C’est donc lui qui se substitue aux deux sophistes. Interrogeant à son tour Clinias, il l’amène à reconnaître que tous les hommes désirent être heureux, donc avoir beaucoup de biens (matériels : richesse, beauté, naissance, crédit, honneurs, et moraux : tempérance, justice, courage). Il faut y ajouter la sagesse. Y joindre l’εὐτυχία, c’est-à-dire la réussite, le don de toucher le but, est inutile, car cette qualité est impliquée dans la σοφία. Mais les biens ne sont tels que si l’on sait en faire usage ; unis à l’ignorance, ils sont pires que les maux. Pour acquérir du prix, ils doivent être dirigés par la science (ἐπιστήμη), qui procure à la fois la réussite (εὐτυχία) et le bon emploi des choses (εὐπραγία). Bref, le seul bien véritable est la raison (φρόνησις) et la sagesse ou savoir (σοφία). Il faut donc s’efforcer d’être aussi sage que possible. Or la sagesse s’enseigne ; d’où la nécessité de rechercher la sagesse (φιλοσοφεῖν).

Arrivé à cette conclusion, Socrate s’arrête pour laisser la place aux sophistes. Il les prie de faire un exposé sur le même sujet, ou, partant des résultats acquis, de poursuivre la recherche en montrant quelle science on doit acquérir pour être heureux (278 e-282 e).

Les sophistes rentrent alors en scène. Cette fois la discussion est beaucoup plus longue. Clinias n’y paraît plus : elle met aux prises Euthydème et Dionysodore, qui parlent tour à tour, avec Socrate et un amant de Clinias, le jeune Ctésippe. Elle ne donne d’ailleurs pas plus de résultat que la première, les deux sophistes usant du même système, qui consiste, quelle que soit la réponse de l’adversaire, à lui prouver qu’il a tort. Mais Clinias s’était borné à répondre : Ctésippe proteste et se fâche. Socrate intervient pour le calmer, et la discussion recommence entre Dionysodore et Ctésippe. Nouvelle intervention de Socrate : si Dionysodore a raison, l’enseignement des deux sophistes se trouve par là même sans objet. Dionysodore lui reproche de bavarder hors de la question, mais Socrate, se fondant sur les raisonnements mêmes de l’adversaire, revient à sa conclusion. Ctésippe s’emporte contre les sophistes, et de nouveau Socrate l’apaise : Euthydème et Dionysodore, dit-il, continuent à plaisanter. Il les engage à parler sérieusement, et lui-même, pour les y décider, va reprendre son entretien avec Clinias au point où il l’avait laissé (283 a-288 d).

Second entretien de Socrate et de Clinias. Le premier avait abouti à cette conclusion qu’il faut rechercher la sagesse (ou le savoir) : φιλοσοφητέον. Or, la φιλοσοφία est l’acquisition d’une science. D’après ce qui a été dit, la science doit être utile, donc capable à la fois de produire (ποιεῖν) et d’utiliser ce qu’elle produit. Différents arts sont passés en revue, mais aucun ne répond aux conditions demandées. Par exemple, l’art de fabriquer des lyres (λυροποιική) est distinct de l’art de s’en servir ; de même l’art de faire des discours. S’arrêtera-t-on à celui du général (ἡ στρατηγική τέχνη) ? Mais Clinias observe que cet art, qui rentre dans celui de la chasse (θηρευτική), ne satisfait pas non plus aux conditions requises. Le général qui a pris une ville ou une armée la remet aux hommes d’État, pour qu’ils tirent parti de sa capture : il ne sait lui-même utiliser ce qu’il a produit.

Ici le récit de Socrate est interrompu par Criton. Est-ce bien Clinias qui a développé de pareilles considérations ? En ce cas, il fait preuve d’une maturité d’esprit qui rend inutile la tâche de ses éducateurs.

Socrate avoue que l’enquête n’a pas abouti. Clinias et lui ont cru découvrir l’art qu’ils cherchaient dans la politique ou art royal (βασιλικὴ τέχνη). Mais cet art, que produit-il ? Ce doit être un bien, s’il est utile ; comme on l’a vu, ce bien ne peut être qu’une science, et cette science doit rendre les hommes sages et bons. Mais quelle est-elle ? En quoi rendra-t-elle les hommes bons et utiles ? Dans sa détresse, Socrate invoque les deux étrangers et les appelle à l’aide (288 d-203 a).

Troisième entrée en scène des sophistes. Une nouvelle discussion s’engage, plus étendue encore que la seconde. Euthydème et Dionysodore la conduisent à tour de rôle contre Socrate et Ctésippe. Elle n’aboutit pas plus que les précédentes. Les sophistes déploient leur virtuosité, mais Ctésippe et Socrate, passant à l’attaque, empruntent à leurs adversaires leurs propres procédés pour les battre (293 a-303 a).

Socrate prend alors la parole pour dégager du débat une conclusion d’ensemble. La méthode de discussion employée par les deux sophistes ne peut avoir de valeur que pour eux et leurs disciples ; ils se réfutent eux-mêmes, et le premier venu peut en quelques instants s’approprier leur science, comme l’a prouvé l’exemple de Ctésippe. Qu’ils se bornent donc à discuter entre eux et avec leurs élèves ! (303 b-304 b).

Le récit est terminé. Un entretien de Socrate avec Criton y fait suite. Socrate a manifesté au début (272 b et suiv.) l’intention de se mettre à l’école des deux sophistes, et il a engagé Criton à suivre son exemple. À la fin de la discussion, il a prié lui-même Euthydème et Dionysodore de l’admettre parmi leurs disciples (304 b). Il revient encore à la charge auprès de Criton. Mais celui-ci se montre peu disposé à accepter l’invitation. Au sortir de l’entretien de Socrate avec les sophistes, il a rencontré un auditeur qui lui a manifesté son mépris pour ces sortes de disputes et pour ceux qui s’y prêtent. Criton désirerait pousser à la philosophie son fils Critobule, mais les éducateurs qui l’enseignent lui semblent extravagants. Socrate lui conseille de considérer dans la philosophie, non les individus qui s’y adonnent, mais l’objet même de leur recherche (304 b-307 c).


Valeur dramatique de l’Euthydème. Les personnages.

L’Euthydème est une comédie, une des plus spirituelles et des plus mordantes qu’ait composées Platon. Et c’est sa valeur dramatique qu’il convient d’abord de mettre en lumière. Chacun des personnages y a sa physionomie propre, dessinée avec autant de vie que de finesse.


Criton.

Criton, le vieil ami de Socrate, du même dème et du même âge que le philosophe, est un digne bourgeois, grave et scrupuleux, consciencieusement appliqué à ses obligations. Il possède des domaines : sa principale occupation est de les faire valoir (291 e) et de s’adonner aux affaires (304 c). Mais il a, malgré son état et son âge, le goût des entretiens philosophiques (304 c), et il est toujours prêt à s’instruire. Surtout, il songe à l’éducation de ses fils. Il sent bien qu’il ne s’est pas acquitté de tous ses devoirs envers eux en leur donnant pour mère une femme de bonne famille, et en travaillant à leur fortune : il doit encore en faire des hommes, et tous ses entretiens avec Socrate le confirment dans cette idée (306 d et suiv.). Il serait donc enclin à suivre ses avis, en dirigeant vers la philosophie son fils Critobule, qui est en âge d’aborder cette étude. Mais si la philosophie lui paraît être une belle chose, il fait peu de cas des éducateurs qui prétendent l’enseigner, et il confie ses perplexités à Socrate. Car Socrate est son guide : c’est à lui qu’il s’en remet, pour les choses de l’esprit, avec une confiance entière qu’on sent faite d’affection et de respect. Docile à ses conseils, il se déclare prêt à devenir, bien qu’il ait passé l’âge, son condisciple à l’école des sophistes. Il est pourtant choqué de voir Socrate condescendre à discuter avec d’aussi pauvres esprits qu’Euthydème et Dionysodore ; comme l’auditeur dont il rapporte les propos, il blâme une telle complaisance. Ce reproche n’est qu’un effet de l’estime exceptionnelle qu’il a pour son ami. Et lui-même il s’en excuse d’avance : n’y a-t-il pas quelque ridicule à vouloir faire la leçon à Socrate (304 d) ?


Clinias.

Clinias est un de ces jeunes aristocrates athéniens que l’on rencontre souvent parmi les auditeurs du philosophe. Fils d’Axiochos (271 b, 270 a), il est cousin d’Alcibiade, dont un frère, appelé aussi Clinias, se trouve mentionné dans le Protagoras (320 a). Platon le représente ici comme un tout jeune homme, un adolescent (μειράκιον, 271 b etc. ; νεανίσκος, 275 a), qui traîne à sa suite un nombreux cortège d’admirateurs (273 a). Il est un des familiers de Socrate, car, en l’apercevant, il vient avec empressement s’asseoir à sa droite (273 b). Et Socrate exprime l’affectueuse sollicitude dont ce charmant adolescent est entouré par ses amis, qui désirent le voir devenir un homme accompli (275 a).

En dépit de son âge, il a déjà quelque habitude de la discussion et de la méthode dialectique (275 a). Pourtant, sa timidité est extrême : dès la première question d’Euthydème, il perd contenance (275 a). En revanche, quand il est encouragé par Socrate, avec le secours de ce guide bienveillant dont la parole éclaire un à un tous les problèmes soulevés, sans chercher à déconcerter son inexpérience, il fait preuve de justesse d’esprit. À coup sûr, il est encore jeune et naïf, comme l’observe son interlocuteur ; il s’étonne d’entendre dire à Socrate que la σοφία implique l’εὐτυχία et en est une forme (279 d). Mais il n’hésite pas à affirmer que la σοφία peut s’enseigner, et Socrate le félicite d’être si bien entré dans sa doctrine (282 c). Dans le second entretien, il a déjà réalisé des progrès surprenants. Il ne se borne plus à acquiescer ; il prend délibérément parti ; il invoque l’expérience pour soutenir que les faiseurs de discours sont incapables d’utiliser leurs propres productions (289 d). Bien plus, il n’hésite pas à se prononcer contre le Maître. À Socrate exprimant l’opinion que l’art du général est capable plus que tout autre d’assurer le bonheur, il oppose, avec une singulière assurance, une démonstration devant laquelle Socrate éprouve une surprise mêlée d’admiration, et qui arrache à Criton un cri d’émerveillement. Se peut-il qu’un si jeune homme ait tenu de pareils propos ? Il faut admettre en ce cas que la méthode socratique, employée comme moyen d’éducation, réalise des miracles. Mais Criton reste incrédule, et il laisse entendre que l’être « supérieur » par qui a été tenu ce langage n’est autre que Socrate lui-même (291 a).


Ctésippe.

Moins séduisant que Clinias, Ctésippe fait avec lui un contraste marqué. On le retrouve dans le Lysis, où il est donné comme originaire du dème de Paeania (203 a ; cf. Euthyd., 273 a) et cousin de Ménexène (206 d). Mais il joue dans le Lysis un rôle beaucoup plus effacé que dans l’Euthydème. Il est nommé ici νεανίσκος (273 a), et il faut se le représenter, lui aussi, comme un très jeune homme, toutefois un peu plus âgé probablement que Clinias. L’auteur fait son portrait en deux mots : « une excellente nature, malgré une violence emportée qui est un effet de la jeunesse » (273 a). Amant de Clinias, il tranche sur ses autres adorateurs par la fougue du sentiment. Au début de l’entretien, il s’est trouvé éloigné de Clinias, dont la vue lui est masquée par Euthydème. Il change de place pour s’asseoir en face du groupe qui entoure le bien-aimé (274 c). Quand Dionysodore déclare que vouloir transformer Clinias d’ignorant en savant revient à désirer sa mort, Ctésippe éclate avec indignation contre un pareil sacrilège (283 e). Le désir de briller aux yeux de Clinias surexcite son esprit au cours de la discussion, et, lorsqu’il réussit à prendre Dionysodore au piège de sa dialectique, tout fier d’avoir remporté un pareil succès devant son bien-aimé, il en paraît « dix fois plus grand » (300 d).

Mais Ctésippe ne songe pas seulement à ses intérêts amoureux ; il aime la discussion pour elle-même (φιλήκοος, 274 c), il s’y jette avec ardeur, et y déploie l’insolence batailleuse qui le caractérise. Il n’intervient pas dans le premier entretien des sophistes avec Clinias, mais plus loin le sophisme de Dionysodore relatif à son bien-aimé lui arrache, on l’a vu, une protestation indignée. Dès lors il part en guerre contre les étrangers, et particulièrement Dionysodore. Inhabile, au début, à découvrir le point faible dans les raisonnements de l’adversaire, et trop courroucé pour garder son sang-froid, il riposte par des sarcasmes insultants. Il faut que Socrate s’interpose pour l’apaiser. Il se radoucit aussitôt ; il a pour Dionysodore des paroles conciliantes. Mais quelques instants après, dans un débat qui met aux prises Socrate et les sophistes, il ne peut se retenir d’éclater encore ; il accuse Euthydème et Dionysodore de battre la campagne.

Quand les sophistes, appelés à l’aide par Socrate, engagent la troisième discussion, Ctésippe, qui commence à voir clair dans leur jeu, se met à les attaquer sur leur propre terrain. Comme ils prétendent tout savoir, il les accable impitoyablement des questions les plus incongrues. Il ne fait encore, à vrai dire, que reprendre et pousser à bout les objections de Socrate. Mais un peu plus loin il se sent assez fort pour prendre l’offensive, et retourner contre ses adversaires leurs propres raisonnements, afin d’en dégager l’absurdité. Se sentant maître de la situation, il ne se fâche plus et se borne à rire, quitte à lâcher parfois une insolence. Il ne proteste plus contre les sophismes : il leur tient tête, en en prenant hardiment le contre-pied, ou en inventant des arguties à l’exemple de l’adversaire. Enfin il réussit à faire tomber Dionysodore dans une réponse imprudente. C’en est fait : l’adversaire est à terre, et Ctésippe pousse un cri de triomphe. Socrate lui-même le remarque : à l’école des sophistes, il a appris le secret de les vaincre. Désormais Ctésippe n’intervient plus, sinon tout à fait à la fin du débat, pour saluer d’un bravo ! ironique l’inepte subtilité de Dionysodore, et annoncer aussitôt après que, devant ces jouteurs « invincibles », il ne lui reste qu’à quitter la place.


Euthydème et Dionysodore.

Les deux sophistes offrent, dans l’ensemble, le même caractère. Pratiquant le même art, ils se complaisent aux mêmes arguties, avec une assurance tranchante et un sentiment de leur supériorité qui les rendent ridicules l’un et l’autre. Chacun d’eux garde néanmoins sa physionomie propre. Euthydème, qui donne son nom au dialogue, est plus jeune que son frère (283 a). C’est pourtant lui qui a le principal rôle. Socrate lui-même le fait ressortir quand il le compare à l’hydre, et Dionysodore au crabe de la légende (297 c). C’est Euthydème qui se charge d’annoncer que son frère et lui ont délaissé les arts dont ils faisaient autrefois profession, pour enseigner la vertu mieux que personne. C’est lui qui ouvre le premier entretien avec Clinias. Quand Socrate, à la fin de son second dialogue avec le jeune homme, appelle les sophistes à l’aide, c’est Euthydème qui prend la parole « sur un ton plein de superbe ». Plus fin ou moins imprudent que son frère, il conserve dans le débat une tenue dédaigneuse et garde son sang-froid. Il lui arrive sans doute, reprenant un reproche de Dionysodore (287 b), de traiter Socrate de radoteur et de s’impatienter de ses distinctions (295 b et suiv.). Mais il ne se laisse pas emporter par la discussion, et il blâme son frère de gâter le raisonnement par une maladresse dont il fait voir aussitôt la conséquence (297 a).

Dionysodore est comme la caricature d’Euthydème. Il est toujours prêt à renchérir sur les subtilités de son frère, et à charger l’interlocuteur. Dans le premier entretien avec Clinias, il s’empresse de donner la réplique à Euthydème, en s’emparant aussitôt de la thèse opposée pour mieux abasourdir le jeune homme. Pris à partie par Ctésippe, il se plaint d’être injurié ; il se fâche à son tour. La passion et le désir de confondre à tout prix l’adversaire l’entraînent à des écarts de raisonnement qui lui attirent, avec une dure observation de son frère, l’humiliation de se voir battu par Ctésippe, pourtant un novice. Quelques-uns des sophismes les plus absurdes, notamment celui qui termine l’entretien, ont été mis dans sa bouche par l’auteur du dialogue. Dionysodore fait l’effet d’une sorte de mécanique, qui exécute avec un automatisme devenu presque instinctif certains mouvements, sans l’intelligence qui serait nécessaire pour en arrêter ou en modifier le jeu suivant les circonstances.


Socrate.

Au-dessus de ses jeunes amis, et au-dessus des deux sophistes, Socrate domine tout le dialogue. On retrouve en lui dans l’Euthydème ses qualités habituelles de raison lucide, souple et ferme, de sérénité souriante et de malicieuse bonhomie. Il veille avec sollicitude sur Clinias, l’encourage à répondre quand il le voit embarrassé, et s’empresse de le rassurer pour l’empêcher de perdre entièrement contenance. Il le guide patiemment dans leur commune enquête, lui montre le chemin parcouru, lui signale les difficultés, et le félicite quand il a obtenu de lui une réponse judicieuse et personnelle. Entre Ctésippe et Dionysodore il joue le rôle de conciliateur, et, en plaisantant le jeune homme tandis qu’il s’offre lui-même comme sujet d’expérience, il le ramène au calme. Feignant d’admettre comme prouvées les connaissances dont se targuent les deux sophistes, il professe pour eux une admiration sans bornes. Il se dit émerveillé de leur savoir encyclopédique, et désireux de suivre leurs leçons, surtout quand il apprend qu’ils se flattent d’enseigner la vertu avec une telle supériorité sur tous les maîtres. Il ne tarit pas d’éloges en entendant cette déclaration. Il invoque comme des divinités Euthydème et Dionysodore au début de l’entretien : plus loin, arrêté dans sa recherche, il implore leur assistance comme celle des Dioscures. Quand ils ont étourdi Clinias de leurs sophismes, il affecte devant une pareille habileté une stupeur profonde ; il se sent rempli de trouble à une question de Dionysodore, et reste frappé d’effroi devant son argumentation. Modestement il s’excuse de prêter à rire en essayant, lui profane, de montrer la voie à des maîtres, par un entretien pénible et diffus. Comme un beau joueur qui rend des points à l’adversaire, il feint de ne voir, dans le dialogue des sophistes avec Clinias, puis dans leur discussion avec Ctésippe, qu’un badinage préliminaire.

Mais l’urbanité du ton et la railleuse hyperbole des éloges ne l’empêchent pas de marquer nettement les défauts et la vanité de la méthode employée par les sophistes. Aucune de ces faiblesses n’échappe à sa clairvoyance ; il les signale au fur et à mesure, suivant une sorte de crescendo qui aboutit au jugement de la fin, résumé et conclusion de tout le débat (303 c-304 b). Quand on les isole de leur enveloppe, ces critiques frappent par leur rigueur impitoyable : de toute la virtuosité des deux sophistes on s’aperçoit qu’il ne reste rien. Qu’on relise la condamnation finale : elle a beau multiplier les expressions les plus flatteuses ; ces formules d’admiration ne servent qu’à relever d’une cinglante ironie la dureté de la sentence. Il y a là comme une âpreté vengeresse qui surprendrait dans la bouche de Socrate, si nous ne savions qu’il n’est ici que le porte-parole de Platon[1]. Il peut bien terminer son discours en renouvelant aux sophistes sa prière d’être admis parmi leurs disciples : on sait maintenant comme il les juge, et ce que cette faveur vaudrait à ses yeux.


Les différents tons et les attitudes.

C’est cette personnalité des divers interlocuteurs qui donne à l’Euthydème tant de vie et de valeur dramatique. Elle apparaît dans le langage même que l’auteur leur prête, et où se reflètent, avec la finesse la plus expressive, leur tour d’esprit et leur tempérament. Chacun d’eux a sa façon de raisonner et son style propre. Mais nous ne les entendons pas seulement parler : nous voyons leurs attitudes et leurs gestes, notés avec une sûreté et un sens de l’effet qui révèlent chez Platon le don de la scène. L’auteur évoque exactement le décor : le gymnase du Lycée, le vestiaire où Socrate est assis seul, puis le promenoir couvert où vont et viennent les deux sophistes. Après l’arrivée d’Euthydème et de Dionysodore, suivis de leurs disciples, c’est l’entrée de Clinias avec ses admirateurs, le brouhaha des assistants qui prennent place. Les deux sophistes, qui causent ensemble, s’arrêtent en voyant Clinias s’asseoir auprès de Socrate, et jettent sur eux des coups d’œil répétés (273 b). À l’éloge dont Socrate les salue, ils répondent en échangeant un regard de mépris et en se mettant à rire, tous deux ensemble, comme si un même mécanisme réglait leurs mouvements (273 d). Un instant après, ils répondent en chœur à une question de Socrate (274 a). Comme il s’excuse de leur proposer le thème à traiter, Euthydème, qui n’est jamais pris au dépourvu, accepte avec bravoure et assurance (275 b). On le verra plus loin, appelé à l’aide par Socrate, entamer sans hésitation, sur un ton solennel, un interrogatoire qui, pas plus que les précédents, ne touchera au sujet (293 a). Les mines de Dionysodore ont été marquées par Platon avec un soin particulier : c’est en effet le personnage grotesque du dialogue. Quand son frère commence à interroger Clinias, il se penche à l’oreille de Socrate, avec un large sourire sur le visage, pour l’avertir que l’interlocuteur sera confondu, quoi qu’il fasse (275 e). La même mimique reparaît plus loin : un chuchotement de Dionysodore annonce à Socrate un nouveau tour d’Euthydème. Devant ce sourire et cette satisfaction, on croit déjà voir et entendre le bon père des Provinciales, faisant admirer l’inépuisable ingéniosité des casuistes. Malgré son âge, Dionysodore se met pourtant à rougir, comme un écolier pris en faute (297 a), lorsque son frère le réprimande sur sa maladresse. Mais il a recouvré son assurance quand, s’apprêtant à réfuter Socrate, il fait une pause par pure feinte, comme s’il s’absorbait dans la contemplation de quelque problème (302 b). Pour donner une idée de la rapidité étourdissante avec laquelle les deux frères multiplient leurs sophismes, Platon les compare à des joueurs qui se renvoient la balle (277 b).

Clinias a la tenue qui convient à son âge et à sa timidité. À la première question d’Euthydème, il rougit, pris de court, et tourne les yeux vers Socrate (275 d). Mais il se met à rire, à la suite de Ctésippe, devant le triomphe de son adorateur (300 d). La véhémence de Ctésippe se manifeste à tout instant dans ses attitudes. Au début de l’entretien, il saute sur ses pieds, pour venir s’installer en face de son bien-aimé. On a vu comment son indignation éclate contre Dionysodore et les injures qu’il lui jette à la face (284 e). Plus loin, il accusera les sophistes de divaguer (288 b). Il se met à rire (288 e) en déclarant qu’il bat son chien, faute de pouvoir frapper les sophistes et leur père, et quand, redoublant d’efforts, il a fini par abattre l’adversaire, il célèbre son triomphe, suivant sa coutume, par de grands éclats de rire (300 d).

L’Euthydème est une comédie, avec son décor et ses acteurs. Elle a même un chœur : les disciples des deux sophistes qui, assistant à l’entretien, accueillent chaque victoire de leurs maîtres par des manifestations d’enthousiasme. Après la première partie du dialogue entre Clinias et les sophistes, ils font entendre leurs rires et leurs acclamations (276 b), comme un chœur au signal de l’instructeur. Ils recommencent un instant après (276 d). Le ridicule sophisme de Dionysodore qui termine l’entretien est accueilli par des rires, des applaudissements et des cris de joie tels que les admirateurs des sophistes en perdent presque le souffle (303 b). À ce chœur bruyant s’opposent les amis de Clinias, Socrate à leur tête ; ils se bornent à manifester par leur silence l’espèce de saisissement que leur causent les étranges raisonnements de l’adversaire (276 d).


La composition.

Si l’on considère le morceau central de l’œuvre, c’est-à-dire le récit de Socrate, en laissant de côté le dialogue avec Criton qui le prépare d’abord et le commente ensuite, cette comédie se déroule en cinq actes ou épisodes[2], après une narration qui sert de préambule (272 c-275 c). Le premier est l’entretien des sophistes et de Clinias (270 c-277 c). Il est suivi d’une intervention de Socrate, qui en fait le résumé et la critique, et prépare le second acte. Ce deuxième épisode est fait d’un dialogue entre Socrate et Clinias (278 e-282 e). Socrate a montré aux étrangers le genre d’exposition qu’il demandait. Il leur cède maintenant la place, et c’est le troisième acte : discussion d’Euthydème et Dionysodore avec Socrate et Ctésippe (283 a-288 d). Il s’achève par l’explication que Socrate donne à Ctésippe de la méthode des deux sophistes, et par l’annonce d’un nouvel entretien entre Socrate et Clinias. Cet entretien, suite du premier, forme le quatrième acte, et s’achève sur un appel de Socrate aux sophistes (288 d-293 a). Euthydème et Dionysodore rentrent en scène, et la longue discussion où prennent part, comme précédemment, les sophistes, Socrate et Ctésippe, est le cinquième et dernier épisode.

Bonitz remarque avec raison que l’œuvre de Platon n’offre pas de dialogue où la composition soit plus nettement marquée que dans l’Euthydème. On peut ajouter que cette composition témoigne d’un art supérieur. Comme dans une pièce de théâtre bien construite, les épisodes successifs s’y font valoir l’un l’autre, et la progression continue de l’intérêt y est frappante. Au premier entretien des sophistes avec Clinias s’oppose le premier entretien de Socrate avec son jeune ami ; avec la discussion qui forme le troisième épisode contraste le second dialogue de Socrate et de Clinias. Ainsi une alternance régulière est observée d’un bout à l’autre, soulignant non seulement la marche de l’action, mais aussi et surtout la signification philosophique de l’œuvre. À la fin du premier acte, Socrate prend la parole pour expliquer à Clinias qu’il ne s’agit que d’une sorte de prélude à l’initiation véritable. Il donne à Ctésippe un avertissement analogue à la fin du troisième acte : les sophistes plaisantent ; ils n’ont pas encore abordé sérieusement le sujet. La symétrie des deux endroits saute aux yeux. Elle met fortement en relief les étapes successives de l’entretien, ou, pour mieux dire, elle fait ressortir que la discussion n’avance pas. Ces deux interventions aboutissent à une conclusion du même genre. Socrate clôt la première en priant les sophistes de montrer à Clinias comment il faut s’attacher au savoir et à la vertu. Il réitère cette invitation au terme de son entretien avec le jeune homme. Il y revient enfin après la sortie de Ctésippe, pour reprendre avec Clinias l’enquête interrompue.

Ce rythme se fait sentir à l’intérieur même de certains épisodes. Ainsi dans le second. Une première passe entre Dionysodore et Ctésippe est suivie d’un éclat de Ctésippe, qui proteste avec violence. Un instant arrêtée, la discussion reprend entre Euthydème et Ctésippe, puis entre Dionysodore et Ctésippe. Nouvelle sortie du jeune homme : Socrate doit intervenir pour le rappeler au calme. Cette fois, c’est contre Socrate que se tourne Dionysodore. Mais de nouveau Ctésippe éclate contre l’adversaire, et il faut encore que Socrate s’empresse de l’apaiser.

Ces balancements symétriques, ces arrêts, ces reprises, ces contrastes, dessinent vigoureusement les articulations du dialogue. Un coup d’œil sur la suite des épisodes suffit à montrer comment la progression de l’intérêt y a été ménagée. Quand l’entretien commence, on sait quel est le but à atteindre : les sophistes sont invités à faire preuve de leur savoir en exhortant Clinias à la vertu. Ils acceptent ; ils prennent la parole. Allons-nous entendre l’exhortation promise ? Non. Les deux sophistes, jouant sur les mots et soutenant tour à tour des thèses opposées, réduisent Clinias au silence. Le résultat est entièrement négatif. Mais Socrate rassure Clinias : ce premier engagement n’était qu’un jeu. Pour orienter plus sûrement l’entretien, il va montrer la voie aux sophistes. Le thème posé au début, il le développe à sa manière. Et quand il s’arrête, le problème a pris la forme la plus précise. Au moment où les deux sophistes rentrent en scène, l’attente de l’auditeur se trouve donc redoublée. Que vont-ils dire ? Pourront-ils se dérober encore ? Quel tour va prendre le débat ? Le premier entretien avec Clinias n’avait été qu’une escarmouche ; le second se développe avec ampleur : au lieu de Clinias, c’est Socrate lui-même qui y prend part avec Ctésippe. Il est aussi plus dramatique : Ctésippe n’observe pas l’attitude passive de Clinias : il s’emporte, dispute, proteste ; à deux reprises, Socrate doit l’inviter au calme ; Dionysodore lui-même se plaint d’être injurié ; il reproche à Socrate de sortir du sujet et de radoter. Mais quand ce troisième acte prend fin, on s’aperçoit que la question n’a pas encore été traitée par les sophistes : le résultat est encore négatif. Faut-il donc renoncer à l’exposition promise ? De nouveau, Socrate nous rassure : Euthydème et Dionysodore n’ont pas encore voulu parler sérieusement ; pour les y décider, il va reprendre sa recherche avec Clinias. Or, l’enquête aboutit à une impasse. Socrate, dans son embarras, invoque le secours des sophistes : la question qu’il n’a pu résoudre, il leur demande de l’éclaircir. L’examen poursuivi a déblayé le terrain et nettement dégagé le problème, qui se pose désormais sous cette forme : quelle est la science qui, satisfaisant aux conditions reconnues nécessaires, doit assurer aux hommes le bonheur ? On voit comment l’attente de l’auditoire est ranimée. Mis au pied du mur, les sophistes vont-ils une troisième fois s’esquiver ? La discussion recommence, et prend un développement qu’elle n’avait pas atteint encore. Socrate y joue un rôle de plus en plus important. Ctésippe et lui ne se contentent plus de présenter des objections : pour confondre l’adversaire, ils lui empruntent ironiquement ses procédés. C’est qu’ils ont renoncé à rien tirer d’eux. La discussion s’achève encore sans résultat positif ; mais désormais la cause est entendue, et il ne reste plus à Socrate qu’à dégager la conclusion de tout le débat.

Le récit de Socrate s’encadre, on l’a vu, dans une conversation avec Criton. Mais Criton l’interrompt à la fin du quatrième épisode : un dialogue s’engage entre lui et Socrate. Cet intermède, dont la valeur dramatique est évidente, met en lumière l’art de la composition. Il unit plus intimement le récit avec le dialogue qui l’entoure, et il établit une sorte d’équilibre entre le début et la fin de l’ouvrage. En outre, cette pause arrête l’attention sur les étonnants progrès que Clinias, paralysé d’abord par les sophistes, a réalisés grâce à la méthode de Socrate ; elle fait ressortir la difficulté de la recherche, et prépare avec une espèce de solennité la discussion finale. En montrant l’importance du problème à résoudre, elle accuse l’impuissance des sophistes, et nous achemine vers la conclusion.


Les deux éristiques.

Les deux sophistes mis en scène sont originaires de Chios, à ce que croit Socrate. Après avoir émigré à Thurium, ils ont été bannis de cette ville, et depuis de nombreuses années ils vivent en Grèce. Au moment de l’entretien, ils sont de passage à Athènes, mais ils y ont déjà fait un séjour (273 e) l’année d’avant ou la précédente (272 b ; cf. 287 c). Jusqu’alors ils se piquaient des connaissances les plus variées : experts à toutes les formes de la lutte, notamment à l’hoplomachie, ils se vantaient d’en enseigner le secret moyennant salaire. Leur habileté s’étendait à tout l’art de la guerre, à la tactique, à la stratégie ; bref, à tout ce que doit savoir un chef d’armée. En outre ils excellaient aux luttes judiciaires : ils savaient parler eux-mêmes devant un tribunal, et enseigner l’art de composer des discours appropriés à un auditoire de juges. Ce savoir si divers les apparentait à Hippias d’Élis. Car l’activité d’Hippias embrassait toutes les choses de l’esprit ; il parlait avec la même facilité sur l’astronomie, l’arithmétique, la géométrie, les syllabes, les rythmes, les modes et la mnémotechnie ; il discourait sur les généalogies des héros, la fondation des cités et l’antiquité en général ; il composait de magnifiques exhortations, des épopées, des tragédies et des dithyrambes[3]. Et, comme les sophistes de l’Euthydème, il pratiquait avec virtuosité les arts manuels : orfèvre, ciseleur, verrier, cordonnier, tisserand, il avait fabriqué lui-même son anneau, son cachet, son strigile, sa fiole à huile et ses vêtements[4]. Mais aujourd’hui Euthydème et Dionysodore tiennent pour accessoires leurs talents de naguère ; la science qu’ils professent est l’éristique (272 b) : ils excellent à réfuter, qu’il s’agisse de vérité ou d’erreur. L’objet de leur étude est la vertu : ils se flattent de l’enseigner mieux et plus rapidement que personne.

C’est sous ce double aspect de maîtres d’éristique et de professeurs de vertu qu’ils apparaissent dans l’Euthydème. À vrai dire, il est impossible d’entrevoir l’idée qu’ils se font de la vertu et leur manière de l’enseigner ; leur méthode se borne à réfuter l’interlocuteur, quelle que soit sa réponse. Vainement Socrate leur propose un thème à développer, et tente de les y ramener ; chaque fois, tout en acceptant, ils s’échappent, pour se retrancher dans un système de discussion dont les résultats ne peuvent être que négatifs.


Récapitulation et nature des sophismes.

Les sophismes qu’ils soutiennent sont au nombre de vingt-deux[5] : deux dans leur entretien avec Clinias ; six dans la première discussion avec Socrate et Ctésippe ; quatorze dans le débat final. Bonitz[6] croit y découvrir un plan déterminé : il y distingue quatre groupes pour la forme et deux pour le fond. Horn paraît voir plus juste en les rangeant en trois catégories, qui correspondent aux trois entretiens où ils apparaissent.

Les deux sophismes du premier entretien portent sur la même question ; une étroite parenté rattache entre eux ceux du second ; aucun ordre ne se découvre dans ceux du troisième : ils se réduisent à des arguties de plus en plus misérables, pour aboutir à la risible question de Dionysodore, qui en marque la fin et le couronnement. C’est par elle qu’on peut commencer l’énumération, car le sophisme s’y présente sous la forme la plus grossière : confusion du sujet et de l’attribut (303 a), dans une phrase où il n’y a en fait ni l’un ni l’autre. On mettra dans le même groupe les sophismes qui précèdent. Quatre d’entre eux s’appuient sur une amphibologie purement accidentelle, due à une particularité de syntaxe : locution à double sens, actif et passif (300 a) ; phrase où, grammaticalement, le sujet peut être pris pour l’objet (300 b)[7] ; de même 300 b et 301 cd.

Un genre de sophisme d’une qualité plus fine est celui qui porte non plus sur une équivoque fortuite, mais sur le double sens naturellement présenté par certains mots. À cette catégorie appartiennent les deux premiers sophismes (275 a-277 c) : οἱ μανθάνοντες peut être entendu « ceux qui apprennent » ou « ceux qui comprennent »[8] ; de même οἱ σοφοί (« les savants » ou « les intelligents »), οἱ ἀμαθεῖς (« les ignorants » ou « les sots »).

Dans le second entretien des éristiques avec Socrate et Ctésippe, Dionysodore tire parti du double sens de εὖ et κακῶς λέγειν (284 d) « dire du bien, du mal » ou « parler comme il faut, inexactement ». Mais le sophisme se rattache, pour le fond, à un autre groupe qui sera indiqué plus bas. De même plus loin (287 d) le jeu sur le sens de νοεῖν « comprendre » et « signifier ». C’est une équivoque analogue qui dans le troisième entretien permettra à Dionysodore de prendre ἔχειν, « posséder », au sens de « avoir sur soi » (299 de). Joignons-y le sophisme fondé sur la signification de παρεῖναι (301 a) « appartenir à » ou « être auprès de », bien que la question soulevée ici soit plus complexe et dépasse un simple jeu de mots.

Certains sophismes sont en effet de nature plus subtile, et touchent à de véritables problèmes philosophiques. Ainsi (283 d) quand Dionysodore entend ὅς au sens de οἷος, et joue sur la valeur de εἶναι « être (tel) » et « exister » : la qualité de l’objet est prise pour l’objet lui-même. Ailleurs, une qualité de l’individu, confondue avec l’individu en personne, acquiert une valeur absolue (298 ab). Cette confusion est plus loin poussée à l’absurde (298 cd). Du même ordre est le sophisme développé par Euthydème sur le sens de ἐπιστήμων (293 c)[9] ; il nous ramène à l’entretien des deux sophistes avec Clinias, et à la notion du savoir. Comparer l’équivoque fondée sur le sens de ἀεί « chaque fois » pris avec une valeur absolue : « toujours », de même que πάντα (296 a-d), et le sophisme relatif aux biens (299 ab). Ajoutons enfin celui qui repose sur le sens équivoque de l’idée de possession, et sur son extension arbitraire (302 b sq.).

En d’autres endroits, l’habileté des éristiques consiste à confondre la réalité de la parole avec la réalité de la chose exprimée. Ainsi, dans ce sophisme qu’il est impossible de dire faux (284 a) et dans celui qui y fait suite sur ποιεῖν (284 bc). On peut y joindre celui qui a trait à l’impossibilité de contredire, ἀντιλέγειν (285 e et suiv.).

Mentionnons, pour finir, le rapprochement établi arbitrairement entre deux attributs d’un même objet pour en tirer un troisième (298 e) : ce chien est à toi (σοι) ; or il est père ; il est donc ton père[10].


Platon a pris soin d’indiquer lui-même, çà et là, le genre de supercherie que recouvrent certains de ces sophismes. Socrate explique à Clinias que les éristiques jouent sur le double sens de μανθάνειν (278 a). Il dénonce l’extension abusive donnée par Euthydème au sens de ἐπιστήμων (293 c) ; il tente de conserver leur valeur limitée aux mots ἀεί et πάντα (296 ab), plus loin, à πατήρ (289 a). Il fait comprendre la méthode des sophistes, en la leur empruntant pour la retourner contre eux : quand le mot ἕτερος, entendu par Dionysodore au sens de différent de soi-même, est repris par lui au sens de différent d’autre chose, il ne manque pas d’avertir qu’il essaie d’imiter l’habileté de l’adversaire (301 b). De même Ctésippe découvre le sophisme fondé sur le sens de τὰ ὄντα (284 a et 284 c). Il montre à Dionysodore, par son propre exemple, qu’il est possible de contredire (285 e). Il se charge, comme Socrate, de ruiner l’argumentation de l’adversaire, soit en passant de l’idée générale à ses applications positives, soit en poussant le raisonnement à l’absurde, comme lorsqu’il contraint les sophistes à soutenir cette énormité que leur père est le père de toute la création (298 c). Ailleurs, leurs procédés sont repris par lui et tournés en caricature (299 e). Socrate et lui dégagent de l’argumentation des sophistes des contradictions qui la détruisent : tel le dilemme où Socrate enferme Dionysodore (287 e). Ctésippe lui-même réussit à tirer de Dionysodore deux propositions contradictoires (300 cd).


Jugement porté sur l’éristique.

Les défauts et le vide de l’éristique sont marqués par Socrate avec une précision et une force qui ne laissent rien à désirer. Après le premier entretien des sophistes avec Clinias, il observe que leur méthode se réduit à un jeu (παιδιά) : elle consiste à épiloguer sur le sens des mots, et n’apprend rien sur les choses (278 b). Après la seconde discussion, il va plus loin encore : la thèse de Dionysodore sur l’impossibilité de parler faux (ψεύδεσθαι) implique qu’il n’existe ni opinions fausses ni ignorance. Mais alors que viennent donc enseigner les deux sophistes (286 e-287 a) ? En ruinant l’adversaire, cette thèse se ruine elle-même (286 c) : conclusion reprise 288 a. Le jugement final (303 b-304 b) résume et complète ces critiques, pour formuler une condamnation accablante. À quoi se ramène l’éristique des deux sophistes ? À une méthode de réfutation parfaitement stérile, puisque, s’attaquant au vrai comme au faux (272 a), elle se détruit en abattant l’adversaire. Elle n’a même pas le mérite de la difficulté : le premier venu est en peu de temps capable de la pratiquer, comme l’a prouvé Ctésippe. Elle est d’ailleurs inutilisable hors du cercle restreint que les sophistes forment avec leurs disciples : tout autre qu’eux rougirait de se complaire à de pareilles arguties.


Les adversaires visés par Platon.

L’éristique condamnée ici a pour représentants Euthydème et Dionysodore. Il n’y a pas lieu, semble-t-il, de mettre en doute la réalité historique du personnage d’Euthydème : il est nommé dans le Cratyle (386 d), à propos d’une thèse que Platon lui attribue. Dans l’écrit d’Aristote Περὶ σοφιστικῶν ἐλέγχων, on retrouve quelques-uns des sophismes prêtés par Platon aux deux éristiques ; or Euthydème y est nommé (177 b 12) ; il est mentionné encore par Aristote dans sa Rhétorique (II, 1401 a 27). L’existence de son frère n’est attestée, en dehors de l’Euthydème, que dans les Mémorables : Xénophon conte que Dionysodore, étant venu à Athènes, faisait profession d’enseigner la stratégie (III, 1, 1-11). Il s’accorde sur ce point avec Platon, mais ne dit rien de Dionysodore maître d’éristique. Il est possible que l’indication n’ait pour source que l’Euthydème ; mais l’absence d’autres témoignages ne nous autorise pas à considérer comme une fiction le personnage de Dionysodore, ni à chercher sous son nom[11] un contemporain que Platon n’aurait pas voulu désigner expressément. Elle ne donne pas davantage le droit de supposer[12] que l’auteur de l’Euthydème, en lui faisant enseigner l’éristique, lui ait prêté une physionomie fantaisiste.


Les Mégariques.

Si, par le caractère varié de leurs connaissances, Euthydème et Dionysodore rappelaient autrefois Hippias, en tant qu’éristiques, et tels que Platon les présente, ils se rapprochent des Éléates[13] et des Mégariques. On peut admettre qu’Euthydème était un sophiste influent[14], et auteur de l’ouvrage auquel Platon a emprunté les thèses paradoxales de son dialogue[15]. Il est probable néanmoins qu’un certain nombre de ces sophismes ont été imaginés par Platon, ou qu’ils étaient alors d’un emploi courant parmi les éristiques[16]. Au reste, tout en les visant personnellement, Platon paraît attaquer sous leur nom d’autres adversaires. Il lui arrive de signaler que le sophisme sur l’impossibilité de contredire était déjà fort utilisé dans l’entourage de Protagoras, et plus anciennement encore (286 c). Mais, à en juger par le dialogue qui porte son nom, Protagoras avait une manière tout à fait différente de celle des deux éristiques : il procédait par discours suivis. Euthydème et Dionysodore se séparent profondément de cette ancienne génération de sophistes. Leur méthode qui, soumettant l’adversaire à un interrogatoire continuel et un système de raisonnement rapide, réfute au fur et à mesure chacune de ses réponses, est une caricature de la dialectique de Socrate. Son défaut est d’ergoter sur le sens des mots en se gardant de les définir, et de se borner à la surface des choses, sans aucun souci de l’objet même de la discussion. Au lieu de n’être qu’un moyen, elle semble trouver sa fin en elle-même. Platon reproduit vraisemblablement ici les stériles habitudes en usage dans certaines écoles socratiques ; mêlant la dialectique des Éléates à celle de Socrate, elles offrent comme une image dégénérée du socratisme[17].


Antisthène.

Deux ou trois sophismes sur lesquels Platon insiste particulièrement étaient, on le sait, soutenus par Antisthène, dont la doctrine présentait de grandes analogies avec celle des Mégariques. Comme Protagoras, il niait la possibilité de contredire[18]. Selon lui il n’y avait pour chaque chose qu’une façon d’en parler ; si l’on tenait un autre langage, c’est qu’on parlait d’un autre objet : d’où résultait à la fois l’impossibilité de parler faux et de contredire[19] (cf. Euthyd., 286 a et suiv.). Il se peut aussi qu’un passage du dialogue (300 e-301 a) soit une allusion à la théorie des Formes. Pour riposter aux attaques d’Antisthène contre cette doctrine, Platon prêterait à Dionysodore un inepte sarcasme qui serait la caricature des objections d’Antisthène[20]. Mais il n’est pas absolument certain que la théorie proprement dite des Formes soit soulevée dans cet endroit du dialogue[21].


La polémique de l’Euthydème.

Si ces rapprochements sont fondés, on s’explique mieux le contenu et le ton de l’Euthydème. Ce ne sont pas seulement deux éristiques de passage que Platon aurait voulu combattre. À travers eux il attaquerait des écoles rivales de la sienne et des adversaires personnels. Il accuserait avec force l’abîme qui le sépare de certains Socratiques et l’irréductible opposition qu’il discerne entre son enseignement et le leur. Bref, l’Euthydème marquerait un épisode de la polémique soutenue par Platon contre ses rivaux. Malgré l’incertitude qui peut subsister sur le sens de certaines attaques, il est impossible, à la lecture de l’ouvrage, de ne pas être frappé de la vigueur et de l’âpreté de la critique. L’Euthydème n’est pas seulement, comme le Protagoras, une spirituelle comédie : c’est une violente satire, menée sans ménagement ; elle respire une animosité qui serait incompréhensible si l’auteur ne ripostait à des ennemis qu’il a résolu d’abattre[22].

Les thèses attribuées aux sophistes de l’Euthydème sont condamnées en bloc par Platon : il est clair qu’à ses yeux aucune ne mérite la discussion. Plus tard, il changera d’avis, il s’apercevra que ces propositions paradoxales touchent à des problèmes difficiles, qui demandent un examen approfondi[23]. Dans le Théétète il reprendra la définition du savoir ; il discutera la question déjà effleurée dans l’Euthydème : peut-on ne pas savoir ce qu’on sait[24] ? Il y reviendra dans le Cratyle (385 b) et surtout dans le Sophiste (236 e-246 a), où il examinera de nouveau cette proposition : « il n’est pas possible de parler faux ». Dans ce dernier dialogue, la cinquième définition du sophiste : athlète en discours, dont la spécialité est l’éristique (231 e), s’applique avec une surprenante exactitude à Euthydème et Dionysodore. N’est-ce pas à eux que songe Platon, quand il parle de ces contradicteurs de métier, doués en apparence d’un savoir universel, capables sur tout sujet d’en remontrer à tout le monde, et habiles à rendre vrai le faux ? Mais cette fois, allant au fond des choses, il prouve, en démontrant contre Parménide l’existence du non-être, que le discours peut être faux. Et, opposant entre elles les deux méthodes d’éducation, il fait voir que la maïeutique de Socrate n’a rien de commun avec les procédés sophistiques.


Mise en valeur de la dialectique socratique.

Pour ruiner l’éristique, l’Euthydème ne se borne pas à en dénoncer la virtuosité puérile et la stérilité. En face de cette méthode qu’il ridiculise et condamne, Socrate expose la sienne. Si les trois discussions menées par les sophistes restent sans effet, il en est tout autrement des deux entretiens de Socrate avec Clinias. S’emparant du thème que les deux éristiques ne veulent ni ne peuvent traiter, Socrate montre les résultats féconds obtenus par la véritable dialectique, — la sienne[25]. Il établit que la σοφία est le seul vrai bien, et que la φιλοσοφία, ou recherche du savoir, est la condition nécessaire du bonheur. Plus loin, il est vrai, le dialogue s’engage dans une impasse : quelle sorte du savoir faut-il acquérir ? Après avoir montré que cette science doit non seulement produire, mais enseigner le moyen d’utiliser à propos ce qu’elle produit, Socrate, arrivé à l’art « royal », se déclare incapable de pousser plus loin son enquête. D’où vient qu’il proclame ici son embarras ? Doit-on croire que Platon, quand il écrivait l’Euthydème, n’avait pas encore découvert la clef du problème ? Mais il serait étrange qu’il mît cet aveu dans la bouche de Socrate en présence de ses adversaires. Il semble évident au contraire que, s’il feint de s’arrêter devant une difficulté dont il signale l’importance, c’est parce qu’il croit en avoir déjà suggéré tout au moins la solution. Et son intention paraît claire : en invoquant, pour résoudre une question limitée et précise, l’aide des deux éristiques qui se sont jusqu’alors dérobés à son appel, Socrate veut leur ôter tout moyen de lui échapper encore. Or ce troisième débat n’aboutit pas plus que les précédents : le problème n’est même pas abordé par les sophistes. Dès lors la preuve est faite de leur impuissance totale. Socrate a maintenant le droit de conclure que l’éristique est une méthode vide, purement négative, et d’y opposer avantageusement la sienne[26]. Elles n’ont entre elles rien de commun, et le discrédit qui doit frapper la première, il serait contraire à la justice de le faire retomber sur la seconde. Si elles s’abritent l’une et l’autre sous le nom de φιλοσοφία, c’est à la faveur d’une équivoque, qui désormais ne saurait tromper personne. La φιλοσοφία est enseignée par Socrate : que Criton ne se laisse pas troubler par les contrefaçons qui lui sont offertes !

Le sens général de l’Euthydème est donc parfaitement net. Le problème posé au début, rappelé à la fin, est celui de l’éducation : c’est l’éducation de Clinias qui préoccupe les amis du jeune homme ; le thème proposé aux sophistes consiste à montrer comment il doit aimer la science et cultiver la vertu. C’est aussi l’éducation de ses fils qui cause les perplexités de Criton. Or deux méthodes sont en présence, qui s’attribuent également une valeur éducative. Mais l’une, comme le montre la discussion, est entièrement vaine ; l’autre prouve son efficacité, puisque la dialectique de Socrate réussit en peu de temps à dégager la valeur exceptionnelle de la σοφία et les conditions qu’elle doit remplir. Les étonnants progrès réalisés par Clinias attestent la fécondité de la méthode.


L’interlocuteur anonyme de Criton.

Que Platon crût nécessaire de séparer cette méthode de celle des éristiques, en dissipant une confusion possible ou réelle, c’est ce que prouve, outre le trouble de Criton, la conversation qu’il rapporte à Socrate. L’inconnu qui a commenté devant lui l’entretien enveloppe dans les mêmes sarcasmes Socrate, les sophistes et la philosophie elle-même (304 e). Ici Platon a certainement en vue un adversaire déterminé, non pas un groupe[27], mais un individu ; la preuve en est que Criton prétend rapporter presque littéralement ses paroles. Divers noms ont été mis en avant[28], mais depuis Spengel[29] on admet ordinairement qu’il s’agit d’Isocrate[30]. On sait qu’Isocrate est nommé à la fin du Phèdre, dans des termes où les uns ont voulu voir un éloge sincère, les autres, au contraire, une ironie dédaigneuse et une critique. Nous n’avons pas à examiner ici cette question délicate, ni le lien qui peut être établi entre l’Euthydème et le Phèdre. De quelque façon qu’on interprète le passage du Phèdre, il n’est pas nécessaire d’y recourir pour expliquer celui de l’Euthydème. Les relations de Platon et d’Isocrate ont pu d’ailleurs varier selon les époques, au cours de deux carrières qui furent longues[31].

Comment nous est présenté l’inconnu de l’Euthydème ? C’est un homme qui se croit d’une sagesse accomplie, et qui s’imagine en avoir la réputation auprès du public, un de ceux dont l’habileté s’exerce sur les discours destinés aux tribunaux. Non qu’il soit lui-même un orateur : il ne semble pas s’être jamais présenté devant un tribunal, mais il compose des discours à l’usage d’autrui[32]. Il fait partie de ces gens qui, tenant le milieu entre le philosophe et l’homme d’État, prennent de la philosophie et de la politique juste le nécessaire, et recueillent les fruits de leur sagesse à l’abri des luttes et des périls. Inférieurs au politique comme au philosophe, placés dans la réalité au troisième rang, ils cherchent à occuper le premier devant l’opinion. Se font-ils battre dans la discussion ? c’est aux éristiques qu’ils attribuent leur échec.


Isocrate.

Quiconque lit ce portrait sans prévention songe aussitôt à Isocrate. La présomptueuse vanité d’Isocrate était célèbre de son temps ; elle s’étale abondamment dans ses discours. Au début de l’Échange il se compare à Phidias, Zeuxis, Parrhasios[33]. Il s’écrie dans le Panégyrique (43 c) : « Si je ne parle avec l’éclat qui convient à mon sujet, à ma propre renommée, au temps que j’ai consacré à ce discours, et à ma vie tout entière, je demande à n’obtenir aucune indulgence, mais la risée et le mépris… ». Lui-même nous apprend que la faiblesse de sa voix et sa timidité ne lui ont jamais permis de prendre la parole en public[34]. Il a commencé par être logographe : cinq[35] parmi les discours qui nous restent de lui sont des plaidoyers judiciaires écrits pour des clients[36]. La position qu’il a prise le range « à la limite » du philosophe et du politique. Son but est avant tout de composer des œuvres utiles, faites pour l’instruction de l’auditoire, pleines de hautes idées morales et de considérations politiques. L’éloquence, telle qu’il l’entend, est la méthode d’éducation par excellence. Elle est même une philosophie, et la seule digne de porter ce nom, car elle a un objet pratique[37]. La phrase de Socrate sur ces gens qui, « à l’abri des périls et des luttes, recueillent les fruits de leur sagesse », trouve son commentaire dans le discours sur l’Échange, notamment § 151, où Isocrate parle de son goût « pour la tranquillité et une vie sans tracas », existence qu’il jugeait « plus agréable que celle des gens remuants ». Avec l’ironique καρποῦσθαι τὴν σοφίαν de l’Euthydème on comparera la déclaration d’Isocrate (id. § 195) : ἀπολέλαυκα τοῦ πράγματος : on sait qu’il avait tiré beaucoup d’argent de son enseignement (id. § 158). À plusieurs reprises il a attaqué les éristiques : il parle dédaigneusement, au début de l’Hélène, de « ceux qui passent leur temps à des disputes (τοῖς περὶ τὰς ἔριδας διατρίβουσιν) sans intérêt, bonnes seulement à causer des difficultés à ceux qui les approchent » (208 b). Leur unique souci est de s’enrichir aux dépens de la jeunesse (209 b). Dans le discours Contre les sophistes, il s’écrie (291 b) : « Qui n’aurait de la haine et du mépris pour ceux qui passent le temps aux disputes ? Ils font semblant de chercher la vérité, mais tout aussitôt ils essaient de mentir… Ils en sont venus à ce degré d’impudence qu’ils tentent de persuader aux jeunes gens qu’ils sauront en les fréquentant ce qu’il convient de faire, et grâce à cette science trouveront le bonheur… », etc.

Il est vrai que la phrase présentée par Platon comme une citation presque littérale (304 c)[38] ne se retrouve pas dans l’œuvre d’Isocrate. Mais elle pouvait se lire soit dans un écrit aujourd’hui perdu[39], soit dans un passage disparu d’un des écrits conservés, notamment à la fin du discours Contre les sophistes[40], que l’on s’accorde généralement à tenir pour mutilé[41]. Il se peut encore que Platon reproduise une déclaration orale de son adversaire.

Que le portrait de l’inconnu puisse s’appliquer à Isocrate, ce n’est sans doute pas une preuve que ce dernier y soit effectivement visé. Cette identification est pourtant la plus vraisemblable de toutes celles qui ont été proposées : elle ne soulève aucune des objections qu’on peut faire aux autres, et en dehors de l’Euthydème elle paraît confirmée par de nombreux indices.


Isocrate et Platon

Si nous manquons de témoignages sur les rapports personnels de Platon et d’Isocrate[42], il est certain qu’entre leurs doctrines existait une opposition fondamentale : leurs écrits en portent des traces multiples et indiscutables. On peut croire que la condamnation portée par le Gorgias contre la rhétorique avait été particulièrement désagréable à Isocrate[43], bien que celui-ci cherche en toute occasion à se séparer des maîtres de rhétorique ordinaires pour se mettre au-dessus d’eux. Dans l’Hélène[44] il nomme, parmi ces orgueilleux qui sont capables de développer avec une insupportable faconde un thème extravagant et paradoxal, « ceux qui exposent l’identité de la bravoure, du savoir et de la justice, affirmant que nous ne possédons naturellement aucune de ces vertus, et qu’une seule science les concerne toutes » : or, cette théorie dont il parle avec tant de hauteur est celle que Platon développe dans le Protagoras[45]. Il en est de même dans le discours Contre les Sophistes, quand Isocrate déclare : « Que personne ne me fasse dire que la justice peut s’enseigner ! Selon moi, il n’est absolument aucun art capable d’inculquer la tempérance et la justice aux natures mal douées pour la vertu » (§ 21). Ailleurs, il se montre plus conciliant ; dans le discours sur l’Échange, où la formule τοὺς ἐν τοῖς ἐριστικοῖς λόγοις δυναστεύοντας désigne vraisemblablement l’école platonicienne, il accorde à la dialectique une certaine utilité pour la formation de l’esprit[46]. Mais, sous cette réserve, il est caractéristique qu’il persiste à ranger Platon dans la même catégorie que les éristiques du genre d’Euthydème et Dionysodore[47], et qu’il lui applique la même définition. Il joint à eux et enveloppe dans le même mépris un troisième groupe d’adversaires : « ceux qui nient la possibilité de parler faux, de contredire, et de soutenir sur les mêmes objets deux thèses opposées », c’est-à-dire Antisthène et ses partisans[48]. À se voir dédaigneusement confondu avec ces éristiques dont il se séparait lui-même, et avec Antisthène dont il rejetait les doctrines, Platon dut éprouver une irritation d’autant plus vive qu’Isocrate n’était sans doute pas le seul à commettre cette méprise, inconsciente ou non. En plaçant à la fin de l’Euthydème l’entretien de l’inconnu avec Criton et les réflexions dont il le fait suivre, il a voulu montrer quelle importance il attachait à dissiper toute équivoque. Que sa dialectique n’ait rien de commun avec celle des éristiques, toute la discussion en a fourni la preuve. Certains s’obstinent pourtant à le nier, et à jeter la même déconsidération sur l’une et l’autre. Platon leur riposte en mettant en scène le plus illustre d’entre eux, pour arriver à l’objet même de son ouvrage, à cette conclusion que la philosophie, telle qu’il l’entend et la pratique, est la seule méthode d’éducation recommandable pour la jeunesse, car elle est la condition même du bonheur. En même temps, il ramène à son vrai rang son adversaire, qui prétendant tenir le milieu entre le philosophe et le politique, est, dans la réalité, inférieur à l’un et à l’autre. Mais, désireux de faire voir qu’il garde assez de sérénité pour ne pas lui refuser toute valeur, il termine par quelques mots de condescendance : « Il faut pardonner à ces gens-là leur ambition, sans s’irriter contre eux… On doit faire bon accueil à quiconque montre dans ses propos la moindre parcelle de bon sens (φρονήσεως). » Or l’acquisition que recherche la φιλοσοφία professée par Isocrate est précisément la φρόνησις, c’est-à-dire le bon sens qui s’attache aux opinions justes[49]. La concession faite par Platon est d’ailleurs fort mince, et ressemble beaucoup plus à un sarcasme qu’à un éloge.


La date de l’Euthydème.

Sur la date où est censé avoir lieu l’entretien, l’Euthydème ne fournit que des indications vagues. Les deux sophistes, aujourd’hui des vieillards, ont été expulsés de Thurium depuis de longues années (271 c). Peut-être avaient-ils pris part à la colonisation de 443. Schleiermacher rattachait leur bannissement aux mesures de représailles dont le parti athénien de Thurium eut à souffrir en 413 et qui ramenèrent à Athènes Lysias et son frère. La chose n’est pas impossible, mais on n’aperçoit pas de relation nécessaire entre ces deux ordres de faits. D’autre part il est question de Protagoras (286 c) dans des termes qui paraissent impliquer qu’il n’existait plus à cette époque (ἐχρῶντο). Si l’on pouvait avec certitude fixer la mort de Protagoras en 411, il en résulterait que l’entretien se passe après cette date. Socrate est déjà πρεσβύτερος (272 a), et les enfants qui prennent avec lui les leçons de Connos se moquent, en le voyant, de leur maître de cithare qu’ils appellent γεροντοδιδάσκαλος (272 c). Ces indications ne prouvent pourtant pas que l’entretien se place dans les dernières années de Socrate. Il est sûrement antérieur à 404, puisqu’Alcibiade vit encore (275 b). Nous savons trop peu de chose sur Clinias pour tirer parti du renseignement que Platon nous donne sur son âge en l’appelant μειράκιον[50]. Mais Wilamowitz[51] fait remarquer que Critobule sort à peine de l’adolescence (271 b), tandis qu’au moment du procès de Socrate il a déjà une fortune personnelle, puisqu’il s’offre à payer l’amende avec son père[52]. L’entretien serait donc antérieur de plusieurs années à 399 ; peut-être se place-t-il vers 400.

Il serait d’ailleurs beaucoup plus intéressant de déterminer avec exactitude l’époque où fut écrit l’Euthydème. Frappé du grand nombre de problèmes auxquels touche le dialogue, Horn[53] le considère comme une sorte de programme, antérieur à la maturité philosophique de Platon. Il le place avant le Gorgias et même avant le Protagoras, après le Lysis et le Charmide, mais dans le même groupe que ces deux derniers dialogues[54]. Au contraire, suivant Raeder[55], l’Euthydème suppose déjà l’Euthyphron et même le Gorgias. Gomperz va plus loin encore : il observe que l’Euthydème subordonne à la science philosophique par excellence, c’est-à-dire la dialectique, les disciplines spéciales, et il conclut que ce dialogue, déjà fort éloigné du Protagoras et du Gorgias, est très voisin des ouvrages dialectiques d’époque postérieure[56].

L’examen des critères stylistiques conduit à ranger l’Euthydème bien après le Protagoras, plus tard que le Gorgias, dans le même groupe que le Ménon et le Cratyle[57]. On arrive à la même conclusion quand on étudie les idées, l’objet même du dialogue, et la polémique à laquelle il se rattache. L’antériorité du Protagoras semble prouvée par un détail significatif : Platon y établit que la vertu est une science et peut s’enseigner ; or, l’Euthydème admet sans discussion, comme une vérité déjà démontrée, que la σοφία s’enseigne (282 c). L’enquête relative à l’art de régner (ou politique) aboutit dans l’Euthydème à une difficulté qui n’est pas résolue : quelle science cet art doit-il procurer aux hommes ? C’est qu’en s’adressant à la politique, Socrate n’a pas pris la bonne voie : non plus que la rhétorique, la politique n’est cette sagesse suprême qui, pouvant à la fois produire et utiliser ce qu’elle produit, transforme en bien des réalités indifférentes. Déjà la solution a été indiquée dans le Gorgias, où Socrate expose que le véritable orateur politique doit se proposer de faire naître la justice dans l’âme de ses concitoyens (504 d-e), et par suite en avoir lui-même la science (508 c). Or, cette science, la philosophie seule la donne ; Socrate croit être un des rares Athéniens, sinon le seul, qui cultive le véritable art politique (521 d). L’embarras manifesté dans l’Euthydème avec tant d’insistance nous paraît être la preuve[58], non pas, comme le pense Horn[59], que ce dialogue est antérieur au Gorgias, mais tout au contraire qu’il l’a suivi. La question est, aux yeux de Platon, d’importance capitale. Il y a déjà fait une réponse, qu’il reprendra dans la République avec plus d’ampleur, sous une forme définitive : cette sagesse (σοφία) ou science (ἐπιστήμη) est la connaissance de l’Être (477 b, 478 a) : « elle émane de l’Idée du Bien, et se répand sur les autres sciences »[60]. Malgré l’échec apparent de la recherche, l’Euthydème est à certains égards en progrès sur le Gorgias : pour la première fois la connaissance véritable y est nettement distinguée des ἐπιστῆμαι particulières et mise au-dessus d’elles[61].

D’autre part, Socrate montre à Clinias que les biens ne sont tels que si l’on sait en tirer parti : or, c’est la σοφία qui nous apprend ce bon usage. Tout porte à croire que l’Euthydème a suivi le Ménon[62], où Platon faisait voir que la santé, la force, la beauté, la richesse, et de même les vertus morales (tempérance, justice, courage) n’ont de prix qu’à la condition d’être employées comme il faut. Les biens ne sont par eux-mêmes ni utiles ni nuisibles, mais deviennent l’un ou l’autre, selon qu’ils sont ou non accompagnés de φρόνησις. Dans l’homme tout dépend de l’âme, et l’âme elle-même dépend de la raison[63]. Dans le Ménon, Platon essayait déjà de se séparer des éristiques, et en particulier d’Antisthène[64]. Cette polémique prend toute son ampleur dans l’Euthydème, dont l’objet est de discréditer définitivement l’éristique, en lui opposant la dialectique platonicienne, véritable héritière du socratisme.

Or, on admet communément aujourd’hui que le Ménon a été composé dans les années qui ont suivi la fondation de l’Académie (387 ?)[65]. L’Euthydème se placerait peu après, dans la même période. Si l’on accorde que Platon met en scène Isocrate à la fin du dialogue, et riposte aux allégations contenues dans le discours Contre les Sophistes et dans l’Hélène, cette conclusion ne paraîtra pas invraisemblable. Le discours Contre les Sophistes date des environs de 390, et l’Hélène doit être un peu antérieure au Busiris, composé autour de 385[66]. En 391 ou 390, Isocrate avait écrit l’Éginétique, et quelques années plus tard Platon pouvait encore, sans trop d’inexactitude, lui donner malicieusement ce titre de logographe que ses ennemis s’obstinaient à lui appliquer en 354, au temps du discours sur l’Échange.


CONSPECTUS SIGLORUM


B = cod. Bodleianus uel Clarkianus 39 (anno 895 post I. C. nat.)

T = cod. Venetus app. class. 4, cod. 1 (sub fin. xi uel init. xii saec.)

W = cod. Vindobonensis 54, suppl. phil. gr. 7 (fortasse saec. xii).

Π = Oxyrhynchus Pap., 1908, p. 192, 881 (sub fin. saec. ii post I. C. nat.). Continet 301 e-302 c (fragmentum grauiter mutilatum).


  1. Il est étrange que certains critiques aient jugé « indulgent et enjoué » le comique de l’Euthydème. Bonitz, Platonische Studien³, p. 133, s’élève contre cette appréciation. Voir aussi Gifford, The Euthydemus of Plato, 1905, p. 11 et suiv.
  2. H. Bonitz, o. l., p. 105.
  3. Hippias majeur, 285 b sq. (cf. Hipp. min., 367 e sq.) ; 286 ab ; Hipp. min., 368 cd.
  4. Hippias min., 368 bc.
  5. F. Horn, Platonstudien, p. 145 sq. — Bonitz n’en comptait que vingt et un.
  6. O. l., p. 108 et suiv.
  7. Sophisme παρ’ ἀμφιβολίαν, Aristote, De soph. el., IV, 4.
  8. Sophisme παρ’ ὁμωνυμίαν, Aristote, o. l., IV, 3.
  9. Aristote, o. l., V, 1.
  10. Aristote, o. l., XXIV, 2 et 4.
  11. Suivant Teichmüller, Literarische Fehden, I, p. 27 sq., Dionysodore n’est autre que Lysias. Lysias avait un frère du nom d’Euthydème ; il s’était avec lui rendu à Thurium, et, après avoir enseigné quelque temps la rhétorique, il avait pris le métier de logographe (cf. Euthyd., 272 a). — Mais la famille de Lysias était originaire de Syracuse, non de Chios ; à l’époque où se place l’entretien de l’Euthydème (avant 404, voir p. 139), le qualificatif de vieillard, donné à Dionysodore, ne convient pas à Lysias, né vers 440.
  12. Comme l’a fait Welcker.
  13. À l’exemple de Parménide, ils soutiennent que le non-être (τὸ μὴ ὄν, τὰ μὴ ὄντα) ne peut jamais être objet de pensée, ni de parole, ni d’action (284 b, 286 a ; cf. Soph., 287 b-238 d).
  14. U. von Wilamowitz-Moellendorff, Platon, II, p. 155. Mais il serait téméraire d’en faire avec Winckelmann (Proleg., p. xxvi) une certitude.
  15. Wilamowitz, id.
  16. Dans le traité rappelé plus haut, Aristote ne nomme qu’une fois Euthydème et à propos d’un sophisme qui ne figure pas dans le dialogue de Platon (cf. Bonitz, o. l., p. 134).
  17. Cf. Th. Gomperz, Les penseurs de la Grèce, trad. Raymond, II, p. 567 ; H. Raeder, Platons philosophische Entwickelung, p. 69.
  18. Diogène de Laërte, IX, 53 : il avait écrit un traité Περὶ τοῦ μὴ εἶναι ἀντιλέγειν (id., III, 35).
  19. H. Raeder, o. l., p. 141-2, pense que suivant Protagoras (Diog. Laërte, IX, 41) il était possible de soutenir sur le même sujet deux thèses opposées, doctrine inconciliable avec la théorie d’Antisthène. Celle-ci aurait été faussement attribuée aussi à Protagoras par Diogène de Laërte. Et Platon, nommant Protagoras, mais songeant à Antisthène, les aurait ironiquement renvoyés dos à dos : s’il n’y a rien de faux, comme le dit Antisthène, il n’y a rien de vrai, comme l’affirme Protagoras. C’est la négation de tout enseignement, et celui des deux sophistes se détruit lui-même.
  20. Zeller, II, 1⁴, p. 296, A² ; Bonitz, o. l., p. 136.
  21. Cette idée que dans toute belle chose il y a de la beauté se retrouve dans l’Hippias majeur, 289 d ; Gorgias, 497 e ; cf. Euthyphron, 6 d ; Ménon, 72 c ; elle n’exprime peut-être encore qu’une conception socratique (Wilamowitz, o. l., p. 158).
  22. Wilamowitz, o. l., p. 167, traite de roman l’hypothèse d’une attaque dirigée contre Antisthène : il allègue que rien n’empêchait Platon de mettre en scène son adversaire. Mais Platon a pu avoir ses raisons, que nous ignorons. On trouve chez lui maintes allusions à cette polémique, expressément attestée par Diogène de Laërte (III, 35) et généralement admise aujourd’hui. Les deux sophistes de l’Euthydème n’ont abordé que dans leur vieillesse l’étude de l’éristique. Ne serait-ce pas une allusion à Antisthène, si c’est bien lui que vise le Sophiste (251 b τῶν γερόντων τοῖς ὀψιμαθέσι) ? Cf. Gomperz, o. l., p. 568.
  23. Raeder, o. l., p. 143.
  24. Théét., 163-166.
  25. Gomperz, o. l., p. 509, insiste avec raison sur le contraste « profond et calculé » que la méthode de Socrate offre ici avec celle des deux éristiques.
  26. En dépit de l’obstacle qu’il s’est donné l’air de ne pouvoir surmonter, son entretien avec Clinias a d’ailleurs dégagé des conclusions importantes et déblayé utilement le terrain, en montrant que la τέχνη βασιλική ne répond pas aux conditions requises.
  27. Comme le pensait Stallbaum (Disputatio de Euthydemo Platonis, p. 47), qui jugeait l’attaque dirigée contre les logographes en général.
  28. Thrasymaque, par Winckelmann (Proleg., p. xxxiv et sq.) ; peut-être visé en effet, mais à un autre endroit (290 a) ; Polycrate, par Fr. Hermann ; Théodore de Byzance, par Sauppe.
  29. L. Spengel, Isokrates und Platon (Abhandl. der philosoph.-philologischen Classe der königl. bayer. Akad. der Wissenschaften), Münich, 1853, VII, 1, p. 729 suiv..
  30. Cependant la thèse de Spengel a été combattue par B. de Hagen, Num simultas intercesserit Isocrati cum Platone, Diss., Iena, 1906, et plus récemment par U. von Wilamowitz-Moellendorff, Platon, II, p. 107 sq.
  31. Th. Gomperz, o. l., p. 566, le fait justement remarquer. L. Spengel admet une évolution dans ces rapports, mais ce qu’il dit de la date du Phèdre et l’interprétation qu’il donne de « l’éloge » d’Isocrate sont sujets à caution.
  32. Ce détail prouve que Platon ne songe pas ici à Lysias. Wilamowitz estime que le lecteur athénien ne pouvait appliquer qu’à Lysias ce portrait de logographe : Lysias s’était montré l’adversaire des philosophes ; il attaquait leur arrogance dans un discours contre Eschine le Socratique (Athénée, XIII, 611) et traitait Platon de sophiste comme Eschine (Aristide, Ὑπὲρ τῶν τεττάρων, 517, 311). Mais il avait plaidé pour son propre compte contre Ératosthène en 403, et il serait invraisemblable que Platon eût perdu le souvenir de ce procès retentissant. Wilamowitz reconnaît d’ailleurs que la suite du portrait ne peut se rapporter à Lysias, et que Platon n’a pas eu l’intention de le viser.
  33. 310 b.
  34. Panathén., 234 cd ; Phil., 98 c, etc.
  35. En laissant de côté le discours Πρὸς Εὐθύνουν, apocryphe selon Drerup (Isocratis opera omnia, vol. I, ch. iv).
  36. B. de Hagen, o. l., objecte, p. 19, qu’Isocrate ne fut logographe que dans ses premières années, et dans la suite se défendit toujours de l’être. Il proteste en effet dans l’Échange, a, contre certains sophistes qui calomnient ses occupations, en prétendant qu’il écrit pour les tribunaux. Mais sa protestation montre précisément que jusqu’à la fin de sa carrière (lors du discours sur l’Échange, en 354, il a quatre-vingt-deux ans), ses adversaires le poursuivaient de cette appellation.
  37. Il est vrai que l’inconnu de l’Euthydème parle avec mépris de la philosophie (304 e-305 a) et Hagen (o. l., p. 21) en conclut que ce ne peut être Isocrate, qui décore du nom de philosophie son propre enseignement. Mais la φιλοσοφία raillée par l’inconnu est l’éristique des sophistes et la dialectique de Socrate : elle n’a rien à voir avec la conception isocratique, et le blâme porté contre la première, « ce que certains appellent la philosophie » (Échange, 270), ne tombe point sur la seconde.
  38. Il est douteux que les mots τοῖς ὀνόμασι dont se sert Platon (304 e) s’appliquent au style, comme l’a soutenu P. Shorey (Class. Philology, 1922, p. 261-2), au lieu d’annoncer une citation littérale. Isocrate se sert à plusieurs reprises du mot ληρεῖν (cf. Euthyd., 304 e ληρούντων) pour des discoureurs qu’il méprise ; p. ex. Panathén., 235 a.
  39. Denys d’Halicarnasse attribuait à Isocrate 25 discours, Cécilius 28, et il ne nous en reste que 21 (Pseudo-Plutarque, 838 d).
  40. Raeder, o. l., p. 145 ; hypothèse déjà avancée par Dümmler, Kleine Schriften, I, 128.
  41. Wilamowitz le conteste pourtant, o. l., p. 112, après Hagen ; et Ritter (Platon, sein Leben, seine Schriften, seine Lehre, I, p. 213 et suiv.) rejette l’hypothèse avec un dédain ironique.
  42. Le seul que nous trouvions chez les anciens est fourni par Diogène de Laërte : il affirme (III, 8) que les deux hommes étaient unis d’amitié ; Praxiphane, ajoute-t-il, a consigné l’entretien sur les poètes que Platon avait eu avec Isocrate, dans sa maison de campagne où il le recevait. Ils avaient d’autre part des amis et des adversaires communs ; sur un certain nombre de points leurs idées se rencontraient (B. de Hagen, o. l., p. 25 sq.).
  43. Raeder, o. l., p. 187. Wilamowitz le conteste (o. l., p. 109), en soutenant que personne ne prenait alors au sérieux la condamnation formulée dans le Gorgias.
  44. § 1.
  45. Raeder, o. l., p. 138.
  46. Cf. Panathén., 26 etc. Pourtant, dans le discours sur l’Échange, il réplique avec vivacité à une attaque de Platon. Dans la République, 500 b, celui-ci rendait responsables de l’hostilité du public envers les philosophes « ceux qui du dehors ont fait indécemment irruption parmi eux, les injuriant et les traitant avec un parti pris de malveillance (φιλαπεχθημόνως), toujours occupés à parler d’individus, activité qui n’a rien à voir avec la philosophie. » Plus haut (498 e) il opposait à sa libre méthode d’exposition les procédés de la phrase savante : ῥήματα ἐξεπίτηδες ἀλλήλοις ὡμοιωμένα. Isocrate se sentit visé par l’allusion, et il répond dans l’Échange (260) au reproche de malveillance (φιλαπεχθήμονας).
  47. Hélène, début.
  48. id.
  49. Échange, 272.
  50. 271 b et passim.
  51. O. l., p. 154.
  52. Platon, Apologie, 38 b.
  53. O. l., p. 181.
  54. id., p. 181-183.
  55. O. l., p. 146.
  56. O. l., p. 566, note.
  57. C. Ritter, o. l., p. 254.
  58. Voir supra, p. 132.
  59. O. l., p. 181.
  60. R. Schaerer, Ἐπιστήμη et τέχνη, étude sur les notions de connaissance et d’art d’Homère à Platon, 1930, p. 110 et suiv.
  61. id., p. 199.
  62. C’est l’avis de Gomperz, o. l., p. 566, note 1 ; de Wilamowitz, o. l., p. 154 ; de Raeder, p. 146, qui toutefois ne présente cette conclusion que comme une vraisemblance.
  63. 88 a sq. ; cf. Euthyd., 279 a sq. ; surtout 281 b suiv.
  64. Raeder, o. l., p. 136.
  65. Entre 387 et 385, suivant Raeder ; en 384 environ, selon Wilamowitz ; peu après 382, selon A. Croiset (Notice du Ménon, p. 231).
  66. Drerup, Isocratis opera omnia, vol. I, ch. iv.