Théagès (trad. Souilhé)/Notice

Notice sur Théagès
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e  partiep. 192-205).
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NOTICE


I

LE SUJET

Ce dialogue, de forme dramatique, met en scène trois personnages : Socrate, Démodocos, Théagès. Aucune description ne permet de situer le lieu de la discussion, mais l’entretien s’engage aussitôt sur le sujet qui servira de thème aux interlocuteurs.

Prologue
121 a-122 e.

Démodocos vient de rencontrer Socrate et lui communique ses préoccupations au sujet de son fils Théagès. Ce dernier rêve de devenir savant et voudrait, dans ce but, fréquenter les maîtres du jour, dont la réputation est universelle, les sophistes. Aussi ne cesse-t-il de harceler son père pour qu’il lui donne son autorisation et n’hésite pas à faire les dépenses nécessaires. Mais Démodocos est fort perplexe, car on court de grands risques à se mettre à l’école de tels hommes. Avant de se décider, il est indispensable de réfléchir et de débattre sérieusement la question. Socrate accepte de mettre la chose en délibération, mais pour tirer au clair cette affaire, il désire tout d’abord s’informer du résultat que poursuit Théagès.

Première partie
122 e-125 b.

Théagès veut acquérir la science. Mais quelle science ? La science par excellence, celle que le jeune intellectuel désigne purement et simplement par le nom de σοφία. Or, comme toute science a un objet et qu’elle est spécifiée par cet objet, Socrate s’enquiert des projets caressés par le jeune homme et fait avouer à celui-ci qu’il aspire à la domination des cités.

La science politique ou la tyrannie, voilà bien ce que souhaitait Théagès, sans en avoir pris nettement conscience.


Deuxième partie
125 a-127 a.

À quels maîtres faut-il s’adresser pour apprendre une science aussi difficile ? Pour n’importe quel art, on se met à l’école des gens de métier. Dans le cas présent, il est donc clair qu’on devra prendre pour éducateurs ceux qui ont exercé ou qui exercent le gouvernement. Quels autres pourraient être compétents en cette matière, si ceux-là même qui ont l’expérience du pouvoir ne le sont pas ? — Mais Théagès se souvient des discours qu’on prête à Socrate. Ce dernier affirme continuellement que les hommes politiques ont été incapables de former leurs propres fils. De quelle utilité seraient-ils dès lors à des étrangers ?


Troisième partie
127 b-131 a.

Dans l’embarras où l’on se trouve, Théagès propose à Socrate de devenir son maître, et Démodocos appuie la requête de son fils. Socrate n’est-il pas le conseiller le plus sûr ? Socrate cependant hésite. D’abord, que pourrait-il enseigner, lui qui ne sait rien, sauf la science de l’amour ? Mais surtout, la « voix divine » qui a sur sa vie une influence universelle, autorisera-t-elle ces relations avec Théagès ? C’est elle, en effet, qui, en des circonstances analogues, permet à Socrate, ou l’empêche, de recevoir les jeunes gens qui pensent retirer quelque avantage de sa société. Refuser de prendre en considération ce signe divin, c’est se vouer à l’échec, comme en témoigne une multitude d’exemples.


Conclusion
131 a-fin.

Théagès se soumettra à la volonté du Dieu, mais tentera l’expérience. Pour l’instant, il ne prendra point d’autre maître que Socrate, et, s’il plaît à Dieu, il progressera.

II

LÀ « VOIX DÉMONIQUE »

Le dialogue de Théagès a été conçu évidemment en vue de l’épisode final. L’auteur a puisé soit dans la tradition écrite, soit dans la tradition orale, une série d’anecdotes contées, sans doute, dans le but d’expliquer le merveilleux ascendant exercé par Socrate sur plusieurs de ses disciples, et la nature de son influence. Ces récits, parfois extraordinaires, accréditaient l’opinion que l’infatigable questionneur à la figure de Silène, toujours à l’affût d’une proie nouvelle sur les places publiques ou dans les boutiques d’artisans, sophiste à dégonfler, jeune naïf à mettre en garde contre des chimères, — ne ressemblait pas aux autres hommes. Il avait, prétendait-il, une mission à remplir, il se tenait en relations constantes avec une divinité dont il écoutait religieusement les oracles, il se regardait comme une sorte d’intermédiaire entre Dieu et les hommes. Aux affirmations de Socrate, la renommée, toujours généreuse, ajoutait encore, et, peu à peu, se forma une légende dont nous trouvons un écho dans Théagès, légende qui tendait à faire de Socrate un thaumaturge presque autant qu’un maître de sagesse. Pour comprendre la portée du dialogue attribué à Platon, il ne sera pas inutile d’essayer de suivre les transformations progressives du personnage historique.

« Voici, écrit Cicéron, ce que nous avons entendu dire de Socrate et ce qu’il répète lui-même fréquemment dans les livres socratiques : il y a quelque chose de divin qu’il appelle daemonion et auquel il obéit : cette chose ne le pousse jamais et, par contre, l’empêche souvent[1] ». Parmi ces livres socratiques, il faut citer en première ligne les dialogues de Platon dont Cicéron reproduit ici un passage. Dans l’Apologie, en effet, Socrate explique à ses juges pourquoi il ne s’est jamais mêlé de politique : « Cela tient, dit-il, comme vous me l’avez souvent entendu déclarer et en maint endroit, — à une certaine manifestation d’un dieu ou d’un esprit divin, qui se produit en moi, et dont Mélétos a fait le sujet de son accusation, en s’en moquant. C’est quelque chose qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix, qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne toujours de ce que j’allais faire, sans jamais me pousser à agir[2] ». Tel est bien le caractère de la « voix démonique » d’après les textes platoniciens. Elle retient Socrate quand il est sur le point d’accomplir une action qui ne convient pas. Ainsi lui a-t-elle interdit de se livrer à la politique[3] ; elle l’empêche de se lier à certains jeunes gens, tandis que, pour d’autres, elle lui laisse toute liberté[4]. Un jour, Socrate se dispose à quitter un gymnase, « le signe démonique habituel » l’arrête, et bientôt après, Euthydème et Dionysodore entrent pour engager une discussion[5]. Une autre fois, le même avertissement inspire au philosophe de ne pas repasser l’Ilissos avant d’avoir expié par une palinodie ses paroles blasphématoires contre l’amour[6]. Dans tous les cas mentionnés par Platon, remarquons-le, cette voix dirige Socrate seul ; elle ne paraît nullement destinée à guider les autres ; encore moins se manifeste-t-elle comme un oracle dont le rôle est de révéler l’avenir. La fable du Socrate prophète, que plus tard la légende se complaira à développer, pourrait cependant trouver son point d’attache dans ce passage de Phèdre dont on reconnaîtra facilement le ton ironique et plaisant : « Comme je me disposais à passer le fleuve, mon signal divin, celui qui m’est familier, s’est fait sentir (c’est toujours lui qui m’arrête quand je suis sur le point d’agir) : j’ai cru entendre ici une voix qui ne me laisse pas partir avant d’avoir expié, comme si j’avais péché contre la divinité. C’est que je suis devin, non un devin très sérieux, mais comme ceux qui savent mal leurs lettres ; j’en sais pourtant assez pour moi-même. Aussi je vois clairement ma faute, tant il est vrai, ami, qu’il y a dans l’âme une puissance divinatoire : tout à l’heure, en effet, quelque chose me troublait, tandis que je parlais… » (242 b-c). Cette faculté de divination dont parle ici Socrate, en songeant peut-être à des intuitions soudaines de l’esprit, favorisait évidemment la croyance à la réalité d’un génie, d’un véritable dieu qui faisait entendre à l’âme de son privilégié des communications oraculaires.

Le témoignage de Xénophon devait confirmer encore celle persuasion. Les Mémorables ajoutent aux renseignements de Platon, et leurs affirmations générales pourraient être l’origine des faits extraordinaires colportés dans la suite par des disciples, amis du merveilleux. Deux traits sont à noter : 1o  la « voix » n’est pas seulement un frein qui retient Socrate, mais, dans certains cas, elle l’engage aussi, semble-t-il, à intervenir ; 2o  ce n’est plus seulement Socrate qui est le bénéficiaire de ses conseils, mais, par lui, elle dirige encore tous ceux qui consentent à lui obéir : « On racontait couramment, rapporte l’historien au 1er livre des Mémorables (2-6), que Socrate prétendait recevoir un signe divin (τὸ δαιμόνιον ἑαυτῷ σημαίνειν). Ce fut, à mon avis, la cause principale de l’accusation portée contre lui d’introduire de nouvelles divinités. Or, il n’introduisait rien de plus nouveau que tous ceux qui, croyant à la mantique, se servent d’augures, d’oracles, de présages, de sacrifices. Eux ne s’imaginent pas que ces oiseaux ou les êtres qu’ils rencontrent, connaissent ce qui est utile aux devins, mais les dieux signifient par eux leurs pensées. C’est là aussi ce que croyait Socrate. Le vulgaire affirme que les oiseaux ou les êtres que l’on rencontre détournent d’agir ou poussent à l’action. Socrate disait aussi ce qu’il éprouvait : d’après lui, la manifestation divine se traduisait par un signe. Il avertissait un grand nombre de ses familiers de faire telle chose, de s’abstenir de telle autre, sur l’indication qu’il recevait de l’oracle divin. Ceux qui l’écoutaient s’en trouvaient bien ; ceux qui lui désobéissaient s’en repentaient. Or, tout le monde conviendra qu’il ne voulait paraître ni sot, ni charlatan aux yeux de ceux qui le fréquentaient. Et il n’eût certes pas manqué de paraître l’un et l’autre, si on avait découvert que ses avertissements, donnés comme venant du dieu, n’étaient que des impostures. Il est donc clair qu’il n’aurait pas fait de prédiction, s’il n’avait cru dire la vérité ». Ce texte suppose visiblement la nature prophétique de Socrate : la « voix démonique » n’inspire pas seulement celui qui a le don de l’entendre, mais, par son interprète, elle exprime aux autres hommes sa volonté[7]. L’Apologie nous montre encore Socrate affirmant sa faculté divinatoire et la comparant aux vaticinations de la prêtresse de Delphes : « Comment donc introduirais-je de nouvelles divinités en soutenant que la voix d’un dieu se manifeste à moi et me signifie ce qu’il faut faire ? Ceux qui se servent du chant des oiseaux et des oracles des hommes, appuient certainement leurs conjectures sur des voix. Peut-on douter que le tonnerre ne parle et ne soit un très grand augure ? La prêtresse de Delphes, sur son trépied, n’annonce-t-elle pas aussi par la voix les oracles qu’elle tient du dieu ? Que la divinité possède assurément la prescience de l’avenir et le prédise à qui il lui plaît, tout le monde, ainsi que moi, le dit et le pense. Mais il y en a qui appellent augures, oracles, présages, devins, ceux qui font les prédictions ; moi, je l’appelle une chose divine, et je crois, par cette dénomination, user d’un langage plus vrai et plus pieux que ceux qui attribuent aux oiseaux la puissance divine. La preuve que je ne mens pas contre la divinité, la voici : j’ai annoncé à nombre de mes amis les avertissements du dieu. Or, jamais je n’ai été surpris en délit de mensonge » (12, 13)[8].

Toutes ces déclarations supposent, sans doute, bien des anecdotes qui devaient se répandre dans les cercles socratiques et contribuaient à fortifier cette réputation de thaumaturge. Les documents parvenus jusqu’à nous sont relativement sobres. Mais nous savons que la renommée fut, comme toujours, généreuse. « Permulta collecta sunt ab Antipatro, quae mirabiliter a Socrate diuinita sunt », nous apprend Cicéron[9]. Donc, deux cents ans après la mort de Socrate, le stoïcien Antipater avait pu faire une riche collection de ces récits merveilleux : la légende allait s’embellissant et s’amplifiant. Cicéron raconte, par exemple, que le philosophe ayant vu un jour son ami Criton avec un œil bandé, lui demanda ce que c’était. Criton répondit que, se promenant à la campagne, il avait fait plier une branche d’arbre, et la branche s’étant redressée, l’avait frappé à l’œil. Alors Socrate de répliquer : « Aussi, pourquoi ne m’as-tu pas écouté quand je te rappelais ? Je venais de recevoir mon présage divin habituel ». Cicéron rapporte encore comment, après la défaite de Délium, alors que Lachès et ses troupes fuyaient, Socrate, qui suivait l’armée, arrivé à un carrefour, s’engagea dans une route différente de celle que prenaient les autres. On lui en demanda la cause : « C’est, dit-il, que le dieu m’en détourne ». Or, ceux qui prirent un autre chemin tombèrent au milieu de la cavalerie ennemie[10]. La même histoire est consignée par Plutarque[11] et développée dans la 1re  Lettre socratique[12].

Cette lettre est un document assez curieux qui doit dater de l’époque post-aristotélicienne. Socrate est censé répondre à un chef d’État et refuse de quitter Athènes pour se rendre à l’invitation de son correspondant. Ce dernier met sa fortune à la disposition de celui qu’il voudrait pour maître. Mais Socrate méprise l’argent, et la cupidité ne parviendra pas à l’arracher à sa vie habituelle. De plus, il doit remplir une mission à Athènes : « Le dieu m’a imposé ce devoir et il n’est pas étonnant que cela m’attire des haines ; mais il ne permet pas que je me désiste. Or, il est préférable de lui obéir. Évidemment, il sait mieux que moi ce qui convient. Quand je voulais venir chez toi, il m’en a empêché et, comme une seconde fois tu me mandais auprès de toi, il m’a interdit de partir. Je n’ose lui résister… Ce qu’on fait suivant l’avis des dieux produit un heureux résultat ; en agissant, au contraire, en opposition avec eux, on ne retire aucun profit… Je ne serais pas surpris que tu n’ajoutasses pas foi à mes paroles concernant mon signe divin. Bien d’autres aussi se trouvaient dans tes dispositions d’esprit. Beaucoup ont refusé de me croire à la bataille de Délium… » Ici, l’épistolier relate le fait que nous avons mentionné plus haut, puis il ajoute : « À quelques-uns, j’ai prédit en particulier bien des événements qui devaient se réaliser, grâce à la connaissance que m’en communiquait le dieu[13] ». On glanerait encore d’autres anecdotes dans le de Genio Socratis de Plutarque, mais il est inutile d’insister[14]. Signalons seulement la prophétie concernant l’expédition de Sicile, relatée par Plutarque et par l’auteur de Théagès[15]. C’est le seul récit qui soit commun au dialogue et à d’autres sources, encore existantes, relatives au « daimonion » de Socrate.

En tout cas, on se rend aisément compte du milieu où le Théagès a été composé. Le Socrate qu’on nous dépeint ici rappelle, sans doute, le Socrate platonicien : le dialogue Théétète a été amplement utilisé, comme nous le montrerons plus loin. Mais l’imitateur a surtout retenu le côté merveilleux, étrange même du caractère socratique et il l’a exagéré. Le héros du Théagès possède la faculté divinatoire que lui reconnaît Xénophon et en fournit la preuve par une série de faits prodigieux dont son « daimonion » est l’acteur principal et lui-même l’instrument[16]. Mieux encore : de lui s’échappe comme une sorte de vertu, et le seul contact physique de sa personne suffit à communiquer la sagesse. Aristide, fils de Lysimaque, lui avouait un jour : « Je vais te dire Socrate, une chose incroyable, par les dieux, mais pourtant vraie. De toi, je n’ai jamais rien appris, tu ne l’ignores pas. Néanmoins, je progressais quand je me trouvais dans ta compagnie, même si seulement j’étais dans la même maison, sans être dans la même chambre, mais bien plus, si j’étais dans la même chambre, et j’avais l’impression que c’était beaucoup plus encore, lorsqu’étant dans la même chambre que toi, tandis que tu parlais, je te regardais, bien plus que lorsque je portais ailleurs mes regards ; mais là où mes progrès devenaient le plus considérables, c’était quand, assis auprès de toi, je me tenais bien près et pouvais te toucher…[17] »

On voit comment la légende avait grandi et comment, peu à peu, un Socrate idéalisé, presque divinisé, à la façon de Pythagore ou d’Empédocle, tendait à se substituer au Socrate de l’histoire. Cette seule considération suffirait à révéler l’époque tardive où fut composé le Théagès.

III

L’AUTEUR ET SES PROCÉDÉS LITTÉRAIRES

L’antiquité ne paraît pas avoir mis en doute l’authenticité du Théagès. Thrasylle l’adopte dans son catalogue, et le place en tête de la cinquième tétralogie, à côté de Charmide, Lachès, Lysis[18]. L’analogie des situations a, sans doute, commandé le rapprochement de ces dialogues. Le jeune Charmide songe aussi, comme Théagès, à se livrer entièrement à « l’incantation de Socrate »[19], et Lachès vient également avec Lysimaque auprès du sage conseiller, tout comme Démodocos, pour traiter la grave question de l’éducation de leurs fils[20].

Élien, dans un de ses chapitres, cite, probablement de mémoire, ou résume, plusieurs passages de notre dialogue, sans exprimer le moindre soupçon sur son origine, tandis qu’au chapitre suivant, il met en question l’authenticité d’Hipparque[21].

Presque tous les critiques modernes tiennent néanmoins pour apocryphe cette œuvre attribuée à Platon[22]. Il est, en effet, bien difficile de rendre le même écrivain responsable de portraits aussi disparates de Socrate, et la conception du « daimonion », telle que l’expose le Théagès, diffère par trop de celle des autres dialogues pour croire à l’unité d’auteur[23].

Il nous reste donc à faire ressortir les procédés de rédaction du dialogiste et à essayer de déterminer où fut composé cet écrit.

Le livre VI de la République pourrait bien avoir suggéré la première idée du sujet, des personnages, de l’épisode principal. Là, Platon rappelle l’exemple de Théagès, un disciple de Socrate, à propos du petit nombre de vrais philosophes. Ces derniers sont rares. Ce sont quelques esprits distingués que l’éducation a perfectionnés et qui, retirés dans la solitude, doivent leur persévérance dans l’étude de la sagesse au soin qu’ils ont pris de s’éloigner des corrupteurs ; ce sont encore quelques grandes âmes, vivant dans de petits États et qui méprisent les charges publiques ou toute autre profession, pour se consacrer à la philosophie. « D’autres, enfin, sont arrêtés par le même frein qui retient notre ami Théagès. Tout ce qui peut détourner de la philosophie semble avoir conspiré contre lui ; mais ses maladies continuelles l’empêchent de se mêler des affaires et l’obligent à philosopher » (496 b-c). Et aussitôt après, Socrate fait mention du signe démonique : « Pour ma part, il ne me convient guère de parler de ce signe démonique. À peine trouverait-on un autre cas semblable dans le passé » (496 c). Il n’est pas impossible que la lecture de ce passage et le rapprochement entre l’exemple de Théagès et l’exemple du « daimonion », ait fourni à notre dialogiste le thème à développer[24].

L’auteur a utilisé la plupart des textes où Platon signale les interventions de la « voix démonique », mais il a mis surtout à contribution trois œuvres : l’Apologie, Alcibiade I, Théétète.

Nous avons déjà dit comment, à propos du « daimonion », le Théagès reproduit à peu près littéralement plusieurs lignes de l’Apologie. Ailleurs encore, le même ouvrage est à peine démarqué. Il ne sera pas inutile de mettre en regard le modèle et l’imitation pour donner un exemple des procédés rédactionnels du pseudo-Platon. Socrate fait connaître la méthode d’éducation des sophistes qui parcourent les villes, persuadant aux jeunes gens de se mettre à leur école et de leur payer largement leurs leçons :


Apologie, 19 e.

Τούτων γὰρ ἕκαστος, ὦ ἄνδρες, οἷός τ’ ἐστίν, ἰὼν εἰς ἑκάστην τῶν πόλεων, τοὺς νέουις, οἷς ἔξεστι τῶν ἑαυτῶν πολιτῶν προῖκα συνεῖναι ᾧ ἂν βούλωνται, τούτους πείθουσι τὰς ἐκείνων συνουσίας ἀπολιπόντας σφίσιν συνεῖναι χρήματα διδόντας καὶ χάριν προσειδέναι.

Théagès, 128 a.

Plusieurs sophistes sont cités, comme dans l’Apologie, Prodicos, Gorgias, Polos… καὶ ἄλλοι πολλοί, οἳ οὕτω σοφοί εἰσιν ὥστε εἰς τὰς πόλεις ἰόντες πείθουσι τῶν νέων τοὺς γενναιοτάτους τε καὶ πλουσιωτάτους — οἷς ἔξεστι τῶν πολιτῶν ᾧ ἂν βούλωνται προῖκα συνεῖναι — τούτους πείθουσιν ἀπολείποντας τὰς ἐκείνων συνουσίας αὐτοῖς συνεῖναι, προσκατατιθέντας ἀργύριον πάνυ πολύ μισθόν, καὶ χάριν πρὸς τούτοις εἰδέναι.


Platon, sans doute, se répète parfois, mais avec combien plus de souplesse et moins de servilité ! Il suffira, pour s’en convaincre, de comparer aux passages que nous venons de mettre en parallèle le texte de Protagoras, 316 c, où la même idée est encore développée.

Rudolf Adam a très clairement montré les ressemblances qui existent entre Théagès et Alcibiade I[25]. De part et d’autre, le désir de gouverner est exprimé en termes analogues[26]. Le Socrate de Théagès fait dépendre le succès de la formation philosophique de son futur disciple, non d’une volonté humaine, mais du bon plaisir de Dieu (130 e), tout comme le Socrate d’Alcibiade I déclare à son ami qui veut se dégager de l’asservissement des passions : il ne faut pas dire « Je me libérerai, si tu le veux Socrate », mais « si Dieu le veut » (135 d). Dans les deux écrits, nous trouvons une induction toute semblable. Théagès vient de formuler le souhait d’acquérir la science. Le dialogiste joint aussitôt, d’une façon assez maladroite, le concept de direction, de commandement, à celui de science : cela, sans doute, dans le but d’introduire un thème qui est la reproduction presque littérale d’une page d’Alcibiade I[27].

Enfin, le Théétète paraît avoir fourni un modèle important. Les rapports entre les deux écrits sont manifestes. En lisant dans Théagès (129 e et suiv.) les explications de Socrate sur sa « voix démonique », on ne peut s’empêcher d’y voir une réplique de Théétète (150 e et suiv.) : mêmes idées, mêmes exemples, mêmes expressions, une telle concordance ne peut être l’effet d’un pur hasard. Il sera utile ici, croyons-nous, de mettre également les deux passages sous les yeux du lecteur :


Théétète, 150 e, 151 a.

Ὧν εἷς γέγονεν Ἀριστείδης ὁ Λυσιμάχου καὶ ἄλλοι πάνυ πολλοί· οὕς, ὅταν πάλιν ἔλθωσι δεόμενοι τῆς ἐηῆς συνουσίας καὶ θαυμαστὰ δρῶντες, ἐνίοις μὲν τὸ γιγνόμενόν μοι δαιμόνιον ἀποκωλύει συνεῖναι, ἐνίοις δὲ ἐᾷ, καὶ πάλιν οὗτοι ἐπιδιδόασι.

Théagès, 129 e, 130 a.

Πολλοῖς μὲν γὰρ ἐναντιοῦται, καὶ οὐκ ἔστι τούτοις ὠφεληθῆναι μετ’ ἐμοῦ διατρίβουσιν… πολλοῖς δὲ συνεῖναι μὲν οὐ διακωλύει, ὀφελοῦνται δὲ οὐδὲν συνόντες. Οἷς δ’ ἂν συλλάβηται τῆς συνουσίας ἡ τοῦ δαιμονίου δύναμις, οὗτοί εἰσιν ὧν καὶ σὺ ᾔσθησαι· ταχὺ γὰρ παραχρῆμα ἐπιδιδόασιν… πολλοὶ δέ, ὅσον ἂν μετ’ἐμοῦ χρόνον ὧσιν, θαυμάσιον ἐπιδιδόασιν, ἐπειδὰν δέ μου ἀπόσχωνται, πάλιν οὐδὲν διαφέρουσιν ὁτουοῦν. Τοῦτό ποτε ἔπαθεν Ἀριστείδης ὁ Λυσιμάχου ὑὸς τοῦ Ἀριστείδου.


On se rend compte du mode de développement. L’imitateur a conservé certains mots types (συνουσία, συνεῖναι, ἐπιδιδόασι) ; il en a changé d’autres au moyen d’équivalents (οὐ διακωλύει pour ἐᾷ) ; il en a transposé quelques-uns (θαυμάσιον ἐπιδιδόασιν remplace θαυμαστὰ δρῶντες), et il s’est contenté d’amplifier légèrement le thème platonicien. Notons encore que l’affirmation socratique du Théétète : mes disciples n’ont jamais rien appris de moi (ὅτι παρ’ ἐμοῦ οὐδὲν πώποτε μαθόντες, 150 d) est reprise dans Théagès et se trouve, cette fois, énoncée précisément par un disciple : ἐγὼ γὰρ ἔμαθον μὲν παρά σου οὐδὲν πώποτε (130 d). Le Socrate de Théétète, après avoir cité le cas d’Aristide, ajoutait qu’on pourrait encore en alléguer bien d’autres (καὶ ἄλλοι πάνυ πολλοί) ; le Socrate de Théagès détaille ces πολλοί, en apportant comme preuves des noms et des exemples. Il apparaît donc que le Théétète est vraiment le modèle du Théagès, et nous ne pensons pas que l’hypothèse suggérée par Janell soit juste[28]. Pour le critique allemand, Théagès aurait précédé Théétète et ce dernier dialogue serait une protestation de Platon contre une déformation du caractère de Socrate. Théétète serait ainsi une œuvre polémique dirigée contre l’auteur de Théagès. Est-il vraisemblable que Platon eût désavoué d’une façon si discrète un écrit qui abusait à ce point du nom de son maître ? N’aurait-il pas insisté plus énergiquement sur le sens réel qu’il fallait donner à la déclaration socratique : « De moi, on n’a jamais rien appris », et ne se serait-il pas prononcé plus catégoriquement contre une conception qui tendait à assimiler le philosophe à un véritable thaumaturge ? On comprend, au contraire, que le Théétète pouvait fournir un point d’appui à l’interprétation d’un socratique d’époque tardive, ami du merveilleux, et qui commente les thèmes platoniciens en utilisant, d’une part, les thèmes xénophontiques, et, de l’autre, les faits légendaires mis alors en circulation. Déterminer l’époque précise où fut composé le dialogue est assez difficile. Soit du texte, soit de la langue de l’auteur, on ne saurait inférer aucune conclusion certaine. Le style est bien attique et imite assez heureusement celui de Platon. Janell situe Théagès entre l’Apologie platonicienne qui a été plagiée et le Théétète qui est la réponse de Platon, par conséquent entre 395 et 365. Nous avons dit déjà la fragilité de cette hypothèse. Plus récemment, J. Pavlu[29], après une étude détaillée du dialogue, rejette la position de Janell, et reconnaît que soit l’Apologie, soit le Théétète, soit Alcibiade I, ont été imités. Or, comme suivant le critique, Alcibiade I ne peut vraisemblablement dater que de 340/39, ce serait là pour Théagès, le terminus post quem. Combien de temps a-t-il paru après Alcibiade ? Il est impossible de le décider. Un indice pourrait, peut-être, cependant nous permettre de hasarder une date approximative. L’idée d’une domination mondiale semble préoccuper l’esprit de l’écrivain. Le souhait le plus ardent de Théagès est d’exercer la tyrannie sur tous les hommes, et, chose notable, d’être même, si possible, divinisé : εὐξαίμην μὲν ἂν οἶμαι ἔγωγε τύραννος γενέσθαι, μάλιστα μὲν πάντων ἀνθρώπων εἰ δὲ μή, ὡς πλείστων… ἔτι δέ γε ἴσως μᾶλλον θεὸς γενέσθαι (125 e, 126 a). L’auteur ferait-il allusion à un fait encore récent, et le souvenir du jeune roi de Macédoine qui avait bouleversé le monde grec et barbare par ses exploits extraordinaires et qui s’était vu un jour décerner les honneurs de la divinité, hanterait-il les imaginations ?[30] L’hypothèse nous reporterait à la fin du iiie siècle, ou au début du iiie. En tout cas, nous pouvons supposer que le dialogue fut écrit longtemps après la mort de Socrate, alors que le philosophe était en train de devenir un personnage de légende. Cette dernière remarque confirme encore la date tardive que nous croyons devoir attribuer au Théagès.

IV

LE TEXTE

Les mêmes manuscrits que pour les Rivaux ont été utilisés.


  1. « Hoc nimirum est illud, quod de Socrate accepimus, quodque ab ipso in libris Socralicorum saepe dicitur, esse diuinum quiddam, quod daemonion appellat, cui semper ipse paruerit, nunquam impellenti, saepe reuocanti » (De diuinatione, I, 54).
  2. Apologie, 31 d (Traduction M. Croiset).
  3. Apol. l. c., République VI, 496 c, d.
  4. Théétète, 151 a ; Alcibiade I, 103 a.
  5. Euthydème, 272 e.
  6. Phèdre, 242 b c.
  7. D’autres textes se rapprochent des témoignages platoniciens. v. g. Mémorables, IV, 8, 5 ; Banquet VIII, 5, si toutefois le Banquet est authentique.
  8. Il semble bien que l’Apologie de Xénophon soit authentique, malgré les objections de plusieurs critiques, à la suite de Walckenaer. Voir les raisons en faveur de l’authenticité dans A. Croiset, Histoire de la littérature grecque, tome IV3, pp. 374, 375.
  9. De diuinatione, I, 54.
  10. De diuinaitone, I, 54.
  11. De Genio Socratis, ii.
  12. Hercher, Epistolographi graeci, p. 609.
  13. Hercher, p. 611 : πολλὰ δὲ καὶ ἰδίᾳ προηγόρευσα ἐνίοις τῶν ἀποβησομένων διδάσκοντος διδάσκοντος τοῦ θεοῦ.
  14. Voir, par exemple, l’anecdote du devin Euthyphron, ch. 10. — Maxime de Tyr, dans ses deux dissertations sur le δαιμόνιον Σωκράτους (XIV et XV) suit la tradition xénophontique, mais les histoires qu’il rapporte sont uniquement celles que l’on trouve chez Xénophon et chez Platon.
  15. Plutarque, De Genio Socratis, ii ; Théagès, 129 c d.
  16. Anecdotes de Charmide, 128 d e ; de Timarque, 129 a b c ; de l’expédition de Sicile et d’Ionie, 129 d.
  17. Théagès, 130 d. — Ce texte pourrait être une imitation du Banquet 176 d. Mais ce qui est ici exprimé ironiquement, ou sous forme de symbole, est pris à la lettre dans Théagès.
  18. Diogène Laërce, III, 59.
  19. Charmide, 176 b.
  20. Lachès, 179 a b.
  21. Var. Hist. VIII, 1 et 2.
  22. Presque tous les critiques modernes, depuis Schleiermacher, se sont prononcés contre l’authenticité : Ast, Hermann, Zeller, Ueberweg, Gomperz, Raeder, Bruns, Das literarische Porträt der Griechen, Berlin, 1896, p. 345 ; R. Adam, Ueber die Echtheit und Abfassungzeit des platonischen Alcibiades I, in Archiv fur Gesch. der Phil. 1901, p. 63 ; Janell, op. cit. ; J. Pavlu, Der pseudoplatonische Dialog Theages, in Wiener Studien, 1909, pp. 13-37 ; U. von Wilamowitz-Moellendorff, in Hermes, 1897, p. 103, note 2 et in Platon. I, 114, 184 ; II, 325. — On ne peut guère citer, en faveur de l’authenticité, que Socher, Überplatonische Schriften, 1820, p. 92 et Knebel, Plat. dialogi tres… 1833, p. 7 et suiv., en Allemagne ; Grote, en Angleterre ; Waddington, en France.
  23. D’après C. Ritter, Untersuchungen über Plato, p. 94, Théagès s’accorde linguistiquement avec les premiers dialogues de Platon, sauf sur un point. Le datif ionien εὐχαῖσι employé à 131 a est caractéristique d’un style platonicien plus tardif.
  24. Théagès est encore cité dans l’Apologie, 33 e, mais on en parle comme de quelqu’un qui n’existe plus. Son frère Paralos est mentionné comme disciple de Socrate.
  25. Art. cit. p. 63.
  26. Théagès 125 e, Alcibiade I, 105 a b c.
  27. Théagès, 123 d e, 124 a ; Alcibiade I, 125 b c d.
  28. Janell, Über die Echtheit und Abfassungzeit des Theages, in Hermes, 1901, p. 427-439.
  29. J. Pavlu, Der pseudoplatonische Dialog Theages, in Wiener Studien, 1909, t. 31, p. 13-37.
  30. Durant son expédition d’Égypte en 332-331, Alexandre alla visiter l’oracle d’Ammon en Lybie. À son retour, il garda le silence sur cette entrevue et laissa circuler toutes sortes de légendes. On raconta que, au nom du dieu, le prêtre l’avait salué comme fils de Zeus. Telle fut l’origine des prétentions d’Alexandre au titre de divinité.