Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Lettre V

Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re  partiep. 23-24).





LETTRE V



Platon à Perdiccas : Bon succès

321 c 4 J’ai recommandé à Euphraios[1], comme tu me l’as écrit, de donner tous ses soins à tes affaires : il est juste que je t’apporte le conseil sacré de l’hôte[2], comme on l’appelle, d sur tout ce que tu pourrais me demander et sur le parti à tirer d’Euphraios. Cet homme peut t’être utile en bien des choses, mais tout particulièrement pour ce dont tu as actuellement besoin, à cause de ton âge et parce qu’ils ne sont pas nombreux ceux qui conseillent la jeunesse sur un tel sujet. Les gouvernements ont, en effet, chacun leur langue, comme s’ils étaient des êtres vivants. Autre est celle de la démocratie, autre celle de l’oligarchie, autre celle de la monarchie[3]. Beaucoup s’imaginent les connaître, mais e ils sont loin de les comprendre, sauf de rares exceptions. Tout État qui parle son propre langage vis-à-vis des dieux et des hommes et agit conformément à ce langage, prospère toujours et se conserve, mais en imite-t-il un autre, il périt. Or ce n’est point là le moindre service que puisse te rendre Euphraios, quelque valeur qu’il ait par ailleurs. Je ne doute pas qu’il ne sache trouver les discours convenant à la monarchie, 322 tout autant que quiconque dans ton entourage. Voilà donc en quoi il te sera profitable et, à ton tour, tu lui rendras grand service.

Peut-être qu’en m’entendant, on dira : « Platon, comme il paraît, prétend connaître ce qui est avantageux à la démocratie, et alors qu’il lui était possible de parler au peuple et de lui donner d’excellents avis, il ne s’est jamais levé pour faire entendre sa voix. » — À cela, réponds : Platon est né bien tard dans sa patrie, il a trouvé le peuple b déjà trop vieux et façonné par les ancêtres à toutes sortes d’habitudes de vie en opposition avec ses conseils. Ah ! certes, il eût été, en effet, trop heureux de les lui donner, comme à un père[4], s’il n’avait pensé que ce serait s’exposer en pure perte, sans autre chance de succès.

Je crois bien que mon conseiller lui-même n’agirait pas autrement. Si je lui faisais l’effet d’être incurable, il me tirerait sa belle révérence et se tiendrait en dehors de tout conseil me concernant, moi et mes affaires. Bonne chance.


  1. Sur Euphraios et Perdiccas, voir la notice particulière.
  2. Cf. Théagès, 122 b : λέγεται συμβουλὴ ἱερὸν χρῆμα εἶναι.
  3. Le livre VI de la République compare également l’État démocratique à un être vivant que flattent les sophistes, dont ils s’efforcent de satisfaire les caprices et de comprendre le langage pour y adapter leur enseignement et leur conduite (493 a b c).
  4. Ce thème est également développé dans Criton, 50 e, 51. Dans l’Apologie (31 d), Socrate se défend de s’être jamais mêlé de politique, car il était persuadé que ni lui ni le peuple n’aurait retiré quelque utilité de son intervention.