Poèmes, suivis de Venise sauvée/Texte entier

Poèmes, suivis de Venise sauvée
Lettre de Paul Valéry
Gallimard (collection Espoir).

NOTE DE L’ÉDITEUR

En 1940, Simone Weil commença d’écrire une tragédie, Venise sauvée, d’après le récit de Saint-Réal, Conjuration des Espagnols contre la République de Venise. Ce projet lui tenait à cœur ; ses confidences et les nombreuses ébauches qu’elle a laissées en témoignent. On a pu réunir, par exemple, une cinquantaine de versions du grand monologue de Jaffier. Pour éclairer ses intentions et compléter, dans la mesure du possible, le texte de cette tragédie restée inachevée, nous publions en préface les notes éparses dans les Cahiers de Simone Weil et qui se rapportent à Venise sauvée. C’est du reste à sa demande que ces notes furent réunies et lui furent envoyées à Londres, en même temps qu’une copie du texte de la tragédie. Son intention était alors de l’achever ; la mort seule l’en empêcha.

Avec Venise sauvée, nous publions ici les poèmes de Simone Weil, inédits pour la plupart. Certains sont des œuvres de jeunesse. Les Vers lus au goûter de la Saint-Charlemagne ont été composés en janvier 1926. Simone Weil, élève de Première Supérieure au lycée Henri-IV, avait été chargée d’écrire et de lire le poème qu’on lit traditionnellement à la fête des lycées et collèges dédiée à Charlemagne, à la fin de janvier. À une jeune fille riche remonte aussi probablement aux années d’études. Éclair fut écrit en 1929 ; Simone Weil dit, dans ses Cahiers (II, p. 329), qu’elle l’a écrit à vingt ans. Prométhée doit dater de 1937. Elle envoya ce poème à Paul Valéry qui la remercia par la lettre qu’on trouvera ci-après. À un jour est postérieur à Prométhée ; la première version en fut écrite en 1938. Le poème Les Astres fut composé dans les derniers jours de 1941 ou les tout premiers de 1942. La Mer, Nécessité, La Porte sont des œuvres écrites également à Marseille en 1941-1942.

Ces dates sont celles de la première rédaction de ces poèmes. Mais Simone Weil corrigea et remania certains d’entre eux plus d’une fois par la suite. Dans une lettre à ses parents, écrite à Londres le 22 janvier 1943, elle leur indique encore des changements à faire dans les poèmes Les Astres, Prométhée, À un jour, et dans le « chant de Violetta » qui termine Venise sauvée. Dans la même lettre, elle dit : « Ce serait gentil de reproduire quelques exemplaires du recueil de vers, sans hâte (Violetta inclus, avec, avant, les quatre derniers vers de Jaffier)J’aimerais assez que ces vers paraissent tous ensemble, d’un coup, dans l’ordre chronologique, quelque part… » (Écrits de Londres et dernières lettres, pp. 227-228.)

Éclair et Nécessité ont été publiés dans les Cahiers du Sud en 1947 (no 284, pp. 565-566). Le poème La Porte a été publié au début des Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu.

On a joint à Venise sauvée et aux poèmes une œuvre d’extrême jeunesse et en prose, mais dont la grâce poétique permet de l’inclure dans ce recueil : Les Lutins du feu, conte que Simone Weil écrivit à onze ans.

Lundi 20 septembre 1937.
Mademoiselle ou Madame,

Je vous remercie de la lettre que vous avez l’amabilité de m’écrire. Mais ne vous flattez pas que mon jugement vaille grand-chose quant à la poésie. Mes sentiments sur cet art sont si particuliers et formés par des circonstances si diverses que je ne puis équitablement les appliquer aux œuvres d’autrui, je sais par expérience qu’ils m’égarent assez souvent.

Ceci dit, je viens à vos vers. Ils sont fort bien faits, vous ne l’ignorez pas. Déchirons-les un peu. « Tremblant de lassitude » ne va pas. « Tout entre en joie. » Je n’aime pas beaucoup le dernier vers : « Faut-il, etc. »

Et encore : la strophe de x sur 10 est trop longue. Avec des vers de x syllabes ce type est lourd, et sa structure de rimes croisées perd son « cantabile ».

Enfin, quant à l’ensemble, le poème est un peu trop sensiblement « didactique ». Vous observerez qu’il accumule quantité de notions : Il fit.. Il fit.. Il donna, etc.

C’est trop instructif.

Voilà pour les amertumes. Mais je n’ai que des compliments à vous faire sur la fermeté de l’ensemble, sa plénitude et sa force de mouvement. Beaucoup de vos vers sont tout à fait heureux. Enfin, et ceci est essentiel, il y a dans ce Prométhée une volonté de composition, à quoi j’attache la plus grande importance, vu la rareté de ce souci dans la poésie.

Souci n’est pas le mot exact. Par composition, j’entends autre chose que la suite logique ou chronologique qui découle d’un sujet. Je pense à une qualité beaucoup plus subtile, la plus rare qui soit et que les plus grands poètes ont en général ignorée. Vous me comprendrez en y songeant un peu.

Veuillez agréer, Madame ou Mademoiselle, l’assurance de mes sentiments dévoués et tous mes hommages.

Poèmes


1. À une jeune fille riche.

2. Vers lus au goûter de la Saint-Charlemagne.

3. Éclair.

4. Prométhée.

5. À un jour.

6. La mer.

7. Nécessité.

8. Les astres.

9. La Porte.

10. Conte des lutins du feu.

À UNE JEUNE FILLE RICHE

Clymène, avec le temps je veux voir dans tes charmes
Sourdre de jour en jour, poindre le don des larmes.
Ta beauté n’est encor qu’une armure d’orgueil ;
Les jours après les jours en feront de la cendre ;
On ne te verra pas, éclatante, descendre,
Fière et masque baissé dans la nuit du cercueil.

À quel destin promise, en ta fleur passagère,
Glisses-tu ? Quel destin ? Quelle froide misère
Viendra serrer ton cœur à le faire crier ?
Rien ne se lèvera pour sauver tant de grâce ;
Les cieux restent muets pendant qu’un jour efface
Des traits purs, un teint doux qu’un jour a vus briller.

Un jour peut te blêmir la face, un jour peut tordre
Tes flancs sous une faim poignante ; un frisson mordre
Ta chair frêle, naguère au creux de la tiédeur ;
Un jour, et tu serais un spectre dans la ronde

Lasse qui sans arrêt par la prison du monde
Court, court, avec la faim au ventre pour moteur.

Comme un bétail la nuit par les bancs pourchassée,
Où trouver désormais ta main fine et racée,
Ton port, ton front, ta bouche avec son pli hautain ?
L’eau brille. Trembles-tu ? Pourquoi ce regard vide ?
Trop morte pour mourir, reste donc, chair livide,
Tas de loques prostré dans le gris du matin !

L’usine ouvre. Iras-tu peiner devant la chaîne ?
Renonce au geste lent de ta grâce de reine.
Vite. Plus vite. Allons ! Vite, plus vite. Au soir
Va-t’en, regards éteints, genoux brisés, soumise,
Sans un mot ; sur ta lèvre humble et pâle qu’on lise
L’ordre dur obéi dans l’effort sans espoir.

T’en iras-tu, les soirs, aux rumeurs de la ville,
Pour quelques sous laisser souiller ta chair servile,
Ta chair morte, changée en pierre par la faim ?
Elle ne frémit pas lorsqu’une main la frôle ;
Les reculs, les sursauts sont rayés de ton rôle,
Les larmes sont un luxe où l’on aspire en vain.

Mais tu souris. Pour toi les malheurs sont des fables.
Tranquille et loin du sort de tes sœurs misérables,
Tu ne leur fis jamais la faveur d’un regard.
Tu peux, les yeux fermés, prodiguer les aumônes ;
Ton sommeil même est pur de ces mornes fantômes
Et tes jours coulent clairs sous l’abri d’un rempart.


Des morceaux de papier, plus durs que les murailles,
Te gardent. Qu’on les brûle, et ton cœur, tes entrailles,
Seront frappés de coups dont tout l’être est brisé.
Mais ce papier t’étouffe, il cache ciel et terre,
Il cache les mortels et Dieu. Sors de ta serre,
Nue et tremblante aux vents d’un univers glacé.

VERS LUS AU GOÛTER
DE LA SAINT-CHARLEMAGNE,
Lycée Henri-IV (30 janvier 1926)

J’entends des chants, des cris, des appels et des rires ;
Quels sont ces jeunes gens qui semblent si joyeux ?
Quand pour nous les destins toujours deviennent pires,
Quelle est cette lueur que je vois dans leurs yeux ?
Les uns sont des enfants, d’autres presque des hommes,
Mais un même bonheur illumine leur front ;
Quels paradis voient-ils, éteints dès qu’on les nomme ?
À quoi songent-ils donc, dans le trouble où nous sommes ?
Est-ce à ce qu’ils accompliront ?

Douce jeunesse, illuminée
Des plus clairs regards du matin,
Tu marches d’année en année
À la rencontre du destin.
Les yeux sur les pures étoiles,
Tu vas vers l’avenir sans voiles ;

Tu marches parmi les clartés,
Le regard libre et les mains vides,
Au-devant des aubes splendides
Qui se lèvent sur les cités.

Ivre de l’ivresse du sage,
Tu bois l’air pur, candide et clair ;
Tu crois ouïr un divin message
Dans ce silence plein d’éclairs ;
Libre de parfums et de rêves,
Tu dédaignes les fleurs trop brèves,
Tu vas dans la paix de l’éveil,
Foulant la neige inviolée
Et ne voyant dans la vallée
Que les libres jeux du soleil.

Tu vas, forte, innocente et pure,
Tenant un glaive dans ta main ;
Tu crois que l’éclat d’une armure
Siérait, sous ce soleil divin ;
Libre et soudain comme un miracle,
Ton pur regard est un oracle
Pour tes aînés trop soucieux,
Qui se demandent, sans réponse,
Quels destins les astres annoncent
À ces jeunes silencieux.

Car les destins présents sont mornes et tragiques :
Le pain au citoyen parfois vient à manquer ;
Le peuple, fatigué des luttes politiques,
Déjà s’irrite et tremble et commence à gronder.
Au loin notre pays voit, en de mornes guerres,

Combattre ses soldats encore presque enfants ;
Ici, de durs soucis font les regards austères ;
Que peuvent donc songer, dans toutes ces misères,
Ces jeunes hommes triomphants ?

Peut-être devant eux ils voient, comme en un rêve,
Passer cet Empereur dont nous fêtons le nom ;
Ils voient des bras levés qui s’abattent sans trêve,
Entendent des coups sourds plus beaux que les canons.
L’on brandissait alors Durandal et Joyeuse ;
Les glaives au soleil scintillaient par éclairs ;
Et sans cesse passaient, troupe victorieuse,
Bien droits sur leurs chevaux, dans leur joie orgueilleuse,
Les chevaliers au regard clair.

Ils luttent, ces héros, hardiment, d’homme à homme,
Le glaive teint de sang, maïs le cœur toujours pur ;
Au ciel l’ange sourit au soldat qui le nomme,
Et le guerrier combat, plus ardent et plus sûr.
C’est pour Dieu que l’on lutte, et pour la douce France ;
Autour du chevalier qui meurt, joignant les mains,
Les trois vierges de Dieu viennent, beau chœur qui danse,
La Charité, la Foi, la candide Espérance,
Pour lui dévoiler les destins.

Cependant que ses pairs l’emportent vers la terre,
Douce terre de France où son corps dormira !…

Puis retournent combattre ; et de nouveau la guerre
Gronde, et l’on rivalise à qui le vengera.
Le mort s’ajoute au mort ; d’autres blessés sans cesse,
Par le glaive frappés, s’ajoutent aux blessés ;
Puis, sans même sentir ce glaive qui les blesse,
Se lèvent pour frapper, frapper, avec ivresse,
Tant, que leurs bras en sont lassés.

Et le jeune homme ardent qui songe à Charlemagne
Veut, à son tour, combattre, et lutter, et mourir ;
Marcher, marcher sans fin, par val et par montagne,
À la suite d’un chef, et sans songer à fuir.
Un sang jeune et bouillant dans ses veines ardentes
S’épand ; il ne sait pas que les temps sont passés
Où l’homme frappait l’homme avec ses mains sanglantes
Et nourrissait sans fin ses ivresses brûlantes
Avec des crânes fracassés !

Le jeune homme, à présent, ne peut plus, dans la guerre,
Assouvir son besoin d’agir et de lutter ;
Les soldats d’aujourd’hui luttent — combat sévère ! —
Sans glaive, dans la boue, et sans pouvoir frapper.
Mais s’il ne peut rêver de suivre cette route,
Mais s’il ne peut rêver d’imiter ces soldats,
Qu’il ne s’afflige pas ! et plutôt qu’il écoute

En lui sourdre une voix plus forte que le doute,
Qui l’appelle à d’autres combats.

Car ces temps ne sont plus où l’homme allait en rêve
S’enivrant vainement de vaines actions ;
Nous, il nous faut combattre en des combats sans trêve,
Plus beaux que les combats entre les nations.
Ce qu’il nous faut dompter, nous autres, c’est le monde ;
Étreignant l’univers de notre forte main,
Il nous faut établir le droit, la paix féconde,
Et partout imposer notre empreinte profonde
Sur les choses et le destin !

Partez donc, jeunes gens, dans l’ardeur de votre âge,
Partez, forts et virils, pour des combats si beaux ;
Par deux grandes vertus, Patience et Courage,
Soyez vainqueurs de tout, et même des tombeaux.
Plutôt que Charlemagne, invoquez cette sainte
Qui fut par son grand cœur plus forte que la mort ;
Telle que l’invoquait le Français dans sa crainte,
Lorsqu’il la regardait, sans menace et sans plainte,
Veiller sur la Ville qui dort !

ÉCLAIR

Que le ciel pur sur la face m’envoie,
Ce ciel de longs nuages balayé,
Un vent si fort, vent à l’odeur de joie,
Que naisse tout, de rêves nettoyé :

Naîtront pour moi les humaines cités
Qu’un souffle pur a fait nettes de brume,
Les toits, les pas, les cris, les cent clartés,
Les bruits humains, ce que le temps consume.

Naîtront les mers, la barque balancée,
Le coup de rame et les feux de la nuit ;
Naîtront les champs, la javelle lancée ;
Naîtront les soirs, l’astre que l’astre suit.

Naîtront la lampe et les genoux ployés,
L’ombre, le heurt aux détours de la mine ;
Naîtront les mains, les durs métaux broyés,
Le fer mordu dans un cri de machine.

Le monde est né ; vent, souffle afin qu’il dure !
Mais il périt recouvert de fumées.
Il m’était né dans une déchirure
De ciel vert pâle au milieu des nuées.

PROMÉTHÉE

Un animal hagard de solitude,
Sans cesse au ventre un rongeur qui le mord,
Le fait courir, tremblant de lassitude,
Pour fuir la faim qu’il ne fuit qu’à la mort ;
Cherchant sa vie au travers des bois sombres ;
Aveugle quand la nuit répand ses ombres ;
Au creux des rocs frappé de froids mortels ;
Ne s’accouplant qu’au hasard des étreintes ;
En proie aux dieux, criant sous leurs atteintes —
Sans Prométhée, hommes, vous seriez tels.

Feu créateur, destructeur, flamme artiste !
Feu, héritier des lueurs du couchant !
L’aurore monte au cœur du soir trop triste ;
 Le doux foyer a joint les mains ; le champ
A pris le lieu des broussailles brûlées.
Le métal dur jaillit dans les coulées,
Le fer ardent plie et cède au marteau.
Une clarté sous un toit comble l’âme.
Le pain mûrit comme un fruit dans la flamme.
Qu’il vous aima, pour faire un don si beau !


Il donna roue et levier. Ô merveille !
Le destin plie au poids faible des mains.
Le besoin craint de loin la main qui veille
Sur les leviers, maîtresse des chemins.
Ô vents des mers vaincus par une toile !
Ô terre ouverte au soc, saignant sans voile !
Abîme où frêle une lampe descend !
Le fer court, mord, arrache, étire et broie,
Docile et dur. Les bras portent leur proie,
L’univers lourd qui donne et boit le sang.

Il fut l’auteur des rites et du temple,
Cercle magique à retenir les dieux
Loin de ce monde ; ainsi l’homme contemple,
Seul et muet, le sort, la mort, les cieux.
Il fut l’auteur des signes, des langages.
Les mots ailés vont à travers les âges
Par monts, par vaux, mouvoir les cœurs, les bras.
L’âme se parle et tâche à se comprendre.
Ciel, terre et mer se taisent pour entendre
Deux amis, deux amants parler tout bas.

Plus lumineux fut le présent des nombres.
Les spectres, les démons s’en vont mourant.
La voix qui compte a su chasser les ombres.
L’ouragan même est calme et transparent.
Au ciel sans fond prend place chaque étoile ;
Sans un mensonge elle parle à la voile.
L’acte s’ajoute à l’acte ; rien n’est seul ;
Tout se répond sur la juste balance.
Il naît des chants purs comme le silence.
Parfois du temps s’entrouvre le linceul.


L’aube est par lui une joie immortelle.
Mais un sort sans douceur le tient plié.
Le fer le cloue au roc ; son front chancelle ;
En lui, pendant qu’il pend crucifié,
La douleur froide entre comme une lame.
Heures, saisons, siècles lui rongent l’âme,
Jour après jour fait défaillir son cœur.
Son corps se tord en vain sous la contrainte ;
L’instant qui fuit disperse aux vents sa plainte ;
Seul et sans nom, chair livrée au malheur.

À UN JOUR

Hors des brumes le jour se lève
Par-delà les cimes des monts.
L’univers va chasser le rêve ;
Qu’il paraisse ! Adieu les démons !
Quand la clarté pâle et glacée
Pénètre l’âme, traversée
Soudain de ses traits déchirants,
Du frisson de chaque herbe frêle
Qu’un silence monte et se mêle
Sans terme aux déserts transparents !

Quel cœur ne fend, si la subite
Et douce atteinte du matin
Défait l’ombre où tout bas s’agite
Doute, remords, peur du destin ?
La grâce lui fait mal ; il saigne
Devant les plaines où l’eau baigne
Des plis de brouillard délicat,
La ramure qui tremble nue,
L’aile qui glisse suspendue,
L’air inondé d’un faible éclat.


Jour naissant, jour fait de rosée,
Si clair dans l’âme et dans les cieux,
Toute cette splendeur posée
Comme une caresse en tous lieux
Nous reviendra tendre et limpide.
Le soir à travers l’air fluide
En comblera le pré mouillé.
Mais avant que le soir descende
Et parmi nous calme s’étende,
Ô jour, que tu seras souillé !

*

Chaque minute, ô jour qui monte !
Quand elle a fui d’un vol muet
Après elle laisse la honte
Que recueille l’instant qui naît.
Partout quelque bouche soudaine
S’ouvre et vient ternir d’une haleine
Les jours et les douces saisons
D’êtres hier encor sans larmes
Qui maintenant n’ont plus qu’alarmes
Vains travaux, détresse et prisons.

Quel effort tord les destinées
Dont l’or, le fer, le sort, les lois
Écrasent les vastes années
Dans l’espace d’un peu de voix !
Quand les lèvres inattentives
Laissent sur les foules captives
Tomber ces mots, si lourds de temps,
Les heures croulent en poussières ;
La clarté touche les paupières,
Elle a déserté les instants.


Pourquoi blesser de ton aurore
Les yeux des vaincus, jour mort-né ?
Ils sont las qu’il leur faille encore
Voir luire un soleil condamné.
Un jour mort est trop long à vivre.
L’aube amère ordonne d’en suivre
Le cours affreux sans chanceler.
Le cœur, les genoux leur défaillent.
Il faut pourtant debout qu’ils aillent
Où l’âme ne veut pas aller.

Mille fois mille âmes désertes
Saluent ce jour déjà perdu.
Ces mille et mille jours inertes
Sont un jouet vil et vendu.
Quelques joueurs, hantés d’images,
Le regard au lointain des âges,
Ignorent que le jour paraît.
L’aube et le soir ne sont que songe
Si comme un glaive au cœur n’en plonge
La brève et lumineuse paix.

Aveugles, ils foulent et brassent
Avenirs, passés et présents,
Toujours, sans savoir, quoi qu’ils fassent,
Dans leur faim des jours et des ans,
Se rassasier d’aucun nombre.
Leur main croit, se crispant dans l’ombre,
Tenir les siècles malheureux.
En vain l’axe des cieux est juste.
Jour frêle et sacré, jour auguste,
Jour, tu n’es pas éclos pour eux.


Pour qui, hélas, viens-tu d’éclore ?
Ces jeunes êtres effondrés,
Voulais-tu les baigner d’aurore
Parmi les champs non labourés ?
Du gris sur leurs faces boueuses,
Loin des mains pour eux seuls soigneuses,
Ils sont à terre pour toujours,
La bouche ouverte sans prière,
L’œil insensible à la lumière,
Dépouillés de leur part de jours.

D’autres, nus, sont couverts des gouttes
De l’aube au travers des chemins.
Vers tous les habitants des routes
Ils tendirent leurs vaines mains.
On charge comme de la terre
Les os qu’a rongés la misère,
Que nulle terre n’a nourris.
Et d’autres, que d’autres qui gisent…
Les jours passés leur interdisent
De te voir, jour qui leur souris.

Jour sans force, la pierre même
Tu ne pourras la traverser.
Un mur te retire à qui t’aime ;
Et des murs en plomb vont peser
Jusqu’à la nuit sur les poitrines.
Du tumulte lourd des usines,
Des marchés de chair à souiller,
Du fond des prisons immuables,
Montent les regards misérables.
Quel rayon daigne les baigner ?


Tout est clos sur la foule obscure
Dont tremblent les membres liés.
Aux destins soumis à l’injure,
Aux longs efforts humiliés,
Que les claires plaines sont grises !
Même dans la tiédeur des brises,
Même en marche au milieu d’un champ,
L’opprobre et la stupeur amère
Auront interdit ciel et terre
Tout ce jour au jour caressant.

Mais plus de nuit couvre l’espèce
Qui fourmille par les cités
Des êtres à la chair épaisse
Dont l’esprit dort sous les clartés.
Ils ne tressaillent qu’à la foudre
Dès que pour détruire et dissoudre
Elle tombe les traverser.
Ce jour heureux qui vient de naître,
Nul n’aura-t-il su le connaître
Lorsque son cours devra cesser ?

*

Faible rire brillant de larmes,
Début d’un jour parmi les jours,
Viens, prends-nous, lève les alarmes,
Monte, illumine, allume, accours !

Ta flamme glisse d’heure en heure ;
Ton aile à l’éclat calme effleure
Tour à tour les pâles pays.
Les airs sont en fleurs sur tes traces.
Qu’une fois par les lents espaces
On veille alors que tu jaillis !

Que d’un chant d’ange l’aube appelle
Un cœur soudain muet et clair
A la douceur de la nouvelle
Qui palpite éparse dans l’air.
Que ce long jour lui soit le pacte
Qui joigne sans fin l’âme exacte
À la balance innée aux cieux.
Ô long jour qu’il va boire avide,
Passe et le comble par un vide
Qui fait de lui l’égal des dieux.

En vain vont pâlir sur la plaine
Ce soir les suprêmes lueurs.
Le ciel en vain mouvant entraîne
Les sereines heures ailleurs.
Ce jour de céleste silence
Livre à jamais au monde immense
Un esprit transpercé d’amour,
Même si son moment s’apprête
Et si le sort aveugle arrête
Que soit venu son dernier jour.

LA MER

Mer docile au frein, mer soumise en silence,
Mer éparse, aux flots enchaînés pour toujours,
Masse offerte au ciel, miroir d’obéissance ;
Pour y tisser chaque nuit des plis nouveaux,
Les astres au loin sans effort ont puissance.

Lorsque le matin vient combler tout l’espace,
Elle accueille et rend le don de la clarté.
Un éclat léger se pose à la surface.
Elle s’étend dans l’attente et sans désir,
Sous le jour qui croît, resplendit et s’efface.

Les reflets du soir feront luire soudaine
L’aile suspendue entre le ciel et l’eau.
Les flots oscillants et fixés à la plaine,
Où chaque goutte à son tour monte et descend,
Demeurent en bas par la loi souveraine.

La balance aux bras secrets d’eau transparente
Se pèse elle-même, et l’écume, et le fer,
Juste sans témoin pour chaque barque errante.
Sur le navire un fil bleu trace un rapport,
Sans aucune erreur dans sa ligne apparente.


Mer vaste, aux mortels malheureux sois propice,
Pressés sur tes bords, perdus sur ton désert.
À qui va sombrer parle avant qu’il périsse.
Entre jusqu’à l’âme, ô notre sœur la mer ;
Daigne la laver dans tes eaux de justice.

NÉCESSITÉ

Le cercle des jours du ciel désert qui tourne
Parmi le silence aux regards des mortels,
Gueule ouverte ici-bas, où chaque heure enfourne
Tant de cris si suppliants et si cruels ;

Tous les astres lents dans les pas de leur danse,
Seule danse fixe, éclat muet d’en haut,
Sans forme malgré nous, sans nom, sans cadence,
Trop parfaits, que ne revêt aucun défaut ;

À eux suspendus, notre colère est vaine.
Calmez notre soif si vous brisez nos cœurs.
Clamant et désirant, leur cercle nous traîne ;
Nos maîtres brillants furent toujours vainqueurs.

Déchirez les chairs, chaînes de clarté pure.
Cloués sans un cri sur le point fixe au Nord,
L’âme nue exposée à toute blessure,
Nous voulons vous obéir jusqu’à la mort.

LES ASTRES

Astres en feu peuplant la nuit les cieux lointains,
Astres muets tournant sans voir toujours glacés,
Vous arrachez hors de nos cœurs les jours d’hier,
Vous nous jetez aux lendemains sans notre aveu,
Et nous pleurons et tous nos cris vers vous sont vains.
Puisqu’il le faut, nous vous suivrons, les bras liés,
Les yeux tournés vers votre éclat pur mais amer.
À votre aspect toute douleur importe peu.
Nous nous taisons, nous chancelons sur nos chemins.
Il est là dans le cœur soudain, leur feu divin[1].

LA PORTE

Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers,
Nous boirons leur eau froide où la lune a mis sa trace.
La longue route brûle ennemie aux étrangers.
Nous errons sans savoir et ne trouvons nulle place.

Nous voulons voir des fleurs. Ici la soif est sur nous.
Attendant et souffrant, nous voici devant la porte.
S’il le faut nous romprons cette porte avec nos coups.
Nous pressons et poussons, mais la barrière est trop forte.

Il faut languir, attendre et regarder vainement.
Nous regardons la porte ; elle est close, inébranlable.
Nous y fixons nos yeux ; nous pleurons sous le tourment ;
Nous la voyons toujours ; le poids du temps nous accable.


La porte est devant nous ; que nous sert-il de vouloir ?
Il vaut mieux s’en aller abandonnant l’espérance.
Nous n’entrerons jamais. Nous sommes las de la voir.
La porte en s’ouvrant laissa passer tant de silence

Que ni les vergers ne sont parus ni nulle fleur ;
Seul l’espace immense où sont le vide et la lumière
Fut soudain présent de part en part, combla le cœur,
Et lava les yeux presque aveugles sous la poussière.

CONTE

Les Lutins du feu

Le bal allait, allait. Les lutins sautaient leur joyeuse sarabande, plus haut, toujours plus haut. Les robes de lumière se frôlaient, rouges, jaunes, orange doré, projetant tout autour des lueurs fantastiques. Ils dansaient, les lutins de flamme, sur les bûches craquantes et le bois fendu, ils dansaient avec ivresse, bondissant et s’entrechoquant.

Il dansait, il dansait toujours, le peuple joyeux des « Phlogos », conduit par le plus grand, l’empereur, le « Mégistos ». Ils sautaient en le suivant, s’arrêtant parfois pour baiser ses pieds brûlants.

Il dansait, il dansait toujours, le peuple des âmes candides, des âmes des enfants qui ne sont pas encore nés ; attendant leur tour d’être des hommes, les lutins se poursuivaient sur les bûches crépitantes.

Tout à coup, une grande lueur s’éleva, et tous jetèrent de brûlantes étincelles : au-dessus du feu flambant, une flamme avait élevé sa tête altière. Et, dans les crépitements, on entendit ces mots : « Phaidros Mégistos estin. » « Phaidros est Mégistos. »

Et la tête brillante de Phaidros s’illumina de fierté, tandis que tous, petits et grands, lui baisaient humblement les pieds, lui demandant : « Quel est ton bon plaisir ? »

Il donna alors la main à sa belle fiancée, Chrysè à la robe d’or, et dansa une « orchèsis », la danse la plus exquise des Phlogos, où l’on ne distinguait que des tourbillons de flammes bleues, rouges ou dorées, où l’œil ne pouvait les suivre, où tous se confondaient dans une poussière enflammée.

Tout à coup, tout devint obscur, et une voix sanglotante cria en crépitant : « Phaidros Mégistos n’est plus ! Phaidros Mégistos est mort ! »

La danse cessa, il n’y eut plus que des sautillements saccadés ; tous laissèrent là leurs couleurs brillantes et revêtirent leurs robes de deuil, d’un bleu livide. Ils pleuraient silencieusement des larmes d’or.

Après quelque temps, tous recommencèrent à danser, sauf Chrysè, ayant à leur tête le lutin Képhalè.

Mais par instants, au milieu des éclats de rire, des sanglots désespérés se faisaient entendre.

Soudain, des centaines d’étincelles sanglantes s’abattirent sur les danseurs, lancées avec une telle force qu’elles les obligèrent à se prosterner. Tous devinrent livides de peur. Quand tout d’un coup, on vit derrière une bûche la tête du lutin Klétès, qui portait le talisman de Phaidros. Car vous savez bien, mes enfants, que tout Phlogos porte sous sa robe le talisman qui lui donne sa hauteur, sa couleur, sa beauté, et que le vol en est puni de mort.

« A-t-il volé le cadavre ? » s’écria avec horreur Chrysè en s’avançant vers la bûche. Mais les étincelles l’obligèrent à reculer.

Et tous, blêmes, entendirent le bruit d’une lutte acharnée. Et tout à coup s’éleva une ombre d’un bleu livide, tandis que, fermant les yeux, tous s’écriaient : « Le fantôme de Phaidros ! » Quand ils les rouvrirent, l’apparition avait disparu.

Tout, alentour, était plongé dans l’ombre. Seules, les cendres étaient rouges.

Bientôt, les étincelles cessèrent, et les Phlogos crièrent miracle : car Phaidros apparaissait, plus brillant que jamais.

Éméra, en effet, l’avait étourdi, mais non tué, et lui avait pris son talisman. Quand il reprit ses sens, ils se battirent ; Phaidros, dépouillé de sa robe, dut fuir un instant vers le bal, mais bientôt se jeta sur Éméra, et l’égorgea.

Phaidros se jeta dans les bras de sa belle fiancée à la robe d’or (ce qui est le mariage des lutins) et ils dansèrent une « orchèsis » endiablée, allant plus vite que le vent, jetant des étincelles, où l’on ne pouvait les distinguer, où ils étincelaient, voilés par une poussière d’or.

Venise sauvée

Tragédie en trois actes


Notes sur « Venise sauvée ».

Acte premier.

Acte II.

Acte III.

NOTES SUR « VENISE SAUVÉE »

Première partie du premier acte. Un élan joyeux vers la conquête. Une scène où chacun dit : Aurais-je pensé, quand j’étais dans telle situation (de détresse)…? et pourtant si, je sentais bien que le destin me devait une revanche, qu’elle devait venir tôt ou tard, que je ne mourrais pas avant qu’elle ne vienne.

Les rendre aussi sympathiques que possible. Que le spectateur désire le succès de l’entreprise. Jusqu’au discours de Renaud, qui doit lui faire le même effet qu’à Jaffier.

*

Dès les premières lignes de la pièce, évoquer la paix de Venise et son ignorance de ce qui l’attend.

*

Dans le premier acte — et le deuxième — faire bien apparaître que c’est un complot d’exilés, de déracinés.

Ils haïssent les Vénitiens d’être chez eux — tous, sauf Jaffier. (Oui, Pierre aussi.)

Dégoût d’une existence monotone comme stimulant à l’arrière-plan. Évoquer l’ennui.

*

Dans le premier acte, idée de l’Empire.

Social sans racines, social sans cité, Empire romain.

Un Romain pensait toujours nous.

Un Hébreu aussi.

L’Espagne, la conjuration est du social pour les conjurés. Venise est une cité.

Cité, cela n’évoque pas du social.

L’enracinement est autre chose que le social.

*

Jaffier. Passion. Un des sens de la passion est peut-être que la douleur, la honte, la mort qu’on ne veut pas infliger autour de soi retombe sur soi, sans qu’on l’ait voulu. Comme si mathématiquement le malheur devait compenser le crime écarté, pour que l’âme reste soumise au mal (mais autrement soumise) ; réciproquement, la vertu consiste à garder en soi le mal qu’on souffre, à ne pas s’en délivrer en le répandant au-dehors par les actes ou l’imagination. (Acceptation du vide.)

Être pur = invariant.

*

Le malheur destructeur du « je ». Il détruit de la réalité, ôte de la réalité au monde. Plonge dans le cauchemar. Mais l’action correspondante aussi transmue de la réalité en rêve.

Y a-t-il une loi de similitude entre les deux bouts d’une action mauvaise, de sorte qu’elle fait un mal analogue à celui qui accomplit et à celui qui la subit ?

Et de même pour la bonne ?

L’action serait comme un langage. Comme les œuvres d’art, etc.

On communique quelque chose par une action.

À marquer dans Venise sauvée.

*

Jaffier. Il faut parvenir à donner un moment le sentiment que c’est le bien qui est quelque chose d’anormal. Et en effet, il en est bien ainsi, dans ce monde. On n’en a pas conscience ; que l’art en donne conscience. Anormal, mais possible, et le bien.

Il faut aussi faire apparaître le mal comme vulgaire, monotone, morne et ennuyeux.

*

Ce sont les choses comme valeurs qui sont irréelles pour nous. Mais les valeurs mensongères ôtent aussi de la réalité à la perception elle-même par l’imagination qui la recouvre, car les valeurs sont non pas déduites, mais directement lues dans la sensation à laquelle elles sont liées.

Ainsi le détachement parfait permet seul de voir les choses nues et sans ce brouillard de valeurs mensongères. C’est pourquoi il a fallu à Job les ulcères et le fumier pour la révélation de la beauté du monde. Car il n’y a pas de détachement sans douleur. Et il n’y a pas de douleur supportée sans haine et sans mensonge qu’il n’y ait détachement.

(Que la Venise sauvée reproduise ce mouvement.)

*

Une étiquette divine sur du social : mélange enivrant qui enferme toute licence. Diable déguisé.

Et pourtant une cité… (Venise…) Mais cela n’est pas du social ; c’est un milieu humain dont on n’a pas plus conscience que de l’air qu’on respire. Un contact avec la nature, le passé, la tradition, un μεταξύ.

Acte II. Violetta doit apparaître au point maximum de l’exaltation de Jaffier. Elle partie, Pierre répond longuement à Jaffier qui se tait, et en disant adieu à Pierre il lui dit comme quelqu’un qui se force : « Tu as raison, qu’est-ce que c’est qu’un homme ou une femme devant nous en ce moment… »

Mêler l’Ancien Testament aux paroles de Pierre.

Tout le deuxième acte, les paroles de Jaffier — à Pierre, à Renaud, à Violetta — sont toutes à double entente.

Et ce qui se passe dans son âme reste mystérieux.

Jaffier n’a que deux moments d’expansion au deuxième acte. L’un avec Pierre dans l’expression de l’amitié, l’autre avec Violetta dans l’expression de l’amour de Venise (incarnée pour lui par Violetta — il le lui dit plus tard en un vers sans que le lien soit exprimé). Mais cette expansion même est contenue. Contraste avec le débordement de paroles au troisième acte.

Au premier acte, un seul rythme — l’élan de la conjuration.

Au deuxième, deux — cet élan et l’immobilité de Jaffier.

Au troisième, immobilité.

*

Le moment de méditation de Jaffier à la fin du deuxième acte est le moment où la réalité entre en lui, parce qu’il a fait attention.

Pulsation dans ces deux actes, rythmant le temps.

Pulsation théâtrale.

Théâtre (ou épopée). Troisième dimension dans l’ordre de la destinée humaine. — Œdipe-Roi. — Bacchantes. — Jaffier…

Art et troisième dimension. Et la musique ?

*

Acte II. Faire sentir que le recul de Jaffier est surnaturel.

Jaffier. Il est surnaturel d’arrêter le temps.

C’est là que l’éternité entre dans le temps.

Croire à la réalité du monde extérieur et l’aimer, ce n’est qu’une seule et même chose.

En fin de compte, l’organe de la croyance est l’amour surnaturel, même à l’égard des choses d’ici-bas.

Dès que Jaffier s’aperçoit que Venise existe

Croire qu’une chose existe et la détruire, il faut un devoir vraiment impérieux.

*

La malédiction transmise. Indiquer pourquoi (individuellement) Renaud, Pierre, Jaffier sont devenus des aventuriers (comme pour mercenaires, courtisane). Pourquoi (nationalement) cette entreprise de l’Espagne.

Transmission automatique du mal jusqu’à la souffrance rédemptrice.

*

La miséricorde est un attribut proprement divin. Il n’y a pas de miséricorde humaine. La miséricorde implique une distance infinie. On n’a pas compassion de ce qui est proche. Jaffier.

*

L’innocence heureuse. Violetta. Quelque chose aussi d’infiniment précieux. Mais c’est un bonheur précaire, fragile, un bonheur de hasard. Fleurs de pommier. Ce bonheur n’est pas lié à l’innocence.

*

Le furieux élan des deux premiers actes habite encore dans les condamnés au début du troisième, violemment comprimé par les chaînes et la mort imminente, et la torture. Il doit être sensible.

Seul Jaffier n’a pas été un instant emporté par cet élan. Il est immobile tout le temps, Violetta et son père aussi. Tous les autres sont furieusement emportés.

Élan, dynamisme intense dans cette pièce jusqu’au monologue de Jaffier. Là l’élan s’arrête pile. Le reste n’est que piétinement.

Le troisième acte est composé de deux parties. Jaffier parle et on ne lui répond pas. On lui parle et il ne répond pas.

Dans la scène des condamnés déjà, cris sans réponse.

*

Dans les supplications et le désespoir de Jaffier, insister davantage peut-être encore sur le silence qui lui répond.

Après insister sur le silence de Jaffier.

*

Scène des condamnés à mort. Première partie très courte. Deuxième partie s’étire indéfiniment. Un d’eux : « Qu’ils me tuent s’ils veulent, mais je ne veux pas qu’on me torture. »

Dans cette scène, on mentionne le supplice des mercenaires torturés et pendus.

« Mais nous, ce n’est pas possible qu’on nous traite ainsi. Nous sommes des gentilshommes. — Si. On nous l’a dit. »

Un officier : « Je suis gentilhomme, je ne veux pas qu’on me pende. »

Un autre : « Je ne veux pas être torturé. »

Un autre : « Je veux être pardonné. »

*

Pouvoir de la simple répétition, observé dans les Spirituals. Répétition jusqu’à ce que les nerfs en soient malades. À appliquer dans Venise. Dans la scène des condamnés à mort. Et dans les insultes à Jaffier.

*

Dans le troisième acte, le Secrétaire ne parle à Jaffier que deux fois. Ou même une seule ? Ne le faire parler qu’au valet seulement, le reste du temps ? Oui.

Jaffier. Qu’il se demande : Est-ce que j’existe ? Mais surtout : Est-ce que j’ai été transformé en bête ?

*

Scène où Jaffier est muet. Il y faut un intérêt dramatique. Et cet intérêt doit être : le faire parler. « Dis-nous pourquoi tu as trahi d’abord Venise et ensuite tes amis. — À quoi pense un traître quand il trahit ? Explique-nous cela. Dis-nous si tu crois que tu es aussi parfait en traîtrise que Judas. Tu n’as peut-être pas tout dit, tu as peut-être encore de petits secrets à révéler. Si nous le torturions un peu ici, pendant que ses amis sont torturés là-bas ? Pourquoi souffriraient-ils, eux, et celui-là resterait-il indemne ? »

*

Dans la scène des condamnés à mort, dialogue bref ; allonger la partie où chacun monologue pour son compte.

Quand l’apprenti tourmente Jaffier, qu’un autre se joigne à lui, pour allonger la scène.

Quand Violetta arrive, tout le monde s’en va. Violetta reste seule.

Ainsi les lignes des artisans sautent — ou, de préférence, sont reportées au milieu de la scène antérieure. Au début, plutôt, avant que l’apprenti ne commence.

*

Au troisième acte, au lieu des répliques (« Où cela ? — Merci, je vais boire et manger »), qu’il garde le silence et que les autres commentent ses gestes (il saisit l’or avidement). « On n’a pas besoin de se demander pourquoi il a trahi ses amis ! »

Allonger encore cette partie de l’acte où il reste silencieux ? Que ses paroles, suivies par celles de Violetta, mettent fin à une tension intolérable,

*

À la fin : « On dirait qu’il va parler. — Tiens, il sait donc parler ! Je croyais qu’il était muet. — Non, il ne dit rien, tu vois. — Si, il parle, écoutez. » Et avant, l’apprenti. Insister davantage. « Son silence m’agace. »

*

Reprendre, pour la première fois depuis la Grèce, la tradition de la tragédie dont le héros est parfait.

*

Théâtre. Le théâtre doit rendre sensible la nécessité extérieure et intérieure.

Sur la scène — la lente maturation d’un acte, avec l’univers autour — puis l’acte précipité dans le monde.

*

Les vers. Ils ne « passent pas la rampe » s’ils ne créent pas pour le lecteur un nouveau temps. Et comme pour la musique (Valéry) un poème sort du silence, retourne au silence.

Éléments du poème. Un temps qui ait un commencement et une fin. À quoi cela correspond-il ? Puis la saveur des mots : que chaque mot ait une saveur maxima entre le sens qu’on lui donne et tous ses autres sens, un accord ou une opposition avec le son de ses syllabes, des accords et des oppositions avec les mots d’avant et d’après.

*

Venise sauvée. Nota. — Le marquis de Bedmar, ambassadeur d’Espagne à Venise, conçut en 1618 un plan pour mettre Venise au pouvoir du roi d’Espagne, qui était alors maître de presque toute l’Italie, par une conjuration. Voulant rester dans l’ombre à cause de sa situation d’ambassadeur, il confia l’exécution du plan à Renaud, seigneur français d’un âge avancé, et à Pierre, pirate provençal, capitaine et marin réputé. Renaud était chargé de la préparation, Pierre, des opérations militaires. Une grande partie des troupes mercenaires en garnison à Venise et beaucoup d’officiers, la plupart étrangers, au service de Venise, furent gagnés. Le plan était d’agir par surprise en pleine nuit, en occupant simultanément les points importants de la ville, en allumant au même moment beaucoup d’incendies dans tous les quartiers afin de répandre la confusion, et en tuant tout ce qui tenterait de résister. La nuit choisie était celle d’avant la Pentecôte. Jaffier fit échouer la conjuration, dont il était un des chefs, en la révélant au Conseil des Dix, par pitié pour la ville. Des historiens, surtout espagnols, ont nié l’authenticité de cette conjuration, mais avec des arguments très faibles. Il est sûr, en tout cas, que le Conseil des Dix fit exécuter plusieurs centaines d’hommes et que Bedmar dut quitter Venise.

Sujet : la conjuration des Espagnols contre Venise en 1618, racontée par l’abbé de Saint-Réal.


PERSONNAGES

Jaffier, capitaine de vaisseau, Provençal.

Pierre, 

Renaud, seigneur français.

Trois officiers.

Trois mercenaires (nationalité ?).

Courtisane, grecque, sujette de Venise.

Secrétaire du Conseil de Dix.

Violetta, sa fille.

Bassio, son serviteur favori.

Un de ses valets.

Un artisan
Un apprenti
de Venise


Lieu : à Venise. Acte I, chez la courtisane (près de la place Saint-Marc). Acte II, place Saint-Marc (sur le Campanile ?). Acte III, place Saint-Marc, ou plutôt Piazzetta.


Temps : acte I, premières heures du matin (longtemps avant l’aube), la veille de la fête de la Pentecôte (fête des fiançailles de Venise avec l’Adriatique). Acte II, même jour. Acte III, jour de la fête, commence en pleine nuit, finit à l’aube de ce jour. (En tout, un peu plus de vingt-quatre heures.)


ACTE PREMIER



Scène I


Première partie : avant le discours de Renaud. (N. B. Tous les personnages sont censés être là tout l’acte, mais changent de place dans la chambre.)


DEUX OFFICIERS

Nous allons donc voir se lever dans quelques heures le dernier jour de cette grande Venise. L’aurore de demain se lèvera ici sur une simple possession du roi d’Espagne, et c’est nous qui aurons fait cette grande chose. Nous, une poignée d’exilés, etc.


Rappel des détresses, des actes arbitraires qui ont jeté la plupart des conjurés dans la condition d’aventuriers — insister là-dessus.

Propos sur la conjuration, sur les perspectives de gloire et de fortune, sur le marquis de Bedmar (ambassadeur d’Espagne à Venise), Renaud, Pierre, Jaffier. L’éloge de chacun d’eux (rapide portrait), mais surtout de Jaffier. On aimerait l’avoir pour chef. Il est né chef : hautain, beaucoup de fierté, impétueux, mais en même temps juste et même tendre. Il est né pour les grandes choses. Ce serait plutôt à lui qu’à Pierre. Mais lui est heureux pour Pierre ; ils sont tellement amis ! D’ailleurs, quelle union merveilleuse entre tous ces conjurés ; c’est vraiment une bande d’hommes choisis. Sécurité complète pour le secret. Propos divers ; projets d’avenir.



Scène II


OFFICIER, PIERRE, puis JAFFIER,
RENAUD. AUTRES OFFICIERS


L’Offcier félicite Pierre de sa grandeur prochaine. Il va diriger la nuit prochaine l’exécution du projet, la capture de Venise ; ensuite il sera gouverneur de Venise et de tous les territoires qui en dépendent au nom du roi d’Espagne. On peut dire que c’est fait maintenant ; le succès est assuré. Quelle gloire et quelle puissance ! Mais elles sont dignes de vous. Il lui demande sa faveur, au moment de sa puissance. Pierre la lui promet, reconnaît qu’il est un homme heureux ; mais de toutes les faveurs de la fortune il en est une auprès de laquelle les autres ne sont rien à ses yeux ; c’est qu’il a un ami. Conversation sur cet ami, sur cette amitié, sur l’amitié en général.


PIERRE

Jaffier serait bien plus digne que moi d’une si haute fortune. Mais il n’y pense pas ; il est heureux qu’elle me soit accordée. Et moi, de mon côté, je la lui céderais avec plaisir. Qu’est-ce qui peut séparer deux amis qui ne sont pas séparés par l’ambition ?

OFFICIER

On dit que les meilleures amitiés peuvent être brisées par une femme.

PIERRE

Ce ne sera pas le cas pour nous. Car pour moi, une jeune et jolie femme en vaut une autre ; et il y en a beaucoup. Je ne leur demande que du plaisir. Je n’hésiterais pas un instant à sacrifier n’importe quelle maîtresse à mon ami. Et Jaffier est de ces hommes qui, quand ils aiment une femme, la respectent tellement qu’ils respectent aussi son choix, même si elle en aime un autre. Et je crois que, s’il aimait une femme à laquelle il me croie attaché, il ne s’avouerait pas cet amour à lui-même (insister). D’ailleurs, nous nous sommes souvent dit l’un à l’autre que nous n’avons jamais éprouvé un amour qui approche de notre amitié. Moi seul suis proche de lui, et lui de moi. Vous ne pouvez imaginer ce que c’est que notre amitié. Rien ne peut mettre notre amitié en danger. Chacun de ceux qui sont ici est pour moi comme un frère, et Jaffier aussi sent de même ; mais l’un pour l’autre nous sommes bien plus que des frères. Je n’aurais aucun plaisir à ma fortune présente si je ne partageais pas cette joie avec lui.

OFFICIER

Renaud va parler.

RENAUD

Long discours, très exalté, contenant tous les faits concernant la conjuration. En exalte l’objet.

Faire apparaître dans ce discours, et reparaître sans cesse comme un thème sous-jacent, des allusions à la biographie antérieure des conjurés. Presque tous des aventuriers, et jetés dans l’aventure par la détresse, par des violences subies. Renaud, jadis exilé de France, Pierre et Jaffier, de Provence, etc.

Vous allez faire l’histoire. Détruire une puissance tyrannique, intrigante, haïe de ses propres citoyens, qui s’oppose à l’unité de l’Europe. Grâce à vous, l’Europe entière va être unie sous la dynastie des Habsbourg, et les vaisseaux de l’Europe unie, sillonnant les mers, vont conquérir, civiliser, convertir au christianisme le globe terrestre tout entier, comme l’Espagne a fait pour l’Amérique. Et cela grâce à vous.

Entre autres :

Si la domination des Habsbourg n’impose pas la paix à l’Europe, elle peut être ravagée par trente ans de guerre. La maison d’Autriche est tout près de la domination universelle ; si elle la laisse échapper, des luttes sanglantes, longues et ruineuses s’engageront autour.

Danger turc. Nécessité d’une union de la chrétienté, etc. Faire apparaître l’Espagne comme poussée à une telle entreprise par une nécessité extérieure. Ce thème de l’impulsion de la nécessité, à l’échelle individuelle et nationale, apparaît surtout ici, et, au deuxième acte, dans l’entretien Renaud-Jaffier.

Ainsi, quoique l’exécution de notre projet doive nécessairement être horrible,

Description du sac de la ville, en six ou sept vers — ou plus ?

que cela ne vous arrête pas. C’est un mal passager pour un bien durable.

Évoque l’Ancien Testament.

Votre gloire, etc.

Leur condition d’aventuriers ne laisse d’issue à leur ambition que dans de telles entreprises.

Dans toute cette première partie, joie, orgueil, ivresse d’action et de puissance sans ombre d’inquiétude. Rajas.



Scène III


RENAUD, PIERRE


Deuxième partie : après le discours.

Pierre félicite Renaud après son discours. Le voit soucieux, demande pourquoi ? Tout va bien, pourtant. Renaud, après avoir fait quelque difficulté pour le dire, explique qu’en parlant il a vu le visage de Jaffier, qui écoutait, pâlir et se décomposer. Il craint tout d’une telle défaillance. Il craint leur perte à tous et, pour y remédier, propose de faire mourir Jaffier. Horreur de Pierre, protestations ; il se porte garant de Jaffier. Il connaît sa vaillance, sa fidélité, sa tendresse pour ses amis. Jaffier est entré dans la conjuration par amitié pour Pierre (rappelle comment). Il y est entré, il a prêté serment, par pure amitié pour Pierre, sans même savoir de quoi il s’agissait, alors qu’il était loin de Venise. Pierre l’a fait venir pour la conjuration (?). Et il trahirait cette amitié ? Pourquoi ? Il aurait peur ? Jaffier n’a jamais eu peur. Lui, vaillant, impétueux, téméraire pour aider ceux qu’il aime… Renaud insiste. Il a beaucoup d’expérience, il connaît très bien ce type d’hommes, qui s’engagent dans de grandes entreprises, mais défaillent au moment d’en arriver à l’exécution. C’est précisément au moment où Renaud décrivait l’exécution que Jaffier a changé de visage. On ne peut pas, des actes de courage de sa vie précédente, conclure à son courage pour une conjuration. Une conjuration demande un courage d’une espèce particulière, et le cœur peut y manquer à un homme prêt à affronter beaucoup d’autres périls. Le seul remède en pareil cas, c’est la mort. C’est triste, certainement ; Renaud aussi aime Jaffier ; mais c’est nécessaire. Qu’est-ce qu’une vie humaine quand on s’apprête à changer le monde ? Pierre essaie de montrer que, même du seul point de vue de la conjuration, on ne peut pas faire mourir Jaffier. Il est tellement aimé, admiré et respecté qu’il ne peut pas disparaître sans qu’on s’en émeuve. Soit que Renaud donne ou non aux conjurés la véritable explication, le trouble sera grand. Pierre appelle un officier.



Scène IV


RENAUD, PIERRE, OFFICIER


PIERRE, à l’Officier.

Nous nous demandons, Renaud et moi, qui serait le plus propre à me remplacer s’il m’arrivait quelque chose.

OFFICIER

Jaffier, bien entendu, tout le monde vous répondra la même chose.

PIERRE

Et que pensez-vous de Jaffier ? Moi, je suis si proche de lui que je me demande parfois comment il apparaît à ceux qui le connaissent moins bien.

Court éloge de Jaffier par l’Officier. Chef naturel. On désire lui obéir. Dignité, justice. Pierre le congédie et appelle l’autre.



Scène V


RENAUD, PIERRE, AUTRE OFFICIER


Même scène à peu près. L’éloge de Jaffier est assez différent (compagnon de captivité et d’évasion de Jaffier chez les Maures ? Peint sa constance impénétrable aux coups du sort, sa sérénité, que la pitié pouvait parfois troubler ?).



Scène VI


RENAUD, PIERRE


PIERRE

Vous voyez. Vous ne pouvez pas le faire disparaître sans créer une dangereuse inquiétude parmi les nôtres.

RENAUD

Je m’en rends bien compte, mais je crois si sérieusement qu’un grave danger nous menace de sa part que néanmoins sa mort me paraît la seule solution.

PIERRE

Voyons, vous me dites cela, à moi qui renoncerais pour lui au trône d’Allemagne si on me l’offrait à un tel prix ? Moi, qui sacrifierais pour son salut tout le globe terrestre et tous les hommes ? Vous croyez que sa vie est un danger pour vous ; mais si je devenais votre ennemi mortel, résolu à tout pour vous perdre, est-ce que cela aussi ne serait pas dangereux ?

RENAUD

Ne parlez pas ainsi ; je ne ferai rien sans votre consentement. Je croyais qu’en vous engageant dans une si grande entreprise, qui va changer la face du monde et décider des siècles à venir, vous étiez résolu à sacrifier à notre succès tous les sentiments. Nous avons exigé de chacun une telle résolution.

PIERRE

Oui, tous les sentiments, c’est vrai, sauf un, sauf mon amitié. Demandez-moi n’importe quoi d’autre, mais ne touchez pas à mon ami.

RENAUD

Très bien, je cède, et je souhaite que vous ayez raison dans votre confiance en lui. Mais écoutez-moi bien : je sens que votre ami nous perdra. Il a eu une défaillance, il en aura d’autres. Vous regretterez de n’avoir pas écouté la raison. Pour être un bon conjuré, il faut ne rien aimer.

PIERRE

Je le connais, vous verrez qu’il sera notre meilleur appui.

RENAUD

Puissiez-vous dire vrai, mais je crains le contraire. Quoi qu’il en soit, allons dormir quelques heures.



Scène VII


Une dernière scène, courte, où un des officiers dit :


OFFICIER

Voyez, l’aube commence à poindre. À l’aube prochaine, cette ville sera prosternée à nos pieds et nous serons les maîtres.


Rideau


ACTE II



Scène I


PIERRE, RENAUD


Pierre a reçu du Conseil des Dix l’ordre d’appareiller sur-le-champ. Il ne croit pas que ce soit mauvais signe, mais ne peut pas désobéir sans exciter des soupçons. Mais il a une bonne idée : Jaffier le remplacera, cette nuit, pour commander les conjurés dans la capture de la ville, puis ensuite dans le commandement de Venise et de ses dépendances. Ainsi, en admettant qu’il ait vraiment eu une défaillance, ce que Pierre ne croit pas, cette responsabilité et cette puissance vont lui rendre tout son courage. Pierre est heureux à la pensée qu’il aura la fortune qu’il mérite. Pierre a déjà fait accepter cette substitution par le marquis de Bedmar, à condition que Renaud soit d’accord, Renaud consent, mais s’étonne.

RENAUD

Moi, je ne céderais pour rien au monde la récompense qui m’est promise pour ma part dans la conjuration ; vous savez que je dois avoir une haute charge à la cour de Madrid.

Il pense que les êtres pensants sans exception tendent à exercer tout le pouvoir qu’il leur est possible d’exercer. Cela lui paraît la loi des êtres pensants, comme la pesanteur est la loi de la matière. Céder volontairement du pouvoir lui paraît contre nature.

PIERRE

C’est que vous ne savez pas ce que c’est que l’amitié. Vous auriez raison s’il s’agissait de tout autre que Jaffier. Mais Jaffier est plus moi que moi-même. Le voici. Voulez-vous vous éloigner quelque temps ? Je vais le sonder.



Scène II


PIERRE, JAFFIER


Pierre annonce à Jaffier la substitution, presque sèchement. Jaffier : explosion de regret et de gratitude à la fois.

JAFFIER

Il n’y a que toi au monde capable de cela. Mais je ne veux pas. Je te remplacerai cette nuit, mais après…

PIERRE

Non, non, c’est bien mieux ainsi. Cette haute fortune te revient bien plus légitimement qu’à moi. Tu es bien plus capable. Tu vas enfin posséder la ville que tu aimes, car comme tu l’aimes, cette ville ! Tu en seras le maître.

JAFFIER

Oui, toute cette beauté sera à moi ; comment l’imaginer ?

Dans cette évocation (de préférence dans la bouche de Jaffier), qu’il soit question de l’heure (milieu du jour), du cours du soleil et de la lumière.

Amitié et bonheur, crescendo ; au point maximum arrive Violetta.



Scène III


PIERRE, JAFFIER, VIOLETTA


Violetta déborde de joie pure à cause de la fête.


VIOLETTA

Oh ! que je voudrais être à demain ! Vous n’avez jamais vu la fête de Venise ? Il n’y a rien de comparable dans le monde ; vous verrez, demain ! Quelle joie pour moi, demain, de vous montrer ma ville dans sa plus parfaite splendeur ! Il y aura une si belle musique…

(Monteverdi), etc. Elle regrette que Pierre ne doive pas être là ; Jaffier du moins verra… etc. Eux répondent convenablement, Jaffier très peu.



Scène IV


PIERRE, JAFFIER


JAFFIER

J’ai cru voir que tu avais de l’inclination pour cette jeune fille. As-tu des instructions à me donner à son sujet, pour la nuit prochaine ? Faudra-t-il avoir soin de sa sécurité ?

PIERRE

Non, non, tu serais perdu si tu t’occupais de pareilles choses au cours de cette nuit. Tu auras trop de choses importantes à quoi veiller. C’est vrai qu’elle me plaît. Après notre victoire je la prendrai avec plaisir, si elle n’a été ni tuée ni souillée dans le sac. Autrement, j’en aurai assez d’autres. À partir de demain nous n’aurons qu’à choisir parmi les jeunes filles nobles, surtout toi, qui es beau et fier, et qui seras le maître. Mais assez là-dessus. Écoute : tu es bien au courant de

toutes les mesures à prendre ce soir, n’est-ce pas ?
Quelques détails techniques.


JAFFIER

Oui.

PIERRE

Et — excuse-moi de te poser cette question, je connais la réponse, mais mon devoir m’y oblige — tu es prêt pour assumer le commandement d’une si glorieuse entreprise, n’est-ce pas ? Tu n’as ressenti aucune crainte, aucun trouble à voir la date de l’action s’approcher ?

JAFFIER

Aucune crainte certes ; que peut-il y avoir à craindre dans une entreprise si bien préparée ? Je serai heureux de commander une si grande action, de commander un groupe d’hommes si vaillants, si unis, tel qu’on en voit un peut-être en plusieurs siècles. Aucun trouble, non — sinon que cette nuit, quand Renaud a parlé, je n’ai pu m’empêcher d’être un peu troublé par la pitié à l’idée du saccage de la ville.

PIERRE

Ah ! c’est donc là ce qui t’a fait pâlir ! Mais ce n’est rien, cela. Beaucoup de grands hommes ont éprouvé un instant de pitié, et même en ont versé des larmes, sur le point d’accomplir une grande action. Cela ne les a jamais fait hésiter. Les Romains ont pleuré sur Carthage, mais ils l’ont détruite.

Allusion à Cortès ?

Le mal que nous ferons est nécessaire, d’ailleurs il sera court et il y en aura peu. La pitié n’a jamais arrêté personne. C’est une émotion superficielle de la sensibilité qui est souvent la faiblesse des plus généreux, mais ne pénètre jamais au fond de l’âme. Ceux qui disent avoir été arrêtés dans une action par la pitié, ils emploient ce mot pour déguiser leur peur. Mais toi, mon ami, tu n’as jamais eu peur, et quelle joie de penser que nous allons nous couvrir de gloire. Je voudrais être à demain. Quel jour pour nous que demain ! Quelle joie de savoir que demain tu seras enfin dans l’état que tu mérites, entouré, objet de tous les regards.

Pierre évoque leurs destinées personnelles, leur passé misérable.

JAFFIER

Comment ne tenterais-je pas de me surpasser, la nuit prochaine, pour être digne d’un ami tel que toi ? Il n’y a rien en moi qui ne soit tendu vers l’exécution de notre plan.

PIERRE

Regarde, mon ami, quelle splendeur va être le prix d’une seule nuit d’effort ! Quel fruit est à portée de ta main ! Tu n’auras qu’à la tendre.

The sweet fruition.

Regarde la ville à tes pieds, image de ce qui sera demain !

Peut-être :


PIERRE

Mon ami bien-aimé, te voici prêt pour la victoire.
Cette ville est à toi, et cette nuit tu vas l’étreindre
D’une étreinte mortelle où tout son corps t’obéira.
Tu la posséderas. Comme il est beau d’être le maître !
Tu es né pour cela, pour conquérir, pour commander.
Demain, ami, demain, qu’il sera doux de nous revoir,
Tu me raconteras notre triomphe, en parcourant
Cette grande cité qui sera nôtre tout entière !
Nôtre, à nous deux, ami. Ah ! je voudrais être à demain.

Changer l’ordre. Violetta doit arriver à la fin du dialogue Pierre-Jaffier, au point le plus haut de l’exaltation de Jaffier, juste après ces vers. Elle partie, seulement le bout de dialogue qui la concerne. Taffer ne dit presque rien, sinon à la fin : « Tu as raison, qu’est-ce qu’un homme ou une femme devant une telle entreprise ? »

Voici Renaud. Suis bien tous ses conseils. Cet homme est un esprit d’une pénétration prodigieuse, un trésor inépuisable de haute sagesse politique.

Portrait très court de Renaud. (N. B. Jaffier a-t-il dormi entre I et II ? Entre II et III, il ne dort pas.)



Scène V


PIERRE, JAFFIER, RENAUD


PIERRE, à Renaud.

Je m’en vais, et je suis plus tranquille pour le succès de notre entreprise que si je restais. Vous pouvez m’en croire ; je connais mon ami ; pas un de nous n’est fait comme lui pour les grandes choses. Il est de loin supérieur à nous tous, et il le montrera. Quel bonheur qu’il soit là pour me remplacer ! Autrement, je partirais très inquiet. Je n’ai jamais eu peur dans ma vie, quoique j’aie traversé beaucoup de périls ; mais j’avoue que s’il est une chose capable de me faire trembler, ce sont les tortures raffinées de la République de Venise. Tout le monde dit que même un héros ne pourrait pas y résister. La possibilité de tomber vivant aux mains du Conseil des Dix me ferait frémir de peur si pareille chose était à craindre. Mais avec mon ami pour diriger l’entreprise de cette nuit, il n’y a aucun danger. Nous avons tout prévu ; sa résolution, son audace, sa prudence sont incomparables. Le succès est infaillible. Instruisez-le, Renaud, comme vous m’avez instruit. À bientôt, ami ; je ne te quitte que pour un jour. Demain, à pareille heure, nous serons ensemble, vainqueurs et pleins de gloire.



Scène VI


JAFFIER, RENAUD


Cette scène est un cours de haute politique de Renaud à Jaffier, pour le préparer à ses nouvelles responsabilités. Renaud félicite Jaffier sur un ton de grand respect. Puis quelques détails techniques. Jaffier lui demande quelles mesures il conseille pour limiter les dégâts au cours du saccage.

RENAUD

Surtout n’ayez pas ce souci.

JAFFIER

Mais n’est-ce pas mon devoir de veiller à ce que cette cité soit donnée en aussi bon état que possible au roi d’Espagne ?

RENAUD

Ce sentiment de votre devoir vous fait honneur, mais vous perdriez tout en ayant un tel souci maintenant. Il ne sera temps de l’avoir qu’après notre victoire, non pas même demain, mais plutôt après-demain.

Exposé. (L’ordre de cet exposé n’est pas définitif.)

Regardez cette ville avec tous ceux qui la peuplent comme un jouet qu’on peut jeter de côté et d’autre, qu’on peut briser. Vous avez dû vous apercevoir que c’est le sentiment des mercenaires et même des officiers qui sont avec nous. Nous, bien entendu, nous sommes au-dessus de cela ; nous faisons de l’histoire. Et pourtant, pour moi-même, quand comme nous… (encore rappel de leur détresse passée et de leur condition d’aventuriers, d’exilés), c’est un plaisir délicieux de voir aujourd’hui ces hommes de Venise, si fiers, qui croient qu’ils existent. Ils croient avoir chacun une famille, une maison, des biens, des livres, des tableaux rares. Ils se prennent au sérieux. Et dès maintenant ils n’existent plus, ce sont des ombres. Oui, cela me donne du plaisir, mais pour nous c’est un plaisir à côté. Pour les soldats, c’est le seul plaisir. Que leur importe l’histoire, à la plupart d’entre eux ? Et l’entreprise de cette nuit ne leur donnera ni fortune ni gloire ; après comme avant, ils seront des soldats. Il faut leur donner cette ville comme jouet pour une nuit, ou même aussi pour le jour d’après. Surtout, vous, le chef, si vous avez des amis particuliers à Venise, ne cherchez pas à les protéger. Les officiers voudraient en faire autant. Ce soin est fatal à des entreprises comme la nôtre. Cela refroidit les troupes. Il faut qu’elles aient pleine licence de tuer tout ce qui leur résiste et même ce qu’il leur plaît. Une telle licence donne seule à l’action ce caractère foudroyant qui emporte la victoire.

Mais c’est aussi dans l’intérêt des gens de Venise eux-mêmes qu’il faut agir ainsi. Ces gens qui dès demain se trouveront sujets du roi d’Espagne. Il faut abattre leur courage d’un coup et une fois pour toutes, dans leur intérêt, pour pouvoir ensuite les faire obéir sans effusion de sang. Vous n’y parviendrez pas autrement. Car, quoi que j’aie pu dire dans mon discours aux conjurés, presque tous haïssent l’Espagne et sont passionnément attachés à leur patrie et à leur liberté, le peuple autant que les nobles. Ainsi, si vous n’abattez pas leur courage une fois pour toutes, ils se révolteront tôt ou tard, et la répression de la révolte exigera plus d’effusion de sang et causera plus de dommage à votre réputation que les horreurs du sac. Les cruautés de cette nuit ne feront pas tort à votre réputation, car tout le monde sait quelle est la licence des soldats dans un sac. Vous arrêterez cette licence quand elle sera allée assez loin ; comme c’est vous qui aurez rendu l’ordre et la sécurité après la terreur, les gens d’ici vous obéiront aveuglément. Ils vous obéiront contre leur gré, mais c’est ainsi qu’un vrai chef aime être obéi. Et presque aussitôt ils vous aimeront, car ils n’attendront leurs maux et leurs biens que de vous, et l’on aime celui dont on dépend absolument. Mais il faut que cette nuit les ait changés. Voyez-les, fiers, libres et heureux. Demain, il faut qu’aucun d’eux n’ose lever les yeux devant le dernier de vos mercenaires. Il vous sera facile après de gouverner la ville paisiblement et avec gloire pour vous, pourvu que vous preniez soin d’humilier les nobles, ce qui effraiera le peuple, et de satisfaire quelques bourgeois en leur donnant ces fonctions que les nobles leur refusaient ; bien entendu, ces fonctions n’auront plus d’autorité. Les nobles ne devront plus avoir aucune place ; eux qui étaient trop fiers pour parler aux étrangers ne devront rien pouvoir faire, ni commerce, ni mariage, ni déplacement, sans passer de longues heures dans les antichambres d’Espagnols pour obtenir des autorisations.

Il faut que cette nuit et demain les gens d’ici sentent qu’ils ne sont que des jouets, se sentent perdus. Il faut que le sol leur manque sous les pieds soudain et pour toujours, qu’ils ne puissent trouver un équilibre qu’en vous obéissant. Alors, si durement que vous les gouverniez, ceux mêmes à qui les soldats que vous commandez auront tué un père ou un fils, déshonoré une sœur ou une fille, vous regarderont comme un dieu. Ils s’accrocheront à vous comme un enfant au manteau de sa mère. Mais pour cela il faut que cette nuit rien ne soit respecté, que tout ce qu’ils tiennent pour éternel et sacré, que leurs corps et les corps des êtres chers, que tout cela soit sous leurs yeux livré comme jouet à ces grands enfants que sont les soldats. Il faut que demain ils ne sachent plus où ils en sont, ne reconnaissent plus rien autour d’eux, ne se reconnaissent plus eux-mêmes. C’est pourquoi, outre ceux qui résisteront, et qui, bien entendu, devront être tous tués, il sera bon que les massacres aillent un peu plus loin, que plusieurs de ceux qui survivront aient souffert patiemment qu’un être cher ait été tué ou déshonoré sous leurs yeux. Après cela, on en fera ce qu’on voudra.

JAFFIER

Quand je vois cette ville si belle, si puissante et si paisible, et que je pense qu’en une nuit nous, quelques hommes obscurs, nous allons en devenir les maîtres, je crois rêver.

RENAUD

Oui, nous rêvons. Les hommes d’action et d’entreprise sont des rêveurs ; ils préfèrent le rêve à la réalité. Mais, par les armes, ils contraignent les autres à rêver leurs rêves. Le vainqueur vit son rêve, le vaincu vit le rêve d’autrui. Tous les hommes de Venise qui auront vécu la nuit prochaine et la journée de demain resteront jusqu’à leur mort sans savoir s’ils rêvent ou veillent. Mais, dès demain, leur cité, leur liberté, leur puissance leur paraîtra encore plus irréelle qu’un rêve. Les armes font le rêve plus fort que la réalité ; c’est cette stupeur qui fait la soumission. Dès demain, il faut qu’ils croient avoir toujours été soumis à l’Espagne, n’avoir jamais été libres. Le ciel, le soleil, la mer, les monuments de pierre ne seront plus réels pour eux. Quant aux enfants, ils naîtront déracinés. Mais il faut que le choc soit violent pour leur ôter pour toujours le sentiment du réel. Il est bon que la nuit de notre entreprise soit celle même qui précède la fête, que l’aube qui aurait dû être celle de la fête se lève sur leur ruine. Excellent dressage. Ils se lèveront demain pour tout autre chose que pour leur fête.

Etc. Thème de l’irréalité. Carthage, Carthagène, Persépolis.

Il sera bon aussi qu’après avoir mis fin à la licence des troupes, rétabli l’ordre et la sécurité, vous commandiez durement. Il faut que toute leur vie soit changée, leur vie de chaque jour. Qu’ils sentent chaque jour qu’ils ne sont pas chez eux, mais chez autrui, à la merci d’autrui ; ainsi seulement ils obéiront sans effusion de sang. Autrement se résigneraient-ils à avoir tout perdu en une nuit ? Il sera bon qu’il y ait beaucoup d’églises et de fresques détruites ; on bâtira à la place des églises de style espagnol. Voyant sans cesse ce qu’ils haïssent, même quand ils cherchent Dieu, ils se connaîtront faits pour obéir. Il faudra interdire complètement leurs chants, leurs spectacles, leurs fêtes. On enverra leurs peintres et leurs musiciens à la cour de Madrid ; ils y seront estimés. Il faut que les gens d’ici se sentent étrangers chez eux. Déraciner les peuples conquis a toujours été, sera toujours la politique des conquérants. Il faut tuer la cité au point que les citoyens sentent qu’une insurrection, même si elle réussissait, ne pourrait la ressusciter ; alors ils se soumettent. Vos volontés, vos fantaisies, vos rêves, à vous leur maître, doivent être désormais pour eux la seule réalité. Vous serez un de ces hommes dont les peuples sont contraints de vivre le rêve. Quand vous penserez la mort d’un de ceux-là, il mourra. Chaque objet chaque jour rappellera à chacun — il le faut — qu’il vit seulement aussi longtemps que vous le préférez vivant. Et leur vie aussi se modèlera sur votre pensée. Leur vie et leur mort ne seront que votre rêve. Y a-t-il destin plus glorieux ? Tel est le doux fruit de la victoire ! Que vous devez vous sentir heureux !

Taffer coupe cet exposé de répliques et questions fréquentes. Ton, au début, de respect, d’ardeur et d’admiration sincère ; puis de plus en plus sombre, sec et froid. À la fin, d’un ton sec et hautain, remercie Renaud, loue sa sagesse, se dit résolu à suivre en tous points ses conseils si parfaitement prudents ; en attendant il va achever les préparatifs.

Paroles ambiguës de Jaffier à la fin :

JAFFIER

Je suis entièrement pénétré de la vérité de vos paroles, et je me conduirai en conséquence.

Taffer se montre (et est) pleinement convaincu de la justesse des raisonnements de Renaud, qu’il a comprise du premier coup. S’en va.



Scène VII


RENAUD (seul).


RENAUD

Pierre avait raison. Ce Jaffier est fait pour les grandes choses.

Loue aussi sa hauteur d’intelligence, qui a dû un peu apparaître dans les répliques.

Je m’étonne seulement qu’il ne soit pas plus joyeux de la haute fortune qui l’attend. Mais il est certainement incapable de peur. J’ai dû mal voir cette nuit, j’ai dû me tromper. Je ne sais pourquoi cependant je me sens encore inquiet.



Scène VIII


RENAUD, OFFICIERS

Les Officiers font part à Renaud de leurs difficultés avec les Mercenaïres, qui ne peuvent s’empêcher d’être déjà insolents avec les gens de Venise. D’où danger d’exciter des soupçons. Puis propos décousus sur la conjuration.

Joie, ivresse du jeu.

OFFICIER I

Voici venir le moment le plus intense… Comme dans mes jeux d’enfant…

L’un évoque-t-il Plutarque ? (Cf. Retz.) Évocation des voluptés des sacs des villes ; souvenirs.

OFFICIER II

Tous ces bourgeois si fiers, la vue d’une épée leur fait aussitôt sentir que le soldat est leur maître. Alors, dans l’espoir d’être bien traités, ils deviennent respectueux, soumis, confiants comme des enfants. J’en ai vu, dans un sac, s’accrocher au manteau d’un soldat qui venait de les frapper.

Renaud ne prend presque aucune part à ces propos.



Scène IX


RENAUD, OFFICIERS (muets), MERCENAIRES


Renaud réprimande les Mercenaires.
RENAUD

Pas d’insolence aujourd’hui, vous allez tout perdre ! Et savez-vous ce qui nous attend si nous sommes découverts avant d’avoir commencé ? Demain, tant que vous voudrez. Demain, tout le jour, vous aurez toute licence. Vous entrerez dans les maisons des bourgeois et des nobles et vous y ferez ce que vous voudrez !

Peut-être :
RENAUD

Regardez à vos pieds la cité pleine de rumeurs.
Tout cela est à vous pour en faire à votre plaisir.
Vous tuerez au hasard, en jouant, ceux qu’il vous plaira,

Et tous les survivants vous devront de voir la lumière.
Demain, les jours suivants, chacun vous cédera le pas.
Les plus fiers parmi eux baisseront les yeux devant vous ;
Aucun d’eux n’osera s’opposer à vos volontés.
Aujourd’hui, dissimulez.


Les Mercenaires promettent brièvement d’obéir. Renaud part.



Scène X


OFFICIERS, COURTISANE,
MERCENAIRES (muets)


La Courtisane demande aux Officiers où en sont les choses. Elle est impatiente et exulte.

OFFICIER I

Tu hais tellement Venise ?

Elle raconte son histoire. Le Vénitien gouverneur de l’île grecque où elle était née (de la famille la plus noble du lieu) l’a séduite après promesse formelle de mariage. Son père ayant voulu le forcer à tenir sa promesse, il l’a fait assassiner. Elle est venue à Venise réclamer justice ; au lieu de lui accorder justice, on l’a ruinée par le coût des démarches. Se trouvant à Venise seule et sans ressources elle a dû se faire courtisane. Elle a contre Venise toute la rancune que peut avoir une femme de sentiments élevés contrainte à un tel abaissement.

OFFICIER II

Et tu t’imagines que tu vas nous faire croire une pareille histoire ? Chacune des courtisanes de Venise raconte cette histoire ou une autre presque pareille. Pourquoi nous mentir, à nous ?

COURTISANE

Ah ! je mens !…

De colère, elle veut s’en aller.
OFFICIER I

Allons, ne te fâche pas, cette nuit nous ferons de toi la reine de Venise. Tout ce que tu désireras sera exécuté. Qu’est-ce que tu désireras ?

Elle répond avec une haine farouche contre les familles.

COURTISANE

Tous les hommes d’ici qui m’ont outragée, j’ai retenu leurs noms. Je veux que leurs femmes et leurs filles soient toutes livrées aux soldats. Et aussi les femmes et les filles de tous ceux qui ont part au gouvernement de cet État. Quelle volupté, demain, de voir les survivants étouffer de honte, et de me moquer d’eux sans qu’ils osent rien répondre !

Y a-t-il, dans cette scène, une allusion à l’histoire des six jeunes filles nobles ?

Les Officiers s’en vont avec la Courtisane, en plaisantant.



Scène XI


MERCENAIRES


Envieux des Officiers à cause de leurs rapports avec la Courtisane. Se consolent en pensant à ce qui les attend la nuit et le lendemain. Évoquent les délices du saccage. Souvenirs. Éloge de Renaud.

UN MERCENAIRE

Lui du moins nous comprend ; il sait qu’il nous faut de tels plaisirs. Nos peines, nos périls…

Passer légèrement là-dessus.

Et quand nous devons quitter le service parce que nous sommes mutilés ou trop vieux, nous devons errer, sans toit, nous ne pouvons manger qu’en tendant la main. Avec quelle insolence alors ces bourgeois nous accordent ou souvent nous refusent une misérable aumône ! Ne nous faut-il pas parfois une revanche ?

Souhaitent que la nuit vienne vite. Entreprise glorieuse et sans risques. Bonheur de tuer des gens surpris en plein sommeil.

UN AUTRE

Il n’y aura peut-être pas un seul tué parmi nous. On ne le croirait pas en les voyant passer si fiers, mais cette nuit, surpris dans le sommeil, ce seront des moutons. Ils se laisseront égorger comme des moutons, sans se défendre.

Voient venir Violetta et son père. Préfèrent ne pas les rencontrer, s’en aller. Mais auparavant échangent des plaisanteries grossières sur Violetta.

UN MERCENAIRE

Je demanderai à être chargé de le tuer ; et la fille, elle est pour moi ; je veux être le premier.

AUTRE MERCENAIRE

Que dis-tu ? Celle-là, c’est pour les Officiers.

PREMIER MERCENAIRE

Mais non, les Officiers auront bien assez de filles nobles. Celle-là n’est pas noble, elle est bonne pour nous. Je veux être le premier, ou s’il y a un Officier qui y tient, en tout cas le second. Après, vous autres, vous en ferez ce qu’il vous plaira ; vous la tuerez si cela vous amuse.



Scène XII


VIOLETTA,
LE SECRÉTAIRE DES DIX (son père)


Ils parlent de la journée du lendemain, de la fête. Violetta exprime son bonheur. Elle ne sait pourquoi, elle se sent heureuse, si heureuse, presque trop. Et demain elle sera encore plus heureuse, puisque demain c’est la fête. Tout lui sourit, rien ne lui nuit, rien ne la menace. Un an auparavant, elle était encore une enfant, elle ne savait pas encore jouir aussi intensément qu’elle va jouir de la journée de demain. Elle ne sait pas quelle transformation s’est produite en elle, elle ne sait pas ce qu’elle a, mais le ciel, la mer, la lumière, les promenades en gondole, les gens, tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle fait, l’inonde de bonheur.

VIOLETTA

Quel jour que le jour de demain ! Que ce sera beau, à l’aube, de m’éveiller, et de me dire : c’est aujourd’hui !

LE SECRÉTAIRE

Qu’as-tu donc, enfant ? Est-ce que tu n’aimerais pas quelqu’un ?

VIOLETTA

Non, personne, mais je ne sais pas ce que j’ai ; il me semble que je vais aimer. Il me semble aussi que j’aime tout l’univers. Combien il y a d’êtres humains bons et beaux, mon père !

LE SECRÉTAIRE

Je m’étais demandé si tu n’aimais pas soit Pierre, soit Jaffier. Je t’ai vu rougir en les regardant. Il m’a semblé aussi que tous deux ont de l’inclination pour toi, surtout Jaffier. Quoiqu’ils soient étrangers et que leur fortune soit loin de convenir à notre famille, j’ai tant d’amitié pour eux que si tu aimais l’un ou l’autre je ne m’y opposerais pas.

VIOLETTA

Père, j’avais toujours pensé que je ne pourrais pas aimer un étranger. Comment me comprendrait-il, celui qui ne connaît pas le bonheur d’être né membre d’une telle cité ? Il est vrai pourtant que ces deux Provençaux sont vaillants et courtois. Jaffier surtout est beau et généreux, et il a quelque chose qui le fait aimer de tous. Mais regarde, père, comme Venise est belle aujourd’hui, dans cette lumière ! Ah ! elle sera bien plus belle encore demain.

Dans cette scène, le Secrétaire en prose, Violetta en vers blancs ou rimés, selon qu’elle parle surtout à son père ou surtout à elle-même.

LE SECRÉTAIRE

Viens maintenant.

VIOLETTA

Père, n’as-tu donc jamais quelques heures à me donner pour jouir de notre bonheur ? Les affaires ne sont pas si pressantes.

LE SECRÉTAIRE

Mais, enfant, si nous n’étions pas quelques-uns à prendre soin tous les jours de la sécurité de l’État, ta belle Venise serait bientôt détruite par le fer et le feu, ou tout au moins asservie aux Espagnols.

VIOLETTA

Oh ! mon père, comment peux-tu parler d’une chose semblable ? On ne peut même pas y penser !

Jaffier et les Officiers entrent à ce moment ; ils entendent les deux dernières répliques du Secrétaire et de Violetta.



Scène XIII


LE SECRÉTAIRE DES DIX, VIOLETTA,
JAFFIER, OFFICIERS (muets)


VIOLETTA, à Jaffier.

N’est-il pas vrai qu’on ne peut même pas penser que Venise puisse être un jour détruite ou asservie ? Comment vivrions-nous ? Nous ne pourrions pas vivre, nous serions dans un désert.

Cf. paroles de Renaud, scène VI.

Cela n’arrivera jamais, jamais. Dieu ne permettrait pas qu’une chose si belle soit détruite. Et qui voudrait faire du mal à Venise ? L’ennemi le plus haineux n’aurait pas le cœur de le faire. Qu’est-ce qu’un conquérant gagnerait à supprimer la liberté de Venise ? Seulement quelques sujets de plus. Qui voudrait, pour si peu, détruire quelque chose de si beau, quelque chose d’unique ! Faire du mal à Venise ! Sa beauté la défend mieux que les soldats, mieux que les soins des hommes d’État ! N’est-ce pas vrai, monsieur Jaffier ?

Tout cela est coupé de répliques de Jaffier. Il donne raison à Violetta sur un ton mêlé de léger badinage et d’enthousiasme. C’est progressivement, de réplique en réplique (couples de deux vers ?) que le ton de Jaffier passe du badinage à l’amour concernant Venise. Il faut une résonance de douleur dans tout ce qu’il dit là. C’est un des points culminants.

JAFFIER

Une chose telle que Venise, aucun homme ne peut la faire. Dieu seul. Ce qu’un homme peut faire de plus grand, qui l’approche le plus de Dieu, c’est, puisqu’il ne peut créer de telles merveilles, de préserver celles qui existent.

Il donnerait volontiers sa vie, quoique étranger, pour préserver Venise. Violetta est heureuse de ces paroles. Elle regrette que Jaffier ne soit pas de Venise.

LE SECRÉTAIRE, à Violetta.

Enfant, qui crois qu’une ville est défendue par sa beauté ! Heureusement nous avons des raisons plus sérieuses d’être tranquilles ; grâce à nos soins et à notre bonne fortune, rien ne nous menace en ce moment. Mais toi, enfant, ne sais-tu pas que jamais cité n’a été préservée par la pitié d’un ennemi ? Et toi, dans tes jeux, n’as-tu jamais effeuillé une fleur, brisé un jouet, arraché les ailes d’un insecte ?

VIOLETTA

Oh ! non, jamais, jamais !

Puis Violetta dit à son père :

Demain, du moins, il faut que tu aies du temps pour moi. Demain soir, nous passerons quelques heures en gondole, sous les étoiles, n’est-ce pas, mon père ? Demain soir, après tout un jour de fête. Pas ce soir, car je veux après un long sommeil m’éveiller demain à l’aube pour tout un jour de joie. Si vous saviez, monsieur Jaffier, quelle journée vous aurez demain.

Violetta décrit la fête. (C’est plutôt là, peut-être, qu’elle parle de Monteverdi.)

Jaffier lui donne la réplique, lui parle aussi de ce qu’elle verra, fera le lendemain. Violetta évoque les sentiments du peuple de Venise le jour de cette fête.

Même quand vous aurez vu la fête, vous ne saurez pas ce que c’est pour un homme ou une femme de Venise. Cela, personne ne peut le savoir.

LE SECRÉTAIRE

Vous voyez, ici, même les enfants ont de tels sentiments. Ce n’est pas étonnant, dans une cité dont la splendeur et la liberté sont anciennes de plus de six siècles. Ce n’est pas seulement pour les enfants que le jour de demain est un beau jour. Pour les hommes aussi. Pour moi, ce sera un beau jour. Demain, demandez-moi la faveur que vous voudrez, je vous l’accorderai.

S’en va avec Violetta.



Scène XIV


JAFFIER, OFFICIERS

Les Officiers félicitent Jaffier de sa nouvelle et haute fortune et sollicitent sa faveur, sa protection après la victoire. (Peut-être des faveurs particulières.) Louent sa dissimulation dans l’entretien avec le Secrétaire et Violetta. On aurait juré qu’il était sincère. On aurait vraiment cru, à l’entendre, que la fête du lendemain devait avoir lieu.

OFFICIER

J’ai dû me retenir de ne pas rire, quand le Secrétaire a promis des faveurs pour demain ! Demain et les jours suivants, si par miracle il vit encore, c’est lui qui viendra continuellement implorer la protection de chacun de nous, surtout la vôtre, qui serez, après le roi d’Espagne, notre maître et le sien.

À tout cela Jaffier ne répond rien. Les Officiers continuent leurs propos. Parlent de Violetta.

OFFICIER III

Un de mes soldats tient à la prendre le premier.

OFFICIER II

Nous d’abord, les soldats après.

OFFICIER I

Il vaut mieux défendre aux soldats d’y toucher ; sans quoi elle sera finie, et on pourrait être heureux avec elle longtemps.

OFFICIER II

Bah ! Il ne manque pas de jolies filles à Venise, et beaucoup sont à la fois belles et nobles. Il en mourra cette nuit, mais il en restera toujours assez.

Jaffier, prenant brusquement la parole, donne sèchement quelques instructions techniques pour la capture de la ville. Les Officiers répondent avec respect.

JAFFIER, à Officier II.

Monsieur, je sais que vous fréquentez comme ami plusieurs familles de Venise. Si vous désirez qu’on veille à leur sécurité, je m’y prêterai volontiers.

OFFICIER II

Oh ! non ! Il est vrai que j’étais lié avec quelques familles qui ont été très bonnes pour moi pendant mon séjour ici. Je leur disais souvent que mon épée leur appartenait en cas de danger, et je le pensais. En temps ordinaire, j’aurais exposé ma vie pour eux sans hésiter. Mais tout cela est si loin maintenant ! Le moment décisif approche ; tous ces gens sont pour moi comme des fourmis. Ce sont des ombres. Ils croient qu’ils existent, mais ils se trompent. Comment distraire pour eux une de mes pensées, quand toutes mes pensées tendent vers la gloire que nous allons conquérir ?

JAFFIER

J’attendais cette réponse, et je ne vous avais interrogé que pour vous éprouver.

OFFICIER II

C’est singulier, je crois que je ne pourrais même pas me souvenir qui j’avais pour amis ici. J’ai déjà éprouvé la même chose lors d’un sac d’une ville où j’avais des amis. J’avais oublié leur existence. Ils m’ont vu, se sont jetés vers moi, accrochés à mon manteau ; je les ai repoussés sans les reconnaître.

Jaffier, dans cette scène, parle très brièvement (par répliques d’un vers ?).



Scène XV


JAFFIER, OFFICIERS (muets), RENAUD


Renaud arrive, fait des recommandations à Jaffier, un peu verbeux, sur un ton joyeux et excité (il a enfin perdu toute inquiétude). Jaffier l’interrompt après quelques vers, au milieu d’une phrase, avec dureté et hauteur :

JAFFIER

Je suis le chef, je sais ce que j’ai à faire. Vous, Messieurs (aux Officiers), allez là et là. Vous, Monsieur (à Renaud), voyez telles choses (et revenez m’en rendre compte (?)).

Ordres très secs. Ils obéissent sans un mot.



Scène XVI


JAFFIER (seul).


JAFFIER

La ville et le peuple et la mer vont m’appartenir.
La cité paisible est dans ma main sans le savoir ;

Mais dans peu de temps elle apprendra qu’elle est à moi ;
Car voici qu’il vient, le dur moment où tout d’un coup
Ma main va se fermer et l’écraser.
Rien ne peut la défendre. Elle est faible et gît sans armes
À mes pieds. Désormais, qui pourrait nous arrêter ?
Lentement le soleil va baissant vers l’horizon ;
Quand s’éteindront ses feux sur la mer et les canaux,
La cité que voilà va disparaître.
Le soleil de demain ne pourra la rendre au jour ;
Il ne peut qu’éclairer cruellement dès l’aurore
Un cadavre de ville où le fer aura passé.
Ce qu’a tué le fer, nul soleil ne le voit plus.
Quelques heures encore, et la cité sera morte.
Des pierres, un désert, des corps inertes épars.
Ceux-là qui survivront, ce seront tous des cadavres.
Étonnés et muets, ils ne sauront qu’obéir.
Ayant tous vu souiller ou tuer des êtres chers,
Chacun se hâtera de se soumettre à ce qu’il hait.
Leur regard vide en vain cherchera
Leurs palais, leurs maisons, leurs églises.
Tous leurs chants désormais se tairont.
Ils n’auront pas de voix pour se plaindre.
Cette mer pour eux sera muette.
Jour après jour et toute leur vie
Ils n’entendront rien, sinon des ordres.
Par moi cette nuit la terreur, la honte et la mort
Descendront sur eux, et c’est moi qu’ils auront pour maître.
Demain tous ici, à contrecœur, m’obéiront.

La ville est heureuse encor ce soir en sa splendeur ;
Pour un soir encor son peuple reste intact et fier.
Ce dernier soleil la couvre seul de ses rayons ;
S’il savait, sans doute il s’arrêterait par pitié.
Mais ni le soleil n’a pitié d’elle, hélas, ni moi.
M’est-il donc permis d’être insensible autant que lui,
Moi dont les yeux voient quelle cité devra périr ?



Scène XVII


RENAUD, JAFFIER


Renaud revient, parle d’une petite difficulté imprévue dans un détail d’organisation. Fait l’éloge de Jaffier pour les dispositions arrêtées et l’élan de confiance qu’il a mis en tous. Se félicite que ce soit Jaffier le chef. Nul n’est si apte que lui à une action extraordinaire.

Dans les premiers vers, il pose une question à Jaffier. Jaffier ne répond pas. Renaud (n’osant pas en faire la remarque) continue, assez longuement. Jaffier complètement silencieux. Enfin Renaud s’interrompt :

RENAUD

Qu’y a-t-il ? Vous me regardez, mais on dirait que vous ne m’entendez pas. Y-a-t-il quelque chose qui ne va pas, quelque chose qui vous trouble ?

JAFFIER

Non, au contraire. Je vois clairement ce que j’ai à faire, je suis sûr de réussir et parfaitement résolu. Je sais que mes compagnons et surtout mon ami ont remis leur salut entre mes mains avec une pleine confiance. Ils ont eu raison ; ni la mort ni la torture ne pourraient me causer de défaillance quand j’ai la charge du salut d’hommes de cette valeur. J’exécuterai ce que j’ai décidé avec tant de fermeté que j’écarterai d’eux tous les périls. Rien ne peut faire fléchir ma résolution. Monsieur, allez… Moi, je vais… Ce jour va s’achever. Hâtons-nous d’utiliser au mieux ce qui nous en reste.

Les deux pôles de l’acte sont la scène Renaud-Jaffier et Violetta-Jaffier (et le monologue). Le reste peut être écrit très rapidement.


Rideau


Cet acte, comme le précédent, est écrit pour la plus grande part en vers blancs de 14 syllabes. Les Mercenaires parlent en prose ; Violetta en vers blancs de 11 syllabes (5-6) ; Jaffier lui donne la réplique en vers blancs de 13 syllabes (5-4-4). Ou en 11 aussi ? Ou Violetta en 13 ? ou 12 (4-4-4) ? Autres exceptions ?

Les vers de Violetta et ceux de Jaffier quand il donne la réplique à Violetta sont rimés, mais rimes très faibles (allant jusqu’à l’assonance ?) et groupées par 4, 5 ou 6.


ACTE III



Scène I


LE SECRÉTAIRE DES DIX,
BASSIO (son serviteur favori).


Le Secrétaire raconte ce qui s’est passé la veille au soir. Jaffier est venu lui dire qu’il avait à faire aux Dix des révélations urgentes intéressant le salut de Venise ; mais il ne les ferait que si les Dix lui garantissaient sous serment le salut de vingt personnes à son choix.

(Les premières paroles de la scène apprennent-elles déjà au public que la ville est sauvée ?)

Sans ce serment ni la menace de mort ni aucune torture ne lui arracheraient une parole. Le Secrétaire a vu aussitôt que c’était vrai, que ni la terreur ni même les tortures si raffinées pratiquées à Venise ne pourraient ébranler un homme animé d’une telle résolution. Il l’a dit aux Dix, qui, malgré leur extrême répugnance à faire un tel serment, l’ont autorisé à faire une réponse favorable. Il leur a amené Jaffier ; le voyant, ils ont eu la même impression que le Secrétaire. Ils se sont engagés par serment à ce qu’il demandait. Aussitôt il a exposé tous les détails d’une conjuration qui devait s’exécuter la même nuit pour mettre Venise sous la domination espagnole, en la capturant par surprise. On a vérifié peu après l’exactitude de tous ces détails ; sans Jaffier, l’entreprise aurait infailliblement réussi ; le Secrétaire en frémit encore. Interrogé sur le mobile de sa révélation, Jaffier a dit que c’était la pitié ; sur la récompense désirée, qu’il n’en voulait aucune, sinon l’observation du serment. Les vingt dont il a réclamé le salut sont les chefs et les principaux conjurés. Les Dix ont fait arrêter rapidement tous les conjurés. Après une longue délibération, il leur a paru que la raison d’État ne leur permettait pas d’observer le serment accordé à Jaffier. La plupart des conjurés, presque tous les Mercenaires, sont déjà morts ; les principaux, parmi lesquels les vingt auxquels tient Jaffier, sont enchaînés et vont dans un instant être amenés dans la prison, où ils subiront aussitôt la torture, puis la mort. Violetta ignore tout, elle dort, et, heureusement, ne s’éveillera sans doute que quand tout sera fin. Il sait qu’elle veut, aussitôt éveillée, venir voir la mer et saluer le jour, mais espère qu’elle ne s’apercevra de rien. Il veut qu’elle n’apprenne rien, au moins de tout le jour, sans quoi cette fête dont elle a attendu tant de joie serait assombrie pour elle et elle n’en jouirait pas.

(Bref, mais bien mis en relief.)

Le Secrétaire est peiné au sujet de Jaffier. Les Dix ont chargé le Secrétaire, si Jaffier se montre disposé à accepter calmement le manquement à la promesse qu’on lui a faite, de lui offrir une charge importante au service de Venise. Mais cela, le Secrétaire, connaissant le caractère généreux et impétueux de Jaffier, ne l’espère pas. Autrement, le Secrétaire doit l’apaiser et lui faire quitter le territoire de Venise, en lui faisant accepter de l’or, avec interdiction de rentrer dans ce territoire sous peine de mort. Le Secrétaire espère que Jaffier n’apprendra la vérité qu’une fois ses amis morts. Autrement, quoiqu’il l’admire, l’aime, le plaigne et lui soit reconnaissant, il est résolu à le traiter avec une extrême brutalité, et cela dans son propre intérêt. Car Jaffier, quand il comprendra qu’on lui a manqué de parole, sera porté par sa nature généreuse à prendre une attitude qui rendrait nécessaire de le tuer. Cela, le Secrétaire veut l’éviter, par gratitude et amitié. Le seul moyen, c’est, dans son intérêt, à lui Jaffier, d’abattre son courage d’un coup et pour longtemps à force de brutalité.

(Il répète ici presque mot pour mot les paroles de Renaud concernant la manière de traiter Venise dans acte II, scène VI.)

Répondant à une question de Bassio, le Secrétaire dit :

LE SECRÉTAIRE

Il aura d’abord une explosion de colère ; prends bien garde alors à lui, ainsi que deux de tes hommes, et désarme-le avant qu’il ne tire son épée. Quand il verra que sa colère ne sert à rien, sa douleur éclatera. Quand il en aura assez des plaintes, il se taira ; puis il essaiera de me persuader. Il y épuisera vainement le peu qui lui restera de forces. Alors il tombera dans un long abattement. Dans cet état, il sera facile de le conduire hors de Venise. Malgré son grand courage, son impétuosité, sa fierté, je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet, car il n’y a pas d’homme si fort, si fier, si impétueux, qui ne soit dompté quand on lui a bien fait sentir qu’il ne peut rien.

Bassio, qui coupe l’exposé de son maître par des questions et répliques fréquentes, ne comprend pas ses sentiments pour Jaffier. À ses yeux, les conjurés sont d’affreux criminels, des bandits, et Jaffier est mille fois plus odieux, parce qu’en plus il a trahi ses complices, ses propres amis. Le Secrétaire et Bassio, apercevant Jaffier, s’éloignent.

(Cette scène est en prose.)



Scène II


JAFFIER (seul).


Court monologue en vers blancs de 14 syllabes. Il n’a pas dormi. Il a confiance dans la parole des Dix, mais ne sait quelle inquiétude le force à errer près de la prison d’État. Que dira Pierre de ce qu’il a fait ? À lui et aux autres, Jaffier a enlevé la gloire et la fortune… Soudain il aperçoit des hommes qu’on amène enchaînés ; il se cache, mais de manière à les voir et à les entendre.



Scène III


PIERRE, RENAUD, LES TROIS OFFICIERS

(tous enchaînés),

GARDIENS (muets), JAFFIER (caché et muet).


Scène en vers blancs de 14 syllabes. Les Gardiens font arrêter les conjurés près de la prison. Eux, enchaînés, attendant la torture et la mort imminentes, entremêlent leurs paroles.

OFFICIER I, explosion de lâcheté.

Il faut qu’on me fasse grâce, je ne suis pas coupable, ce n’est pas moi, on m’a entraîné.

Officier III, fureur contre Jaffier (après qu’il a entendu ce qu’en dit Renaud).

Officier II, sang-froid de beau joueur qui a joué et perdu. Reproche à tous les autres leur attitude.

Renaud, dépouillé de la raison d’État, nu. Horrible amertume, non de mourir, mais de perdre tout espoir de puissance, de fortune et de gloire. Il dévoile ses ambitions ; la réussite de cette affaire devait lui procurer une haute charge à la cour d’Espagne, et il espérait, par son habileté, devenir peu à peu le favori du roi, être maître un jour, sous le nom du roi, de toutes les terres soumises à la couronne d’Espagne et même de beaucoup d’autres. Envie amèrement Bedmar, qui a échoué, mais vivra et pourra réussir plus tard. Le rêve que porte en lui Bedmar continue. Bedmar pourra un jour l’imposer aux hommes et aux choses. Lui-même, échec définitif. Maudit Jaffier, à qui il attribue sa perte. Se maudit de ne pas l’avoir fait mourir à temps comme il en avait eu la pensée. Maudit Pierre qui l’a empêché de faire mourir Jaffier.

Pierre est toujours sûr de Jaffier. Sûr qu’il est déjà mort, ou, comme eux, enchaîné et attendant la mort quelque part.

PIERRE

… Car s’il était vivant et libre, il serait près de nous, il combattrait pour nous, même seul, même sans espoir !

(Appuyer.)
Pierre appelle Jaffier.

Puisque nous devons périr ainsi, si du moins nous étions ensemble !

Se reproche amèrement d’être cause du malheur de Jaffier, de la mort de Jaffier, parce qu’il l’a entraîné dans la conjuration.

(Insister.)

Tu avais confiance en moi, tu m’as suivi, et je t’ai mené à ta perte, à la mort.

(À ces tortures ?)

Deux parties dans cette scène. Dans la première, la plus longue (et qui commence par quelques exhortations mutuelles au courage, sur un ton ferme), les conjurés enchaînés ont conscience de l’existence, de la présence les uns des autres, parlent plus ou moins les uns à l’adresse des autres, se parlent entre eux. La fin de cette partie est le moment où, à propos de Jaffier, Renaud et Pierre s’injurient et s’accusent ; là, un passage très bref (deux vers, un peut-être pour chacun) où d’abord Renaud s’adressant à Pierre, puis Pierre à Renaud, puis Officier I à tous deux (dans cet ordre), ils évoquent avec joie, comme les esclaves de Plaute, les supplices qui les attendent les uns les autres.

La seconde partie se termine par l’arrivée soudaine du Secrétaire des Dix ; après quoi les conjurés sortent en défilant dans un complet silence ; quand ils sont tous sortis, Jaffier se montre.

La deuxième partie de la scène est peut-être :

RENAUD

Qui sont-ils, qui sont-ils pour m’avoir volé mon destin,
La part à quoi j’ai droit de la puissance et de la gloire ?
Moi dont l’intelligence a su s’élever comme un aigle,
Et, voyant le troupeau de ceux qui sont faits pour servir,
Concevoir les moyens de dominer au loin les peuples ;
Qui pensais devenir le favori du roi d’Espagne,
Me faire sous son nom maître de la chrétienté,
Conquérir l’Orient, et commander toute la terre ;
Faut-il mourir ici ? Je n’aurai donc jamais vécu.
Je n’ai jamais vécu, puisque je n’ai pas gouverné.
Non, ce n’est pas possible, il faut vivre avant de mourir.
On va me tuer là, dans la prison, avant le jour ;
Je ne pourrai donc plus, je ne pourrai jamais régner !

OFFICIER I

J’en dirai tant contre eux qu’il faudra qu’on me fasse grâce.
Eux, ils vont tous mourir, mais à moi je veux qu’on pardonne.

OFFICIER II

Pourquoi restons-nous là ? Comme ils sont lents ! Qu’on en finisse !

Ah ! qu’on se hâte enfin ; je suis las d’attendre la mort.

RENAUD

J’aurais su gouverner un État grand comme le monde.
J’étais né pour cela. Toute mon âme en avait soif.
Je n’ai pas possédé même un seul jour ma destinée.
Cela que j’ai rêvé, je n’en aurai rien accompli.
Mon rêve est donc fini, puisqu’on va venir me tuer.
J’ai porté dans mon cœur, en secret, l’empire du monde ;
Il n’y a plus en moi que du néant ; je ne suis rien.
Là, dans cette prison, avant le jour, dans un moment,
Les deux mains d’un bourreau vont devenir mon univers.
Pourquoi, pourquoi cela ? Je n’en peux plus. Je suis glacé.
Tout ce que j’ai voulu va s’évanouir pour toujours.

PIERRE

S’il était avec moi, je serais fort pour tout souffrir.
Je ne puis supporter de ne pas revoir mon ami.
Mes yeux privés de lui n’ont nulle part où se poser.
Mon Dieu, si seulement tout d’un coup sa voix était là,
Si je touchais sa main, si son regard était sur moi !
Comment quitter la vie et ne l’avoir jamais revu ?
En vain je le désire ; il n’est nulle part ; tout est vide.

Ainsi la mort soudain va saisir l’âme insatisfaite.
Non, je ne pourrai pas marcher à la mort loin de lui,
Seul aux mains des bourreaux, seul dans l’angoisse de la mort.

RENAUD

Il me fallait du moins l’espace d’un jour posséder…

Entre le Secrétaire des Dix, accompagné de Bassio et de plusieurs Valets.

LE SECRÉTAIRE

Soldats, qu’on fasse entrer les criminels dans la prison.

Exeunt conjurés.
Paraît Jaffier.



Scène IV


JAFFIER, LE SECRÉTAIRE DES DIX,
BASSIO, VALETS (armés).


JAFFIER

Monsieur, expliquez-moi quel spectacle je viens de voir.
Les Dix n’ont pu manquer à leur serment, j’en suis certain.

LE SECRÉTAIRE

Monsieur, Leurs Seigneuries, après avoir délibéré cette nuit, ont résolu de faire mettre à mort tous les criminels. Nul ne peut les accuser de manquer de parole ; chacun à Venise et à l’étranger connaît leur extrême scrupule à exécuter leurs promesses. La raison d’État les a contraints à cette mesure. Ce serait être ingrat envers la Providence, qui a voulu sauver la cité par le moyen même d’un de ceux qui s’étaient conjurés pour la perdre — par votre moyen, Monsieur — que d’omettre à présent aucune précaution. Les criminels ne peuvent rester vivants avec sécurité pour Venise. Quant à vous, Monsieur, la bonté de Leurs Seigneuries vous laisse la vie. Même les Dix m’ont chargé de vous remettre de l’or en reconnaissance du service rendu. Mais vous devez quitter le territoire de Venise et n’y jamais revenir sous peine de mort. Je n’ai rien d’autre à vous dire et je n’ajouterai rien.

JAFFIER

Était-ce pour cela que j’ai sauvé ces misérables ?
Hier ils étaient perdus ; pour eux la mort et l’esclavage,
Pour moi gloire et fortune ; et nous étions sûrs du succès.
J’ai renoncé à tout, par pitié, pour les épargner,
Et vous me dites, vous — je ne peux pas le croire encore —
Vous osez m’annoncer qu’on fait mourir mes compagnons ?

Mon ami va mourir, mon seul ami, tout ce que j’aime ?
Assassin, menteur, lâche ! Et vous me regardez en face,
Moi, votre bienfaiteur, dont la pitié vous a sauvé !
Ah ! vous m’avez trompé ! Comme ils m’ont menti lâchement.
Mais ce n’est pas fini. Je vais les punir, ces ingrats,
Vous d’abord. Gardez-vous. Le sang maintenant va couler.
Ah ! leur sang va couler, couler à flots, sous mon épée.

LE SECRÉTAIRE
Bassio, désarme-le.
JAFFIER

Vous m’avez désarmé ! Croyez-vous m’avoir abattu ?
Lâche, vous espérez me réduire à vous supplier ?
Je ne le ferai pas. Plutôt la mort et la torture
Pour mes amis, pour moi, pour tout ce qui m’est cher au monde,
Oui, mille morts plutôt que de m’abaisser devant vous.
Attendez ! il viendra, l’instant de votre châtiment !
La cité que je hais, où tout est vil, cruel et bas,
Je la verrai crouler, malgré son orgueil, en un jour.
Mes yeux verront le feu la dévorer de part en part.
Et les uns, parmi vous, devront voir souiller ce qu’ils aiment,

Se courbant bassement sous la volonté du vainqueur ;
Les autres, massacrés, mourront le blasphème à la bouche.
Malheureux ! je pourrais avoir vu cela cette nuit,
Être rassasié maintenant d’un si doux spectacle !
Par quel égarement ai-je épargné ces assassins ?
Qu’importe ! J’attendrai. Je verrai tout cela bientôt,
Par d’autres ou par moi, dans quelques jours, aujourd’hui même.
Le ciel juste punit ceux qui méprisent leur serment.
Si le ciel ne fait rien, moi, moi je saurai les punir.
Mon seul but désormais sera la perte de Venise.
Vous, je me réjouis que vous soyez encor vivant,
Tout ce que vous aimez périra bientôt sous vos yeux.
Vous périrez après, maudissant la mort et la vie.
Vous mourrez misérable, et moi je serai soulagé.

LE SECRÉTAIRE
Bassio, que tes hommes restent en cercle, l’épée nue ; et ne le laisse sortir du cercle à aucun prix. Je vais attendre qu’il soit tout à fait calmé ; je pense que cela ne tardera pas. Puis j’irai hâter l’exécution des criminels.
JAFFIER

Ô mon ami ! Où est mon ami ?
Succombe-t-il déjà aux souffrances,
Courbé sous les terreurs de la mort ?

Le fait-on crier sous la torture ?
Tous mes compagnons sont enfermés,
Livrés aux bourreaux, et sans recours.
Je ne puis, je ne puis le souffrir.
Mon ami, je ne l’ai pas voulu.
Mon ami, pardon, tu vas périr,
C’est moi qui te tue, et moi je vis.
Ses os vont craquer sous les tourments ;
Ses genoux tremblent devant la mort.
Moi qui l’ai perdu, je ne puis rien.
Je suis seul, désarmé, sans appui.

LE SECRÉTAIRE
Tu vois, Bassio ? Il n’est plus dangereux maintenant.
JAFFIER

Mon ami, à présent, que fais-tu ?
Tu m’appelais marchant vers la mort.
Peut-être en ce moment tu m’appelles.
Tout autour de toi tes ennemis,
Habiles, savants à torturer,
Boivent du regard chaque faiblesse.
Ont-ils plaisir à te voir pâlir,
Crier vainement miséricorde ?
Tu sens la mort amère approcher
Et je ne te porte aucun secours.
Ne me maudis pas dans ta détresse.
Je voudrais, je voudrais te sauver.
Je leur ai donné tout mon pouvoir.
On m’a désarmé. Je ne puis rien.

LE SECRÉTAIRE

Bassio, tu attendras ici de voir apparaître le signal annonçant que tous les condamnés ont été exécutés. Tu mèneras ensuite celui-ci jusqu’à la frontière, sous escorte. Tu es responsable de lui. N’oublie pas que les Dix ont décidé de lui laisser la vie. Mais ne le laisse à aucun prix sortir de tes mains avant qu’il franchisse la frontière, et ne le laisse parler à personne. Tu lui remettras l’or que les Dix m’ont chargé de lui donner. Quand tu l’auras vu s’éloigner du territoire de Venise, reviens aussitôt.

JAFFIER

Laissez-moi vous parler avant que tout soit accompli.
Si j’ai dans ma douleur prononcé des mots offensants,
Pardon, je les retire. Écoutez ce que je demande.
Je veux être amené chez les Dix encore une fois.
Ne me refusez pas ; daignez entendre mes raisons.
Vous savez bien qu’hier, si je n’avais pas eu pitié,
Nous aurions accompli facilement notre dessein,
Et que j’avais sur vous, à votre insu, toute puissance.
Ce pouvoir que j’avais, la pitié me l’a fait quitter,
Je l’ai mis en vos mains, et je n’ai reçu en échange,
Hélas, qu’une parole. Ainsi vous devez m’écouter.
Puisque mon seul recours à présent, c’est votre parole,
Vous devez me permettre au moins de vous la rappeler.

Combien mes compagnons me sont chers, vous le savez bien,
Mon ami plus que tous. Mon honneur m’est encor plus cher.
Je chéris mon ami comme vous aimez votre fille.
Tout cela est pour moi ce qu’est pour vous votre cité.
Je n’avais rien promis à Venise, et je l’ai sauvée,
Renonçant par pitié à tant de puissance et de gloire.
Ah ! ne devez-vous pas me rendre pitié pour pitié,
Préserver ce que j’aime, alors que vous l’avez promis ?
Vous n’y perdriez rien, tandis que moi, j’ai tant perdu !
Si vous laissez la vie à mes compagnons bien-aimés,
Vous n’en gardez pas moins votre cité, votre puissance.
Ces malheureux captifs ne peuvent pas vous menacer.
Ils feront le serment de ne jamais nuire à Venise.
Ils tiendront leur parole. Ils vous obéiront toujours.
Ne m’épargnez-vous pas ? Moi, pourtant, si vous les tuez,
J’aurai quelque raison de rechercher une vengeance.
Et je vis cependant, parce que je vous ai sauvés.
Vous avez tort. Hier, quand je suis venu vous trouver,
Je n’ai pas exigé le serment qu’on me laissât vivre ;
Mes amis seulement. Si vous croyez devoir punir

Un projet dirigé contre votre cité chérie,
Ah ! tuez-moi, moi seul, laissez la vie à mes amis.
C’est moi qui fus leur chef, il convient de me mettre à mort.
Vous leur direz, hélas ! que je les avais tous livrés,
Que vous tuez un traître, et que votre bonté les sauve,
Et la reconnaissance alors vous les rendra fidèles.
Songez qu’un tel noyau d’hommes de vaillance et d’audace,
On en voit rarement, qu’il est beau de les épargner.
Sauvez-les, tuez-moi, gardez ainsi votre serment,
Préservez votre honneur. Car si vous tuez mes amis,
Le monde entier par moi connaîtra, ne l’oubliez pas,
Comment Venise entend la sainteté d’une promesse.
Vous n’avez qu’à gagner, rien à perdre à les laisser vivre.
Les Dix le comprendront. Menez-moi vers eux sans délai.
Après ce que j’ai fait, vous ne pouvez le refuser.

LE SECRÉTAIRE
As-tu bien retenu mes ordres, Bassio ? Tu me rendras compte de leur exécution.
JAFFIER

Vous ne répondez pas ? Vous ne répondez même pas ?
Ah ! vous ne pouvez pas me traiter avec ce mépris !

Parlez-moi, parlez-moi ! Chaque instant est une torture,
Chacun de ces moments où l’on fait souffrir mon ami.
Tournez les yeux vers moi ! Vous me devez une réponse.
Il me faut voir les Dix. Allez-vous m’amener près d’eux ?

LE SECRÉTAIRE
Je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire. Je n’ai rien à ajouter.
JAFFIER

Ayez pitié de moi qui suis à terre à vos genoux
Et qui tenais hier votre destin entre les mains,
Moi qui vous ai sauvés. Hier, hier, vous m’entendiez ;
Ma voix ne peut donc plus en ce moment franchir mes lèvres ?
Hélas ! Je ne suis rien, et tout est sourd autour de moi.
Si je l’avais voulu, toute la cité maintenant
Retiendrait son haleine au moindre mot que je dirais ;
Vous, vous m’auriez pour maître. Ah ! qui, qui donc m’a retenu ?
J’aurais devant mes pieds ces gens sans foi et sans entrailles,
Tous, demandant la vie, et je les ferais tous tuer.
Malheureux ! qu’ai-je dit ? N’y pensez plus, je vous conjure ;

Je suis fou. La détresse a fait succomber ma raison.
Pardonnez, car c’est vous qui me faites tomber si bas.
Vous à qui j’ai remis comme un dépôt tout mon honneur,
Ah ! vous faites de moi un assassin de mes amis,
Un traître. Et cependant j’avais de l’honneur autrefois.
Je sais que je n’ai pas toujours été un misérable.
Vous seul vous me rendrez mon honneur, vous que je supplie,
Vous vers qui mon espoir monte comme il irait vers Dieu,
Vous qui ferez donner la liberté à mon ami.
Voyez, mon bienfaiteur, je vous appartiens tout entier,
Votre esclave à jamais. Mon âme et mes jours sont à vous.
Quoi, vous vous détournez ? Osez-vous donc me refuser ?
Mais j’ai des droits sur vous ; songez que j’ai votre parole ;
Je suis votre sauveur. Non, non, pardon, je vous irrite ;
Je tairai tout cela, je n’invoquerai plus de droit,
Mes larmes seulement, seul droit qui reste aux malheureux.
Ne vous éloignez pas, il faut que je vous parle encore.
Hélas ! hélas ! que dire ? Où trouverai-je encor des mots ?
Je n’ai plus que les mots, ayant donné tout mon pouvoir,

Sans arme. Il ne faut pas que je cesse de supplier.
Sans doute il est des mots qui parviendraient à le fléchir.
Dès que je me tairai, ma perte sera consommée.
Je n’en puis plus. Daignez avoir égard à ma douleur.

LE SECRÉTAIRE
Bassio, je m’en vais. Garde cet homme à vue jusqu’à ce que les criminels soient morts, puis conduis-le hors de Venise et remets-lui cet or que Leurs Seigneuries daignent lui accorder.
JAFFIER

Quoi ! vous partez ! Non, non, vous ne pouvez partir ainsi.
Je ne vous ai pas dit tout ce que je voulais vous dire.
Je saurai vous fléchir, si vous demeurez un moment,
J’en suis sûr. Vous partez ! Ah ! si vous restez inflexible,
S’il faut que mes amis soient mis à mort dans ces cachots,
Qu’ils périssent du moins sans avoir su ma trahison !
Taisez du moins partout la honte où vous m’avez réduit !
Je crie en vain vers lui. Il est parti sans un regard.
Osez-vous m’empêcher de marcher librement, valets ?

Permettez-moi d’aller parler encore à votre maître.
Vous m’avez désarmé. Je ne puis rien, sinon prier,
Soyez bons, laissez-moi. Ayez égard à ma prière.
Ah ! même des valets ne daignent pas me regarder.
Ciel, soleil brillant sur la cité,
Mer, canaux, marbres mêlés à l’eau,
Je vous parle à vous et non aux hommes,
Puisque les hommes n’entendent pas.
Moi, celui qui sauvai vos splendeurs,
Moi, malheureux, je me suis perdu.
Je péris pour vous ; soyez maudits ;
Périssez aussi à votre tour.
Jadis l’on m’entendait, quand je parlais l’on répondait,
Ma parole portait mes volontés parmi les hommes,
J’étais moi-même un homme. Et maintenant, comme une bête,
Dans mon plus grand besoin ma voix ne se fait pas comprendre,
Mon âme vainement voudrait jaillir pour supplier,
Ma douleur est muette et mon crime fatigue en vain.
Sur ces visages durs autour de moi rien ne frémit ;
Lorsque j’entends des mots ce n’est qu’un bruit qui me fait mal,
Car nul ne me répond. Quel sort est descendu sur moi ?
Me faudra-t-il errer dans le désert toute ma vie ?
Est-ce un rêve où je suis ? Ai-je soudain cessé d’être homme ?
Ce qu’à présent je suis, peut-être je le fus toujours.

VALET

Dans combien de temps est-ce qu’on viendra nous relever ?

BASSIO

Il n’y a pas de relève. Les condamnés seront bientôt exécutés, et aussitôt nous mènerons celui-ci hors de Venise.

JAFFIER

Quel est l’homme si bas que je puisse oser sans trembler
Même lever les yeux à la hauteur de ses genoux,
Moi, moi qui suis un traître ? Et cependant, si je veux vivre,
Il me faudra souvent aller trouver ceux qui d’un mot
Pourront me refuser ou m’accorder ma subsistance,
Craignant toujours, partout, qu’on n’ait appris mes trahisons.
Si prompts que soient les pas, la rumeur voyage plus vite,
Et sur toute la terre, aussi loin qu’aille le désir,
Il n’est pas de regard devant qui je n’aie à trembler.
Où pourrai-je exister sans jamais voir un être humain ?
Ah ! si je pouvais vivre et ne voir jamais le soleil !
Je vais devenir fou s’il faut subir tant de regards.
Par pitié, partez tous, je voudrais ne pas être fou.

VALET

Pourquoi est-ce qu’on ne le tue pas avec les autres ? On n’aurait pas à le garder.

BASSIO

Lui, on ne le tue pas, parce que c’est lui qui a dénoncé les autres.

JAFFIER

Est-ce moi qui suis dans cet état ?
Ai-je été jadis comblé d’honneurs,
Entouré d’égards et de respect ?
Ai-je été chéri par un ami ?
J’ai rêvé. Tout cela, c’est un rêve.
Je fus vil toujours comme aujourd’hui.

VALET
Il est criminel comme les autres, et traître en plus. Je ne comprends pas qu’on le laisse vivre.
BASSIO

Leurs Seigneuries gardent leur parole avec trop de scrupule. Moi, j’aurais plaisir à le mettre à mort.

JAFFIER

La mort viendra bientôt mettre une fin à ma misère.

La mort ! Non, pas la mort. Mon Dicu, je ne veux pas mourir.
Mon ami va mourir ; si je pouvais vivre toujours,
Pour ne jamais paraître, après la mort, sous son regard !
Le soleil me sait peur ; la mort qui déchire les voiles
Me fait plus peur encor ; la mort mettra mon âme à nu.
Dieu, mon âme a besoin de la chair pour cacher sa honte,
La chair qui mange et dort, sans avenir et sans passé.
Tant que je suis vivant, je puis essayer d’oublier.
La honte qui m’écrase a fait de moi un misérable,
Je tremblerais d’horreur en passant dans l’éternité ;
Trop faible pour la mort. Mais comment demeurer vivant ?
Ceux-là qui m’ont perdu, il faut qu’ils prennent soin de moi.
Ma détresse est leur œuvre, et maintenant j’ai besoin d’eux.
Veuillez me dire au moins quand je reverrai votre maître.

BASSIO
Vous ne le verrez plus. Vous êtes chassé du territoire de Venise avec défense d’y jamais rentrer sous peine de mort. Dès que vos complices auront été exécutés, nous vous mènerons à la frontière. D’ici là vous n’avez besoin de voir personne.
JAFFIER

Mais je veux le revoir. Je veux parler à votre maître.
Allez lui demander qu’il me fasse mener vers lui.

BASSIO
Nous n’irons pas. Il refuserait. Il n’a rien à vous dire. Vous êtes chassé, cela ne vous suffit pas ?
JAFFIER

Il me faut partir abandonné,
Éperdu d’opprobre et de détresse.
Mes amis meurent trahis par moi.
Ceux que j’ai sauvés par ma pitié,
Après m’avoir pris l’honneur, me chassent.
La clarté du jour me fait souffrir.
Je suis las d’être les yeux baissés.
Si je veux mourir, le cœur me manque.
Je ne voudrais pas devenir fou.

VALET
À cause de lui, nous ne verrons pas la fête. J’aimerais pouvoir l’écraser comme une bête puante.
BASSIO

Je pense comme toi, mais n’oublie pas que les Dix lui ont accordé la vie.

JAFFIER

Je m’en vais sans amis, chassé, privé de mon honneur.
On ne veut plus de moi, maintenant qu’on m’a tout fait perdre.
Où puis-je me tourner ? Qui voudra recevoir un traître,
Puisque ceux qu’a sauvés ma trahison vont me chasser ?
Cela ne se peut pas. Je veux parler à votre maître.
Ceux qui m’ont pris l’honneur, ceux-là savent ce que je suis ;
J’aurais auprès d’eux seuls un refuge contre la honte.
Ou bien conduisez-moi, ou faites venir votre maître.
Ah ! ne voulez-vous pas aller le trouver, par pitié ?
Ainsi donc plus jamais je ne pourrai voir son visage,
Je n’entendrai sa voix ? Pourtant je n’ai personne au monde
Sinon lui, maintenant qu’on a fait mourir mes amis.
Je suis trop déchiré, trop déchiré par la douleur.
Hélas ! mon ami, l’on te torture.
Et moi, me voici à supplier
En vain les valets de tes bourreaux.
Ah ! mon ami, mon ami, tu cries ;
J’entends des cris ; que ne suis-je sourd !
Mon Dieu, je ne puis mourir ni vivre.
Tout mon crime est d’avoir eu pitié.

Entrent plusieurs Artisans et Apprentis, qui se groupent autour de Bassio et de Jaffier.

ARTISAN

Qu’y a-t-il, Bassio ? Que faites-vous avec tous ces hommes armés ?

BASSIO

Ah ! vous ne savez rien encore. Il s’est passé de grands événements, pendant que vous dormiez. Heureusement pour vous Leurs Seigneuries veillent. Venise a failli périr cette nuit. L’Espagne avait préparé une conjuration et corrompu les troupes. Hier la Providence a poussé un de ces misérables à se livrer aux Dix et à tout dévoiler. Maintenant les criminels subissent la question, là, dans la prison. On va tous les mettre à mort.

ARTISAN

Béni soit le ciel qui a préservé notre Venise ! Nous autres, notre Venise nous est aussi chère qu’aux nobles ; elle est à nous comme à eux. Et celui-là, qui regarde à terre, qu’est-ce que c’est donc ?

BASSIO

C’est celui qui a dénoncé les autres. Nous le gardons jusqu’à ce que tous les autres soient morts, et puis nous le mènerons hors du territoire de Venise. Vous êtes heureux, vous, vous verrez la fête ; nous ne pourrons pas la voir à cause de lui.

APPRENTI

On ne le tuera pas ? On laisse un de ces chiens vivants ?

BASSIO

Leurs Seigneuries lui laissent la vie parce qu’il a dénoncé ses complices.

APPRENTI

Il a trahi deux fois ! Laissez-moi m’approcher de lui.
Je suis curieux de voir de près comment est fait un traître.
Lève la tête, chien ! Je voudrais voir les yeux d’un lâche.
Allons ! regarde-moi. Voyez donc, ses yeux sont sans larmes,
Et ses amis tout près hurlent dans les mains des bourreaux.
On les entend d’ici. Et leur mort ne tardera pas ;
Dans cette prison-là l’on n’interroge pas longtemps,
Chacun dit promptement tous les secrets qu’on lui demande.
Ce misérable, ici, est bien plus méprisable qu’eux.
Regardez-le. Faut-il que nous laissions cela vivant ?
Il me répugne à voir, je l’étranglerais volontiers.

BASSIO
N’y touche pas. Toi, le traître, mets-toi derrière moi. Il est sous ma garde.
APPRENTI

Non, ne le cachez pas ; je veux encor le regarder.
Écartez-vous un peu, laissez-moi voir, je vous en prie.
Des êtres aussi vils, se peut-il donc qu’il en existe ?
Pourquoi ne dit-il rien ? Je voudrais entendre sa voix.
Laissez-moi le frapper pour lui arracher quelques cris.
Voyez-le donc trembler, voyez-le qui baisse la tête.
Un traître est toujours lâche. Est-il permis de le frapper ?
Non, vous ne voulez pas ? Pendant que meurent ses complices,
Lui qui les a trahis, doit-il être là, sans souffrir ?
Traître, traître, entends-tu ? Voyez, ce mot le fait trembler.
Sais-tu comme on est vil quand on a vendu ses amis ?
C’est malheureux qu’un traître ait préservé notre Venise
Vous dites que les Dix ont dû lui promettre la vie,
Mais si je le tuais sans leur ordre ils seraient contents,
Car sa vie est peut-être un danger pour notre cité.
Si je le tuais, moi, moi qui n’ai pas fait de serment,
Je ne blesserais pas mon honneur ni l’honneur des Dix,
Et nous aurions servi les intérêts de notre ville.
Pouvons-nous supporter de garder la vie à ce lâche ?
Allons ! qu’en dites-vous ? Permettez-moi de le tuer !

BASSIO

Je voudrais pouvoir te le permettre ; je pense comme toi. Il me répugne, il a mérité mille morts, et je crains que plus tard il ne fasse du mal à Venise. Un traître est toujours un ingrat ; il ne sera pas reconnaissant à Venise de la vie qu’il a reçue. D’ailleurs il est capable de tous les crimes et de toutes les lâchetés. Et puis, s’il était mort, je pourrais jouir de la fête. C’est malheureux pour moi de devoir passer le jour de la fête à m’occuper d’une telle vermine. Mais que veux-tu ? Je ne peux pas permettre qu’on le tue sur le territoire de Venise. Mon maître m’a ordonné de le conduire vivant hors du territoire de Venise ; je le ferai. J’espère qu’il ne vivra pas longtemps ensuite.

APPRENTI

Sans doute il vivra peu. À qui ne ferait-il horreur ?
Même les criminels refuseront de l’accueillir.
La terre aurait horreur de le porter pendant longtemps.
D’ailleurs, chers compagnons, le ciel qui protège Venise
Prend soin visiblement d’anéantir ses ennemis.
Quelle joie aujourd’hui pour nous, le peuple de Venise,
Cette reine des mers où le plus humble se sent roi,
De voir notre cité, le jour de la plus belle fête,
Soustraite par miracle au péril qui la menaçait !

BASSIO

Ah ! voici apparaître le signal qui annonce que tous les conjurés ont été mis à mort.

ARTISAN

Tant mieux. Ceux-là ne feront plus de mal à Venise. Oublions-les ; ne songeons plus qu’à notre bonheur et à la fête.

APPRENTI

Tes amis sont tous morts, tes amis que tu as vendus.
Tous morts. M’entends-tu bien ? Il ne dit rien. Il a compris.
Je crois qu’il va parler. Le traître parle ! Écoutez tous.

JAFFIER
Enfin, c’est fini. Je voudrais dormir maintenant.
BASSIO

Ce que tu vas faire maintenant, c’est t’en aller, et vite. Remue-toi ! Il faut t’en aller.

JAFFIER

Aller où ? Je n’ai nulle part où aller.

BASSIO

Où tu voudras, hors de Venise, et un peu vite. Viens avec moi, et prends cet or que Leurs Seigneuries t’accordent. C’est le salaire de ta trahison. Allons ! prends cet or.

JAFFIER

Merci. Je pourrai me cacher, dormir et manger.

APPRENTI

Non, pas un pas de plus ! Ainsi grâce à deux trahisons
Il s’en va chargé d’or, riche et content, gorgé de crimes
Ne me retenez pas ; il est aussi vil que Judas ;
Je veux cracher sur lui. Lâche, tu n’iras pas plus loin.
Traître, traître, cet or, c’est le sang de tous tes amis !
Il a peur, voyez donc ! Tout son corps tressaille de peur.
Permettez-moi d’aller avec vous jusqu’à la frontière ;
Ainsi je le tuerai, hors de Venise, à mon loisir.
N’y consentez-vous pas ? Il est trop injuste qu’il vive.

ARTISAN

Tais-toi un peu, écoutez tous. Quel est ce bruit qui vient des rues voisines ? Entendez-vous ?

BASSIO
Qu’un de vous aille voir ce que c’est.
Exit Valet.
ARTISAN
On croirait un bruit de combat. On entend des cris. Tout n’est pas fini ; il se passe encore quelque chose. Venise serait-elle encore en danger ?
BASSIO

Le ciel confonde ses ennemis.

APPRENTI

Nous la défendrons s’il le faut.

ARTISAN

Mais fasse le ciel que nous n’ayons pas à lutter pour son salut en ce jour de fête !

BASSIO

Nous allons savoir ce que c’est.

APPRENTI

Il a l’air joyeux.

Rentre Valet.
BASSIO

Qu’y a-t-il ? Parle vite.

VALET

C’est peu de chose. Une poignée de ces bandits avait pu se soustraire aux sages mesures prises cette nuit par Leurs Seigneuries. Ils sont tous là maintenant et tentent de se défendre les armes à la main. Mais il y en a déjà la moitié de massacrés, et bientôt ils le seront tous ; les troupes restées fidèles à Venise sont là en nombre et les taillent en pièces sans aucune difficulté. Bientôt il n’en restera plus un. Le combat a lieu ici, voyez, tout près, dans les rues.

BASSIO

Le ciel soit loué ! Je craignais le pire.

ARTISAN

Nous aurons malgré tout un jour paisible.

BASSIO

Qui aurait cru que nous aurions un jour paisible, avec de tels ennemis parmi nous ? Mais les uns ont été exécutés dans la prison ; les autres seront tous tués dans quelques instants. Ce sera une leçon, j’espère, pour quiconque voudrait s’attaquer à Venise. On ne s’y risquera plus d’ici longtemps, je crois.

APPRENTI

Une telle mort est trop bonne pour ces gens-là. Ce n’est pas dans un combat qu’ils devraient trouver la mort. Ils devraient tous mourir de la main du bourreau.

BASSIO

Qu’importe de quelle mort ils meurent, pourvu que notre Venise soit débarrassée de cette vermine ! Ils ne pourront plus lui faire de mal. Puisse-t-il en arriver autant à tous ses ennemis !

ARTISAN

Mais regardez le traître ; nous l’avions oublié. Que lui arrive-t-il ? Il a laissé tomber l’or ; il ose tenir la tête levée et regarder autour de lui.

VALET

On dirait qu’il va vers le lieu du combat. Faut-il l’arrêter ?

BASSIO

Au contraire ! Qu’il y aille. Suis-le seulement. S’il va se joindre à ces bandits, il sera massacré avec eux, et nous en serons débarrassés sans que Venise lui ait manqué de parole. Nous ne pouvons rien souhaiter de mieux. Pourvu qu’il y aille !

ARTISAN

Il s’est arrêté. Voyez comme il sourit. Est-ce qu’il serait devenu fou ?

BASSIO

L’occasion est trop bonne pour la laisser perdre. S’il n’y va pas, nous le pousserons. Il faut qu’il aille se faire tuer.

ARTISAN

Il semble y aller.

BASSIO

Qu’il se hâte d’y aller et que tout cela soit fini ! J’aperçois là-bas la fille de mon maître. Elle vient peut-être ici. Elle ignore tout. Il faut qu’elle n’apprenne rien. Ces dangers, ce sang versé, tout cela assombrirait la fête pour elle. Trois d’entre vous vont suivre le traître ; laissez-le ramasser une épée, s’il veut mourir une épée à la main ; que nous importe ? Mais poussez-le là-bas s’il hésite trop, qu’il soit rapidement massacré avec les autres. Vous autres, rengainez vos épées, dispersez-vous, et pas un mot de ce qui s’est passé.

ARTISAN

Il est de nouveau immobile.

VALET

Que faut-il faire ?

BASSIO

Attendons un peu. Voyons ce qu’il fera.

JAFFIER

La mort vient me prendre. À présent la honte est passée.
À mes yeux bientôt sans regard que la ville est belle !
Sans retour il faut m’éloigner des lieux des vivants.
On ne voit nulle aube où je vais, et nulle cité.

BASSIO

La fille de mon maître arrive. Vite, allons, poussons-le dans la mort.

Exeunt.
VIOLETTA

Jour qui viens si beau, sourire suspendu
Soudain sur ma ville et ses mille canaux,
Combien aux humains qui reçoivent ta paix
Voir le jour est doux !

Le sommeil encor jamais n’avait comblé
Tant que cette nuit mon cœur qui le buvait.
Mais il est venu, le jour doux à mes yeux
Plus que le sommeil.

Voici que l’appel du jour tant attendu
Touche la cité parmi la pierre et l’eau.
Un frémissement dans l’air encor muet
A surgi partout.


Ton bonheur est là, viens et vois, ma cité.
Épouse des mers, vois bien loin, vois tout près
Tant de flots gonflés de murmures heureux
Bénir ton éveil.

Sur la mer s’étend lentement la clarté.
La fête bientôt va combler nos désirs.
La mer calme attend. Qu’ils sont beaux sur la mer,
Les rayons du jour !


Rideau
  1. Note de l’Éditeur. — Ce vers final présente trois autres versions que voici :

    Ils sont là dans le cœur soudain, les feux divins.
    Vous levez l’âme à vous sans peine, astres divins.
    Vous nous levez à vous sans peine, astres divins.