Poèmes suivis de Venise sauvée/Venise sauvée/Notes

Gallimard (collection Espoir) (p. 43-54).

NOTES SUR « VENISE SAUVÉE »

Première partie du premier acte. Un élan joyeux vers la conquête. Une scène où chacun dit : Aurais-je pensé, quand j’étais dans telle situation (de détresse)…? et pourtant si, je sentais bien que le destin me devait une revanche, qu’elle devait venir tôt ou tard, que je ne mourrais pas avant qu’elle ne vienne.

Les rendre aussi sympathiques que possible. Que le spectateur désire le succès de l’entreprise. Jusqu’au discours de Renaud, qui doit lui faire le même effet qu’à Jaffier.

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Dès les premières lignes de la pièce, évoquer la paix de Venise et son ignorance de ce qui l’attend.

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Dans le premier acte — et le deuxième — faire bien apparaître que c’est un complot d’exilés, de déracinés.

Ils haïssent les Vénitiens d’être chez eux — tous, sauf Jaffier. (Oui, Pierre aussi.)

Dégoût d’une existence monotone comme stimulant à l’arrière-plan. Évoquer l’ennui.

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Dans le premier acte, idée de l’Empire.

Social sans racines, social sans cité, Empire romain.

Un Romain pensait toujours nous.

Un Hébreu aussi.

L’Espagne, la conjuration est du social pour les conjurés. Venise est une cité.

Cité, cela n’évoque pas du social.

L’enracinement est autre chose que le social.

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Jaffier. Passion. Un des sens de la passion est peut-être que la douleur, la honte, la mort qu’on ne veut pas infliger autour de soi retombe sur soi, sans qu’on l’ait voulu. Comme si mathématiquement le malheur devait compenser le crime écarté, pour que l’âme reste soumise au mal (mais autrement soumise) ; réciproquement, la vertu consiste à garder en soi le mal qu’on souffre, à ne pas s’en délivrer en le répandant au-dehors par les actes ou l’imagination. (Acceptation du vide.)

Être pur = invariant.

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Le malheur destructeur du « je ». Il détruit de la réalité, ôte de la réalité au monde. Plonge dans le cauchemar. Mais l’action correspondante aussi transmue de la réalité en rêve.

Y a-t-il une loi de similitude entre les deux bouts d’une action mauvaise, de sorte qu’elle fait un mal analogue à celui qui accomplit et à celui qui la subit ?

Et de même pour la bonne ?

L’action serait comme un langage. Comme les œuvres d’art, etc.

On communique quelque chose par une action.

À marquer dans Venise sauvée.

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Jaffier. Il faut parvenir à donner un moment le sentiment que c’est le bien qui est quelque chose d’anormal. Et en effet, il en est bien ainsi, dans ce monde. On n’en a pas conscience ; que l’art en donne conscience. Anormal, mais possible, et le bien.

Il faut aussi faire apparaître le mal comme vulgaire, monotone, morne et ennuyeux.

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Ce sont les choses comme valeurs qui sont irréelles pour nous. Mais les valeurs mensongères ôtent aussi de la réalité à la perception elle-même par l’imagination qui la recouvre, car les valeurs sont non pas déduites, mais directement lues dans la sensation à laquelle elles sont liées.

Ainsi le détachement parfait permet seul de voir les choses nues et sans ce brouillard de valeurs mensongères. C’est pourquoi il a fallu à Job les ulcères et le fumier pour la révélation de la beauté du monde. Car il n’y a pas de détachement sans douleur. Et il n’y a pas de douleur supportée sans haine et sans mensonge qu’il n’y ait détachement.

(Que la Venise sauvée reproduise ce mouvement.)

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Une étiquette divine sur du social : mélange enivrant qui enferme toute licence. Diable déguisé.

Et pourtant une cité… (Venise…) Mais cela n’est pas du social ; c’est un milieu humain dont on n’a pas plus conscience que de l’air qu’on respire. Un contact avec la nature, le passé, la tradition, un μεταξύ.

Acte II. Violetta doit apparaître au point maximum de l’exaltation de Jaffier. Elle partie, Pierre répond longuement à Jaffier qui se tait, et en disant adieu à Pierre il lui dit comme quelqu’un qui se force : « Tu as raison, qu’est-ce que c’est qu’un homme ou une femme devant nous en ce moment… »

Mêler l’Ancien Testament aux paroles de Pierre.

Tout le deuxième acte, les paroles de Jaffier — à Pierre, à Renaud, à Violetta — sont toutes à double entente.

Et ce qui se passe dans son âme reste mystérieux.

Jaffier n’a que deux moments d’expansion au deuxième acte. L’un avec Pierre dans l’expression de l’amitié, l’autre avec Violetta dans l’expression de l’amour de Venise (incarnée pour lui par Violetta — il le lui dit plus tard en un vers sans que le lien soit exprimé). Mais cette expansion même est contenue. Contraste avec le débordement de paroles au troisième acte.

Au premier acte, un seul rythme — l’élan de la conjuration.

Au deuxième, deux — cet élan et l’immobilité de Jaffier.

Au troisième, immobilité.

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Le moment de méditation de Jaffier à la fin du deuxième acte est le moment où la réalité entre en lui, parce qu’il a fait attention.

Pulsation dans ces deux actes, rythmant le temps.

Pulsation théâtrale.

Théâtre (ou épopée). Troisième dimension dans l’ordre de la destinée humaine. — Œdipe-Roi. — Bacchantes. — Jaffier…

Art et troisième dimension. Et la musique ?

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Acte II. Faire sentir que le recul de Jaffier est surnaturel.

Jaffier. Il est surnaturel d’arrêter le temps.

C’est là que l’éternité entre dans le temps.

Croire à la réalité du monde extérieur et l’aimer, ce n’est qu’une seule et même chose.

En fin de compte, l’organe de la croyance est l’amour surnaturel, même à l’égard des choses d’ici-bas.

Dès que Jaffier s’aperçoit que Venise existe

Croire qu’une chose existe et la détruire, il faut un devoir vraiment impérieux.

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La malédiction transmise. Indiquer pourquoi (individuellement) Renaud, Pierre, Jaffier sont devenus des aventuriers (comme pour mercenaires, courtisane). Pourquoi (nationalement) cette entreprise de l’Espagne.

Transmission automatique du mal jusqu’à la souffrance rédemptrice.

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La miséricorde est un attribut proprement divin. Il n’y a pas de miséricorde humaine. La miséricorde implique une distance infinie. On n’a pas compassion de ce qui est proche. Jaffier.

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L’innocence heureuse. Violetta. Quelque chose aussi d’infiniment précieux. Mais c’est un bonheur précaire, fragile, un bonheur de hasard. Fleurs de pommier. Ce bonheur n’est pas lié à l’innocence.

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Le furieux élan des deux premiers actes habite encore dans les condamnés au début du troisième, violemment comprimé par les chaînes et la mort imminente, et la torture. Il doit être sensible.

Seul Jaffier n’a pas été un instant emporté par cet élan. Il est immobile tout le temps, Violetta et son père aussi. Tous les autres sont furieusement emportés.

Élan, dynamisme intense dans cette pièce jusqu’au monologue de Jaffier. Là l’élan s’arrête pile. Le reste n’est que piétinement.

Le troisième acte est composé de deux parties. Jaffier parle et on ne lui répond pas. On lui parle et il ne répond pas.

Dans la scène des condamnés déjà, cris sans réponse.

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Dans les supplications et le désespoir de Jaffier, insister davantage peut-être encore sur le silence qui lui répond.

Après insister sur le silence de Jaffier.

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Scène des condamnés à mort. Première partie très courte. Deuxième partie s’étire indéfiniment. Un d’eux : « Qu’ils me tuent s’ils veulent, mais je ne veux pas qu’on me torture. »

Dans cette scène, on mentionne le supplice des mercenaires torturés et pendus.

« Mais nous, ce n’est pas possible qu’on nous traite ainsi. Nous sommes des gentilshommes. — Si. On nous l’a dit. »

Un officier : « Je suis gentilhomme, je ne veux pas qu’on me pende. »

Un autre : « Je ne veux pas être torturé. »

Un autre : « Je veux être pardonné. »

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Pouvoir de la simple répétition, observé dans les Spirituals. Répétition jusqu’à ce que les nerfs en soient malades. À appliquer dans Venise. Dans la scène des condamnés à mort. Et dans les insultes à Jaffier.

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Dans le troisième acte, le Secrétaire ne parle à Jaffier que deux fois. Ou même une seule ? Ne le faire parler qu’au valet seulement, le reste du temps ? Oui.

Jaffier. Qu’il se demande : Est-ce que j’existe ? Mais surtout : Est-ce que j’ai été transformé en bête ?

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Scène où Jaffier est muet. Il y faut un intérêt dramatique. Et cet intérêt doit être : le faire parler. « Dis-nous pourquoi tu as trahi d’abord Venise et ensuite tes amis. — À quoi pense un traître quand il trahit ? Explique-nous cela. Dis-nous si tu crois que tu es aussi parfait en traîtrise que Judas. Tu n’as peut-être pas tout dit, tu as peut-être encore de petits secrets à révéler. Si nous le torturions un peu ici, pendant que ses amis sont torturés là-bas ? Pourquoi souffriraient-ils, eux, et celui-là resterait-il indemne ? »

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Dans la scène des condamnés à mort, dialogue bref ; allonger la partie où chacun monologue pour son compte.

Quand l’apprenti tourmente Jaffier, qu’un autre se joigne à lui, pour allonger la scène.

Quand Violetta arrive, tout le monde s’en va. Violetta reste seule.

Ainsi les lignes des artisans sautent — ou, de préférence, sont reportées au milieu de la scène antérieure. Au début, plutôt, avant que l’apprenti ne commence.

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Au troisième acte, au lieu des répliques (« Où cela ? — Merci, je vais boire et manger »), qu’il garde le silence et que les autres commentent ses gestes (il saisit l’or avidement). « On n’a pas besoin de se demander pourquoi il a trahi ses amis ! »

Allonger encore cette partie de l’acte où il reste silencieux ? Que ses paroles, suivies par celles de Violetta, mettent fin à une tension intolérable,

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À la fin : « On dirait qu’il va parler. — Tiens, il sait donc parler ! Je croyais qu’il était muet. — Non, il ne dit rien, tu vois. — Si, il parle, écoutez. » Et avant, l’apprenti. Insister davantage. « Son silence m’agace. »

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Reprendre, pour la première fois depuis la Grèce, la tradition de la tragédie dont le héros est parfait.

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Théâtre. Le théâtre doit rendre sensible la nécessité extérieure et intérieure.

Sur la scène — la lente maturation d’un acte, avec l’univers autour — puis l’acte précipité dans le monde.

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Les vers. Ils ne « passent pas la rampe » s’ils ne créent pas pour le lecteur un nouveau temps. Et comme pour la musique (Valéry) un poème sort du silence, retourne au silence.

Éléments du poème. Un temps qui ait un commencement et une fin. À quoi cela correspond-il ? Puis la saveur des mots : que chaque mot ait une saveur maxima entre le sens qu’on lui donne et tous ses autres sens, un accord ou une opposition avec le son de ses syllabes, des accords et des oppositions avec les mots d’avant et d’après.

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Venise sauvée. Nota. — Le marquis de Bedmar, ambassadeur d’Espagne à Venise, conçut en 1618 un plan pour mettre Venise au pouvoir du roi d’Espagne, qui était alors maître de presque toute l’Italie, par une conjuration. Voulant rester dans l’ombre à cause de sa situation d’ambassadeur, il confia l’exécution du plan à Renaud, seigneur français d’un âge avancé, et à Pierre, pirate provençal, capitaine et marin réputé. Renaud était chargé de la préparation, Pierre, des opérations militaires. Une grande partie des troupes mercenaires en garnison à Venise et beaucoup d’officiers, la plupart étrangers, au service de Venise, furent gagnés. Le plan était d’agir par surprise en pleine nuit, en occupant simultanément les points importants de la ville, en allumant au même moment beaucoup d’incendies dans tous les quartiers afin de répandre la confusion, et en tuant tout ce qui tenterait de résister. La nuit choisie était celle d’avant la Pentecôte. Jaffier fit échouer la conjuration, dont il était un des chefs, en la révélant au Conseil des Dix, par pitié pour la ville. Des historiens, surtout espagnols, ont nié l’authenticité de cette conjuration, mais avec des arguments très faibles. Il est sûr, en tout cas, que le Conseil des Dix fit exécuter plusieurs centaines d’hommes et que Bedmar dut quitter Venise.

Sujet : la conjuration des Espagnols contre Venise en 1618, racontée par l’abbé de Saint-Réal.


PERSONNAGES

Jaffier, capitaine de vaisseau, Provençal.

Pierre, 

Renaud, seigneur français.

Trois officiers.

Trois mercenaires (nationalité ?).

Courtisane, grecque, sujette de Venise.

Secrétaire du Conseil de Dix.

Violetta, sa fille.

Bassio, son serviteur favori.

Un de ses valets.

Un artisan
Un apprenti
de Venise


Lieu : à Venise. Acte I, chez la courtisane (près de la place Saint-Marc). Acte II, place Saint-Marc (sur le Campanile ?). Acte III, place Saint-Marc, ou plutôt Piazzetta.


Temps : acte I, premières heures du matin (longtemps avant l’aube), la veille de la fête de la Pentecôte (fête des fiançailles de Venise avec l’Adriatique). Acte II, même jour. Acte III, jour de la fête, commence en pleine nuit, finit à l’aube de ce jour. (En tout, un peu plus de vingt-quatre heures.)