Poèmes suivis de Venise sauvée/Poèmes/Prométhée

Gallimard (collection Espoir) (p. 22-24).

PROMÉTHÉE

Un animal hagard de solitude,
Sans cesse au ventre un rongeur qui le mord,
Le fait courir, tremblant de lassitude,
Pour fuir la faim qu’il ne fuit qu’à la mort ;
Cherchant sa vie au travers des bois sombres ;
Aveugle quand la nuit répand ses ombres ;
Au creux des rocs frappé de froids mortels ;
Ne s’accouplant qu’au hasard des étreintes ;
En proie aux dieux, criant sous leurs atteintes —
Sans Prométhée, hommes, vous seriez tels.

Feu créateur, destructeur, flamme artiste !
Feu, héritier des lueurs du couchant !
L’aurore monte au cœur du soir trop triste ;
 Le doux foyer a joint les mains ; le champ
A pris le lieu des broussailles brûlées.
Le métal dur jaillit dans les coulées,
Le fer ardent plie et cède au marteau.
Une clarté sous un toit comble l’âme.
Le pain mûrit comme un fruit dans la flamme.
Qu’il vous aima, pour faire un don si beau !


Il donna roue et levier. Ô merveille !
Le destin plie au poids faible des mains.
Le besoin craint de loin la main qui veille
Sur les leviers, maîtresse des chemins.
Ô vents des mers vaincus par une toile !
Ô terre ouverte au soc, saignant sans voile !
Abîme où frêle une lampe descend !
Le fer court, mord, arrache, étire et broie,
Docile et dur. Les bras portent leur proie,
L’univers lourd qui donne et boit le sang.

Il fut l’auteur des rites et du temple,
Cercle magique à retenir les dieux
Loin de ce monde ; ainsi l’homme contemple,
Seul et muet, le sort, la mort, les cieux.
Il fut l’auteur des signes, des langages.
Les mots ailés vont à travers les âges
Par monts, par vaux, mouvoir les cœurs, les bras.
L’âme se parle et tâche à se comprendre.
Ciel, terre et mer se taisent pour entendre
Deux amis, deux amants parler tout bas.

Plus lumineux fut le présent des nombres.
Les spectres, les démons s’en vont mourant.
La voix qui compte a su chasser les ombres.
L’ouragan même est calme et transparent.
Au ciel sans fond prend place chaque étoile ;
Sans un mensonge elle parle à la voile.
L’acte s’ajoute à l’acte ; rien n’est seul ;
Tout se répond sur la juste balance.
Il naît des chants purs comme le silence.
Parfois du temps s’entrouvre le linceul.


L’aube est par lui une joie immortelle.
Mais un sort sans douceur le tient plié.
Le fer le cloue au roc ; son front chancelle ;
En lui, pendant qu’il pend crucifié,
La douleur froide entre comme une lame.
Heures, saisons, siècles lui rongent l’âme,
Jour après jour fait défaillir son cœur.
Son corps se tord en vain sous la contrainte ;
L’instant qui fuit disperse aux vents sa plainte ;
Seul et sans nom, chair livrée au malheur.