Poèmes suivis de Venise sauvée/Poèmes/À un jour

Gallimard (collection Espoir) (p. 25-30).

À UN JOUR

Hors des brumes le jour se lève
Par-delà les cimes des monts.
L’univers va chasser le rêve ;
Qu’il paraisse ! Adieu les démons !
Quand la clarté pâle et glacée
Pénètre l’âme, traversée
Soudain de ses traits déchirants,
Du frisson de chaque herbe frêle
Qu’un silence monte et se mêle
Sans terme aux déserts transparents !

Quel cœur ne fend, si la subite
Et douce atteinte du matin
Défait l’ombre où tout bas s’agite
Doute, remords, peur du destin ?
La grâce lui fait mal ; il saigne
Devant les plaines où l’eau baigne
Des plis de brouillard délicat,
La ramure qui tremble nue,
L’aile qui glisse suspendue,
L’air inondé d’un faible éclat.


Jour naissant, jour fait de rosée,
Si clair dans l’âme et dans les cieux,
Toute cette splendeur posée
Comme une caresse en tous lieux
Nous reviendra tendre et limpide.
Le soir à travers l’air fluide
En comblera le pré mouillé.
Mais avant que le soir descende
Et parmi nous calme s’étende,
Ô jour, que tu seras souillé !

*

Chaque minute, ô jour qui monte !
Quand elle a fui d’un vol muet
Après elle laisse la honte
Que recueille l’instant qui naît.
Partout quelque bouche soudaine
S’ouvre et vient ternir d’une haleine
Les jours et les douces saisons
D’êtres hier encor sans larmes
Qui maintenant n’ont plus qu’alarmes
Vains travaux, détresse et prisons.

Quel effort tord les destinées
Dont l’or, le fer, le sort, les lois
Écrasent les vastes années
Dans l’espace d’un peu de voix !
Quand les lèvres inattentives
Laissent sur les foules captives
Tomber ces mots, si lourds de temps,
Les heures croulent en poussières ;
La clarté touche les paupières,
Elle a déserté les instants.


Pourquoi blesser de ton aurore
Les yeux des vaincus, jour mort-né ?
Ils sont las qu’il leur faille encore
Voir luire un soleil condamné.
Un jour mort est trop long à vivre.
L’aube amère ordonne d’en suivre
Le cours affreux sans chanceler.
Le cœur, les genoux leur défaillent.
Il faut pourtant debout qu’ils aillent
Où l’âme ne veut pas aller.

Mille fois mille âmes désertes
Saluent ce jour déjà perdu.
Ces mille et mille jours inertes
Sont un jouet vil et vendu.
Quelques joueurs, hantés d’images,
Le regard au lointain des âges,
Ignorent que le jour paraît.
L’aube et le soir ne sont que songe
Si comme un glaive au cœur n’en plonge
La brève et lumineuse paix.

Aveugles, ils foulent et brassent
Avenirs, passés et présents,
Toujours, sans savoir, quoi qu’ils fassent,
Dans leur faim des jours et des ans,
Se rassasier d’aucun nombre.
Leur main croit, se crispant dans l’ombre,
Tenir les siècles malheureux.
En vain l’axe des cieux est juste.
Jour frêle et sacré, jour auguste,
Jour, tu n’es pas éclos pour eux.


Pour qui, hélas, viens-tu d’éclore ?
Ces jeunes êtres effondrés,
Voulais-tu les baigner d’aurore
Parmi les champs non labourés ?
Du gris sur leurs faces boueuses,
Loin des mains pour eux seuls soigneuses,
Ils sont à terre pour toujours,
La bouche ouverte sans prière,
L’œil insensible à la lumière,
Dépouillés de leur part de jours.

D’autres, nus, sont couverts des gouttes
De l’aube au travers des chemins.
Vers tous les habitants des routes
Ils tendirent leurs vaines mains.
On charge comme de la terre
Les os qu’a rongés la misère,
Que nulle terre n’a nourris.
Et d’autres, que d’autres qui gisent…
Les jours passés leur interdisent
De te voir, jour qui leur souris.

Jour sans force, la pierre même
Tu ne pourras la traverser.
Un mur te retire à qui t’aime ;
Et des murs en plomb vont peser
Jusqu’à la nuit sur les poitrines.
Du tumulte lourd des usines,
Des marchés de chair à souiller,
Du fond des prisons immuables,
Montent les regards misérables.
Quel rayon daigne les baigner ?


Tout est clos sur la foule obscure
Dont tremblent les membres liés.
Aux destins soumis à l’injure,
Aux longs efforts humiliés,
Que les claires plaines sont grises !
Même dans la tiédeur des brises,
Même en marche au milieu d’un champ,
L’opprobre et la stupeur amère
Auront interdit ciel et terre
Tout ce jour au jour caressant.

Mais plus de nuit couvre l’espèce
Qui fourmille par les cités
Des êtres à la chair épaisse
Dont l’esprit dort sous les clartés.
Ils ne tressaillent qu’à la foudre
Dès que pour détruire et dissoudre
Elle tombe les traverser.
Ce jour heureux qui vient de naître,
Nul n’aura-t-il su le connaître
Lorsque son cours devra cesser ?

*

Faible rire brillant de larmes,
Début d’un jour parmi les jours,
Viens, prends-nous, lève les alarmes,
Monte, illumine, allume, accours !

Ta flamme glisse d’heure en heure ;
Ton aile à l’éclat calme effleure
Tour à tour les pâles pays.
Les airs sont en fleurs sur tes traces.
Qu’une fois par les lents espaces
On veille alors que tu jaillis !

Que d’un chant d’ange l’aube appelle
Un cœur soudain muet et clair
A la douceur de la nouvelle
Qui palpite éparse dans l’air.
Que ce long jour lui soit le pacte
Qui joigne sans fin l’âme exacte
À la balance innée aux cieux.
Ô long jour qu’il va boire avide,
Passe et le comble par un vide
Qui fait de lui l’égal des dieux.

En vain vont pâlir sur la plaine
Ce soir les suprêmes lueurs.
Le ciel en vain mouvant entraîne
Les sereines heures ailleurs.
Ce jour de céleste silence
Livre à jamais au monde immense
Un esprit transpercé d’amour,
Même si son moment s’apprête
Et si le sort aveugle arrête
Que soit venu son dernier jour.