Poèmes suivis de Venise sauvée/Venise sauvée/03

Gallimard (collection Espoir) (p. 98-134).


ACTE III



Scène I


LE SECRÉTAIRE DES DIX,
BASSIO (son serviteur favori).


Le Secrétaire raconte ce qui s’est passé la veille au soir. Jaffier est venu lui dire qu’il avait à faire aux Dix des révélations urgentes intéressant le salut de Venise ; mais il ne les ferait que si les Dix lui garantissaient sous serment le salut de vingt personnes à son choix.

(Les premières paroles de la scène apprennent-elles déjà au public que la ville est sauvée ?)

Sans ce serment ni la menace de mort ni aucune torture ne lui arracheraient une parole. Le Secrétaire a vu aussitôt que c’était vrai, que ni la terreur ni même les tortures si raffinées pratiquées à Venise ne pourraient ébranler un homme animé d’une telle résolution. Il l’a dit aux Dix, qui, malgré leur extrême répugnance à faire un tel serment, l’ont autorisé à faire une réponse favorable. Il leur a amené Jaffier ; le voyant, ils ont eu la même impression que le Secrétaire. Ils se sont engagés par serment à ce qu’il demandait. Aussitôt il a exposé tous les détails d’une conjuration qui devait s’exécuter la même nuit pour mettre Venise sous la domination espagnole, en la capturant par surprise. On a vérifié peu après l’exactitude de tous ces détails ; sans Jaffier, l’entreprise aurait infailliblement réussi ; le Secrétaire en frémit encore. Interrogé sur le mobile de sa révélation, Jaffier a dit que c’était la pitié ; sur la récompense désirée, qu’il n’en voulait aucune, sinon l’observation du serment. Les vingt dont il a réclamé le salut sont les chefs et les principaux conjurés. Les Dix ont fait arrêter rapidement tous les conjurés. Après une longue délibération, il leur a paru que la raison d’État ne leur permettait pas d’observer le serment accordé à Jaffier. La plupart des conjurés, presque tous les Mercenaires, sont déjà morts ; les principaux, parmi lesquels les vingt auxquels tient Jaffier, sont enchaînés et vont dans un instant être amenés dans la prison, où ils subiront aussitôt la torture, puis la mort. Violetta ignore tout, elle dort, et, heureusement, ne s’éveillera sans doute que quand tout sera fin. Il sait qu’elle veut, aussitôt éveillée, venir voir la mer et saluer le jour, mais espère qu’elle ne s’apercevra de rien. Il veut qu’elle n’apprenne rien, au moins de tout le jour, sans quoi cette fête dont elle a attendu tant de joie serait assombrie pour elle et elle n’en jouirait pas.

(Bref, mais bien mis en relief.)

Le Secrétaire est peiné au sujet de Jaffier. Les Dix ont chargé le Secrétaire, si Jaffier se montre disposé à accepter calmement le manquement à la promesse qu’on lui a faite, de lui offrir une charge importante au service de Venise. Mais cela, le Secrétaire, connaissant le caractère généreux et impétueux de Jaffier, ne l’espère pas. Autrement, le Secrétaire doit l’apaiser et lui faire quitter le territoire de Venise, en lui faisant accepter de l’or, avec interdiction de rentrer dans ce territoire sous peine de mort. Le Secrétaire espère que Jaffier n’apprendra la vérité qu’une fois ses amis morts. Autrement, quoiqu’il l’admire, l’aime, le plaigne et lui soit reconnaissant, il est résolu à le traiter avec une extrême brutalité, et cela dans son propre intérêt. Car Jaffier, quand il comprendra qu’on lui a manqué de parole, sera porté par sa nature généreuse à prendre une attitude qui rendrait nécessaire de le tuer. Cela, le Secrétaire veut l’éviter, par gratitude et amitié. Le seul moyen, c’est, dans son intérêt, à lui Jaffier, d’abattre son courage d’un coup et pour longtemps à force de brutalité.

(Il répète ici presque mot pour mot les paroles de Renaud concernant la manière de traiter Venise dans acte II, scène VI.)

Répondant à une question de Bassio, le Secrétaire dit :

LE SECRÉTAIRE

Il aura d’abord une explosion de colère ; prends bien garde alors à lui, ainsi que deux de tes hommes, et désarme-le avant qu’il ne tire son épée. Quand il verra que sa colère ne sert à rien, sa douleur éclatera. Quand il en aura assez des plaintes, il se taira ; puis il essaiera de me persuader. Il y épuisera vainement le peu qui lui restera de forces. Alors il tombera dans un long abattement. Dans cet état, il sera facile de le conduire hors de Venise. Malgré son grand courage, son impétuosité, sa fierté, je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet, car il n’y a pas d’homme si fort, si fier, si impétueux, qui ne soit dompté quand on lui a bien fait sentir qu’il ne peut rien.

Bassio, qui coupe l’exposé de son maître par des questions et répliques fréquentes, ne comprend pas ses sentiments pour Jaffier. À ses yeux, les conjurés sont d’affreux criminels, des bandits, et Jaffier est mille fois plus odieux, parce qu’en plus il a trahi ses complices, ses propres amis. Le Secrétaire et Bassio, apercevant Jaffier, s’éloignent.

(Cette scène est en prose.)



Scène II


JAFFIER (seul).


Court monologue en vers blancs de 14 syllabes. Il n’a pas dormi. Il a confiance dans la parole des Dix, mais ne sait quelle inquiétude le force à errer près de la prison d’État. Que dira Pierre de ce qu’il a fait ? À lui et aux autres, Jaffier a enlevé la gloire et la fortune… Soudain il aperçoit des hommes qu’on amène enchaînés ; il se cache, mais de manière à les voir et à les entendre.



Scène III


PIERRE, RENAUD, LES TROIS OFFICIERS

(tous enchaînés),

GARDIENS (muets), JAFFIER (caché et muet).


Scène en vers blancs de 14 syllabes. Les Gardiens font arrêter les conjurés près de la prison. Eux, enchaînés, attendant la torture et la mort imminentes, entremêlent leurs paroles.

OFFICIER I, explosion de lâcheté.

Il faut qu’on me fasse grâce, je ne suis pas coupable, ce n’est pas moi, on m’a entraîné.

Officier III, fureur contre Jaffier (après qu’il a entendu ce qu’en dit Renaud).

Officier II, sang-froid de beau joueur qui a joué et perdu. Reproche à tous les autres leur attitude.

Renaud, dépouillé de la raison d’État, nu. Horrible amertume, non de mourir, mais de perdre tout espoir de puissance, de fortune et de gloire. Il dévoile ses ambitions ; la réussite de cette affaire devait lui procurer une haute charge à la cour d’Espagne, et il espérait, par son habileté, devenir peu à peu le favori du roi, être maître un jour, sous le nom du roi, de toutes les terres soumises à la couronne d’Espagne et même de beaucoup d’autres. Envie amèrement Bedmar, qui a échoué, mais vivra et pourra réussir plus tard. Le rêve que porte en lui Bedmar continue. Bedmar pourra un jour l’imposer aux hommes et aux choses. Lui-même, échec définitif. Maudit Jaffier, à qui il attribue sa perte. Se maudit de ne pas l’avoir fait mourir à temps comme il en avait eu la pensée. Maudit Pierre qui l’a empêché de faire mourir Jaffier.

Pierre est toujours sûr de Jaffier. Sûr qu’il est déjà mort, ou, comme eux, enchaîné et attendant la mort quelque part.

PIERRE

… Car s’il était vivant et libre, il serait près de nous, il combattrait pour nous, même seul, même sans espoir !

(Appuyer.)
Pierre appelle Jaffier.

Puisque nous devons périr ainsi, si du moins nous étions ensemble !

Se reproche amèrement d’être cause du malheur de Jaffier, de la mort de Jaffier, parce qu’il l’a entraîné dans la conjuration.

(Insister.)

Tu avais confiance en moi, tu m’as suivi, et je t’ai mené à ta perte, à la mort.

(À ces tortures ?)

Deux parties dans cette scène. Dans la première, la plus longue (et qui commence par quelques exhortations mutuelles au courage, sur un ton ferme), les conjurés enchaînés ont conscience de l’existence, de la présence les uns des autres, parlent plus ou moins les uns à l’adresse des autres, se parlent entre eux. La fin de cette partie est le moment où, à propos de Jaffier, Renaud et Pierre s’injurient et s’accusent ; là, un passage très bref (deux vers, un peut-être pour chacun) où d’abord Renaud s’adressant à Pierre, puis Pierre à Renaud, puis Officier I à tous deux (dans cet ordre), ils évoquent avec joie, comme les esclaves de Plaute, les supplices qui les attendent les uns les autres.

La seconde partie se termine par l’arrivée soudaine du Secrétaire des Dix ; après quoi les conjurés sortent en défilant dans un complet silence ; quand ils sont tous sortis, Jaffier se montre.

La deuxième partie de la scène est peut-être :

RENAUD

Qui sont-ils, qui sont-ils pour m’avoir volé mon destin,
La part à quoi j’ai droit de la puissance et de la gloire ?
Moi dont l’intelligence a su s’élever comme un aigle,
Et, voyant le troupeau de ceux qui sont faits pour servir,
Concevoir les moyens de dominer au loin les peuples ;
Qui pensais devenir le favori du roi d’Espagne,
Me faire sous son nom maître de la chrétienté,
Conquérir l’Orient, et commander toute la terre ;
Faut-il mourir ici ? Je n’aurai donc jamais vécu.
Je n’ai jamais vécu, puisque je n’ai pas gouverné.
Non, ce n’est pas possible, il faut vivre avant de mourir.
On va me tuer là, dans la prison, avant le jour ;
Je ne pourrai donc plus, je ne pourrai jamais régner !

OFFICIER I

J’en dirai tant contre eux qu’il faudra qu’on me fasse grâce.
Eux, ils vont tous mourir, mais à moi je veux qu’on pardonne.

OFFICIER II

Pourquoi restons-nous là ? Comme ils sont lents ! Qu’on en finisse !

Ah ! qu’on se hâte enfin ; je suis las d’attendre la mort.

RENAUD

J’aurais su gouverner un État grand comme le monde.
J’étais né pour cela. Toute mon âme en avait soif.
Je n’ai pas possédé même un seul jour ma destinée.
Cela que j’ai rêvé, je n’en aurai rien accompli.
Mon rêve est donc fini, puisqu’on va venir me tuer.
J’ai porté dans mon cœur, en secret, l’empire du monde ;
Il n’y a plus en moi que du néant ; je ne suis rien.
Là, dans cette prison, avant le jour, dans un moment,
Les deux mains d’un bourreau vont devenir mon univers.
Pourquoi, pourquoi cela ? Je n’en peux plus. Je suis glacé.
Tout ce que j’ai voulu va s’évanouir pour toujours.

PIERRE

S’il était avec moi, je serais fort pour tout souffrir.
Je ne puis supporter de ne pas revoir mon ami.
Mes yeux privés de lui n’ont nulle part où se poser.
Mon Dieu, si seulement tout d’un coup sa voix était là,
Si je touchais sa main, si son regard était sur moi !
Comment quitter la vie et ne l’avoir jamais revu ?
En vain je le désire ; il n’est nulle part ; tout est vide.

Ainsi la mort soudain va saisir l’âme insatisfaite.
Non, je ne pourrai pas marcher à la mort loin de lui,
Seul aux mains des bourreaux, seul dans l’angoisse de la mort.

RENAUD

Il me fallait du moins l’espace d’un jour posséder…

Entre le Secrétaire des Dix, accompagné de Bassio et de plusieurs Valets.

LE SECRÉTAIRE

Soldats, qu’on fasse entrer les criminels dans la prison.

Exeunt conjurés.
Paraît Jaffier.



Scène IV


JAFFIER, LE SECRÉTAIRE DES DIX,
BASSIO, VALETS (armés).


JAFFIER

Monsieur, expliquez-moi quel spectacle je viens de voir.
Les Dix n’ont pu manquer à leur serment, j’en suis certain.

LE SECRÉTAIRE

Monsieur, Leurs Seigneuries, après avoir délibéré cette nuit, ont résolu de faire mettre à mort tous les criminels. Nul ne peut les accuser de manquer de parole ; chacun à Venise et à l’étranger connaît leur extrême scrupule à exécuter leurs promesses. La raison d’État les a contraints à cette mesure. Ce serait être ingrat envers la Providence, qui a voulu sauver la cité par le moyen même d’un de ceux qui s’étaient conjurés pour la perdre — par votre moyen, Monsieur — que d’omettre à présent aucune précaution. Les criminels ne peuvent rester vivants avec sécurité pour Venise. Quant à vous, Monsieur, la bonté de Leurs Seigneuries vous laisse la vie. Même les Dix m’ont chargé de vous remettre de l’or en reconnaissance du service rendu. Mais vous devez quitter le territoire de Venise et n’y jamais revenir sous peine de mort. Je n’ai rien d’autre à vous dire et je n’ajouterai rien.

JAFFIER

Était-ce pour cela que j’ai sauvé ces misérables ?
Hier ils étaient perdus ; pour eux la mort et l’esclavage,
Pour moi gloire et fortune ; et nous étions sûrs du succès.
J’ai renoncé à tout, par pitié, pour les épargner,
Et vous me dites, vous — je ne peux pas le croire encore —
Vous osez m’annoncer qu’on fait mourir mes compagnons ?

Mon ami va mourir, mon seul ami, tout ce que j’aime ?
Assassin, menteur, lâche ! Et vous me regardez en face,
Moi, votre bienfaiteur, dont la pitié vous a sauvé !
Ah ! vous m’avez trompé ! Comme ils m’ont menti lâchement.
Mais ce n’est pas fini. Je vais les punir, ces ingrats,
Vous d’abord. Gardez-vous. Le sang maintenant va couler.
Ah ! leur sang va couler, couler à flots, sous mon épée.

LE SECRÉTAIRE
Bassio, désarme-le.
JAFFIER

Vous m’avez désarmé ! Croyez-vous m’avoir abattu ?
Lâche, vous espérez me réduire à vous supplier ?
Je ne le ferai pas. Plutôt la mort et la torture
Pour mes amis, pour moi, pour tout ce qui m’est cher au monde,
Oui, mille morts plutôt que de m’abaisser devant vous.
Attendez ! il viendra, l’instant de votre châtiment !
La cité que je hais, où tout est vil, cruel et bas,
Je la verrai crouler, malgré son orgueil, en un jour.
Mes yeux verront le feu la dévorer de part en part.
Et les uns, parmi vous, devront voir souiller ce qu’ils aiment,

Se courbant bassement sous la volonté du vainqueur ;
Les autres, massacrés, mourront le blasphème à la bouche.
Malheureux ! je pourrais avoir vu cela cette nuit,
Être rassasié maintenant d’un si doux spectacle !
Par quel égarement ai-je épargné ces assassins ?
Qu’importe ! J’attendrai. Je verrai tout cela bientôt,
Par d’autres ou par moi, dans quelques jours, aujourd’hui même.
Le ciel juste punit ceux qui méprisent leur serment.
Si le ciel ne fait rien, moi, moi je saurai les punir.
Mon seul but désormais sera la perte de Venise.
Vous, je me réjouis que vous soyez encor vivant,
Tout ce que vous aimez périra bientôt sous vos yeux.
Vous périrez après, maudissant la mort et la vie.
Vous mourrez misérable, et moi je serai soulagé.

LE SECRÉTAIRE
Bassio, que tes hommes restent en cercle, l’épée nue ; et ne le laisse sortir du cercle à aucun prix. Je vais attendre qu’il soit tout à fait calmé ; je pense que cela ne tardera pas. Puis j’irai hâter l’exécution des criminels.
JAFFIER

Ô mon ami ! Où est mon ami ?
Succombe-t-il déjà aux souffrances,
Courbé sous les terreurs de la mort ?

Le fait-on crier sous la torture ?
Tous mes compagnons sont enfermés,
Livrés aux bourreaux, et sans recours.
Je ne puis, je ne puis le souffrir.
Mon ami, je ne l’ai pas voulu.
Mon ami, pardon, tu vas périr,
C’est moi qui te tue, et moi je vis.
Ses os vont craquer sous les tourments ;
Ses genoux tremblent devant la mort.
Moi qui l’ai perdu, je ne puis rien.
Je suis seul, désarmé, sans appui.

LE SECRÉTAIRE
Tu vois, Bassio ? Il n’est plus dangereux maintenant.
JAFFIER

Mon ami, à présent, que fais-tu ?
Tu m’appelais marchant vers la mort.
Peut-être en ce moment tu m’appelles.
Tout autour de toi tes ennemis,
Habiles, savants à torturer,
Boivent du regard chaque faiblesse.
Ont-ils plaisir à te voir pâlir,
Crier vainement miséricorde ?
Tu sens la mort amère approcher
Et je ne te porte aucun secours.
Ne me maudis pas dans ta détresse.
Je voudrais, je voudrais te sauver.
Je leur ai donné tout mon pouvoir.
On m’a désarmé. Je ne puis rien.

LE SECRÉTAIRE

Bassio, tu attendras ici de voir apparaître le signal annonçant que tous les condamnés ont été exécutés. Tu mèneras ensuite celui-ci jusqu’à la frontière, sous escorte. Tu es responsable de lui. N’oublie pas que les Dix ont décidé de lui laisser la vie. Mais ne le laisse à aucun prix sortir de tes mains avant qu’il franchisse la frontière, et ne le laisse parler à personne. Tu lui remettras l’or que les Dix m’ont chargé de lui donner. Quand tu l’auras vu s’éloigner du territoire de Venise, reviens aussitôt.

JAFFIER

Laissez-moi vous parler avant que tout soit accompli.
Si j’ai dans ma douleur prononcé des mots offensants,
Pardon, je les retire. Écoutez ce que je demande.
Je veux être amené chez les Dix encore une fois.
Ne me refusez pas ; daignez entendre mes raisons.
Vous savez bien qu’hier, si je n’avais pas eu pitié,
Nous aurions accompli facilement notre dessein,
Et que j’avais sur vous, à votre insu, toute puissance.
Ce pouvoir que j’avais, la pitié me l’a fait quitter,
Je l’ai mis en vos mains, et je n’ai reçu en échange,
Hélas, qu’une parole. Ainsi vous devez m’écouter.
Puisque mon seul recours à présent, c’est votre parole,
Vous devez me permettre au moins de vous la rappeler.

Combien mes compagnons me sont chers, vous le savez bien,
Mon ami plus que tous. Mon honneur m’est encor plus cher.
Je chéris mon ami comme vous aimez votre fille.
Tout cela est pour moi ce qu’est pour vous votre cité.
Je n’avais rien promis à Venise, et je l’ai sauvée,
Renonçant par pitié à tant de puissance et de gloire.
Ah ! ne devez-vous pas me rendre pitié pour pitié,
Préserver ce que j’aime, alors que vous l’avez promis ?
Vous n’y perdriez rien, tandis que moi, j’ai tant perdu !
Si vous laissez la vie à mes compagnons bien-aimés,
Vous n’en gardez pas moins votre cité, votre puissance.
Ces malheureux captifs ne peuvent pas vous menacer.
Ils feront le serment de ne jamais nuire à Venise.
Ils tiendront leur parole. Ils vous obéiront toujours.
Ne m’épargnez-vous pas ? Moi, pourtant, si vous les tuez,
J’aurai quelque raison de rechercher une vengeance.
Et je vis cependant, parce que je vous ai sauvés.
Vous avez tort. Hier, quand je suis venu vous trouver,
Je n’ai pas exigé le serment qu’on me laissât vivre ;
Mes amis seulement. Si vous croyez devoir punir

Un projet dirigé contre votre cité chérie,
Ah ! tuez-moi, moi seul, laissez la vie à mes amis.
C’est moi qui fus leur chef, il convient de me mettre à mort.
Vous leur direz, hélas ! que je les avais tous livrés,
Que vous tuez un traître, et que votre bonté les sauve,
Et la reconnaissance alors vous les rendra fidèles.
Songez qu’un tel noyau d’hommes de vaillance et d’audace,
On en voit rarement, qu’il est beau de les épargner.
Sauvez-les, tuez-moi, gardez ainsi votre serment,
Préservez votre honneur. Car si vous tuez mes amis,
Le monde entier par moi connaîtra, ne l’oubliez pas,
Comment Venise entend la sainteté d’une promesse.
Vous n’avez qu’à gagner, rien à perdre à les laisser vivre.
Les Dix le comprendront. Menez-moi vers eux sans délai.
Après ce que j’ai fait, vous ne pouvez le refuser.

LE SECRÉTAIRE
As-tu bien retenu mes ordres, Bassio ? Tu me rendras compte de leur exécution.
JAFFIER

Vous ne répondez pas ? Vous ne répondez même pas ?
Ah ! vous ne pouvez pas me traiter avec ce mépris !

Parlez-moi, parlez-moi ! Chaque instant est une torture,
Chacun de ces moments où l’on fait souffrir mon ami.
Tournez les yeux vers moi ! Vous me devez une réponse.
Il me faut voir les Dix. Allez-vous m’amener près d’eux ?

LE SECRÉTAIRE
Je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire. Je n’ai rien à ajouter.
JAFFIER

Ayez pitié de moi qui suis à terre à vos genoux
Et qui tenais hier votre destin entre les mains,
Moi qui vous ai sauvés. Hier, hier, vous m’entendiez ;
Ma voix ne peut donc plus en ce moment franchir mes lèvres ?
Hélas ! Je ne suis rien, et tout est sourd autour de moi.
Si je l’avais voulu, toute la cité maintenant
Retiendrait son haleine au moindre mot que je dirais ;
Vous, vous m’auriez pour maître. Ah ! qui, qui donc m’a retenu ?
J’aurais devant mes pieds ces gens sans foi et sans entrailles,
Tous, demandant la vie, et je les ferais tous tuer.
Malheureux ! qu’ai-je dit ? N’y pensez plus, je vous conjure ;

Je suis fou. La détresse a fait succomber ma raison.
Pardonnez, car c’est vous qui me faites tomber si bas.
Vous à qui j’ai remis comme un dépôt tout mon honneur,
Ah ! vous faites de moi un assassin de mes amis,
Un traître. Et cependant j’avais de l’honneur autrefois.
Je sais que je n’ai pas toujours été un misérable.
Vous seul vous me rendrez mon honneur, vous que je supplie,
Vous vers qui mon espoir monte comme il irait vers Dieu,
Vous qui ferez donner la liberté à mon ami.
Voyez, mon bienfaiteur, je vous appartiens tout entier,
Votre esclave à jamais. Mon âme et mes jours sont à vous.
Quoi, vous vous détournez ? Osez-vous donc me refuser ?
Mais j’ai des droits sur vous ; songez que j’ai votre parole ;
Je suis votre sauveur. Non, non, pardon, je vous irrite ;
Je tairai tout cela, je n’invoquerai plus de droit,
Mes larmes seulement, seul droit qui reste aux malheureux.
Ne vous éloignez pas, il faut que je vous parle encore.
Hélas ! hélas ! que dire ? Où trouverai-je encor des mots ?
Je n’ai plus que les mots, ayant donné tout mon pouvoir,

Sans arme. Il ne faut pas que je cesse de supplier.
Sans doute il est des mots qui parviendraient à le fléchir.
Dès que je me tairai, ma perte sera consommée.
Je n’en puis plus. Daignez avoir égard à ma douleur.

LE SECRÉTAIRE
Bassio, je m’en vais. Garde cet homme à vue jusqu’à ce que les criminels soient morts, puis conduis-le hors de Venise et remets-lui cet or que Leurs Seigneuries daignent lui accorder.
JAFFIER

Quoi ! vous partez ! Non, non, vous ne pouvez partir ainsi.
Je ne vous ai pas dit tout ce que je voulais vous dire.
Je saurai vous fléchir, si vous demeurez un moment,
J’en suis sûr. Vous partez ! Ah ! si vous restez inflexible,
S’il faut que mes amis soient mis à mort dans ces cachots,
Qu’ils périssent du moins sans avoir su ma trahison !
Taisez du moins partout la honte où vous m’avez réduit !
Je crie en vain vers lui. Il est parti sans un regard.
Osez-vous m’empêcher de marcher librement, valets ?

Permettez-moi d’aller parler encore à votre maître.
Vous m’avez désarmé. Je ne puis rien, sinon prier,
Soyez bons, laissez-moi. Ayez égard à ma prière.
Ah ! même des valets ne daignent pas me regarder.
Ciel, soleil brillant sur la cité,
Mer, canaux, marbres mêlés à l’eau,
Je vous parle à vous et non aux hommes,
Puisque les hommes n’entendent pas.
Moi, celui qui sauvai vos splendeurs,
Moi, malheureux, je me suis perdu.
Je péris pour vous ; soyez maudits ;
Périssez aussi à votre tour.
Jadis l’on m’entendait, quand je parlais l’on répondait,
Ma parole portait mes volontés parmi les hommes,
J’étais moi-même un homme. Et maintenant, comme une bête,
Dans mon plus grand besoin ma voix ne se fait pas comprendre,
Mon âme vainement voudrait jaillir pour supplier,
Ma douleur est muette et mon crime fatigue en vain.
Sur ces visages durs autour de moi rien ne frémit ;
Lorsque j’entends des mots ce n’est qu’un bruit qui me fait mal,
Car nul ne me répond. Quel sort est descendu sur moi ?
Me faudra-t-il errer dans le désert toute ma vie ?
Est-ce un rêve où je suis ? Ai-je soudain cessé d’être homme ?
Ce qu’à présent je suis, peut-être je le fus toujours.

VALET

Dans combien de temps est-ce qu’on viendra nous relever ?

BASSIO

Il n’y a pas de relève. Les condamnés seront bientôt exécutés, et aussitôt nous mènerons celui-ci hors de Venise.

JAFFIER

Quel est l’homme si bas que je puisse oser sans trembler
Même lever les yeux à la hauteur de ses genoux,
Moi, moi qui suis un traître ? Et cependant, si je veux vivre,
Il me faudra souvent aller trouver ceux qui d’un mot
Pourront me refuser ou m’accorder ma subsistance,
Craignant toujours, partout, qu’on n’ait appris mes trahisons.
Si prompts que soient les pas, la rumeur voyage plus vite,
Et sur toute la terre, aussi loin qu’aille le désir,
Il n’est pas de regard devant qui je n’aie à trembler.
Où pourrai-je exister sans jamais voir un être humain ?
Ah ! si je pouvais vivre et ne voir jamais le soleil !
Je vais devenir fou s’il faut subir tant de regards.
Par pitié, partez tous, je voudrais ne pas être fou.

VALET

Pourquoi est-ce qu’on ne le tue pas avec les autres ? On n’aurait pas à le garder.

BASSIO

Lui, on ne le tue pas, parce que c’est lui qui a dénoncé les autres.

JAFFIER

Est-ce moi qui suis dans cet état ?
Ai-je été jadis comblé d’honneurs,
Entouré d’égards et de respect ?
Ai-je été chéri par un ami ?
J’ai rêvé. Tout cela, c’est un rêve.
Je fus vil toujours comme aujourd’hui.

VALET
Il est criminel comme les autres, et traître en plus. Je ne comprends pas qu’on le laisse vivre.
BASSIO

Leurs Seigneuries gardent leur parole avec trop de scrupule. Moi, j’aurais plaisir à le mettre à mort.

JAFFIER

La mort viendra bientôt mettre une fin à ma misère.

La mort ! Non, pas la mort. Mon Dicu, je ne veux pas mourir.
Mon ami va mourir ; si je pouvais vivre toujours,
Pour ne jamais paraître, après la mort, sous son regard !
Le soleil me sait peur ; la mort qui déchire les voiles
Me fait plus peur encor ; la mort mettra mon âme à nu.
Dieu, mon âme a besoin de la chair pour cacher sa honte,
La chair qui mange et dort, sans avenir et sans passé.
Tant que je suis vivant, je puis essayer d’oublier.
La honte qui m’écrase a fait de moi un misérable,
Je tremblerais d’horreur en passant dans l’éternité ;
Trop faible pour la mort. Mais comment demeurer vivant ?
Ceux-là qui m’ont perdu, il faut qu’ils prennent soin de moi.
Ma détresse est leur œuvre, et maintenant j’ai besoin d’eux.
Veuillez me dire au moins quand je reverrai votre maître.

BASSIO
Vous ne le verrez plus. Vous êtes chassé du territoire de Venise avec défense d’y jamais rentrer sous peine de mort. Dès que vos complices auront été exécutés, nous vous mènerons à la frontière. D’ici là vous n’avez besoin de voir personne.
JAFFIER

Mais je veux le revoir. Je veux parler à votre maître.
Allez lui demander qu’il me fasse mener vers lui.

BASSIO
Nous n’irons pas. Il refuserait. Il n’a rien à vous dire. Vous êtes chassé, cela ne vous suffit pas ?
JAFFIER

Il me faut partir abandonné,
Éperdu d’opprobre et de détresse.
Mes amis meurent trahis par moi.
Ceux que j’ai sauvés par ma pitié,
Après m’avoir pris l’honneur, me chassent.
La clarté du jour me fait souffrir.
Je suis las d’être les yeux baissés.
Si je veux mourir, le cœur me manque.
Je ne voudrais pas devenir fou.

VALET
À cause de lui, nous ne verrons pas la fête. J’aimerais pouvoir l’écraser comme une bête puante.
BASSIO

Je pense comme toi, mais n’oublie pas que les Dix lui ont accordé la vie.

JAFFIER

Je m’en vais sans amis, chassé, privé de mon honneur.
On ne veut plus de moi, maintenant qu’on m’a tout fait perdre.
Où puis-je me tourner ? Qui voudra recevoir un traître,
Puisque ceux qu’a sauvés ma trahison vont me chasser ?
Cela ne se peut pas. Je veux parler à votre maître.
Ceux qui m’ont pris l’honneur, ceux-là savent ce que je suis ;
J’aurais auprès d’eux seuls un refuge contre la honte.
Ou bien conduisez-moi, ou faites venir votre maître.
Ah ! ne voulez-vous pas aller le trouver, par pitié ?
Ainsi donc plus jamais je ne pourrai voir son visage,
Je n’entendrai sa voix ? Pourtant je n’ai personne au monde
Sinon lui, maintenant qu’on a fait mourir mes amis.
Je suis trop déchiré, trop déchiré par la douleur.
Hélas ! mon ami, l’on te torture.
Et moi, me voici à supplier
En vain les valets de tes bourreaux.
Ah ! mon ami, mon ami, tu cries ;
J’entends des cris ; que ne suis-je sourd !
Mon Dieu, je ne puis mourir ni vivre.
Tout mon crime est d’avoir eu pitié.

Entrent plusieurs Artisans et Apprentis, qui se groupent autour de Bassio et de Jaffier.

ARTISAN

Qu’y a-t-il, Bassio ? Que faites-vous avec tous ces hommes armés ?

BASSIO

Ah ! vous ne savez rien encore. Il s’est passé de grands événements, pendant que vous dormiez. Heureusement pour vous Leurs Seigneuries veillent. Venise a failli périr cette nuit. L’Espagne avait préparé une conjuration et corrompu les troupes. Hier la Providence a poussé un de ces misérables à se livrer aux Dix et à tout dévoiler. Maintenant les criminels subissent la question, là, dans la prison. On va tous les mettre à mort.

ARTISAN

Béni soit le ciel qui a préservé notre Venise ! Nous autres, notre Venise nous est aussi chère qu’aux nobles ; elle est à nous comme à eux. Et celui-là, qui regarde à terre, qu’est-ce que c’est donc ?

BASSIO

C’est celui qui a dénoncé les autres. Nous le gardons jusqu’à ce que tous les autres soient morts, et puis nous le mènerons hors du territoire de Venise. Vous êtes heureux, vous, vous verrez la fête ; nous ne pourrons pas la voir à cause de lui.

APPRENTI

On ne le tuera pas ? On laisse un de ces chiens vivants ?

BASSIO

Leurs Seigneuries lui laissent la vie parce qu’il a dénoncé ses complices.

APPRENTI

Il a trahi deux fois ! Laissez-moi m’approcher de lui.
Je suis curieux de voir de près comment est fait un traître.
Lève la tête, chien ! Je voudrais voir les yeux d’un lâche.
Allons ! regarde-moi. Voyez donc, ses yeux sont sans larmes,
Et ses amis tout près hurlent dans les mains des bourreaux.
On les entend d’ici. Et leur mort ne tardera pas ;
Dans cette prison-là l’on n’interroge pas longtemps,
Chacun dit promptement tous les secrets qu’on lui demande.
Ce misérable, ici, est bien plus méprisable qu’eux.
Regardez-le. Faut-il que nous laissions cela vivant ?
Il me répugne à voir, je l’étranglerais volontiers.

BASSIO
N’y touche pas. Toi, le traître, mets-toi derrière moi. Il est sous ma garde.
APPRENTI

Non, ne le cachez pas ; je veux encor le regarder.
Écartez-vous un peu, laissez-moi voir, je vous en prie.
Des êtres aussi vils, se peut-il donc qu’il en existe ?
Pourquoi ne dit-il rien ? Je voudrais entendre sa voix.
Laissez-moi le frapper pour lui arracher quelques cris.
Voyez-le donc trembler, voyez-le qui baisse la tête.
Un traître est toujours lâche. Est-il permis de le frapper ?
Non, vous ne voulez pas ? Pendant que meurent ses complices,
Lui qui les a trahis, doit-il être là, sans souffrir ?
Traître, traître, entends-tu ? Voyez, ce mot le fait trembler.
Sais-tu comme on est vil quand on a vendu ses amis ?
C’est malheureux qu’un traître ait préservé notre Venise
Vous dites que les Dix ont dû lui promettre la vie,
Mais si je le tuais sans leur ordre ils seraient contents,
Car sa vie est peut-être un danger pour notre cité.
Si je le tuais, moi, moi qui n’ai pas fait de serment,
Je ne blesserais pas mon honneur ni l’honneur des Dix,
Et nous aurions servi les intérêts de notre ville.
Pouvons-nous supporter de garder la vie à ce lâche ?
Allons ! qu’en dites-vous ? Permettez-moi de le tuer !

BASSIO

Je voudrais pouvoir te le permettre ; je pense comme toi. Il me répugne, il a mérité mille morts, et je crains que plus tard il ne fasse du mal à Venise. Un traître est toujours un ingrat ; il ne sera pas reconnaissant à Venise de la vie qu’il a reçue. D’ailleurs il est capable de tous les crimes et de toutes les lâchetés. Et puis, s’il était mort, je pourrais jouir de la fête. C’est malheureux pour moi de devoir passer le jour de la fête à m’occuper d’une telle vermine. Mais que veux-tu ? Je ne peux pas permettre qu’on le tue sur le territoire de Venise. Mon maître m’a ordonné de le conduire vivant hors du territoire de Venise ; je le ferai. J’espère qu’il ne vivra pas longtemps ensuite.

APPRENTI

Sans doute il vivra peu. À qui ne ferait-il horreur ?
Même les criminels refuseront de l’accueillir.
La terre aurait horreur de le porter pendant longtemps.
D’ailleurs, chers compagnons, le ciel qui protège Venise
Prend soin visiblement d’anéantir ses ennemis.
Quelle joie aujourd’hui pour nous, le peuple de Venise,
Cette reine des mers où le plus humble se sent roi,
De voir notre cité, le jour de la plus belle fête,
Soustraite par miracle au péril qui la menaçait !

BASSIO

Ah ! voici apparaître le signal qui annonce que tous les conjurés ont été mis à mort.

ARTISAN

Tant mieux. Ceux-là ne feront plus de mal à Venise. Oublions-les ; ne songeons plus qu’à notre bonheur et à la fête.

APPRENTI

Tes amis sont tous morts, tes amis que tu as vendus.
Tous morts. M’entends-tu bien ? Il ne dit rien. Il a compris.
Je crois qu’il va parler. Le traître parle ! Écoutez tous.

JAFFIER
Enfin, c’est fini. Je voudrais dormir maintenant.
BASSIO

Ce que tu vas faire maintenant, c’est t’en aller, et vite. Remue-toi ! Il faut t’en aller.

JAFFIER

Aller où ? Je n’ai nulle part où aller.

BASSIO

Où tu voudras, hors de Venise, et un peu vite. Viens avec moi, et prends cet or que Leurs Seigneuries t’accordent. C’est le salaire de ta trahison. Allons ! prends cet or.

JAFFIER

Merci. Je pourrai me cacher, dormir et manger.

APPRENTI

Non, pas un pas de plus ! Ainsi grâce à deux trahisons
Il s’en va chargé d’or, riche et content, gorgé de crimes
Ne me retenez pas ; il est aussi vil que Judas ;
Je veux cracher sur lui. Lâche, tu n’iras pas plus loin.
Traître, traître, cet or, c’est le sang de tous tes amis !
Il a peur, voyez donc ! Tout son corps tressaille de peur.
Permettez-moi d’aller avec vous jusqu’à la frontière ;
Ainsi je le tuerai, hors de Venise, à mon loisir.
N’y consentez-vous pas ? Il est trop injuste qu’il vive.

ARTISAN

Tais-toi un peu, écoutez tous. Quel est ce bruit qui vient des rues voisines ? Entendez-vous ?

BASSIO
Qu’un de vous aille voir ce que c’est.
Exit Valet.
ARTISAN
On croirait un bruit de combat. On entend des cris. Tout n’est pas fini ; il se passe encore quelque chose. Venise serait-elle encore en danger ?
BASSIO

Le ciel confonde ses ennemis.

APPRENTI

Nous la défendrons s’il le faut.

ARTISAN

Mais fasse le ciel que nous n’ayons pas à lutter pour son salut en ce jour de fête !

BASSIO

Nous allons savoir ce que c’est.

APPRENTI

Il a l’air joyeux.

Rentre Valet.
BASSIO

Qu’y a-t-il ? Parle vite.

VALET

C’est peu de chose. Une poignée de ces bandits avait pu se soustraire aux sages mesures prises cette nuit par Leurs Seigneuries. Ils sont tous là maintenant et tentent de se défendre les armes à la main. Mais il y en a déjà la moitié de massacrés, et bientôt ils le seront tous ; les troupes restées fidèles à Venise sont là en nombre et les taillent en pièces sans aucune difficulté. Bientôt il n’en restera plus un. Le combat a lieu ici, voyez, tout près, dans les rues.

BASSIO

Le ciel soit loué ! Je craignais le pire.

ARTISAN

Nous aurons malgré tout un jour paisible.

BASSIO

Qui aurait cru que nous aurions un jour paisible, avec de tels ennemis parmi nous ? Mais les uns ont été exécutés dans la prison ; les autres seront tous tués dans quelques instants. Ce sera une leçon, j’espère, pour quiconque voudrait s’attaquer à Venise. On ne s’y risquera plus d’ici longtemps, je crois.

APPRENTI

Une telle mort est trop bonne pour ces gens-là. Ce n’est pas dans un combat qu’ils devraient trouver la mort. Ils devraient tous mourir de la main du bourreau.

BASSIO

Qu’importe de quelle mort ils meurent, pourvu que notre Venise soit débarrassée de cette vermine ! Ils ne pourront plus lui faire de mal. Puisse-t-il en arriver autant à tous ses ennemis !

ARTISAN

Mais regardez le traître ; nous l’avions oublié. Que lui arrive-t-il ? Il a laissé tomber l’or ; il ose tenir la tête levée et regarder autour de lui.

VALET

On dirait qu’il va vers le lieu du combat. Faut-il l’arrêter ?

BASSIO

Au contraire ! Qu’il y aille. Suis-le seulement. S’il va se joindre à ces bandits, il sera massacré avec eux, et nous en serons débarrassés sans que Venise lui ait manqué de parole. Nous ne pouvons rien souhaiter de mieux. Pourvu qu’il y aille !

ARTISAN

Il s’est arrêté. Voyez comme il sourit. Est-ce qu’il serait devenu fou ?

BASSIO

L’occasion est trop bonne pour la laisser perdre. S’il n’y va pas, nous le pousserons. Il faut qu’il aille se faire tuer.

ARTISAN

Il semble y aller.

BASSIO

Qu’il se hâte d’y aller et que tout cela soit fini ! J’aperçois là-bas la fille de mon maître. Elle vient peut-être ici. Elle ignore tout. Il faut qu’elle n’apprenne rien. Ces dangers, ce sang versé, tout cela assombrirait la fête pour elle. Trois d’entre vous vont suivre le traître ; laissez-le ramasser une épée, s’il veut mourir une épée à la main ; que nous importe ? Mais poussez-le là-bas s’il hésite trop, qu’il soit rapidement massacré avec les autres. Vous autres, rengainez vos épées, dispersez-vous, et pas un mot de ce qui s’est passé.

ARTISAN

Il est de nouveau immobile.

VALET

Que faut-il faire ?

BASSIO

Attendons un peu. Voyons ce qu’il fera.

JAFFIER

La mort vient me prendre. À présent la honte est passée.
À mes yeux bientôt sans regard que la ville est belle !
Sans retour il faut m’éloigner des lieux des vivants.
On ne voit nulle aube où je vais, et nulle cité.

BASSIO

La fille de mon maître arrive. Vite, allons, poussons-le dans la mort.

Exeunt.
VIOLETTA

Jour qui viens si beau, sourire suspendu
Soudain sur ma ville et ses mille canaux,
Combien aux humains qui reçoivent ta paix
Voir le jour est doux !

Le sommeil encor jamais n’avait comblé
Tant que cette nuit mon cœur qui le buvait.
Mais il est venu, le jour doux à mes yeux
Plus que le sommeil.

Voici que l’appel du jour tant attendu
Touche la cité parmi la pierre et l’eau.
Un frémissement dans l’air encor muet
A surgi partout.


Ton bonheur est là, viens et vois, ma cité.
Épouse des mers, vois bien loin, vois tout près
Tant de flots gonflés de murmures heureux
Bénir ton éveil.

Sur la mer s’étend lentement la clarté.
La fête bientôt va combler nos désirs.
La mer calme attend. Qu’ils sont beaux sur la mer,
Les rayons du jour !


Rideau