Poèmes suivis de Venise sauvée/Poèmes/Conte des lutins du feu

Gallimard (collection Espoir) (p. 37-39).

CONTE

Les Lutins du feu

Le bal allait, allait. Les lutins sautaient leur joyeuse sarabande, plus haut, toujours plus haut. Les robes de lumière se frôlaient, rouges, jaunes, orange doré, projetant tout autour des lueurs fantastiques. Ils dansaient, les lutins de flamme, sur les bûches craquantes et le bois fendu, ils dansaient avec ivresse, bondissant et s’entrechoquant.

Il dansait, il dansait toujours, le peuple joyeux des « Phlogos », conduit par le plus grand, l’empereur, le « Mégistos ». Ils sautaient en le suivant, s’arrêtant parfois pour baiser ses pieds brûlants.

Il dansait, il dansait toujours, le peuple des âmes candides, des âmes des enfants qui ne sont pas encore nés ; attendant leur tour d’être des hommes, les lutins se poursuivaient sur les bûches crépitantes.

Tout à coup, une grande lueur s’éleva, et tous jetèrent de brûlantes étincelles : au-dessus du feu flambant, une flamme avait élevé sa tête altière. Et, dans les crépitements, on entendit ces mots : « Phaidros Mégistos estin. » « Phaidros est Mégistos. »

Et la tête brillante de Phaidros s’illumina de fierté, tandis que tous, petits et grands, lui baisaient humblement les pieds, lui demandant : « Quel est ton bon plaisir ? »

Il donna alors la main à sa belle fiancée, Chrysè à la robe d’or, et dansa une « orchèsis », la danse la plus exquise des Phlogos, où l’on ne distinguait que des tourbillons de flammes bleues, rouges ou dorées, où l’œil ne pouvait les suivre, où tous se confondaient dans une poussière enflammée.

Tout à coup, tout devint obscur, et une voix sanglotante cria en crépitant : « Phaidros Mégistos n’est plus ! Phaidros Mégistos est mort ! »

La danse cessa, il n’y eut plus que des sautillements saccadés ; tous laissèrent là leurs couleurs brillantes et revêtirent leurs robes de deuil, d’un bleu livide. Ils pleuraient silencieusement des larmes d’or.

Après quelque temps, tous recommencèrent à danser, sauf Chrysè, ayant à leur tête le lutin Képhalè.

Mais par instants, au milieu des éclats de rire, des sanglots désespérés se faisaient entendre.

Soudain, des centaines d’étincelles sanglantes s’abattirent sur les danseurs, lancées avec une telle force qu’elles les obligèrent à se prosterner. Tous devinrent livides de peur. Quand tout d’un coup, on vit derrière une bûche la tête du lutin Klétès, qui portait le talisman de Phaidros. Car vous savez bien, mes enfants, que tout Phlogos porte sous sa robe le talisman qui lui donne sa hauteur, sa couleur, sa beauté, et que le vol en est puni de mort.

« A-t-il volé le cadavre ? » s’écria avec horreur Chrysè en s’avançant vers la bûche. Mais les étincelles l’obligèrent à reculer.

Et tous, blêmes, entendirent le bruit d’une lutte acharnée. Et tout à coup s’éleva une ombre d’un bleu livide, tandis que, fermant les yeux, tous s’écriaient : « Le fantôme de Phaidros ! » Quand ils les rouvrirent, l’apparition avait disparu.

Tout, alentour, était plongé dans l’ombre. Seules, les cendres étaient rouges.

Bientôt, les étincelles cessèrent, et les Phlogos crièrent miracle : car Phaidros apparaissait, plus brillant que jamais.

Éméra, en effet, l’avait étourdi, mais non tué, et lui avait pris son talisman. Quand il reprit ses sens, ils se battirent ; Phaidros, dépouillé de sa robe, dut fuir un instant vers le bal, mais bientôt se jeta sur Éméra, et l’égorgea.

Phaidros se jeta dans les bras de sa belle fiancée à la robe d’or (ce qui est le mariage des lutins) et ils dansèrent une « orchèsis » endiablée, allant plus vite que le vent, jetant des étincelles, où l’on ne pouvait les distinguer, où ils étincelaient, voilés par une poussière d’or.