Plik et Plok/Texte entier

Eugène Renduel, éditeur-libraire (p. NP-TdM).

PLIK ET PLOK,


Par Eugène Sue.



PARIS,
EUGÈNE RENDUEL, ÉDITEUR-LIBRAIRE,
RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, N° 22.
Séparateur
1831.


15 janvier 1831.

À la faveur de la concentration profonde qui captive tous les intérêts dans un ordre d’idées hautes et graves, l’auteur de ces récits espère se glisser inaperçu parmi le monde littéraire. Puis, ayant pris date et place, comme tant d’honnêtes gens que l’on a trouvées, après nos longues tourmentes sociales, assises très-haut dans l’opinion d’un bon nombre, il aspire à pouvoir se carrer, comme eux, dans une décente réputation négative, due au silence de la critique et à l’opportunité des grands événemens, si favorables aux petits esprits.

Or, la carrière des vétérans dont nous parlons a été pleine, entière, honorée, grâce à leur ancienneté, qui, dans les lettres, prouve le mérite, à peu près comme un chevron prouve la valeur.

L’avenir calme, la douce et paresseuse quiétude de ces gras chanoines de la littérature, ont tellement affriandé l’auteur de ce livre, qu’il se hâte de s’inscrire comme profès dans leur ordre, estimant que les mêmes circonstances amèneront sans doute un jour les mêmes résultats.

Un certificat de vie littéraire est donc toute l’ambition de l’auteur.

Cela dit, passons.

Avant Cooper, il y aurait peut-être eu de l’audace à tenter d’intéresser le public français à des habitudes, à des caractères qui n’éveillent en lui aucune sympathie. Inexpert des mœurs maritimes, il lui est vraiment impossible d’apprécier la vérité des tableaux qu’on déroulerait à ses yeux.

Par la topographie de leur pays, et grâce à leur politique, les Américains étaient appelés, mieux qu’aucun peuple du monde, à comprendre la haute portée du génie de Cooper. N’y a-t-il pas, dans ses créations, plus qu’une œuvre d’artiste ? N’existe-t-il pas une profonde pensée patriotique dans le genre qu’il a trouvé ? Ce genre est une expression des vœux, des besoins, de la puissance de sa nation ; c’est l’histoire des États-Unis dramatisée.

Aussi, voyez si de la Nouvelle-Orléans à Boston il est un cœur qui ne batte pas, un front qui ne se colore, quand on y lit ces belles pages où se peignent les luttes de cette sauvage et vigoureuse Amérique, dont la religion fut de rester libre et seule maîtresse sous son beau ciel, au milieu de ses riches forêts, sur son sol vierge, et de refouler dans son île brumeuse cette aristocratique Angleterre, chargée de taxes, accablée par ses vieux systèmes de colonisation.

Insoucians que nous sommes de la mer, nos gloires navales sont presqu’ignorées à Paris. De son coup d’œil impérial, Bonaparte avait vu qu’il lui était impossible de lutter directement avec l’Angleterre. Il lui fallait réunir à chaque moment ses forces pour écraser de tout son poids ses ennemis sur le Continent. Si la marine eut une place secondaire dans ses combinaisons, c’est que, deux fois, ses amiraux lui perdirent les vaisseaux de la France ; et que, pour nous servir d’une de ses expressions, une flotte ne s’improvise pas comme une armée. Aussi, malgré quelques admirables combats partiels soutenus par nos marins, la renommée n’a eu de voix que pour célébrer la gloire de nos armées de terre.

Et ceci fut une grave injustice comme art et comme politique.

Comme politique, parce que la plupart des hommes croient à ce qu’ils lisent ; parce que les récits de nos victoires sur mer, colorés en littérature, poétisés, exagérés peut-être, eussent fini par nous donner à nous-mêmes une idée de notre importance en marine. Ce sentiment eût à la longue filtré parmi les masses en France, dans l’étranger ; cette foi nationale eût produit de grands résultats, sans doute ; car l’on se tromperait, je crois, en pensant que les histoires, les romans, les mémoires faits sur les conquêtes de Bonaparte n’ont pas augmenté nos forces morales au dedans, notre puissance au dehors.

Et puis, si vous saviez comme les mœurs maritimes sont neuves et piquantes ! comme c’est chose singulière, curieuse et digne d’étude, que l’intérieur d’un navire ! N’est-ce pas un résumé de toutes les connaissances, de tous les arts, de toutes les industries humaines ? N’est-ce pas une œuvre qui prouve à quelle hauteur peut s’élever notre intelligence ?

Un champ digne d’étude, surtout, ce sont et ces habitudes, ces affections, ces haines florissant sur de frêles planches ; et tous ces caractères âprement mis en relief par l’isolement, par la concentration ; et cette physionomie morale d’un peuple, accusée là plus vigoureusement que partout ailleurs, parce que, dans cette vie incessamment périlleuse, l’homme, moins usé par les coutumes d’une civilisation décrépite, reproduit plus vivement le type imprimé à chaque race par la nature.

Et les matelots !… Quelle nation pour celui qui comprend, qui sait creuser ces âmes profondes ! C’est un peuple puissant et faible : tantôt furieux comme un soldat par un jour de pillage ; tantôt timide et naïf comme un enfant, quand son navire est mollement bercé dans le calme ; en mer, complet et éprouvé, supportant les privations avec un dédain, avec une fermeté stoïque ; à terre, se plongeant dans tous les excès, s’adonnant à tous les plaisirs avec une ardeur qui ne peut se comparer qu’à la vigueur d’organisation déployée en de délirantes orgies ; à bord, couchant sur le pont, mangeant dans le fer ; à terre, poussant les recherches de l’ameublement et le luxe de la table à un degré inouï, dissipant en huit jours le fruit de deux ans d’épargnes involontaires.

Et au fait, le matelot, ce pauvre homme, ne doit-il pas oublier dans un joyeux festin, qui finit avec son or, et ces longs quarts de nuit pendant lesquels il frissonnait sous le givre ; et ces heures de tempête, quand, balancé sur une vergue, il voyait, en souriant, le gouffre qui menaçait de l’engloutir ; et ces jours nécessiteux, où, prisonnier dans un faux-pont étroit et malsain, il a manqué d’air, d’eau, de pain, d’espoir et de lumière ?…

Pauvre homme, demain il n’aura plus d’or ! demain, plus de vin fumant et généreux, plus de lit moelleux, de bonne fille rieuse et folle ; demain, plus de gais spectacles qui épanouissaient sa franche et joviale figure, toujours bourgeonnée, empourprée, rayonnante !…

Plus de tout cela !…

Demain, pauvre matelot, tu embrasseras ta vieille mère, en lui remettant scrupuleusement une part sacrée dans tes épargnes ; car une belle marchande aux yeux brillans, aux cheveux noirs, aura beau te vanter encore la qualité supérieure de son grog, le parfum de son tabac et ses mets appétissans…

— « Que j’avale dix brasses de câble, si je touche à cette somme, c’est la part de la mère !… » diras-tu en fermant vite ta longue bourse de cuir.

Maintenant tu vas t’embarquer de nouveau ! maintenant une vaillante frégate, une discipline sévère !… — « Largue les voiles ! serre les voiles ! En haut, en bas ! Du biscuit dur, de l’eau corrompue, et des coups si tu bouges… ! »

Eh bien ! il regagne son bord en chantant, sans un regret, sans un soupir. Pendant les huit jours si brillamment colorés par des plaisirs sans nombre, il s’est fait des souvenirs pour les deux années qui vont s’écouler. Pendant de longues nuits sans sommeil, il se rappellera ses jouissances une à une ; il s’isolera du présent en se plongeant dans ses pensées ; il retrouvera, au fond de son âme, je ne sais quel parfum de vin, quels sourires de femme, quels vagues reflets du temps passé qui le dédommageront de ses affligeantes réalités.

Tel est ce peuple, essentiellement bon, mais joignant la fierté d’un Écossais à la naïve bonhomie d’un Breton ; courbant patiemment le dos sous un coup de poing, mais poignardant pour un soufflet. — Passant de l’extrême joie à l’extrême chagrin sans rien perdre de la vivacité de ces deux sentimens. À bord, d’une gaîté douce et mélancolique, d’une imagination ardente sans cesse entretenue par une vie sédentaire et par des récits dont la grossière poésie ne manque ni d’étrangeté ni de grandiose. Être complexe, multiple enfin ! vivant d’anomalies et d’oppositions ; mais, par-dessus tout, imprégnant sa vie entière d’une insouciante et railleuse intrépidité, qui lui reste toujours malgré tant de dangers courus, après tant d’années d’une existence qui n’est elle-même qu’un long péril.

Nous l’avons dit, Cooper, dans ses admirables romans, a peint cet homme d’une manière aussi large que pittoresque. Il a vivement excité la curiosité, l’intérêt pour des mœurs dont les détails contrastent rudement avec ceux de notre vie citadine. Mais malheureusement l’énergie, la finesse de l’original, s’effacent presque toujours dans la traduction. En français, ce style est dépouillé de sa nerveuse concision. Nous admirons bien encore les grands traits qui distinguent ce talent vraiment neuf ; mais les nuances, les couleurs locales, la précieuse naïveté des idiomes échappent à ceux qui ne peuvent pas lire en anglais ces pages merveilleuses.

Cependant, nous pensons que si quelques-uns de nos talens du premier ordre, que si Victor Hugo, de Vigny, J. Janin, Mérimée, Nodier, Balzac, P.-L. Jacob, Delatouche, etc., etc., voulaient échanger une année de leur vie studieuse contre une année d’existence marine, et tentaient alors d’appliquer leur puissance, leur richesse d’exécution à la peinture de la mer, nous aurions, certes encore, une gloire littéraire de plus. Et pourquoi Lamartine n’essaierait-il pas de mener sa muse là où lord Byron a jeté la sienne dans le deuxième chant de Don Juan, et dans son Corsaire ? La crainte de l’imitation ne serait pas rationnelle : Cooper a peint des Américains ; vous pourriez décrire les mœurs des Français, d’autres sites, d’autres lieux, d’autres costumes, d’autres combats…

Tout talent dont la base gît dans une observation exacte de la nature, ne serait-il donc plus toujours sui generis, fils de lui-même, sans égal, influent ?… Ne dit-on pas Corneille et Shakspear, Gœthe et Châteaubriand ?

Mais je me trompe. Nous avons déjà notre Cooper : un poète qui vous émeut et vous attache par la vérité de ses descriptions, par l’énergie de sa composition. En présence de ses œuvres, votre cœur se serre !… Voyez-vous ces lames énormes qui déferlent et se brisent sur ce navire démâté ?… ce ciel sombre et brumeux… ces figures de femmes éplorées, palpitantes, et qui contrastent d’une manière si sublime avec l’attitude calme, froide d’un marin commandant toujours à la tempête, même au moment où il périt.

Ailleurs, au contraire, votre âme se dilate et s’épanouit. Tenez :… L’atmosphère est pure, pas un nuage pour voiler ce brûlant soleil qui disparaît à l’horizon au milieu d’une vapeur rougeâtre ! — Et puis, quel calme ! quelle joie douce anime ces pêcheurs rentrant leurs filets et leurs barques sur cette plage étincelante aux derniers feux du soleil !

Entendez-vous les cris des enfants ?… le chant des matelots ? — Voyez-vous la belle tête de l’aïeul, ce vieux marin qui se fait porter à la porte de sa chaumière pour jouir encore de l’imposant spectacle dont il est toujours ému, même après des années.

Ce poète, vous le connaissez, j’en suis sûr. N’avez-vous pas admiré le Kent, le Columbus, le Coucher du Soleil sur le bord de la mer ?… Ce poète donc, notre Cooper, n’est-ce pas Gudin ? Sur ses toiles, n’est-ce pas le même coloris, la même naïveté, la même hauteur de conception que dans les pages du Pilote, du Corsaire rouge ?

Ah ! si quelqu’un des écrivains que nous avons nommés, entendait notre impuissante voix, nous aurions une double gloire en ce genre : possédant déjà la poésie peinte, nous jouirions encore de quelques délicieuses poésies écrites.

Quant à l’auteur de ce livre, son rôle est à peu près celui d’un nain du moyen âge, dont je veux vous raconter l’histoire :

Un jour, quelques bandes de routiers et d’archers gallois avaient cerné l’abbaye de Saint-Cutberth, en Bretagne. Leur chef, Tortesmains, chevauchait insolemment en vue des remparts, hors pourtant de la portée des traits lancés par les hommes d’armes de l’abbé.

Ce que voyant les moines du haut des murailles, ils invoquaient piteusement l’intercession de Saint-Cutberth, lorsqu’ils aperçurent, non sans étonnement, le nain du prieur, qui portait, ou plutôt traînait après lui, une arbalète prodigieusement lourde et massive.

— Dieu me baille merci ! cria le prieur, le gars a osé porter la main sur l’arbalète inféodée à monseigneur saint Cutberth, dans la nef de notre église !… sur l’arbalète, grand Dieu ! que ce grand saint fit tomber des mains d’un géant, qui en usait pour atteindre les marchands lombards et les pèlerins qui passaient sur les terres de l’abbaye.

— Mais, dit le nain, oubliez-vous, sire, que cette arme transperce le plus solide haubert de Grenade, à mille pas de distance ?

Et ce disant, il avait appuyé entre les créneaux l’arc puissant qui avait armé le géant, mais le pauvre nain ne put seulement pas faire mouvoir le rude cranequin de l’arme…

Et le chef des routiers, le damné Tortesmains, injuriait toujours par ses gestes le prieur, l’abbaye et les moines.

Tandis que l’abbé gourmandait le nain de ce qu’il osait porter des mains débiles sur une arme si pesante…, un chevalier, vassal du prieuré, d’un bras merveilleusement ferme, saisit l’arbalète que le nain avait disposée sur le créneau ; la corde de fer se tendit, la flèche siffla, atteignit Tortesmains au défaut de son heaume.

Le soir, les archers gallois, effrayés de sa mort, avaient laissé libre toutes les issues de l’abbaye de Sainl-Cutberth.

Et en voyant les dernières lances des routiers briller au soleil couchant, puis bientôt disparaître à l’horizon, le pauvre nain s’applaudit de sa folle et impuissante tentative, car un plus fort que lui avait vaillamment et heureusement réalisé son idée.


Extrait de Deforge le Routier,
hist. du temps de Louis XI.


PLIK ET PLOK.




EL GITANO.


Cara de angel y corason de demonio.
Figure d’ange et cœur de démon.
Lopez de Vega.
Séparateur


CHAPITRE I.

Le Barbier de Santa-Maria.


Un barbero di qualidad.


— Par l’œil de saint Proco, je vous jure, mon compère, que le Gitano va débarquer à Matagorda. Ma digne tante Isabella, en revenant de l’île de Léon, a vu tous les gardes-côtes sur pied, et m’a dit qu’on avait posté deux vedettes dans le phare pour surveiller les évolutions du navire de ce damné, que l’on aperçoit au large.

— Par la châsse de saint Iago, compère, le pêcheur Pablo arrive de Conil, et il vient de me répéter encore que la tartane aux voiles rouges est mouillée à une demi-portée de canon de la côte, et que tous les habits de cuir[1] sont en alerte…

— On a abusé de votre crédulité, seigneur don José.

— On s’est joué de vous, monsieur du Rasoir, répondit José en sortant d’un air narquois.

Cette qualification de monsieur du Rasoir fit tressaillir violemment Florès, car s’il rajeunissait le public, c’était pour ne pas démentir absolument la signification, hélas ! trop positive, du plat d’étain luisant qui se balançait dans un coin obscur de la porte ; mais aussi, au grand jour, apparaissait un immense tableau représentant une main armée d’une lancette, et ouvrant avec délicatesse les veines d’un bras colossal. Ainsi l’observateur comprenait facilement que le barbier mettait son amour-propre et sa gloire à exercer certaines pratiques chirurgicales, et que c’est presque malgré lui qu’il descendait jusqu’à l’ignoble rasoir, dont les profits paraissaient pourtant assez honnêtes.

Maître Florès jouissait d’ailleurs d’une considération méritée ; sa boutique, comme le sont généralement en Espagne les boutiques de barbiers, était le rendez-vous de tous les nouvellistes, et particulièrement des marins retraités qui habitaient Santa-Maria ; et si les notices que l’on puisait à cette source n’étaient pas revêtues d’un caractère bien authentique, on ne pouvait nier qu’elles ne fussent au moins fabriquées en conscience : détails, mots historiques, portraits, circonstances, rien n’y manquait. Dévot, d’un esprit souple et conciliant, le barbier exhalait la béatitude par tous les pores ; il était toujours soigneusement habillé de noir ; ses cheveux gris et lisses s’arrondissaient derrière ses oreilles, et deux larges places rouges, remplaçant les sourcils, se dessinaient au-dessus de deux petits yeux fauves d’une mobilité extraordinaire : mais ce qui, surtout, méritait l’attention, c’était sa main, dont la teinte blanche et fraîche, les ongles roses, eussent fait honneur à un chanoine de Tolède.

On l’a dit, Florès tressaillit violemment à l’impertinente apostrophe de José, et ce mouvement subit et colérique fit malheureusement dévier cette main toujours si ferme et si assurée : or, l’acier entama légèrement le cou d’une de ses pratiques, qui se carrait avec complaisance dans le grand fauteuil de noyer noir et poli où venaient successivement s’asseoir tous les marins de l’île de Léon et de Santa-Maria.

— Que le diable vous berce, mon maître, dit le patient en bondissant sur son siége ; la place de bourreau est vacante à Cordoue. Par le Christ ! vous pouvez l’obtenir, car vous avez d’excellentes dispositions pour ouvrir le gosier des chrétiens.

Et il essuya avec le bout de son écharpe le sang qui coulait de sa blessure.

— Calmez-vous, répondit Florès avec importance, consolé, ravi même de sa maladresse, par l’idée seule qu’il pourrait mettre en pratique ses glorieuses connaissances chirurgicales ; — calmez-vous, mon cher fils, l’épiderme seul a été attaqué ; il n’y a eu que les vaisseaux capillaires de lésés, et une emplâtre de dyachilum, ou d’onguent de la mer, ou de salsarina, remédiera à mon inadvertance ; et même, à bien dire, cette petite évacuation sanguine vous sera fort salutaire, car vous me paraissez un compère très-sujet à la pléthore : donc, mon fils, au lieu de blasphémer, vous devriez…

— Vous remercier, n’est-ce pas, mon maître ? je m’en souviendrai, et au premier coup de couteau que j’aurai donné, je répondrai à l’alcade : Seigneur, mon ennemi est un compère sujet à la pléthore, et tout ceci n’est qu’une évacuation sanguine. Par le ciel ! c’est pour son bien, mon seigneur.

Ici les nombreuses pratiques qui encombraient la boutique de Florès se prirent à rire si bruyamment, que le barbier en devint pourpre de colère. — Fils de Satan ! murmurait-il en appliquant son bienfaisant dictame sur la blessure saignante.

— Vous me maudissez ! mon père, reprit le marin ; faites, ne vous gênez pas ; je vous pardonne tout, même la saignée, grâce à la bonne nouvelle que vous venez de nous donner… Ah ! la tartane du maudit est mouillée près de Conil ! Par le sein de ma mère, je donnerais bien les huit années de solde que Ferdinand me doit, pour voir ce damné Bohémien les fers aux pieds et aux mains, agenouillé dans la chapelle ardente ! Que de fois, en lui donnant la chasse sur le lougre garde-côte, j’ai renié mon patron pendant les bordées que nous faisait courir ce favori de l’enfer ; car c’est toujours par le plus mauvais temps qu’il prenait la mer ; et tandis que notre navire roulait couvert par la lame, le sien avait l’air de bondir et de glisser sur les vagues !… Santa Carmen ! je gagerais cette paire d’espardilles neuves que si le Bohémien mettait son doigt dans un bénitier, l’eau sainte frémirait et bouillonnerait comme si l’on y avait plongé un fer rouge.

— Ça s’est vu, dit Florès ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que ma nouvelle est positive.

— Que le ciel vous entende, dit l’un, et je promets à san Francisco de faire coucher mes domestiques sur la pierre, et de ne leur donner que des garbanços cuits à l’eau pendant neuf jours !

— Qu’on le saisisse, et je fais offrande à la Vierge d’une belle mantille et d’un anneau, dit un autre.

— Moi, reprit un troisième, j’ai déjà fait vœu à Notre-Dame del Pilar d’aller d’ici à Xérès pieds nus avec un cierge de trois livres entre les dents, et les mains attachées derrière le dos, quand j’aurai vu ce renégat jeté dans un cachot en attendant son supplice.

— Et moi, s’écria un marchand de bestiaux, je consens à donner deux de mes meilleurs cabris aux saints pères de San-Juan, si on veut me promettre d’écarteler le mécréant, et de lui couler du plomb dans les yeux ; car, par san Pedro ! je ne veux pas la mort du pécheur, mais il faut une justice. Si ce cousin de Satan se contentait de faire la contrebande, quoiqu’il soit damné on pourrait encore acheter de ses marchandises en les faisant exorciser ; mais le maudit pille les fermes qui sont sur la côte, enlève nos filles, et commet des profanations dans nos chapelles. Encore dernièrement on a trouvé la statue de saint Ildefonse avec une toque de matelot sur la tête et une longue pipe dans la bouche. Par les sept douleurs de Notre-Dame ! de telles abominations annoncent quelque grand fléau !

— Et dire, reprit le marin, que monseigneur le gouverneur de Cadix ne peut pas disposer d’une bonne frégate pour mettre un terme à ces horreurs, et que nous n’avons pour nous défendre que quelques douaniers garde-côtes qui fuient dès qu’ils aperçoivent le beaupré de la tartane maudite. Armons quelques felouques en commun, mes compères, et, par saint Jacques ! nous verrons bien si Satan le protège, et si le renégat est à l’abri du fer et du plomb.

— Une chose singulière, reprit à voix basse le marchand de bestiaux, c’est que Pedrillo, mon chevrier, m’a assuré avoir vu un canot du navire bohémien venir aborder le long des rochers où est bâti le couvent de San-Juan, et que…

— Et que ? demanda-t-on tout d’une voix.

— Et que le damné lui-même était entré dans le saint lieu !

— Jésus ! — sainte Vierge ! — santa Carmen ! quelle horreur ! dit la foule en se signant.

— Ce n’est rien encore : le damné s’est avisé de monter sur la tour de l’horloge, et mon chevrier l’a parfaitement vu fumant son cigare maudit ; et puis après… l’a entendu chanter un air maudit sur sa guitare maudite !!!

— Mais les dignes pères comment ont-ils souffert cette abomination ? demanda Florès d’un air contrit.

— Ah ! voilà ! Et l’interlocuteur ferma à demi les yeux en souriant malicieusement.

Malgré tout le danger qu’il y avait à s’entretenir des affaires du clergé, on allait peut-être discuter gravement sur ce sujet, lorsqu’une voix grêle et stridente dit d’un ton moqueur : — À moins que le damné Bohémien ne soit Satan lui-même !

Tous les yeux se tournèrent aussitôt vers un coin obscur de la boutique du barbier ; car c’était là que se trouvait l’inconnu qui venait de prononcer ces singulières paroles. Quand il vit tous les regards de l’assemblée fixés sur lui, il se leva, laissa tomber son manteau brun, traversa lentement la longue salle de maître Florès, et fut gravement s’asseoir dans le grand fauteuil, qui alors attendait un patient.

Sa taille était bien prise, quoiqu’au-dessous de la moyenne, et son riche costume andalou en laissait voir toute l’élégance. Il défit le mouchoir rouge qui entourait sa tête, et il s’en échappa une forêt de cheveux qui voilèrent presque sa figure ; ses grands yeux noirs brillaient d’un doux éclat.

— Allons, mon maître, dit-il à Florès ; et il allongea l’index le long de son menton en imitant le mouvement du rasoir ; et pour mes péchés, ajouta-t-il, ne m’arrangez pas comme le camarade aux boutons à l’ancre. Surtout pas d’évacuation sanguine.

Le camarade aux boutons à l’ancre allait répondre, lorsqu’une rumeur d’abord éloignée, mais bientôt plus rapprochée, l’en empêcha ; on distinguait une voix d’homme timide et suppliant, et une voix de femme aigre et criarde.

— Insigne menteur, je vais te confondre ! dit-elle en entrant, la mante en désordre et traînant après elle un jeune garçon d’une quinzaine d’années.

— Ma tante Isabella ! dit Florès le rasoir levé.

— Et le pêcheur Pablo ! s’écrièrent les assistans.

— Señora, disait l’enfant, je vous jure sur l’âme de mon père que j’ai vu il y a deux heures la tartane aux voiles rouges mouillée près de Conil.

La señora Isabella fit un geste qui aurait eu toute sa signification et toute sa portée sans le marin, qui s’interposa prudemment entre les deux champions.

— Encore ce Bohémien maudit ! repartit le jeune homme au costume andalou. Mes maîtres, voici une belle occasion de prouver ce que j’avançais tout à l’heure, savoir, que ce damné est Satan lui-même. Et il se leva gravement sur son fauteuil.

— Allons, señora, je suis à même d’éclaircir la question, car j’ai vu le navire aux voiles rouges il n’y a pas deux heures.

— C’est comme moi, répondirent en même temps Isabella et Pablo.

— Un moment, dit l’inconnu, jurez-vous par le saint nom de Dieu et par le martyr de la croix de dire la vérité ?

— Nous le jurons.

— Parlez donc, señora.

— Eh bien donc, aussi vrai que santa Isabella, ma patronne, a sa châsse à Cordoue (elle se signa), j’ai vu, il n’y a pas deux heures, le navire du Bohémien croiser à la hauteur de Matagorda, et que Dieu me retire de cette vie si je mens.

— Parle, toi, dit-il au pêcheur.

— Que san Pablo me fasse périr à ma première pêche, moi et ma felouque, si je n’ai pas vu il y a deux heures la tartane du damné mouillée à une portée de carabine de Conil ; et c’est si vrai, mes seigneurs, que j’ai rencontré tout près de Vejer un détachement de douaniers qui se rendaient sur la côte en toute hâte, guidés par le fils de Barso, le petit Barsillo, qui les avait été prévenir ; je ne veux pas contredire la dame Isabella, mais que Dieu m’écrase si je ne dis pas vrai !

Il y avait, dans deux versions si différentes[2], un tel accent de vérité et de conviction, que les spectateurs se regardaient avec étonnement. L’étranger lui-même souriait d’un air d’incrédulité. Quant à Florès, il ne s’apercevait pas que depuis que sa nouvelle pratique s’était replacée sur le grand fauteuil, il passait machinalement le dos de son rasoir sur le menton de ce Salomon improvisé.

— Holà, mon maître, dit le jeune homme, en continuant de cette manière, je n’aurai pas à craindre l’évacuation sanguine du camarade ; et il faut que vous soyez furieusement préoccupé pour n’avoir pas vu au premier coup d’œil qu’au lieu de me raser il s’agissait de mettre mes cheveux en ordre.

— En effet, dit le barbier confondu, en effet, vous avez le menton aussi lisse qu’une figue de Barbarie : on dirait d’une femme.

— D’une femme ! répétèrent Pablo et la señora Isabella.

Au même instant un tout petit enfant s’approcha de la porte, y avança sa jolie tête blonde, puis la retira, s’avança encore, comme s’il eût cherché quelqu’un, aperçut l’inconnu, et en deux bonds fut entre ses genoux.

À peine lui eut-il parlé à l’oreille que celui-ci se leva brusquement, saisit son manteau, jeta une piastre à Florès, en disant d’un air singulier : — Il faut bien, mes maîtres, que ce Bohémien soit Satan lui-même, puisqu’il est dans trois endroits à la fois ; car je vous jure, moi, par le Christ ! dit-il en se signant, qu’il louvoie depuis deux heures en vue de San-Lucar.

Ces mots achevés, il sauta lestement sur son cheval, qui hennissait à la porte, prit l’enfant en croupe, et disparut bientôt dans un épais tourbillon de poussière que le galop de sa monture fit élever au milieu de la rue Majaderita-Angosta.

Les pratiques de Florès, qui s’étaient précipitées à la porte pour suivre des yeux ce personnage, firent, en rentrant dans la boutique du barbier, des conjectures fort bizarres sur la triplicité vraiment phénoménale du contrebandier bohémien, conjectures qu’on abandonna sans les avoir épuisées, pour s’entretenir de la course de taureaux qui devait avoir lieu le lendemain.


CHAPITRE II.

La Course de Taureaux.


Madrid, quand tes taureaux bondissent
Bien des blanches mains applaudissent,
Bien des écharpes sont en jeu.
............

A. de Musset.


Espagne ! Espagne ! que ton soleil se lève pur et brillant ! Déjà Santa-Maria est baigné de flots de lumière ; les mille fenêtres de ces maisons blanches scintillent et flamboient, et les orangers parfumés de l’Alameda semblent couverts de feuilles d’or. Au loin c’est Cadix enveloppé d’une vapeur chaude et rougeâtre, et là, sur le sable éblouissant de la plage, de grandes lames bleues et transparentes viennent dérouler comme un long feston de diamans leur écume étincelante des feux du soleil ; et puis dans le port ce sont des myriades de felouques, de balancelles, dont les flammes se déploient, soulevées par une légère brise qui circule en sifflant dans les cordages. C’est la fraîche senteur des algues marines, le chant des matelots qui déploient les larges voiles grises, encore humides de la rosée de la nuit, le tintement des cloches de l’église, le hennissement des chevaux qui bondissent en s’élançant dans les prairies verdoyantes qui s’étendent derrière la ville… Tout enfin est bruit, parfum et lumière.

Et l’empressement causé par l’annonce d’une course de taureaux qui devait avoir lieu le jour même à Santa-Maria, augmentait encore ce tumulte. Presque toute la population des villes et des villages environnans encombre les chemins. Là des calèches rouges, couvertes de riches dorures, volent entraînées par un cheval rapide dont la tête est chargée de plumes bigarrées et de clochettes qui résonnent au loin ; ici le pavé tremble et gémit sous les pas de huit mulets dont les harnais resplendissent de chiffres et d’armoiries d’argent, et qui conduisent à grand’peine un coche lourd et massif entouré par la magnifique livrée d’un grand d’Espagne, et précédé par des coureurs couverts de moire et de tresses éclatantes.

Plus loin c’est l’allure preste et fringante du paysan andalou. De par tous les saints d’Aragon, qu’il est bien, avec son amoureuse en croupe et son beau costume brun tout brodé de soie noire et doublé d’incarnat ! Et ces milliers de petits boutons d’or taillés à jour qui serpentent le long de la cuisse et viennent s’arrêter au-dessus de ses guêtres de chamois ! Comme son pied s’appuie ferme dans son large étrier mauresque ! Mais on ne peut voir sa figure, car elle est presque voilée par la mantille de son Andalouse.

Par saint Jacques, le joli couple ! comme elle l’étreint de ses deux bras, et que les manches vertes de son monillo se dessinent avec grâce sur la couleur sombre de la veste de son amant ! Quel feu dans ces prunelles qui scintillent sous ces épais sourcils noirs ! Vrai Dieu ! quels regards ! quelle taille souple ! et que la Vierge bénisse cette complaisante basquine aux longues franges de satin, qui laisse voir une jambe fine et ronde et un pied d’enfant !… Trois fois bénie soit-elle, car on a vu un moment la jarretière bleue qui attache, et son bas de soie, et le petit poignard de Toscane qu’une véritable Andalouse ne quitte jamais !

En avant ! leur bon cheval bai s’est élancé, sa crinière noire tressée de rubans incarnats flotte sur son cou nerveux, et l’écume blanchit déjà son mors et ses brillantes bossettes. En avant, jeune garçon ! que ton éperon presse le flanc de ta monture, car ta brune aux longs sourcils, toute tremblante de ces bonds précipités, te serrera violemment contre son cœur, et tu en sentiras les battemens ; et ses cheveux caresseront ton front, et son souffle brûlera ta joue !

Par saint Jacques, en avant, jeune couple et disparaissez aux yeux jaloux dans ce nuage de poussière dorée !…

Mais voilà la porte de Santa-Maria. Tout se presse et se heurte : ce sont des cris confus de douleur et de joie ; hommes, femmes, vieillards, enfans, sont là immobiles, attendant avec angoisse le moment de la course. Enfin les barrières s’ouvrent, le peuple se précipite, et en un instant les immenses galeries qui entourent l’arène sont remplies de spectateurs haletans de désir et d’impatience.

— Place ! place à l’Alcade, à la Junte et à Monseigneur le Gouverneur ! Devant eux marchent les miliciens de la ville avec leurs longues carabines ; puis les sergens, qui sonnent de leurs clairons, et portent des bannières jaunes et rouges où sont brodés les lions des Castilles et la Couronne royale.

— Place, place à la Monja ! car ceci est la première et la dernière fête à laquelle la pauvre jeune fille assistera. Aujourd’hui elle appartient au monde, demain elle appartiendra à Dieu : aussi, aujourd’hui, elle est éblouissante de pierreries, sa robe est toute luisante de paillettes d’argent, et cinq rangs de perles entourent son cou d’albâtre ; encore des perles et des diamans sur ses bras blancs et potelés, encore des perles et des fleurs dans ses beaux cheveux noirs qui ombragent son front pâle. — Voyez, qu’elle est touchante ! comme elle regarde la supérieure du couvent de Santa-Magdalena avec amour et respect ! Il n’y a pas un coup d’œil pour ce spectacle bruyant et animé ; pas un sourire pour ce murmure d’admiration qui la suit ; pour les hommages empressés de la plus haute noblesse de Séville et de Cordoue. Rien ne la peut distraire de ses saintes pensées. Orpheline, riche, on la donne à Dieu et puis à la supérieure de Santa-Magdalena. Ce cœur pur et naïf craint le monde sans le connaître, car on a voulu lui faire gagner le ciel sans combattre. Demain, suivant l’usage, cette épaisse chevelure tombera sous le ciseau ; demain la toile et la bure remplaceront ces éclatans tissus ; demain elle sera liée à jamais par un serment redoutable ; mais aujourd’hui l’usage veut qu’elle assiste aux vanités et aux joies trompeuses de ce monde qu’elle ignore, comme pour lui faire un éternel et dernier adieu.

— Place donc ! place à la Monja, qui entre dans sa loge toute pavoisée et toute tendue d’étoile blanche semée de fleurs.

— Bravo ! les clairons sonnent, le signal est donné, les barrières s’ouvrent : un taureau s’élance et bondit dans l’arène ! C’est un brave taureau sauvage, né dans les forêts de San-Lucar ; il est fauve : seulement une étroite ligne blanche serpente sur son dos. Ses cornes sont courtes, mais fortes et acérées, et il n’y a pas d’acier plus luisant et plus poli. Son cou musculeux supporte sans peine une tête énorme, et ses jambes sèches et nerveuses ne faiblissent pas sous le poids de son poitrail et de sa croupe, qui sont d’une largeur extraordinaire. Quant à ses flancs, ils sont osseux, arrondis, et retentissent sous les coups réitérés de sa longue queue, qui, en les battant, bruit comme un fouet.

Quand il entra, ce fut une explosion d’admiration à ébranler les montagnes de la Sierra, et les cris de bravo, toro ! retentirent de toutes parts. — Lui, s’arrêta court, suspendit un moment les battemens de sa queue, et regarda avec étonnement autour de lui… Puis il fit à pas lents le tour de l’enceinte qui séparait l’arène des spectateurs, y chercha une issue, et, n’en trouvant pas, revint au milieu du cirque, et là commença d’aiguiser ses cornes, et fit tourbillonner le sable au-dessus de sa tête.

À ce moment un Chulillo se présenta.

— Que la Vierge te protège, mon fils ! et fasse le ciel que ton bel habit de satin bleu brodé d’argent n’ait pas tout à l’heure une doublure rouge comme la banderolle que tu fais voltiger devant les yeux de ce compère qui mugit et s’irrite !

— Bravo, Chulillo, ta patronne veille sur toi ! car c’est à peine si tu as eu le temps de te jeter derrière l’enceinte pour échapper au taureau, dont les yeux commencent à briller comme des charbons ardens.

— Mais patience, voici venir le Picador avec sa longue lance, et monté sur un vaillant cheval pie ; son large chapeau gris est tout chargé de rubans, et il porte des espèces de bottes et de cuissards rembourrés, pour se préserver des premières atteintes.

— Bravo, taureau ! tu prends ton élan la tête baissée, tu te précipites sur le Picador… Mais il t’arrête court en t’enfonçant sa bonne lance au-dessus de l’épaule gauche. Ton sang ruisselle, tu mugis, et ta fureur redouble. Vrai Dieu ! la course sera belle !

— Par saint Jacques ! quel bond ! quel mugissement ! bravo, taureau ! le Picador roule renversé ; son vaillant cheval pie a le flanc entr’ouvert ; ses entrailles sortent au milieu des flots de sang. Il fait quelques pas… tombe… et meurt… Bien, mon compère aux cornes aiguës, bien ! aussi tu entends résonner les trépignemens et les cris d’une joie frénétique. Je le dis encore : vrai Dieu !… la course sera belle !

— Mais silence ! voici les Benderillas de Fuego. Oh !… oh !… tu t’accules le long de l’enceinte en foulant la terre et en poussant des hurlemens horribles. Que sera-ce donc, mon fils, quand ce brave Chulillo, que Notre-Dame protège ! t’enfoncera dans le poitrail ces longues flèches garnies de fleurs et entourées de fusées et de pétards qui s’allument comme par enchantement ? — Tiens, ne disais-je pas vrai ?… Par l’âme de mon père, le Chulillo est éventré ! — Jésus ! le beau coup de corne ! — C’est sa faute, il ne s’est pas jeté de côté assez à temps. Bravo, taureau ! Que tu es noble et fier, bondissant au milieu de ces flammes qui éclatent et se croisent ! Ton sang se mêle au feu ; ta peau frémit et craque sous les fusées qui serpentent, s’arrondissent en gerbes, et retombent en pluie d’or ; ta rage est à son comble, et les spectateurs ont fui de la première enceinte, craignant que tu ne la franchisses, et pourtant elle a six barres de haut !

— Enfer ! le Matador n’arrive pas ! voici pourtant le moment. En trouvera-t-il un plus désirable ? Jamais ; car jamais la furie de ce compère n’atteindra un plus haut degré, et je parierais ma bonne escopette contre un fusil anglais que le Matador y périra. — Sainte Vierge ! comme il tarde ! fais donc qu’il arrive bientôt.

— Mais c’est lui le voici… : c’est Pepé Ortis.

— Viva Pepé ! viva Pepé Ortis !

— Ah !… il salue Monseigneur le Gouverneur et la Junte, et puis la Monja… Il a ôté son chapeau, et l’on voit pendre sa résille rouge. Bon ! il fait ployer sa large épée à deux tranchans… Jésus ! que d’or sur sa veste orange ! j’en suis ébloui ! De l’or partout !… de l’or jusque sur les coins de ses bas et sur les bouffettes de ses souliers de daim gris !

Enfin le voilà dans l’arène !…

— Tue le taureau pour moi, mon amour, lui crie une Andalouse au teint bruni et aux dents d’émail. — Par le Christ, ne souris donc pas ainsi à ta maîtresse !… Fuis, José, fuis ! le taureau fond sur toi. — Mais non, José l’attend de pied ferme, son épée entre les dents, saisit une de ses cornes, et saute légèrement par-dessus lui. — Bravo, mon digne Matador, bravo ! aussi ramasse la fleur d’amandier que ton amoureuse t’a jetée en battant des mains.

Mais voici que le taureau se retourne ! Santa Carmen ! mauvais signe ! Il s’arrête, ne mugit plus ; ses jambes sont tendues, ses yeux en feu, et sa queue roulée en anneaux. Recommande ton âme à Dieu, José, car la barrière est loin et le taureau est proche. En avant ! Demonio !… en avant ta bonne lame ! — Jésus ! il est trop tard ! l’épée se brise en éclats, et José, traversé par une corne du taureau, est cloué sur la balustrade ! Je le disais bien, vrai Dieu ! que la course serait belle !

Ce furent alors des hurlemens de joie, et des cris d’une admiration convulsive, des cris à éveiller les morts.

— Bravo, taureau ! bravo !… s’écrièrent toutes les voix de la foule. Toutes ?… non, une seule manqua, ce fut celle de la jeune fille à la fleur d’amandier.

Depuis long-temps pareille fête ne s’était vue : le taureau, encore excité par sa victoire, parcourait le cirque en faisant des bonds effroyables, se ruait sur les restes sanglants du Matador et du Chulillo, et des lambeaux de ces deux maladroits pleuvaient sur les spectateurs ! On était donc dans une cruelle incertitude sur l’issue de la course, car la fin de Pepé Ortis avait singulièrement refroidi le zèle de ses confrères, lorsqu’un incident bizarre, inouï, rendit la foule silencieuse et stupéfaite d’étonnement.




CHAPITRE III.

Le Gitano.


Que ses regards brûlans font frémir !… qu’il est beau !
Delphine Gay, Madelène, ch. v.


Vous savez que le cirque de Santa-Maria est bâti sur le bord de la mer, et que deux portes seulement y donnent accès. Eh bien, tout à coup la barrière qui faisait face à la loge du gouverneur s’ouvrit avec force, et un cavalier se présenta.

Ce n’était point un Chulillo, car il n’agitait pas en l’air un léger voile de soie rouge, et sa main ne brandissait ni la longue lance du Picador, ni l’épée à deux tranchans du Matador ; il n’avait non plus de chapeau chamarré de rubans, de résille, ni de veste brodée d’argent. Vêtu tout de noir, à la mode des Croates, il portait des bottines de daim qui retombaient en plis nombreux sur sa jambe, et une toque de matelot où flottait une plume blanche ; puis il montait, avec une adresse et une élégance peu communes, un petit cheval noir harnaché à la mauresque, plein de vigueur et de feu ; enfin de longs pistolets richement damasquinés pendaient aux arçons de sa selle, et lui ne portait qu’un de ces sabres courts et étroits qui sont d’usage dans la marine militaire.

À peine avait-il paru, que le taureau s’était retiré à l’autre extrémité de l’arène pour se préparer à combattre ce nouvel adversaire. Aussi l’homme noir eut-il le temps de faire exécuter à sa monture quelques passes brillantes, et de venir se poster au pied de la loge de la Monja. Là il se mit à regarder fixement cette fiancée du Seigneur !!!

La figure de la pauvre fille devint pourpre comme la fleur du grenadier, et elle cacha sa tête dans le sein de la supérieure, indignée de la témérité de cet inconnu.

Ave, Maria… Quelle hardiesse ! dirent les femmes.

— Par la Vierge ! d’où sort ce démon ? se demandaient les hommes, stupéfaits d’une pareille audace.

Tout à coup un cri général retentit : car le taureau prenait son élan pour fondre sur le cavalier à la plume blanche, qui se retourna, salua la Monja, et lui dit en souriant : — Pour vous, señora, et en l’honneur de vos beaux yeux bleus comme l’azur du ciel.

À peine achevait-il ces mots, que le taureau s’élança… Lui, avec une promptitude merveilleusement servie par la souplesse de son cheval, fit une volte et une pointe, et se trouva à dix pas de son ennemi, qui le poursuivit avec acharnement. Mais, grâce à sa vitesse, le petit cheval le dépassait presqu’en se jouant, et il prit sur lui assez d’avance pour que son maître pût s’arrêter un moment devant la loge de la Monja, en lui disant : — Encore pour vous, señora ; mais cette fois en l’honneur de cette bouche vermeille, purpurine comme le corail de Pervan.

Le taureau arrivait avec furie : l’homme à la plume blanche l’attendit froidement, tira un pistolet de ses arçons, l’ajusta, et l’abattit avec tant d’adresse, qu’il vint tomber en mugissant aux pieds de son cheval. En voyant le danger imminent que courait cet homme singulier, la Monja avait jeté un cri perçant, et s’était précipitée sur la balustrade de sa loge, les deux mains en avant : il en saisit une, y imprima un brûlant baiser, et continua de jeter sur elle un regard fixe et arrêté.

Il y avait dans cette scène étrange tant de sujets d’étonnement pour les Espagnols, qu’ils restaient comme pétrifiés. Ce costume bizarre, ce taureau tué, contre tous les usages, d’un coup de pistolet ; cet homme qui baisait la main d’une demi-sainte, d’une fiancée du Christ, tout cela contrastait tellement avec les habitudes reçues, que la Junte, l’Alcade et Monseigneur le Gouverneur restaient béans, tandis que celui qui excitait si vivement la curiosité attachait des yeux enflammés sur la Monja, tremblante et confuse, qui n’avait pas la force de sortir de sa loge. En vain la supérieure accablait l’homme noir des épithètes les plus accablantes, telles que : impie, damné, misérable renégat ! en vain elle lui criait, avec l’accent de la plus sainte indignation : — Redoutez la colère du ciel et des hommes, vous qui avez osé faire entendre des paroles mondaines à ces oreilles chastes ; vous qui n’avez pas tremblé en touchant la main d’une épouse de Dieu !

Le misérable regardait toujours la Monja en répétant avec admiration : — Qu’elle est belle ! qu’elle est belle !

Enfin la voix glapissante de l’Alcade le tira de son extase, d’autant plus facilement, que la Monja avait quitté sa loge, appuyée sur le bras de la supérieure, et que deux sergens vinrent saisir la bride de son cheval : il s’y prêta de bonne grâce.

— Pour la cinquième fois, qui que vous soyez, répondez, disait l’Alcade. De quel droit avez-vous tué d’un coup de pistolet un taureau destiné aux plaisirs du public ? De quel droit avez-vous adressé la parole à une jeune fille qui doit demain prononcer des vœux saints et éternels ? En un mot, qui êtes-vous ?

Et le municipal reprit sa place en s’essuyant le front, regarda le gouverneur d’un air satisfait, et dit aux deux sergens : — Tenez bien son cheval, messieurs.

— Qui je suis ? dit l’étrange cavalier, en redressant fièrement sa tête, que jusque-là on n’avait pu bien distinguer.

Et l’on vit des traits d’une régularité parfaite ; ses yeux étaient hardis et perçans, une moustache noire et luisante ombrageait ses lèvres vermeilles, et sa barbe touffue, qui se dessinait en deux arcs le long de ses joues, venait s’arrêter sur un menton à fossette ; seulement son teint était pâle et mat.

— Qui je suis ? répéta-t-il d’une voix pleine et sonore, vous allez le savoir, digne Alcade.

Et il appuya vigoureusement ses éperons dans les flancs de son cheval, en lui donnant une violente saccade. Alors l’animal se dressa si brusquement, et fit un bond si prodigieux, que les deux sergens roulèrent dans le cirque, renversés d’un coup de poitrail.

— Qui je suis ?… Je suis le Gitano, le Bohémien, le maudit, le damné, si vous aimez mieux, digne Alcade !

Et en deux sauts il franchit l’enceinte et la barrière, gagna la grève qui était proche, et on put le voir se jeter à la nage avec son cheval…

Alors il se passa un évènement assez bizarre. Le nom du Bohémien fit un effet tel, que toute la population voulut sortir à la fois, et se précipita vers les issues trop étroites pour donner passage à cette masse d’hommes qui se ruaient du même côté. Aussi les poutres des galeries du cirque se fendirent et craquèrent, ne pouvant supporter une secousse aussi violente, et toute une partie de l’amphithéâtre s’abîma sous les pieds des spectateurs ! Le tumulte et l’effroi furent bientôt à leur comble : une foule de personnes étaient entassées les unes sur les autres, et celles surtout qui supportaient ce poids énorme, poussaient des cris lamentables, en se recommandant à leurs patrons.

— C’est ce maudit, ce damné, disait-on, qui a attiré la colère du ciel, en osant profaner la fiancée du Christ ! Sa présence est un fléau…. Anathème, anathème sur lui ! Et c’étaient des malédictions à faire frémir notre Saint-Père !

En vain l’Alcade et le Gouverneur, qui avaient échappé à ce désastre, faisaient leur possible pour rétablir l’ordre : ils ne pouvaient parvenir à faire entendre la voix de la raison à quelques milliers d’Espagnols froissés et écrasés qui hurlaient à la fois. Aussi les autorités en étaient à invoquer les derniers saints du calendrier, lorsque cet immense amas d’hommes se dissipa comme par enchantement. Chacun se trouva tout à coup sur pied, mais chez plusieurs les accens d’une véritable douleur avaient remplacé les cris de la crainte et du saisissement.

Voici :

Le malheureux barbier Florès, placé au plus bas étage du cirque, se trouva au nombre de ceux qui supportaient tout le poids de la foule. Or, après avoir fait avec ses compagnons d’infortune d’incroyables efforts pour échapper à la pression, et voyant que de saines et bonnes raisons ne pouvaient rien sur l’indolence des compères des couches supérieures, qui en prenaient à leur aise pour se débarrasser, sans penser qu’ils pesaient indirectement de toute leur lourdeur sur les couches inférieures, le barbier Florès donc, harassé, écrasé, articula avec peine à quelques malheureux qui gémissaient comme lui :

— Mes compères, m’est avis qu’en jouant du couteau au-dessus de nous, à tort et à travers, nous éveillerons la sensibilité et la pitié de nos oppresseurs, grâce à quelques boutonnières que je me chargerai de fermer soit avec le diachylum, l’onguent de la mère, ou la…

Et il s’arrêta pour reprendre haleine, car son malheureux destin l’avait fait tomber immédiatement sous les corps de deux moines et d’un boucher.

— Ou la falsarina, reprit-il en respirant à peine. Ainsi donc, mes pères, absolvez-moi d’avance, car c’est pour le salut de tous, surtout de ceux qui sont en dessous ; et vous allez voir, mes révérends, que la pointe d’un couteau persuade mieux que les plus belles paroles.

Ave, Maria, que Dieu nous garde, répondirent les deux moines qui pressaient le barbier de toute leur rotondité monacale, et qui sentirent à ses mouvemens saccadés et empêchés qu’il cherchait son couteau. Au nom du ciel ! ne faites pas une telle chose, mon fils : homicide point ne seras.

— Mais, mes pères, c’est vous qui êtes homicides, car vous m’ét… vous m’étouffez.

— Par le Christ ! on nous étouffe nous-mêmes.

— C’est donc pour vous que je vais travailler. Tournez-vous de côté, mes pères, les blessures sont ainsi moins dangereuses, car on ne rencontre que les fausses côtes. Enfin, je le tiens, dit-il en ouvrant difficilement son couteau.

— Y sommes-nous, mes compères ?

— Mais du tout, Jésus ! nous n’y sommes pas.

— C’est égal, que Dieu nous aide !

Et il se mit à frapper à coups redoublés et comme il put au-dessus de sa tête. Ceux qui reçurent ce charitable avertissement ne trouvèrent rien de plus efficace pour le faire cesser que de l’imiter, et ce moyen incisif, se propageant avec rapidité de bas en haut, eut bientôt le résultat le plus satisfaisant, sauf les boutonnières que Florès se chargea de cicatriser et cicatrisa probablement avec son habileté accoutumée.

Quand on fut remis de cette violente émotion, le premier cri fut de demander où était le maudit, et de courir au rivage. Une tartane aux voiles rouges, toute pavoisée comme en un jour de fête, se balançait au large… C’était lui, on n’en pouvait douter. — Au port, au port ! cria-t-on, et on se précipita vers l’embarcadère pour voler à sa poursuite.

Mais là, grand Dieu, quel spectacle ! Le peuple espagnol est tellement avide de courses de taureaux que pas un homme, pas une femme, pas un enfant n’étaient restés dans la ville, tous étaient au cirque, les marins mêmes avaient abandonné leurs navires, et quand ils arrivèrent à la jetée ils trouvèrent toutes les amarres coupées, et virent au loin felouques et balancelles que la mer avait emportées en se retirant.

Alors ce fut une nouvelle rumeur de malédictions sur le Bohémien, et toute la population se jeta à genoux d’un mouvement spontané pour demander à Dieu de faire abîmer la tartane, qui semblait braver cette foule éplorée en étalant ses brillans pavois de mille couleurs.

Tout à coup le ciel sembla exaucer ces vœux, certainement bien justes, car deux voiles apparurent au loin : elles serraient le vent au plus près en courant à contre-bord l’une de l’autre, de telle façon que le navire du Bohémien devait se trouver pris entre elles deux ou se jeter à la côte ; et quelle ne fut pas la joie publique quand on eut reconnu les deux lougres douaniers qui hissèrent le pavillon espagnol en l’assurant d’un coup de canon !

Alors la tartane changea rapidement ses amures, vira de bord avec une prestesse qui tenait du prodige, passa entre les deux lougres en leur lâchant sa volée, et laissa porter en plein sur la pointe de la Torre.

Quoique la manœuvre savante et prestigieuse de la tartane eût dérouté les plans de campagne et la tactique des spectateurs de Santa-Maria, ils comptaient toujours sur la vitesse et le nombre des attaquans pour voir leur ennemi pris et traîné à la remorque. Mais la tartane, ayant sur les deux lougres un avantage de marche positif, disparut bien avant eux derrière la pointe de la Torre, qui s’avançait de beaucoup dans la mer ; et ce n’est qu’après un quart d’heure de navigation que les garde-côtes qui voguaient dans les mêmes eaux, disparurent aussi aux yeux de la foule, cachés par le promontoire.

Et tout Santa-Maria frémissait d’impatience et de désir de connaître l’issue du combat qui allait se livrer derrière cette montagne.





CHAPITRE IV.

Les Deux Tartanes.


Adieu la balancelle
Qui sur l’onde chancelle,
Et comme une étincelle
Luit sur l’azur des mers.
........
Victor Hugo, Navarin.


— En avant, mon fidèle Iskar, vois, la mer est azurée et la vague vient doucement caresser ton large poitrail, tout blanchi d’écume ! En avant ! tu plonges dans l’eau limpide tes naseaux qui s’ouvrent et frémissent ! et ta longue crinière roule des perles brillantes comme des gouttes de rosée. En avant ! déploie encore ces jarrets vigoureux qui fendent la lame en sifflant. Courage, mon fidèle Iskar, courage ; car, hélas ! les temps sont changés ! — Que de fois, sous la fraîche verdure du Prado de Séville et de Cordoue, tu atteignis et dépassas les brillans boggies qui entraînaient de belles filles de Grenade brunes et rieuses, avec leur réseau de pourpre qui volait au vent, et leur riche monillo attaché par des agrafes chatoyantes ! — Que de fois tu as bondi d’impatience auprès de l’étroite fenêtre fermée par un store soyeux, derrière lequel soupirait ma chère Zetta ! — Que de fois tu as henni pendant que nos lèvres se cherchaient et se pressaient brûlantes, quoique séparées par le tissu jaloux ! — Mais alors j’étais riche ; alors le pavillon de guerre aux larges bandes rouges et au lion royal se hissait au grand mât quand je montais à bord de ma vaillante frégate ; alors l’inquisition n’avait pas mis ma tête à prix !… Alors on ne m’appelait pas le réprouvé ! et plus d’une fois la femme d’un grand d’Espagne m’a souri tendrement, quand par un beau soir d’été j’accompagnais sur ma guzla sa voix pure et sonore ! — Allons, courage, mon fidèle Iskar, car le passé est loin !! Mais tu m’as entendu, car tes oreilles se dressent et tes hennissemens redoublent. Courage… voici ma tartane ! la voici, mon amoureuse, qui se balance sur les flots ainsi qu’un alcyon se laisse bercer dans son nid par une lame transparente ! Mais n’entends-tu pas comme moi des cris confus et éloignés, une rumeur affaiblie qui vient expirer à mes oreilles ? Par le disque d’or du soleil ! c’est cette ignoble foule de Santa-Maria que mon nom a terrifiée, et qui s’est abîmée sous les débris de l’arène ! Au moins pour la seconde fois je l’ai vue, cette nonne. — Qu’elle est belle ! et demain ensevelie à jamais dans le couvent de Santa-Magdalena !… Ô crime ! et je ne la ravirais pas à Dieu !

Et son sourire avait quelque chose d’affreux.

À peine le Gitano achevait-il ces mots, que de la tartane s’abattit sur l’eau un espèce de pont flottant et incliné, qui était amarré aux bordages du navire par de longs bras de fer. Le cheval appuya fortement ses pieds de devant sur l’extrémité de ce plancher, et d’un élan vigoureux gagna le tillac, qui s’élevait fort peu au-dessus du niveau de la mer.

L’intérieur de ce bâtiment était tenu avec un soin et une propreté rares, et on ne voyait personne à bord, personne, qu’un gros moine rebondi, vêtu d’une robe bleue et ceint d’une corde ; mais le révérend paraissait être dans un état pénible d’inquiétude et d’angoisse : armé d’une énorme longue vue, il la braquait incessamment sur l’espace qui sépare Santa-Maria de l’île de Léon, en poussant par intervalle des exclamations, des lamentations et des invocations à attendrir un Corrégidor.

Mais quand il eut aperçu le Gitano, sa figure prit vraiment une expression à faire pitié ; son front bas et rasé était couronné d’une ligne circulaire de cheveux d’un blond pâle qui semblèrent se dresser de fureur. Il roulait des yeux hagards…, et un tremblement convulsif agitait ses lèvres et son triple menton. Enfin, ayant fait évidemment tous ses efforts pour articuler un mot, et ne pouvant y parvenir, il saisit le Gitano par le bras, et du bout de sa longue-vue, qui tremblait dans sa main d’une manière effroyable, il lui désigna un point blanc que l’on apercevait à l’entrée du golfe.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela ? demanda le réprouvé.

— C’est… c’est… le… le… garde-côte ! bégaya le moine après une peine extrême. Et l’on entendait ses dents s’entre-choquer. Et il le regardait, les bras croisés sur sa poitrine haletante.

Le Gitano haussa les épaules, fut s’asseoir sur un bastingage, et se tourna vers Santa-Maria en répétant : — Qu’elle était belle !

La longue-vue tomba des mains du moine ; il se frappa le front, eut l’air de se recueillir un moment, essuya son visage inondé de sueur, fit comme un violent effort sur lui-même pour prendre une résolution hardie ; et, s’adressant au commandant de la tartane, qui paraissait toujours absorbé dans son amoureuse rêverie :

— Réprouvé,… renégat,… damné, apostat, excommunié,… fils de Satan,… bras droit de Belzébuth !…

— Eh bien ! dit le Gitano, que ce bouillant exorde avait tiré de ses réflexions.

— Eh bien ! trois fois maudit ! je te somme, au nom du supérieur du couvent de San-Francisco, mon maître et le tien…

— Le mien ! non, moine.

— Mon maître et le tien, de déployer tes voiles et de prendre le large. Ce garde-côte approche, et nous devrions être en vue de Tarifa, si l’enfer ne t’avait pas suggéré la folle pensée d’aller à cette course de taureaux, et de me laisser là tout seul, moi qui n’entends rien à vos manœuvres maudites. Et si l’on t’avait saisi, puisque ta tête est mise à prix !

— Je ne le craignais pas.

— Il ne s’agit pas de toi, par le Christ ! mais bien de moi. Si tu avais été arrêté à terre, comment aurais-je fait ici, moi ?

— Que voulez-vous, les distractions sont rares dans notre état ; l’idée de voir cette fête m’a souri, et mon bon ange m’a guidé, mon père !

— Ne m’appelle pas ton père, damné ! Pour celui que tu nommes ton bon ange, par san Juan ! il a le pied fourchu.

— Comme vous voudrez, je n’y tiens pas. Quant à votre sommation, j’en fais cas comme de cela… Et il frappa de sa houssine ses bottes toutes trempées d’eau. — Sachez donc que j’attendrai non-seulement ce garde-côte, mais encore un autre qui doit arriver de l’est.

— Tu les attendras ! sainte Vierge ! tu les attendras ! ô san Francisco, priez pour moi !

Et après un moment de silence, il s’écria de toutes ses forces : — En haut le monde ! en haut, mes frères ! Au nom du supérieur de San-Francisco, je vous ord…

— Finissons, moine ! dit le damné ; et il lui mit une main sur la bouche, et de l’autre serra si violemment le bras du tonsuré, que le malheureux comprit toute la signification de ce geste, et se jeta sur le pont du navire avec l’expression de cette terreur muette qui nous accable quand nous avons la conviction intime de ne pouvoir échapper à un danger imminent.

Le Gitano sourit de pitié, puis il regarda fixement dans la direction de la baie de Cadix.

— Par les rochers de la Carniole ! tu tardais bien aussi, toi ! s’écria-t-il en voyant le second lougre poindre à l’horizon et s’avancer rapidement. — Vous arrivez là comme deux limiers qui traquent une biche dans un hallier ; mais les limiers sont lourds et pesans, tandis que la biche est légère et rusée. Par les yeux bleus de tantôt ! la chasse va déjà commencer, car voici les fanfares.

C’était un des lougres qui assurait son pavillon d’un coup de canon. À ce bruit inattendu, le malheureux moine fit un bond convulsif, souleva craintivement sa tête au-dessus du plat-bord, et, apercevant les deux garde-côtes, la baissa vite et se précipita dans le faux-pont en faisant de nombreux signes de croix.

Le Gitano s’approcha silencieusement de la boussole, compara sa direction avec l’air de vent, calcula les chances de brise, réfléchit un instant,… puis prit un sifflet d’or suspendu à sa ceinture, en fit sortir trois sons aigus, et d’un bond fut sur le bastingage.

À ce signal, dix-huit nègres montèrent silencieusement sur le pont. Un second coup de sifflet avait à peine retenti, que la tartane avait gréé et déployé son antenne, son beaupré et sa trinquette, bordé ses phoques, et que le damné tenait la barre du gouvernail. Les deux lougres s’approchaient de chaque côté, et n’étaient pas à une portée de canon de la tartane, lorsque celle-ci vira de bord, passa intrépidement au milieu de ses ennemis en leur envoyant sa volée, et laissa porter en plein sur la pointe de la Torre, en piquant droit dans le vent. Cette incroyable manœuvre ne pouvait être tentée qu’avec un navire aussi fin voilier et d’une marche aussi supérieure ; or, avant que les deux lougres eussent pris le vent, le Gitano louvoyait déjà sous le promontoire, qui le cachait aux yeux des Espagnols malhabiles qui avaient masqué, et étaient encore occupés à s’orienter. C’est à cet endroit que les habitans de Santa-Maria les perdirent de vue.

À une portée de fusil de la base de ce promontoire, s’élevait une chaîne d’énormes blocs de granit qui formaient, en s’avançant dans la mer, les bords escarpés d’un étroit chenal qui serpentait entre eux et le pied de la montagne, et n’avait d’issue qu’à travers les brisans les plus dangereux.

Le Gitano avait une telle habitude de ces écueils, qu’il s’aventura sans crainte dans cette passe, et, après y avoir navigué avec une adresse merveilleuse, il fit carguer toutes les voiles, et démâter en larguant les haubans qui n’étaient pas établis à poste fixe, mais sur des mouffles, de sorte qu’au bout de quelques minutes, la tartane, qui tirait peu d’eau, était rase comme un ponton, et entièrement cachée par les rochers qui masquaient le canal du côté de pleine mer.

Là, le sifflet du damné retentit de nouveau, mais à deux reprises différentes, avec des modulations singulières.

Aussitôt on entendit le bruit d’avirons qui battaient l’eau en mesure, et l’on vit sortir de derrière un quartier de roche une tartane en tout semblable à celle du Gitano. À l’arrière était le jeune homme à la douce figure et au menton imberbe qui avait tant étonné le barbier Florès. Le damné lui fit un signe qu’il parut comprendre, car il hala son navire le long des rochers tant qu’il fut sous-venté par la hauteur du cap ; puis, étant parvenu à l’autre extrémité du chenal, après avoir habilement évité une foule de récifs, il prit le vent, gonfla ses voiles, et débouqua de la passe à l’instant que les deux lougres espagnols doublaient enfin le promontoire. Quand ils aperçurent cette nouvelle tartane, ils firent force de voile, et laissèrent porter sur elle, croyant toujours poursuivre le Gitano.

— Vous êtes de braves chasseurs, disait celui-ci, assis tranquillement sur sa poupe. La biche vous a donné le change, vous êtes sur une fausse voie ; et pendant que ce faon va croiser dans tous les sens pour vous fatiguer et vous entraîner à sa poursuite, la biche mettra bas les riches tissus de Venise, les aciers d’Angleterre et les cuivres d’Allemagne qu’elle tient renfermés dans ses flancs. Allons ! allons en chasse ; et, par cette étoile qui commence à briller, puisse la mienne être heureuse cette nuit, car le soleil baisse !

En effet, déjà le soleil touchait à son déclin, et la mer et le ciel, se confondant à l’horizon enflammé, ne formaient qu’un immense cercle de feu. Le sommet des flots scintillait éclairé par de longs reflets d’or qui venaient s’éteindre dans les ombres que projetaient les grands rochers de la côte. Long-temps on vit la tartane manœuvrer avec une agilité surprenante pour échapper aux deux lougres. Tantôt elle carguait à demi ses voiles rouges et mettait en travers à la lame. La vague alors la couvrait d’une mousse blanche qui retombait en pluie, brillante des nuances diaprées de l’arc-en-ciel, et semblait l’entourer d’une auréole de pourpre et d’azur ; et là, elle attendait ses ennemis, la perfide, en se laissant aller aux ondulations de l’eau… Puis, quand ils approchaient, frémissante sous son gouvernail, elle venait au vent, étendait ses voiles comme de grandes ailes de pourpre, et laissait bien loin derrière elle ces bons bâtimens espagnols qui s’étaient follement flattés de la saisir.

Tantôt virant de bord, et se couvrant tout à coup de pavois et de pavillons de mille couleurs, elle courait elle-même sur les garde-côtes. Eux se séparaient aussitôt pour la prendre entre deux feux, et se préparaient activement au combat. Mais elle, comme une coquette inconstante et capricieuse, revenait sur ses pas, serrait le vent au plus près, et allait se plonger dans les flots de lumière qui embrasaient l’atmosphère, désespérant ainsi ces honnêtes garde-côtes, qui venaient encore de faire une tentative inutile. Enfin, elle usait de la supériorité de sa marche et de sa manœuvre pour réussir à fatiguer les deux lougres, et à les entraîner avant la nuit loin de l’endroit où le Gitano comptait opérer son débarquement.

Or, la maudite remplit si bien ses instructions que peu à peu les trois navires se voilèrent de vapeur, s’enfoncèrent dans la brume et disparurent tout-à-fait quand le soleil ne jeta plus qu’une lueur sombre et rougeâtre, et que les étoiles commencèrent à briller.

En ce moment, le Gitano, penché sur l’avant de sa tartane, écoutait d’une oreille attentive un bruit cadencé qui résonnait lourdement comme le pas de plusieurs chevaux.

— Enfin ce sont eux ! s’écria-t-il.




CHAPITRE V.

Le Blasphème


N’es-tu donc rien qu’un moine pleureur ?
J. Janin, Confession.


On ne pouvait descendre du sommet de la montagne de la Torre que par un étroit sentier taillé dans le roc, qui faisait une foule de détours. La pente du chemin était ainsi moins rapide, mais il fallait beaucoup de temps pour arriver jusque sur la grève.

À l’entrée de ce sentier parut un homme à cheval, que l’on distinguait difficilement à la pâle lueur du crépuscule ; il s’arrêta court, sembla conférer un moment avec ses compagnons, sans doute cachés par quelques aloës, puis jeta en l’air un cigarito allumé, qui décrivit un léger sillon de feu.

Quand le même signal fut parti de la tartane, cet homme continua sa marche, suivi d’une douzaine d’Espagnols aussi à cheval, qui s’avancèrent avec précaution au milieu des nombreuses rampes de cette route difficile. Les uns portaient un sombrero, les autres une résille ou un simple mouchoir de couleur tranchante dont les bouts flottaient sur leurs épaules ; mais tous avaient ce teint halé, ces traits durement caractérisés, enfin l’aspect peu rassurant qui distinguent les contrebandiers de terre qui exploitent le littoral de l’Andalousie. Leurs chevaux étaient chargés de deux larges coffres recouverts de toile goudronnée d’une légèreté extraordinaire, mais tellement spacieux, que le cavalier ne pouvait monter que sur la croupe, où il s’asseyait à peu près comme un timballier derrière ses timballes. En outre, des peaux de mouton entouraient les sabots de leurs montures ; de sorte qu’il était impossible de les entendre quand elles marchaient au pas.

Arrivé sur la grève, à deux portées de fusil de la tartane, le chef de cette petite troupe arrêta son cheval, et, se retournant vers ses compagnons :

— Par la châsse de mon patron ! — il ôta son chapeau — mes fils, à la clarté de la lune qui se lève, je ne vois sur le pont du navire que le maudit avec sa toque et sa plume blanche.

Une voix. — Où est donc le frère ?

Une autre. — Si le frère n’est pas présent, pas un réal de ces marchandises n’entrera dans mes coffres. Dieu me sauve ! mais le supérieur du couvent de San-Juan a bien tort d’employer un pareil mécréant pour débarquer sa contrebande ; et quoiqu’il y ait un moine pour la bénir et effacer les traces des griffes de Satan, m’est avis que tôt ou tard nous serons punis de nos trafics avec un excommunié. — Amen !

Le chef. — Et crois-tu que je ne craigne pas comme toi la colère de la sainte Vierge, en touchant des marchandises qui, par saint Jacques ! sentent plutôt le soufre que le buis béni.

Un philosophe, qui avait été cuisinier d’un cortès. — Mais songez donc, compère, songez donc que dans toutes les tiendas de la route on vous les échangera contre de bons quadruples sans flairer si elles sentent le soufre ou le béni.

Le chef. — Tais-toi, impie !

Le philosophe. — Et c’est vrai, après tout, ce ne sont pas les simagrées du révérend qui ôteront l’odeur, si odeur il y a ; qu’il me les donne endiablées, mais à meilleur marché, et moi j’en fais mon affaire ; car mon avis serait…

Ave, Maria purissima ! plaignez le blasphémateur, dirent les contrebandiers en se signant et en frémissant d’horreur. Plusieurs fervens catholiques cherchèrent même leurs couteaux.

Le Gitano, ne concevant rien à ce retard, réitéra le signal accoutumé, et l’on vit briller un nouveau sillon de feu.

— Que de temps perdu ! dit le philosophe. Et il s’avança dans l’eau jusqu’à portée de voix de la tartane : — Seigneur damné, seigneur maudit, s’écria-t-il d’un air bouffon, avez-vous donc oublié que ces saintes gens ne s’approcheront pas si le révérend, par sa présence, ne rassure les consciences timides de ces agneaux ? Et il rejoignit le gros de la troupe, qui le maudissait.

Le Gitano se frappa le front, et donna un léger coup de sifflet. — Le frère ! dit-il à un nègre qui se montra à l’entrée du panneau. Le noir disparut, et revint seul un instant après en faisant un signe de tête négatif. — Eh bien ! qu’on le hisse ! — Le nègre alors, avec une promptitude admirable, leva une antenne, y établit une poulie et une corde, descendit dans le faux-pont, et trois minutes après on vit le révérend s’élever majestueusement du milieu de l’ouverture qui conduisait à la cale, planer un instant au-dessus de la tartane, et abaissant son vol audacieux, prendre terre à côté du damné, qui le débarrassa officieusement des sangles et des cordages dont on avait entouré ce nouvel Icare.

En voyant l’ascension du moine, les contrebandiers, qui attendaient sur la grève, avaient crié gloria in excelsis, et s’étaient agenouillés, croyant que c’était un miracle ; mais le philosophe rit beaucoup de leur simplicité.

Quand le nouvel Icare fut debout, il toisa le Gitano de l’air le plus digne et le plus méprisant qui lui fût possible, à peu près comme un martyr regarde son bourreau.

Le Gitano. — Excusez-moi, mon père, si je vous ai fait aider à monter ; mais ces honnêtes contrebandiers attendent impatiemment que vous exerciez votre saint ministère.

Et il lui montra le groupe, qui observait attentivement ce qui se passait à bord.

Le moine. — De combien de charité chrétienne faut-il que je sois doué pour consentir à passer des jours entiers avec un apostat, un réprouvé de ton espèce, et tout cela pour épurer tout ce que ton hérétique et satanique contact a souillé ! afin que des chrétiens puissent se servir de ces marchandises sans redouter la colère du ciel !

Le Gitano. — Que voulez-vous, mon père ? votre supérieur me paie bien et m’emploie pour débarquer les objets de contrebande dont est gorgé son couvent ; il m’emploie, parce qu’il sait que personne mieux que moi ne connaît les détours et les passages de cette côte, et que si je suis pris il ne sera compromis en rien, vu que la sentence de mort qui pèse sur moi… Mais anathème, comme vous dites, anathème ! je suis maudit. On le sait ; — et comme même les contrebandiers espagnols sont trop religieux pour acheter quelque chose qui ait été touché par un excommunié, on vous envoie afin de bénir ces riches étoffes, ces brillans aciers, de mettre la conscience des acheteurs en repos et de trouver un débouché aux ballots de votre digne supérieur. Enfin, en diminutif, nous sommes Dieu et le diable.

Le moine. — Misérable !… renégat !… mécréant !

Le Gitano. — En outre, vous faites un honnête commerce avec ces bonnes gens, car vous leur vendez un peu bien cher vos bénédictions et vos exorcismes, qui, entre nous, ne rendent ni la soie plus serrée, ni l’acier plus flexible.

Le moine. — Fils de Satan ! infâme damné !

Le Gitano. — Mais comme votre gracieux souverain paralyse toutes les industries, et qu’il prohibe ce qu’il empêche de fabriquer, la contrebande devient indispensable ; les moines l’exploitent avec Gibraltar, et l’Espagnol paie double ce qu’il pourrait fabriquer chez lui. Je trouve cela, moi, du dernier bouffon.

Le moine. — Exécrable réprouvé ! je…

Le Gitano. — Assez, moine, ces gens t’attendent ; va faire ta besogne, car le temps se couvre et la nuit s’avance.

— Chien maudit ! ma besogne !… ma besogne !… murmurait le moine en gagnant le rivage au moyen d’un pont jeté de la tartane, et sur lequel le Gitano était aussi descendu, monté sur son petit cheval, qu’on avait hissé de la cale de la même manière que le révérend, ce dont le moine maugréa d’autant.

Pendant que le Gitano s’occupait à faire débarquer les marchandises, le révérend s’était approché des contrebandiers. — La paix soit avec vous ! mes frères, leur dit-il.

En baisant le bas de sa robe, ils répondirent :

— Amen !

Le moine. — Vous voyez, mes fils, combien votre salut m’est cher, et…

Le philosophe. — C’est-à-dire : nous est cher… à nous. Mais fasse Dieu que ce capital, placé ici-bas en oremus, nous rapporte là-haut la vie éternelle !

— Silence ! l’hérétique ! crièrent-ils. Le moine fit un geste de mépris, et continua : — Combien votre salut m’est cher !… car je m’expose à passer des jours entiers avec ce fils de Satan pour que Dieu ne s’irrite pas de vos relations avec lui.

— Et pour débiter votre pacotille, repartit l’incorrigible philosophe.

— Aussi nous vous bénissons, mon père, crièrent les autres contrebandiers à haute voix, afin d’étouffer cette impertinente interruption.

Le moine. — Jésus ! mes fils, je gémis comme vous que cette tartane soit commandée par un renégat ; mais ce renégat est le seul homme, c’est-à-dire le seul mécréant qui connaisse bien cette côte. Hélas ! hélas ! que ne se présente-t-il un chrétien ?

— Écoutez, mon père, dit le marin qui avait souffert de la distraction de Florès, l’homme à l’évacuation sanguine enfin ; écoutez, mon père, est-ce une bonne action que de délivrer la terre d’un païen ?

— On obtient le ciel, mon fils !

— Merci, mon père. Et il s’éloigna.

En ce moment, le Bohémien était descendu de son cheval, et restait absorbé dans ses réflexions, tandis que ses noirs finissaient le débarquement. Son fidèle Iskar se jouait sur la grève et baignait sa longue crinière, lorsque tout à coup il bondit et poussa un hennissement qui fit brusquement retourner son maître et le tira de sa rêverie.

À ce moment, le couteau du marin était levé sur la poitrine du Gitano : ce dernier saisit l’assassin à la gorge avec tant de promptitude et de force, qu’il ne put jeter un cri. Le couteau lui tomba des mains ; ses yeux roulèrent dans leur orbite et ses doigts se raidirent ; puis, peu à peu, ils s’assouplirent ; ses bras s’allongèrent le long de son corps, ses jambes s’affaiblirent, et il tomba étranglé. Ses compagnons crurent qu’on retournait un ballot.

— À genoux ! mes fils, dit le moine aux contrebandiers. Ils s’agenouillèrent, moins le philosophe, qui regardait la lune en sifflant l’air de la Tragala.

Alors le moine, armé d’un goupillon, s’approcha des ballots et en fit le tour, en disant : — Arrière, Satan, arrière ! et que ce signe de rédemption purge ces marchandises de la souillure que l’hérésie y a imprimée. Arrière, Satan, arrière !

Et il répandit des flots d’eau bénite sur les caisses.

— Il les mouille trop ; il va les avarier, dit le philosophe.

— Silence ! cria-t-on tout d’une voix.

— Arrière, Satan, dit encore le moine. Maintenant, mes frères, vous pouvez toucher à ces objets.

Les contrebandiers l’entourèrent avec empressement, et il tira un long papier de sa ceinture.

— Ces six ballots, mes fils, sont des soieries vénitiennes dont vous pouvez voir les échantillons à la lueur de ce fallot. Voyez quelles riches couleurs ! comme ce tissu est serré et moelleux ! Nous les mettrons à deux quadruples la barre, mes fils.

— Oh ! mon père !

— Mais elle est sainte et bénie, mes fils !

— Par les cornes de Satan ! l’estampille de la douane du ciel nous coûte plus cher que celle de Cadix, s’écria le maudit philosophe.

— Tais-toi, misérable ! dit le moine.

— Mais, révérend, deux quadruples !…

— C’est donné, mon cher fils. Elle les coûte au supérieur.

Et la discussion allait s’entamer, si, du haut du sentier, un homme ne fût accouru dans la plus grande agitation : c’était le pêcheur Pablo.

— Par la Vierge, fuyez ! s’écria-t-il ; fuyez ! les habits de cuir sont sur mes pas ; nous sommes trahis par le marin Punto. Il a indiqué le lieu du débarquement à l’Alcade Vejer ; il a promis de tuer le Gitano ; il a promis d’augmenter encore le désordre où vous jetterait sa mort, en larguant les amarres de la tartane pour donner le temps aux douaniers d’armer et de vous couper toute retraite.

— Mort ! mort à Punto ! Et les couteaux luisaient.

— Ce n’est pas tout, ajouta-t-il ; les crimes et les profanations du maudit retomberont sur vous, et monseigneur l’évêque a ordonné de vous traquer et de vous tuer comme des loups de la Sierra, pour vous être joints à un excommunié.

— Le saint pasteur change ses brebis en loups ? Quel miracle ! ajouta le philosophe.

— Ainsi, fuyez !… fuyez !… point de quartier pour vous.

— Mort à Punto le traître ! mort ! Et tous les couteaux le cherchaient.

— C’est fait, dit le Gitano en poussant du pied le cadavre. Ainsi, chargez vos marchandises en toute hâte, car la mer monte, le ciel se couvre de nuages ; et si une fois vous avez vu briller là-haut les carabines des habits de cuir, ce sera à choisir entre le feu et l’eau, mes fils.

Puis il donna un coup de sifflet prolongé, et tous les noirs, ayant regagné la tartane, retirèrent le pont et se hâlèrent au long des rochers qui formaient le bord opposé du chenal. Le damné resta sur la grève, monté sur son fidèle Iskar.

— Je le disais toujours au supérieur, criait le moine, prévenez monseigneur l’évêque que le damné est à votre solde, et les poursuites seront dirigées en conséquence. Point… Il a voulu le lui cacher, et voici ce qui arrive.

Et s’adressant au Gitano avec inquiétude : — Mais pourquoi fais-tu éloigner ton navire, le regagnerons-nous donc à la nage ?

— À quoi bon ce navire, maintenant, mon père ? Je ne puis sortir avec le flot au milieu de ces brisans.

— Mais au moins, nous y serions en sûreté, dans le cas où les douaniers descendraient ce chemin pour nous surprendre ; et, par le Christ ! ils ne pourraient approcher de la tartane à travers ces vagues et ces roches. Fais donc mettre le pont à terre.

Le Gitano fit en souriant un geste négatif qui terrifia le moine.

Les contrebandiers n’avaient pas pris part à cette discussion, tant ils étaient empressés d’emballer en toute hâte les marchandises qu’ils comptaient avoir à bien meilleur marché, grâce à cet évènement. Le philosophe surtout chargeait, chargeait son cheval de telle sorte, que le malheureux animal ployait déjà sous le faix ; et pourtant le philosophe entassait toujours ballot sur ballot, disant tout bas : — Une fois sur la route de Vejer, il faudra que Dieu te prête les ailes d’un séraphin pour me rejoindre, moine. Et son cheval portait au moins un tiers de la cargaison de la tartane.

— Ah ! j’y suis, dit le moine, que le signe de tête du Gitano avait beaucoup effrayé, j’y suis ; le seigneur capitaine reste avec nous, parce qu’il connaît une secrète issue qui peut nous aider à sortir de cette anse sans remonter ce sentier, aussi haut que l’échelle de Jacob. Le seigneur capitaine me l’a dit cent fois, je me le rappelle maintenant.

En achevant ces mots, ses dents s’entrechoquaient ; il était aussi pâle qu’un cadavre, et pourtant il tâcha de grimacer un sourire en regardant l’excommunié de l’air le plus humble et le plus affable.

La figure du Gitano prenait une expression fort équivoque, lorsqu’à la lueur d’une fusillade qui partit du haut de la montagne on aperçut les garde-côtes qui se développaient et prenaient position. Tout espoir de retraite était perdu de ce côté.

— Sainte Vierge ! sauvez-nous, monsieur le capitaine, dit le moine ; le passage ! Seigneur Dieu ! indiquez-nous le passage !

— Le passage ! répétèrent les contrebandiers avec effroi, sans savoir ce dont il s’agissait.

— Quel passage ? demanda le Gitano ; mais vous rêvez, mon père, et je crains que vous ne fassiez un mauvais songe ; car les habits de cuir commencent à descendre, et les balles sifflent. Tenez !…

— Mais, mon Dieu ! vous m’avez dit qu’il y avait au milieu de ces rocs une issue cachée qui rejoignait la côte ; une issue qui pouvait nous donner le moyen de sortir de cette anse fermée que la mer gagne déjà, et des rochers partout !… Sainte Vierge ! partout des rochers à pic ! s’écria le moine désespéré, en regardant au-dessus de sa tête.

— Partout des rochers à pic ! répéta le Gitano.

— Allons, révérend, un miracle, c’est le moment, dit le philosophe, qui regardait d’un œil de douleur son cheval, si richement chargé.

Plusieurs coups de feu partirent de nouveau du sommet de la montagne, mais les balles tombèrent mortes ; car les douaniers n’approchaient que lentement et étaient encore fort éloignés, à cause des nombreux détours que faisait le sentier. La lune brillait au milieu d’un beau ciel, et sa douce clarté éclairait ce curieux tableau dans tous ses détails.

Que j’aime une belle nuit d’été ! dit le Gitano ; les fleurs s’épanouissent pour aspirer la fraîcheur de l’air, et leur parfum vous arrive plus suave. Tenez ! mes frères, sentez-vous la bonne odeur des aloës et des caïtiers ?

Une nouvelle fusillade interrompit cet inconvenant monologue ; mais, cette fois, un contrebandier tomba.

— Au nom du Christ ! tu dois nous sauver. Au nom de Dieu, je te l’ordonne ! cria le moine au Gitano, en lui montrant le ciel.

Ce mouvement fut beau, mais il ne produisit aucun effet, car le Gitano répondit en riant : — Au nom de Dieu, de Dieu !… y pensez-vous, mon père ? Ne plaisantez donc pas. Le moment est grave ! grave !… voyez plutôt ce chrétien qui se tord et perd son sang.

Au rire effrayant du damné se joignit le bruit de la mer, qui montait, montait, et venait à chaque instant battre et rétrécir l’étroit espace où se pressaient ce petit nombre d’hommes.

Les Espagnols se signèrent en frémissant. Un d’eux arma son escopette, et la dirigea sur le Gitano. Le moine se précipita à temps. — Malheureux ! lui seul peut nous sauver ; lui seul connaît ce passage !

Voyant cette démarche hostile, le Gitano était entré dans la mer, qui s’élevait jusqu’au poitrail de son cheval. — Voici les douaniers qui descendent les dernières rampes, mes fils, et vous savez que maintenant les balles comptent, cria le maudit, en montrant le contrebandier blessé à mort.

Les Espagnols se jetèrent alors aux pieds du moine : — Mon père, priez pour nous !

Et le moine et eux se prosternèrent en criant : — San Juan, san Juan ! priez Dieu pour nous !

Et ils se frappaient la poitrine, tandis qu’à la lueur de la fusillade on voyait le Gitano à cheval les dominer de toute sa hauteur, et cette figure étrange, dont la nuit semblait doubler les proportions, se dessinait en noir avec de vifs reflets couleur de feu, sur une pluie d’écume éblouissante de blancheur.

Plusieurs coups de feu retentirent encore ; un second contrebandier tomba, et l’on entendit les commandemens des officiers garde-côtes.

La frayeur du moine était à son comble ; il se traîna jusqu’au bord de la mer, et là, les genoux dans l’eau, il cria au Gitano avec l’accent de la plus profonde terreur : — Sauve-moi ! Sauve-moi !!!

Et il pleurait, le moine !

— Par l’âme de ton père, sauve-nous ! nous te donnerons de l’or, de l’or à remplir ta tartane ! hurlèrent les contrebandiers.

Et ils l’imploraient à mains jointes, tandis que trois d’entre eux se raidissaient dans les dernières convulsions de l’agonie.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya le moine. Et il se tordait les bras, et il se roulait sur la roche ensanglantée.

— Dieu est sourd ! dit le Gitano ; invoque Satan. Et il rit !

— Arrière, arrière, blasphémateur ! répondit le frère en se relevant avec effroi.

Mais la mer gagnait tellement, que les lames venaient briser à leurs pieds et les couvraient d’écume.

— Invoquez Satan, et je vous sauve. Derrière ces rochers est une issue secrète masquée par une pierre mouvante : elle vous mettra à l’abri des garde-côtes. Il est temps encore, car maintenant l’escarpement vous cache à leurs yeux, reprit le Gitano, qui était à flot avec son cheval.

Et les contrebandiers interrogeaient chaque roche avec désespoir, et le moine, les yeux fixes, la figure livide, fit un nouveau mouvement d’horreur, en pensant à la proposition du maudit… Puis pourtant, il parut faiblir.

Et ceci est concevable, car en ce moment, quoiqu’on ne vît pas les douaniers, on entendait le bruissement de leurs armes et le craquement des batteries qu’on armait.

— Eh bien ! dit le moine en délire, eh bien ! Satan, sauve-nous ! car tu n’es, tu ne peux être que Satan.

— Oui, Satan, sauve-nous ! crièrent les Espagnols avec un accent de terreur indéfinissable.

Et haletans, les yeux fixes et étincelans, ils attendaient.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le Gitano haussa les épaules, tourna la tête de son cheval du côté de la tartane, et la gagna à la nage au milieu d’une grêle de balles, en chantant cette vieille romance mauresque d’Hafiz :

— Oh ! permets, charmante fille, que j’enveloppe mon cou avec tes bras, etc., etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les contrebandiers restèrent anéantis.

— Feu ! par saint Jacques, feu ! Tirez sur le cheval et sur la plume blanche, c’est le bandit lui-même, criait l’officier, que l’on distinguait parfaitement, car sa troupe s’était arrêtée à l’avant-dernière rampe pour se former en un peloton épais qui faisait un feu nourri et continu sur le reste des contrebandiers.

Or, ce qui restait de ces négocians sans patentes n’avait qu’à choisir entre le feu et l’eau, comme avait dit le Gitano.

— Feu ! feu sur ces mécréans ! répétait l’officier pour stimuler sa troupe ; monseigneur l’évêque a promis des indulgences pour ce carême, et, puisque le chef nous échappe, écrasons le reste de sa bande. Feu !…

— Mais, capitaine, je vois un moine….

— Infâme, impie déguisement ! feu sur l’apostat !

— Par san Pedro ! feu donc. À vous, mon révérend.

Le moine reçut le coup dans la poitrine, et tomba à genoux. Ils ne restaient plus que deux, lui et le philosophe, aussi blessé. Les autres avaient été ou tués ou noyés en voulant gagner la tartane au milieu des brisans, ou entraînés par les lames, qui devenaient affreuses.

— Mes fils ! criait le frère, je suis un moine de San-Juan, envoyé par mon supérieur ; pitié ! au nom du Christ, pitié !

Et il se cramponna aux pointes aiguës du rocher.

— Ce qui fait, balbutia le philosophe en recevant une seconde et mortelle blessure, que, si j’avais à croire en quelque chose, je ne croirais ni à Dieu ni au diable, car j’ai essayé de tous les deux, et… je….

Ses bras s’ouvrirent. Il lâcha le morceau de granit qu’il étreignait avec force, écarquilla les yeux,… et disparut.

— Grâce ! grâce ! mon Dieu ! je me noie ! hurla le moine, qui se débattait sous une lame.

Il mordait le roc.

— Comment ! dit l’officier, l’impie vit encore ! feu donc, par saint Jacques !

Trois coups de carabine partirent à la fois ; la robe bleue du révérend flotta un instant, et l’on ne vit plus rien, rien,… ni chevaux, ni hommes, ni moine ! rien que des vagues écumantes, qui avaient déjà envahi la première rampe du sentier, et venaient déferler à grand bruit sur la seconde.

Le Gitano seul avait échappé. — Par le Christ ! sa tartane va se briser contre les écueils, cria l’officier. Dieu est juste ; et puisqu’il sort du chenal contre la marée, sa perte est certaine.

En effet, le damné louvoyait intrépidement dans cette passe, que la fureur des lames devait rendre impraticable.




CHAPITRE VI.

La Monja.
— LA NONNE. —


Ah ! ce cœur dans la tombe est descendu vivant,
Et les austérités de ce sombre couvent
D’un regret criminel ne m’ont point préservée ;
En vain de pleurs amers je me suis abreuvée.
Delphine Gay, Madame de La Vallière.


Certes si j’étais nonne et que j’eusse à choisir un couvent, je choisirais celui de Santa-Magdelena ; c’est un digne couvent, triste et sombre, placé sur le bord de la mer, à sept lieues de Tarifa. Au nord, l’Océan, qui vient battre ses murailles ; au sud, des lagunes impraticables ; à l’ouest, des rochers à pic ; mais à l’est,… oh ! à l’est, une belle prairie toute verte, traversée par un petit ruisseau qui fait mille détours et brille au soleil comme un long ruban argenté ; sans compter les violettes et les clématites qui parfument ses bords ; sans compter les palmiers aux longues flèches et les amandiers qui l’ombragent. Et puis au milieu de la plaine le charmant petit village de Pellèta, avec son haut clocher, grêle et élancé, ses maisons blanches et son bouquet d’orangers et de jasmin. Et puis encore à l’horizon les montagnes brunes de Médina, dont le versant est couvert d’ifs et d’oliviers…

Je vous le répète, si j’étais nonne je ne choisirais pas d’autre couvent que le couvent de Santa-Magdelena.

Et les jours de fête donc ! on vient danser presque sous ses murs, et vous m’avouerez que pour une pauvre recluse, c’est plaisir que d’entendre le roulement enivrant des castagnettes qui bruissent sous les doigts agiles des Andalous,… de voir et les poses lentes et tranquilles du boléro ; le majo poursuivre sa maja, qui le fuit et l’évite,… puis se rapproche et lui jette un bout de son écharpe, qu’il baise avec transport et dont il s’entoure d’une main, tandis que de l’autre il fait résonner ses castagnettes d’ivoire !

Agitez, agitez vos castagnettes, jeunes garçons, car la cachucha remplace le boléro. La cachucha ! voilà une vraie danse andalouse ! une danse bruyante et animée, preste et lascive. Allez,… allez,… liez un bras amoureux à la taille de votre maîtresse, et entraînez-la rapide et frémissante au bruit de l’instrument sonore. Allez,… son sein palpite, son œil brille, le vent soulève son épaisse chevelure noire et effeuille sa guirlande de fleurs ; puis vous murmurez à son oreille : — Mon amour,… qu’il me serait doux de respirer ce soir près de toi l’odeur des amandiers… Et elle s’est élancée plus vive, et son bras vous a étreint si fortement, que vous avez senti son cœur bondir sous sa mantille.

Va, ne crains rien, bonne fille, ta mère n’a rien entendu, et ce soir, après la prière, quand ton vieil aïeul t’aura baisée au front, tremblante, inquiète, tes petits pieds effleureront le gazon, tu t’arrêteras vingt fois, respirant à peine. Enfin tu t’assoiras palpitante au pied de ce bel amandier en fleurs, dont les feuilles luisantes refléteront la douce clarté de la lune. Là tout à coup deux grands bras viendront t’envelopper. Eh, sainte Vierge ! quel courage ! Brave fille, tu n’aura pas peur !

Mais le son des castagnettes est moins éclatant, le soleil se couche, la cachucha tournoyante a cessé, les jeunes filles regagnent leur village, et rient et chantent en arrondissant derrière leurs oreilles les boucles soyeuses de leurs cheveux humides.

Maintenant, ne direz-vous pas comme moi, que c’est un digne couvent que le couvent de Santa-Magdelena ; car enfin, figurez-vous une pauvre jeune fille enfermée là avec ses dix-huit ans, ses yeux noirs, et son cœur espagnol qui bat sous son scapulaire.

D’abord à matines, c’est une longue prière dans une église sombre et glacée ; et puis les vêpres, et puis la messe, et puis l’angélus, et puis le salut, et puis que sais-je, moi ? Pour distraction, deux heures de promenade dans le jardin du vieux cloître. Vous savez, un jardin de cloître ? de grands chênes noirs et silencieux, un gazon rare encadré dans des bordures de buis, et du soleil à midi : voilà tout.

Aussi avouez que lorsqu’un jour de fête on a pu s’échapper un moment de l’église pour venir dans sa cellule, le cœur bat d’aise et de joie !

On entre, on ferme soigneusement sa porte, et l’on est chez soi. Chez soi ! comprenez-vous ce mot ? quatre murs nus, mais ils sont blancs ; un crucifix d’ébène au-dessus d’une petite table de noyer, mais elle est couverte de fleurs ; une fenêtre grillée, mais elle donne sur la prairie verte ; un lit étroit et mince, mais on y rêve. Franchement, avec toutes ces richesses et vos souvenirs de petite fille, envieriez-vous le sort de la camera mayor de la reine de toutes les Espagnes.

Eh bien, pourtant, une jeune fille est là seule ; le crucifix, la petite table, la fenêtre, le lit, le parfum doux et faible, rien n’y manque, et elle ne regarde ni la prairie, ni la danse, ni le soleil qui se couche étincelant.

Son front est caché dans ses mains, et des larmes roulent sur ses doigts déliés.

Elle lève la tête : c’était la Monja qui assistait à la course de taureaux

Elle n’était plus brillante de satin et de pierreries, comme le jour où elle avait dit adieu au monde. Oh ! non ; une large robe de bure ensevelissait sa jolie taille comme dans un linceul, ses grands cheveux noirs étaient coupés et cachés par un bandeau de toile qui dessinait l’ovale de son front blanc et candide, et retombait de chaque côté de ses joues. Mais qu’elle était pâle, bon Dieu ! ses yeux bleus si doux et si purs sont entourés d’un léger cercle noirâtre, où des veines d’azur sillonnent cette peau délicate et rosée.

— Mon Dieu, pardon ! pardon ! dit-elle, et elle se jeta à genoux sur la pierre.

Quelque temps après, elle se releva les joues pourpres, les prunelles étincelantes :

— Fuis,… fuis,… dangereux souvenir ! s’écria-t-elle en se précipitant à la fenêtre. Oh ! de l’air, de l’air, je brûle ! Oh ! je veux voir le soleil, les arbres, les montagnes, cette fête, ces danses. Oui, je veux voir cette fête, être absorbée tout entière par ce spectacle bruyant. Heureux !… heureux sont-ils ! Bravo ! jeune fille ; quelle légèreté ! quelle grâce ! que j’aime la couleur de ta basquine et les tresses de ton réseau ! Que j’aime cette fleur bleue dans tes cheveux blonds ! Mais tu te rapproches de ton danseur… Il est beau, ses yeux se fixent sur les tiens avec amour. Lui aussi avait un doux regard, mais…

Et elle cacha sa tête dans ses mains, et elle se tut ; car son cœur battait d’une force à rompre sa poitrine. Puis, reprenant et parlant avec vitesse, comme si elle eût voulu échapper à un souvenir qui l’oppressait :

— Comme le soleil se couche radieux et brillant ! Jésus ! quel beau nuage de pourpre aux reflets d’or ! que sa forme est bizarre et changeante ! Tout à l’heure, c’était une élégante tour mauresque aux mille créneaux, maintenant c’est presque un globe de feu ; mais ses contours varient encore, ils se découpent plus arrêtés. Santa Carmen ! on dirait une figure humaine. Oui,… ce large front… et… cette bouche… Oh Non… si… Jésus… il lui ressemble !

Et, haletante, elle était à genoux, les mains jointes, dans une sorte d’extase, devant cette image fantastique qui se voila de vapeur, s’effaça peu à peu, et disparut tout-à-fait.

Quand elle ne vit plus rien qu’un horizon enflammé, elle se releva dans un violent paroxysme, et se jeta sur son lit en gémissant.

Lui… toujours lui… lui partout ! s’écria-t-elle avec un geste de désespoir. Horreur ! quand je me prosterne devant ton image sacrée, ô Christ ! tes traits divins s’effacent… et c’est lui que je vois ! lui que j’adore !

Si, muette et confuse, je veux écouter avec recueillement la supérieure faire une sainte lecture ! eh bien ! sa voix semble s’affaiblir et s’éteindre, et c’est lui que j’entends ; car le son harmonieux de ses paroles vibre toujours dans mon cœur !

Horreur ! enfin, si je me traîne repentante au tribunal de Dieu, là, c’est encore lui ;… car mon amour est le seul crime dont je puisse m’accuser. Et elle se prit à pleurer.

— Un crime ? Est-ce bien un crime ? Ô ma mère ! si tu n’étais pas morte, tu serais là ; j’aurais ma tête sur tes genoux. Toi,… ta main dans mes cheveux encore longs et bouclés ; et tu m’apprendrais, si c’est un crime, car je te dirais tout.

Vois-tu, ma mère, on m’avait assuré que je devais être heureuse au couvent, mais que pour cela il fallait quitter le monde ; j’ai dit oui, car alors je ne savais pas qu’un jour le monde… ce serait lui. Et puis, on m’a faite belle, on m’a parée comme une sainte, et on m’a menée à une fête où un taureau a tué deux chrétiens, m’a-t-on dit, car je m’étais cachée dans le sein de la supérieure tout le temps de cet horrible spectacle.

Mais tout à coup, un cri d’étonnement a retenti, et j’ai soulevé la tête : c’était… c’était lui, oui, il a fixé sur moi un regard… qui me tuera, et il m’a dit la première fois… oh ! je l’entends encore : Pour vous, señora, et en l’honneur de vos beaux yeux bleus comme l’azur du ciel. Puis, rapide, il s’est élancé,… et j’ai frémi malgré moi.

La seconde fois, il m’a dit avec la même voix, avec le même regard, en me souriant et me saluant de sa main droite : Pour vous encore, señora, et en l’honneur de cette bouche vermeille, purpurine comme le corail du Pervan.

Et, avec intrépidité, il a attendu le monstre dont les cornes étaient teintes de sang humain, et il l’a abattu à mes pieds.

Moi, l’effroi m’avait saisie, j’ai jeté mes mains en avant, tant je craignais pour lui ; car il me semblait que s’il avait été blessé, je serais morte de sa blessure. Alors, lui a pris ma main, oh ! bien malgré moi, ma bonne mère, et l’a baisée là, oui, c’est là… Vois,… mes lèvres en ont rougi la place.

Et ses yeux fatigués se fermèrent. Elle s’appuya sur son chevet, et continua à voix basse et en mots entrecoupés.

— Et peut-être tu me dirais, ma mère : — Ma Rosita, tu l’aimes donc bien ? Allons, vous serez fiancés, et Dieu vous bénira. — Oh ! oui… fiancés… Voilà mon fiancé, qu’il est beau !… Des fleurs,… partout des fleurs… Voici mes compagnes en longs voiles blancs,… le son grave de l’orgue… et la foule qui répète comme moi : Qu’il est beau, son fiancé ! — Ah ! voici le vieux prêtre ; sa main tremble en nous unissant : il est à moi !… c’est mon époux ! c’est mon époux !… Oh ! ma mère, reste… Tu me laisses ? — Ton époux est avec toi, mon ange ! — Ma mère ! ma bonne mère !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Heureuse fille ! elle dormait. — N’est-ce pas, je le répète, un digne couvent que le couvent de Santa-Magdalena ?




CHAPITRE VII.

Le Levante.


.....La muerte !!
La mort !!
Don Quijote.


Le levante est un vent d’est ; lorsqu’il souffle, il fait pâlir les marins les plus intrépides. Ce n’est pas une de ces innocentes brises qui soulèvent des vagues hautes comme des montagnes ; non, la mer ne s’élève que fort peu ; car telle est la force du levante, qu’il refoule les flots, qu’il les nivelle par la puissance de pression qu’exerce la colonne d’air sur la surface de l’eau.

Mais aussi il faut que le timonier veille à la barre, sainte Vierge ! qu’il y veille bien, s’il ne veut pas voir le navire disparaître en tournoyant dans une rafale !

Après cela le soleil brille, le ciel est beau, d’un bleu magnifique, avec de jolis nuages d’un rose vif, qui sont du plus charmant effet.

Les navires d’un tonnage élevé, tels que vaisseaux, frégates et corvettes, tout en manœuvrant avec prudence, ont pourtant encore à craindre de ces coups de vent ; mais les goélettes, tartanes, sloops, ont toutes les chances possibles pour périr, par leur grande propension à engager, ces bâtimens étant, comme on dit, essentiellement canards.

Si le danger est grand pendant le jour, la nuit il devient immense, surtout lorsqu’on louvoie près de côtes, qui sont loin d’être saines, et entourées de courans de quatre à cinq nœuds de vitesse.

Or il faisait nuit, et le levante, qui soufflait sur la côte de la Velda, hérissée de rochers, était un peu plus violent qu’il ne le fut lors du mémorable coup de vent de 97, qui fit sombrer la totalité des vaisseaux mouillés dans la rade de Cadix : on le sait, tout périt, corps et biens.

C’était enfin un de ces braves coups de vent pendant lesquels les matelots sont livides et croient en Dieu.

Les étoiles flamboyaient, et les vagues, en se choquant, dégageaient tant de lueurs phosphorescentes, que cette vaste plaine d’un noir sourd était presque éclairée par des milliers d’étincelles bleuâtres, et vraiment, sauf le levante, qui mugissait plus fort que le tonnerre, c’était un beau spectacle.

Les deux sloops garde-côtes qui avaient donné la chasse à la tartane sosie du Gitano, tourbillonnaient sur ce gouffre béant.

Ils avaient dégréé leurs huniers, leurs phocs, leur grand’voile, et fuyaient vent arrière sous leur misaine au bas ris ; on avait amarré la barre du gouvernail, et les soixante-trois hommes qui composaient les deux équipages étaient fort occupés dans le faux-pont à mettre leur conscience en ordre. Comme il n’y avait pas de prêtre présent, ils se confessaient les uns aux autres.

La confession est une chose admirable en elle-même, à terre par exemple, dans une église de village, dont les vitraux laissent pénétrer un joyeux rayon du soleil, quand vous allez partir pour une longue, longue campagne, et que votre vieille grand’mère est là à genoux, toute en pleurs, faisant brûler pour vous un cierge béni à Notre-Dame : oh ! oui alors, la confession à l’oreille d’un sage et vertueux prêtre à cheveux blancs, qui, sortant du confessionnal et appuyant son bras tremblant sur le vôtre, vous dit : — Mon fils, allons donc voir mes ouailles qui dansent sous la saulée tout là bas, là bas, au bord du petit ruisseau, et en passant nous porterons une bouteille de mon bon vin au pauvre vieux Jean-Louis le protestant.

Comme cela, oui, je comprends la confession : mais à bord, au milieu d’une tempête, lorsque ce n’est qu’à force de bras qu’on peut échapper à une mort imminente, lorsque les lames déferlent et brisent avec fureur sur le navire ; lorsqu’à chaque minute vous voyez disparaître un de vos agrès ; quand la mâture s’incline et craque ; quand une vague s’abat et mugit sur le pont, s’y déroule, court et entraîne hommes, vergues, canots… Oh ! m’est avis alors que la confession est une pratique au moins déplacée et sans utilité aucune pour virer de bord ou pour serrer un hunier.

On avait donc amarré la barre du gouvernail à bord des deux sloops qui naviguaient dans les mêmes eaux, et personne, personne n’était resté sur le pont des navires, qui allaient positivement à la grâce de Dieu ; or, en fait de tactique, c’est une mauvaise allure, car le sloop la Châsse de Saint-Joseph, par suite de l’angle que sa barre formait avec sa quille, laissant plus porter que son confrère la Bénédiction de Notre-Dame des Sept-Douleurs, arriva droit sur ce dernier, l’aborda par la poupe ; et comme la partie de l’arrière d’un navire est beaucoup plus faible que son avant, la Bénédiction de Notre-Dame des Sept-Douleurs reçut le beaupré de la Châsse de Saint-Joseph dans son couronnement, qui fut défoncé, et donna libre accès à une voie d’eau qui coula ledit sloop et les soixante confessans et confessés.

Vous voyez que la confession ne vaut rien dans une telle occurrence.

Mais le sloop ne coula pas instantanément.

La Châsse de Saint-Joseph sentit, à l’effroyable commotion qu’il éprouva, que quelque chose d’extraordinaire se passait au-dehors, et on envoya un jeune mousse, qui était en train de se confesser de son soixante-troisième péché, pour voir ce qui arrivait. Il monta aussitôt en rampant sur le pont, vit le beaupré et la guibre presque entièrement fracassés, et à une portée de fusil l’autre sloop, dont l’arrière était submergé, élever son avant au-dessus des vagues ; son avant, où s’était réfugié tout ce qui restait de l’équipage.

Le capitaine du navire qui s’abîmait mit ses deux mains devant sa bouche en forme de trompe, et au moyen de ce porte-voix improvisé, il parla avec beaucoup d’empressement au mousse, qui eut l’attention de se former aussi avec sa main une espèce de cornet acoustique.

Mais malheureusement la Bénédiction de Notre-Dame des Sept-Douleurs était sous le vent, et le mousse n’entendit pas un mot ; mais comme on lui avait dit de voir ce qui arrivait, il s’accroupit près de la poulaine, et regarda.

Quelques-uns des naufragés se jetèrent à la mer ; mais, par l’ange de saint Pierre ! une bonite n’aurait pas piqué au vent, et il fallait nager contre vent, flot et courant, pour arriver au sloop, qui pourtant était tout proche. — Impossible. — Aussi ils se noyèrent, les imprudens, après avoir été aveuglés par le revolin des vagues, qui leur fouettait le visage à y laisser des traces sanglantes.

Le mousse voyait tout cela à la lueur de son fanal, en tâchant de ne perdre ni une convulsion, ni un grincement de dents, afin que son rapport fût exact ; mais il priait Dieu pour eux, le pauvre et digne enfant !

Bientôt, l’avant du sloop coula davantage, et ceux qui survivaient à ce désastre montèrent au mât de misaine, qui seul s’élevait au-dessus de la mer, et c’était chose curieuse de voir ce mât sur lequel des têtes d’hommes étaient groupées, qu’on pardonne l’image, comme le sont des cerises sur ces légers bâtons qui plaisent tant aux enfants.

Cette poutre, chargée d’hommes, ne resta pas dix minutes hors de l’eau, après quoi elle s’enfonça ; mais pendant les dix minutes qu’elle mit à s’abîmer… quel drame se passa !

Enfin ils ne restèrent que deux sur le mât, les deux frères, je crois, gens pieux et bien pensans ; mais l’instinct vital l’emporta sur la fraternité ; car étant tout petits, oh ! ils s’aimaient beaucoup ! Le plus beau des fruits était celui qu’ils s’offraient, et, pour une faute commise, leur mère trouvait toujours deux coupables. Plus tard, ils adoraient la même femme : ils la tuèrent pour qu’elle ne fût à aucun. — Ils étaient Espagnols, excusez-les. — Pour ceci, ils furent envoyés pendant cinq ans aux galères ; l’aîné s’était échappé ; mais, ne pouvant parvenir à favoriser l’évasion de son frère, il revint tendre ses mains aux chaînes, et son dos au bâton, ne voulant pas quitter ce frère chéri.

Enfin deux braves et loyaux compagnons s’il en fut ; mais que voulez-vous ? en face de la mort, il est bien permis d’égoïser un peu.

Le mât se dressait donc encore à six pieds hors de l’eau ; et pour celui qui en occupait le sommet, c’était une hauteur comparable à celle des montagnes les plus élevées ; car dans ces momens décisifs, une minute d’existence, c’est une année ;… un pouce de terrain, c’est une lieue.

Le frère aîné, qui pourtant avait la place inférieure, sentant la fraîcheur de la mer qui le pressait comme dans un cercle de fer glacé, fit un violent effort, et se cramponna aux genoux de son puîné.

Celui-ci, qui étreignait le mât de toutes les forces convulsives de l’agonie, tenta d’appuyer son pied sur la poitrine de son frère pour le noyer… Désespoir ! impossible. Il lui serrait les genoux comme dans un étau.

Et, chose étrange, ces deux têtes, qui souvent s’étaient joyeusement souri et tendrement embrassées, là se suivaient d’un œil avide, là se tuaient du regard.

Enfin, celui qui occupait le haut du mât l’abandonna un instant.

L’autre aperçut le mouvement, et s’élança…

C’est là que le puîné l’attendait. Il lui jeta les deux bras autour du cou, non mollement, comme autrefois en lui disant : — Bonjour, frère ; mais avec frénésie. De façon qu’il l’étrangla en lui serrant la gorge sur le chouque de misaine, avec un bout de cordage qui flottait. — Démarche inutile : la pensée seule fut éteinte dans ce corps, car les bras du cadavre serraient toujours aussi fortement les genoux du fratricide, quand ils disparurent tous les deux !

Lorsque le mousse ne vit plus rien, il se frotta les yeux, regarda encore une fois, et descendit faire son rapport, qui étonna beaucoup ; on coupa court à la confession, avec promesse d’y revenir, et le quart de bas-bord monta sur le pont par les ordres du capitaine. Le vent soufflait avec un peu moins de violence, mais la nuit était claire ; on mit un bon matelot à la barre pour éviter les embardées, et l’on continua de courir à l’ouest.

Ils laissaient porter dans cette direction depuis quelque temps, lorsque le matelot de quart à l’avant cria : — Navire à tribord !

On se précipita à la lueur des fanaux, et l’on vit la tartane entièrement désemparée ! la tartane qu’ils poursuivaient depuis la veille ; la tartane, cause première de tous leurs désastres !

— Enfin, hurla le capitaine garde-côte, la sainte Vierge nous protège ! et Dieu est juste ; tu vas payer, maudit, la mort de nos frères.

Et malgré l’impétuosité du vent, il tenta de mettre en travers.




CHAPITRE VIII.

La Châsse de Saint-Joseph.


Por miedo ?… no señor….
Par peur ? non, seigneur !
Calderon.


— Iago, Iago ! cria le capitaine de la Châsse de Saint-Joseph. Iago, mon second moi-même, fais mettre les canonniers à leurs pièces.

— Capitaine,… je…

— Tu trembles, on dirait ?

— Non, capitaine, mais le levante m’a porté sur les nerfs.

— Par le Christ ! à la bonne heure. Que penserait-on si l’on voyait le lieutenant du navire que je commande, trembler comme un goéland par un temps d’orage. Allons, canonniers, à vos pièces ; et vous autres, orientez grand’largue, prenons le vent de cette tartane, que Satan confonde ! et en passant à poupe, nous lui enverrons notre volée. Que Dieu me soit en aide, le levante mollit !… Ah ! par la Vierge ! ce sera une belle fête pour le peuple de Cadix, que le jour où tu y entreras les fers aux pieds et aux mains avec ton équipage de démons ! Chien maudit ! disait l’honnête Massareo, en montrant le poing à la tartane désemparée, silencieuse et sombre, qui se balançait au mouvement des flots.

— Oui, oui, reprit Massareo, par saint Joseph, ruse de guerre ! tu ne bouges pas plus qu’une bouée, pour que je m’approche de toi à longueur de gaffe… Alors tu jetterais sur mon pauvre lougre une chemise soufrée qui le brûlerait jusqu’aux œuvres vives !… ou tu me jouerais quelque autre tour diabolique, mais Notre-Dame protège le vieux Massareo. Plus d’une fois il a dérobé de riches galions du Mexique aux griffes de ces damnés d’Anglais, qui en savaient pourtant long, sainte Vierge ! les hérétiques ! Et il se signa. Puis, s’adressant au timonnier : — Toi, viens au vent, lofe, lofe donc, butor, et songe à virer de bord.

Le levante diminuait sensiblement, et on voyait aux nuages qui s’avançaient rapidement de l’horizon, et aux oscillations de la brise qu’elle tournait au sud. Les étoiles se voilèrent, et la nuit, d’abord fort claire, devint épaisse tout à coup. La tartane était plongée dans l’obscurité ; seulement un point lumineux brillait à son arrière, dans la direction de la chambre, mais on n’entendait pas le plus léger bruit à bord, et personne ne paraissait sur le pont.

Le capitaine du lougre garde-côte, ayant heureusement effectué son changement d’amures, revint et laissa porter sur la tartane jusqu’à demi-portée de pistolet. Là, il appela son lieutenant Iago ; mais celui-ci, croyant qu’il s’agissait de commander le feu, disparut avec la rapidité de l’éclair.

— Iago ! reprit-il encore.

— Seigneur capitaine, il est à fond de cale, par votre ordre, a-t-il dit, pour veiller au passage des poudres.

— Le misérable ! Par saint Jacques ! qu’on l’apporte mort ou vif sur le pont ; et toi, donne-moi mon porte-voix de combat, Alvarès.

Alors le brave Massareo tourna vers le navire muet l’énorme orifice de l’instrument, et lui cria :

— Ho hé !… de la tartane !… ho hé !…

Puis il baissa le porte-voix, mit sa main en conque auprès de son oreille, pour ne pas perdre un son, et écouta attentivement.

Rien… Profond silence…

— Hein ? dit-il au quartier-maître, qui était près de lui.

— Je n’ai rien entendu du tout, seigneur capitaine, si ce n’est une espèce de gémissement ; mais, par le ciel, ne vous y fiez pas ! parlez plutôt à bons coups de canon, ils entendront cette langue-là, par saint Pierre ! car notre brave amiral Galledo, que Dieu tient sous son bras droit, — il ôta son bonnet, et reprit : — notre brave amiral disait toujours que c’était la langue universelle, et que…

— Paix, Alvarès, paix ! tais-toi, vieux congre. Il m’a semblé voir quelque chose se remuer sur le pont. Et de nouveau, embouchant l’immense porte-voix, il cria :

— Ho hé !… de la tartane !… ho hé !… envoyez une embarcation à bord, ou l’on va vous couler…

— Comme des chiens maudits que vous êtes ! ajouta Alvarès.

— Te tairas-tu ; ils peuvent avoir parlé, et ta sotte langue, qui va aussi vite que le cri d’un cabestan, m’a empêché de rien entendre, dit le capitaine en reprenant avec une volubilité colérique :

— Pour la troisième fois, ho hé ! de la tartane !… répondez… ou je fais feu.

Cette fois, on distingua un gémissement prolongé qui n’avait rien d’humain, et fit pâlir le capitaine Massareo sur son banc de quart.

— Capitaine, si vous m’en croyez, dit Alvarès en se signant, envoyons notre volée et virons de bord ; car je vois le feu saint Elme qui voltige à l’arrière, et, par la Vierge ! il ne fait pas bon ici.

— C’est par trop fort ! s’écria Massareo ; saint Paul, priez pour nous ! allons, à la grâce de Dieu ! Canonniers, à vos pièces ; armez vos batteries. Bien ! Faites le signe de croix. Bien ! Maintenant, feu !… feu !… tribord.

La volée partit, et sa lueur, éclairant un instant la tartane, projeta sur les eaux un vif reflet de lumière. Puis, quand la fumée blanchâtre de la poudre fut dissipée, on vit toujours le bâtiment, noir, silencieux, avec son point lumineux à l’arrière, obscurci de temps en temps par une ombre qui passait et repassait dans la chambre.

— Eh bien, Alvarès ? demanda Massareo, qui ne comprenait rien à l’obstination du navire canonné. — Seigneur, tous les boulets ont porté en plein bois ; et ce maudit ne bouge pas. Pourtant, il y a du monde à bord, j’en jurerais par mon chapelet. — Le cas est épineux, dit Massareo avec inquiétude ; je vais faire courir une bordée au large, pendant que moi, toi, le canonnier Perès et ce poltron d’Iago, qui est pourtant d’un assez bon conseil, nous délibérerons sur la marche qu’il faut suivre.

On vira donc de bord, en s’élevant à l’est ; on apporta Iago. Les quatre membres de cette assemblée se réunirent, et la discussion fut ouverte.

Aucun plan n’avait encore été arrêté, lorsque le prudent Iago s’écria :

— Avec la protection de Notre-Dame, voici ce que je fais, moi ! J’arme une chaloupe en guerre ; je m’approche de la tartane maudite, et je m’en empare à l’abordage !… Hein ! mes compères, qu’en dites-vous ?

Ses compères avaient bien pensé à ce moyen, le seul qu’on pût raisonnablement employer ; mais aussi ses compères s’étaient abstenus d’en parler, sachant que celui qui indiquerait cette mesure serait naturellement chargé de l’exécuter. L’inconcevable témérité d’Iago les tirant d’embarras, il n’y eut qu’une voix pour louer et féliciter l’auteur de cet admirable plan de campagne, qui vit, mais trop tard, dans quelle position dangereuse il venait de se mettre.

— Le ciel vous a inspiré, remerciez-le, Iago, dit le capitaine.

— Frère Iago, que tu es heureux ! reprit Alvarès en lui frappant amicalement sur l’épaule. Par le Christ ! c’est une belle occasion pour toi de passer officier. Que ne suis-je à ta place ! Quelle gloire tu vas recueillir en exécutant ton audacieux projet ! Prendre le maudit à l’abordage !!! On vendra ton portrait dans les rues de Cadix, et l’on te chantera sur la place San-Antonio. Heureux mortel ! Et il gagna l’escalier qui menait à la cale, en sifflotant d’un air dégagé.

— Mais, s’écria le malheureux Iago, tremblant et étourdi, je n’ai pas dit que je…

— Vous aurez meilleure chance pour aborder le maudit en l’attaquant par tribord, mon fils, lui dit gravement le canonnier Perès ; bas-bord porte malheur, et voici probablement ce qui arrivera : — Vous approchez à une longueur d’embarcation ;… on tire sur vous ;… c’est bien, mon compère. — Vous accostez ;… on lance du haut des vergues une grappe de boulets, qui coule votre chaloupe… C’est très-bien, mon compère. — Alors, avec l’agilité que vous devez posséder vous et votre monde, tâchez de vous attacher aux porte-haubans, aux échelles, et à tout ce qui est à votre portée… C’est parfait, mon compère. — Mais en voici bien d’une autre, par tous les saints du paradis ! Pendant que vous êtes cramponné au plat bord, un panneau se démasque tout à coup, et vous vous trouvez nez à nez avec une douzaine de tremblons évasés, chargés jusqu’à la gueule de balles, clous et lingots, qui, vous pensez bien, font un feu d’enfer et tuent les trois quarts de vos hommes au moins. — Alors, ceux qui restent — s’il en reste — grimpent lestement à l’abordage comme des chats sauvages, le poignard entre les dents et le pistolet au poing ; on se bat corps à corps, on tue, on est tué ;… mais on a toujours eu de la gloire, et voilà. — Par les douleurs de Notre-Dame ! que ne suis-je à votre place. Oh oui ! que ne suis-je à votre place, mon fils ! répéta-t-il avec un bruyant soupir, mais en disparaissant néanmoins assez vite dans le faux-pont.

— Mais, sainte Vierge ! s’écria Iago, qui avait vingt fois tenté d’interrompre le canonnier Perès, mais, par la couronne d’épines du Seigneur ! j’ai donné ce conseil, ce n’est pas pour l’exécuter moi-même ; et puisqu’ils envient ma place…

— Non, Iago, reprit le brave Massareo, ce serait une injustice ; cette mission vous appartient de droit, et vous l’aurez. Vous l’aurez, Iago ! C’est aussi pousser la délicatesse trop loin.

— Vous avez semé, il est juste que vous recueilliez, dit un autre.

— Sans doute, il faut beaucoup de courage, de sang froid, d’agilité et de bonheur surtout pour mettre à fin une entreprise aussi hasardeuse ; mais avec l’aide de Dieu et de votre patron, Iago, vous vous en tirerez à votre honneur ; sinon, vous mourrez de la mort des braves, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Allez, mon fils, faites bien, Dieu et votre chef ont les yeux sur vous, reprit le capitaine.

— Mais, par tous les saints des chapelles de la cathédrale de Cadix ! cria Iago, pâle de crainte et de colère, je veux à l’instant…

— Je ne puis que louer un tel empressement, Iago. Je vais donc donner les ordres nécessaires pour faire armer la chaloupe en guerre. Rien ne vous manquera ; poignards, haches, piques d’abordage, espingoles, balles mâchées et non mâchées, petits paquets de mitraille. — Soyez tranquille, mon fils, je veille sur vous avec la sollicitude d’un père. — Allons, allons, modérez cette ardeur, et, comme un véritable Espagnol, songez à Dieu, à votre roi et à votre dame, si vous en avez une. Pensez donc quelle sera sa joie quand elle vous verra revenir mourant, couvert de blessures, et que la foule criera en vous entourant : C’est lui, c’est le vainqueur du Gitano ! C’est le brave Iago ! — Ah ! mon fils, si ma position ne m’obligeait à rester à bord !… mort de ma vie ! vous n’auriez pas eu cette mission. Non, par saint Jacques ! vous ne l’auriez pas eue.

Et il prenait le même chemin que les autres membres du conseil, lorsque Iago le retint par le bras en s’écriant :

— Non, capitaine, non ! j’aimerais mieux rester dans une église, ma toque sur la tête, ne pas m’agenouiller devant le Saint-Sacrement, manquer à mon rosaire, que d’aller à bord de ce navire damné, de ce navire où Satan tient sa cour ; et d’ailleurs, reprit-il avec assurance, convaincu d’avoir trouvé un argument sans réplique, d’ailleurs, ma religion me défend le contact des excommuniés et des apostats.

— Qui vous parle de cela, mon fils ? dit le capitaine en se signant ; je suis trop bon chrétien, je tiens trop au salut du corps et de l’âme de mes matelots pour les exposer ainsi. — À la bonne heure, capitaine, c’est cela, tenez surtout au salut du corps, entendez-vous ? du corps de vos marins, c’est l’important, dit Iago un peu rassuré. — Mon fils, reprit le capitaine, vous ne m’aviez pas compris ; je suis loin d’exiger que vous étrangliez le mécréant de vos propres mains. Sainte Vierge ! non, sans doute, ce contact me fait frémir d’horreur ; mais la balle de votre mousquet ou la lame de votre poignard éviteront cette souillure à vos mains toutes chrétiennes !

Iago, encore exaspéré par la déception qu’il éprouvait, s’écria : — Non ! ni fer, ni plomb, ni moi, ne mettront cet excommunié à mort. Je n’irai pas à bord, par les mille plaies de saint Julien ! non, je n’irai pas, ajouta-t-il en frappant violemment du pied. — Iago, mon ami, reprit froidement le capitaine, j’ai droit de vie et de mort sur tout homme de mon équipage qui se révolte et refuse d’exécuter mes ordres.

Et ce disant, il lui montra deux pistolets qu’il avait déposés sur le cabestan.

Dans cette effrayante alternative, Iago préféra l’abordage, et descendit dans la chaloupe qui l’attendait, avec la morne résignation d’un homme que l’on mène à la mort.

En s’éloignant du lougre, le malheureux Iago, se rappelant les avis et les prédictions du canonnier, que la peur avait gravés dans sa tête, s’attendait à chaque moment à une subite décharge de mousqueterie. Il accosta pourtant le long de la tartane, sans qu’un seul coup de feu partît de celle-ci. Alors, jetant son amarre, il recommanda son âme à Dieu ; car, d’après les renseignemens topographiques et précis du canonnier, c’était à ce moment que les larges gueules des tromblons devaient faire un feu d’enfer.

Il attendit donc, baisa son chapelet en s’écriant : — À genoux, mes frères, nous sommes morts !

Les dix hommes qui l’accompagnaient, profitant à tout hasard de cet avertissement, se jetèrent dans le fond de la chaloupe.

Silence, le même silence. On n’entendit, on ne vit rien… que la lumière qui brillait toujours dans la chambre, et qui, de temps en temps, était obscurcie par une ombre qui la cachait en passant.

Iago, un peu rassuré, se hasarda à lever la tête, puis la baissa vite à un craquement de la tartane, puis la releva encore, et n’aperçut ni tromblons ni panneaux.

Comme rien ne donne autant d’assurance qu’un danger passé ou évité, Iago se redressa saisi d’une ardeur martiale, et grimpa à bord, suivi de ses dix hommes, que son exemple électrisait. Arrivés sur le pont, ils ne trouvèrent que des débris, des manœuvres brisées par le vent, un désordre enfin qui annonçait que ce navire avait cruellement souffert du levante. Mais tout à coup, on entendit un bruit désordonné dans le faux pont.

Les dix matelots et le second de la Châsse de Saint-Joseph se regardèrent en pâlissant ; pourtant ils crièrent d’une voix un peu chevrotante, il est vrai : — Vive le roi ! en avant la Châsse de Saint-Joseph et le brave Iago !

Or les compagnons d’armes du brave Iago, qui étaient sur ses talons, pressés les uns contre les autres, entendant ce tapage imprévu, se rapprochèrent si brusquement de lui que le malheureux héros fut poussé dans le grand panneau qui était à ses pieds, et disparut.

Ses matelots, prenant cette chute pour une preuve de dévoûment et d’intrépidité, suivirent ce nouveau Curtius aux cris de vive Iago ! et sautèrent dans le faux-pont comme les moutons de Panurge.

Iago s’était relevé promptement, et, profitant de l’erreur de ses marins, il leur dit à voix basse :

— Mes fils, le courage et le sang-froid ne sont rien : vous avez tous vu qu’au risque de tomber sur des milliers de piques ou de sabres, je me suis précipité aveuglément dans le faux-pont… c’est de l’audace, voilà tout.

— Vive notre brave Iago ! répétèrent les matelots.

— Taisez-vous ! au nom du ciel, taisez-vous, mes fils ; vous poussez des cris à effaroucher des mouettes. Gardez vos vive Iago ! pour plus tard. Vous crierez cela sur la place San-Antonio. Ce sera d’un bon effet ; mais avisons au moyen de forcer ce repaire de démons.

Et il montrait la grande chambre dans laquelle on faisait toujours un bruit infernal. Tout à coup, frappé d’une idée subite, il s’écria : — Mes amis, armez vos carabines… feu ! feu sur cette cloison !

Ce qui avait surtout décidé Iago à prendre ce parti, c’est que, dans cette manœuvre, il se trouvait nécessairement posté derrière sa troupe, et par conséquent à l’abri du premier choc de la sortie que pouvaient tenter les assiégés. — Feu ! et que Dieu nous aide, répéta-t-il en poussant son peloton devant lui. On fit feu.

À une distance aussi rapprochée, les balles, arrivant en masse sur la cloison, la défoncèrent en partie, et avant que les matelots eussent rechargé leurs armes, une masse effroyable les culbuta et roula sur eux en poussant d’horribles mugissemens.

— Méfiez-vous ! criait Iago, qui tenait un de ses braves par le milieu du corps, et promenait çà et là devant lui cette espèce de bouclier vivant. Méfiez-vous, c’est une ruse de guerre, ils vont bientôt fondre sur vous. Rechargez vos armes ! — Seigneur lieutenant, dit un marin, mais l’assiégé a la plus belle paire de cornes que jamais chrétien ait eue plantée sur la tête.

— Saisissez le monstre ! cria Iago en reculant avec son bouclier ; c’est le damné, saisissez-le… Vade retrò Satanas… saint Jacques, saint Joseph, ayez pitié de nous ! — Mais, lieutenant, ce n’est… ce n’est qu’un bœuf. Par la Vierge ! et un vaillant bœuf qui se meurt, je crois. Jésus ! sept balles dans le corps ! Et la lumière que l’on apporta de la grande chambre permit de s’assurer de l’exactitude de ce curieux bulletin. C’était en effet un bœuf destiné à la nourriture de l’équipage de la tartane, et qu’on avait probablement été forcé d’abandonner en quittant le navire.

— Un bœuf, un ignoble bœuf ! disait Iago. Un plan d’attaque combiné avec tant de sang froid et exécuté avec tant d’audace pour… pour prendre un bœuf à l’abordage ! — Nous allons l’emporter, n’est-ce pas, lieutenant ? Il y a assez long-temps que nous doublons le cap Lard et la pointe Gourgannes, pour jeter l’ancre sur un peu de viande fraîche.

— Tenez,… les entendez-vous ? reprit Iago avec colère. Ânes, brutes que vous êtes ! vous allez, n’est-ce pas, vous exposer aux huées de vos camarades, en emportant ce beau trophée… Je m’y oppose ; remontez sur le pont, suivez-moi, fermez les écoutilles, et, surtout, une fois au bord du lougre, ne démentez pas un mot de ce que je dirai au capitaine Massareo, dans votre intérêt comme dans le mien.

Iago revint à bord du lougre, où l’on commençait à s’inquiéter des suites de la fusillade, et fit, avec une impudence rare, un récit détaillé de son combat contre le Gitano et ses démons.

— Enfin, ajouta-t-il, enfin, capitaine, tous morts ou hors de combat.

En écoutant cette héroïque narration, où l’intrépidité de Iago se révélait pour la première fois, le capitaine Massareo, qui connaissait parfaitement la lâcheté de son second, ne concevait rien à ce changement subit ; mais se rappelant la mâchoire de Samson, l’âne de Balaam, et tant d’autres miracles, il finit par regarder Iago comme un élu que Dieu avait tout à coup animé d’un souffle divin, pour lui donner la force de combattre un réprouvé, un fils de l’ange rebelle. Aussi, une fois qu’il eut adopté cette malheureuse idée, il crut aveuglément toutes les sottises et tous les mensonges qu’il plut à Iago de lui débiter.

— Et le Gitano ? demanda-t-il enfin.

— Le Gitano, capitaine, était probablement déguisé, mais je suis convaincu qu’il est au nombre des morts. Diable de sang, comme ça tache ! dit Iago, qui voulait sans doute détourner la conversation d’un sujet aussi délicat, et il s’interrompit pour essuyer une large trace sanglante qui sillonnait sa veste : c’était encore une suite de l’agonie du pauvre quadrupède.

— Vous êtes blessé ? brave lago, dit le capitaine avec intérêt, je veux voir.

— Non, non, par ma mère ! vous ne verrez pas. C’est un rien, une misère, répondit Iago avec une insouciance affectée, en se reculant précipitamment ; mais ce qui est important, capitaine, c’est de couler bas ce nid de démons. Les écoutilles sont fermées, ce sera l’affaire de quelques volées, et nous aurons purgé la côte du plus grand scélérat qui l’ait jamais infestée.

Massareo se mourait d’envie de demander à son tour pourquoi on n’avait pas ramené des prisonniers qui auraient pu faire foi de l’heureux succès de l’expédition ; mais il se voyait alors nécessairement chargé de cette seconde mission, et comme il ne s’en souciait nullement, il acquiesça donc à tout ce que voulut le vaillant et saint Iago, et l’on commença à canonner vigoureusement la tartane sosie du Gitano, qui ne pouvait résister long-temps à un feu aussi bien nourri.




CHAPITRE IX.

Le Récit.


Homicide point ne seras !
Com. de Dieu.


Pendant que le brave Massareo écrasait l’une des tartanes, l’autre, sortie de la passe de la Torre, naviguait avec habileté, malgré les rafales du levante, dont la violence diminuait pourtant sensiblement.

Il n’y avait rien au monde de plus éblouissant que la petite chambre de ce navire, au milieu de laquelle deux convives étaient alors attablés. Un énorme globe de cristal fixé au plafond projetait une clarté vive et pure, qui se jouait sur une riche étoffe turque, d’un bleu lapis, où l’on voyait brodés de beaux oiseaux rouges qui déployaient des ailes dorées, et tenaient entre leurs pattes d’argent de longs serpens aux écailles vertes comme des émeraudes, enfin un divan de satin brun faisait le tour de cette pièce, qui formait un carré long.

Au centre, et proche du divan, s’élevait une table servie avec une recherche et un goût exquis ; mais, au lieu d’être soutenue par des pieds, quatre légères chaînes de bronze la suspendaient au plancher, dans la crainte du mouvement du tangage et du roulis. Le Tintilla de Rota, le Xérès et le Pacarète étincelaient dans de précieux flacons de cristal dont les mille facettes réfléchissaient une lumière changeante et colorée comme les nuances du prisme, tandis que les raisins de San-Lucar, aux grains violets et veloutés, les figues noires de Médina, les grenades de Séville, que le soleil avait fendues, et les oranges longues d’Altrava, s’élevaient en pyramides élégantes dans des corbeilles tressées d’un léger filigrane de vermeil, telles qu’on en voit à Smyrne ; puis le linge éclatant de blancheur était, selon la mode orientale, traversé en tous sens par de brillans dessins brochés d’or et de soie.

Seulement de simples bouteilles d’un verre brun, au col long et étroit, au bouchon goudronné et fixé par des liens de fer, des bouteilles enfin qui sentaient la France et le Champagne d’une lieue, contrastaient singulièrement avec le luxe et l’appareil tout asiatique qui régnait dans cette pièce.

Et c’était bien du Champagne, car deux coupes coniques et cylindriques qui se dressaient sur leur large pied de cristal, venaient d’être glorieusement remplies, et la liqueur rosée qui pétillait, scintillait, éleva bientôt sa mousse frémissante bien au-dessus des bords du verre.

— Attention, commandant, la marée monte !

Ainsi disait le jeune homme imberbe qui commandait cette tartane sosie, poursuivie avec tant d’acharnement et de malheur par les deux lougres garde-côtes, pendant que le damné débarquait la contrebande du couvent de San-Juan au pied des rochers de la Torre.

La même tartane que le brave Iago avait enlevée à l’abordage contre un bœuf et ses cornes, et dont son vaillant capitaine achevait la défaite à grands coups de canon.

— Commandant, la marée baisse ; et si vous n’y prenez garde, elle sera tout-à-fait basse dans une minute, répéta l’enfant, et d’un trait il huma ce qu’il appelait la marée, de façon que son verre fut à sec. Que j’aime ce vin de France ! Car notre Xérès et notre Malaga, avec leur couleur d’un jaune sombre, me semblent aussi tristes qu’un cantique chanté par une duègne ; tandis que la teinte riante et rosée de ce Champagne me ravit d’aise. Vrai Dieu ! c’est comme si j’entendais la Juana fredonner sur ma guitare un vif et fringant boléro. Ma foi, vive le vin de France ! reprit-il, en abaissant si joyeusement son verre sur la table, qu’il le brisa. Ce bruit tira l’autre convive de sa rêverie, c’était le Gitano.

— La France ! Fasillo, sur ma parole, c’est un digne pays !

— Pays de l’hospitalité, dit Fasillo en absorbant un second verre de Champagne.

Le Gitano le regarda, se pencha en arrière sur les coussins du divan, et partit d’un éclat de rire.

Et de la liberté, continua Fasillo avec le même geste.

Ici les éclats de rire du Gitano furent si violens, qu’ils retentirent au-dessus du bruit de la tempête qui mugissait au-dehors, et ils redoublèrent même, à la grande confusion du pauvre Fasillo, qui le regardait d’un air mécontent et étonné.

Le Gitano s’en aperçut :

— Pardon, Fasillo, pardon, mon enfant ; mais ta naïve admiration pour ce doux pays de France, comme on dit, m’a rappelé tant de choses !…

Après un moment de silence, le Gitano passa rapidement sa main sur son front, comme pour chasser une idée pénible, et dit en souriant :

— Maintenant que nous ne pouvons plus faire la contrebande, et que notre escadre est réduite de moitié, où irons-nous, Fasillo ?

— En Italie, commandant ! comme ici, le soleil est chaud, le ciel bleu, les arbres verts ; comme ici, les femmes brunes chantent sur la guitare et s’agenouillent devant la madone ! sans compter que plus d’une anse de la côte de Sicile offrirait un bon et sûr ancrage à votre tartane. Allons ! le cap sur l’Italie, commandant, vous vous mettrez à la solde du Saint-Père !

— En Italie !… non, car les meurtriers y sont punis de mort, vois-tu, Fasillo !

— Dieu ! vous, meurtrier ! s’écria l’enfant avec effroi.

— Écoute, Fasillo, j’avais quatorze ans ; moi et ma sœur Sed’lha nous conduisions mon père, qui marchait à peine, lorsqu’il tomba frappé d’un coup de carabine. C’était le fruit d’une sainte haine que nous portait un chrétien. Je n’avais sur moi que mon stylet, je m’élançai, poursuivis l’assassin, et l’atteignis près d’un rocher ; il était fort et vigoureux, mais le sang de mon père avait taché ma ceinture…

Et je l’égorgeai avec délices. Voilà comme je quittai l’Italie avec ma pauvre petite Sed’lha. — Qu’aurais-tu fait, toi, Fasillo ?

— J’aurais vengé mon père, dit l’enfant après un moment d’un silence expressif. Mais il reprit en soupirant :

— Virons de bord, commandant, et allons en Égypte. On dit que Mehemet-Ali et Ibrahim accueillent les étrangers. Allons à Alexandrie.

— C’est une bonne ville qu’Alexandrie : c’est là que je débarquai en fuyant l’Italie. Un brave émir me recueillit avec ma sœur et m’envoya au collège, car il y a plus d’instruction et de collèges à Alexandrie que dans toutes les Espagnes, Fasillo.

— Je vous crois, commandant.

— Là, j’appris la langue franque, l’espagnol, la science des chiffres, l’art nautique. Enfin, on fit de moi un brave marin.

— Et, par ma mère ! on fit un brave marin.

— Au bout de six ans, je commandais un brik qui rencontra le brûlot de Canaris, Fasillo.

Fasillo fit le salut militaire.

— Et je revins dans le port pour me radouber, réparer les ravages du feu, et recruter un nouvel équipage. — Ce qui arrivait toujours quand on rencontrait Canaris et son brûlot. — On me reçut avec joie à Alexandrie. Vrai, c’est une joyeuse ville, surtout par un beau soir, quand le soleil se couche derrière les sables du désert, et qu’il dore de ses rayons le harem de Mehemet, les fortifications du vieux port, le palais de Pharaon et la colonne de Pompée. Alors la bise de mer rafraîchit l’air embrasé ; les nègrès ont étendu la tente rayée bleu sur la terrasse, et, couché sur un moelleux coussin, on attire la vapeur du tabac lévantin, qui se parfume en traversant une eau de rose et de lilas.

Et puis, une belle fille de Candie ou de Samos s’agenouille en rougissant, et vous offre un sorbet glacé dans une coupe richement ciselée. Vous faites un signe, elle approche tout près, et, un bras passé autour de son beau cou, qui se penche, vous considérez avec insouciance cette tête d’ange qui se dessine comme une apparition fantastique au milieu des nuages d’une fumée bleuâtre et odorante, qui, en tourbillonnant, s’élève de votre narguileh au bout d’ambre.

Les yeux de Fasillo brillaient certainement davantage que les facettes scintillantes des flacons de cristal. — Allons à Alexandrie, commandant ! s’écria-t-il en se levant à demi.

— À Alexandrie ! qu’éprouverais-tu, mon cher enfant, si l’on t’asseyait sur la flèche aiguë d’un minaret au dôme d’étain qui s’élance dans les nuages ? flèche d’ailleurs étincelante et dorée, et qu’on te laissât dans cette gênante position jusqu’à ce que les corbeaux aient dévoré les prunelles de tes grands yeux noirs ?

Cette proposition éteignit l’ardeur de Fasillo, qui remplit prestement son verre en souriant. — Virons donc encore de bord, commandant !

— Oui, Fasillo, car tel est le sort qui m’attend en Égypte, si jamais le beaupré de ma tartane se dirige vers ce sol enchanté !

— Et pourquoi, commandant ?

— Oh ! parce que j’ai plongé cinq fois mon kangiar dans la gorge du bon vieil émir qui nous accueillit ma Sed’lha et moi, et m’y fit instruire comme un rabbin.

— Dieu du ciel ! encore un meurtre ! vous, meurtrier de votre bienfaiteur !

— Il avait abusé de l’hospitalité donnée, pour séduire ma sœur, et il ne pouvait la prendre pour femme. Qu’aurais-tu fait a ma place, Fasillo ?

Le jeune Espagnol cacha sa tête dans sa main. — Et votre sœur ? demanda-t-il.

— Il me restait une dernière preuve d’affection à lui donner, et je la lui donnai.

— Et laquelle ?

— Je l’ai tuée, Fasillo.

— Tuée ! votre sœur aussi ! vous fratricide ! anathème !

— Enfant ! sais-tu, en Égypte, quel sort attend une jeune fille de ma caste qui a succombé, quand son séducteur est marié ? le sais-tu ? On la dépouille de ses vêtements, et on la promène nue par la ville, puis on la mutile de la manière la plus horrible ; on la revêt d’un sac, et on l’expose à la porte d’une mosquée, où tout homme, même un chrétien, peut la couvrir de coups, d’injures et de boue… Qu’aurais-tu donc fait de plus pour ta sœur, toi, Fasillo ?

— Ainsi, toujours des meurtres, toujours ! Cependant, malgré moi je t’admire, dit Fasillo anéanti.

— Buvons, enfant ! vois, la mousse argentée frissonne et pétille. Buvons, et chassons les sombres souvenirs d’autrefois. À ta maîtresse, à la Juana et à ses yeux noirs !

Fasillo répéta presque machinalement : — À la Juana et à ses yeux noirs !

— Fasillo, mais où allons-nous donc jeter l’ancre ?

— J’y suis, en France, commandant ; et il montrait son verre, à moitié vide. Car, par la Juana, si les Français ressemblent à leur vin !…

— Juste, Fasillo, juste. Comme leur vin, ils éclatent, pétillent, et s’évaporent.

— Il n’y a pourtant pas là, j’espère, de minarets aux flèches aiguës sur lesquelles on vous assoit, de mosquées où l’on insulte de pauvres jeunes filles, et de chrétiens qui abattent un vieillard comme un chevreuil. D’ailleurs, n’y avez-vous pas été, commandant ?

— Oui, Fasillo.

— Et vous êtes resté long-temps dans ce beau pays ?

— Fasillo, quand je quittai l’Égypte, je vins à Cadix du temps des Cortès ; j’offris mes services ; on ne me demanda pas si je portais la croix ou le turban, mais on me fit manœuvrer une bonne frégate de guerre ; et quand on vit ce que je valais, on me la confia. Je fis quelques croisières heureuses, et surtout je parcourus la côte avec le plus grand soin. Plus tard, quand la Sainte-Alliance eut reconnu par experts que ton doux pays avait la fièvre jaune…

— Par Mina ! c’était bien une fièvre de liberté !

— Bien, Fasillo, ce fut un petit accès de liberté, court et rapide, que la Sainte-Alliance arrêta vite avec quelque peu de poudre à canon. Belle victoire ! car tes compatriotes, qui ne tirent jamais sur un homme qui porte un crucifix, durent abaisser leurs armes devant les croix, les bannières et les moines qui précédaient l’armée française, et s’agenouillèrent devant l’ennemi comme au passage d’une procession. Aussi ce fut une victoire, une victoire d’eau bénite, Fasillo. Moi, suivant un autre système, je laissais passer les tonsures et je tirais sur les soldats. Aussi, à la paix de Cadix, je fus condamné à mort comme franc-maçon, communero, rebelle, hérétique, ce qui est tout un. Je m’échappai à Tarifa, où nous nous renfermâmes avec Valdès et quelques autres hommes. On nous assiégea, et au bout de huit jours d’une vigoureuse défense, j’eus le bonheur de tomber mourant entre les mains d’un officier français qui favorisa ma fuite, et j’arrivai à Bayonne, de là à Paris.

— À Paris, commandant ! vous avez été à Paris ?

— Oui, mon enfant ; et là, vie neuve et singulière : je renoue connaissance avec un capitaine de navire que j’avais vu au Grand-Caire, au moment où il allait être décapité pour avoir levé le voile d’une des femmes d’un fellah. Je l’avais sauvé à bord de mon brick. Me retrouvant en France, il voulut me témoigner sa reconnaissance, et me présenta chez un petit nombre d’amis comme un Égyptien proscrit par l’inquisition. Alors, ce furent de si vives et de si chaudes protestations d’intérêt que j’en fus ému, Fasillo. Bientôt le cercle s’agrandit, et chacun voulut m’entendre raconter mon existence malheureuse. Moi, je m’y prêtai ; il est toujours doux de parler de ses malheurs à ceux qui vous plaignent, et il y a jusque dans l’infortune un misérable amour-propre qui vous pousse à dire : Voyez comme ma plaie saigne, voyez. Mais je fus cruellement puni de cette vanité de souffrances, car je m’aperçus un jour qu’on me faisait bien souvent répéter mes malheurs. Plus défiant, j’étudiai ces âmes généreuses, j’écoutai les réflexions que faisaient naître mes aveux. Là, je pus apprécier l’espèce d’intérêt qu’on portait à un homme brisé par le chagrin. D’abord, je fus accablé, depuis j’en ai ri. Figure-toi, Fasillo, qu’il leur fallait à tout prix des émotions neuves, comme ils disaient, et pour en trouver, je crois qu’ils auraient assisté à l’agonie d’un mourant, et analysé un à un ses mouvemens convulsifs. Or, à défaut de mon agonie, ils exploitèrent le récit de mes maux ; ils se plurent à faire vibrer chaque corde douloureuse de mon cœur, pour voir quel son elle rendait. Oui ! quand moi, les yeux étincelans, la poitrine gonflée de sanglots, je leur disais l’agonie de ma pauvre sœur, et mes horribles imprécations quand je vis qu’elle était morte… morte pour toujours ! eux disaient, en battant des mains : — Quelle expression ! — Quel geste ! Qu’il jouerait bien Otello !

Oui ! quand moi je racontais mes combats pour l’indépendance de l’Espagne, qui m’avait proscrit ; quand mon exaltation africaine, arrivant jusqu’au délire, haletant, je m’écriais encore : Liberté ! liberté !… eux disaient : — C’est vraiment un bel homme ; qu’il jouerait bien Brutus !

Et puis, quand ils avaient assisté à cette torture morale qu’ils m’imposaient en exaltant mes souvenirs, ils s’en allaient froidement au bal, à leurs affaires, à d’autres plaisirs ; car pour eux, tout était dit : la pièce était jouée. Alors, je croyais me réveiller d’un songe, et je me trouvais seul avec mon ami le capitaine de navire, fier de moi comme d’un tigre apprivoisé que l’on montre !

— Les infâmes ! s’écria Fasillo.

— Non, Fasillo ; ces braves gens cherchaient des distractions. Le jour est si long ! et d’ailleurs, de quoi me plaindrais-je ? ils ne m’ont pas sifflé ; au contraire, ils m’ont applaudi. Que veux-tu ? ma vie était mon rôle ; car, là comme ailleurs, tout est rôle, amitié, courage, vertu, gloire, dévoûment.

— Oh ! commandant ! dit Fasillo avec amertume.

— Tout, enfant, tout ! même la pitié des femmes pour le malheur. Tiens, vois-tu, Fasillo, j’aimais avec passion une femme belle, jeune, riche et brillante. Un soir, je m’étais glissé avant l’heure dans son boudoir, et, tapi derrière une glace, j’attendais. Tout à coup, la porte s’ouvre, et Jenny entre avec une femme belle, jeune aussi. Bientôt vinrent les confidences ; et, comme son amie lui enviait mon amour, Jenny lui répondit : — Crois-tu pas que je l’aime ! non, comtesse, non ; mais il m’étonne et m’attendrit ; il me fait peur, enfin il m’amuse. Que les lamentations d’un héros de roman sont pâles, auprès de son désespoir ; car, ma chère, quand je mets le pauvre garçon sur le chapitre de ses chagrins d’autrefois, il pleure de vraies larmes, et, le croirais-tu ? j’en suis toute émue ! ajouta-t-elle en riant à gorge déployée.

— Vois-tu, Fasillo, elle avait trahi ses devoirs ; elle s’était donnée à moi pour me faire jouer aussi tour à tour le remords, la fureur ou l’amour. J’en eus pitié, Fasillo. À boire, enfant ! — Voilà pour l’hospitalité de France, comme tu disais ; voici pour la liberté. — Un matin, mon ami le capitaine de navire vint m’apprendre que ma présence à Paris était dans le cas de rallumer le flambeau de la révolte en Espagne, et que si je n’avais pas quitté la France dans trois jours, je risquais beaucoup d’être arrêté et conduit jusqu’aux frontières ; de là… tu comprends ce qui m’attendait. Voyant mon embarras, Fasillo, ce brave homme, qui allait prendre à Nantes le commandement d’un négrier, me proposa de partir avec lui : j’acceptai, et dix jours après, nous étions en vue du détroit de Gibraltar. Mon bon ami voulut bien relâcher à Tanger, où je restai quelque temps ; là, un juif, Zamerih, affilié à une de nos sectes de l’Orient, dont je suis un des chefs, me céda les deux tartanes avec leurs équipages de nègres muets ; et toi, caro mio, par-dessus le marché ; toi, pauvre aspirant de marine, qu’on avait pris à bord d’un yacht dont on massacra les passagers, tu t’attachas à mon sort, pauvre enfant ! — Tu aimes le damné, dis-tu ? bien vrai ! tu m’aimes ?

Le Gitano prononça ces derniers mots d’un air ému. La seule larme qu’il eût répandue depuis bien long-temps brilla un moment dans ses yeux, et il tendit la main à Fasillo, qui la saisit avec une exaltation inconcevable, en s’écriant : — À la vie, à la mort, commandant !

Et une larme aussi obscurcit le regard de Fasillo ; car tout ce qui impressionnait l’esprit ou la figure du maudit, se reflétait chez lui comme dans un miroir.

Pourtant, quoiqu’il adoptât les idées du Gitano, ce n’était point la pâle et servile parodie de ce caractère saillant ; mais, ce caractère résumant à ses yeux tous les traits qui font l’homme supérieur, il le copiait comme une belle âme copie la vertu. S’il voulait partager ses périls, c’est qu’il était mû par une espèce de fatalisme, persuadé qu’il vivait de sa vie et qu’il mourrait de sa mort. Enfin cet homme bizarre était pour cet enfant passionné plus que père, ami, maîtresse, c’était une croyance.

Et de fait, ce composé d’audace et de sang froid, de cruauté et de sensibilité ; ce coup d’œil sûr et perçant du profond tacticien, joint à une promptitude d’exécution toujours justifiée par le succès ; ce langage tantôt chargé de couleurs orientales, tantôt dur et abrupt ; ces vastes connaissances, ces crimes que l’on comprend et que l’on excuse ; cet intérêt qui s’attache au proscrit ; cette existence flétrie si tôt ; les révélations amères de cette âme forte et généreuse, que le destin amène à prouver l’amour filial par un meurtre, l’amour fraternel par un meurtre encore ! Enfin, la vue de ce réprouvé, grand de tant de malheurs, tout cela devait fasciner une tête ardente et jeune. Aussi le Gitano exerçait sur Fasillo cette inévitable et puissante influence qu’un homme aussi extraordinaire devait imposer à tout caractère exalté ; en un mot, Fasillo éprouvait pour lui ce sentiment qui commence à l’admiration et finit au dévoûment héroïque.

— À boire, Fasillo, reprit le commandant, dont le regard avait repris sa vivacité habituelle. À boire, car je viens de te faire une longue et ennuyeuse confession, mon enfant ; seulement songe à ne plus me reparler de tout ceci jamais, jamais ! Tu sais ma vie, maintenant. — Allons, à ta Juana !

— À votre Monja ! commandant.

— Je l’avais oubliée, ainsi que mon projet d’escalade, car les murs sont élevés, Fasillo.

— Par le ciel ! commandant, si les murs du couvent de Santa-Magdelena sont élevés, une flèche garnie d’un fil de soie lancée par une arbalète peut atteindre bien haut et retomber dans le jardin du vieux cloître.

— Et puis, Fasillo ?

— Et puis, commandant, votre Monja, qui a reçu le fil de soie dont vous avez gardé un bout, vous en avertit par un léger mouvement ; alors vous attachez une échelle de corde à l’extrémité du fil qui retombe de votre côté ; la jeune fille l’attire à elle, fixe l’échelle en dedans du mur, comme vous en dehors ; et, par la Vierge ! vous pouvez, par une belle nuit, entrer dans le saint lieu, et en sortir aussi facilement que je vide ce verre.

— Par mon kangiar ! jeune homme, tu connais le fort et le faible de la redoute, et ma foi, j’ai bien envie…

À ce moment un vieux nègre à cheveux blancs, le seul de l’équipage qui ne fût pas muet, descendit rapidement, s’élança dans la chambre, et interrompit le Gitano.




CHAPITRE X.

Le Prodige.


… Je n’y comprends rien, maître, il est démon ou sorcier ; mon plaid rouge est devenu noir, et j’ai ébréché ma claymore en frappant sur l’aile satinée d’un jeune cygne.
Word’Wok, Aventures de Ritsborn le bon fou.


— Eh bien ! Bentek, dit le Gitano au vieux nègre, que veux-tu ? Pourquoi arriver ici en sautant et en te démenant comme un requin piqué par le harpon ? Mais Bentek, vivant au milieu de son équipage de muets, avait fini par prendre la parole en horreur et en perdre presque l’habitude ; aussi, il ne répondit au damné que par le monosyllabe de poûn… poûn !… qu’il accompagnait de gestes brusques et précipités.

— Ah ! j’y suis, dit Fasillo ; le vieux cormoran veut probablement parler du canon.

Fasillo ne se trompait pas, car il achevait à peine cette phrase qu’un coup de canon éloigné se fit entendre, puis un second, puis un troisième. Enfin, on distingua bientôt une vive canonnade.

C’étaient les braves de Massareo qui détruisaient l’autre tartane.

— Par les saints du paradis ! s’écria le bouillant jeune homme, voilà du canon !

Le Gitano écoutait silencieusement, pendant que Bentek continuait sans interruption ses poûn… poûn !… et sa vive pantomime. Fasillo, lui, bouclant à la hâte le ceinturon de son sabre, y glissait son poignard et ses pistolets. Il avait déjà le pied sur la première marche de l’escalier du faux pont, lorsque le Gitano, qui s’était replongé dans le duvet de son divan, lui cria : — Fasillo ! à boire, mon enfant, et causons de la Monja et de l’escalade du couvent de Santa-Magdalena.

— À boire !… causer… dans ce moment ? demanda Fasillo confondu, en abandonnant le cordon de soie pourpre qui allait lui servir à monter l’escalier.

Le Gitano regarda fixement Bentek, et fit un geste dont le vieux nègre comprit toute l’expression, car en deux bonds il avait disparu.

— Oui, mon enfant, à boire dans ce moment ; car, Fasillo, tu es comme le jeune et ardent savo, qui, ne distinguant pas le cri inoffensif de l’alcyon du cri de guerre du tarak, étend ses ongles et aiguise son bec pour soutenir un combat imaginaire.

— Comment !…

— Écoute attentivement ce bruit, et tu entendras qu’on ne riposte pas à cette canonnade ; si tu n’étais pas là, si tu n’avais pas été forcé par ce levante d’enfer d’abandonner la pauvre sœur de ma tartane, qui, toute désemparée, flotte maintenant au gré des lames comme le nid désert d’un goëland ; si tu n’étais pas là, te dis-je, caro mio, je ne resterais pas étendu sur ce sopha, car je craindrais pour toi. Ainsi, calme cette ardeur, Fasillo ; c’est assurément quelque navire qui périt et demande du secours. Il s’adresse mal, Fasillo ; ce que j’ai fait pour toi hier, je ne l’eusse fait ni ne le ferai jamais pour personne.

— Je vous dois la vie une seconde fois, commandant ; sans vous, sans la vague qui m’a jeté sur votre passage, j’étais englouti avec le malheureux canot que je montais en m’éloignant de ma tartane.

— Pauvre enfant ! tu avais pourtant manœuvré avec une rare adresse pour emmener ces deux pesans garde-côtes loin de la pointe de la Torre, pendant que j’y débarquais la contrebande du tonsuré. — Mauvaise nuit pour lui, Fasillo ; aussi, pourquoi a-t-il blasphémé… — Le bon Dieu l’a puni, ajouta-t-il en riant et en vidant son verre.

— Par l’âme de ma mère ! commandant, votre seconde tartane marchait comme une dorade : quelle légèreté ! elle eût viré de bord dans un verre d’eau. Hélas ! qu’en reste-t-il, de ce fin et joli navire, maintenant ? rien… que quelques planches brisées ou accrochées sur les roches.

— J’arrivais donc bien à propos, Fasillo ?

— Dieu du ciel ! commandant, j’étais démâté de mon grand mât, de mon beaupré, les trois quarts de mon équipage avaient été emportés par les lames, et mes pompes ne franchissaient plus la voie d’eau, hélas ! il me fallut bien abandonner le bâtiment, qui, peut-être, est déjà coulé tout-à-fait. En ce moment, le bruit de la canonnade devint si distinct, que le Gitano s’élança sur le pont, suivi de Fasillo.

La nuit était noire et épaisse, et le damné, se trouvant au vent du lougre de Massareo, qui tirait du côté opposé, avait pu s’approcher sans être vu, la lueur des coups de canon n’éclairant que la carcasse du navire sur lequel on les pointait.

Le damné laissa porter encore un instant, fit éteindre tous les feux, et mit en panne à une demi-portée de fusil du garde-côte, qui canonnait, canonnait, et dont l’équipage attentif était groupé sur les bastingages. On entendait parfaitement la voix de Iago et le commandement du brave Massareo.

— Par le ciel ! c’est la coque de l’autre tartane que ces chiens vont couler, s’écria Fasillo à voix basse, en montrant au Gitano les débris du pauvre bâtiment, qui était éclairé par chaque volée et commençait à s’abîmer. Feu sur eux, commandant, feu !

— Silence, enfant, répondit le damné. Et il emmena Fasillo dans sa chambre, où il fit aussitôt descendre Bentek.

On sait qu’après la vaillante expédition de Iago contre le bâtiment qui avait un innocent bœuf pour tout défenseur, on sait que, revenu à bord, le digne lieutenant de la Châsse de Saint-Joseph avait décidé le capitaine Massareo à détruire la tartane, espérant par là effacer les traces de son mensonge.

Sa voix aigre et criarde dominait surtout à bord du lougre espagnol. — Allons, courage, mes fils ! disait-il ; Dieu est juste, et, par son assistance et la mienne, nous allons être délivrés de cet infernal Gitano. — Comment ! demanda l’honnête Massareo, vous êtes donc bien sûr, Iago, que le damné est au nombre des morts ?

— Où voulez-vous qu’il soit, capitaine ? Ce n’est pas avec un pareil temps que l’on peut se sauver à la nage d’un bâtiment qui sombre. — Mais écoutez, j’ai voulu vous ménager une surprise, dit Iago, s’apercevant que la tartane s’abîmait à vue d’œil. — J’ai la certitude que le damné était au nombre des blessés ; je l’ai terrassé et garrotté.

— Toi ! dit Massareo d’un air plus que dubitatif.

— Moi ! répond Iago avec une inconcevable insolence.

— Iago, si tu peux me donner une preuve de ce que tu avances, par l’orteil de San-Bernardo ! la douane et M. le gouverneur de Cadix te donneront plus de piastres qu’il ne t’en faudra pour armer et équiper un bon trois-mâts, et faire les voyages du Mexique. — Une preuve, capitaine ; quand ce ne seraient que ces horribles hurlemens que l’on entend… tenez… un homme ordinaire parle-t-il de cette façon-là ? qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est le damné ?

C’était encore le malheureux bœuf, qui, pressentant sa fin, mugissait à faire trembler.

— Le fait est, Iago, reprit le capitaine en frissonnant, que ni vous ni moi n’appellerions au secours de cette manière.

— Et si vous l’aviez vu, le maudit, reprit Iago, quand je lui plantai deux balles dans le côté ; si vous aviez vu le monstre, comme il se débattait ! mais, par les sept douleurs de Notre-Dame ! son sang était noir, noir comme du goudron, et sentait si fort le soufre, que Bendito a cru qu’on brûlait des mèches dans la cale.

— Sainte Vierge, ayez pitié de nous ! dit le bon Massareo, intéressé au dernier point ; mais pourquoi avez-vous autant tardé à nous donner ces détails ?

Comme une volée partit en même temps que la question du capitaine, Iago n’eut pas l’air de l’avoir entendue, et reprit avec une imperturbable impudence. — Je le vois encore, capitaine, habillé tout de rouge, le scélérat ! avec des têtes de mort brodées en argent, et puis une taille… huit pieds et quelques pouces ; des épaules… des épaules larges comme l’arrière du lougre, et puis une barbe rouge, des cheveux rouges, des yeux brillans, et des dents,… c’est-à-dire des défenses, comme un sanglier des forêts de Galzar ! Quant à ses pieds, ils étaient fourchus comme les pattes de mon bélier Pelieko. Massareo louait Dieu, en se signant, de ce que par sa volonté on avait pu délivrer la côte d’un pareil réprouvé.

À ce moment la tartane coula fracassée, aux cris joyeux de l’équipage du garde-côte, et l’épaisseur des ténèbres, qui pendant cette longue canonnade, avait été dissipée par intervalle, semblait encore augmenter : la mer était presque calme, et il ne régnait qu’une faible brise du sud.

— Enfin, s’écria le capitaine, nous en sommes débarrassés par l’intercession de Notre-Dame, et le courage de Iago, qui peut compter pour un miracle éclatant ! Mais que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses. Mes fils, à genoux ! et remercions le ciel de ce témoignage de sa bonté pour les bénis, et de sa colère contre les maudits. — Amen ! dit l’équipage, qui s’agenouilla ; et tous entonnèrent en chœur une espece de Te Deum, d’un effet fort agréable. L’air était lourd, la nuit sombre, et l’on ne pouvait se voir à deux pas.

À la fin du premier verset, il se fit un silence, un profond silence. Massareo reprit seul :

— Dieu de bonté, qui veilles sur tes enfans et les défends contre Satan… Il ne put aller plus loin.

Lui, Iago et tout l’équipage restèrent pétrifiés sur le pont, les yeux fixes, hagards, et dans une effrayante immobilité.

— Sur ma parole,… je le crois…

Vous savez que la mer était bien calme, la nuit noire,… tout était noir. Eh bien ?

Un immense foyer d’une lumière rouge et éclatante s’embrasa tout à coup ; la mer, réfléchissant cette clarté flamboyante, roula des vagues de feu, l’atmosphère s’enflamma et les sommets des rochers de la Torra furent teints d’une lueur pourpre, comme si un vaste incendie eût dévoré la côte.

Cette lumineuse auréole était sillonnée en tous sens par de longs jets de flammes qui éclataient en mille étincelles, se croisaient en losanges ou retombaient en pluie d’or, d’azur ou de lumière. C’étaient des myriades d’ardens météores qui scintillaient en pétillant, de vifs et fréquens éclairs d’une blancheur éblouissante.

Et puis, au milieu de ce lac de feu, apparaissait le Gitano et sa tartane !

C’était le Gitano lui-même, entouré de son équipage de nègres, dont les hideuses figures ressemblaient à des masques de bronze rougis au feu.

Le Gitano, sur le pont de son navire, tout habillé de noir, avec sa toque noire et sa plume blanche, ses bras croisés, et monté sur son petit cheval, qui portait une riche housse de pourpre, et dont les crins, tressés de fils d’or, retombaient en balançant des nœuds de cristaux et de pierreries, liés par des rubans d’argent.

À côté du damné, et appuyé sur le cou d’Iskar, était Fasillo, vêtu de noir aussi et tenant à la main une longue carabine damasquinée ; puis Bentek et ses noirs, rangés sur deux lignes, entouraient silencieusement les canons, et la légère fumée blanchâtre qui s’élevait de distance en distance, prouvait que les mèches étaient allumées, les pièces chargées.

Il n’y avait rien au monde de plus imposant que ce spectacle, qui avait l’air d’une apparition satanique ; car le profond silence de l’équipage du réprouvé, son immobilité, ce navire noir avec toutes ses voiles serrées, ses agrès soigneusement rangés, qui, aux yeux des Espagnols, qui ignoraient que le Gitano eût deux tartanes, semblait surgir du fond de l’abîme au milieu des flots de lumière et de jets de flammes, au moment même où ils croyaient l’avoir à jamais détruit. Cette figure calme et froide du damné, dont le regard avait quelque chose de surhumain, tout cela devait terrifier le malheureux Massareo et sa bande, qui ne virent dans cette aventure pyrotechnique que le triomphe de Satan.

La voix du damné tonna, et tout l’équipage du lougre, qui était agenouillé et comme fasciné par cet étrange spectacle, se précipita la face contre le pont.

— Eh bien ! dit le Gitano, eh bien, brave garde-côte, tu vois que ni le feu ni l’eau ne veulent de moi, et que chacun de tes boulets a réparé une de mes avaries. Par Satan ! mon maître, t’exposeras-tu encore à la poursuite du Gitano, croiras-tu encore que des misérables tels que toi et les tiens puissent arrêter dans sa course celui qui résiste au souffle des tempêtes et à la volonté de ton Dieu !

Personne de l’équipage du lougre ne fut tenté de relever cette impertinente fanfaronnade.

— Mais, par la prunelle ardente de Moloch ! vous ne répondez pas ? Allons, que ce capitaine qui vient de radouber ma tartane avec tant d’adresse, que ce vaillant capitaine se lève, ou j’écrase ce bateau. Sur ma parole ! songez-y bien, mes frères, vous ne trouverez pas comme moi, au fond de l’Océan, de braves démons aux ailes de feu qui, sortant des abîmes de lave ardente où ils s’agitent, prendront votre lougre sur leur large dos pour le remettre à flot ! Car la clarté que vous voyez, mes frères, n’est que le reflet de leurs ailes, qu’ils ont déployées un instant. Encore une fois ! lève-toi, capitaine, ou j’attache à ton navire un certain feu que l’eau bénite et les exorcismes n’éteindront pas, je te le jure.

Tous les Espagnols firent instantanément un soubresaut, comme s’ils avaient reçu une commotion électrique, mais personne ne se releva.

— De par l’ongle de Belzébuth ! c’est sans doute ce héros à l’habit bleu et à l’épaulette d’or qui cache sa tête derrière une caronade et ne bouge pas plus qu’un poisson mort. — Fasillo, mon enfant, remue lui un peu cette jambe que l’on voit encore, car le vaillant se glisse comme une couleuvre le long de cet affût.

Fasillo lâcha la détente de sa longue carabine, et le capitaine Massareo, par le brusque mouvement que lui fit faire sa blessure, se trouva presque assis sur le pont, fixant sur le Gitano des yeux éteints qui regardaient sans voir.

La balle de Fasillo lui avait, je crois, cassé la jambe.

— Va dire aux limiers de la douane, et au gouverneur de Cadix, que j’aurais pu te mettre en pièces, et incendier ton navire, et que je ne l’ai pas fait. Regarde-moi bien là ! ajouta le Gitano, en mettant le bout de l’index au milieu de son front large et découvert, regarde-moi bien là, pour te souvenir du damné et de sa clémence ; mais comme demain tu pourrais croire avoir fait un rêve, voici qui te prouvera la réalité de ta vision. Adieu, brave !

En même temps, il prit une mèche de la main de Bentek, et s’approcha d’un canon ; le coup partit, le boulet siffla, brisa le mât de misaine du lougre garde-côte, défonça une partie du plat-bord de l’avant, tua deux hommes, et en blessa trois.

À peine le coup de canon avait-il retenti, que l’immense foyer de lumière au milieu duquel était apparu le Gitano, s’éteignit comme par enchantement, et l’obscurité profonde qui remplaça cette clarté éblouissante rendit les ténèbres plus épaisses encore ; on ne distingua plus absolument rien, et l’on n’entendit aucun bruit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien ! Fasillo, que dis-tu de ma vengeance ? demanda le Gitano à son jeune compagnon, après qu’ils se furent beaucoup éloignés du lougre au moyen des longs avirons de la tartane, qu’on avait soigneusement enveloppés, de façon que la manière mystérieuse dont le Gitano disparut pût passer aux yeux des Espagnols pour un nouveau prodige.

— Votre vengeance, commandant, votre vengeance ! Comment donc auriez-vous traité vos amis ? laisser ces misérables !… Par la Vierge ! si vous saviez ce que je souffrais en voyant la pauvre tartane tomber pièce à pièce sous le canon de ces lâches !

— Tu es un enfant, caro mio, si j’avais coulé ces misérables et leur lougre, qui l’aurait su ? on les croirait perdus dans le coup de vent, et demain deux autres lougres se mettraient de nouveau à ma poursuite. Demain, Fasillo, ni brik, ni frégate, ni vaisseau ne l’oseront, tant a été grande la terreur que j’ai su inspirer aux garde-côtes. J’aurais tué douze lâches. Je paralyserai le courage de dix mille braves, parce que dans ton doux pays, on s’y bat vaillamment contre des hommes, mais on a encore peur du diable. — Les moines le savent bien ; aussi ils se servent de Dieu, comme je me sers de Satan. Encore un rôle, Fasillo.

Fasillo ne répondit rien, mais demanda au Gitano ce qu’il comptait faire désormais.

— Ma foi, mon enfant, il ne faut plus penser à la contrebande ; il ne nous reste guère qu’une chance, c’est d’aller offrir nos services aux insurgés de l’Amérique du Sud ; mais avant de partir, je veux revoir la Monja. La terreur de tes compatriotes durera long-temps, Fasillo ; d’ailleurs notre retraite est toujours aussi sûre et aussi secrète : ainsi causons du couvent de Santa-Magdalena, Fasillo.

— Causons, commandant.

Ils causèrent, et longuement.

Quant à Massareo et à son équipage, ils attendirent le jour dans la même position, c’est-à-dire le nez sur le pont du navire, et ce n’est que lorsque le soleil fut tout-à-fait haut, qu’ils osèrent lever la tête ; mais comme ils n’avaient pas manœuvré pendant cette nuit terrible, ils se trouvèrent échoués sur la côte de Conil, en face de la tour qui sert aux signaux.

Alors ces malheureux, pâles et défaits, se soulevant à peine, se regardèrent avec un reste de frayeur, et d’un bond sautèrent sur la grève, en se sauvant à toutes jambes, comme si le Gitano eût été sur leurs traces.

Ils trouvèrent un asile à Conil ; là ils racontèrent longuement le prodige infernal, et ce récit, déjà dénaturé par eux, prit, en passant par la bouche des paysans de Conil et des environs, un caractère tel, que ce n’était plus une tartane, mais un immense vaisseau rempli de légions de démons vomissant des flammes, portant des ailes de feu, et ayant à leur tête le Gitano, — ou plutôt Satan lui-même, comme on l’avait dit judicieusement dans la boutique du barbier, — qui s’était élancé du fond de l’Océan, au moment où la tartane venait de s’abîmer sous les coups du garde-côte ; enfin ce fut une histoire digne du Romancero, mais qui, toute absurde qu’elle était, et suivant la prédiction du Gitano, tint pendant long-temps tout le littoral en haleine, et porta à son comble la terreur qu’inspirait le nom du damné.




CHAPITRE XI.

Amour.


Je voudrais avoir autant de sens que les belles nuits ont d’étoiles, pour les occuper tous de notre amour, je pense que c’est par là que les anges sont heureux entre toutes les créatures.
Ch. Nodier, Roi de Bohême. —


Oh ! que j’aime une nuit d’été, une douce nuit d’Espagne, avec son ciel transparent et bleu comme le ciel des beaux jours de France, et sa lune plus étincelante que leur soleil ! car alors tout est mystère et silence, tout grandit dans l’obscurité ; car alors le léger frémissement de l’aile diaprée d’un phalène, une fleur qui, détachée de sa corolle, tombe et bruit sur une feuille sèche, le murmure des rameaux que l’air agite et balance, résonnent plus à votre oreille inquiète et attentive que le canon qui tonne dans un jour de bataille, que les cris de joie de tout un peuple dans un jour de fête.

Voyez le couvent de Santa-Magdalena : maintenant que le soleil ne le dore plus de ses rayons, comme il s’élève imposant avec ses noires et hautes murailles et ses vastes portiques gris, découpés en festons ! comme ses tours pesantes, ses longues galeries désertes encadrent bien la sombre verdure des vieux chênes ! comme ces grandes ombres font ressortir la lumière blanche et vive qui éclaire les murs, argente les toits de plomb et la brillante aiguille du clocher !

Je vous le dis, tout est silence ; on distinguerait le vol d’un papillon de celui d’une abeille.

Tenez ! n’entendez-vous pas les violentes pulsations d’un cœur qui bondit et les élans d’une respiration saccadée ? N’entendez-vous pas jusqu’au souple et frais gazon crier sous le léger fardeau qui le presse ?

Glissez-vous derrière ce chèvrefeuille qui entoure ce beau palmier de ses guirlandes de pourpre… Voyez… Vrai Dieu ! c’est la Monja ! c’est le Gitano !

Un pâle et faible rayon de la lune se jouait sur ce joli groupe. Le Bohémien était assis aux pieds de la nonne, ses coudes sur les genoux de la jeune fille ; il souriait avec amour à cette tête d’ange, et se prêtait aux caprices enfantins de la Monja, qui tantôt voilait ce front large et élevé, tantôt le découvrait en écartant son épaisse chevelure.

— Ange de toute ma vie, dit enfin Rosita, je voudrais mourir ainsi, dans tes bras, mes yeux fixés sur les tiens, mes mains dans les tiennes ! — Non pas moi, mon amour ; c’est ainsi que je voudrais toujours vivre, répondit le Gitano.

— Oh oui ! toujours vivre ainsi ; car vivre, c’est être près de toi ; vivre, c’est t’aimer… Aussi ma prière de chaque soir est que la Vierge protège nos amours, caro mio !

— Elle les protège aussi, cher ange : vois, tout nous sourit.

— Pourtant, te souvient-il de cette tempête ? Jésus ! quelle frayeur en te voyant escalader les murs à la lueur des éclairs, pour regagner ta chaloupe ! Le ciel était en feu, sainte Vierge ! et je vis plus tard, aux blessures de tes mains, que tu avais été obligé de t’attacher aux roches aiguës, au risque d’être enlevé par les lames furieuses.

Et, encore tremblante du danger passé, elle s’enlaça fortement de ses deux bras, comme si elle eût voulu se soustraire à un péril imminent. — T’en souviens-tu ? dis…

— Non, mon ange, je ne me souviens que du baiser que tu me donnas en me disant adieu.

— Te souviens-tu de la course de taureaux ? du jour où je te vis dans la plaine qui s’étend dans le cloître ? Oh ! comme mon cœur battait quand je compris à tes gestes que tu m’avais reconnue, et quand j’entendis ta voix sous ma fenêtre !

Et puis, dit-elle plus bas, quand, au moyen d’une flèche, tu me lanças une échelle de soie dans ce jardin ?… Comme ma main tremblait en l’attachant au pied de ce palmier !

— Ma main tremblait aussi, Rosita.

— Te souviens-tu… ? Mais pourquoi parler du passé, ô mon amant ! le présent est à nous, à nous le présent et son délire, et sa joie enivrante, et ses brûlantes caresses, et sa douce lassitude… Va… quand je serai seule, quand, dans une ardente insomnie, mon sein palpitera, mes yeux se noieront de larmes, alors… il sera temps d’invoquer mes souvenirs.

Et sa tête se pencha sur celle du Gitano, et leurs bouches se pressèrent. — Oh ! viens, dit-il en la soulevant doucement, viens promener sous ces vieux orangers et respirer leur parfum… Tiens ! vois-tu, Rosita, je suis ton cavalier ; cette sombre allée, c’est le Prado de Madrid ; viens, mon amoureuse, enlace ton bras au mien, baisse la longue dentelle de ta mantille sur tes yeux brillans, et viens voir ces beaux équipages, ces magnifiques livrées. Et puis, ce vieux cloître noir et silencieux, c’est le théâtre. Viens au théâtre, tout resplendissant d’or, de cristaux et de lumière. Voici le roi, voici la reine et leur cour étincelante de pierreries ; on se lève, on salue. Toi, tu entres dans ta loge, ta robe est blanche comme ton sein, une fleur pourpre comme tes lèvres est enlacée dans tes cheveux… On se lève aussi, Rosita, on se lève pour toi, comme pour la reine de toutes les Espagnes, en disant : — Qu’elle est belle !

Et il regardait la jeune fille en souriant, et il épiait une pensée de vanité sur ce front pur et candide.

— Oh ! j’aime mieux le vieux cloître et ton amour, reprit-elle ; et comme elle se rapprochait de lui, son pied heurta contre une pierre verdâtre ; elle trébucha. — Qu’est-ce que ceci, mon amour ? demanda le Gitano.

— Une tombe ! dit la jeune fille en l’arrêtant comme il allait fouler cette terre sacrée ; elle se signa.

— Eh quoi ! une tombe ici, dans le jardin de ce cloître ; mais je croyais que les chrétiens n’enterraient leurs morts que dans une terre bénie : celle-ci l’est-elle donc ?

— Non, sainte Vierge ! car on dit bien bas, bien bas dans le cloître, que cette fosse est celle de Pepa, de Pepa, qui un jour osa fuir cette sainte retraite ; mais on l’atteignit sur la route de Séville ; son amant fut tué en la défendant, et elle…

— Eh bien ! et elle, cher ange ?

— Oh ! elle fut ramenée prisonnière dans le couvent, et mourut de mille morts. Trois ans de supplice, mon amour, couchant sur un lit de pierres aiguës, sans sommeil, sans repos, battue chaque jour, et vivant de la nourriture la plus misérable, dans laquelle encore on jetait des animaux immondes pour la mortifier ici bas, et lui faire expier son crime, disait la supérieure.

— Ainsi, par le disque du soleil ! s’écria le Bohémien, si l’on nous surprenait… ? Et il regardait la jeune fille avec anxiété, car cette cruelle question lui était pour ainsi dire échappée malgré lui, et il sentait tout ce qu’une pareille supposition devait avoir d’affreux pour elle.

— Je mourrais comme Pepa, répondit l’enfant en souriant avec une admirable expression d’amour et de résignation ; comme elle, je mourrais pour mon amant. Oh ! je le savais, j’y avais pensé.

— Eh quoi ! cette horrible destinée…

— Est mille fois moins horrible qu’un jour passé sans te voir, sans te dire : Je t’adore… murmura-t-elle entre ses dents convulsivement serrées, et se laissant glisser à ses pieds toute frémissante…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Tu le veux ? adieu, dit-elle avec un profond soupir.

— Oui, adieu, mon ange, il faut nous quitter. Vois, déjà la nuit est moins sombre, les étoiles pâlissent, et cette lueur rougeâtre annonce le retour de l’aurore. Encore adieu, ma Rosita.

— Encore un baiser… un seul… le dernier ! âme de ma vie.

Et le soleil dorait déjà la cime des hautes tourelles du couvent que ce dernier baiser durait encore.

Enfin le Gitano s’arracha des deux bras qui l’étreignaient amoureusement, regagna son échelle de soie, et la gravit avec son agilité habituelle.

La Monja, assise au pied du palmier, suivait tous ses mouvemens d’un œil inquiet et charmé. — À ce soir, disait-elle, à ce soir, mon seigneur, mon amour.

Le Bohémien, arrivé au dernier échelon, s’étant retourné une dernière fois pour sourire encore à Rosita, s’apprêtait à enjamber le mur, lorsque l’échelle se replia tout à coup sur elle-même, glissa rapidement le long de la muraille, et le Gitano tomba aux pieds de la nonne, sanglant, mutilé, le crâne ouvert ! On venait sans doute de couper les amarres qui retenaient l’échelle en dehors.

— Je suis trahi ! s’écria le Bohémien, et ses yeux se tournèrent vers la nonne, qui était à genoux, les mains jointes, pâle, immobile, le regard fixe, la respiration suspendue.

— Rosita, Rosita, tâche de me traîner derrière ces orangers, avant que le jour paraisse, car je ne puis me soulever. Oh ! je souffre bien.

Le malheureux avait la cuisse brisée, et les os trouaient la peau.

— Rosita, mon amour, ma Rosita, aide-moi,… répéta-t-il d’une voix faible.

La nonne poussa un éclat de rire violent et saccadé, ses yeux s’agrandirent d’une manière effrayante, mais elle ne bougea pas.

— Enfer ! la malheureuse devient-elle folle ? s’écria le Gitano, et il voulut prendre la main de la jeune fille, mais ce mouvement lui arracha un cri perçant.

Sa fracture était vive et saignante.

Tout à coup on entendit un bruit, d’abord sourd et confus, dans la direction de la porte du jardin.

— Rosita, Rosita, c’est ton amant qui t’en prie, sauve-toi, du moins, sauve-toi, disait le Bohémien d’un ton déchirant.

Elle restait immobile et agenouillée devant lui.

Le bruit devenant plus distinct et plus rapproché, il essaya de se traîner derrière un épais bouquet de chèvrefeuille, qui pouvait le cacher à tous les yeux.

Après des souffrances inouïes, il parvint à s’y blottir.

Tout à coup la porte du cloître s’ouvrit, et une foule de douaniers, de moines, de gens du peuple, envahit le jardin en poussant d’atroces rugissemens.

— Mort au damné ! mort au maudit ! criait-on de toutes parts.

Le Gitano se glissa comme un serpent derrière une touffe d’aloës. La foule arriva près du mur, auprès du palmier, et là trouva la nonne, toujours agenouillée, toujours immobile, toujours les mains jointes.

Ces cris désordonnés la tirèrent du paroxysme où elle était plongée ; elle baissa les yeux, vit du sang fraîchement répandu, et sourit. Mais ses lèvres s’étaient si convulsivement rétrécies que ce sourire était atroce.

La foule frémit, se signa, et resta muette.

La nonne alors, faisant signe de la main à ceux qui l’entouraient, se mit à suivre à genoux la trace sanglante que le Gitano avait laissée sur le sable.

Tous marchaient en silence et frappés d’horreur ; ils arrivèrent enfin au buisson qui recélait le Bohémien.

Là, Rosita s’arrêta un moment pour écarter les feuilles épaisses et vernissées des aloës, se fit jour à travers cet épais taillis, se traîna auprès du maudit, poussa un cri terrible, et tomba à ses côtés… morte…

— Le renégat est là ! Cernez cet endroit, et repoussez le peuple.

Rends-toi, chien, car vingt carabines sont braquées sur toi. En joue, vous autres, s’écria le commandant des garde-côtes.

Les batteries craquèrent.

— Pauvre enfant, tu ne souffriras pas leurs tortures, au moins, dit le Gitano en regardant la Monja, et une larme que les plus affreuses douleurs n’avaient pu lui arracher tomba sur sa joue brûlante.

— Rends-toi, renégat ! ou je fais feu, répéta le commandant.

— Vous êtes des vaillans, mes fils, répondit le Gitano : le cerf est aux abois, et vous le craignez encore ! belle chasse, sur ma parole.

Il se tut, on se précipita sur lui, on le garrotta, et trois jours après il était à Cadix, dans la prison de San-Augusto, sous la garde d’un bataillon de miliciens.


Depuis long-temps, des pêcheurs, en signalant la présence d’un canot qui croisait la nuit, en vue des murs du couvent, avaient éveillé les soupçons de l’Alcade. On embusqua des hommes dans les enfoncemens des rochers ; on épia les démarches du Gitano ; on le suivit, on le vit aborder, lancer son échelle, on attendit ; et quand on s’aperçut à la tension des cordages qu’il remontait, on les coupa au dehors, et il arriva ce que vous savez.




CHAPITRE XII.

La Chapelle ardente.


Par ma barrette ! croyez-vous qu’on soit à son aise sur un édredon de cette étoffe, s’écria La Balue, on cherchant à s’allonger dans sa cage de fer.
De Forges-le-Routier. — Hist. du temps de Louis XI.


Tout au milieu de la place San-Juan, là, auprès du rempart, s’élève une assez jolie rotonde, surmontée d’un toit d’étain, luisant comme la coupole d’un minaret. L’espace qui règne entre chaque assise de pierre est rempli par de fortes grilles de fer, de façon que ce monument représente assez bien une vaste cage circulaire.

Au centre est une belle chapelle, toute chargée de cierges de cire blanche, avec de riches ossuaires de drap noir, couverts de larmes et de têtes de morts brodées en argent ; au pied de l’autel est posé, d’un côté, un simple cercueil de sapin, ouvert et préparé. De l’autre, un lit composé de trois planches et d’un sac de cendres ; enfin, dans une séparation fermée par une balustrade, est un homme vêtu de rouge, qui prie agenouillé et recueilli. Celui qui, assis sur le bord de ce lit, se courbe sous le poids de ses lourdes chaînes, c’est le Gitano ; — ce cercueil, c’est le sien ; — l’homme qui prie agenouillé et recueilli, c’est le bourreau !

Le Gitano a été jugé, condamné, et, suivant l’usage, il reste en capilla ou chapelle ardente, pendant les trois jours qui précèdent son supplice.

Cette coutume bizarre, léguée par l’inquisition, consiste à chanter au condamné les prières des agonisans pendant le temps qu’il passe en capilla ;

À l’empêcher de dormir le jour et la nuit, afin qu’il mortifie son corps et son âme, et qu’il puisse méditer à loisir sur le long voyage qu’il va bientôt entreprendre ;

À lui offrir toutes les consolations religieuses que peuvent donner des moines et des capucins !!

À l’habituer doucettement à des idées de néant, en lui mettant sous les yeux le cercueil qui doit recevoir son cadavre, et le bourreau qui doit le délivrer de cette vie de misère et de tribulation.

Le bourreau est aussi retenu dans la rotonde pour un autre motif : il s’agit de le purifier à l’avance de l’homicide qu’il va commettre.

Tout se passait donc dans l’ordre voulu : les cierges brûlaient, les moines chantaient, le bourreau priait, et le cercueil attendait béant.

Le Gitano bâillait à faire frémir, et appelait l’heure de son supplice avec autant d’impatience qu’un homme qui a bien sommeil et qui désire son lit.

Pourtant il s’en manquait encore de dix-sept heures.

Les moines cessèrent de chanter, car la voix se fatigue ; le bourreau se releva, car la pression du pavé sur les rotules est bien douloureuse. Une peau de bouc remplie de tintilla circula entre les capucins et l’exécuteur. Il est juste de dire que celui-ci but le dernier ; et, comme après tout il était bon humain, il passa l’outre à travers un barreau, et l’offrit au Bohémien.

— Merci, frère, dit celui-ci.

— Par le Christ ! vous êtes bien dégoûté, répliqua le digne homme ; mais, je le vois, vous me méprisez à cause de mon état. Écoutez donc, compère, il faut que tout le monde vive, et j’ai des charges : j’ai une vieille grand’mère infirme, une épouse adorée, et deux tout petits enfans, avec de beaux cheveux blonds et de fraîches joues roses, qui à l’heure qu’il est rougissent peut-être leurs jolies mains potelées en touchant à mes outils. — Et bien plus !…

Le Gitano l’interrompit par un mouvement si brusque, que toutes ses chaînes résonnèrent comme s’il les eût brisées.

— Est-ce bien possible ! disait le damné, les yeux fixés sur une belle grande jeune fille, qui, mêlée à la foule curieuse, venait d’écarter un instant sa cape de soie noire, en lui faisant un signe expressif. — Fasillo, Fasillo ici ! répétait-il avec les marques du plus grand étonnement.

Les psalmodies des capucins recommencèrent avec une nouvelle vigueur, l’homme à la casaque rouge se remit à sa purification, et le Gitano retomba dans ses pensées, car la grande jeune fille avait disparu.

Vaincu par la fatigue et l’insomnie, il commençait à sommeiller, lorsqu’un carme, qui s’en aperçut, lui chatouilla benoîtement les narines avec une plume en lui disant : — Songe à la mort, mon frère.

Le Bohémien se réveilla en sursaut et lança un regard terrible au saint homme.

— Bénissez-moi plutôt, mon frère, dit celui-ci, car voici le révérend Paolo, supérieur de San-Francisco, qui vient à vous.

En effet, un puissant moine entrait dans l’enceinte, les yeux baissés, les mains croisées sur la poitrine. — Ave Maria purissima, mater Dei, murmura-t-il en s’approchant, et il fit un signe au carme, qui s’éloigna sans attendre le répons.

Le moine s’assit auprès du Gitano, qui le regardait avec une singulière expression de mépris et d’ironie ; et, ayant soupiré profondément plusieurs fois, il s’exprima ainsi d’une petite voix aigre et mordante, qui contrastait avec son énorme rotondité :

— Que le ciel vous soit en aide, mon frère.

— Dites plutôt le diable, mon frère.

— Vous vous obstinez donc à mourir dans l’impénitence finale ?

— Mais, oui.

— Songez donc, mon frère, de quelle gloire vous vous couvririez en faisant une abjuration de vos erreurs, et en entrant dans le giron de notre sainte Église.

— Pour si peu de temps, est-ce la peine !

— Mais la vie éternelle, mon frère ?

— Ne faites donc pas le prêtre avec moi, compère ; ce qui vous intéresse avant tout, c’est de voir ma conversion opérée par un moine de votre ordre, je le conçois : une conversion comme celle-là peut bien vous amener une centaine de fidèles de plus, et ça en vaut la peine.

— Le ciel, mon frère, m’est témoin…

— Finissons, tout cela devient si niais et si plat, que vous me dégoûtez. — Holà ! mon compère au gilet rouge, abandonnez-vous donc si vite vos nouvelles connaissances ? cria le Gitano au bourreau, sans vouloir répondre davantage aux supplications du révérend.

Le bourreau accourut vite, la figure riante et épanouie. — À la bonne heure ; causons un peu, car c’est toi, mon brave ami, qui vas me renvoyer dans le néant. Bel état que le tien ! Tu fais ce que leur Dieu ne pourrait faire : à heure fixe, à point nommé, tu éteins une vie comme on souffle un flambeau, dit le Gitano.

— Le fait est, mon frère, que cela ne dure guère plus, repartit le bourreau en souriant.

— Ma foi ! ces gens veulent que je me confesse ; je te choisis, toi : tu entendras de bizarres révélations ; mais non, tu aurais peur !…

L’homme au gilet rouge pâlit. Le moine, qui s’était tu jusqu’alors, se leva, sortit un moment, puis rentra accompagné de deux vigoureux galiegos, qui portaient des cordes.

— Mes frères, leur dit-il doucement en leur montrant le Gitano, ce pécheur endurci n’est déjà que trop à plaindre, empêchez-le donc de se damner davantage en prononçant de si horribles blasphèmes. Bâillonnez-le, mes fils, et que Dieu l’ait dans sa sainte garde !

Puis il s’en alla, et l’on bâillonna le Gitano, mais ses yeux devinrent rouges et brillans comme des charbons ardens.

Comme il paraissait assez calme au bout de deux heures, on lui retira son bâillon, d’autant plus que quelques jolies femmes de la meilleure société de Cadix, qui se pressaient aussi autour de l’enceinte, avaient fort justement fait observer qu’il serait impossible de bien voir les traits du Bohémien, tant que cette vilaine plaque de cuir lui couvrirait le nez et la bouche.

Or, le bâillon tomba devant des raisons aussi philanthropiques.

Mais tout le monde ne portait pas ce tendre intérêt au Bohémien ; les uns applaudissaient au jugement de la Junte, les autres se promettaient un grand plaisir le jour du supplice, plusieurs adressaient même de furibondes interpellations au Gitano, qui se contentait de sourire.

Un, entre autres, un grand homme, sec et pâle, Corrégidor de Séville, qui se trouvait à Cadix, pour suivre un procès, s’acharnait surtout après le malheureux condamné ; c’était à chaque instant : — Quel scélérat !

— Quel bonheur pour la société, qu’un pareil monstre soit puni suivant ses mérites.

— Je le verrai étrangler avec joie.

Il paraît que le Bohémien se lassa de ces injures.

Il redressa fièrement sa tête, et s’écria d’une voix sonore :

— Seigneur don Perès, vous êtes peu charitable.

— Qui a dit mon nom à ce misérable ? demanda l’homme, pâle, confus et étonné.

— Oh ! mon maître, je sais bien autre chose ; et votre villa près du Guadalquivir ? et ce joli boudoir tout tapissé de nattes de Lisma, avec ses persiennes vertes, et son bassin de marbre blanc ?

— Jésus ! comment ce démon peut-il connaître…

— C’est-là que, pendant la chaleur ardente du jour, la señora Pérès venait chercher le silence et le frais.

— Chien ! ne profane pas un nom respectable. Mais, il n’y a donc plus de lois, plus de justice. Tu mens ! tais-toi, ou je te fais bâillonner de nouveau, disait le Corrégidor en fureur.

Mais la foule, qui commençait à trouver l’entretien fort amusant, se rapprocha davantage, et le señor don Perès, se trouvant dans l’impossibilité d’effectuer sa retraite, le Gitano continua :

— Vous dites que je mens, seigneur don Perès, voulez-vous des preuves ?

— Te tairas-tu, renégat !

— En voici donc. La señora est belle et jeune, brune, avec des yeux noirs comme l’aile d’un corbeau ; grasse et blanche, et puis un pied, une taille, une main à rendre fou un chanoine de l’Escurial.

— Infâme ! oses-tu bien…

— Enfin, au bas de l’épaule gauche, un petit signe noir, coquet, velouté, fait encore ressortir l’éblouissante blancheur d’une peau de satin… — Ce n’est pas tout !

Le Corrégidor écumait de rage, et ne pouvait trouver une seule parole pour répondre au Gitano, et aux plaisanteries dont la foule l’accablait sans pitié. Enfin, il s’écria en se précipitant sur la grille : — Mais cet infernal Bohémien a donc su par quelque camériste de ma femme… ou bien serait-ce… ?

— Non, seigneur Perès, non, reprit le Gitano, je l’ai su du capitaine de vaisseau que vous receviez chez vous, à Séville, car ce capitaine… c’était…

— Achève donc, scélérat !

— C’était moi !… Votre niño est-il baptisé, seigneur ?

La fureur de don Perès était à son comble, il se rua avec violence sur la grille ; vains efforts, le Gitano était à l’abri de sa colère.

— Je m’en doutais ! Et il ne sera pendu qu’une fois ! hurlait l’infortuné Corrégidor, en s’accrochant aux barreaux.

Enfin, des amis charitables l’entraînèrent, la foule s’écoula peu à peu, et quand la nuit vint, il n’y avait presque plus personne autour de la chapelle.

— Je suis donc débarrassé de ces stupides curieux ! dit le Gitano, comme onze heures sonnaient à l’église de San-Francisco. Mais non, en voici encore, et de la plus dangereuse espèce ! s’écria-t-il en voyant deux prêtres vêtus d’une soutane noire, s’avancer vers la chapelle.

Le frère-gardien fut à leur rencontre. — Que voulez-vous ? demanda-t-il durement au plus âgé, car on sait quelle haine la race monacale porte au reste du clergé.

— Entendre ce chrétien, qui nous a fait appeler, répondit gravement le prêtre.

— C’est impossible. Par saint Jacques ! il a renvoyé le révérend père Paolo, en le traitant comme un muletier ivre.

— C’est-à-dire que nous mentons, chien maudit ! s’écria le compagnon du vieux prêtre, qui, malgré le large chapeau rabattu sur son visage, paraissait beaucoup plus jeune.

Le Gitano, calme jusque-là, était resté simple spectateur de cette scène ; mais, entendant cette voix bien connue, il s’écria :

— Misérable carme ! laisse entrer ces dignes prêtres ! c’est moi, moi, le Gitano, qui les ai fait chercher pour recevoir mes dernières volontés ; pour me confesser. Ainsi, qu’attends-tu ?

— Puisque vous le voulez, mon frère, dit le carme déconcerté, à votre aise ; mais, par la Vierge ! quel tort vous avez eu de ne pas accepter la médiation du père Paolo, il est si bien avec l’Éternel ! Amen.

Au moment où le gardien allait traverser l’enceinte qui le séparait du Gitano, le jeune prêtre se jeta sur la main du Bohémien et la baigna de ses larmes.

— Imprudent ! Vous allez vous perdre, s’écria son compagnon en se jetant devant lui pour le cacher aux yeux du carme ; puis, quand ce dernier fut éloigné, il s’approcha du Gitano et lui dit :

— Je sais, monsieur, quelles sont vos intentions, vos croyances, vos volontés, je n’abuserai pas des momens, ils sont précieux, écoutez-moi : — Il y a une heure, ce jeune homme qui est peut-être le seul ami que vous ayez dans le monde, s’est jeté à mes pieds. Il m’a tout dit, et vos crimes et vos erreurs !… Il m’a demandé enfin de favoriser une dernière entrevue qu’il voulait avoir avec vous à tout prix, j’y ai consenti. C’est peut-être une faiblesse, mais dans le moment solennel où vous vous trouvez, j’ai cru que puisque vous refusiez les consolations de la religion, celles de l’amitié au moins vous aideraient à supporter votre affreuse position. — Vous savez tout ! Quand minuit sonneront, il faudra vous quitter. — Je vais prier pour vous, car l’homme qui est capable d’inspirer un pareil dévoûment ne doit pas être entièrement criminel !

Et le vénérable prêtre s’agenouilla au pied de l’autel.

— Monsieur, dit le Gitano, je suis fâché que ma reconnaissance ne puisse être que d’une aussi courte durée…

— L’heure s’avance,… reprit le prêtre.

— Hélas oui ! dit le Bohémien, et s’adressant à Fasillo, car c’était bien lui qui, morne et abattu, le considérait d’un œil fixe. — Eh bien, Fasillo, mon enfant, adieu ! Nos projets…

— Mon commandant ! mon pauvre commandant ! — Et il pleurait. —

— Tiens, vrai, je regrette la vie à cause de toi ; je t’aimais.

— Je ne vous survivrai pas.

— Enfant ! n’as-tu pas encore ma tartane, mes noirs ! Va-t’en, fuis en Amérique… Tu es jeune,… brave…

— Non, je vous vengerai,… ici !

— Fasillo, tu exécuteras mes ordres ; je te le défends.

— Vous serez vengé ! Mon plan est là, fixe, arrêté comme la mort qui vous menace, car vous allez mourir. Vous, si brave ! si grand ! mourir ! mourir comme un misérable, disait le pauvre Fasillo à voix basse, de peur d’éveiller les soupçons des gardiens, — et il se tordait les bras. —

Le Gitano passa une main sur son front.

— Tiens, Fasillo, finissons cette scène, elle est atroce. Adieu ! Laisse-moi.

— Commandant, pas encore, pas encore !…

— Écoute, mon enfant, tu trouveras, dans une cassette de fer, des cheveux ; ce sont ceux de ma pauvre sœur. Tu trouveras une vieille ceinture, c’était celle que mon père portait quand il fut tué. Tu les brûleras ! Le reste t’appartient. Tout ! jusqu’au sachet qui te rendra maître du juif de Tanger, s’il te prend fantaisie d’y retourner.

— Mais vous, ne pouvoir vous sauver, voir votre agonie, vos souffrances !

— Par la foudre ! Fasillo, oublies-tu, mon enfant, nos longues et rudes traversées, nos dangers, nos périls, et au bout de tout cela des fatigues nouvelles ! tandis que demain, Fasillo, demain, du repos, du vrai repos, et pour toujours. Ne me plains donc pas ; c’est pour toi que je souffre. Enfin, adieu ! fuis l’Espagne ; gagne une autre terre ; vends la tartane, les noirs, et vas-y vivre tranquille, heureux, et, au milieu de ton bonheur, quelquefois une pensée pour le Bohémien.

Fasillo tomba à ses pieds.

— Ne trouves-tu pas, mon enfant, qu’il est malheureux de finir ma vie par où j’aurais dû la commencer ? Si j’avais eu à vingt ans un ami comme toi et une maîtresse comme Rosita, je ne serais pas en chapelle ardente, j’aurais eu encore mes illusions, j’aurais eu une famille, de douces affections, et je me serais un jour paisiblement éteint au milieu de mes petits-enfans. Bizarre destinée ! — Et après une pause, il détacha un mouchoir de soie rouge qui entourait son col, et le donna à Fasillo : — Tiens, tu le porteras pour l’amour de moi. Adieu !

— Ah ! jusqu’à la mort…

— Allons !… adieu.

L’horloge de San-Francisco sonna minuit.

Chaque coup vibra d’une manière déchirante au cœur du pauvre enfant ; au dernier, il tomba comme évanoui.

Le Gitano poussa un cri, le prêtre accourut et en même temps le carme.

— Sainte Vierge ! qu’éprouve donc votre compagnon ? demanda le gardien.

— Ce n’est rien : l’émotion en entendant le grand coupable.

— Venez, mon fils, remettez-vous, disait le bon vieillard en soulevant Fasillo.

Celui-ci reprit ses sens, regarda autour de lui, et se précipita encore dans les bras du Gitano.

— Quelle charité ! disait le gardien, il va se meurtrir avec les fers de ce bandit.

Le prêtre fut obligé de l’arracher de ses bras, presque sans connaissance.

— Monsieur ! lui dit le Gitano, je voudrais vous revoir demain.

Il resta seul, médita profondément toute la nuit, et lorsque les cloches de l’angelus et les dernières lueurs du matin le tirèrent de sa rêverie, il passa la main sur son large front, et dit : — J’ai beau faire, je ne puis croire à une éternité ! puis il ajouta en souriant : — Je rirais bien pourtant, si je me trompais !…




CHAPITRE XIII.

El Garotte.
— LE GARROT. —


Pendu, jusqu’à ce que mort s’en suive.
Il me semble que vous devez bien regretter cette belle vie, lui dis-je, avec l’air du plus grand intérêt.
J. Janin, l’Âne mort.

Au milieu de la place San-Juan-de-Dios, s’élève une estrade, deux escaliers y conduisent ; au centre est un fauteuil de bois fort simple, adossé à un long pieu ; deux lignes de miliciens s’étendent de chaque côté de cet échafaud, et forment un long cordon qui va rejoindre la porte de la chapelle ardente. Une foule innombrable encombre la place, et garnit les fenêtres et les toits des hautes maisons de ce barrio ; enfin, les remparts, et jusqu’aux fortifications qui défendent la porte de terre, sont envahis par la multitude. — Il est onze heures, le soleil brille, et la haute coupole de Saint-Jean se détache sur un ciel pur et bleu.

Le barbier Florès, à un homme du peuple.

Faites-moi la faveur, mon compère, de me laisser un peu passer devant vous, votre taille vous permet de voir par-dessus ma tête, et, Dieu me sauve ! ces spectacles sont malheureusement si rares qu’entre chrétiens il faut s’aider un peu dans la voie du salut.

L’homme du peuple.

Allons, passez, seigneur, et ne m’oubliez pas dans vos prières.

Florès.

Santa-Carmen vous bénira, mon compère, et vous ne regretterez pas de m’avoir obligé quand vous saurez que j’ai de curieux détails sur le renégat qu’on va tout à l’heure étrangler.

Une jeune fille.

Sainte Vierge ! vous l’avez vu peut-être ? Quel bonheur ! Une telle faveur n’est pas faite pour des gens comme nous ; pendant ces trois jours que le damné vient de passer en capilla, les bonnes places auprès de la grille n’étaient que pour les grandes dames.

Une autre jeune fille, toute chargée de rubans et couverte de fard et de mouches.

Je suis donc une grande dame, moi, car je l’ai vu comme je vois le plat à barbe de ce barbier aux jambes de héron, et, par ma patronne !…

Le barbier Florès, avec une intonation colérique.

Ta patronne, ma fille, ne figure pas dans le calendrier, et si je ne m’abuse, elle a souvent fait le tour de la ville, la tête rasée, et montée sur une bourrique, le visage tourné du côté de la queue.

La jeune fille, tirant son couteau de sa jarretière.

Barbier de l’enfer, ton gosier est trop étroit pour de telles paroles ; par le Christ ! je vais te l’agrandir.

Un Majo.

Allons, tais-toi, hé, la fille aux rubans, hé ! retourne rue del Fideo, chanter sur ta guitare et baisser ta jalousie pour jeter des fleurs aux passans. Si tu as vu le Gitano d’aussi près, c’est que probablement le bourreau t’a souvent aidée à détacher ta mantille, et il t’aura protégée dans cette circonstance. Lui arrachant son couteau. ― Demonio ! ne joue pas avec cette épingle, car tu te blesseras et moi aussi. Veux-tu que je la remette à son ceinturon, fille de mon âme ?

La jeune fille.

Chien d’hérétique, je serai vengée, car voilà le frère José.

Un capucin, portant d’une main une lanterne, sur laquelle sont peints des diables au milieu des flammes, et de l’autre, une bourse.

Pour les âmes en souffrance dans le purgatoire, mes frères, donnez au nom du Christ. Le ciel vous le rendra.

Les assistans saluent humblement, s’agenouillent avec componction, et ne donnent rien du tout.
La fille aux beaux rubans.

Ave Maria, recevez ce réal, frère José, et priez pour que ce chien de Majo soit éventré à sa première débauche. — Dites donc, frère José, vous verrai-je bientôt ? Ma natte est blanche, mes alcantaras sont garnis de fleurs nouvelles, et j’ai de royaux cigares de la Havanne.

Le capucin, tournant rapidement les talons, et criant d’une voix haute : Por las almas del purgatorio, señores !
La jeune fille.

Frère José, frère José, vous m’avez donc oubliée, je n’ai pourtant omis ni une messe, ni un angélus.

Florès.

Il paraît, mes compères, que le révérend dirige la conscience de la señora : heureusement qu’il est robuste, car ce doit être une terrible tâche ? Amen.

La jeune fille.

Caramba ! il est bien dur, mes seigneurs, d’entendre ainsi calomnier un saint homme par un communero, un franc-maçon !

Plusieurs voix.

Un maçon ! un communero ! où donc, où donc le maçon ?

Florès, pâlissant.

Par le sein de ta mère ! tais-toi, fille ; ne plaisante pas ainsi, il n’en a pas fallu davantage pour faire assommer Pérès.

La jeune fille.

Vous entendez, mes seigneurs, il connaissait Pérès, qui reçut, par la grâce de Dieu, plus de coups de bâton que ce barbier hérétique n’a rasé de mentons dans sa vie. Voyez plutôt, il a un ruban vert autour du col ; par la Vierge qui me voit et m’éclaire ! c’est un maçon ! Éloignez-vous, mes fils, éloignez-vous ! Rumeur dans le peuple.

Plusieurs voix.

À la mer le communero ! — Mort au maçon ! — À la mer !

Florès.

Je vous jure, par le sang de la croix, mes compères, que ce ruban ne signifie rien, et que…

Un paysan

Tiens, carrajo ! ah ! tu oses te mêler à la société des chrétiens !

Un autre.

À toi ce coup ! et voyons si tes frères te secourent, demonio. Appelle-les à ton aide.

Plusieurs voix.

À la mer ! — À la mer !

La jeune fille.

Bravo ! mes seigneurs, la Vierge vous bénira, rapportez son ruban vert et sa tête à l’Alcade, et les quadruples ne vous manqueront pas plus que les indulgences pour ce carême.

Florès, battu, poussé, déchiré, passe pour ainsi dire de mains en mains, jusqu’au rempart qui est baigné par la mer ; là, un vigoureux Andalou le saisit, et le jette à l’eau en criant :

Dieu me sauve ! Ainsi meurent les maçons hérétiques et les constitutionnels, ennemis du roi absolu !

La foule.

Bravo ! — Viva el rey absoluto !

Un marin.

Silence ! silence, mes fils, voilà, si je ne me trompe, le cortège qui commence à défiler. Vrai Dieu ! c’est un beau jour pour moi.

Un paysan.

Pour vous comme pour tout le monde, seigneur marin.

Le marin.

Plus beau pour moi, par saint Jacques ! N’étais-je pas à bord du garde-côtes qui lui donna la chasse sous le commandement du capitaine Iago.

Plusieurs voix.

Comment, seigneur, vous avez assisté à cet effrayant combat ! Sainte Vierge ! et vous vivez !

Le marin.

Heureusement nous avions communié la veille, mes fils, car sans cela le démon nous entraînait au fond des enfers.

Un paysan.

Mais comment cela est-il donc arrivé, seigneur ? car enfin vous aviez coulé sa tartane, a-t-on dit.

Le marin.

Oui, compère, coulé comme une coquille de noix, et tout à coup elle a reparu derrière nous, couverte de flammes, et chargée de plus de dix mille démons qui jetaient le feu par les yeux et par la bouche !

Plusieurs voix.

Sainte Vierge, priez pour nous !

Le marin.

Et au milieu d’eux tous, le Gitano, le maudit, qui se démenait en blasphémant et insultant le ciel, les saints du paradis et monseigneur le Gouverneur !

La foule.

Jésus, quelle horreur ! et qui vous a délivrés du monstre ?

Le marin.

Notre capitaine avait heureusement une bouteille d’eau, bénite par l’archevêque de Tolède, et comme l’infernal navire était tout proche, on a lancé à bord le saint liquide.

Le paysan.

Avec un canon, compère ?

Le marin.

Non, frère, le coup est parti de la pharmacie du bâtiment ; vous comprenez, et alors tout s’est éteint comme par enchantement, et la tartane s’est abîmée de nouveau au bruit des rugissemens des démons.

Un bourgeois.

Mais, seigneur marin, comment le Gitano a-t-il donc fait pour se laisser prendre dans le jardin du cloître, s’il était doué de cette puissance infernale ?

Le marin.

Juste, parce qu’il était dans un endroit sacré, un couvent. Sainte-Vierge ! fouler la terre d’un couvent, c’est pour un damné comme s’il nageait dans l’eau bénite.

La foule.

C’est vrai ! — Seigneur Dieu ! c’est toujours ainsi ; — qui ose en douter ?

Le bourgeois.

Mais, mes seigneurs, une fois sorti du couvent, dans la rue, ne pouvait-il reprendre sa puissance ?

Le marin.

Mais on avait eu le soin de tremper les chaînes dont on l’a chargé, dans l’eau bénite, et deux moines lui en versaient à chaque instant sur la tête. Aussi, Jésus ! fallait-il voir ses contorsions, c’était au point qu’il ne pouvait marcher.

Le bourgeois.

Je le crois, vrai Dieu ! le malheureux avait la cuisse cassée !

Une femme.

C’était une embûche qu’il tendait pour se faire plaindre. Jésus ! à l’entendre, il souffrait de sa blessure !

Le bourgeois.

Voyez-vous, mes compères, tout, cela ne me paraît pas très-clair, et quoi qu’en disent les moines, je ne crois pas…

Une femme.

Mais vous n’êtes donc pas chrétien alors : vous êtes donc hérétique, puisque vous ne croyez pas aux premiers principes de la religion. Santa-Carmen ! vous me faites frémir ! Sainte Vierge, priez pour moi ! Il ne croit pas !!…

Le bourgeois, se rappelant le sort de Florès, en regardant s’il est loin du parapet.

Señora, je crois en tout, j’ai fait vœu d’un cierge de trente livres à Notre-Dame de Pilar, je porte un chapelet ; tenez.

Plusieurs voix.

Est-ce vrai ? — voyons le chapelet, — c’est peut-être un maçon !

Le bourgeois, fort pâle.

Tenez, mes seigneurs, tenez, voyez-le. Et cette lettre du supérieur de San-Juan qui m’est adressée. Voyez, mes seigneurs, lisez !

Plusieurs voix.

Nous ne savons pas lire. — C’est un piège que nous tend l’hérétique. — Le maçon, à la mer ! ce doit être un maçon.

On se précipite sur le bourgeois, mais à ce moment les chants des moines qui accompagnent le cortège deviennent plus éclatans, et le peuple, abandonnant le bourgeois, qui se réfugie dans une taverne, se presse au premier rang.
Une femme.

Ah ! quel bonheur, sainte Vierge, voici la procession. Nous serons bien, Juana, vois donc, presque à toucher l’échafaud. Dis donc, ma fille, il y a deux échelles.

Juana.

Sans doute, comme ce damné a autrefois commandé un vaisseau royal, on lui a fait la faveur de lui donner un escalier à part, il ne montera pas par celui du bourreau ; c’est toujours agréable.

Un homme.

Demonio ! quelle injustice, on accorde cela à un renégat, et on me le refusera peut-être, à moi.

Juana.

Vois donc, Pepa, voici son cercueil que portent les pénitens gris. Jésus ! qu’ils sont laids avec cet œil qui brille sous leur capuchon.

Pepa.

Voici le bourreau qui suit derrière. Sainte Vierge ! il n’est pas laid pour un bourreau, le rouge lui sied bien. Seulement, qu’il est pâle !

Juana.

C’est tout simple, c’est le bourreau de Cordoue, qui vient remplacer le nôtre ; il faut lui laisser le temps de se reconnaître, il est bien permis d’avoir un peu de timidité, car ici on n’est pas encore habitué à lui.

Un homme.

Dites-donc, commères, voyez-vous le Gitano ?

Juana.

Non, mon fils. Voici les bannières du couvent de San-Juan, et puis les sergens avec leurs carabines prêtes à faire feu, et… s’adressant à Fasillo, qui arrive enveloppé d’un manteau, et qui la coudoie rudement. Mais prenez donc garde, jeune homme ; vous avez manqué de me renverser, sainte Vierge ! Encore ! allons, bien, mettez-vous devant moi, à toucher l’échafaud, la meilleure place. Bas à Pepa. Jésus ! Pepa, quel regard, ses yeux flamboient sous son chapeau.

Pepa.

C’est peut-être le fils d’une victime du damné, et il vient rire à son supplice, c’est si naturel. Mais, le voici ! Après mon jour de communion certainement c’est mon plus beau jour, Juana. Sainte-Vierge, je te remercie de m’avoir si bien placée !

Plusieurs voix.

Ah ! bravo ! — Demonio ! — Chien maudit ! — À la mort le Gitano ! — à la mort !

Un homme.

Je donne vingt piastres pour remplacer le bourreau.

Un autre.

J’en donne quarante, mais je veux l’égorger, qu’on voie son sang.

Une femme, jetant un riche reliquaire aux pieds de l’Alcade.

Ce chapelet vaut vingt quadruples, je le donne à la Vierge, mais que je puisse le mettre à mort.

Fasillo, écrasant le chapelet sous ses pieds, et saisissant violemment le bras de la femme.

Silence, femme ! si tu tiens à la vie, silence !

La femme au chapelet.

Seigneur Dieu ! À l’aide, ce garçon m’enfonce ses ongles dans la chair. Voyez, le sang jaillit.

Plusieurs voix.

Silence ! taisez-vous ; silence !

Arrive le Gitano, chargé de fers ; il marche appuyé sur le prêtre, et il roule une branche de jasmin entre ses doigts.
Un homme.

Enfin le voici ! Savez-vous, compère, que le bourreau est plus pâle que lui.

Juana.

Jésus ! le renégat n’a pas voulu d’un moine ; il est accompagné d’un curé. Quelle corruption !

Une voix.

Mes seigneurs qui êtes devant, et qui voyez, dites-moi donc comment il est vêtu ?

Juana.

Tout de noir ; il s’appuie sur le prêtre, car sa blessure a l’air de le faire souffrir ; et puis ses fers le gênent. Jésus ! au lieu de penser à l’éternité, il s’amuse à respirer le parfum d’un jasmin !

Un homme.

L’infâme ! il ne sourcille point. À la mort ! à la mort !

Le prêtre, soulevant la chaîne du Gitano.

Vous devez souffrir beaucoup, appuyez-vous sur moi. Hélas ! nous sommes bien près…

Le Gitano.

Du terme de notre voyage, c’est vrai ; mais d’ici, la vue est riante ; on découvre toute la côte de San-Lucar, c’est un beau spectacle.

Plusieurs voix.

À la mort, le chien ! — Qu’on le coupe en morceaux !

Le Gitano.

On ne s’entend pas, avec tous leurs cris ; dites-moi, mon cher curé, on a donc élevé dernièrement ces nouvelles batteries ?

Le prêtre.

Oui ; mais songez…

Le Gitano.

À la mort ? Eh ! mon vieil ami, voici le compère à la casaque rouge, qui y pense pour moi ; c’est assez d’un.

Un homme.

Qu’on le crucifie ! qu’on le brûle à petit feu !

Le Gitano.

Vous ferez difficilement un peuple avec ces gens-là. Quel soleil pur ! quel beau ciel !

Le prêtre.

Oui, mon ami, mon fils, le ciel ; pensez au ciel.

Le Gitano.

Mais, nous voici arrivés ; adieu, mon ami, encore votre main. Tenez, prenez cette fleur ; c’est tout ce que j’ai : gardez-là. Adieu, mon vieil ami.

Le prêtre.

Ah ! avec ce courage, cette énergie ! quelle destinée vous avez manquée !

Le Gitano, essuyant une larme.

C’est vrai, c’est un singulier destin.

Voix du peuple.

Oh ! le lâche, il pleure. À la mort ! le lâche !

Le Gitano continue en souriant.

Chose bizarre ! Par une amère dérision du destin, ce n’est que sous le couteau du bourreau que je trouve les affections que j’ai si ardemment cherchées pendant toute une vie d’orages, que je trouve Fasillo, Rosita, et vous. À quoi tient la vertu, pourtant ? La vertu ! Vous m’y feriez croire, bon vieillard.

Le peuple.

À la mort ! le damné ! l’apostat ! — On tarde bien ! — À la mort !

Le bourreau.

Seigneur Gitano, le peuple s’impatiente.

Le Gitano.

Je serais désolé de faire attendre sa seigneurie. Il tend ses mains au prêtre. Adieu, mon ami.

Le prêtre.

Je ne vous quitte pas encore.

Le Gitano met le pied sur l’échelle, Fasillo s’approche de lui, saisit sa main, et dit d’une voix sourde :

Adieu, commandant, vous serez vengé, vengé d’une épouvantable manière ! vengé sur toute cette infâme populace ; et par moi, par moi seul. Maintenant, mourez, je puis voir votre mort sans pâlir.

Ici le jeune homme laisse tomber les plis de son manteau, redresse sa tête, ses joues sont pourpres, et il promène sur la foule un regard d’aigle.
Le Gitano, à voix basse, en montant les degrés.

Adieu, caro mio Fasillo !

Juana.

Sainte Vierge ! Pépita, sais-tu que ce jeune homme aux yeux ardens a parlé au maudit ?

Pepa.

Je l’ai vu, il lui a sans doute reproché quelque crime ; car vois, que son air est radieux, maintenant qu’on va mettre au cou du damné son dernier collier.

Un homme.

Ah ! voilà enfin le maudit sur le fauteuil. Tu resteras long-temps assis là, si tu dois te relever sur tes jambes, chien !

Un autre.

Ah ! Dieu soit loué, on lui met le cou dans le collier de fer qui est fixé au poteau.

Juana.

Sainte Vierge ! mais ils vont serrer. Se retournant vers le peuple. Mais, mes seigneurs, on va déjà le garrotter ?

Un homme.

Eh bien !…

Juana.

Mais il est sacrilège ; il nous faut le poing ; on nous trompe, on nous vole.

Le peuple.

C’est vrai, le poing, le poing du sacrilège ! le poing avant la mort !

Violens murmures, cris, tumulte ; le bourreau, qui allait serrer la vis de rappel du collier de fer, s’arrête. L’Alcade se consulte avec la Junte.
L’alcade.

C’est juste, nous l’avions oublié, nous sommes dans notre tort.

Un membre de la junte.

Alors nous n’en finirons jamais ; cela va encore durer deux heures, et chacun a ses occupations.

L’alcade.

Mon cher ami, nous n’avons pas déjà des occasions si fréquentes d’être agréables à ces criards pour manquer celle-ci. C’est l’affaire d’un moment, et l’on se popularise.

Le prêtre au Gitano, toujours attaché sur le fauteuil.

Mon ami, mon fils, pardonnez-leur, le fanatisme les égare.

Le Gitano.

C’est ce que je vois. Ne m’en coupera-t-on qu’un ?

Fasillo, d’une voix haute.

Bravo ! peuple, bravo ! invente des tortures, tu seras largement payé.

Juana.

Le pauvre digne enfant a raison, Dieu nous récompensera de notre zèle, sainte Vierge !

Fasillo, riant.

Oui, femme, Dieu ou le diable.

Juana.

Jésus ! quel coup d’œil !

Le peuple.

Le poing, le poing du sacrilège, du maudit !

L’alcade, au peuple.

Mes seigneurs, je réclame un peu de silence. D’une voix glapissante. La justice, vivant et sacré symbole de la Divinité, n’est pas un vain mot, non, mes seigneurs, la justice, vous la voyez représentée par les augustes membres de la Junte. Or, cette justice s’est toujours fait un devoir de se rendre aux vœux du peuple, sage défenseur de la religion et du trône.

Le peuple.

Viva ! — viva !

L’alcade.

Or, mes seigneurs, la junte…

Le prêtre, l’interrompant.

Monsieur, au nom du ciel, songez que ce malheureux attend la mort, là, sur cet échafaud !

L’alcade.

Je sais ce que j’ai à dire. Or, mes seigneurs, la Junte a pesé, mûri, combattu dans sa profonde sagesse la demande que vous lui adressez ; et voyez, mes seigneurs, si le bien, l’intérêt, l’avantage du peuple n’est pas le seul mobile de toutes nos décisions ; voyez si les délégués de votre roi n’ont pas à cœur de suivre ses paternelles instructions, les paternelles instructions de celui qui vous porte dans son cœur, comme une vaste famille. L’Alcade s’attendrit par degré. Car il me l’a dit, mes seigneurs, il me l’a dit à moi-même : Je vous confie une partie de mes droits sur mes enfans. Il pleure. Songez que leur bonheur m’est cher avant toute chose. Il sanglote. Comme j’ai juré de faire votre bonheur, je tiendrai mon serment. Mais je me tais, mes seigneurs, je me tais, car les expressions me manquent ; heureusement les faits y suppléeront. Avec un touchant sourire, mêlé de larmes. Vous aurez le poing, mes bons amis, vous aurez le poing !

La foule.

Viva ! — viva el Alcade ! — viva el Rey absoluto ! — viva el Alcade !

L’alcade.

Bourreau, tu as entendu, agis.

Le Gitano.

Enfin !

Le bourreau.

Non, mon seigneur.

L’alcade.

Comment !

Le bourreau.

On m’a fait venir de Cordoue, on m’a dérangé de mes occupations, ce n’est pas ma faute à moi si le bourreau de Cadix est mort.

L’alcade.

Que nous fait cela ?

Le bourreau.

Mon seigneur, on me donne vingt douros pour étrangler le condamné que voici, mais non pour lui couper encore le poing. Ajoutez dix douros, seigneur, et je suis à vous.

Le prêtre.

Quel horreur, ô mon Dieu !

Le Gitano.

Le drôle donnera une bonne dot à sa fille ; il entend les affaires.

L’alcade, à la Junte.

M’est avis, mes seigneurs, que c’est fort cher dix douros. Au bourreau. Allons donc, Miko, bah, un coup de couperet est bientôt donné, voyons, sois complaisant.

Le bourreau.

Vous ne l’aurez pas à un réal meilleur marché.

Le peuple, jetant de l’argent.

Voilà, voilà les dix douros, le poing du sacrilège !

Un boucher, agitant son coutelas, et se précipitant sur l’échafaud.

Par saint Jacques ! je le coupe pour rien, moi, le poing ! et l’autre encore, et la tête si l’on veut !

Le bourreau.

Compère, vais-je tuer vos bestiaux, moi ? chacun son état ; seulement prêtez-moi ce coutelas, si vous êtes chrétien

Le boucher redescend au milieu des bravos ; le bourreau ramasse soigneusement l’argent, remonte, appuie le poing du Gitano sur le bras du fauteuil, lève le coutelas, la lame siffle, le poignet tombe à côté du Prêtre, qui prie agenouillé.
La foule.

Bravo ! — Viva ! — Mort à l’hérétique ! — Mort au sacrilège !

Le Gitano.

Je croyais que c’était plus douloureux, mon vieil ami.

Le prêtre, se levant, et d’une voix sonore et retentissante.

Il était coupable devant les hommes, ce martyre l’absout devant Dieu !

Fasillo, se précipitant sur le poignet, et l’enveloppant dans son manteau.

Prêtre, tu ne dis pas tout : ce sang retombera sur eux ! Adieu, commandant, il me faut encore de la force pour te venger : je m’en vais, car une minute de plus, et je mourrais là.

Fasillo disparaît dans la foule.
Pepa.

Qui appelle-t-il son commandant, ce jeune fou ? tais-toi donc, Juana, car voici le beau moment. Silence, silence !

On fait profond silence.


Le prêtre se jette dans les bras du condamné ; le bourreau s’approche, passe au cou du Gitano le collier de fer qui s’adapte au poteau ; puis il agit, au moyen d’un tourniquet, sur la vis de rappel, et le carcan, en se serrant contre le pieu, presse violemment le cou du patient. Encore un tour, et le Gitano est étranglé ; à ce moment, le prêtre lui jette un voile sur le visage, et tombe à ses pieds, en priant ; la foule crie bravo, et se retire satisfaite. Le soir, quand le soleil se coucha derrière la tour de la Douane, l’Alcade revint au pied de l’échafaud, où l’on avait laissé le corps du supplicié. Là, il se découvrit, et, selon l’usage, il l’appela trois fois ; comme, selon l’usage encore, le Gitano ne répondit pas, les valets du bourreau prirent son corps, qui fut jeté à la voirie, et dévoré par les chiens.




CHAPITRE XIV.

Maître Plok.


La vengeance ! plaisir des hommes.


Ce fut dans une de ces rues sales, étroites et fangeuses, bordées de hautes maisons sans fenêtres, dans la rue Moa-B’d’hal, je crois, à Tanger, que Fasillo se rendit après une heureuse traversée. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’exécution du Gitano, et sa tartane, toujours cachée dans sa retraite impénétrable, avait échappé d’autant plus facilement aux yeux des garde-côtes, que tout Cadix était persuadé que le capitaine Massareo avait détruit le seul navire que le Bohémien eût jamais possédé ; aussi Fasillo doubla-t-il facilement la distance qui sépare Cadix de Tanger.

C’est vraiment une laide rue, que la rue Moa-B’d’hal, d’abord parce qu’un soleil ardent la calcine, et puis, parce qu’elle est le repaire de juifs et d’Arméniens, qui ont trouvé le moyen de passer pour des brigands, même au milieu des peuplades de pirates qui habitent cette partie de la côte d’Afrique. Aussi n’est-ce pas sans quelque danger que l’on pouvait se hasarder à traverser cette rue des Juifs, car souvent les Arabes du bey s’amusaient à s’embusquer à chacune de ses extrémités, et là, munis de leurs longs fusils, si merveilleusement incrustés d’argent et de nacre, ils guettaient les Arméniens ; et dès que l’un d’eux mettait la tête hors de sa porte pour sortir, quatre ou cinq coups de fusil l’avertissaient que les fils du Désert venaient de boire quelques verres de ce bon c’hispa, que la vieille Mauresque de la place au poisson leur vendait si bon marché, et qu’ils étaient en train de se divertir un peu.

Aussi Fasillo eut-il beaucoup de peine, non à se faire ouvrir, mais seulement à attirer à l’étroit guichet d’une énorme porte de fer, la longue et cadavéreuse figure d’un grand vieillard, coiffé d’une espèce de calotte jaune, qui encadrait d’une manière bizarre son hideux visage.

Le dialogue suivant s’établit en langue franque :

Fasillo. — Vous tardez bien, mon père ; et vous savez pourtant qu’il pleut des balles pour les chrétiens, dans cette rue maudite.

Le juif. — N’est-ce que cela ? Adieu, jeune homme.

Fasillo. — Un mot ; ne refermez donc pas si vite ce guichet.

Le juif. — Parle ; mais sois bref.

Fasillo. — Ici dans la rue, je ne puis ; laissez-moi entrer chez vous, et alors…

Le juif. — Que l’anneau de Salomon te serve de collier ! Va-t’en.

Fasillo. — Puisque vous me refusez, je vais tenter un dernier moyen, lui montrant un cachet couvert d’emblèmes hiéroglyphiques.

Le juif. — Que vois-je ! un tel trésor entre tes mains, jeune homme ? qui a pu… Mais entre, entre vite ; car une balle a bien vite traversé une casaque, et pour ma vie, je ne voudrais pas que ce talisman fût souillé par ces mécréans. La porte s’ouvrit.

Fasillo entra en se baissant, traversa deux autres énormes grilles de fer, et se trouva dans une cour étroite, qui ne recevait de jour que par en haut ; devant lui était le vieux juif, vêtu d’une espèce de surplis jaune, qui dessinait ses membres longs et anguleux. — Voyons, dit-il, voyons, mon fils, que je considère ce sachet de plus près.

Et ses yeux flamboyaient sous ses épais sourcils.

— Voyez, mon père, répondit Fasillo.

— Par les cinq étoiles de Stenboth ! ce sont les insignes d’un bien haut grade dans notre affiliation, et je dois obéir à celui qui les porte, sans m’informer de quelle manière il les possède. Qu’ordonnes-tu, enfant, le vieillard est à tes genoux.

— On t’appelle Jacob, et pourtant ton nom est Plok ; n’est-il pas vrai, vieillard ? demanda Fasillo.

— C’est la vérité. Que l’ange me touche du doigt si je mens !

— Or, seigneur Plok, vous avez des magasins qui ont une entrée donnant sur la grève, près l’anse de Bétim’Sah ?

— C’est la vérité. Que l’ange me touche du doigt si je mens !

— Et dans ces magasins vous cachez de riches tissus de Tunis, des écharpes de Constantinople et de beaux cachemires venant du Caire et d’Ispahan.

Le juif pâlit, mais répondit néanmoins — C’est la vérité. Que l’ange me touche du doigt si je mens !

— Tu vas donc cette nuit, sans délai, sans fraude, faire charger de ces marchandises une tartane mouillée dans l’anse de Bétim’Sah, sous pavillon danois.

Le juif, qui était agenouillé, se releva comme s’il eût été mordu par une vipère. — Par la ceinture des mages ! tu n’y penses pas, jeune homme ; c’est impossible. Par Balthazar ! les cheveux me dressent sur la tête, rien que d’y songer.

— Infâme juif ! dit l’enfant, crois-tu pas que je veuille ces marchandises pour rien. Tiens, voici de l’or, de l’or encore à acheter tes magasins, et toi-même et ton Rabbin.

— Dieu du ciel ! garde ton or, il m’épouvante. Tu te trompes étrangement sur les motifs de mon refus, jeune homme. Ne sais-je pas que, muni de ce saint emblème, tu pourrais tout exiger de moi, ma fortune et ma vie ; mais ce que tu demandes, le sais-tu ?

Et il joignait ses mains, et son regard, attaché sur Fasillo, exprimait la terreur la plus profonde.

— Je le sais, maître Plok.

— Tu le sais ! mais non, c’est impossible.

Alors il regarda avec inquiétude autour de lui, et, comme s’il eût craint d’être entendu, s’approcha de l’oreille de Fasillo, et lui parla un instant à voix basse, puis le regarda en secouant la tête d’un air interrogatif.

— Je le savais, te dis-je, maître Plok.

— Et vous voulez…

— Je le veux.

Le soir, Fasillo surveillait l’embarquement des marchandises, et le vieux Bentek et les noirs portaient à bord les derniers ballots, lorsque maître Plok, qui s’était toujours tenu éloigné, s’approcha du jeune homme et lui dit :

— Le démon seul, mon fils, a pu vous charger d’une telle commission ; j’en suis innocent : que la vengeance du ciel retombe sur vous ou sur ceux qui vous font agir !

— Que le ciel vous ait en aide ! maître Plok, répondit Fasillo, lui tendant la main.

Mais le juif fit un effroyable bond en arrière.

— C’est vrai, je n’y pensais plus, dit l’enfant. Adieu, maître. Au revoir.

— Au revoir… Ce sera donc demain, car avant trois jours votre mère n’aura plus de fils.

— Non, juif. Au revoir… là bas, où notre premier bonjour sera un grincement de dents ; car avant toi, maître Plok, j’aurai pour lit une fournaise ardente, mais je t’y garderai une bonne place, maître. Au revoir donc.

— Il me fait horreur, dit le juif. Et, immobile sur la plage, il suivait de l’œil Fasillo, qui regagna la tartane, fit orienter les voiles, et, profitant d’une bonne brise d’est, qui devait le porter rapidement dans le détroit de Gibraltar, mit le cap au nord-ouest, s’éloigna peu à peu, et disparut dans les profondeurs de l’horizon.

Quand le juif ne vit plus rien, il regagna Tanger à pas lents ; mais, arrivant devant une voûte basse qui donnait sur la grève, il doubla le pas en levant les mains au ciel, car cette porte était l’entrée de ses magasins.


Juste un mois après l’exécution du Gitano, une peste effroyable ravageait Cadix ; car Fasillo avait fait échouer sa tartane au pied du fort Sainte-Catherine ;

Sa tartane, remplie des marchandises achetées par lui à Tanger, avait été pillée par le peuple.

Or, en achetant ces marchandises, qui venaient du Levant, alors désolé par une épidémie, Fasillo savait qu’elles étaient infectées, et que maître Plok n’attendait pour les purifier qu’un moment favorable[3].

Le peuple de Cadix, qui ignorait cette circonstance, s’empara des beaux cachemires d’Ispahan et des tissus de Géorgie, et le peuple fut pestiféré.

La bonne compagnie trouva commode d’acheter ces raretés à vil prix, et la bonne compagnie fut pestiférée.

Jusqu’à l’Alcade et les membres de la Junte, qui ne purent résister non plus au désir de voir leurs femmes et leurs filles, parées comme les nobles épouses et les demoiselles d’un grand d’Espagne ; et les membres de la Junte, l’Alcade et leurs familles furent pestiférés !

Enfin, il périt une innombrable quantité de monde à Cadix et dans les environs, car les mois de juillet et d’août furent très-chauds, et la fièvre jaune vint compliquer la peste.

On estime le nombre des morts à vingt-neuf mille sept cent trente-deux, sans compter les moines.

On ne sait ce que devint Fasillo et son équipage de noirs.

Mais il avait tenu parole au Gitano.

Il l’avait vengé !




KERNOK LE PIRATE


Got callet deusan Armoriq.
C’était un homme dur de l’Armorique.

Prov. breton.
Séparateur


CHAPITRE I.

Le Cacou et la Sorcière.


Les écorcheurs et fileurs de chanvre [cacous] vivent séparés du reste des hommes… — La présence d’un fou dans une maison défend ses habitans contre les maléfices des esprits malins.
Conam-Hek, Chronique bretonne.


Par une nuit de novembre, sombre et froide, le vent de nord-ouest soufflait avec violence, et les longues lames de l’Océan venant se briser sur les bancs de granit qui couvrent la côte de Pempoul, les pointes déchirées de ces rocs, tantôt disparaissaient sous les vagues, tantôt se découpaient en noir sur une écume éblouissante.

Placée entre deux rochers qui la protégeaient contre les efforts de l’ouragan, s’élevait une cabane de misérable apparence ; mais ce qui rendait vraiment son abord horrible et infect, c’était une multitude d’os, de cadavres de chevaux et de chiens, de peaux ensanglantées, et d’autres débris qui annonçaient assez que le propriétaire de cette masure était cacou ou écorcheur.

La porte s’ouvrit, puis parut une femme couverte d’une mante noire qui l’entourait entièrement, et ne laissait voir que sa figure jaune et ridée, presque cachée par des mèches de cheveux gris. Tenant une lampe de fer d’une main ; de l’autre, elle tâchait d’en abriter la flamme, qui tournoyait, agitée par le vent. — Pen-Ouët ! Pen-Ouët ! cria-t-elle avec un accent de colère et de reproche ; où es-tu, maudit enfant ? Par saint Paul ! ne sais-tu pas que voici l’heure où les chanteuses des nuits[4] vont errer sur la grève ?

On n’entendit que le sifflement de la tempête qui redoublait de fureur.

— Pen-Ouët ! cria-t-elle encore.

Pen-Ouët enfin prêta l’oreille.

L’idiot était accroupi auprès d’un monceau d’ossemens auquel il donnait les formes les plus variées et les plus bizarres. Il tourna la tête, se leva d’un air mécontent, comme un enfant qui abandonne ses jeux à regret, et regagna la cabane, non sans emporter une belle tête de cheval aux os blancs et polis, à laquelle il tenait beaucoup, surtout depuis qu’il y avait introduit des cailloux qui résonnaient de la plus agréable manière, quand Pen-Ouët secouait cet instrument d’une nouvelle espèce.

— Rentre donc, maudit ! s’écria sa mère en le poussant avec tant de violence, que sa tête heurta contre le mur ; le sang jaillit. Alors l’idiot se prit à rire aux éclats, d’un rire stupide et convulsif, essuya sa blessure avec ses longs cheveux noirs, et fut se blottir sous le manteau d’une vaste cheminée.

— Ivonne, Ivonne, songe à ton âme, au lieu de répandre le sang de ton fils ! dit le cacou, qui était à genoux, et paraissait absorbé dans une profonde méditation. — N’entends-tu pas… ?

— J’entends le bruit des vagues qui frappent ce rocher, et le sifflement de la tempête.

— Dis plutôt la voix des trépassés. Par saint Jean du doigt ! c’est aujourd’hui le jour des morts, femme, et les naufragés que nous avons… — Ici une pause — pourraient bien venir traîner à notre porte le cariquel-ancou[5], avec ses draps blancs et ses larmes rouges, répondit le cacou d’une voix basse et tremblante.

— Bah ! que pouvons-nous craindre ? Pen-Ouët est idiot ; ne sais-tu pas que les mauvais esprits n’approchent jamais du toit qui abrite un fou ? Jan et son feu qui tourne avec autant de rapidité que le dévidoir d’une vieille femme, Jan et son feu s’enfuiraient à la voix de Pen-Ouët, comme une mouette devant le chasseur. Ainsi que crains-tu ?

— Alors, pourquoi depuis le dernier naufrage, tu sais, ce lougre qui échoua sur la côte, attiré par nos signaux trompeurs… Pourquoi ai-je une fièvre ardente, des rêves affreux ? En vain j’ai bu trois fois à l’heure de minuit de l’eau de la fontaine de Krignoëk ; en vain je me suis frotté de la graisse d’un goéland tué un vendredi, rien ! rien n’a pu me calmer. La nuit, j’ai peur ! Ah ! femme, femme, tu l’as voulu.

— Toujours craintif. Ne fallait-il pas vivre ! ton état ne te rend-il pas l’horreur de tout Saint-Pol, et, sans mes prédictions, où en serions-nous réduits ? L’entrée de l’église nous est défendue ; c’est à peine si les boulangers veulent nous vendre du pain. Pen-Ouët ne va pas une fois à la ville qu’il ne revienne meurtri de coups, le pauvre idiot. Tiens, s’ils osaient, ils nous donneraient la chasse comme à une bande de loups des montagnes d’Arrès ; et parce qu’en ramassant le goëmon sur les rochers, nous profitons de ce que Teus’s[6] nous envoie, tu t’agenouilles comme un sacristain de Plougasnou, tu es aussi pâle qu’une fille qui, sortant de la veillée, rencontre le Teus’s-Arpoulièk, avec ses trois têtes et son œil flamboyant !

— Femme…

— Plus craintif qu’un homme de Cornouailles, dit enfin Ivonne, exaspérée.

Or, comme le plus sanglant outrage que l’on puisse faire à un Léonais, est de le comparer à un habitant de Cornouailles, le cacou prit sa femme à la gorge.

— Oui, reprit-elle d’une voix rauque et strangulée, plus lâche qu’un enfant de la plaine !

La rage du cacou ne connut plus de bornes, il saisit une hache, mais Ivonne s’arma d’un couteau.

L’idiot riait aux éclats, en agitant sa tête de cheval remplie de cailloux qui rendaient un bruit sourd et bizarre.

Heureusement on frappa à la porte de la cabane, car un malheur fût arrivé.

— Ouvrez, sacrebleu ! Ouvrez donc ! Le nord-ouest souffle d’une force à décorner des bœufs, dit une voix rude.

Le cacou laissa tomber sa hache, Ivonne rajusta sa coiffe, en jetant sur son mari un regard encore étincelant de colère.

— Qui peut venir à cette heure nous déranger ? dit celui-ci ; puis, il se hissa jusqu’à une fenêtre étroite, et regarda.




CHAPITRE II.

Kernok.


Got callet deusan Armoriq.
C’était un homme dur de l’Armorique.

Prov. breton.


C’était lui, c’était Kernok qui frappait à la porte ! Voilà un digne et brave compagnon, jugez-en.

Il naquit à Plougasnou ; à quinze ans, il se sauva de chez son père, s’embarqua sur un négrier, et là commença son éducation maritime. Il n’y avait pas à bord de mousse plus agile, de matelot plus intrépide, nul n’avait le coup-d’œil plus perçant pour découvrir au loin la terre voilée par la brume. Nul ne serrait un hunier avec plus de prestesse et de grâce. Et quel cœur ! Un officier laissait-il négligemment errer sa bourse, le jeune Kernok la ramassait avec soin ; mais ses camarades avaient part au contenu. Volait-il du rhum au capitaine, il partageait encore scrupuleusement avec ses intimes.

Et quelle âme ! Combien de fois, lorsque les nègres que l’on transportait d’Afrique aux Antilles, engourdis par le froid humide et pénétrant de la cale, ne pouvaient se traîner jusque sur le pont pour humer l’air, pendant le quart-d’heure qu’on leur accordait à cet effet, combien de fois, dis-je, le jeune Kernok ne rappela-t-il pas la moiteur et la transpiration sur leur peau glacée, en hâtant leur marche à coups de corde ! Et M. Durand, canonnier-chirurgien-charpentier du brick, remarquait judicieusement qu’aucun des congos soumis à la surveillance de Kernok n’était atteint de cette somnolence, de cette torpeur qui affectait les autres nègres. Au contraire, les siens, à la vue du menaçant bout de corde, étaient toujours dans un état d’agitation, d’irritabilité nerveuse, comme disait M. Durand, d’irritabilité nerveuse fort salutaire.

Aussi Kernok obtint-il bientôt l’estime et la confiance du capitaine négrier, capable heureusement d’apprécier ces rares qualités. Ce bon capitaine affectionna le jeune matelot, lui donna quelques leçons de théorie, et un beau jour le fit second du navire. Lui, se montra digne de cet avancement rapide, par son courage et son habileté ; il découvrit surtout une manière de caser les nègres dans le faux-pont, tellement avantageuse, que le brick, qui jusque-là n’en pouvait contenir que deux cents, put en porter trois cents, à la vérité, en les serrant un peu, — et en les priant de se mettre sur le côté, au lieu de se goberger sur le dos comme des pachas. — Ainsi disait Kernok.

De ce jour, le négrier prédit à son protégé la plus haute destinée. Dieu sait s’il accomplit cette prédiction !

À quelques années de là, un soir qu’il cinglait vers la côte d’Afrique, le digne capitaine de Kernok ayant bu un peu plus de tafia que de coutume, était de bonne et joviale humeur. Assis sur sa fenêtre, fumant sa longue pipe, il s’amusait à suivre la direction des épais tourbillons de fumée qu’il lançait gravement, ou à regarder d’un œil fixe le sciage rapide du navire, hâtant de ses vœux le moment où il reverrait la France.

Puis il pensait avec amour aux belles campagnes de la Normandie, où il était né ; il croyait voir encore la chaumière dorée par les derniers rayons du soleil, le ruisseau limpide et frais, le vieux pommier, et sa femme, et sa mère, et ses tout petits enfans, qui attendaient son retour, soupirant après les beaux oiseaux dorés, et les tissus aux vives couleurs qu’il leur rapportait de ses courses lointaines ! Il croyait voir tout cela, le pauvre homme ! Sa pipe, sa pipe, que le temps avait rendue noire comme l’aile d’un alcyon, sa pipe était tombée de sa bouche entr’ouverte. Il ne s’en était pas aperçu ; ses yeux se mouillaient de larmes ; son cœur battait avec violence. Peu à peu les efforts de son imagination tendue vers un même point, peut-être aussi l’influence du tafia, donnèrent à cette vision fantastique une apparence de réalité ; et le bon capitaine, avisant, dans son ivresse, que la pleine mer était cette riante prairie tant regrettée, eut la folle idée de vouloir aller s’y ébattre. Pour ce faire, il s’avança sur le bord de sa croisée, et tomba à l’eau.

D’autres disent qu’une main invisible le poussa, et que le sciage argenté du navire fut un moment rougi.

Le fait est qu’il se noya.

Comme le brick se trouvait près des îles du cap Vert, la houle était forte, la brise fraîche ; aussi le matelot du gouvernail n’entendit-il rien. Mais Kernok, qui était venu rendre compte de la route au capitaine, dut s’apercevoir le premier de l’accident, auquel il n’était peut-être pas étranger.

Kernok avait une de ces âmes fortement trempées, inaccessibles aux mesquines considérations que les hommes faibles appellent reconnaissance ou pitié. Or. il parut sur le pont sans qu’on pût remarquer en lui la plus légère émotion.

— Le capitaine s’est noyé, dit-il avec calme au contre-maître, et c’est dommage, car c’était un brave. Ici Kernok ajouta une épithète que nous nous abstenons de répéter, mais qui termina d’une manière pittoresque l’oraison funèbre du défunt.

Oh ! Kernok était laconique !

Puis s’adressant au pilote : — Le commandement du navire m’appartient, comme second du bord ; ainsi, tu vas changer de route. Au lieu de gouverner au sud-est, tu mettras le cap au nord-ouest, car nous allons virer de bord, et regagner Nantes ou Saint-Malo.

Le fait est que Kernok avait en vain tâché de dégoûter le défunt capitaine du trafic des nègres, non par philanthropie, non ! mais par un motif bien plus puissant aux yeux d’un homme raisonnable.

— Capitaine, lui disait-il sans cesse, vous faites des avances qui vous rapportent tout au plus trois cents pour cent ; à votre place, moi, maître, je gagnerais autant, et même davantage, sans débourser un sou. Votre brick marche comme une dorade ; armez-le en course, je réponds de l’équipage ; laissez-moi faire, et à chaque prise vous entendrez la chanson du corsaire.

Mais l’éloquence de Kernok n’avait jamais ébranlé la volonté du capitaine, car il savait parfaitement que ceux qui embrassaient cette noble profession finissaient tôt ou tard par se balancer au bout d’une vergue ; aussi l’inexorable capitaine était-il tombé à la mer par accident.

À peine Kernok se vit-il maître du navire, qu’il retourna à Nantes, pour recruter un équipage convenable, armer son bâtiment, et mettre à exécution son projet favori.

Et voyez s’il n’y a pas une providence : à peine arrivé en France, il apprend que l’Angleterre nous a déclaré la guerre ; il obtient une lettre de marque, sort, donne la chasse à un trois-mâts marchand, et rentre avec sa prise à Saint-Pol de Léon.

Que dirais-je de plus ? le bonheur favorisa toujours Kernok ; car le ciel est juste : il fit mainte prise aux Anglais. L’argent qu’il en retirait s’écoulait rapidement dans les tavernes de Saint-Pol ; et c’est au moment de se remettre en mer pour battre monnaie, comme il disait dans son naïf langage, que nous le voyons arriver au sein de la respectable famille de l’écorcheur.

— Mais, sacrebleu ! ouvrez donc, répéta-t-il en secouant vigoureusement la porte. Vous restez tapis comme des goëlands dans le creux d’un rocher.

On ouvrit.




CHAPITRE III.

La Bonne-Aventure.


La sorcière dit au pirate :
— Bon capitaine, en vérité,
Non je ne serai pas ingrate,
Et vous aurez votre beauté.

Victor Hugo. — Cromwell.
Dis-moi la bonne aventure ô gué,
La bonne aventure.


Il entra, se dépouilla d’une capote de toile cirée qui ruisselait de pluie, l’étendit près du foyer, secoua son large chapeau de cuir verni, et se jeta sur un méchant escabeau.

Kernok pouvait avoir trente ans ; sa taille large et carrée, qui promettait une vigueur athlétique, ses traits basanés, sa chevelure noire, ses larges favoris lui donnaient un air dur et sauvage. Pourtant sa figure eût passé pour assez belle, sans la mobilité extraordinaire de ses épais sourcils, qui se joignaient ou se séparaient suivant l’impression du moment.

Son costume ne le distinguait en rien d’un simple matelot ; seulement deux ancres d’or étaient brodées sur le collet de sa veste grossière et un large poignard recourbé pendait à sa ceinture par un cordon de soie rouge.

Les habitans de la cabane examinaient l’étranger avec une expression de crainte et de soupçon, et attendaient patiemment que ce singulier personnage fît connaître le but de sa visite.

Mais lui, ne paraissait occupé que d’une chose, de se réchauffer ; aussi jeta-t-il sans façon dans le foyer quelques morceaux de bois encore garnis de fer. — Chiens, dit-il entre ses dents, ce sont les débris d’un navire qu’ils auront attiré et fait échouer sur la côte. Ah ! si jamais l’Épervier

— Que voulez-vous ? dit Ivonne, lasse du silence de l’inconnu.

Celui-ci leva la tête, sourit dédaigneusement, ne dit mot, allongea ses jambes le long du feu, et après s’être établi le mieux possible, c’est-àdire le dos appuyé contre la muraille, et les pieds sur les chenets :

— Vous êtes Pen-Hap le cacou, n’est-il pas vrai, mon brave ? dit enfin Kernok, qui, à l’aide de son bâton ferré, tisonnait avec autant d’aisance que s’il eût été au coin de la cheminée d’une excellente auberge de Saint-Pol ; — et vous, la sorcière de la côte de Pempoul ? ajouta-t-il en regardant Ivonne d’un air interrogatif. Puis, toisant l’idiot avec dégoût : — Quant à ce monstre, si vous le menez au sabbat, il doit faire peur à Satan lui-même ; au reste, il vous ressemble, ma vieille, et si je mettais cette figure-là sur l’avant de mon brick, les bonites effrayées ne viendraient plus se jouer et bondir sous la proue.

Ici Ivonne fit une grimace colérique. — Allons, allons, belle hôtesse, calmez-vous, et n’ouvrez pas le bec comme un goëland qui va fondre sur un banc de sardines ; voilà qui vous apaisera, dit Kernok, en faisant sonner quelques écus ; car j’ai besoin de vous et de… monsieur.

Cette harangue, et ce mot monsieur, surtout, furent prononcés avec un air si évidemment narquois, qu’il fallut et la vue d’une longue bourse de peau honnêtement garnie, et le respect qu’inspiraient les larges épaules et le bâton ferré de Kernok, pour empêcher le digne couple de faire éclater une colère trop long-temps comprimée.

— Ce n’est pas, ajouta le corsaire, que je croie à vos sorcelleries. Autrefois, dans mon enfance, à la bonne heure. Comme un autre, je frissonnais à la veillée, en entendant ces beaux récits, et maintenant, belle hôtesse, j’en fais autant de cas que d’un aviron brisé. Mais elle a voulu que je vinsse me faire dire la bonne aventure, avant de me remettre en mer. Enfin, voyons, allons-nous commencer, êtes-vous prête, Madame ?

Ce Madame fit encore horriblement grimacer Ivonne.

— Je ne reste pas ici ! s’écria le cacou, pâle et tremblant. C’est aujourd’hui le jour des morts. Femme, femme, tu nous perdras, le feu du ciel écrasera cette demeure !

Il sortit et ferma la porte avec violence.

— Quel diable le mord ? cours donc après lui, vieille chouette ; il connaît la côte mieux qu’un pilote de l’île de Batz ; j’en aurai besoin. Va donc, sorcière maudite !

Ce disant, Kernok la poussait vers la porte.

Mais Ivonne reprit, en se dégageant des mains du pirate : — Viens-tu pour insulter ceux qui te servent ? Cesse, cesse, ou tu ne sauras rien de moi.

Kernok haussa les épaules d’un air d’insouciance et d’incrédulité.

— Enfin que veux-tu ?

— Savoir le passé et l’avenir, rien que ça, ma digne mère ; ce qui est aussi possible que de filer dix nœuds, le vent de bout, répondit Kernok, en jouant avec les cordons de son poignard.

— Ta main ?

— La voilà ; et, j’ose le dire, pas une ne sait mieux nouer une garcette ou presser la détente d’un pierrier. C’est donc là que tu lis ton grimoire, vieille fée. Va, j’y crois autant qu’aux prédictions de notre pilote, qui, en brûlant du sel et de la poudre à canon, s’imagine reconnaître le temps qu’il doit faire à la couleur de la flamme. Sottises que tout cela ! je ne crois, moi, qu’à la lame de mon poignard, ou à l’amorce de mon pistolet, et quand je dis à mon ennemi : — Tu mourras ! le fer ou le plomb accomplissent mieux ma prédiction que toutes les….

— Silence ! dit Ivonne.

Pendant que Kernok exprimait aussi librement son scepticisme, elle avait étudié les lignes qui se croisaient dans sa main.

Alors, elle fixa sur lui ses yeux gris et perçans, puis approcha son doigt décharné du front de Kernok ; il tressaillit, en sentant l’ongle de la sorcière se promener sur les rides qui se dessinaient entre ses sourcils.

— Holà ! dit-elle, avec un sourire hideux, holà ! toi, si fort, tu trembles déjà ?

— Je tremble ;… je tremble… Si tu crois qu’il est possible de sentir sans dégoût ta griffe s’approcher de ma peau, tu te trompes fort. Mais vienne, au lieu de ton cuir noir et tanné, une main douce et potelée, tu verras que Kernok… que… car… que…

Et il balbutiait, baissant involontairement les yeux devant le regard fixe et arrêté de la sorcière.

— Silence ! dit-elle encore ; et sa tête retomba sur sa poitrine : on l’eût dite absorbée dans une profonde rêverie. Seulement elle était agitée, par intervalle, d’une espèce de tremblement convulsif, et l’on entendait ses dents s’entre-choquer. La lueur vacillante du foyer qui s’éteignait éclairait seule, de sa clarté rougeâtre, l’intérieur de cette masure ; et, reflétée de la sorte, la tête difforme de l’idiot, qui sommeillait tapi dans un coin, devenait réellement effrayante. On ne voyait d’Ivonne que sa mante noire et ses longs cheveux gris ; la tempête mugissait au dehors. Il y avait je ne sais quoi d’horrible et d’infernal dans cette scène.

Kernok, Kernok lui-même, éprouva un léger frisson qui le parcourut, rapide comme l’étincelle électrique. Et sentant peu à peu se réveiller en lui son ancienne superstition d’enfant, il perdit cet air d’incrédulité moqueuse dont ses traits étaient empreints en entrant.

Bientôt une sueur froide mouilla son front. Machinalement il saisit son poignard, et le tira du fourreau.

Comme ces gens qui, à moitié éveillés, croient sortir d’un songe pénible, en faisant quelque mouvement violent.

— Que l’enfer étouffe Mélie ! s’écria Kernok, ses sots conseils, et moi aussi, moi assez buse pour les suivre ! Me laisserai-je intimider par des momeries bonnes à effrayer des femmes et des enfans ? Non, sacrebleu ! il ne sera pas dit que Kernok… Holà ! fiancée du démon, parle vite ; il faut que je parte. M’entends-tu ? — Et il la secoua fortement.

Ivonne ne répondait pas ; son corps suivait les impulsions que lui donnait Kernok. On ne sentait pas même la résistance que fait éprouver un être animé. On eût dit d’une morte.

Le cœur du pirate battait avec violence. — Parleras-tu ? murmura-t-il ; et il releva violemment la tête d’Ivonne, qui était baissée, appuyée sur sa poitrine.

Elle resta relevée.

Mais son œil était fixe et terne.

Les cheveux de Kernok lui dressaient sur la tête ; ses deux mains en avant, le cou tendu, comme fasciné par ce regard pâle et morne, il écoutait respirant à peine, dominé par une puissance au-dessus de ses forces.

— Kernok, dit enfin la sorcière, d’une voix faible et saccadée, jette, jette ce poignard. Et elle montrait le poignard qui tremblait dans la main de Kernok.

— Jette-le, te dis-je, il y a du sang ; du sang d’elle et de lui !

Et la vieille sourit d’une manière affreuse ; puis mettant le doigt sur son col : — Là… tu l’as frappée,… et pourtant elle vit encore. Mais ce n’est pas du tout… Et le capitaine du négrier ?…

Le poignard tomba aux pieds de Kernok ; il passa la main sur son front brûlant, et serra si violemment ses deux tempes, que la trace de ses ongles y resta empreinte. Il se soutenait à peine, et s’appuya sur le mur de la cabane.

Ivonne continua :

— Que tu aies jeté ton bienfaiteur à la mer après l’avoir poignardé, c’est bien ! ton âme ira à Teus’s ; mais que tu aies frappé Mélie sans la tuer, c’est mal ; car, pour te suivre, elle a quitté ce beau pays où croissent les poisons les plus subtils ; où les serpens jouent et s’enlacent au clair de lune, en confondant leurs sifflemens ; où le voyageur entend, en pâlissant, le râlement de la hyène, qui crie comme une femme qu’on égorge ; ce beau pays, où les vipères rouges font des morsures qui tuent, qui portent dans les veines un venin qui les corrode.

Et Ivonne tordait ses bras, comme si elle eût ressenti ses affreuses convulsions.

— Assez, assez ! dit Kernok, qui sentait sa langue se glacer.

— Tu as porté le fer sur ton bienfaiteur et sur ta maîtresse, leur sang retombera sur toi, ton terme approche ! — Pen-Ouët ! cria-t-elle à voix basse.

À cette voix sourde et creuse, Pen-Ouët, qu’on eût cru endormi profondément, se leva dans une espèce d’accès de somnambulisme, et se mit aux genoux de sa mère, qui prit ses mains dans les siennes, et, appuyant son front contre son front :

— Pen-Ouët, il demande ce que Teus’s lui accorde à vivre… Au nom de Teus’s, réponds-moi.

L’idiot poussa un cri sauvage, parut réfléchir un instant, recula d’un pas, et frappa le sol avec la tête de cheval, qu’il ne quittait plus.

Il frappa d’abord cinq fois, puis encore cinq fois, plus trois.

— Cinq, dix, treize, dit sa mère, qui comptait à mesure, treize jours encore à vivre, tu entends ! et puisse Teus’s t’envoyer sur notre côte le corps livide et froid, entouré de longues herbes marines, les yeux ternes et ouverts, l’écume à la bouche et ta langue mordue entre tes dents ! Treize jours… et ton âme à Teus’s !

— Mais elle, elle ! dit Kernok, haletant dans un délire affreux.

Elle, reprit Ivonne, mais tu ne m’as payée que pour toi. Bah ! je serai généreuse. Puis elle réfléchit un moment, en posant son doigt sur son front.

— Eh bien, elle aussi aura les membres raidis, le visage bleu, la bouche écumante et les dents serrées. Oh ! vous ferez de beaux fiancés, et plaise à Teus’s que je vous voie, par une nuit de novembre, accrochés sur un rocher noir qui sera votre lit nuptial, avec les lames de l’Océan pour rideaux, le cri des taraks et des corbeaux pour chants de noces, et l’œil ardent de Teus’s pour flambeau !

Kernok tomba évanoui, et deux éclats de rire singuliers retentirent dans la cabane.

On frappa à la porte.

— Kernok, mon Kernok ? dit une voix douce et fraîche.

Ces mots firent sur Kernok un effet magique ; il ouvrit les yeux, et regarda autour de lui avec étonnement et effroi. — Où suis-je donc ? dit-il en se levant ; est-ce un rêve, un rêve affreux ? Mais, non… mon poignard… cette cape… Il est trop vrai… enfer ! maudite vieille ! je saurai…

La vieille et l’idiot avaient disparu.

— Kernok, mon Kernok, ouvrez donc, répéta la douce voix.

Elle, s’écria-t-il, elle ici ! et il se précipita vers la porte.

— Viens, dit-il, viens ! et sortant de la cabane, la tête nue, l’air égaré, il l’entraîna rapidement. En gravissant les rochers qui bordent la côte, ils atteignirent bientôt la route de Saint-Pol.




CHAPITRE IV.

Le Brick l’Épervier.


Fameux bâtiment, allez !
D’puis Letambo jusqu’aux huniers.
Il n’en est pas dans l’arsenal
Qui puisse marcher son égal :
Vent d’bout, il file au mieux
Dix nœuds.

Chanson de matelot.


Le brouillard qui voilait les environs du petit port de Pempoul se dissipait peu à peu, et le disque du soleil paraissait d’un rouge foncé au milieu de ce ciel gris et terne.

Bientôt Saint-Pol, dominé par ses grands bâtimens noirs et ses clochers de pierre, apparut vague et incertain à travers la vapeur qui s’élevait des eaux, puis se dessina d’une manière plus arrêtée quand les pâles rayons du soleil de novembre eurent chassé l’air épais et humide du matin.

À droite, s’élevait l’île de Kalot et ses brisans, le moulin et le clocher bleu de Plougasnou, tandis qu’au loin se déroulait la côte de Treguier, au sable fin et doré, terminée par les immenses rochers qui se perdent à l’horizon.

Le joli bassin de Pempoul ne contenait ordinairement qu’une soixantaine de barques, et quelques navires d’un tonnage plus élevé.

Aussi le beau brick l’Épervier dépassait-il de toute la hauteur de ses huniers cette ignoble foule de lougres, de sloops, de chasses-marées, qui étaient mouillés autour de lui.

Vrai ! c’est un beau brick que le brick l’Épervier !

Peut-on se lasser de le voir droit et ras sur l’eau avec ses formes étroites et élancées, sa haute mâture un peu penchée sur l’arrière, qui lui donne un air si coquet et si marin ? Comment ne pas admirer ce gréement fin et léger, ces larges basses-voiles, ces huniers et ces perroquets si élégamment échancrés ! et ces bonettes qui se déploient sur ses flancs, gracieuses comme les ailes d’un cygne ! et ces phocs élégans qui semblent voltiger au bout de son beaupré ! et sa ligne de vingt caronades de bronze, qui se dessine noire et blanche comme les bandes d’un damier !

Et puis, jamais la vapeur odorante de la myrrhe brûlant dans des cassolettes d’or, jamais la violette avec ses feuilles veloutées, jamais la rose et le jasmin distillés dans de précieux flacons de cristal, n’approcheront du délicieux parfum qui s’exhalait de la cale de l’Épervier ; quel odorant goudron ! quel suave bitume !

— Vrai Dieu ! mordieu ! c’est un beau brick que le brick l’Épervier !

Et puisque vous l’admirez endormi sur ses ancres, que diriez-vous donc si vous le voyiez donnant la chasse à quelque malheureux trois-mâts marchand ? Non ! jamais cheval de course écumant sous le frein n’a bondi avec autant d’impatience que l’Épervier, lorsque le pilote venait au vent au lieu de laisser porter sur le navire poursuivi. Jamais l’alcyon, rasant l’eau du bout de son aile, n’a volé avec autant de rapidité que ce beau brick, lorsque, par une forte brise, ses huniers et ses perroquets hauts, il glissait sur l’océan, tellement penché, que le bout-dehors de ses basses vergues effleurait le sommet des vagues.

— Vrai Dieu ! mordieu ! cordieu ! c’est un brave brick que le brick l’Épervier !

Et c’est lui que vous voyez là, tout noir, affourché sur ses deux câbles.

À bord, il restait peu de monde, le maître d’équipage, six matelots et un mousse, rien de plus.

Les matelots étaient groupés dans les haubans ou assis sur l’affût des caronades.

Le maître d’équipage, homme d’environ cinquante ans, enveloppé dans un long caban oriental, se promenait sur le pont d’un air agité, et la protubérance que l’on remarquait sous sa joue gauche annonçait, par son excessive mobilité, qu’il mordait sa chique avec fureur.

Or, le mousse qui, immobile auprès du maître, son bonnet à la main, paraissait attendre un ordre, remarquait ce fâcheux pronostic avec un effroi toujours croissant ; car la chique du maître était pour l’équipage une espèce de thermomètre qui annonçait les variations de son caractère ; et, ce jour-là, suivant les observations intérieures du mousse, le temps avait l’air de se mettre à l’orage.

— Mille millions de tonnerre ! disait le maître, en enfonçant son capuchon sur ses yeux, quel infernal vent l’a poussé ? Où est-il ! Dix heures, et pas encore revenu à bord ! et sa bête de femme, qui part au milieu de la nuit pour aller le rejoindre, le diable sait où… Une si belle brise ! Perdre une si belle brise ! répétait-il d’un ton déchirant, en regardant un léger plumet attaché aux haubans, qui, par la direction que lui donnait le vent, annonçait une forte brise du nord-ouest. Il faut être aussi fou qu’un homme qui se met le doigt entre la cable et l’écubier.

Le mousse, impatienté de la longueur de ce monologue, avait déjà essayé deux fois d’interrompre le maître d’équipage, mais le coup d’œil furieux et la mobilité excessive de la chique de son supérieur l’en avait empêché. Enfin, faisant un effort sur lui-même, son bonnet sous le bras, le cou tendu, la jambe gauche en avant, il se hasarda à tirer le maître par un pan de sa houpelande.

— Maître Zéli, lui dit-il, le dejeûner vous attend.

— Ah ! c’est toi, Grain-de-Sel ; que fais-tu là, gredin, buse, animal, rat de cale ? Veux-tu que je te fasse tanner le cuir, que je te rende l’échine aussi rouge qu’un ross-beef cru ? Répondras-tu, mousse de malheur ?

À ce torrent d’injures, de menaces, le mousse n’opposait qu’un calme stoïque, habitué qu’il était aux boutades de son supérieur.

Et, soit dit en passant, vous saurez que si je croyais à la métempsycose, j’aimerais mieux revenir pour toute ma vie dans le corps d’un cheval de fiacre, d’un surnuméraire, d’un âne de Montmorency, d’animer enfin ce qu’il y a de plus misérable, plutôt que de séjourner une seconde dans la peau d’un mousse.

Nous l’avons dit, le mousse ne soufflait mot ; et lorsque maître Zéli s’arrêta pour reprendre haleine, Grain-de-Sel hasarda, avec un air plus humble que de coutume : — Le déjeûner vous…

— Ah ! le déjeûner ! s’écria le maître, enchanté de faire tomber sa fureur sur quelqu’un ; ah ! le déjeûner ! Tiens, chien.

Ceci fut accompagné d’un soufflet et d’un coup de pied si violent, que le mousse, qui était en haut de l’escalier du faux pont, disparut comme par enchantement, et arriva au fond de la cale en glissant avec rapidité le long des marches de l’échelle.

Arrivé là, le mousse se releva, et dit en se frottant les reins : — J’en étais sûr, je l’avais vu à sa chique, il a de l’humeur ; et après un moment de silence, Grain-de-sel ajouta d’un air fort satisfait : — J’aime bien mieux ça que d’être tombé sur la tête.

Puis, consolé par cette réflexion philosophique, il fit fidèlement veiller au déjeûner de maître Zéli.




CHAPITRE V.

Retour.


Holà ! d’où venez-vous, beau sire, la tête nue… la ceinture pendante… quelle pâleur !… tudieu… l’ami… quelle pâleur !
Words-Vok.


Quoiqu’il eût un peu épanché sa colère sur Grain-de-sel, maître Zéli arpentait toujours le pont en levant de temps en temps le poing et les yeux au ciel, et murmurait quelques paroles qu’il était impossible de prendre pour une pieuse invocation.

Tout à coup, fixant un regard attentif sur la jetée du port, il s’arrêta, saisit une longue vue attachée près des habitacles, et, l’approchant de son œil :

— Enfin, enfin, c’est heureux ! s’écria-t-il, le voici ! Oui, c’est bien lui. — Quels coups d’avirons ! Comme ils nagent ! — Allons, ferme, bravo ! mes garçons ; doublez, doublez, et nous pourrons profiter de la brise et de la marée !

Et maître Zéli, oubliant qu’il était difficile de l’entendre à deux portées de canon, encourageait de la voix et du geste les matelots qui ramenaient à bord Kernok et son compagnon.

Enfin, l’embarcation qu’ils montaient atteignit le brick et aborda à tribord. Maître Zéli courut à l’échelle donner le coup de sifflet qui annonçait la présence du capitaine, et, son chapeau à la main, se disposa à le recevoir.

Kernok monta avec agilité le long du brick et sauta sur le pont.

Le maître fut frappé de sa pâleur et de l’altération de ses traits. Sa tête nue, ses habits en désordre, la gaine sans poignard qui pendait à sa ceinture, tout annonçait un événement extraordinaire. Aussi Zéli n’eut-il pas le courage de reprocher à son capitaine une absence trop prolongée, et c’est avec un air d’intérêt respectueux qu’il s’approcha de lui.

Kernok embrassa le brick d’un regard rapide et vit à l’instant si tout était en ordre. — Maître, dit-il à Zéli d’une voix impérieuse et dure, à quelle heure est le flot ? — À deux heures un quart, capitaine. — Si la brise ne mollit pas, nous appareillerons à deux heures et demie. Faites hisser le pavillon et tirer le coup de canon de partance ; virez au cabestan, désaffourchez, et quand les ancres seront à pic, vous me préviendrez. Où est le lieutenant ? le reste de l’équipage ?

— À terre, capitaine. — Envoyez les embarcations les chercher. Celui qui ne sera pas à bord à deux heures aura vingt coups de corde et huit jours de fers sur un parc à boulet. Allez !

Jamais Zéli n’avait vu à Kernok un air si rude et si sévère. Aussi, contre son habitude, il ne fit pas une foule d’objections à chaque ordre de son capitaine et se contenta d’aller promptement les exécuter.

Kernok, après avoir considéré d’un œil attentif la direction du vent et des boussoles, fit un signe à son compagnon et descendit dans sa chambre.

C’est ce compagnon qui vint le chercher dans l’antre de la sorcière. La voix pure et fraîche qui disait : Kernok, mon Kernok, c’était la sienne ; comment n’eût-elle pas été douce, sa voix ! Il était si joli avec ses traits délicats et fins, son grand œil voilé par de longs cils, ses cheveux châtains et soyeux qui s’échappaient des larges bords d’un chapeau verni, et cette taille souple et élancée, que dessinait une veste de gros drap bleu, et cette tournure vive et alerte ! Comme il marchait libre et dégagé, le col dressé, la tête haute ! Ah ! que salero ! seulement sa figure paraissait dorée par un rayon du soleil des tropiques.

C’est aussi de ce climat brûlant que Kernok avait ramené ce gentil compagnon, qui n’était autre que Mélie, belle jeune fille de couleur.

Pauvre Mélie ! pour suivre son amant, elle avait quitté la Martinique et ses bananiers, et la savanne, et sa case aux jalousies vertes. Pour lui, elle eût donné son hamac aux mille couleurs, ses madras rouges et bleus, les cercles d’argent massif qui entouraient ses jambes et ses bras ; elle eût tout donné, tout, jusqu’au sachet qui renfermait trois dents de serpent, et un cœur de ramier, charme magique, qui devait protéger ses jours tant qu’elle le porterait suspendu à son col.

Ainsi, voyez si Mélie aimait son Kernok.

Il l’aimait aussi, lui, oh ! il l’aimait avec passion, car il avait baptisé du nom de Mélie une longue couleuvrine de 18 placée sur le gaillard d’avant de son brick ; et il n’envoyait pas un boulet à l’ennemi, qu’il ne se souvînt de sa maîtresse. Il fallait bien qu’il l’aimât, puisqu’il lui permettait de toucher à son excellent poignard de Tolède et à ses bons pistolets anglais. Que dirai-je de plus ? C’est à elle qu’il confiait la garde de sa provision particulière de vin et d’eau-de-vie !

Mais ce qui prouvait plus que tout l’amour de Kernok, c’était une large et profonde cicatrice que Mélie portait au col. Cela provenait d’un coup de couteau que le pirate lui avait donné dans un mouvement de jalousie. Or, comme il faut toujours juger de la force de l’amour par la violence de la jalousie, on voit que Mélie devait passer des jours filés d’or et de soie auprès de son doux maître.

Elle descendit avec lui.

En entrant dans sa chambre, Kernok se jeta sur un fauteuil, et cacha sa tête dans ses mains, comme pour échapper à une vision funeste.

Il avait surtout frémi en apercevant la fenêtre par laquelle son défunt capitaine était tombé à la mer, comme chacun sait.

Mélie le considérait avec douleur, puis elle s’approcha timidement, s’agenouilla en prenant une de ses mains, qu’il lui abandonna. — Kernok, qu’avez-vous ? votre main est brûlante.

Cette voix le fit tressaillir : il leva la tête, sourit amèrement, et, jetant son bras autour du cou de la jeune mulâtresse, il la pressa contre lui ; sa bouche effleurait sa joue, lorsque ses lèvres rencontrèrent la fatale cicatrice.

— Enfer ! malédiction sur moi ! s’écria-t-il avec violence. Maudite vieille, sorcière infernale, où a-t-elle appris… ?

Et il fut pour respirer à la croisée ; mais, comme repoussé par une force invincible, il s’en éloigna avec horreur, et s’appuya sur le bord de son lit.

Ses yeux étaient rouges et ardens ; son regard, long-temps fixe, se voila peu à peu ; et, succombant à la fatigue et à l’agitation de la veille, ses yeux se fermèrent. Il combattit d’abord le sommeil, puis y céda…

Alors, elle, les yeux humides de larmes, attira doucement la tête de Kernok sur son sein, qui s’élevait et s’abaissait rapidement. Lui, se laissant aller à ce doux balancement, s’endormit tout-à fait ; tandis que Mélie, retenant son haleine, et écartant les cheveux noirs qui cachaient le large front de son amant, tantôt y déposait un léger baiser, tantôt passait un doigt effilé sur ses épais sourcils, qui se contractaient convulsivement, même pendant son sommeil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Capitaine, nous sommes à pic, dit maître Zéli en entrant.

En vain Mélie lui fit signe de se taire, montrant Kernok endormi, Zéli, ne connaissant que l’ordre qu’il avait reçu, répéta d’une voix plus forte : — Capitaine, nous sommes à pic !

— Hein !… Qu’y a-t-il ?… Qu’est-ce ?… dit Kernok, en se dégageant des bras de la jeune fille.

— L’ancre du bâbord est à pic, répéta Zéli pour la troisième fois, avec une intonation plus élevée encore.

— Et qui a donné cet ordre, maître sot ?

— Vous, capitaine.

— Moi !

— Vous, capitaine, en revenant à bord, il y a deux heures ; vrai comme voilà un chasse-marée qui borde sa trinquette, dit Zéli avec un accent de conviction profonde, en montrant par la fenêtre un navire qui exécutait en effet cette manœuvre.

Et Kernok jetait un regard sur Mélie, qui baissait, en souriant, sa jolie tête, pour confirmer l’assertion de Zéli.

Alors il passa rapidement la main sur son front, et dit : — Oui, oui, c’est bien, dérapez, fais tout préparer pour l’appareillage ; je vais monter. La brise n’a pas molli ?

— Non capitaine ; au contraire, elle fraîchit beaucoup.

— Va et dépêche-toi.

Le ton de Kernok n’était plus dur et impétueux, mais seulement brusque ; aussi Zéli, voyant que le calme avait succédé à l’agitation de son capitaine, ne put s’empêcher de prononcer un mais…

— Vas-tu recommencer tes mais et tes si ? Prends garde… ou je te casse mon porte-voix sur la tête ! s’écria Kernok d’une voix de tonnerre en s’avançant sur maître Zéli.

Celui-ci s’esquiva promptement, jugeant bien que son capitaine n’était pas encore dans une situation d’esprit assez paisible pour supporter patiemment ses éternelles contradictions.

— Calmez-vous, Kernok, dit Mélie timidement. Comment vous trouvez-vous maintenant ?

— Mais bien, très-bien. Cordieu ! ces deux heures de sommeil ont suffi pour me calmer et chasser les idées sottes que cette maudite sorcière m’avait fourrées dans la tête. Allons, allons, la brise fraîchit, nous allons sortir du port. Aussi-bien, que faisons-nous là, tandis qu’il y a des trois-mâts dans la Manche, des galions dans le golfe de Gascogne, et de riches navires portugais dans le détroit de Gibraltar ?

— Comment ! vous partirez aujourd’hui, un vendredi ?

— Écoute bien ce que je vais te dire, ma bien-aimée : j’aurais dû te châtier d’importance pour m’avoir décidé par tes supplications à aller entendre les rêveries d’une folle. Je t’ai pardonné ; mais ne me romps pas davantage les oreilles de ton bavardage, sinon…

— Ses prédictions sont-elles donc sinistres ?

— Ses prédictions ! j’en fais cas comme de ça… Seulement, ce que je puis lui prédire, moi, à la vieille chouette, et tu verras si je me trompe, c’est qu’à ma première relâche à Pempoul, j’irai avec une douzaine de gabiers[7] lui rendre une visite dont elle se souviendra ; que la foudre m’écrase s’il reste une pierre de sa cassine, et si je ne lui rends pas le dos de la couleur de l’arc-en-ciel !

— Ne parle pas ainsi d’une femme à seconde vue, par pitié ! ne partez pas aujourd’hui : tout à l’heure un goëland noir et blanc voltigeait au-dessus du brick en poussant des cris aigus ; c’est d’un mauvais présage,… ne partez pas !

En disant ces mots, Mélie s’était jetée aux genoux de Kernok, qui l’avait d’abord écoutée avec assez de patience ; mais, lassé, il la repoussa si durement que la tête de Mélie rebondit sur le plancher.

Au même instant, à une secousse violente que le navire éprouva, Kernok, devinant que l’ancre venait de céder au cabestan, s’élança sur le pont, son porte-voix à la main.




CHAPITRE VI.

Appareillage.


Alerte ! alerte ! voici les pirates d’Ochali qui partent.
Le Captif d’Ochali.


Lorsque Kernok parut sur le pont, il se fit un profond silence.

On n’entendait que le bruit aigu du sifflet de maître Zéli, qui, penché sur l’avant du brick, faisait amarrer l’ancre en indiquant la manœuvre par des modulations différentes.

— Faut-il déraper l’ancre de tribord ? cria-t-il au second, qui transmit cette demande à Kernok.

— Attends, dit celui-ci, et fais monter tout le monde sur le pont.

Un coup de sifflet particulier, répété par le contre-maître, était à peine donné, que les cinquante-deux hommes et les cinq mousses qui composaient l’équipage de l’Épervier étaient sur le pont, rangés sur deux lignes, la tête haute, le regard fixe et les mains pendantes.

Ces braves gens n’avaient pas l’air candide et pur d’un jeune séminariste, oh ! non. On voyait, à leurs traits durs et prononcés, à leur teint hâlé, à leur front sillonné, que les passions, — et quelles passions ! — que les passions avaient passé par là, et qu’ils avaient mené une vie, hélas ! bien orageuse, ces honnêtes compagnons.

Et puis, c’était un équipage cosmopolite ; c’était comme un résumé vivant de presque tous les peuples du monde : Français, Russes, Anglais, Allemands, Italiens, Espagnols, Américains, Égyptiens, Hollandais, que sais-je ? il y avait de tout, vous dis-je ; jusqu’à un Chinois que Kernok avait embauché à Manille. Pourtant cette société, composée d’élémens si peu homogènes, vivait à bord en parfaite intelligence, grâce à la rigoureuse discipline que Kernok avait établie.

— Fais l’appel, dit-il au second, et chaque matelot répondit à son nom.

Il en manquait un, Lescoët, le pilote, un compatriote de Kernok.

— Note-le pour vingt coups de corde et huit jours de fers, dit celui-ci au lieutenant.

Et le lieutenant écrivit sur son carnet : Lescoët, 20 c. de c. et 8 j. de f., avec autant d’insouciance qu’un négociant qui date l’échéance d’un billet.

Kernok alors monta sur le banc de quart, déposa son porte-voix près de lui et parla en ces termes :

— Enfans, nous allons reprendre la mer. Il y a deux mois que nous moisissons ici, comme un ponton pourri ; nos ceintures sont vides ; mais la soute à poudre est pleine, nos canons ont la bouche ouverte, et ne demandent qu’à parler. Nous allons sortir par une bonne brise de nord-ouest et flâner du côté du détroit de Gibraltar ! et si saint Nicolas et sainte Barbe nous assistent, mordieu ! enfans, nous reviendrons les poches pleines faire danser les filles de Saint-Pôl et boire le vin de Pempoul.

— Hourra ! hourra ! cria l’équipage, en signe d’approbation.

— Dérape à tribord, range à larguer le grand foc, à border la brigantine, cria Kernok d’une voix de Stentor, donnant aussitôt l’ordre d’appareiller, pour ne pas laisser refroidir l’ardeur de son équipage.

Le brick, n’étant plus appuyé sur ses ancres, suivit l’impulsion du vent et vint sur tribord.

— Range et largue les huniers, oriente au plus près ! brasse, brasse bâbord ! amarre les huniers ! cria encore Kernok.

Et le brick, sentant la force de la brise, se mit en marche ; ses larges voiles grises se gonflèrent peu à peu, le vent circula en sifflant dans ses cordages ; déjà Pempoul, la côte de Treguier, l’île Sainte-Anne-Ros-Istan et la tour Blanche, s’effaçant peu à peu, fuyaient aux yeux des matelots, qui, groupés dans les haubans et dans les hunes, le regard fixé sur la terre, semblaient saluer la France d’un long et dernier adieu.

— La barre à bâbord, la barre à bâbord ! laisse arriver ! cria tout-à-coup Zéli avec effroi.

Aussitôt la roue du gouvernail tourna rapidement, et l’Épervier s’inclina et frémit sur la lame.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Kernok quand la manœuvre fut exécutée.

— C’est Lescoët qui nous rejoint, capitaine ; le bateau qui le porte a manqué de se laisser aborder, et nous l’eussions coulé comme une coquille de noix, si je n’avais fait venir son tribord, répondit Zéli.

Le retardataire, qui était lestement sauté à bord, s’avança d’un air confus près de Kernok.

— Pourquoi as-tu autant tardé ?

— Ma vieille mère vient de mourir ; j’ai voulu rester jusqu’au dernier moment pour lui fermer les yeux.

— Ah ! dit Kernok ; puis, se tournant vers son second : — Faites régler le compte de ce bon fils.

Et le second dit deux mots à l’oreille de Zéli, qui emmena Lescoët à l’avant du brick.

— Mon garçon, lui dit-il alors, en balançant une corde longue et mince, nous avons un os à ronger ensemble.

— Je comprends, dit Lescoët en pâlissant ; et combien ?

— Une misère.

— Mais encore ? on aime à savoir.

— Tu verras ; on ne te fera tort de rien ; d’ailleurs, tu compteras.

— Je me vengerai.

— On dit toujours cela avant, et puis après, on n’y pense pas plus qu’à la brise de la veille. Allons, mon garçon, dépêchons ; car je vois le capitaine qui s’impatiente, et il pourrait vouloir me faire goûter de la même sauce.

Et on attacha Lescoët sur une échelle de haubans, les bras élevés, le dos nu jusqu’à la ceinture.

— On est prêt, dit maître Zéli. Kernok fit un signe, la garcette siffla et retentit sur le dos de Lescoët. Jusqu’au sixième coup il se comporta fort décemment ; on n’entendait qu’une espèce de gémissement sourd qui accompagnait chaque coup de corde. Mais au septième le courage l’abandonna, et au fait il devait souffrir beaucoup, car chaque coup laissait sur son corps un sillon rouge qui devenait aussitôt bleu et blafard ; puis l’épiderme s’enleva, la chair était vive et saignante. Il paraît que la torture devint intolérable, puisqu’un état d’affaissement général remplaça l’irritation convulsive qui jusque-là avait soutenu Lescoët.

— Il se trouve mal, dit Zéli, la garcette levée.

Alors M. Durand, le canonnier-chirurgien-charpentier du bord, s’approcha, tâta le pouls du patient ; puis, grimaçant une espèce de moue, il leva les épaules, et fit un mouvement significatif à maître Zéli.

La garcette joua de nouveau, mais le son qu’elle rendait n’était plus sec et éclatant comme lorsqu’elle retombait sur une peau lisse et polie, mais sourd et mat comme le bruit d’une corde qui frapperait une boue épaisse.

C’est qu’aussi le dos de Lescoët était à vif ; la peau tombait en lambeaux, à ce point que le maître mettait sa main devant ses yeux pour ne pas être éclaboussé par le sang qui jaillissait à chaque coup.

— Et vingt, dit-il avec un air de satisfaction mêlé de regret, comme une jeune fille qui donne à son amant le dernier des baisers qu’elle lui a promis.

Ou, si vous l’aimez mieux, comme un banquier qui compte sa dernière pile d’écus.

Toujours est-il qu’on emporta Lescoët sans qu’il donnât aucun signe de vie.

— Maintenant, dit Kernok, un bon emplâtre de poudre à canon et de vinaigre sur ces égratignures, demain il n’y paraîtra plus. Puis s’adressant au maître timonier : — Courez une bonne bordée au sud-ouest ; si l’on signale une voile, venez m’avertir.

Et il descendit dans sa chambre, pour rejoindre Mélie.




CHAPITRE VII.

Carlos et Anita.


… Ce tumulte affreux, cette fièvre dévorante… c’est l’amour…
O. P.
Aver la morte innangi gli peche per mi.
Pétrarque.


La douce influence des climats méridionaux se faisait encore sentir, car le trois-mâts le San-Pablo se trouvait à la hauteur du détroit de Gibraltar. Poussé par une faible brise, toutes ses voiles étaient dehors, depuis le contre-catacoës jusqu’aux focs d’étai. Il venait du Pérou, et se rendait à Lisbonne sous pavillon anglais, ignorant la rupture de la France et de l’Angleterre.

L’appartement du capitaine était occupé par don Carlos Toscano et sa femme, riches négocians de Lima, qui avaient frété le San-Pablo à Calao.

On ne reconnaissait plus la chambre du navire, tant Carlos y avait déployé de luxe et d’élégance. Sur les parois nues et grises s’étendait une riche draperie qui, se séparant au-dessus des fenêtres, retombait en plis ondoyans. Le plancher était recouvert de nattes de Lima tressées d’une paille fine et blanche, et encadrées dans de larges dessins de couleurs tranchantes. De longues caisses de bois d’Akap rouge et poli contenaient des camélias, des jasmins du Mexique et des cactus aux feuilles épaisses. Puis, dans une belle volière de citronnier entourée d’un léger réseau d’argent, voltigeaient des bengalis à la tête verte, aux ailes pourpres reflétées d’or, et de jolies perruches de Porto-Rico, toutes bleues, avec une aigrette orange et un bec noir comme l’ébène.

L’air était tiède et embaumé, le ciel pur, la mer magnifique ; et sans le léger balancement que la houle imprimait au navire, on aurait pu se croire à terre.

Assis sur un riche divan, Carlos souriait à sa femme, qui tenait encore une guitare à la main.

— Brava ! brava ! mon Anita, s’écria-t-il, jamais on n’a mieux chanté l’amour.

— C’est qu’on ne l’a jamais mieux éprouvé, mon ange.

— Oui, et pour toujours,… dit Carlos.

— Pour la vie,… dit Anita.

Et leurs bouches se rencontrèrent, et il la serra contre lui, dans une étreinte convulsive.

En tombant à leurs pieds, la guitare rendit un accord doux et harmonieux comme le dernier son d’un orgue.

Carlos regardait sa femme de ce regard qui va au cœur, qui fait frissonner d’amour, qui fait mal.

Et elle, fascinée par ce regard âcre et brûlant, murmurait, en fermant ses yeux appesantis :

— Grâce !… grâce !… mon Carlos !

Puis, joignant ses mains, elle glissa doucement aux pieds de Carlos, et appuya sa tête sur ses genoux ; de sorte que sa pâle figure était comme voilée par ses longs cheveux noirs : seulement ses yeux brillaient à travers, ainsi qu’une étoile au milieu d’un ciel sombre.

— Et tout cela est à moi, pensait Carlos ; à moi seul au monde, et pour toujours ! car nous vieillirons ensemble ; les rides sillonneront aussi cette figure fraîche et veloutée ; ces anneaux d’ébène s’arrondiront en boucles argentées, disait-il, en passant sa main dans la chevelure soyeuse d’Anita, et, vieille, vieille grand’mère, elle s’éteindra par un beau soir d’automne, au milieu de ses petits-enfans, et ses derniers mots seront : — Je te rejoins, mon Carlos.

— Oh ! oui, car je serai mort avant elle… Mais d’ici là, que d’avenir ? que de beaux jours ! Jeunes et forts, riches, heureux d’une conscience pure et du souvenir de quelques bienfaits, nous aurons revu notre belle Andalousie, Cordoue et son Alhambra, sa mosaïque d’or, ses portiques découpés à jour, son architecture aérienne, notre belle villa avec ses bois d’orangers frais et parfumés, et ses bassins de marbre blanc où dort une eau limpide.

— Et mon père… et la maison où je suis née… et la jalousie verte que je soulevais si souvent quand tu passais, et la vieille église de San-Juan, où pour la première fois, pendant que j’étais à prier, ta bouche murmura à mon oreille : — Mon Anita, je t’aime !… Et vois si la Vierge me protège ! au moment où tu me disais : — Je t’aime, je venais de lui demander ton amour, en promettant une neuvaine à Notre-Dame.

Reprit Anita, car son époux avait fini par penser tout haut.

— Écoute, mon Carlos, soupira-t-elle ; jure-moi, mon ange, que dans vingt ans nous dirons une autre neuvaine à Notre-Dame pour lui rendre grâce d’avoir béni notre union.

— Je te le jure, âme de ma vie ! car dans vingt ans nous serons encore jeunes d’amour et de bonheur.

— Oh ! oui, notre avenir est si riant, si pur, que…

Elle ne put achever, car un boulet ramé, entrant en sifflant par la poupe, lui fracassa la tête, coupa Carlos en deux, et brisa les caisses de fleurs et la volière.

Quel bonheur pour les bengalis et les perruches, qui se sauvèrent par les fenêtres, en battant joyeusement des ailes !




CHAPITRE VIII.

Prise.


....Vil métal !
Burke.
......Passible !
Balzac.


— Sacrebleu, le beau coup ! Vois donc, maître Zéli… Le boulet est entré au-dessous du couronnement, et est sorti par le troisième sabord de tribord. Mordieu, Mélie, tu fais merveille !

Ainsi disait Kernok, une longue-vue à la main, et caressant la couleuvrine encore toute fumante qu’il venait de pointer lui-même sur le San-Pablo, parce que ce navire n’avait pas hissé assez vite son pavillon.

C’est ce boulet qui venait de tuer Carlos et sa femme.

— Ah ! c’est heureux, reprit Kernok, en voyant le pavillon anglais se dérouler peu à peu au bout de la corne du trois-mâts. C’est heureux, il se nomme,… il dit de quel pays ? mais je ne me trompe pas… un Anglais ; c’est un Anglais, et le chien ose le signaler, et il n’a pas un canon à son bord ! Zéli, Zéli, cria-t-il d’une voix de tonnerre, fais larguer toutes les voiles du brick, border les avirons ; dans une demi-heure nous nagerons dans ses eaux. Vous, lieutenant, faites faire le branle-bas de combat, envoyez les hommes à leurs pièces, et distribuez les sabres et les piques d’abordage.

Puis, s’élançant sur une caronade : — Enfans ! si je ne me trompe, ce trois-mâts arrive de la mer du Sud ; à cette guibre courte et camarde, à cette rentrée, je reconnais un bâtiment portugais ou espagnol qui se rend à Lisbonne sous pavillon Anglais, ignorant peut-être que la guerre est déclarée à l’Angleterre. Ça le regarde. Mais ce chien-là doit avoir des piastres dans le ventre. Nous allons voir, Cordieu ! Enfans, sa coque seule vaut vingt mille gourdes ! Mais patience, l’Épervier étend ses ailes et va bientôt montrer ses ongles. Allons, enfans ! nageons, nageons ferme !

Et il animait de la voix et du geste les matelots qui, courbés sur les longs avirons du brick, doublait la vitesse que lui donnait la brise.

D’autres marins s’armaient précipitamment de sabres et de poignards, et maître Zéli faisait en tous cas disposer les grappins d’abordage.

Kernok, lui, après avoir fait toutes ses dispositions, descendit dans le faux-pont, et enferma Mélie, qui dormait dans son hamac.

On était prêt à bord de l’Épervier : le capitaine du malheureux San-Pablo, reconnaissant le brick de Kernok pour un bâtiment de guerre, tout en gémissant du malheur arrivé à son bord, avait hissé le pavillon anglais, espérant se mettre sous sa protection.

Mais quand il vit la manœuvre de l’Épervier, dont la marche était encore hâtée par de longs avirons, il n’eut plus de doute et comprit qu’il était tombé sous le vent d’un corsaire.

Fuir était impossible. À la faible brise qui soufflait par rafales avait succédé un calme plat, et les avirons du pirate lui donnaient un avantage de marche positif. Il ne fallait plus songer à se défendre. Que pouvaient faire les deux mauvais canons de San-Pablo contre les vingt caronades de l’Épervier, qui ouvraient leurs gueules menaçantes ?

Le prudent capitaine mit donc en panne, attendit l’événement, ordonna à son équipage de se prosterner à genoux, et d’invoquer san Pablo, le patron du navire, qui ne pouvait manquer de manifester sa puissance dans une telle occasion.

Et, suivant l’exemple du capitaine, l’équipage dit un Pater.

Mais l’Épervier avançait toujours…

Deux Ave.

On entendait déjà le bruit de ses avirons, qui battaient les flots en cadence…

Cinq Credo.

Vale me Dios ! c’était la voix, la grosse et terrible voix de Kernok qui résonnait aux oreilles des Espagnols.

— Oh ! oh ! disait le pirate, il met en panne ; il amène son pavillon, le gredin est souventé ; il est à nous, Zéli, fais mettre en travers, armer la chaloupe et le grand canot ; je vais aller flâner à bord.

Et Kernok, passant des pistolets dans sa ceinture, s’armant d’un large coutelas, fut d’un bond dans l’embarcation.

— Et si c’est une ruse, si le trois-mâts fait un seul mouvement, cria-t-il au lieutenant, faites force d’avirons, et venez vous embosser à longueur de gaffe.

…Dix minutes après, Kernok sautait sur le pont du San-Pablo, ses pistolets à la main, son sabre entre ses dents.

Mais il poussa un tel éclat de rire que sa bonne lame tomba de sa bouche. S’il riait tant, c’était de voir le capitaine espagnol et son équipage agenouillés devant une statue grossière de saint Paul, et se frappant la poitrine à coups réitérés. Le capitaine surtout baisait une relique avec une ferveur toujours croissante, en murmurant : — San Pablo ora pro nobis

San Pablo ne pria point, hélas !

— Finis tes singeries, vieux corbeau, dit Kernok, quand il eut assez ri, et mène-moi à ton nid.

— Senor, no entiendo, répondit en frissonnant le malheureux capitaine.

— Ah ! c’est vrai, dit Kernok, tu n’entends pas le français.

Or, comme Kernok possédait de toutes les langues vivantes, juste ce qui était relatif et nécessaire à sa profession, il reprit avec aménité :

El dinero, compadre, — l’argent, compère. —

Et l’Espagnol essaya de balbutier encore un no entiendo.

Mais Kernok, qui était au bout de son instruction, remplaçant le dialogue par la pantomime, lui mit sous le nez le canon de son pistolet.

À cette invitation, le capitaine poussa un profond, un douloureux, un poignant soupir, et fit signe au pirate de le suivre.

Quant au reste de l’équipage du San-Pablo, les matelots du brick l’avaient garrotté pour n’être pas distraits dans leurs opérations.

L’entrée de la soute, où était déposé l’argent de don Carlos, se trouvait sous la natte qui couvrait le plancher. Aussi Kernok fut-il obligé de passer par la chambre où gisaient les restes sanglans des deux époux. Le pauvre capitaine détourna la vue, et passa la main sur ses yeux.

— Tiens ! dit Kernok en poussant le cadavre du pied, voilà l’ouvrage de Mélie. Mordieu, quelle besogne ! Ah ça ! mais el dinero,… el dinero, compère, c’est l’important.

Ils ouvrirent la soute ; alors Kernok fut sur le point de se trouver mal à la vue d’une centaine de tonneaux cerclés en fer, sur chacun desquels on lisait 20,000 piastres (50,000 fr.)

— Est-il possible ! s’écria-t-il. Quatre, cinq… peut-être dix millions !

Et, dans sa joie, il embrassait son second, il embrassait les matelots, il embrassait le capitaine espagnol, il embrassait tout le monde, tout, jusqu’aux cadavres sanglans de Carlos et d’Anita !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux heures après, une embarcation conduisait à bord de l’Épervier les cinq dernières tonnes d’argent, reste des dépouilles du trois-mâts marchand, où Kernok avait laissé dix hommes de garnison, l’équipage espagnol garrotté sur le pont, et le capitaine attaché au grand mât.

— Enfans, dit Kernok, je vous donne ce soir, comme on dit, nopces et festin, et puis une surprise, si vous êtes sages.

— Mordieu ! sacrebleu ! capitaine, nous serons sages, sages comme des vierges, répondit maître Zéli en faisant l’agréable.




CHAPITRE IX.

Orgie.


Hic chorus ingens
… Colit orgia
.

Avienus.


Du vin, sacrebleu ! du vin !

Les bouteilles se choquent, les flacons se brisent, les juremens et les chants éclatent de toutes parts.

C’est tantôt le bruit sourd que fait un pirate aviné en tombant sur le pont, tantôt la voix chevrotante de ceux qui tiennent encore leur verre à la main, et de l’autre se cramponnent à la table.

— Du vin ! ici, mousse, du vin, ou je t’assomme.

Et il y en a qui luttent entre eux, pied contre pied, front contre front. Ils s’étreignent, ils s’enlacent : l’un glisse, tombe ; un os crie et se rompt, et les imprécations remplacent le rire.

Il y en a qui sont couchés, saignans, le crâne ouvert, aux pieds de gais compagnons qui détonnent une délirante chanson bachique.

Il y en a qui, dans le dernier degré de l’abrutissement et de l’ivresse, s’amusent à écraser entre deux boulets la main d’un matelot ivre mort.

Et il y a une foule d’autres jeux encore.

Les gémissemens, les cris de rage et de folle joie, se confondent et s’accouplent.

Le pont est rougi de vin ou de sang. Qu’importe ! le temps fuit rapide à bord de l’Épervier : tout est folie, entraînement, délire. Allez, allez, jouissez de la vie, elle est courte. Les jours mauvais sont fréquens ; qui sait si aujourd’hui aura pour vous un lendemain. Amusez-vous donc, corbleu ! saisissez le plaisir en tout et partout.

Non, ce plaisir frêle, décent, aux ailes d’or et d’azur, qui ressemble à une jeune fille douce et timide ; ce plaisir délicat, qui aime à secouer sa tête fraîche et blonde devant les mille glaces d’un boudoir, ou à effleurer du bout de ses lèvres roses une coupe remplie d’une liqueur glacée ! ce sybarite enfin, qui ne veut autour de lui que fleurs, parfums et pierreries, femmes jeunes et vives, musique mélodieuse et vins exquis ! Non, sacrebleu ! mais ce plaisir robuste et carré, à l’œil de satyre, au rire de démon, qui hante les tavernes et les tripots, boit et s’enivre, mord et déchire, frappe et tue, puis se roule et se tord au milieu des débris d’un repas grossier, en poussant un éclat de rire qui ressemble au râlement d’un chacal.

Allez, allez, jouissez de la vie ; elle est courte, vous dis-je ! Donc on jouissait de la vie à bord de l’Épervier.

Il était nuit close : les fanaux qui garnissaient les bastingages répandaient une vive clarté sur le pont du navire, que Kernok avait fait garnir de tables pour fêter son heureuse capture.

Au repas succédait le divertissement. Le mousse Grain-de-Sel, après s’être frotté de goudron de la tête au pied, avait trouvé bon de se rouler dans un sac de plumes ; et, sorti de là, il ressemblait assez à un volatile à deux pieds et sans ailes.

Et quel plaisir de le voir gambader, tourner, sauter, danser, voltiger, enhardi par les applaudissemens de l’équipage, et excité par les coups de corde que maître Zéli lui administrait de temps en temps pour entretenir sa souplesse.

Mais un drôle de corps, un plaisant, un Allemand, je crois, voulant rendre la fête complète, approcha une mèche enflammée de l’aigrette d’étoupe qui se balançait avec grâce sur le front de Grain-de-Sel…

Puis, le feu se communiquant de l’étoupe aux cheveux, des cheveux aux plumes, l’acrobate improvisé, le malheureux Grain-de-Sel, absorba tant de calorique, que sa peau se fendit, et craqua sous son enveloppe enflammée.

Pour le coup, on riait aux larmes à bord de l’Épervier. Pourtant, comme le mousse poussait des cris affreux, une bonne âme, une âme compatissante, car il y en a partout, le prit et le jeta à la mer, en disant : — Je vais l’éteindre.

Heureusement Grain-de-Sel nageait comme un saumon ; il se plut même à prolonger son bain, qui le rafraîchit beaucoup, se promena autour du brick comme un triton ou une naïade, à votre choix, puis y rentra par le sabord d’arcasse, en disant avec son stoïcisme accoutumé : — J’aime bien mieux ça que d’être brûlé vif ; mais je me suis tout de même joliment amusé.

On entendit un coup de pistolet ; puis un cri perçant sortit de la chambre de Kernok, Zéli s’y précipita ; c’était un rien, une misère.

Figurez-vous que Kernok, un peu échauffé par le grog, avait beaucoup vanté son adresse à Mélie. — Je te parie, lui disait-il, que d’un coup de pistolet, je te fais sauter le couteau que tu tiens à la main. Mélie ne doutait pas de l’habileté de son amant ; mais, ne se souciant pas de l’épreuve, elle avait éludé la proposition.

— Lâche, lui avait crié Kernok : eh bien ! pour t’apprendre, je vais t’enlever ton verre ; et, ce disant, il s’était armé d’un pistolet, et le verre de Mélie, brisé par la balle, avait volé en éclats.

Quand Zéli entra, Kernok, renversé en arrière, le pistolet encore à la main, riait de la frayeur de Mélie, qui, pâle et tremblante, s’était réfugiée dans un coin de la chambre.

— Eh bien ! Zéli, dit le pirate, eh bien ! mon vieux loup de mer, tes demoiselles s’amusent-elles bien là-haut ?

— Je vous en réponds, capitaine ; mais ces dames attendent la surprise.

— La surprise ? Ah ! c’est vrai ; écoute…

Et il dit deux mots à l’oreille de Zéli. Celui-ci recula d’un air étonné, ouvrant sa large bouche.

— Comment… vous voulez… ?

— Certes, je le veux. N’est-ce pas une surprise ?…

— Et une fameuse, qui sera drôle encore… J’y vais, capitaine.

Kernok monta bientôt sur le pont avec Mélie. À son aspect, ce furent de nouveaux cris de joie.

— Hourra pour le capitaine Kernok, hourra pour sa femme, hourra pour l’Épervier !!!

Une fusée partit du San-Pablo, qui était en panne à deux portées de fusil du brick. Elle décrivit sa courbe, et retomba en pluie de feu.

— Capitaine, voyez donc cette fusée, dit le lieutenant.

— Je sais ce que c’est, mon brave. Allons, allons, enfants, faites circuler le rhum et le genièvre. Un verre à moi, un verre à ma femme !

Mélie voulut refuser ; mais comment résister à son doux ami ?

— Vivent les camarades et les braves enfans du capitaine de l’Épervier ! dit Kernok, après avoir bu.

— Hourra ! reprit l’équipage d’une voix forte et sonore.

L’orgie était alors à son comble. Les matelots s’étaient pris par la main, et tournoyaient avec rapidité tout autour du pont, en chantant à tue-tête les refrains les plus obscènes et les plus crapuleux.

Bientôt maître Zéli accosta à bâbord, ramenant à bord du San-Pablo les dix hommes que Kernok y avait laissés momentanément.

Il ne restait plus à bord du navire espagnol, que son équipage, lié et garrotté sur le pont.

— Tout est prêt, dit Zéli ; quand la seconde fusée partira, capitaine, c’est que la mèche aura atteint…

— C’est bien, répondit Kernok en l’interrompant. Enfans, je vous ai promis une surprise si vous vous conduisiez bien. Votre sagesse et votre modération ont dépassé mon attente ; vous allez en être récompensés. Vous voyez ce trois-mâts espagnol, gréé et équipé comme il l’est, il vaut bien… trente mille piastres ;… je le paie quarante mille, moi, enfans ! je l’achète sur ma part de prise, afin d’avoir le plaisir d’offrir à l’équipage de l’Épervier un feu d’artifice avec accompagnement de musique, Tenez, voici le signal. Allons, prenez vos places !

Et tout l’équipage, du moins ceux qui étaient en état de monter et de voir, se groupèrent dans les hunes et dans les haubans.

La seconde fusée étant sortie du San-Pablo, le feu commençait à s’y développer…

C’était la surprise que Kernok ménageait à son équipage ; il avait envoyé maître Zéli à bord du navire espagnol, pour retirer le peu de poudre qui pouvait y rester, et disposer des matières combustibles dans la cale et dans le faux pont, puis garrotter le plus solidement possible les malheureux Espagnols, qui ne se doutaient encore de rien.

C’était donc le San-Pablo qui brûlait ; la nuit était noire, l’air calme, la mer comme un miroir.

D’abord une fumée épaisse et bitumineuse sortit par les panneaux du navire avec une nuée d’étincelles.

Et un cri perçant,… affreux,… qui retentit au loin, s’élança de l’intérieur du San-Pablo ; car son équipage voyait à quel sort il était réservé.

— Voilà déjà la musique, dit Kernok.

— Ils chantent diablement faux, répondit Zéli.

Bientôt la fumée se colora davantage, devint d’un rouge vif, et fit enfin place à une colonne de flammes qui, s’élevant en tourbillonnant du grand panneau, projeta sur les eaux un long reflet couleur de sang.

— Hourra !!! cria l’équipage du brick.

Puis l’incendie s’augmenta ; le feu, sortant des trois panneaux à la fois, se joignit et s’étendit comme un vaste rideau enflammé, sur lequel la mâture et les cordages du San-Pablo se dessinaient en noir.

Alors aussi les cris des Espagnols garrottés au milieu de cette fournaise ardente devinrent si atroces, que les pirates, comme malgré eux, poussèrent des hurlemens sauvages pour étouffer la voix déchirante de ces malheureux.

L’incendie était alors dans toute sa force. Bientôt les flammes s’attachèrent au gréement, et coururent le long de tous les cordages ; les mâts, n’étant plus soutenus par les haubans, craquèrent, et tombèrent sur le pont avec un fracas effroyable ; des manœuvres en feu pendaient de tous côtés, et cet immense foyer de lumière paraissait d’autant plus éclatant, que la nuit était plus sombre.

Les Espagnols ne criaient plus…

Tout à coup la flamme faisant une large trouée dans un des flancs du navire, et le grand mât s’abattant du même côté, le San-Pablo donna une forte bande, se pencha sur tribord, et l’eau entra en bouillonnant dans la cale.

Peu à peu le corps du navire s’abîma. Déjà il n’avait plus hors de l’eau que son mât d’artimon, seul resté debout, isolé sur l’eau, et qui flamboyait comme une torche funèbre… Puis, le bas mât disparut ; le mât de hune éleva encore un moment son brandon enflammé ; mais bientôt l’eau frémit autour, et l’on ne vit plus qu’une légère fumée rougeâtre, puis plus rien,… rien,… que l’immensité,… la nuit…

— Tiens ! déjà fini, dit Kernok ; le San-Pablo nous a volé notre argent.

— Vive le capitaine Kernok, qui donne d’aussi belles fêtes à son équipage ! cria Zéli.

— Hourra ! répondit l’équipage.

Et les pirates, fatigués, se jetèrent sur le pont ; Kernok laissa l’Épervier en panne jusqu’au point du jour, et fut goûter quelques instans de repos avec cette satisfaction intérieure d’un homme opulent qui regagne sa chambre à coucher à la fin d’une fête somptueuse qu’il vient de donner.

Puis le pirate murmura en s’assoupissant : — Ils doivent être contens ; car j’ai fort bien fait les choses : un navire de 300 tonneaux et trois douzaines d’Espagnols ! c’est honnête ; il ne faut pourtant pas qu’ils s’y habituent ; c’est bon de temps en temps, parce qu’après tout, il faut bien rire un peu.




CHAPITRE X.

Chasse.


Away… Away…
Byron.

…En avant !… en avant !


Tout dormait à bord de l’Épervier ; Mélie seule était montée sur le pont, agitée par une vague inquiétude. Quoique la nuit fût encore sombre, une lueur blafarde qu’on apercevait à l’horizon annonçait l’approche du crépuscule. Bientôt de larges bandes d’un rouge vif et doré sillonnèrent le ciel, les étoiles pâlirent, disparurent, le soleil commença de poindre, puis s’éleva lentement sur les eaux bleues et immobiles de l’Océan, qu’il sembla couvrir d’un voile de pourpre.

Le calme étant toujours aussi plat, le brick restait en panne sous ses amures de la veille. Mélie rêvait assise sur le banc de quart, sa tête cachée entre ses deux mains ; mais lorsqu’elle la releva, le jour, déjà assez élevé, lui permettait de distinguer les objets qui l’entouraient, elle frémit d’horreur et de dégoût !

C’étaient des matelots couchés au milieu des pots et des débris du repas de la veille ; c’était le désordre le plus complet ; les boussoles renversées, les manœuvres et les cordages confusément mêles, des armes et des verres en éclats, des tonneaux défoncés laissant couler sur le pont des flots de vin et d’eau-de-vie… Ici, de braves compagnons endormis, les bras jetés de çà et de là, étreignaient encore une bouteille dont il ne restait que le goulot, semblables à ces fiers Cordovans, qui, morts, gardaient pourtant au poing le tronçon d’une dague. Là, un pirate dormait le cou passé sous la roue du gouvernail, de sorte qu’au moindre mouvement de rotation, il devait avoir la tête écrasée.

Un vrai lendemain d’orgie, et d’orgie de pirate encore !

Mélie commença par bénir la Providence de ce qu’elle avait protégé avec tant de sollicitude toute cette honnête société, que le brick berçait sur les eaux ; car, grâce à l’incurie qui régnait à bord pour le moment, si une tempête se fût élevée pendant la nuit, c’était fait de l’Épervier et de Kernok, et de l’équipage, et des dix millions ; quel dommage !!!

Aussi voulut-elle prier. — La pauvre fille trouvait à bord si peu d’occasions d’élever son âme vers le Créateur ! — Pour prier, elle s’agenouilla et tourna involontairement les yeux vers cette ligne vaporeuse et bleuâtre qui ceint l’horizon ; mais elle ne pria pas. Son regard devint fixe et s’attacha sur un point d’abord incertain, mais que bientôt elle parut mieux distinguer ; enfin, portant la main au-dessus de ses sourcils pour isoler davantage les rayons visuels, elle resta un instant contemplative, puis ses traits prirent une vive expression de crainte, et en deux bonds elle fut dans la chambre de Kernok…

— Tu es folle, disait le pirate en montant sur le pont d’un pas lourd et encore aviné ; mais si tu m’as éveillé pour rien…

— Tenez, répondit Mélie en lui présentant une longue-vue d’une main, tandis que de l’autre elle désignait un point blanc qui se voyait à l’horizon.

— Sacrebleu ! dit Kernok après avoir regardé attentivement, et il porta vivement la lunette à son œil gauche.

— Mille tonnerres !

Et il frotta le verre de l’instrument comme pour s’assurer qu’il voyait bien et clairement, et que nulle illusion d’optique ne le trompait. Il ne se trompait pas !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

[Ici un crescendo de tout ce que vous pourrez choisir de plus vigoureusement imprécatif dans le glossaire d’un pirate.]…

À peine ce torrent de malédictions et de juremens était-il débordé, que Kernok s’arma d’un anspek. — Un anspek est un morceau de bois long de cinq à six pieds et de quatre pouces carrés. Ce jouet de chêne sert à manœuvrer l’artillerie du bord. — Kernok changea provisoirement cette destination ; car il employa le sien à réveiller son équipage. Or, les coups d’anspek, glorieusement accompagnés de jurons à faire foudroyer le brick, plurent dru comme grêle, tantôt sur le pont, tantôt sur les matelots endormis. Aussi, quand la ronde du capitaine fut terminée, tous ses hommes étaient à peu près debout, se frottant les yeux, la tête ou le dos, et demandaient en faisant d’effroyables bâillemens : — Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Ce qu’il y a, cria Kernok d’une voix de tonnerre, ce qu’il y a, chiens que vous êtes ! un navire de guerre, une corvette anglaise faisant force de voiles pour nous atteindre ;… une corvette qui a sur l’Épervier l’avantage de la brise, car le vent fraîchit là-bas, et il ne nous arrivera qu’avec cet Anglais, que la foudre écrase !

Et tous les yeux se tournaient vers le point que Kernok désignait du bout de sa longue-vue.

— Huit, dix, quinze sabords ! s’écria-t-il, une corvette de trente canons ; c’est gentil, et de l’escadre bleue encore.

Il appela Zéli.

— Écoute, Zéli, il ne s’agit pas ici de lanterner ; fais border les avirons, mettre tout en ordre le plus vite possible ; virons de bord et gagnons le large : l’Épervier n’a pas le bec et les ongles assez durs pour s’amuser à une telle proie.

Puis il emboucha son porte-voix : — Chacun à son poste pour larguer les huniers et les perroquets ! Range à larguer les catacoës et les contre-catacoës, à gréer les bonettes hautes et basses ; et vous, mes garçons, courbez-vous sur vos avirons ; si nous pouvons prendre de l’air, l’Épervier n’aura rien à craindre. Vous savez, mordieu ! que nous avons dix millions à bord. Ainsi, choisissez ou d’être pendus aux vergues de l’Anglais ou de retourner à Saint-Pol vos ceintures pleines, boire le grog et faire danser les filles !

L’équipage de Kernok le comprit parfaitement ; l’alternative était inévitable ; aussi, grâce aux voiles dont il était chargé et à ses vigoureux rameurs, l’Épervier commença à filer trois nœuds.

Mais Kernok ne s’abusait pas sur la marche de son brick ; il voyait bien que la corvette anglaise avait sur lui un avantage réel, puisqu’elle venait avec le vent. Aussi, en prudent capitaine, le pirate fit faire branle-bas de combat, ouvrir la soute aux poudres, garnir les parcs à boulets, apporter sur le pont les piques et les haches d’abordage, veillant à tout avec une activité incroyable et semblant se multiplier.

La corvette anglaise avançait, avançait toujours…

Kernok fit appeler Mélie et lui dit : — Chère amie, le four chauffera probablement ; tout à l’heure tu vas descendre dans la cale, t’y blottir, et ne pas plus bouger qu’un canon sur son affût. — Ah !… à propos, si tu sens le brick tourbillonner et descendre, c’est que nous coulerons à fond. Tu comprends bien,… nous coulerons, et attends-toi à voir plutôt cela qu’un marsouin fumer une pipe. Allons, pas de larmes, embrasse moi vite, et que je ne le revoie plus qu’après la danse, si je n’y laisse pas ma peau.

Mélie devint tellement pâle que vous l’eussiez prise pour une statue d’albâtre. — Kernok,… laissez-moi près de vous, murmura-t-elle, et elle jeta ses deux bras autour du cou du pirate, qui tressaillit un instant et puis la repoussa.

— Va-t’en, lui cria-t-il, va-t’en !

— Kernok,… que je veille sur tes jours ! dit-elle en s’attachant à ses pieds.

— Zéli, délivre-moi de cette folle et descends-la à fond de cale, reprit le pirate.

Et comme on allait se saisir de Mélie, elle se dégagea violemment, et s’approcha de Kernok le teint animé, l’œil étincelant :

— Au moins, lui dit-elle, prends ce talisman, porte-le, il protégera tes jours pendant le combat : son effet est certain ; c’est ma vieille grand’mère qui me l’a donné. Ce charme magique est plus fort que la destinée… Crois-moi, porte-le.

Et elle tendait à Kernok un petit sachet rouge suspendu à un cordon noir.

— Arrière cette folle, dit Kernok en haussant les épaules ; ne m’as-tu pas entendu, Zéli ? à la cale.

— Si tu meurs, que ce soit donc par ta volonté ; mais au moins je partagerai ton sort. Rien, plus rien maintenant ne protège mes jours ; je redeviens femme comme tu es homme ! s’écria Mélie, qui jeta le sachet dans les flots.

— Bonne fille ! dit Kernok en la suivant des yeux pendant que deux matelots la descendaient dans le faux-pont, au moyen d’une chaise fixée à une longue corde.

Et la corvette anglaise approchait, approchait toujours…

Zéli s’avança près de Kernok.

— Capitaine, l’Anglais nous gagne.

— Je le vois sacrebleu bien, vieux sot ! nos avirons ne font rien, ils fatiguent inutilement nos hommes ; fais-les déborder, charger les caronades à deux boulets, placer les grappins d’abordage, mettre les pierriers dans les hunes, car nous allons en découdre ; et il n’y a pas à tergiverser. Fais aussi amener les perroquets et hâler bas les bonettes ; si la brise fraîchit, nous nous battrons sous nos huniers ; c’est la meilleure allure de l’Épervier.

Quand la manœuvre fut exécutée, Kernok harangua son équipage ainsi qu’il suit :

— Enfans, voici une corvette qui a les reins solides ; elle serre de si près l’Épervier, que nous ne pouvons espérer de gagner au vent ; d’ailleurs, il n’en fait pas. Si nous sommes pris, nous serons pendus ; si nous nous rendons, ce sera tout de même ; combattons donc en braves matelots, et peut-être qu’en faisant feu, comme dit le proverbe, des quatre pattes et de la queue, nous nous en retirerons avec nos culottes. Mordieu ! mes garçons, l’Épervier a bien coulé un grand trois-mâts sarde sur les côtes de Sicile, après deux heures de combat ; pourquoi craindrait-il cette corvette à pavillon bleu ? Songez aussi que nous avons dix millions à conserver. Cordieu ! enfans, dix millions ou la corde !

L’effet de cette péroraison fut péremptoire, et tout d’une voix l’équipage cria : — Hourra ! — Mort aux Anglais !

La corvette se trouvait alors si proche, que l’on distinguait parfaitement ses amures et son gréement.

Tout à coup une légère fumée s’éleva à son bord, un éclair brilla, un bruit sourd retentit, et un boulet siffla en passant près du beaupré de l’Épervier.

— La corvette commence à parler, dit Kernok, c’est notre pavillon qu’elle veut voir, la curieuse.

— Que faut-il hisser ? demanda maître Zéli.

— Ceci, dit Kernok, car il faut être galant.

Et il poussa du pied une vieille souquenille de matelot, toute tachée de goudron et de vin.

— C’est drôle, dit le maître, et le haillon se guinda majestueusement en haut de la drisse.

On croit que la plaisanterie parut faible à bord de la corvette ; car deux coups de canon en partirent presque au même instant, et les boulets hachèrent en quelques endroits le gréement de l’Épervier.

— Oh ! oh ! nous nous fâchons, la belle ; tu fais la bégueule, dit Kernok. — À moi, Mélie ! et il s’allongea sur la couleuvrine qu’il avait baptisée de ce nom, visa, pointa : — À toi, l’Anglaise, et il fit jouer la batterie.

— Bravo ! s’écria-t-il, quand la fumée de l’amorce fut dissipée et qu’il put voir l’effet de son coup, bravo ! Vois donc, Zéli, déjà son perroquet de fouque en pantène : ça promet, ça promet, garçons, mais c’est quand l’Épervier va lui chatouiller les flancs avec ses griffes d’abordage, que l’Anglaise va rire.

— Hourra ! hourra ! cria l’équipage.

La corvette ne riposta pas au boulet de Kernok, répara son avarie au plus vite, et laissa porter en plein sur le corsaire…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Alors elle en était tellement près, qu’on entendait la voix et le commandement des officiers anglais.

— Enfans, à vos pièces ! dit Kernok en se précipitant sur son banc de quart le porte-voix à la main ; à vos pièces, et, sacredieu ! ne faites pas feu avant le commandement !




CHAPITRE XI.

Combat.


L’abordage !… L’abordage,
On se suspend au cordage,
On s’élance des haubans.
........

Victor Hugo. — Navarin.


— Maître Durand ! des boulets !! — Maître Durand, il vient de se déclarer une voie d’eau dans la fosse aux lions. — Maître Durand, ma tête, mon bras, tenez, voyez comme ça saigne ! Et le nom de maître Durand, le canonnier-chirurgien-charpentier de bord retentissait depuis le pont jusqu’à la cale, dominant le bruit et le tumulte inséparables d’un combat aussi acharné que celui qui se livrait entre le brick et la corvette ; et de fait, à chaque volée qu’il envoyait, l’Épervier tremblait et craquait dans sa membrure comme s’il eût été sur le point de s’entr’ouvrir.

— Maître Durand, des boulets ! — La voie d’eau ! — Ma jambe ! répétaient les voix confuses et pressées.

— Mais, sacredieu ! un instant ; je ne puis pas tout faire : des boulets à envoyer en haut, une avarie à réparer en bas, vos blessures à regarder ; … il faut commencer par le plus pressé, et puis on s’occupera de vous, tas de braillards ; car à quoi êtes-vous bons maintenant ? vous êtes aussi inutiles qu’une vergue sans voiles et sans ralingues.

— Maître ! des boulets ! vite des boulets !

— Des boulets ? vrai Dieu ! quels coups ! si on joue cet air-là encore pendant un quart-d’heure, nous serons à sec de gargousses. Tenez, enfans, et ménagez-les. Ce sont les dernières.

Alors M. Durand quitta le sac du canonnier pour prendre le maillet du calfat, et se précipita dans la fosse aux lions afin d’arrêter la voie d’eau.

— Sacrebleu ! je souffre bien, dit maître Zéli.

Il était étendu par terre dans le faux-pont, à peine éclairé par un fanal soigneusement fermé ; sa cuisse droite ne pendait plus qu’à un seul lambeau, la gauche avait été entièrement emportée.

Autour de lui gémissaient d’autres blessés, jetés pêle-mêle sur le plancher en attendant que M. Durand pût quitter le maillet pour le couteau.

— Sacrebleu ! j’ai soif, continua maître Zéli ; je me sens faible. C’est à peine si j’entends nos canons parler ; est-ce qu’ils sont enrhumés ?

Au contraire, les bordées étaient plus nourries et plus éclatantes que jamais : c’est que l’audition de maître Zéli était déjà affaiblie par les approches de la mort.

— Oh ! j’ai soif, dit-il encore, et froid, moi qui avais si chaud tout à l’heure. Puis, s’adressant à un confrère : — Fais donc attention, toi, le Polonais, qu’est-ce que tu as à te raidir comme ça ? Oh ! cré coquin ! est-il laid ? Tiens, voilà ses yeux blancs.

C’en était un qui expirait dans les dernières convulsions de l’agonie.

— Durand, viens donc, cordieu ! cria de nouveau Zéli, viens voir ma jambe, mon vieux.

— Je suis à toi dans l’instant ; un coup de maillet encore, et l’avarie que nous avions à la flottaison ne paraîtra pas plus que la trace d’un aviron sur la surface de l’eau. Allons, à ton tour ; nous nous sommes donc cognés ?

— Oui, un peu, répondit Zéli.

M. Durand décrocha le fanal et l’approcha de maître Zéli, qui grimaça une espèce de sourire, tout fier de la surprise de M. Durand.

— Tiens, dit le chirurgien-charpentier-canonnier, où est donc ton autre jambe, farceur ?

— Là haut, sur le gaillard d’avant, encore, peut-être… Allons, débarrasse-moi de celle-ci, car elle me gêne. On dirait qu’on m’a attaché un boulet de 36 au pied. Oh ! j’ai soif, toujours soif.

Tout en examinant la jambe de maître Zéli, M. Durand secoua trois ou quatre fois la tête et sifflota, fort bas, il est vrai, l’air du Bouton de rose, puis finit par dire : — Tu es f….., mon vieux.

— Ah ! mais là, vrai, bien… !

— Oh ! bien.

— Alors, si tu es un brave garçon, prends mon pistolet, et casse-moi la tête.

— J’allais te le proposer.

— Merci.

— Tu n’as pas de commission avant ?

— Non. Ah ! si : tiens, voilà ma montre ; tu la donneras à Grain-de-Sel.

— Bien. Allons…

— Ah ! j’oubliais ; si le capitaine ne crève pas là-haut comme un mousquet, dis-lui de ma part qu’il a commandé comme un brave.

— Bien. Voyons…

— Ainsi, tu crois que je suis ce qui s’appelle…

— Oui, foi d’homme, et tu penses bien que je ne voudrais pas faire une farce à un ami.

— C’est vrai. Malgré ça, c’est vexant tout de même… Brrr. Quel froid ! Je ne puis presque plus parler… Il me semble que ma langue est aussi lourde qu’un morceau de plomb. Tiens, ça tourne… Adieu, vieux. Encore une poignée de main… Allons, y es-tu ?

— Oui.

— Ah ça ! ne me manque pas ! Feu ! me vl’à guéri…

Il tomba.

— Pauvre b…, dit M. Durand. Ce fut l’oraison funèbre de maître Zéli.

M. Durand aurait peut-être désiré terminer toutes ses opérations aussi cavalièrement ; mais ses autres cliens, effrayés de la violence du topique, qui avait pourtant si bien réussi à maître Zéli, préférèrent des emplâtres d’étoupe et de graisse que l’honnête docteur appliquait indistinctement à tout et pour tout, avec un supplément de consolations pour les mourans. C’était tantôt : — Bah ! après nous la fin du monde ; ou bien encore : — La prochaine campagne devait être rude, l’hiver froid, le vin mauvais ; et une foule d’autres gracieusetés destinées à adoucir les derniers momens de ces pauvres pirates, qui avaient le souci de quitter une honorable existence sans trop savoir où ils allaient.

M. Durand fut interrompu brusquement au milieu de ses soins spirituels et temporels, par Grain-de-Sel, qui tomba comme une bombe au milieu de sept agonisans et de onze morts.

— Viens-tu gâter ma besogne, chien, dit le docteur, et le mousse reçut avec cette admonition un soufflet à assommer un rhinocéros.

— Non, maître Durand ; au contraire, on demande des gargousses là haut, car on vient d’envoyer la dernière volée ; c’est la corvette anglaise qui tient bon, tout de même ; elle est rase comme un ponton, et elle fait un feu qu’on ne s’y voit pas… Ah ! — Et puis j’ai eu un doigt emporté par un biscaïen. — Tenez, maître Durand…

— Veux-tu pas que je perde mon temps à regarder ton égratignure, gredin, chien !

— Merci, M. Durand ; le fait est qu’il vaut mieux ça qu’un bras de moins, dit Grain-de-Sel en entortillant à la hâte son tronçon de doigt dans de l’étoupe. Mais tenez, ajouta-t-il, voilà une pratique qui vous arrive, maître.

C’était un blessé qu’on descendait dans le faux-pont ; comme il était mal attaché, il tomba, et s’acheva sur le panneau.

— Encore un de guéri, dit maître Durand, qui était absorbé, pensant à remédier au manque de boulets.

— Des gargousses !… en haut des gargousses ! crièrent plusieurs voix avec un accent de terreur.

— Sacrebleu ! quand on devrait charger les caronades avec des mousses, on fera feu sur l’Anglaise, s’écria maître Durand en montant rapidement sur le pont.

Grain-de-Sel le suivait, ne sachant pas si l’intention que le maître avait manifestée de l’employer comme projectile était une plaisanterie ou non. Mais, fidèle à son système de consolation, il se dit : J’aimerais encore mieux ça que d’être pendu par les Anglais.




CHAPITRE XII.

Combat.


Silence ! tout est fait, tout retombe à l’abîme :
L’écume des hauts mâts a recouvert la cime.

Victor Hugo. — Navarin.


— Eh bien ! des boulets, ou nous sommes coulés comme des chiens ! cria Kernok à maître Durand, aussitôt que celui-ci parut sur le pont.

— Pas un, dit le docteur en grinçant des dents.

— Que mille millions de tonnerres enlèvent le brick ! et rien, rien pour recevoir l’Anglais, qui va nous aborder ! Tiens, sacrebleu ! regarde…

Et ce disant, Kernok poussa Durand contre le bastingage, qui tombait en morceaux. En effet, quoique la corvette fût horriblement avariée, elle venait vent arrière sur le brick sous un lambeau de sa misaine, tandis que l’Épervier, qui avait perdu toutes ses voiles, et ne gouvernait plus qu’au moyen de son foc et de sa brigantine, ne pouvait éviter l’abordage que l’Anglais voulait tenter, étant bien supérieur en nombre.

— Pas un boulet ! pas un boulet ! Saint Nicolas, sainte Barbe, et tous les saints du calendrier, si vous ne venez pas à mon aide, cria Kernok dans un état d’effroyable exaspération, je jure d’aller chamberner et bouleverser vos niches, comme je brise ce compas !… Et que le tonnerre m’écrase s’il reste pierre sur pierre d’une seule de vos chapelles sur toute la côte de Pempoul !!!!

Et le pirate, écumant de colère, avait mis en pièces une des boussoles qui se trouvait près de lui.

Il paraîtrait que tous les saints que Kernok implorait si brutalement voulurent se conduire en gens canonisés. Des hommes auraient puni le téméraire, des demi-dieux vinrent à son secours, montrant par là combien leur essence éthérée était supérieure à nos intelligences étroites et rancunières.

Aussi, à peine Kernok eut-il terminé sa singulière et effrayante invocation, que, frappé d’une idée subite, d’une idée d’en haut, peut-être, il s’écria, en rugissant de joie : — Les piastres !… cordieu, mes garçons, les piastres !… chargeons-en nos pièces jusqu’à la gueule ; cette mitraille-là vaut bien l’autre. — L’Anglaise veut de la monnaie, elle en aura, et de la toute chaude, qui, en sortant de nos canons, ressemblera plutôt à des lingots de bronze qu’à de bonnes gourdes d’Espagne. Les piastres sur le pont !… les piastres !

Cette idée électrisa l’équipage. Maître Durand se précipita dans la soute, et l’on roula sur le pont trois barils d’argent, 150,000 livres environ.

— Hourra ! Mort aux Anglais ! crièrent les dix-neuf pirates qui restaient en état de combattre, noirs de poudre et de fumée, et nus jusqu’à la ceinture pour manœuvrer plus à l’aise.

Et une sorte de joie féroce et délirante les exalta.

— Les chiens d’Anglais ne chanteront pas que nous sommes avares, dit l’un ; car cette mitraille-là va bien payer le chirurgien qui les pansera.

— On voit que nous nous battons avec une dame. Sacredieu ! quelle galanterie ! des boulets d’argent !… On soigne la corvette, dit un autre.

— Je ne demanderais qu’une gargousse comme ça de haute paie, pour m’amuser à Saint-Pol, reprit un troisième.

Et de fait, on jetait l’argent à poignée dans les caronades, on les en gorgeait. Cinquante mille écus y passèrent.

À peine toutes les pièces étaient-elles chargées que la corvette se trouvait près du brick, manœuvrant de manière à engager son beaupré dans les haubans de l’Épervier ; mais Kernok, par un mouvement habile, passa au vent de l’Anglais, et, une fois là, se laissa dériver sur lui.

À deux portées de pistolet, la corvette lâcha sa dernière bordée ; car elle aussi avait épuisé ses munitions ; elle aussi s’était battue bravement et avait fait des prodiges de courage, depuis deux heures que durait ce combat acharné. Malheureusement la houle empêcha les Anglais de pointer juste, et toute leur volée passa au-dessus du corsaire, sans lui faire aucun mal.

Un matelot du brick fit feu avant l’ordre.

— Chien d’étourdi ! s’écria Kernok ; et le pirate roulait à ses pieds, abattu d’un coup de hache.

— Et surtout, s’écria-t-il, ne faites feu que lorsque nous serons bord à bord ; qu’au moment où les Anglais iront pour sauter sur notre pont, nos canons leur crachent au visage, et vous verrez que ça les vexera, soyez-en sûrs !

À cet instant même, les deux navires s’abordèrent. Ce qui restait de l’équipage anglais était dans les haubans et sur les bastingages, la hache au poing, le poignard aux dents, prêts à s’élancer d’un bond sur le pont du brick.

Un grand silence à bord de l’Épervier

— Away ! goddam, away ! Lascars, cria le capitaine anglais, beau jeune homme de vingt-cinq ans, qui, ayant eu les deux jambes emportées, s’était fait mettre dans un baril de son, pour arrêter l’hémorrhagie, et pouvoir commander jusqu’au dernier moment.

— Away ! goddam ! répéta-t-il.

— Feu, maintenant, feu sur l’Anglais ! hurla Kernok.

Alors tous les Anglais s’élancèrent sur le brick.

Les douze caronades de tribord leur vomirent à la face une grêle de piastres, avec un fracas épouvantable.

— Hourra !… cria l’équipage tout d’une voix.

Quand l’épaisse fumée fut dissipée, et qu’on put juger de l’effet de cette bordée, on ne vit plus aucun Anglais, aucun… Tous étaient tombés à la mer ou sur le pont de la corvette, tous étaient morts ou affreusement mutilés. Aux cris du combat, avait succédé un silence morne et imposant ; et ces dix-huit hommes qui survivaient seuls, isolés au milieu de l’Océan, entourés de cadavres, ne se regardaient pas sans un certain effroi !

Kernok, lui-même, fixait les yeux avec stupeur sur le tronc informe du capitaine anglais ; car la mitraille d’argent lui avait encore emporté un bras. Ses beaux cheveux blonds étaient tout souillés de sang ; pourtant le sourire lui restait sur les lèvres… C’est qu’il était mort sans doute en pensant à elle, à elle, qui, baignée de larmes, allait revêtir de longs habits de deuil, en apprenant sa fin glorieuse. Heureux jeune homme ! Il avait peut-être aussi sa vieille mère pour le pleurer, lui qu’elle avait bercé tout petit enfant. C’était peut-être un avenir brillant qui avortait, un nom illustre qui s’éloignait en lui. Quels regrets il devait laisser ! Combien on devait le plaindre ! Heureux ! trois fois heureux jeune homme ! que ne devait-il pas à la couleuvrine de Kernok ! d’un boulet elle en avait fait un héros pleuré dans les trois royaumes. Quelle belle invention que la poudre à canon !

Tel devait être à peu près le résumé des réflexions de Kernok ; car il resta calme et riant à la vue de cet horrible spectacle.

Ses matelots, au contraire, s’étaient longtemps regardés avec une espèce d’étonnement stupide. Mais, ce premier mouvement passé, le naturel insouciant et brutal reprenant le dessus, tous, d’un mouvement spontané, crièrent : — Hourra ! Vive l’Épervier et le capitaine Kernok !

— Hourra ! mes garçons, reprit celui-ci ! Eh bien ! vous le voyez, l’Épervier a le bec dur ; mais il faut maintenant songer à réparer nos avaries. Suivant mon estime, nous devons être du côté des Açores. La brise fraîchit ; allons, enfans, nettoyons le pont. Et quant aux blessés,… quant aux blessés, répéta-t-il d’un air pensif, en frappant machinalement le bastingage avec sa hache d’armes, tu les feras porter à bord de la corvette, maître Durand, dit-il brusquement.

— Pour… ? demanda celui-ci d’un air interrogatif.

— Tu le sauras ! répondit Kernok, d’un air sombre, en fronçant ses épais sourcils.

Maître Durand fut remplir les ordres du capitaine, en murmurant : — Que veut-il en faire ? C’est louche….

— Mousse, ici ! cria Kernok à Grain-de-Sel, qui essuyait d’un air triste la montre que maître Zéli lui avait léguée ; car elle était toute couverte de sang. Le mousse leva la tête ; des larmes roulaient dans ses yeux. Il s’avança près du terrible capitaine sans penser à trembler. Une idée fixe le dominait, c’était le souvenir de la mort de maître Zéli, auquel il était vraiment bien attaché.

— Tu vas descendre à fond de cale, et dire à ma femme qu’elle peut venir m’embrasser ; entends-tu ? dit Kernok.

— Oui, capitaine, répondit Grain-de-Sel, et une grosse larme tomba sur la montre.

Il disparut aussitôt par le grand panneau, pour chercher Mélie.

Kernok monta avec agilité dans les hunes, examina le gréement avec la plus scrupuleuse attention : les avaries étaient nombreuses, mais pas inquiétantes, et avec le secours de mâts et de vergues de rechange, il vit bien qu’il pourrait continuer sa route, et regagner le port le plus voisin.

Grain-de-Sel remonta sur le pont, mais seul.

— Eh bien ! dit Kernok, où est donc ma femme, butor ?

— Capitaine,… c’est que…

— C’est que quoi ? parleras-tu, chien ?

— Capitaine,… elle est dans la cale…

— Je le sais bien. Pourquoi ne monte-t-elle, pas, gredin ?

— Ah ! dam capitaine,… c’est qu’elle est morte…

— Morte !… morte ! dit Kernok en pâlissant, et pour la première fois sa figure exprima la douleur et l’angoisse.

— Oui, capitaine, morte derrière une caisse à eau, tuée par un boulet qui est entré au-dessous de la flottaison ; et ce qu’il y a de drôle, c’est que le corps de madame votre femme a bouché juste le trou que le boulet avait fait ; sans cela, l’eau entrait, et le brick était coulé. Madame votre femme a sauvé l’Épervier, tout de même, et il vaut bien mieux ça pour elle que…

Grain-de-Sel, qui avait baissé les yeux au commencement de sa narration, ne pouvant soutenir le regard étincelant de Kernok, se hasarda à lever la tête.

Kernok n’était plus là ; il s’était précipité dans la cale, et il regardait, les yeux secs, les bras croisés, les poings convulsivement serrés ; car, suivant le rapport du mousse, la tête et une partie de l’épaule de Mélie, broyées dans le trou du boulet, avaient empêché le projectile d’aller plus loin.

Pauvre Mélie ! sa mort même avait été utile à son Kernok.

Le pirate resta seul environ deux heures enfermé dans la cale, près des restes de Mélie. Là il usa sa douleur, car, lorsqu’il remonta sur le pont, sa figure était impassible et froide. Seulement, un peu avant son retour, un cri douloureux s’était fait entendre, et une masse informe avait disparu au milieu des eaux. — C’était le cadavre de Mélie. Pendant ce temps, maître Durand avait fait porter les blessés sur la corvette anglaise.

— Mais pourquoi ne nous laisse-t-on pas à bord du brick ? demandaient-ils avec instance au bon docteur.

— Mes enfans, je n’en sais rien ; c’est peut-être parce que l’air est meilleur ici, et dans les blessures graves, il faut changer d’air, c’est connu.

— Mais, maître Durand, voilà qu’on emporte pour le brick toutes les vergues et les mâts de rechange de la corvette. Comment allons-nous donc naviguer ?

— Peut-être par la vapeur, répondit M. Durand, qui ne pouvait résister au plaisir de faire une plaisanterie.

— Tiens,… vous vous en allez, maître Durand, et vous aussi, camarades. Eh bien ! et nous ! et nous !… maître Durand… maître Durand !

Ainsi disaient les blessés, assez forts pour crier, mais non pour marcher, en voyant le chirurgien-canonnier-charpentier descendre dans son canot et regagner le brick avec son équipage.

— Oui, le plus souvent que c’est pour nous faire changer d’air qu’on nous envoie ici, dit un Parisien qui avait un bras de moins et un biscaïen dans la colonne vertébrale.

— Eh bien ! pourquoi nous y envoie-t-on, Parisien ? demandèrent plusieurs voix avec inquiétude.

— Pourquoi ?… dans le but de nous faire crever, pendant qu’ils profiteront de nos parts de prise. Comme c’est malin ! Seulement s’ils avaient eu pour deux liards de cœur, ils auraient fait une trouée dans la cale pour nous couler,… au lieu de laisser ici de bons enfans s’entre-dévorer comme des requins. Ça sera dans le genre du Colin que j’ai vu au Mont-Thabor chez M. Franconi ; — ici sa voix commence à s’affaiblir, — car je viens de leur entendre dire qu’il ne restait pas de vivres à bord de la corvette, et que c’est en partie pour s’en procurer qu’elle nous avait donné la chasse. C’est vexant tout de même de mourir quand on est riche, car avec ma part de prise je m’en serais joliment donné à Paris… Dieu ! la Chaumière, — le Wauxhall, — l’Ambigu… — Et les demoiselles !!! Ah oui, c’est vexant ; car maintenant, le temps de nouer une garcette, et je serai cuit… — Je ne sens déjà plus mes jambes, et puis on dirait que mon cœur se retourne… — Adieu, les autres. C’est pour vous que ça va être sciant…, car vous n’êtes pas tendres, mes agneaux… Vous serez joliment coriaces, et pour vous avaler il faudra une fameuse sauce… Sa langue devint alors tellement embarrassée, qu’il fut impossible d’entendre un mot. Cinq minutes après, il était mort. Le Parisien avait deviné juste : il est impossible de rendre les imprécations et les malédictions dont Kernok et le reste de l’équipage furent accablés. Un blessé anglais, qui comprenait le français, fit part à ses compatriotes de la destinée qui les attendait. La rumeur augmenta. Chacun jurait et blasphémait dans sa langue. C’était un bruit ! un bruit ! à réveiller un chanoine. Mais tous ces malheureux étaient trop grièvement blessés pour pouvoir se lever ; et d’ailleurs, pas d’embarcations…

Il y en eut plusieurs qui se roulèrent près de la coupée des bastingages, et se laissèrent tomber à la mer, prévoyant toute l’horreur du sort qui était réservé à leurs compagnons.

— C’est fait ! dit maître Durand à Kernok, dès qu’il fut de retour.

— Nous sommes parés, répondit Kernok ; la brise fraîchit du sud. Avec cette misaine pour grand’voile, et les perroquets au lieu de huniers, nous pouvons faire route. Oriente grand largue et met le cap au N.-N.-E.

— Ainsi, dit maître Durand en montrant la corvette qui se balançait désemparée, ces pauvres diables, nous les laissons là ?

— Oui, répondit Kernok…

— C’est tout de même un procédé peu délicat.

— Ah vrai,… sais-tu ce qui nous reste de vivres à bord, grâce à la fête que je vous ai donnée, sauvages ?

— Non.

— Eh bien ! il nous reste un baril de biscuits, trois tonnes d’eau et une caisse de rhum ; car vous avez gaspillé en un jour les vivres de trois mois.

— C’est autant de notre faute que de la leur.

— Je m’en… moque ; nous avons encore, peut-être, huit cents lieues à faire et dix-huit matelots à nourrir ; or, ceux-là doivent passer avant tout, car ils sont en état de manœuvrer.

— Ceux que vous laissez sur la corvette vont crever comme des chiens, ou se manger les uns les autres ; car demain, après demain,… ils auront faim.

— Je m’en… moque, qu’ils crèvent ! Il vaut mieux que ce soient ceux qui sont à moitié morts, que nous autres qui avons encore du câble à filer.

Les matelots du brick entendaient cette conversation ; ils commencèrent à murmurer. — Nous ne voulons pas abandonner nos camarades, dirent-ils.

Kernok promena sur eux son coup d’œil d’aigle, mit sa hache d’armes sous son bras, croisa ses mains derrière son dos, et dit d’une voix impérieuse : — Hein ? vous ne… voulez pas… ?

On fit silence, profond silence.

— Je vous trouve encore de singuliers animaux ! s’écria-t-il… Sachez donc, canaille, que nous sommes à huit cents lieues de toute terre ; qu’il faut compter sur au moins quinze jours de traversée, et que si nous gardons les blessés à bord, ils soifferont toute notre eau, et ne nous serviront pas plus qu’un aviron à un trois-ponts.

— C’est vrai, interrompit le canonnier-chirurgien-charpentier, rien ne boit comme le blessé ; c’est comme l’ivrogne, c’est desséchant.

— Et quand nous serons sans eau et sans biscuits, est-ce saint Kernok qui vous en enverra ? Nous serons obligés de manger notre chair et de boire notre sang, connue ils vont faire du reste ; belle chienne de nourriture ! Ça vous tente, n’est-ce pas ? tas de lascars que vous êtes ; au lieu qu’en tâchant de rallier Bayonne ou Bordeaux, nous pouvons revoir la France et y vivre en bons bourgeois avec notre part de prise, qui ne sera pas mince, puisqu’elle sera augmentée de la leur,… ajouta Kernok en désignant les blessés de la corvette.

Cet argument calma victorieusement les derniers scrupules des récalcitrans.

— Enfin, dit Kernok, ce sera comme ça, parce que je le veux ; est-ce clair, hein ? Et le premier qui ouvre la bouche, je la lui fermerai, moi, avec la coquille de mon poignard. Allons ! cordieu ! courons grand largue une bordée au nord.

Les dix-huit hommes qui composaient alors l’équipage obéirent en silence, jetèrent un dernier regard sur leurs compagnons, leurs frères, qui poussaient des cris affreux en voyant le brick s’éloigner. Puis, comme la brise fraîchit beaucoup, l’Épervier fut bientôt loin du lieu du combat. Mais le lendemain, une horrible tempête s’éleva, d’énormes montagnes d’eau semblaient à chaque minute devoir submerger le brick, qui, ayant mis à la cape, fuyait devant le temps sous sa pouiouse.

Enfin, après une traversée pénible, l’Épervier atteignit Nantes, y relâcha pour réparer ses avaries, et, suivant les vœux de Kernok, reprit la mer pour venir mouiller encore une fois dans la baie de Pempoul.

Là, une commission d’enquête fut formée pour vérifier la légalité de la prise. Alors Kernok jura tous ses jurons qu’il irait désormais débarquer à Saint-Thomas, puisque ces cormorans d’administrateurs venaient pêcher dans ses eaux ! Ce furent ses propres expressions.




CHAPITRE XIII.

Les deux Amis.


Un’ âme si rare et exemplaire ne couste-t’elle non plus à tuer qu’un’ âme populaire et inutile.
Montaigne, liv. ii, ch. xiii.


C’est une bonne auberge que l’auberge de l’Ancre-d’Or, à Plonezoch. Près de la porte s’élèvent deux beaux chênes verts et touffus qui ombragent des tables de noyer toujours engageantes, tant elles sont soigneusement cirées ; et comme l’Ancre-d’Or est placée sur la grande place, il n’y a pas de coup d’œil plus animé, surtout à l’heure du marché, par une belle matinée de juillet.

Aussi deux honnêtes compagnons, deux appréciateurs de cette heureuse localité avaient pris racine devant une de ces tables si luisantes et si polies ; ils causaient de choses et d’autres, et la conversation devait durer depuis longtemps, car un bon nombre de bouteilles vides formaient un imposant et diaphane rempart autour des interlocuteurs.

L’un, pouvant bien avoir soixante ans, fort laid, fort brun, fort trapu, avait de larges et longs favoris tout blancs qui tranchaient d’une manière bizarre avec son teint basané. Il était vêtu d’un vaste habit bleu grotesquement taillé, d’un large pantalon de toile et d’un gilet d’écarlate aux boutons à ancres, trop court au moins de six pouces ; enfin un immense col de chemise raide et empesé se dressait menaçant, bien au-dessus des oreilles de ce personnage. En outre, de larges boucles d’argent brillaient à ses souliers, et un chapeau vernis, impertinemment posé sur le côté de sa tête, achevait de lui donner un air crâne et coquet qui contrastait singulièrement avec son âge avancé. Au reste, il était évidemment en toilette et paraissait gêné dans ses atours.

Son ami, d’une mise moins recherchée, paraissait beaucoup plus jeune. Une veste et un pantalon de drap composaient toute sa parure, et une cravate noire, nouée négligemment, permettait de voir son cou nerveux, qui supportait une figure halée, mais riante et ouverte.

— Vienne la Saint-Saturnin, dit-il, en frappant légèrement le fourneau de sa pipe sur la table pour en faire sortir toute la cendre ; vienne la Saint-Saturnin, et il y aura vingt ans que l’Épervier, — ici, il ôta sa toque de laine à carreaux rouges et bleus — que notre pauvre brick aura mouillé pour la dernière fois dans la baie de Pempoul, sous le commandement de feu M. Kernok. Et il soupira en secouant la tête.

— Comme le temps passe ! reprit l’homme au grand col de chemise, en avalant un énorme verre d’eau-de-vie ; il me semble que c’est hier, n’est-ce pas, Grain-de-Sel ? Et je t’appelle toujours Grain-de-Sel entre nous, parce que tu me l’as permis, mon garçon. Eh ! eh ! cela me rappelle notre bon temps. Et le vieillard se prit à rire doucement.

— Sacredieu ! ne vous gênez pas, monsieur Durand ; vous êtes un ancien, vous, un ami de ce pauvre M. Kernok. Et il leva encore les yeux au ciel en soupirant.

— Que veux-tu, mon garçon ? quand vient l’heure de dérâper, dit M. Durand en humant, avec un long sifflement, une goutte de vin qui restait au fond de son verre, vide depuis longtemps, quand la camarde nous tient à pic, il faut bien que le câble cède. C’est ce que je disais toujours à mes malades, à mes calfats, ou à mes canonniers, car tu sais…

— Oui, oui, je sais, maître Durand, répondit aussitôt Grain-de-Sel, qui tremblait d’entendre l’ex-canonnier-chirurgien-charpentier de l’Épervier recommencer le récit de ses triples exploits ; mais c’est plus fort que moi, ça me fend le cœur quand je pense qu’il y a encore un an, ce pauvre M. Kernok était là-bas dans sa ferme de Treheurel, et que nous fumions tous les soirs une vieille pipe avec lui.

— C’est vrai, Grain-de-Sel. Dieu de Dieu ! quel homme ! Était-il aimé dans ce canton ! Un malheureux matelot lui demandait-il quelque chose, il l’obtenait à l’instant. Enfin, depuis vingt ans qu’il s’était retiré des affaires pour vivre en bourgeois, il n’y avait qu’une voix sur sa bienfaisance. Et puis, quel respectable figure lui donnaient ses grands cheveux blancs et son habit marron ! Avait-il l’air bonhomme quand il portait sur son dos les petits enfans du vieux Cerisoët le canonnier, ou qu’il leur faisait des bateaux de sureau ! Seulement, moi, je lui faisais toujours un reproche à ce pauvre Kernok, c’était de donner dans la calotte.

— Ah ! parce qu’il était marguillier ! Bah ! c’était pour tuer le temps. Mais avouez tout de même qu’il représentait joliment dans son banc de chêne, avec ses gants blancs et son jabot, les jours de fête de la paroisse de Saint-Jean-du-Doigt.

— J’aimais mieux le voir sur son banc de quart, une hache à la main et sa corne d’amorce en sautoir, répondit l’ex-canonnier-charpentier-chirurgien en remplissant son verre.

— Et à la procession donc, maître Durand, quand il rendait le pain bénit, se dandinait-il avec son cierge, qu’il voulait toujours tenir comme une épée, malgré les leçons de l’enfant de chœur. Mais ce qui désolait surtout M. le curé, c’est que le capitaine Kernok chiquait tant, qu’à la messe il crachait sur tout le monde.

— Ça le désolait, ça le désolait… C’est donc pour ça qu’il a embêté mon vieux camarade pour lui faire laisser au presbytère vingt arpens de ses meilleurs prés.

Ici Grain-de-Sel allongea beaucoup la lèvre inférieure en clignotant des yeux, regarda maître Durand de l’air le plus fin, le plus malicieux, le plus narquois qu’il lui fut possible d’improviser, en secouant la tête d’un air négatif.

— Sacrebleu ! je le sais bien, répéta maître Durand, presque offensé de la pantomime de l’ancien mousse.

— Allons, allons, soyez calme, maître Durand, reprit celui-ci, ce n’est pas au curé qu’il a fait cette donation.

Ici une pause, ici l’étonnement de maître Durand se manifesta par l’écarquillement excessif de ses paupières et par l’absorption d’un glorieux verre de vin.

— C’est, dit Grain-de-Sel, c’est à la nièce du curé. Eh !

— Ah ! le vieux farceur, le vieux farceur, murmura maître Durand en poussant un éclat de rire tout homérique ; je ne m’étonne plus s’il était marguillier et s’il rendait le pain bénit.

Et il se laissa aller avec Grain-de-Sel à des élans de gaîté si bruyans, que des chiens qui passaient en aboyèrent.

— Ce qu’il y a de vexant, reprit Grain-de-Sel, c’est que toute la fortune de M. Kernok retourne au gouvernement, et cela parce qu’il n’a pas fait de testament.

— Fallait y penser. Et qu’est-ce qui pouvait prévoir cet accident-là ?

— Vous l’avez vu, vous, après la chose… n’est-ce pas, monsieur Durand ? car moi, j’étais allé à Saint-Pol.

— Sûr que je l’ai vu. Figure-toi, mon garçon, qu’on vient me dire : Monsieur Durand, ça sent le brûlé chez M. Kernok, mais un drôle de brûlé ! Il était, ma foi, huit heures du matin, et personne n’osait entrer dans sa chambre ; ils sont si bêtes ! J’y entre, moi, mon garçon, et… Ah ! mon Dieu ! tiens, donne-moi à boire, car ça me fait mal toutes les fois que j’y pense.

Il se remit un peu par un large trait d’eau-de-vie, et continua.

— J’y entre, et figure-toi que je manque d’être suffoqué en voyant le corps de mon pauvre vieux Kernok tout couvert d’une large flamme bleue qui courait de la tête aux pieds, tout juste comme la flamme du punch. Je m’approchai, je jetai de l’eau ; bah !… il brûlait plus fort, car il était à moitié cuit.

Grain-de-Sel pâlit.

— Ça t’étonne, mon garçon ; eh bien ! moi, je m’y attendais, je l’avais prédit.

— Prédit !…

— Oui. Il buvait trop d’eau-de-vie, et je lui disais toujours : Mon vieux camarade, tu finiras par une concustion invantanée, dit maître Durand avec importance en appuyant sur chaque mot et en gonflant ses joues.

Il voulait dire une combustion instantanée, solution exacte et vraie de la mort de Kernok, donnée par un médecin de Quimper, fort habile homme, qu’on avait mandé un peu tard.

— Et ça ne vous fait pas trembler, monsieur Durand ? dit Grain-de-Sel, qui voyait avec peine l’ex-canonnier-chirurgien-charpentier prendre la même direction que son défunt capitaine.

— Moi, c’est bien différent, mon garçon, je coupe mon eau-de-vie avec du vin ; et il la buvait pure, le vieux lascar.

— Ah !… répondit Grain-de-Sel, peu convaincu de la tempérance de M. Durand.

— Tiens, dit celui-ci, en voilà un qui mourra dans la peau d’un voleur, si on ne l’écorche pas tout vif.

Et il montrait un grand homme sec et mince, à uniforme bleu, brodé d’argent, qui traversait la place. — Que je voudrais être à bord avec ce chien de Plik, lui, les bras attachés à une échelle de hauban, le dos nu…, et moi, une bonne garcette à la main. Quand je pense que pour avoir passé par les mains de ce gueux de commissaire, nos parts de prise ont diminué de neuf dixièmes ; qu’au lieu d’avoir les soixante mille francs qui me font vivre depuis vingt ans, je devrais peut-être avoir un million, et que ce pauvre vieux Kernok n’a eu en tout que deux cents mille francs, sur les tonnes d’argent qui nous revenaient du trois-mâts espagnol !

— Bah ! reprit Grain-de-Sel, un peu plus, un peu moins. J’ai tout de même été bien content de quitter le métier avec ce que j’ai eu, et de pouvoir m’acheter un chasse-marée pour faire le cabotage. — Mais c’est depuis que je ne vois plus ce pauvre M. Kernok, que quelque chose me manque.

— À propos, reprit M. Durand, je crois que voici bientôt l’heure du service que nous lui faisons faire à Saint-Jean-du-Doigt, à ce pauvre vieux.

Grain-de-Sel tira une montre d’argent d’au moins un pouce d’épaisseur.

— Vous avez raison, monsieur Durand, il est dix heures. Puis, allongeant sa montre, attachée avec soin à une longue chaîne d’acier renforcée d’un cordonnet noir : — Tenez, la reconnaissez-vous ? dit-il au maître.

— Si je la reconnais !… c’est celle que ce pauvre Zéli m’a dit de te remettre le jour du combat de l’Épervier contre la corvette. Pauvre Zéli ! je le vois encore, me tendant la main, et me disant : — Tiens ;… c’est pour Grain-de-Sel. Adieu,… vieux ;… ne me manque pas.

— Sacrebleu ! dit le vieillard, tout ému, ça me fait plus de peine en y pensant maintenant, que ça ne m’en a fait dans le moment. Pauvre Zéli ! Et la tête de M. Durand retomba dans ses mains calleuses et ridées.

Grain-de-Sel paraissait absorbé par un douloureux souvenir en regardant sa montre.

— Ça nous fait cinq litres et une bouteille d’eau-de-vie, dit l’aubergiste, son bonnet à la main, et inquiet du séjour prolongé des deux marins.

— Paie-toi là-dessus, dit Grain-de-Sel en lui jetant une pièce d’or.

Et donnant le bras au vieux Durand, il gagna avec lui la chapelle de Saint-Jean-du-Doigt.




CHAPITRE XIV ET DERNIER.

La Messe des Morts.


… Elle frappe les airs, comme le glas funeste,
Qui demande aux vivans des larmes pour les morts,
Alors qu’un froid cercueil est tout ce qui nous reste
De celle qui sourit à nos premiers efforts.

Sextius Delaunay. — Œuvres inédites.


Figurez-vous une anse resserrée entre deux montagnes, dans laquelle une foule de bateaux bretons, aux voiles rouges et carrées, viennent aborder en s’échouant sur un beau fond de sable d’une blancheur éblouissante.

Au fond, c’est la mer, dont les flots bleus, après avoir prolongé les contours de la baie, viennent mourir sur de fraîches prairies toutes coupées de haies de rosiers sauvages et d’aubépines en fleurs qui répandent au loin leur parfum.

Ça et là quelques chênes séculaires soutiennent un toit de chaume couvert de jolies pervenches bleues et de clématites, qui pendent en longues guirlandes.

Pour animer ce paysage, tantôt c’est une chèvre dressée sur ses pattes de derrière, qui paraît suspendue à ces festons verdoyans ; tantôt c’est la mince charrette traînée par de grands bœufs, et le cri rauque et continu de l’essieu, et la chanson sauvage du Bragoubras, et l’allure rapide du montagnard d’Arrès, qui monte à cru un de ces petits chevaux noirs au poil frisé, à l’œil saillant, aux jambes nerveuses, qui gravissent les mornes de la côte avec autant de légèreté qu’un chamois.

Puis, au milieu de cette colline, dont la pente est presque insensible, on voit les bâtimens consacrés à Saint-Jean-du-Doigt. Ici l’église gothique avec ses arceaux et ses ogives, ses longues et frêles colonnes, ses frontons découpés à jour comme une légère dentelle, contrastent singulièrement avec le lourd clocher de plomb qui élève son faîte gris et terne au-dessus de la sombre verdure des mélèzes et des sapins.

Les tintemens redoublés, de toutes les cloches de l’église de Saint-Jean annonçaient la cérémonie dont nous avons parlé, un service funèbre pour l’âme de feu M. Barbe-Nicolas Kernok, propriétaire à Treheurel. Or, toute la population du canton, dont le digne vieillard était adoré, avait quitté ses travaux pour venir rendre un dernier hommage à son respectable bienfaiteur.

Il fallait voir quelle foule se pressait sous le porche de l’église, et les jeunes filles au corset écarlate brodé de bleu, à la blanche coiffe, et les vieilles femmes avec leurs capes, qui les cachaient, et les hommes avec leur barrette noire, d’où s’échappaient de longs cheveux qui tombaient jusque sur leur large ceinture de cuir, où était passé un large couteau.

Tout cela se heurtait et devisait en attendant que les portes fussent ouvertes.

Bientôt arrivèrent Grain-de-Sel et maître Durand. À leur aspect, toutes les têtes s’inclinèrent ; eux ne répondirent que par un salut protecteur à ces marques de déférence.

Enfin, la porte s’ouvrit ; chacun se rua, se heurta, se coudoya, et chacun fut casé.

Le soleil dardait joyeusement ses rayons dorés à travers les vitraux coloriés de la chapelle, et venait réfléchir leurs mille nuances sur le banc de chêne noir et poli, tout chargé de lourdes sculptures, sur le banc où s’épanouissait Kernok aux jours solennels. Hélas ! qu’il était bien ! avec quelle dignité calme il étalait son immense jabot et son habit marron ! Avec quelle adresse il dérobait sa chique à l’œil du curé ! Avec quel air de componction il fermait les yeux, feignant de prier et de se recueillir, alors que le prône du prédicant l’affectait de la plus agréable somnolence.

Et il fallait que le souvenir de cette figure vénérable fût encore bien présent à la pensée de Grain-de-Sel et de M. Durand ; car ils s’arrêtèrent immobiles devant le banc d’œuvre.

— Je crois toujours le voir, dit M. Durand.

— Et moi aussi, répondit Grain-de-Sel.

Une rumeur sourde annonça l’arrivée de M. Karadeuc, le desservant de la paroisse.

Il officia.

Après l’office, M. Karadeuc monta en chaire.

Alors les fidèles saisirent ce moment pour éternuer, se moucher, tousser, bâiller, soupirer, se tourner et se retourner.

Puis on fit silence,… mais grand silence !

Le prédicateur s’avança sur le bord de sa tribune, y étala des mains osseuses et velues ; ses yeux brillaient sous ses épais sourcils roux, et sa bouche grimaçait un singulier sourire ;… puis il commença :

— Mes chers frères, apprehendi te ab extremis terræ et a longinquis ejus vocavi te ; elegi te, et non abjeci te ; ne timeas, quia ego tecum sum.

Comme l’auditoire se composait de Bas-Bretons renforcés, cet exorde fit peu d’effet.

— Oui, mes frères, ce qui veut dire : Je t’ai pris par la main pour te ramener des extrémités de la terre ; je t’ai appelé des lieux les plus éloignés ; je t’ai choisi, et je ne t’ai pas rejeté ; ne crains rien, parce que je viens à toi.

Or, mes frères, ces paroles peuvent s’appliquer au vertueux, au digne, au respectable vieillard que nous pleurons tous,… en un mot, à M. Barbe-Nicolas Kernok, ancien négociant.

Ici M. Durand donne un premier coup de coude à Grain-de-Sel, qui, se prenant le nez entre le pouce et l’index, laisse échapper une espèce de mugissement sourd et de rire étouffé.

— Hélas ! mes frères, reprit le curé, cet ancien négociant, ce Kernok, c’était aussi un agneau éloigné du bercail ! Cet agneau était aussi dans des pays éloignés,… et la Providence l’a pris par la main.

— Par la patte, dit le vieux Durand.

— Comparer le capitaine à un agneau ! répondit Grain-de-Sel en mettant sa toque devant sa figure.

Le prédicateur continua nonobstant.

— La Providence, mes frères, lui a dit aussi : Elegi non abjeci te,… je t’ai choisi, et je ne t’ai pas repoussé, quoique ta vie ait été agitée.

— Il appelle ça agitée, murmura Durand, en donnant un second coup de coude à Grain-de-Sel, qui riposta avec la même énergie, c’est-à-dire d’une force à enfoncer deux côtes à l’ex-charpentier-chirurgien-canonnier. Oh ! ils se comprenaient.

—… Oui, mes frères, agitée. Mais après avoir navigué sur une mer orageuse, la poupe de son esquif atteignit un rivage de paix et de repos.

— La poupe ! ça parle marine ! dit Durand d’un air méprisant ; la proue, donc, la proue, sacristain !

Le curé jeta un regard d’indignation sur Durand, et répéta avec obstination : — Mais la poupe de son esquif atteignit enfin le rivage de la paix et du repos, où ce vertueux, ce digne, ce respectable, ce pieux, cet angélique vieillard, fit épanouir la fleur de la bienfaisance et de la religion…

— Est-il bête, ce curé ! murmura Grain-de-Sel.

— Bête comme un hareng, répondit Durand en haussant les épaules.

— Ainsi, mes frères, reprit le prédicateur, unissez-vous à moi pour remercier le roi des rois de ce qu’il a couronné celui que nous pleurons, d’une des auréoles de son éternité.

— Amen, répondirent les assistans.

— Dis donc, Grain-de-Sel, vois-tu le capitaine Kernok coiffé d’une auréole ? dit maître Durand.

Mais Grain-de-Sel ne l’écoutait plus, car le curé était descendu de la chaire, pour se diriger vers le cimetière où reposait Kernok ; ils arrivèrent devant sa tombe.

La figure de Grain-de-Sel devint sombre et sévère, il tenait sa toque dans ses deux mains pendantes, et Durand lui serrait le bras, en s’essuyant les yeux.

Alors le curé dit quelques prières, qui furent répétées en chœur par les assistans agenouillés, puis tout le monde se retira.

Durand et Grain-de-Sel restèrent seuls.

Et le Soleil avait déjà disparu depuis longtemps derrière les montagnes de Tregnier, que les deux amis étaient encore assis près du tombeau de Kernok, muets et pensifs, la tête cachée dans leurs mains.


FIN.



EL GITANO.


 5
 19
III. — 
 31
 43
V. — 
 55
 77
VII. — 
 87
IX. — 
 115
X. — 
 135
XI. — 
 151
 163
 179
XIV. — 
 205


KERNOK LE PIRATE.


Chap. I. — 
 217
II. — 
 223
III. — 
 231
 243
V. — 
 251
VI. — 
 261
VII. — 
 269
VIII. — 
 275
IX. — 
 283
X. — 
 295
XI. — 
 307
XII. — 
 315
XIII. — 
 333
XIV. — 
 343
  1. Les douaniers.
  2. Il y a plus de vingt-cinq lieues de distance entre ces deux endroits.
  3. Beaucoup de juifs de Tanger font ce lucratif métier : ils achètent des marchandises infectées à vil prix, les sanifient tant bien que mal, et les revendent en Europe. La peste de Cadix, en 1760, n’a pas eu d’autre cause. Un bâtiment contrebandier échappa aux visites sanitaires, et propagea l’épidémie.
  4. Esprits malfaisans. — Tradition populaire. —
  5. La Brouette de la Mort ; elle est traînée par des squelettes, et le bruit de sa roue annonce le trépas.
    Tradition populaire. —
  6. Teus’s, esprit malfaisant qui préside aux tempêtes.
  7. Matelots d’élite.